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Yourcenar et l’engagement écologique

Vicente Torres
(Extrait de la thèse doctoral
Paris III – Sorbonne Nouvelle)

Dans la définition de l’écologie que donne M. Yourcenar l’on trouve la présence


orientale et mystique des choses. C’est "presque une religion si nous osons dire ce mot…
quelque chose de sacré qui relie les êtres"1. C’est dans ce cadre que nous nous proposons
d’aborder ici l’approche de la nature et sa défense dans l’écriture yourcenarienne.

Dans la "Chronologie" des Œuvres Romanesques -écrite par l’écrivaine elle-même-


l’on trouve la mention de l’époque où elle commence à s’intéresser aux sujets écologiques :

« À partir de ces années 1955-1958, Marguerite Yourcenar, de plus en plus


préoccupée des fautes et des maux de la société contemporaine, adhère tant en
Europe qu’aux Etats-Unis à de nombreux groupements […] contre la prolifération
nucléaire, contre la surpopulation, et pour la protection de l’animal, de l’air, de
l’eau, et du milieu naturel. Non seulement les allusions à ces sujets deviennent de plus
en plus fréquentes dans ses ouvrages, mais encore quelques articles de journaux ou
déclarations, non mentionnés ici, signalent désormais cette orientation ». (OR, p.
xxvi).

Lorsque Yourcenar revisite son enfance -dans Archives du Nord- la petite Marguerite,
âgée de onze ans perçoit déjà le problème. Lors de la traversée de la Mer du Nord avec son
père pour échapper à la grande pollution meurtrière – la guerre - en septembre 1914,
l’écrivaine évoque ceci :

« […] le bond joyeux des marsouins tels que je les ai vus, de l’avant d’un bateau
surchargé de femmes, d’enfants, […] sur lequel je me trouvais avec les miens en
septembre 1914, rejoignant la France non envahie par la voie de l’Angleterre ; et
l’enfant de onze ans sentait déjà confusément que cette allégresse animale

1
Définition de Yourcenar, selon Marthe Peyroux in Le sacré dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, "La flore,
une réalité sacrée", actes du colloque international de Bruxelles, 26-28 mars 1992, SIEY, Tours, 1993, p. 145.

1
appartenait à un monde plus pur et plus divin que celui où les hommes font souffrir
les hommes » (AN, p. 956).

À M. Galey toujours par rapport à l’écologie, Yourcenar affirme :

« Je crois bien avoir été alertée avant que le problème se soit peu à peu imposé dans
les journaux et les médias. Il s’est d’ailleurs imposé aux esprits clairvoyants depuis
les débuts du siècle, pour le moins. Tchekhov a déjà des mots terribles sur la
destruction de la forêt russe […] » (YO, p. 273).

Si la réticence de M. Yourcenar en ce qui concerne l’adhésion aux groupes politiques,


religieux et littéraires est bien connue, il en est autrement pour le combat écologique.
L’écrivain a appuyé financièrement un grand nombre d’associations qui luttent pour
l’environnement et ses biens ont été légués à des organismes qui défendent les mêmes causes.
À la question de M. Galey,

- Comment participez-vous à ces campagnes ? L’écrivaine répond :

« Par des dons d’argent, les plus larges possible, par des lettres2 ou des télégrammes
envoyés aux groupes responsables, par la parole quand l’occasion s’en présente, […]
par ce que je fais ici en ce moment, par le livre. […] J’appartiens à l’une des sociétés
qui achètent des terres pour créer des réserves d’air et d’eau impolluées et de vie tant
végétale qu’animale. Nous possédons ici plusieurs îles de la côte » (YO, p. 294)3.

Ce combat concerne ce que devrait être l’éducation de l’enfant :

2
Dont parfois les destinataires sont célèbres comme celle envoyée le 24 février 1968 à Brigitte Bardot ou celle
du 25 janvier 1971 adressée à Georges Pompidou. (L, p. 278-375).
3
« Yourcenar appartenait à de nombreuses associations de défense des animaux ou de la nature. Pour ne citer
que les associations françaises, en 1979, Yourcenar était membre de l’Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoir,
de la Confédération nationale des sociétés protectrices des animaux de France, de la Ligue contre la vivisection,
de l’Association des journalistes et écrivains pour la protection de la nature, de la Ligue française pour la
protection de l’oiseau, des Amis de la Terre et de l’A.R.A.P. » (L, p. 283, n. 1).

