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Menaud maître-draveur (1937) - Felix-Antoine Savard

Rapport à la nature

En analysant Menaud maître-draveur d’une perspective éco-critique, on constate qu’il pourrait se


situer à la croisée de la vague « romantique » et de la vague « implicative ». On pourrait
l’associer en grande partie à la vague « romantique » en ce que la Nature (surtout Sauvage)
occupe une place centrale. La nature est grandiose, féroce, impitoyable. Elle est surtout vivante,
dotée d’une intention, d’une agentivité. Elle est considérée comme quelque chose de sacrée, elle a
une âme. Lorsque Menaud entend des voix, c’est la Nature qui lui parle, qui tente de se faire
entendre puisque l’homme la menace. La Nature réclame justice et Menaud s’en fait le défenseur.
C’est donc aussi une relation religieuse qu’entretient Menaud avec la Nature. Cette dimension
religieuse se conçoit à un niveau animiste (spiritualité des arbres, des feuilles, des pierres, de
l’eau, etc.). On sent une symbiose, une harmonie, avec la nature. Sa croissance est
intrinsèquement liée à celle de l’humain. La dimension éco-critique est présente dans Menaud
parce qu’il écoute le vivant, il respecte la Nature, la considère comme sa semblable, sa vis-à-vis.
La Nature n’est pas seulement représentée, elle est mise en scène, en acte. Menaud la défend
parce qu’il considère qu’elle est source de signification et a une valeur intrinsèque.

Ce roman pourrait aussi être associé à la vague éco-critique « implicative », puisque l’humain
n’assiste pas seulement en tant que témoin à des forces qui le dépasse, mais il prend aussi
possession de la Terre. Menaud défriche une terre agricole, non pour s’enrichir outre-mesure,
mais plutôt pour subvenir à ses besoins. Il semble attaché à sa bio-région mais on sent une tension
entre sa communauté et son attachement au territoire sauvage. Menaud a un rapport physique
vis-à-vis la Nature. Pour le draveur, la Terre relève d’un héritage biologie, lié au sang. Elle
découle non d’un droit légal ou juridique mais d’un acquis transmis entre les générations; un droit
ancestral immatériel qui confirme la possession du territoire. Menaud est d’ailleurs décrit comme
étant marqué, façonné par la terre. On peut se demander de quelle façon est perçut aujourd’hui
cette possession à la terre. En ville, il n’est pas rare qu’un individu déménage à plusieurs reprises
et la possibilité qu’il habite dans un gros bloc-appartement une fois au cours de sa vie est
probable. De qu’elle façon cela influence notre rapport à la terre? Contrairement à Menaud, nous
avons moins ou plus du tout ce sentiment d’appartenance et de possession héréditaire vis-à-vis un
territoire. Reste que nous sommes nécessairement façonnés par notre environnement de béton et
d’asphalte.
Rapport à la langue

De la même façon qu’on constate une tension entre Nature sauvage et terre agricole, liberté et
avilissement aux anglais, le langage de Savard semble être tenaillé entre le joual et une langue
plus érudite. Menaud et ses confrères utilisent un jargon bien spécifique au paysage québécois : la
langue habite le territoire et permet de se l’approprier. Une relation dialectique s’établit toutefois
dans le langage. La Nature reste le lieu principal de la parole. Savard s’inspire de la nature, ses
mouvements, ses sensations pour décrire des émotions et des expériences humaines : « Tout le
long du jour, s’il en neigea des idées dans la tête de Marie! Cela venait par essaims, de gauche, de
droite, tournait, imitant le vol des flocons.1 » Les exemples où Savard utilise les mêmes mots pour
décrire la Nature et l’humain sont innombrables. Cette utilisation du langage permet de redéfinir
un rapport à l’altérité, de décentrer le regard humain pour réorienter les consciences vers la
Nature.

Une tendance poétique émerge de la description de la Nature: « Vers minuit, la lune émergea sur
la tête des arbres Ainsi que d’un vase, il s’en épanchait une coulé d’argent. 2 » Cette poétique crée
un rythme au sein du texte et rend compte d’un mouvement qui tente d’être saisit par le langage.
Savard nous demande d’être attentifs aux formes d’expressions rendant compte de la Nature. Il
invite à s’ouvrir à une sensibilité poétique dans la nature et dans l’écriture.

