Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Rapport à la nature
Ce roman pourrait aussi être associé à la vague éco-critique « implicative », puisque l’humain
n’assiste pas seulement en tant que témoin à des forces qui le dépasse, mais il prend aussi
possession de la Terre. Menaud défriche une terre agricole, non pour s’enrichir outre-mesure,
mais plutôt pour subvenir à ses besoins. Il semble attaché à sa bio-région mais on sent une tension
entre sa communauté et son attachement au territoire sauvage. Menaud a un rapport physique
vis-à-vis la Nature. Pour le draveur, la Terre relève d’un héritage biologie, lié au sang. Elle
découle non d’un droit légal ou juridique mais d’un acquis transmis entre les générations; un droit
ancestral immatériel qui confirme la possession du territoire. Menaud est d’ailleurs décrit comme
étant marqué, façonné par la terre. On peut se demander de quelle façon est perçut aujourd’hui
cette possession à la terre. En ville, il n’est pas rare qu’un individu déménage à plusieurs reprises
et la possibilité qu’il habite dans un gros bloc-appartement une fois au cours de sa vie est
probable. De qu’elle façon cela influence notre rapport à la terre? Contrairement à Menaud, nous
avons moins ou plus du tout ce sentiment d’appartenance et de possession héréditaire vis-à-vis un
territoire. Reste que nous sommes nécessairement façonnés par notre environnement de béton et
d’asphalte.
Rapport à la langue
De la même façon qu’on constate une tension entre Nature sauvage et terre agricole, liberté et
avilissement aux anglais, le langage de Savard semble être tenaillé entre le joual et une langue
plus érudite. Menaud et ses confrères utilisent un jargon bien spécifique au paysage québécois : la
langue habite le territoire et permet de se l’approprier. Une relation dialectique s’établit toutefois
dans le langage. La Nature reste le lieu principal de la parole. Savard s’inspire de la nature, ses
mouvements, ses sensations pour décrire des émotions et des expériences humaines : « Tout le
long du jour, s’il en neigea des idées dans la tête de Marie! Cela venait par essaims, de gauche, de
droite, tournait, imitant le vol des flocons.1 » Les exemples où Savard utilise les mêmes mots pour
décrire la Nature et l’humain sont innombrables. Cette utilisation du langage permet de redéfinir
un rapport à l’altérité, de décentrer le regard humain pour réorienter les consciences vers la
Nature.
Une tendance poétique émerge de la description de la Nature: « Vers minuit, la lune émergea sur
la tête des arbres Ainsi que d’un vase, il s’en épanchait une coulé d’argent. 2 » Cette poétique crée
un rythme au sein du texte et rend compte d’un mouvement qui tente d’être saisit par le langage.
Savard nous demande d’être attentifs aux formes d’expressions rendant compte de la Nature. Il
invite à s’ouvrir à une sensibilité poétique dans la nature et dans l’écriture.
Rapport à l’altérité
Pour justifier les différences culturelles, Menaud s’appuie sur une filiation biologique, une lignée
de sang, un acquis, sans toutefois établir une hiérarchie entre sa race et celle de l’autre. Le désir
qu’à Menaud de conserver le paysage sauvage se justifie non seulement par son appartenance au
territoire mais aussi parce qu’il lui confère une valeur intrinsèque. Il voit d’un mauvais œil
l’anglophone capitaliste désirant exploiter la terre, la privatiser et empêcher l’habitant d’y avoir
accès. Il refuser une autorité institutionnelle. Ce n’est pas tant la conservation de la tradition
culturelle ou linguistique que défend Menaud mais plutôt la nécessité d’entretenir un certain
rapport à la Nature. Il dénonce l’appropriation et l’exploitation de la Nature par une sorte de
propriétaire invisible et insouciant de ses beautés. Le Délié passe pour un traître franco-canadien;
1
Felix-Antoine, Savard, Menaud Maître-draveur, Bibliothèque du Nouveau Monde, « Les Presses de
l’Université de Montréal », 2004 [1937], p. 704
2
Felix-Antoine, Savard, Menaud Maître-draveur, Bibliothèque du Nouveau Monde, « Les Presses de
l’Université de Montréal », 2004 [1937], p. 160
Il fait passer ses intérêts avant ceux de sa communauté et de la Nature. On sent chez Menaud un
sentiment de dépossession, d’envahissement par les « étrangers ». L’Étranger est vu comme
quelqu’un qui asservi, rend esclave de sa propre terre. C’est encore la perception de plusieurs
québécois du 21e siècle. Surtout dans les grandes métropoles comme Montréal, l’immigration
massive a changé le paysage urbain. Le sentiment « d’envahissement » n’est pas complètement
disparu chez certain et le rapport à l’Autre semble encore fragile, relatif et parfois problématique.
On n’a qu’à penser aux attentats récents de Québec…Quoi qu’il en soi, c’est de moins en moins
un rapport à la nature qui est défendu. Pourtant, nos ressources continuent à être du plus en plus
accaparées par les anglais (les barrages électriques, les mines, etc.)…
Retombée politique?
