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Veyne Paul. Panem et circenses : l'évergétisme devant les sciences humaines. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations.
24e année, N. 3, 1969. pp. 785-825.
doi : 10.3406/ahess.1969.422101
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1969_num_24_3_422101
DÉBATS ET COMBATS
Panem et Circenses :
l'évergétisme
à G.
connaissance.
décrire
UneGranger,
méthodologie
une expérience
Essaiarchaïque
ď une
vécue
philosophie
des
et non
sciences
àduconstituer
humaines,
style, p. un
131.
consistant
objet de
A Jean Molino.
Panem et circenses : chacun sait la place énorme qu'occupe le don dans la vie
collective à l'époque hellénistique et romaine. Tout membre de l'aristocratie gou
vernante de chaque cité est tenu, par une sorte de morale de classe, de faire à ses
compatriotes des libéralités et de donner des plaisirs au peuple, et, de leur côté, le
peuple et la cité attendent cela de lui. C'est ce qu'on appelle l'évergétisme. L'impor
tance en est telle que, dans une ville romaine, la majorité de ce que nous appelle
rionsles monuments publics sont dus au mécénat de l'aristocratie locale, et que la
majorité des fêtes populaires sont payées par cette même aristocratie ; imaginons que,
dans chaque ville française, la mairie, l'école, lé théâtre et, aux environs, le barrage
électrique, soient des cadeaux de la bourgeoisie locale et que la même bourgeoisie
offre à tous les travailleurs l'apéritif et le cinéma. Les largesses de l'aristocratie
hellénistico-romaine n'étaient pas toujours légalement ou moralement obligatoires;
elles s'expliquent aussi par un mécénat spontané, ou plutôt la distinction n'a pas
beaucoup de sens. L'évergétisme occupe ainsi, dans la contexture sociale, une place
déconcertante; il est beaucoup plus contraignant qu'une simple coutume et beau
coup plus subtil qu'une institution. Il échappe aux auteurs de vies quotidiennes
comme aux spécialistes du droit public; ce n'est pas non plus une coutume archaïque :
il se développe au ше siècle avant notre ère, c'est-à-dire à une des époques les plus
éclairées de l'histoire universelle. C'est pourquoi tout le monde connaît l'existence
de l'évergétisme, mais personne ne l'a étudié pour lui-même.
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DÉBATS ET COMBATS
Nous allons tenter cette étude1, mais il nous faut d'abord replacer l'évergétisme
hellénistico-romain dans un contexte beaucoup plus large, ce qui va nous amener
à définir notre position sur les sciences sociales, ethnologie, sociologie et économie,
et sur l'utilité que l'histoire ancienne peut en tirer. On se doute bien qu'une lecture
de Г Essai sur le don de Marcel Mauss 2 est pour quelque chose dans le choix de
notre sujet.
Un peu partout dans le monde apparaissent des ensembles de faits qui sont
grossièrement comparables à l'évergétisme antique. Le plus bel exemple, peut-être,
est fourni, de nos jours, par certaines régions du Mexique et de l'Amérique du Sud 3.
Dans toute la zone andine, les fêtes liturgiques de la Vierge et des saints sont célé
brées avec un éclat exceptionnel par les pauvres paysans de ces contrées et elles
absorbent un bon tiers de leur activité. Dans chaque village, le financement de ces
fêtes coûteuses est assuré par un système d'institutions très complexe : chaque
année, la communauté, ou plutôt les autorités du village, désignent un certain nombre
d'individus qui reçoivent des titres honorifiques (mayordomo ou capitân), à charge
pour eux d'assumer les frais de l'une de ces fêtes; ces « charges », ou cargos, sont
rangées en une sorte de cursus, les plus honorifiques entraînant, sinon la ruine, du
moins l'apauvrissement durable du dignitaire, qui hypothéquera ses terres ou
mènera pendant quelques années la vie d'ouvrier migrant : les dépenses des cargos
sont une des principales raisons qui poussent les paysans à quitter leurs villages
pour aller sur la côte du Pacifique travailler dans les mines ou les chantiers publics.