Rapport à l’altérité

Pour justifier les différences culturelles, Menaud s’appuie sur une filiation biologique, une lignée
de sang, un acquis, sans toutefois établir une hiérarchie entre sa race et celle de l’autre. Le désir
qu’à Menaud de conserver le paysage sauvage se justifie non seulement par son appartenance au
territoire mais aussi parce qu’il lui confère une valeur intrinsèque. Il voit d’un mauvais œil
l’anglophone capitaliste désirant exploiter la terre, la privatiser et empêcher l’habitant d’y avoir
accès. Il refuser une autorité institutionnelle. Ce n’est pas tant la conservation de la tradition
culturelle ou linguistique que défend Menaud mais plutôt la nécessité d’entretenir un certain
rapport à la Nature. Il dénonce l’appropriation et l’exploitation de la Nature par une sorte de
propriétaire invisible et insouciant de ses beautés. Le Délié passe pour un traître franco-canadien;
1
Felix-Antoine, Savard, Menaud Maître-draveur, Bibliothèque du Nouveau Monde, « Les Presses de
l’Université de Montréal », 2004 [1937], p. 704

2
Felix-Antoine, Savard, Menaud Maître-draveur, Bibliothèque du Nouveau Monde, « Les Presses de
l’Université de Montréal », 2004 [1937], p. 160
Il fait passer ses intérêts avant ceux de sa communauté et de la Nature. On sent chez Menaud un
sentiment de dépossession, d’envahissement par les « étrangers ». L’Étranger est vu comme
quelqu’un qui asservi, rend esclave de sa propre terre. C’est encore la perception de plusieurs
québécois du 21e siècle. Surtout dans les grandes métropoles comme Montréal, l’immigration
massive a changé le paysage urbain. Le sentiment « d’envahissement » n’est pas complètement
disparu chez certain et le rapport à l’Autre semble encore fragile, relatif et parfois problématique.
On n’a qu’à penser aux attentats récents de Québec…Quoi qu’il en soi, c’est de moins en moins
un rapport à la nature qui est défendu. Pourtant, nos ressources continuent à être du plus en plus
accaparées par les anglais (les barrages électriques, les mines, etc.)…

Retombée politique?

À la fin du roman, la Nature, la folie s’empare de Menaud. Délire qui est perçu par l’un des
villageois comme une sorte d’avertissement. Ce changement psychique est révélateur d’une éco-
sensibilité. Il nous rappelle l’importance d’entendre la nature. Pour Menaud, l’industrialisation et
la privatisation des terres sont des ombres qui menacent à tout moment de modifier le paysage.
Des signes laissent croire à son accomplissement futur (la trahison et l’assurance du Délié) et la
folie de Menaud en constitue l’apogée et en rappelle l’urgence. Elle confirme d’une certaine
façon la réalité du danger et montre le péril attendu en l’absence de révolte collective. Certains
lecteurs ont vu dans Menaud un éloge de la souveraineté québécoise. Savard a été lu comme un
symbole politique, un guide d’émancipation. Ironiquement, il s’est opposé au référendum. Quoi
qu’il en soi, l’interprétation du lecteur reste libre et ouverte. On peut y voir un appel à l’action
puisque pendant tout le livre, la conscientisation et l’agissement sont valorisés tandis que la
sédentarité, le conformisme, l’avilissement sont perçu comme de la lâcheté. Le roman peut avoir
une charge politique puisque l’idée de révolte y est centrale. Menaud échoue à préserver une
tradition mais son avertissement se dirige contre une menace concrète (l’industrialisation,
l’urbanisation, la privatisation des ressources, etc.). On sent que cette menace est encore
d’actualité. Le milieu agricole est devenu un milieu capitalisé, industriel et mécanique. Le
paysage naturel est déformé. Il devient de plus en plus difficile de s’échapper en nature pour
revenir à un mode de vie plus simple et sain. L’ « étranger capitaliste », la technologie
s’immiscent partout. On n’a qu’à penser aux bornes « wifi » installées dans les espaces naturels.
Comment se retirer du bruit, des structures et des appareils qui viennent modeler les existences?
La Nature comme lieu de tradition est-elle toujours possible? Cette déconnection à laquelle on
aspire en nature est menacée. Comme Menaud, cela renvoie à une idée d’autonomie, relève d’un
désir de se libérer de carcans qui limitent notre liberté. On veut que la terre soit un lieu d’accueil
où l’on pourra s’émanciper. L’avertissement de Menaud semble plus d’actualité que jamais.