2
« Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait
qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les
ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre
erreur ou la moindre violence risque de tout détruire. […] il saurait le nom des
plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées
aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie » (YO, p. 254).

Enfin c’est par l’écriture que M. Yourcenar s’engage et engage son lecteur dans cette
cause primordiale, car l’écrivain l’exhorte à se compromettre dans ce combat. Dans l’explicit
de "Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ?", l’appel est bouleversant :

« Soyons subversifs. Révoltons-nous contre l’ignorance, l’indifférence, la cruauté,


qui d’ailleurs ne s’exercent si souvent contre l’homme que parce qu’elles se sont fait
la main sur les bêtes. Rappelons-nous, puisqu’il faut toujours tout ramener à nous-
mêmes, qu’il y aurait moins d’enfants martyrs s’il y avait moins d’animaux torturés,
moins de wagons plombés amenant à la mort les victimes de quelconques dictatures,
si nous n’avions pas pris l’habitude de fourgons où des bêtes agonisent sans
nourriture et sans eau en route vers l’abattoir, moins de gibier humain descendu d’un
coup de feu si le goût et l’habitude de tuer n’étaient l’apanage des chasseurs. Et dans
l’humble mesure du possible, changeons (c’est-à-dire améliorons s’il se peut) la vie »
(TGS, p. 376).

Cette cause primordiale apparaît dans la presque totalité de son œuvre qui débouche
sur Un homme obscur où le personnage, Nathanaël, arrive à la fusion yourcenarienne idéale
de l’homme avec la nature, les éléments, le cosmos.

Les ouvrages spécifiques concernant la défense des animaux et de la nature sont, en


1955, "Oppien ou les chasses", en 1972, sur les abattoirs de la Villette, "Une civilisation à
cloisons étanches", "Bêtes à fourrures" (1976), et "Qui sait si l’âme de bêtes va en bas"
(1981). Les quatre essais paraissent dans Le Temps, ce grand sculpteur (1983). Mais il y a
aussi la prose lyrique "Suite d’estampes pour Kou-Kou-Hai" écrite en 1927 et publiée dans
En pèlerin et en étranger, en 1989.

3
La place de la nature et de l’engagement en faveur des animaux dans la pensée et dans
l’œuvre de M. Yourcenar est tellement importante qu’elle va déplacer au bout des années
l’humanisme de facture grecque qui a été si cher aux yeux de l’académicienne. Dans une
perspective bouddhiste, S. Proust affirme :

« […] en reconnaissant une continuité entre tous les êtres vivants, elle [M.
Yourcenar] se situe à l’encontre des positions humanistes traditionnelles. Toutes ses
déclarations vont dans le même sens : l’homme ne cesse d’introduire le désordre, par
sa démesure, dans un univers harmonieux »4.

Cette écriture de sagesse se caractérise entre autres par une série de ruptures des
catégories qui concernent le déplacement de l’homme comme noyau de réflexion et de
création, du centre des choses à la périphérie : il est ainsi du moi des personnages qui suivant
en quelque sorte le cheminement de leur créatrice tendent à se fondre avec le grand Tout. Il
en est de même de l’humanisme qui sera progressivement laissé de côté par M. Yourcenar
pour céder la place à "l’ordre des choses"5. Elle rêvait dans ses dernières années de composer
un ouvrage, Paysage avec des animaux, "qui traiterait de l’animal dans la vie et dans
l’histoire. On n’y rencontrerait les humains que dans leurs rapports avec l’animal […]."

