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L’ART DE BIEN MOURIR

Philippe Thomas

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Philippe Thomas. L’ART DE BIEN MOURIR. La Revue francophone de gériatrie et de gérontologie,
2007. �hal-01877113�

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DOSSIER >

L’ART DE BIEN MOURIR


P. THOMAS
SERVICE UNIVERSITAIRE DE PSYCHOGÉRIATRIE LIMOGES.
ABSTRACT

La préparation individuelle à la mort est apparu au moyen-âge sous la contrainte des guerres et des épidémies. Un détache-
RÉSUMÉ/

ment progressif de la religion est observé, parallèlement avec une banalisation de la mort dans le quotidien. MOTS CLÉS: MORT,
ACCOMPAGNEMENT.
HOW TO DIE WELL.
Individual preparation for death developed in the Middle Ages in a context of constant wars and epidemics. Gradual detach-
ment from religion was observed, in parallel with the trivialisation of death in everyday life. KEY WORDS: DEATH, SUPPORT.
>

La mort est un traumatisme le


plus souvent difficile à élaborer,
même lorsqu’elle concerne des per-
sonnes très âgées. La confrontation
au deuil de soi, la révolte face au
stress, la souffrance face à la sépa-
ration définitive des êtres aimés, le
marchandage et enfin le rangement
à la réalité constituent des étapes
de transition du mourant bien étu-
diés par Mme Kübler Ross. L’accom-
pagnement de ceux qui demeurent
en vie et qui doivent traverser le deuil
Figure 1 : Antigny (Vienne, XVe siècle).
est une chose. L’accompagnement
du mourant en est une autre, et nous tir du XIIIe-XIVe siècle, le « Dit » évoque terre. Les plus vieux manuscrits
allons voir qu’il ne s’agit pas d’un parfois un genre littéraire plus vaste, connus remontent au XIIIe siècle : ce
processus récent. Nous l’examine- prenant souvent la forme d’un sont des poèmes de Baudoin de
rons à partir d’un détour sur l’icono- monologue ou d’un dialogue, en vers Condé, de Nicolas de Margival ainsi
graphie du moyen-âge. ou en prose, dont l’intention est tour que de deux auteurs inconnus. À ses
à tour didactique, morale ou même débuts la légende est relativement
burlesque. Entre dans cette catégo- simple : trois cadavres (des ecclé-
LE «DIT» DES rie le «Dit des trois morts et des trois siastiques) se tiennent sur le che-
TROIS VIFS ET vifs » (vers 1280) de Baudouin de min de trois vivants (un duc, un
DES TROIS Condé. Le «Dit» des trois vifs et des comte et un prince). La durée, la per-
MORTS trois morts est une famille de textes manence du thème au cours de
brefs dont la rédaction s’étale dans quatre siècles, la diffusion géogra-
Le « Dit » est un court texte qui le temps du XIIe siècle au XVIe siècle et phique dans l’Europe Catholique
apparaît dès le XIIe siècle et se répand dans l’espace dans toute l’Europe témoignent de l’importance de ce
aux XIIIe et XIVe dans l’Europe Occiden- occidentale. La source de ce « Dit » « Dit » au plan traditionnel comme
tale. Comme son nom l’indique, il ou de la légende des trois vifs et des au plan éthnologique. Au cours du
e
désigne un genre qui n’était pas des- trois morts est probablement XVI siècle les danses macabres com-
tiné à être chanté et dont les conven- l’Orient. Quant aux premières illus- mencent à se développer dans l’ico-
tions n’ont rien à voir avec celles du trations connues en Occident, les nographie des peintures ou des
lyrisme courtois. Tant sur le plan for- « Rencontres » peintures qui illus- sculptures des Eglises ou dans les
mel que thématique, le « Dit » peut trent les «Dits», elles proviendraient enluminures. Les représentations
prendre des formes multiples. À par- probablement d’Espagne et d’Angle- des «Dits» et des danses macabres