Printemps silencieux (1962) – Rachel Carson

Rapport à la nature

Carson lutte contre la désinformation et l’ignorance de la population. Elle critique l’aveuglement


et le déni des compagnies qui produisent ces produits. On pourrait associer son essai à la vague
« implicative » de l’éco-critique. En effet, la nature est considérée comme inhérente à l’humain.
Celui-ci est considéré comme un animal, sans supériorité sur les autres (ce qui distingue l’humain
des autres organismes est sa capacité à transformer le monde dans lequel il vit, pour le meilleur et
pour le pire…). On peut relier Carson à l’éco-critique puisqu’elle reconnait la subjectivité,
l’économie, l’intentionnalité d’un organisme non humain. Elle aborde le lieu avec une vision
globale; elle a conscience que tout est interrelationnel. Pour Carson, l’humain est dans un rapport
dialectique avec la nature et peut avoir des effets sur celle-ci. Elle révèle les effets néfastes de
l’utilisation des pesticides, en particulier du DDT. Ces produits chimiques tuent les insectes mais
polluent aussi les cours d’eaux, empoisonnent les poissons, les animaux, la terre et finalement
l’humain. Carson révèlent les conséquences inévitables de cette pollution de la chaine alimentaire
dont l’humain est l’aboutissement (problèmes de santé, tumeurs, problème de santé, stérilité,
etc.). Cette deuxième vague établit aussi des liens avec d’autres domaines et théoriques critiques.
Ce que fait Carson avec l’écologie, la biologie et la chimie.

Écriture politique

L’écriture féminine dans le domaine des sciences et de la transmission du savoir reste


controversée. En 1962, la parution de Printemps silencieux se heurte aux critiques des
compagnies producteurs de produits chimiques. Ils disqualifient la crédibilité des recherches mais
aussi la femme elle-même. Une part de la réception de l’œuvre était donc affective (colère, déni).
Quelques années après la mort de Carson, le DDT est banni aux États-Unis et le E.P.A
(Environnemental Protection Agency) voit le jour. Son livre, participant au coup d’envoi du
mouvement écologiste des années 1960-70, a amené un changement de législation et la création
d’une agence de protection de l’environnement. Pourquoi n’a-t-il pas reçu la légitimité lors du
vivant de l’auteure ? L’entêtement des compagnies y est pour un part mais sa position de femme a
certainement été un facteur dérangeant.
Rapport au langage

La vulgarisation scientifique de Carson tente de concilier faits et sensibilité esthétique. Elle