Si Pévergète désigné n'acceptait pas la charge que les autorités lui imposent, il
serait, écrit un ethnographe, « en butte à de sévères critiques et s'attirerait la censure
d'une opinion publique impitoyable; il est en effet honteux de n'avoir pas rempli
au moins une fois dans sa vie une charge religieuse ». Outre les sanctions morales,
les fonctions publiques seraient à tout jamais fermées au récalcitrant : nul ne peut
briguer les fonctions d'alcade, de fiscal, etc., s'il n'a été mayordomo ou capitân :
« dans ces petites sociétés rurales, comme dans la Rome impériale, c'est en se rui
nant qu'on accède au pouvoir. Il en résulte que les chefs des communautés se
recrutent parmi les individus les plus fortunés ». Les autorités civiles sont, de leur
côté, soumises à d'autres obligations liturgiques, mais moins ruineuses, comme
celle d'inviter leurs collègues et les dignitaires religieux à un banquet lors de la fête
d'un saint déterminé. Pour les cargos, les obligations sont beaucoup plus lourdes :
faire dire des messes, décorer l'autel du saint et l'église, fournir les victimes du
sacrifice (ces régions présentent un curieux mélange de paganisme et de christi
anisme) et, avant toutes choses, faire festoyer tous les habitants du village en leur
fournissant l'alcool et la coca. Tel est le principe; dans le détail, les choses sont plus
1. Dans une thèse en cours d'achèvement, sous la direction de M. W. Seston; les pages qu'on
va lire sont le début du premier des dix chapitres de cette thèse; nous avons réduit l'annotation
au minimum.
2. Auquel on joindra, comme autre grand classique sur le don, les deux livres de Malinowski
sur ses chers Trobriandais; pour une appréciation récente de ГEssai sur le don, voir Themes in eco
nomic anthropology edited by R. Firth (Tavistock Publications, 1967), pp. 8-17.
3. Nous résumons et citons A. Métraux, Religions et Magies indiennes, Gallimard, 1966, pp. 240
et 267, et F. Cancian, Economies and Prestige in a Maya community, the religious Cargo System
Stanford University Press, 1965, bel exemple de sociologie « fonctionaliste ».
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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
subtiles, et c'est ainsi que certaines charges sont revêtues d'un prestige traditionnel
qui est hors de proportion avec le coût relativement modéré des dépenses qu'elles
nécessitent. Il règne enfin, entre les dignitaires, une rivalité qui se traduit par le
désir de s'éclipser mutuellement, de se surpasser en largesses; « la vanité, disent les
voyageurs, est en effet le point faible du caractère indien ». On conçoit qu'un
Juvénal andin pourrait s'écrier : Le même peuple qui fonda jadis l'empire inca n'a
plus aujourd'hui qu'un souci, celui de s'enivrer de coca aux dépens des cargos; et
un Bathylle andin pourrait déclarer, à l'Auguste de ces contrées : « II est de ton intérêt,
colonel président, que le peuple s'intéresse avant tout aux cargos 1.» Rivalité, vanité,
dépolitisation, nous retrouverons tous ces lieux communs en décrivant l'évergé-
tisme romain.
A côté de différences inévitables, les analogies entre cet évergétisme andin et
celui de l'antiquité classique peuvent paraître si frappantes qu'on peut être tenté
d'orienter la recherche vers une étude comparative et d'étudier l'évergétisme en
général, le don à la collectivité, comme Mauss étudiait le sacrifice, ou le don, comme
forme primitive de l'échange. Pourtant, les analogies en question sont surtout une
illusion de perspective due à l'éloignement : comment peut-on être évergète ? A
distance égale, l'impôt direct serait non moins exotique; ce qui nous surprend est
le geste de donner, plus inhabituel chez nous que chez d'autres peuples; nous trou
vons plus naturel de garder notre argent pour nous. Mais, disait Max Weber, les
hommes ne désirent pas par nature avoir toujours davantage d'argent; ils désirent
vivre comme ils ont accoutumé de le faire dans la société qui est la leur, et conser
ver ou donner ce qu'il faut pour cela. Voici comment un ethnographe nous décrit
(de manière un peu idyllique peut-être) l'attitude de certains Indiens de la Colombie
britannique à l'égard des richesses 2 : « Jamais l'Indien n'accumule de richesses
pour lui seul, avec l'espoir d'en disposer plus tard selon son bon plaisir. C'est le
rêve de l'individualiste moderne, Européen ou Américain; l'Indien n'en a cure et
ne le comprend même pas : il ne sépare jamais richesse et déploiement de privilèges
honorifiques, emblèmes, danses, chants, noms que lui ont légués des ancêtres de
légende. On ne saurait donner un tel spectacle public sans dépenser en même temps
le bien nécessaire. Et à quoi bon accumuler? C'est réaffirmer des privilèges déjà
acquis ou bien, pour un parvenu, c'est afficher des privilèges dont la légitimité est
contestée par la tribu. Autrement dit, au delà d'un certain point, la richesse est un
gage de position sociale et non un instrument qui permet de réaliser des désirs per
sonnels. Lorsqu'il a atteint un certain âge, l'Indien renonce à ses privilèges au prof
itdes personnes qui, par parenté ou par mariage, peuvent s'en réclamer. Si bien
qu'on peut être pauvre comme Job et conserver tout son prestige ». A vrai dire, le
lecteur n'aurait peut-être pas pensé que nous autres, Européens ou Américains,
étions si individualistes et si insensibles au prestige; n'achetons-nous de Cadillacs
et de visons que par amour de la belle mécanique ou de la fourrure ? Ces bons sau
vages ont sur nous l'avantage que leur richesse n'est pas immobilisée, pour sa plus
grande part, en un énorme capital productif dont ils ne peuvent disposer; mais
n'est-elle composée que de biens périssables et ne peut-on l'accumuler au fil des
ans ? Si oui, on voudrait être sûr qu'il n'existe pas, en Colombie britannique, des