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peuvent co-exister comme par De Berry, Livre d’Heures de Jeanne


exemple à Kermaria-an-Isquit en de France (Figure 2).
Bretagne et La Ferté Loupière près
d’Auxerre. Ce thème des trois vifs et Le thème pictural est né en
des trois morts se retrouvent à côté Espagne et en Angleterre où les pre-
de Poitiers, près de St Savin, dans mières «rencontres» remontent au
e
deux établissements à Antigny, et XII siècle. Puis le thème se répand
dans une chapelle funéraire à Jou- en France, principalement le long
het, sur des peintures murales du d’une bande transversale Bordeaux
début du XVe siècle (Figure 1). Strasbourg, enfin dans le reste de
l’Europe Occidentale (Figure 4).
Le thème général raconte une L’imagerie est relativement stéréo-
rencontre entre trois jeunes gens, typée: trois jeunes à cheval, souvent
plutôt fortunés, si on en juge les tenant des faucons, donc à la chasse,
vêtements sur les diverses pein- habillés à la façon des riches – donc
tures ainsi que leurs occupations, jeunes hobereaux oisifs, nantis de
Figure 2 : Petites Heures du Duc De Berry
(BNF, lat 18014, 1390). et trois morts qui leur disent « Ainsi toutes les richesses du monde de
comme vous nous fumes, ainsi vous l’époque – rencontrent brutalement
serez… Tel je fus comme tu es, et tel la mort. Ils en sont surpris, les che-
que je suis tu seras. Richesse, hon- vaux se cabrent parfois et les chiens
neur et pouvoir sont dépourvus de s’enfuient. Les morts, eux aussi au
valeur au moment de votre trépas.» nombre de trois sont représentés de
Les morts les invitent à changer leur façon réaliste et effrayante, sous
mode de vie, pour devenir plus forme de squelettes sur lesquels
consistant à une réalité, celle de la restent plus ou moins de chair, avec
Croix ou du Christ. parfois des serpents sortant de leurs
crânes, ou recouverts de gros vers
Le «Dit» a donc donné naissance rouges comme c’est le cas à Anti-
dans toute l’Europe à des représen- gny. Vivants et morts sont clairement
tations graphiques, aujourd’hui séparés les uns des autres, par un
appelées « Rencontre des trois espace, par une image du Christ, un
morts et des trois vifs ». Il reste 198 calvaire ou une croix. Les trois morts
peintures murales dans des églises leur disent qui ils étaient et ils
d’Europe, dont 92 en France. Ce sont encouragent les jeunes à se conver-
aussi des sculptures ou des bas tir en tournant leur vie vers le Sau-
reliefs (Briey, Eglise St Geugoult, veur, soit par des bandeaux qui évo-
e
XVI siècle), des vitraux (Charmes. quent les « bulles » de nos bandes
Figure 3 : Ouvrage réalisé à la fin du
e
XV siècle pour Jeanne de France, épouse
Eglise St Nicolas, vers 1500), des dessinées, soit par un texte écrit
de Jean II, duc d’Auvergne et de Bourbon. enluminures (Petites Heures du duc sous la représentation. A Kermaria
an Isquit sous une peinture qui
mesurait originellement 7 mètres,
on trouve le texte suivant :

Les trois morts :


Nous avons bien esté en chance
Autrefoys, comme estes à présent ;
Mais vous viendrez à nostre dance
Comme nous sommes
maintenant.

Les trois vifs, avant de décamper,


répondent en ces termes :
Nous sommes en gloire
et honneur,
Remplis de tous biens et
chevance ;
Au monde mettons nostre cueur,
Figure 4 : Tuse (Danemark ; 1450-1475). En y prenant nostre plaisance. >

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Figure 5 : Livre du Maître de la Raison (datant de la fin du XVe siècle).