adapte ses recherches à une prose lyrique. Son premier chapitre se présente sous la forme d’une
fable. Elle nous présente un univers flétri, contaminé et silencieux. Un lieu où toute vie animale et
végétale est frappée par la mort. Carson a conscience que cette situation apocalyptique n’existe
pas mais rappelle que « chacun de ses désastres à réellement lieu quelque part 3 ». et que les gens
humains en sont la cause. Elle établit dès son entrée en matière un lien entre fiction et réalité. À
plusieurs moments, elle évoque la littérature pour illustrer son point : « Le système actuel, qui
consiste à empoisonner délibérément les aliments, puis à vérifier que cela ne fait pas trop de mal
aux gens, évoque le Blanc Chevalier de Lewis Carroll […] 4 ». L’alliance entre littérature et
science permet de donner un imaginaire auquel les individus pourront se référer : « Nous voici
maintenant à la croisée des chemins. Deux routes s’offrent à nous, mais elles ne sont pas
également belles, comme dans le poème classique de Robert Frost. » Cette imaginaire risque plus
d’affecter la conscience des gens et de les faire passer à l’action, d’engendrer des mouvements
collectifs. Même si cet essai se présente plutôt comme de la littérature non-fictionnelle, on sent
chez Carson un certain souci esthétique : « Sur des portions de plus en plus nombreuses du
territoire américain, le retour des oiseaux n’annonce plus le printemps, et le lever du soleil,
naguère empli de la beauté de leur chant, est étrangement silencieux. 5 » Il y a aussi une gradation
entre les chapitres qui fait penser à une histoire, un conte. Elle part des rivières pour continuer
avec le sol, les insectes, les poissons, les animaux et finir avec les humains. Carson s’appuie
surtout sur des études, des faits, chiffres et statistiques. Toutefois, elle ne cite pas ses sources, ne
donne pas de référence dans des notes en bas de page ou dans une bibliographie. Elle renvoi à
plusieurs reprises à la notoriété de tel écologiste ou tel biologiste connu dans la communauté
scientifique. On peut questionner cette absence de références. L’exactitude des données peut être
demandée par la communauté scientifique plus pointilleuse, mais pour la population qui ne
connait pas grand-chose à ce milieu, la citation des sources peut sembler secondaire. De toute
façon, personne ne prendra le temps de vérifier chaque source…L’important est de comprendre

3
Rachel Carson, Printemps silencieux, Wild Project, « Domaine sauvage », 2014 [1962], p. 29
4
Rachel Carson, Printemps silencieux, Wild Project, « Domaine sauvage », 2014 [1962], p. 182
5
Rachel Carson, Printemps silencieux, Wild Project, « Domaine sauvage », 2014 [1962], p. 113
l’effet global dévastateur des pesticides sur les humains et l’environnement, d’amorcer une
réflexion sur nos comportements. Qu’est-ce qui légitime la violence et cet usage meurtrier de la
science? Pourquoi laissons-nous ces désastres (engendrer par des impératifs économiques,
militaires et idéologique) encore se produire ? La remise en question est un aspect propre à la
littérature.

Carson a aussi participé à rendre légitime l’affect dans l’écrit environnemental et politique. Elle
place les sentiments au centre du récit. Carson convoque un sentiment d’urgence, d’anxiété et
d’angoisse face à la perte des beautés de la Nature. À travers cette généalogie de la mort, le
lecteur peut aussi ressentir une certaine horreur, une honte face à lui-même. Son texte amène à
des remises en question (manière de s’habiller, de manger, de consommer, etc.). La lecture
engendre aussi une sorte de colère face au désastre naturel et au déni des compagnies de
pesticides. Ce sentiment puissant, loin de constituer une fin en soi, peut pousser à la révolte, à
l’action. La fin du livre trouve une analogie dans celle de Menaud Maître draveur. Menaud
sombre dans la folie mais l’œuvre reste ouverte. La fin réelle se trouve hors du livre. C’est le
lecteur qui détermine quelle tournure prendra la fin, si sa lecture l’amènera à agir sur le monde.
Cette façon d’utiliser les affects a créé un modèle pour les écrivains de l’environnement. Les faits
ne suffisent plus. L’affect peut rejoindre, sensibiliser les gens à plus long terme. D’ailleurs,
l’accès à l’environnement se produit toujours avec le corps. Pour passer de mots, de signes figés
dans un livre à des changements concrets, comportementaux, il n’est alors pas étonnant de
convoquer les affects, d’appeler à la sensibilité de l’individu. La littérature donne des outils pour
mieux comprendre l’altérité et modifier notre façon de la concevoir. La littérature, donnant une
place centrale à la Nature et en lui attribuant une identité, peut modifier l’attitude des individus
face à elle.
Bibliographie

Carson, Rachel, Printemps silencieux, Wild Project, « Domaine sauvage », 2014 [1962], 275 p.

Savard, Felix-Antoine, Menaud Maître-draveur, Bibliothèque du Nouveau Monde, « Les Presses


de l’Université de Montréal », 2004 [1937], 790 p.

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