avares comme il en est chez nous; car enfin, même chez les primitifs, un homme
diffère d'un autre homme. Retenons-en, en tout cas, que l'attitude des hommes
1. Comparer le mot du comédien Bathylle à Auguste, chez Dion Cassius, LIV, 18.
2. E. Sapir, Anthropologie, vol. I, Culture et personnalité, Éditions de Minuit, 1967, p. 49.
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DÉBATS ET COMBATS
devant la richesse n'est pas simple et que celle des modernes n'est ni plus ni moins
complexe que celle des primitifs.
Une fois qu'on a rassemblé ainsi un certain nombre d'exemples des attitudes
qu'ont les différentes sociétés devant la richesse et le don, l'impression d'exotisme
s'efface et en même temps l'évergétisme perd l'espèce d'unité qu'il présentait d'abord;
il s'éparpille en une multiplicité indéfinie dont l'identité devient insaisissable. La
réaction de l'historien de l'antiquité est alors tout à fait semblable à celle de l'historien
d'une religion donnée, quand il lit tel essai fameux sur le sacrifice, par opposition
à la réaction du spécialiste de l'histoire des religions en général : l'étude compar
ativeperd tout sens à ses yeux, elle se réduit à une juxtaposition de monographies
ethnographiques ou historiques. Des différentes conduites ostentatoires ou obliga
toires qu'on réunit sous le nom de potlatch à l'évergétisme ou aux œuvres chari
tables du christianisme, ou aux. foundations anglo-saxonnes, du don gratuit à l'im
pôt, les variantes sont innombrables, les transitions, insensibles, et rien ne répond
à un modèle commun. Il ne s'agit pas de futiliser l'objet de la recherche à force de
nuances, mais de reconnaître qu'il n'existe pas de modèle général au niveau du
vécu, que ce vécu se nomme sacrifice ou don, mais seulement au niveau du forma-
lisable, de ce qui peut être constitué en objet de science au plein sens du mot; il
n'est de général que scientifique. Au niveau du vécu, tout ce qu'on peut dire comme
généralités n'est pas très intéressant. Par exemple, qu'il n'est pas rare de voir les
hommes, pour les raisons les plus diverses, mais les plus compréhensibles, faire des
dons à leur collectivité, et que cette conduite est généralement (sinon toujours) bien
vue. On peut aller jusqu'à mettre à part une série de cas où le don à la collectivité
est en liaison, de quelque manière, avec l'acquisition ou la possession d'une fonc
tion politique ou religieuse, mais alors, il faut se hâter de préciser que, dans l'éver
gétisme antique, cette liaison est venue secondairement et qu'elle est restée extérieure;
les libéralités dues aux candidats ou aux magistrats en exercice (et que nous appel
lerons liturgies) ne sont qu'une variété du mécénat spontané des simples particul
iers (que nous appellerons évergétisme libre), et l'opinion publique n'a jamais voulu
distinguer entre les deux catégories, qui ne sont effectivement pas séparables.
La difficulté du comparatisme n'est pas que la science ne peut rendre compte
de la variété individuelle (la chose est trop évidente), mais qu'à un certain niveau
il n'existe que des cas individuels. On voit assurément se répéter, à travers l'histoire,
certains types de solution à certains problèmes, ce qui donne l'impression qu'une
typologie est possible; c'est là une illusion engendrée par la combinatoire, due au
fait que le nombre de solutions possibles est limité, comme celui des thèmes de contes
ou des situations dramatiques, et que certaines de ces solutions sont plus simples
et faciles que d'autres. Il n'est pas rare de voir un État accorder des privilèges, des
exemptions ou un monopole à un groupe social ou à une association professionn
elle, en exigeant un service public déterminé en échange (c'est ce que Max Weber
appelle le système liturgique) : l'État qui recourt à cette solution a cédé à la tenta
tion de la facilité; de même, imposer aux riches des obligations déterminées (c'est
la liturgie au sens grec du mot) exige moins d'élaboration rationnelle et administ
rativeque l'impôt sur le revenu. La fréquence de certaines solutions à travers l'his
toire est proportionnelle à leur pauvreté. En revanche, on chercherait en vain l'éve
rgétisme dans la typologie du financement des organismes politiques qu'a dressée
Weber1. Imposer à tout dignitaire nouvellement désigné le devoir de se conduire
1. Wirtschaft und Gesellschaft, 1, 2, 38 (trad. Talcott Parsons, The theory of social and economic
organisation, 1947, p. 310).