> Il existe parfois des variations de courtes raies esquissent ce que très éprouvé par les guerres et les
même si le thème général est res- sont probablement les extrémités épidémies, qui fait du quotidien l’ex-
pecté, divers personnages peuvent des pieds du Christ. D’autres thèmes périence de la précarité de la vie. Il
être mis en scène, religieux ou rois, moralisateurs sont parfois associés voit sa piété fortement teintée par
comme c’était souvent le cas dans comme la roue de la Fortune (Véné- l’idée de la mort et la nécessité de
le haut moyen âge où le jour des jan, Bénouville). prévoir dans l’aujourd’hui le devenir
fous, l’ancêtre du carnaval, et l’ico- personnel dans l’au-delà. La vision
nographie ecclésiale, ancêtre de des morts en lambeau n’était pas
notre art populaire, étaient une
LES DANSES fréquente pour autant, les morts
manière de contester l’autorité trop MACABRES étant respectueusement enterrés
pesante. On peut trouver ainsi Pape, en terre Chrétienne. Les visions des
Roi, Prince (Livre du Maître de la Rai- Après le XVIe siècle apparaissent morts mangés par les oiseaux
son ; Figure 5). les danses macabres, morts et concernaient les condamnés, pen-
vivants en nombres variables n’étant dus au gibet ou suicidés qu’on relé-
La Rencontre des trois morts et plus séparés, mais vivant, jouant ou guait pour leur triple faute contre
des trois vifs n’est pas isolée, et s’as- dansant ensemble. Des hommes et la loi de nature, la loi des hommes
socie à d’autres peintures murales des femmes de tous âges, voire des et la loi de Dieu, hors de la cité. Voir
dans les églises. Certains thèmes enfants sont représentés enlacés des morts c’était donc voir des
sont particulièrement fréquemment avec les morts. Ils sont maintenant condamnés, et l’interprétation que
associés. Saint Christophe porteur de toutes conditions sociales et non, l’on peut en donner dans les « Dits »
du Christ-enfant apparaît dans une plus exclusivement de la classe est qu’ils venaient comme pour don-
quinzaine d’occurrence, associant dominante. ner un avertissement. Ils sont clai-
donc le changement d’attitude de vie rement séparés des vivants, le
après la rencontre avec la mort à un Le thème de la mort est prégnant monde de la vie est à choisir au
rite de passage d’un fleuve après au Moyen-âge dans de multiples dépend du monde des morts,
quelques difficultés. Autre thème représentations : crucifixions, juge- comme le livre de la loi sacrée est
associé à Antigny, du côté opposé à ments des morts, résurrections des à choisir dans le cabinet de réflexion,
St Christophe, l’Ascension. L’ascen- morts etc. La mort était plus précoce au dépend du sel et du souffre de
sion y est représentée comme un tri- qu’à notre époque, et surtout plus Gomorrhe. La présentation est dif-
angle équilatéral blanc immaculé, facile. Les temps étaient perturbés férente dans la danse macabre où la
en haut du mur, sur un fond bleu. A et la moindre blessure conduisait mort est d’ores et déjà mêlée à la vie
la base du triangle et aux deux coins, souvent au trépas. Le XVe siècle, est (Figure 6).

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Figure 6 : Danse macabre. La Mort Médecin, avec toute votre urine, Voyez-vous le moyen
d’aider ici ? Jadis vous saviez assez de médecine Pour pouvoir commander. Maintenant la
Mort vous demande : vous devez mourir comme les autres. Vous ne pouvez rien y faire. Il Figure 8 : HOLBEIN, Hans le jeune Le
est bon médecin, celui qui peut se guérir de la mort. laboureur et la mort 1524-26.