Dans l’introduction à La Petite Sirène, qui date de 1970, un regard rétrospectif situe
dans le temps cette conversion non sans peine pour l’écrivain :

« C’est à partir de cette époque [1942] et par l’effet d’une ascèse qui se poursuit
encore, qu’au prestige des paysages portant la trace du passé humain, naguère si
intensément aimée, vint peu à peu se substituer pour moi celui des lieux, de plus en
plus rares, peu marqués encore par l’atroce aventure humaine. […] Ce passage de
l’archéologie à la géologie, de la méditation sur l’homme à la méditation sur la terre,

4
L’autobiographie dans Le Labyrinthe du Monde de Marguerite Yourcenar. L’écriture vécue comme exercice
spirituel, Paris, Ed. L’Harmatttan, 1997. p. 191.
5
« […] j’aime mieux dire "l’ordre des choses" que "la nature" pour éviter toute connotation romantique »,
avoue l’écrivain dans un entretien avec Pierrette Pompon-Bailhache en 1978. (PV, p. 215).

4
a été et est encore par moments ressenti par moi comme un processus douloureux,
bien qu’il mène finalement à quelques gains inestimables » (Th I, p. 146)6.

Ce "processus douloureux" qui commence à s’opérer dès 1942 coïncide avec les
grands changements que l’écrivain est alors en train d’expérimenter : abandon de l’Europe,
rendu dramatique par l’avènement de la Seconde guerre mondiale, son installation aux États
Unis et la "découverte" de l’île des Monts-Déserts ; la nécessité de travailler comme
enseignant pour gagner sa vie7. De tous ces bouleversements se dégagera une longue période
de silence créateur qui s’étendra jusqu’à 1948 lorsqu’elle reprend la rédaction de Mémoires
d’Hadrien. Avec l’interlude de La Petite Sirène, en 1943 :

En Europe j’avais vécu dans le monde de l’histoire, celui que j’évoque au


commencement d’Archives du Nord. C’est, je crois, dans une pièce écrite en 1943
pour un ami américain, La Petite sirène, qu’on voit pour la première fois l’univers
des baleines et des phoques préféré au genre humain. On peut presque parler là d’une
conversion due à mon existence au bord de la mer, au milieu des paysages encore
peu connus d’une Amérique restée primitive » (PV, p. 194-195).

La Grèce qui fut l’immense réservoir où vint s’abreuver pour une longue période
l’intelligence humaniste yourcenarienne, va être de plus en plus imprégnée de vents
mystiques chargés de trésors provenant d’Orient8. Pour que le passage vers le sacre de la

6
« […] vivant à la campagne aux Etats-Unis, j’ai senti que l’histoire humaine n’était pas tout, et que derrière
l’histoire il y avait la géologie » (PV, p. 332)
7
On lit dans la "Chronologie" de la Pléiade : « 1939 : […] elle [M. Yourcenar] finit par s’embarquer à Bordeaux
pour les Etats-Unis au début de novembre. Ce séjour prévu pour six mois tout au plus devait durer onze ans ».
En juin 1940 elle apprend à New-York, chez Bronislaw Malinowski, la prise de Paris et « tous deux pleurent
ensemble sur ce qui leur paraît la fin définitive d’un monde. […] puis, bien que dépourvue de diplômes
universitaires, obtient en 1942 un "mi-temps" à Sarah Lawrence College, dans la banlieue de New-York, qu’elle
gardera jusqu’en 1949. À partir de 1942, elle fréquente l’été l’île des Monts-Déserts, sur la côte du Maine, où
elle acquiert avec Grace Frick, en 1950, une modeste propriété pour laquelle fut choisi le nom de "Petite
Plaisance" » (OR, p. xxi-xxii).
8
Dans les "Carnets de notes 1942-1948" M. Yourcenar perçoit la marche dialectique de la nature, depuis l’art,
à travers les différentes périodes de l’humanité : « Art grec, où l’homme est la nature, et l’enclôt en lui tout
entière. […] Art de l’Extrême-Orient, où l’homme et la nature, inextricablement mêlés l’un à l’autre, fuient,
changent et se dissipent, apparences mouvantes, flot qui bouge, jeu d’ombres promenés sur la toile éternelle.
[…] Art romantique où l’homme se rue dans la nature, y porte sa peine et ses cris de bête blessée. Art du XXe
siècle, où l’homme fait exploser la nature, arrête ou précipite l’évolution des formes… » (PE, p. 527).

5
nature puisse se faire il aura fallu la sympathie universelle de la sagesse bouddhique. Le
triptyque yourcenarien, Grèce-Orient-Nature, désormais est achevé.

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