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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
1. Idée chère à l'historisme allemand : voir K. Knies, Politische Oekonomie vont geschichtlichen
Standpunkt, 2e édition, 1883, p. 123.
2. R. Ruver dans Cahiers de l'institut de science économique appliquée, n° 55, mai-déc. 1957,
p. 78.
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DÉBATS ET COMBATS
1. Knut Wicksell, Lectures on political economy, éd. Lionel Robbins, Routledge and Kegan
Paul, 1934, réimp. 1967, pp. 53-53 et 197. Rien ne semble plus urgent, par les temps qui courent
et l'eau qui coule dans la Seine, qu'une traduction de ce bref manuel théorique, d'une clarté, d'une
précision et d'une profondeur rares, qui est sans doute le chef-d'œuvre de l'économie néo-classique,
avec la Théorie du développement économique de Schumpeter.
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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
1. Mes remerciements vont à mon vieil ami Gérard Lebrun : l'auteur de Kant et la fin de la
métaphysique a bien voulu lire cette page et la trouver exacte, quoique naïve.
2. La métaphore des frottements, qui se retrouvera chez Walras, est chez Clausewitz, De la
guerre, trad. D. Naville, Éditions de Minuit, 1955, pp. 109 et 671.
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DÉBATS ET COMBATS
la logique et comme la limite de tout conflit; ou à celui par lequel on reproche aux
économistes de bâtir la fiction d'un homo œconomicus mû par son seul égoïsme,
parce que, selon le mot de Walras \ l'économiste commence par abstraire son objet
de connaissance, « comme, en mécanique pure, on suppose d'abord des machines
sans frottement ». De même, les différentes théories ou doctrines de l'autorité poli
tique, ou la sociologie wébérierme du pouvoir, avec ses trois idéaltypes, ne font que
traduire tant bien que mal le fait irréductible de l'autorité politique, qu'elle se pré
sente comme traditionnelle, constitutionnelle ou charismatique. N'étudier que
sociologiquement l'action humaine, c'est se résigner à n'y rien comprendre. Les
deux Critiques, ou Clausewitz, ou la théorie économique, la seule sans doute des
sciences humaines qui soit pleinement constituée à ce jour, ou la récente mathémat
ique des jeux de stratégie et l'ensemble encore confus qu'on désigne sous le nom
de recherche opérationnelle, sont les débris d'une praxéologie future 2; ainsi s'édifie
peu à peu, dans un no man's land qui n'est ni sociologique ni psychologique, une
science (c'est-à-dire une théorie formelle) de l'action qui est présentement le seul
avenir des sciences humaines.
Fonder une praxéologie ne consiste pas à formuler des vœux pieux en ce sens,
comme nous venons de le faire, mais à établir le théorème fondamental. Nous ne
disposons à cette heure d'aucun moyen d'entreprendre l'analyse praxéologique des
conduites de don et de l'évergétisme; invoquer à ce sujet la répartition des gains
dans les jeux à n personnes relèverait de la métaphore, tant que les applications
descriptives de la théorie des jeux ne seront pas mieux connues : car cette théorie
n'a encore qu'une valeur surtout normative, en ce sens qu'elle existe, mais sans qu'on
sache encore trop à quelle réalité l'appliquer. Après tout, il n'en allait guère autre
ment du calcul des probabilités au temps de Pascal. Quant à la sociologie, elle ne
fournit guère qu'une paraphrase parfois très heureuse du vécu. Comme l'histoire
naturelle d'autrefois, elle poursuit l'inventaire du monde et découvre les singularités
de la nature sociale, potlatch, mémoire collective, fréquence du suicide chez les
protestants ou plurifonctionalité des associations d'immigrés aux États-Unis, où
se révèle l'action de forces mystérieuses. L'évergétisme a peut-être quelque chose
à faire avec la structure sociale, mais cette structure n'est qu'un mot; avec l'équilibre
social, mais la notion d'équilibre est redoutablement complexe et celle d'équilibre
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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
social appartient à la sagesse des nations; l'évergétisme a sûrement une ou des fonc
tions, mais il ne serait que trop facile de dire lesquelles, et le profit n'en serait pas
considérable. La sociologie n'est pour l'instant qu'une science qui voudrait être,
mais dont la première ligne n'a pas encore été écrite; elle n'a pu encore constituer
ses concepts, ses méthodes et ses modèles, et aucun théorème sociologique n'a été
formulé à ce jour 1. Les concepts dont elle use, que ce soient celui de don ou celui de
cohésion sociale ou d'équilibre, sont empruntés à l'expérience vécue : c'est ainsi que
la physique ancienne conceptualisait le Chaud et l'Humide. A l'heure présente, il
en va des sciences de l'homme comme de celles de la nature au début des temps
modernes : ceux qui affirmaient que la nature est mathématisable se voyaient accu
sésde méconnaître le caractère imprévisible et inépuisable de cette Grande Mère,
qui ne se laisse pas ramener ainsi à des chiffres, et ils ne pouvaient produire, pour
leur justification, que deux ou trois théorèmes qui semblaient bien pauvres à côté
de la riche production de ceux qui lisaient ou paraphrasaient à livre ouvert le grand
livre de la nature et de l'homme; Galilée séduisait moins de lecteurs que Paracelse, et,
pour les contemporains, la science s'appelait Paracelse. Il faut nous résigner à l'idée
peu aimable que, dans une science naissante, joue la loi de tout ou rien; des pans
énormes de la production scientifique, qui semblaient être la science même aux yeux
des contemporains, peuvent n'être que des ruines ; c'est un risque qu'il faut affronter,
mais qu'il ne faut pas nier.