L’ARS MORIENDI bois, images plus facilement inter-


prétables et mémorisables, en par-
Si la littérature médiévale pré- ticulier cinq tentations dont le mou-
sente souvent le besoin de se pré- rant devait triompher pour accéder
parer à la mort de quelqu’un au tra- au Paradis et renvoyer le Démon aux
vers du thème du lit de mort, il faut Enfers (Figure 7).
attendre le XVe siècle pour avoir une
littérature prenant le point de vue du
mourant : comment bien se prépa-
APRÈS LE MOYEN
rer à sa mort, quel est le sens d’une ÂGE
bonne mort et comment y parvenir. Le Miroir de la bonne mort (1683)
L’Ars moriendi, l’art de bien mou- du Français G. de la Vigne et l’Ars
rir, désigne deux textes latins datant bene et christianae moriendi (av.
respectivement de 1415 et 1540 qui 1688) du dominicain flamand
proposent d’aider tout un chacun à K. Myleman (de Bruges) prolongent
bien mourir, selon les conceptions la tradition des artes moriendi. Au
e e
chrétiennes de la fin du Moyen Âge. XVII siècle et au XVIII siècle, les artes
L’épidémie de peste noire avait moriendi vont survivre dans des
décimé la population et les prêtres «exhortationes» aux malades et aux
habituellement commis pour l’ac- mourants. La mort va entrer dans le
compagnement des mourants commun de la vie des petites gens,
Figure 7 : L’Ars moriendi. n’étaient plus suffisamment nom- exprimant banalement, presque
breux. Ces livres ont été traduits tranquillement, la précarité de la vie
La rencontre avec la mort a donc dans de nombreuses langues d’Eu- (Figure 8). Elle est la menace, per-
un sens profond au Moyen-âge, rope de l’ouest, fondant une tradi- manente, présente dans le quotidien,
proche de ce qui est perceptible tion littéraire des guides d’accom- frappant tous les âges, à n’importe
aujourd’hui lorsque un événement pagnement du mourant et de bonnes quel moment. Violence et plaisir se
de vie, un accident de la route dont pratiques personnelles. mélangent sur certaines peintures,
quelqu’un réchappe de justesse, une sans que l’on sente maintenant une
grave maladie dont il guérit, faisant Le théologien français Jean- recherche de culpabilisation de ceux
passer à deux doigts de la catas- Charlier de Gerson, en 1408, pro- qui ne se préoccupent pas assez du
trophe. Bien souvent, il y a un avant posa l’expression ars moriendi. Il futur. La mort rode, mais elle ne
et un après… Certaines valeurs tom- existait à l’origine, une version gêne pas le déroulement de la vie
bent en désuétude et des choses longue appelée Tractatus (ou Spe- tant que l’heure n’est pas venue
simples prennent une grande impor- culum) artis bene moriendi écrite (Figure 9). L’art religieux va peu à peu
tance. La rencontre des trois vifs doit en 1415 par un moine dominicain reconquérir ce qui avait été un temps
conduire les trois jeunes à changer anonyme, et plus tard une version délaissé, et de nombreuses Piétas,
leur vie. courte contenant onze gravures sur souvent d’inspiration italienne, vont >

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Figure 10 : BACICCIO La Pieta (1667).

construction visuelle sera largement


reprise. Par exemple, certains
monuments aux morts de la guerre
1914-1918 ressemblent à des sculp-
tures de descente de croix.

CONCLUSIONS
L’accompagnement du mourant
en tant que démarche personnelle
est donc ancien. Il met en scène des
thèmes variés au cours du temps,
et a été marqué par les divers évé-
Figure 9 : BRUEGEL, Pieter le vieux Le triomphe de la mort 1562. nements qui ont traversé notre his-
toire. De très longue date, l’accom-
> renvoyer l’image de la mort du Christ seulement un passage vers l’au- pagnement s’est laïcisé et s’est
et la tristesse de la Mère en conso- delà, ses représentations mettent dégagé de l’emprise cléricale, sans
lation comme en préparation à la en scène un événement douloureux pour autant perdre ses liens reli-
mort individuelle. La mort n’est pas dans l’instant vécu (Figure 10). Cette gieux.

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