À la fin du roman, la Nature, la folie s’empare de Menaud. Délire qui est perçu par l’un des
villageois comme une sorte d’avertissement. Ce changement psychique est révélateur d’une éco-
sensibilité. Il nous rappelle l’importance d’entendre la nature. Pour Menaud, l’industrialisation et
la privatisation des terres sont des ombres qui menacent à tout moment de modifier le paysage.
Des signes laissent croire à son accomplissement futur (la trahison et l’assurance du Délié) et la
folie de Menaud en constitue l’apogée et en rappelle l’urgence. Elle confirme d’une certaine
façon la réalité du danger et montre le péril attendu en l’absence de révolte collective. Certains
lecteurs ont vu dans Menaud un éloge de la souveraineté québécoise. Savard a été lu comme un
symbole politique, un guide d’émancipation. Ironiquement, il s’est opposé au référendum. Quoi
qu’il en soi, l’interprétation du lecteur reste libre et ouverte. On peut y voir un appel à l’action
puisque pendant tout le livre, la conscientisation et l’agissement sont valorisés tandis que la
sédentarité, le conformisme, l’avilissement sont perçu comme de la lâcheté. Le roman peut avoir
une charge politique puisque l’idée de révolte y est centrale. Menaud échoue à préserver une
tradition mais son avertissement se dirige contre une menace concrète (l’industrialisation,
l’urbanisation, la privatisation des ressources, etc.). On sent que cette menace est encore
d’actualité. Le milieu agricole est devenu un milieu capitalisé, industriel et mécanique. Le
paysage naturel est déformé. Il devient de plus en plus difficile de s’échapper en nature pour
revenir à un mode de vie plus simple et sain. L’ « étranger capitaliste », la technologie
s’immiscent partout. On n’a qu’à penser aux bornes « wifi » installées dans les espaces naturels.
Comment se retirer du bruit, des structures et des appareils qui viennent modeler les existences?
La Nature comme lieu de tradition est-elle toujours possible? Cette déconnection à laquelle on
aspire en nature est menacée. Comme Menaud, cela renvoie à une idée d’autonomie, relève d’un
désir de se libérer de carcans qui limitent notre liberté. On veut que la terre soit un lieu d’accueil
où l’on pourra s’émanciper. L’avertissement de Menaud semble plus d’actualité que jamais.
Rapport à la nature
Écriture politique
3
Rachel Carson, Printemps silencieux, Wild Project, « Domaine sauvage », 2014 [1962], p. 29
4
Rachel Carson, Printemps silencieux, Wild Project, « Domaine sauvage », 2014 [1962], p. 182
5
Rachel Carson, Printemps silencieux, Wild Project, « Domaine sauvage », 2014 [1962], p. 113
l’effet global dévastateur des pesticides sur les humains et l’environnement, d’amorcer une
réflexion sur nos comportements. Qu’est-ce qui légitime la violence et cet usage meurtrier de la
science? Pourquoi laissons-nous ces désastres (engendrer par des impératifs économiques,
militaires et idéologique) encore se produire ? La remise en question est un aspect propre à la
littérature.
Carson a aussi participé à rendre légitime l’affect dans l’écrit environnemental et politique. Elle
place les sentiments au centre du récit. Carson convoque un sentiment d’urgence, d’anxiété et
d’angoisse face à la perte des beautés de la Nature. À travers cette généalogie de la mort, le
lecteur peut aussi ressentir une certaine horreur, une honte face à lui-même. Son texte amène à
des remises en question (manière de s’habiller, de manger, de consommer, etc.). La lecture
engendre aussi une sorte de colère face au désastre naturel et au déni des compagnies de
pesticides. Ce sentiment puissant, loin de constituer une fin en soi, peut pousser à la révolte, à
l’action. La fin du livre trouve une analogie dans celle de Menaud Maître draveur. Menaud
sombre dans la folie mais l’œuvre reste ouverte. La fin réelle se trouve hors du livre. C’est le
lecteur qui détermine quelle tournure prendra la fin, si sa lecture l’amènera à agir sur le monde.
Cette façon d’utiliser les affects a créé un modèle pour les écrivains de l’environnement. Les faits
ne suffisent plus. L’affect peut rejoindre, sensibiliser les gens à plus long terme. D’ailleurs,
l’accès à l’environnement se produit toujours avec le corps. Pour passer de mots, de signes figés
dans un livre à des changements concrets, comportementaux, il n’est alors pas étonnant de
convoquer les affects, d’appeler à la sensibilité de l’individu. La littérature donne des outils pour
mieux comprendre l’altérité et modifier notre façon de la concevoir. La littérature, donnant une
place centrale à la Nature et en lui attribuant une identité, peut modifier l’attitude des individus
face à elle.
Bibliographie
Carson, Rachel, Printemps silencieux, Wild Project, « Domaine sauvage », 2014 [1962], 275 p.