Seulement, le fait qu'une science soit en enfance ne l'empêche pas d'être un art
et de pouvoir être utilisée comme tel. Relisons l'admirable Essai sur le don. Devant
ces pages si suggestives, on se sent aussi pédant, à parler de science, que si l'on exi
geait d'un grand romancier qu'il apporte sa pierre à l'édifice d'une authentique
science psychologique. Comme le romancier et l'historien, le sociologue, à ce jour,
ne fait pas moins bien que le savant, il fait autre chose; il s'ensuit que son œuvre
doit être utilisée autrement que celle d'un savant : elle ne nous révèle pas de vérités
universelles, elle ne nous apporte pas de méthode, mais des suggestions et un exemple.
U Essai sur le don n'est pas une théorie du don, n'en construit pas de modèle, n'en
donne pas la « formule » comme la chimie donne celle de l'oxyde carbonique, et
l'économie, celle de l'utilité finale : il fait « comprendre » certaines conduites, au sens
que ce mot a dans la vie de tous les jours, et il permet d'imaginer, par ressemblance
ou par contraste, comment il faut comprendre d'autres conduites qui sont plus ou
moins semblables à celles-là. Il dépouille les conduites de don de leur étrangeté
exotique, il montre leur diversité et suggère par là une sorte de combinatoire de ces
conduites. Il enseigne à ne pas être dupe des concepts que nous plaquons sur la réal
ité et à les adapter à chaque objet; nous distinguons l'économie, la société, la poli
tique, la religion, la culture, les mœurs; mais le potlatch (et on peut en dire autant
de l'évergétisme) se retrouve à tous ces étages, les traverse de haut en bas et structure
à sa manière la société toute entière : l'évergétisme est un « fait social total »; ou, si
l'on préfère, les découpages traditionnels le mutileraient. En somme, Mauss est un
grand romancier : il nous montre des conduites étranges sous le biais où elles
deviennent compréhensibles pour nous, il accroît nos facultés de compréhension et
d'imagination.
Que les sciences humaines n'en soient pas réduites, par essence, à « comprendre »
1. L'emploi du mot théorème chez Murdock nous semble fait au mode désidératif plus qu'au
mode indicatif. Le livre important de R. Bourdon mériterait une discussion, qui saurait trouver
place ici.
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DÉBATS ET COMBATS
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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
tisme par le structuralisme pourrait consister, par exemple, à affirmer qu'il est
échange : l'évergète échange ses richesses contre du prestige ou de l'autorité. Les
hommes, nous dit-on, échangent des biens, des femmes et des paroles et, si tel chef
amazonien se voit reconnaître le droit d'avoir plusieurs concubines, c'est « en
échange » de l'autorité qu'il exerce dans l'intérêt de tous. Pareille explication n'est
à vrai dire qu'un flatus vocis. Il est certain que l'évergétisme insère le donneur dans
une série d'actions et de réactions, qu'il lui vaut, par exemple, de la notoriété ou lui
épargne un charivari; mais une suite d'actions et de réactions n'est pas un échange.
C'est un fait que, parfois, l'évergétisme dessine des réseaux compliqués de relations
entre les donateurs, la plèbe et la cité, qui échangent des cadeaux et des honneurs;
mais ce serait une étrange illusion que de prendre les dessins schématiques, que les
faits ne peuvent pas ne pas dessiner entre eux, pour la cause même de ces faits. Cela
existe, il est vrai, en phonologie, parce qu'un système phonologique est un code;
toutefois les maladresses politiques ou sociales ne semblent pas entièrement ass
imilables à des fautes de prononciation.
Ouvrons les Structures élémentaires de la parenté, de Lévi-Strauss. Il y a deux
parts dans ce livre célèbre : une formalisation des règles du mariage dans les sociétés
primitives, une interprétation fonctionaliste de ces règles et de la prohibition de l'in
ceste, conçues comme destinées à promouvoir l'échange des femmes à fin d'intégrer
le corps social : A donne sa sœur à В au lieu de l'épouser lui-même, С lui donne en
échange la sienne, et c'est ainsi que la société échappe au péril mortel d'éclater en
une multitude de familles refermées chacune sur elle-même. La formalisation des
règles du mariage, devenue rapidement un chapitre classique des sciences humaines,
est un des exploits scientifiques de notre siècle; elle a montré que, là où semblait
régner l'arbitraire de la coutume, se dissimulait parfois un ordre secret. Mais on ne
voit pas ce que cet exploit a de structurel ni ce qui justifie qu'on crée le néologisme
de structuralisme et qu'on l'élève au rang d'une méthode : systématiser les règles
du mariage est la même chose que systématiser celles du mouvement des planètes,
de l'hérédité ou de l'accentuation grecque ou anglaise; c'est faire ce que la science,
en tant que science, a toujours fait. Mais peu importe qu'un chercheur n'ait pas la
méthodologie de sa méthode, quand il a le mérite infiniment plus solide d'avoir une
méthode. En revanche, la partie fonctionaliste de l'œuvre de Lévi-Strauss est-elle
vraiment une méthode ? Est-elle autre chose qu'un finalisme assez anodin ? Tout
se passe comme si les hommes entreprenaient d'échanger des femmes selon des
règles plus ou moins complexes (au lieu de prendre chacun leur sœur, comme il serait
obvie), pour créer une structure et assurer leur solidarité par cet échange ; ce qui about
it à une rupture avec la nature et à la naissance de la culture et d'un ordre propre
menthumain. Thèse indémontrable, qui n'est pas plus évidente que n'importe quelle
autre interprétation finaliste; et si les interprétations indigènes du mariage comme
échange n'étaient qu'une rationalisation ou une métaphore ? Si certaines interpré
tations de l'auteur, analysant en sociologue les cadeaux que certains hommes font à
leur maîtresse ou les échanges des convives qui scellent l'unité de leur tablée en se
passant le vin, étaient trop massivement ingénieuses et sérieuses pour prouver
beaucoup ? On voit mal, à vrai dire, en quoi une formalisation des règles du mariage
pourrait aboutir à une explication de ces règles, à moins que leur système ne soit un
code et qu'il ne reçoive de lui-même son sens. Il semble que, dans la pensée de l'au
teur, l'échange tende à rapprocher ces règles d'un code édifié par une obscure con
vention collective; la configuration de ce jeu de barres géant qu'est le système de la
parenté ne serait plus la résultante des règles, mais le but même du jeu. Assurément,
l'hypothèse selon laquelle la prohibition de l'inceste est l'envers d'un système
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d'échange n'a en elle-même rien que d'acceptable, à moins de professer que la cons
cience est toujours à la racine de l'action; vraie ou fausse, elle est en tout cas un bel
exemple de ce que peut être l'explication dans les sciences humaines. Ce sont les
justifications fonctionalistes qu'y ajoute l'auteur qui semblent moins intéressantes.
Quelle réalité recouvrent en effet les mots « maintenir le groupe comme groupe », « lier
les hommes entre eux », éviter le « péril mortel » de voir « le groupe social éclater
en une multitude de familles consanguines » ? On comprend mal l'étendue du péril et
la pertinence du remède : faut-il croire que seule la parenté par alliance peut trans
former l'homme en zôon politïkon ? Le lecteur échappe difficilement à l'idée que ce
péril mortel est imaginé à partir de la fonction prêtée à l'échange des femmes et que
cette fonction est démontrée à partir du péril. On inventerait demain une explication
non fonctionnelle de la prohibition de l'inceste et on cesserait de parler d'un échange
des femmes, que la formalisation des règles de la parenté, la « structure », n'en serait
pas modifiée d'un iota. Et si structure signifie échange, nous aboutissons à la thèse
fameuse sur la structure de la société : les hommes échangent des biens, des paroles
et des femmes ; le nom de structure peut donc désigner un code (le système phonol
ogique), un système d'équations (l'équilibre de Walras) et des règles formelles,
celles du mariage. Il est difficile de préciser si l'échange des paroles est structurel en
tant qu'échange ou en tant que les choses échangées — des phonèmes — sont struc
turelles puisque phonologiques; pour les femmes, en revanche, seul leur échange
est structurel. Le mot de structure a donc bien des sens, et celui d'échange est passa
blement métaphorique. Il ne serait donc pas interdit dans ces conditions d'expliquer
l'évergétisme comme un système d'échanges (évergésies contre prestige et pouvoir)
qui faisait fonctionner la société comme une structure, assurait sa cohésion et déter
minait la rupture avec un ordre naturel où chacun consommerait son propre bien
et garderait jalousement pour lui ses facultés d'admiration et d'obéissance, au lieu
d'en faire bénéficier autrui.
Mais si, au contraire, le mot de structure désignait simplement un système hypo-
thético-déductif, comme celui des règles du mariage, qui est la grande découverte
de Lévi-Strauss, en ce cas une analyse structuraliste de l'évergétisme consisterait à
prendre dans leur ensemble les règles relatives aux évergésies, les lois municipales
sur le mécénat, etc., et à chercher si, par hasard, leur incohérence apparente ne dis
simulerait pas un ordre, qu'il s'agirait de décrypter. A priori, il n'y a aucune raison
de croire que cet ordre existe nécessairement : dans quelque société qu'on se place,
on peut penser que certaines règles tacites sont systématiques et que d'autres ne sont
qu4in_agr-égat réuni par les hasards de l'histoire; dans ce second cas, l'explication
scientifique consistera à disperser cet agrégat et à rattacher les diverses règles à
diverses séries qui permettent d'en rendre compte. Notre impression personnelle
est que, en ce qui concerne l'évergétisme, la seconde éventualité est la bonne : l'éver
gétisme est un agrégat historique, plutôt qu'un système, et, pour parler comme
Cournot, il avait des causes, mais point de raison. Ce qui ne lui enlève pas toute
rationalité : tel que les hasards de l'histoire l'ont fait, il a joué, on le verra, le rôle
d'une sorte de matrice des enjeux dans le jeu social.
A vrai dire, on voit mal, à travers des déclarations malaisées à accorder, si le
mot structure désigne tout modèle mathématique ou seulement un certain type
de modèle, dont la phonologie est le meilleur exemple. Dans l'un et l'autre cas, il
serait assez vain de se demander si tout est structurel dans la société ou si certaines
choses ne le sont pas. Autant se demander si, oui ou non, les phénomènes physiques
sont tous destinés à être exprimés par la mécanique newtonienne; si, oui ou non,
l'essence de ces phénomènes « est » mathématique d'une façon générale; la pre-
796
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
mière question est une présomption inutile, et la seconde est un problème de mots.
Toute science consiste à établir des relations rigoureuses, qu'il est évidemment loi
sible d'appeler structures; en ce sens, c'est la science elle-même qui est structurelle,
et, pour qu'une sociologie soit structurelle, il suffira qu'elle soit vraiment une science.
La question de savoir si la société « est » structurelle est alors un problème philoso
phique, comparable à celui des Pythagoriciens, qui soutenaient que la nature est
nombre parce que leur acoustique était mathématique. Ce n'est pourtant pas ce pro
blème qu'on veut se poser quand on se demande ce qui est structurel ou ne l'est pas :
on croit s'interroger sur une question de méthode, on soulève en fait la question des
bornes de la connaissance scientifique; or la question des limites de la science est
extérieure à la science. Rien de plus fréquent, il est vrai, que cette confusion pythagor
icienne entre l'être et le connaître; îe reproche qui est fait parfois au structuralisme
d'être un fixisme et de ne pouvoir comporter d'évolution diachronique en est un
exemple. Ce reproche veut dire, en effet, que, si quelqu'un estime pouvoir construire
un modèle structurel de la phonologie ou de l'équilibre économique, ce ne peut être
que parce qu'il professe que la langue et l'économie « sont » structurelles; or, comme,
par définition, une structure est bloquée dans la synchronie, il est objectivement un
affreux fixiste... C'est un faux problème ou un procès d'intention. Ni Walras ni
Saussure n'ont songé à nier que les langues ou les prix évoluaient; ils ont même
précisé par quel biais se faisait cette évolution. Ils n'ont voulu dire que ce qu'ils ont
dit : qu'ils étaient parvenus à formuler rigoureusement un fait abstrait, l'équilibre
absolument concurrenciel ou la « langue », par opposition à la parole; ils n'ont pas
prétendu que cette formulation de détail était un symptôme révélateur de la nature
des choses en général. Car la science ne s'élève pas si haut, n'étant pas une ontologie
ou une idéologie; ses affirmations sont limitées à elles-mêmes et elle ne présume rien
de ce qu'elle ne dit pas; l'idée que les choses sont structurelles est, ou un débat de
mots, ou une spéculation sur l'inconnu. A moins d'être une mystique, la structure,
c'est un instrument de connaissance. Et si l'on était tenté de croire que le caractère
structurel de la langue, de la société ou des mythes nous révèle quelque chose du
fonctionnement de l'esprit humain et montre que cet esprit est structurel, alors il
faudrait croire qu'il est également différentiel, puisque la plupart des lois de l'éc
onomie se traduisent, comme celles de la physique classique, par des équations diffé
rentielles.
« Fonctionalisme » est aussi ambigu que « structuralisme ». Retenons-en deux
significations. On peut vouloir dire tout simplement par là que, dans les sociétés
anciennes, l'évergétisme remplissait à peu près la fonction que remplit chez nous la
fiscalité. Certes, mais il faut ajouter que cette fonction n'a pas créé son organe, au
contraire (c'est secondairement et peu à peu que l'évergétisme est devenu une quasi-
fiscalité), et que l'organe a toujours largement débordé la fonction, qui le débordait
aussi de son côté; et puis ce fonctionalisme n'ajoute rien à notre connaissance;
conclure de l'effet à la fonction n'est qu'une paraphrase d'un fmalisme assez gross
ier.
« Fonctionalisme » peut signifier aussi que l'évergétisme assurait la cohésion ou
l'équilibre de la société ou de l'État; le pain et le Cirque n'étaient-ils pas l'opium du
peuple romain ? Ce lieu commun tire sa fausse évidence d'une idée polémique, celle
de dépolitisation; le seul ennui est, qu'aux yeux des Anciens, les masses dépolitisées
sont précisément celles qui réclameraient des salaires décents et des congés payés et
que nous appellerions politisées; le thème du pain et du Cirque ne correspond pas
à notre thème de la dépolitisation, mais à celui du « sordide matérialisme des masses ».
Et que veut dire cohésion ? Les groupes sociaux ont-ils ainsi une vision de la société
797
DÉBATS ET COMBATS
globale qui leur permet d'estimer si leur part dans le partage est satisfaisante ? Qui
a jamais pu définir un point d'équilibre en la matière ? Ne peut-il s'agir aussi de
conflits de frontière entre groupes, ou de coalitions complexes de groupes entre eux,
réunis par des rapports de subordination ou d'alliance, sans qu'un point central
d'équilibre soit à considérer ? Et par quelle alchimie affective une frustation poli
tique sera-t-elle compensée par des satisfactions matérielles (ou inversement)?
Quand un notable refuse des gladiateurs au peuple, cela provoque un charivari;
est-ce parce qu'il a, par son refus, déséquilibré la société, ou parce que le peuple est
imait avoir traditionnellement droit à des gladiateurs ? Sans la tradition, l'histoire
serait abstraite comme l'algèbre. L'équilibre en question est-il autre chose qu'une
tradition infiniment variable selon les temps et les lieux ? Qu'il y ait derrière tout
cela des problèmes très réels, c'est indubitable : la question est de savoir si nous
avons les moyens de les résoudre. S'il ne s'agissait que d'évoquer à notre esprit une
tranche de vécu, avec tous les problèmes qui s'y posent, les mots de tous les jours
suffiraient; mais, pour résoudre ces problèmes, il faut des concepts assez précis pour
être opérationnels : force est de constater que nous ne les avons pas. Disons même
que, si l'on veut retrouver de nos jours la fraîcheur et les émotions de l'ancienne
physique, comprendre le génie qu'il fallut pour distinguer mouvement et change
ment,vitesse et accélération, chaleur et température, la peine qu'on eut à penser
jusqu'au bout l'idée d'inertie, il suffit de se livrer au petit exercice suivant : essayer
de tirer au clair les notions familières de classe sociale, de dépolitisation ou de rôle
(à supposer qu'elles aient plus de réalité que celles de lieu naturel ou de perfection
du mouvement circulaire); qui s'étonne que Lucrèce manie si maladroitement
l'idée d'équilibre des éléments naturels n'a qu'à essayer de faire mieux avec celle
d'équilibre social.
Ce qui rend peu claires les explications fonctionalistes est leur caractère passe
partout; on déduit la fonction de la nature de la chose avant de prouver le caractère
fonctionnel de la chose à partir de cette déduction. On pourrait donc répéter de
l'évergétisme ce qu'on lit çà et là sur les conduites de don qu'on retrouve chez tant
de peuples : il servait à redistribuer le produit social, il avait pour but de réduire
l'individu trop riche à la norme (on n'est pas libéral en général, mais libéral comme
la tradition veut qu'on le soit), il répondait au besoin d'authentifier les hiérarchies
en symbolisant la structure sociale par un réseau de dons, il servait à situer les par
tenaires à l'intérieur de cette hiérarchie, il était un mécanisme de régulation sociale
grâce auquel les riches participaient au pouvoir et n'étaient pas tentés de contester
l'ordre établi, en opposant une hiérarchie économique à la hiérarchie politique...
Tout cela n'est que trop vrai, et l'énumération n'est pas limitative, car elle ne dépend
que de l'ingéniosité de chacun; à la fin, l'évergétisme aura autant de fonctions que
nous aurons su discerner en lui d'aspects différents. Toutes ces fonctions se ramèner
ont au fond à une seule : intégrer l'individu au groupe; à vrai dire, quel fait social
n'en fait pas autant, depuis les fêtes nationales jusqu'aux révoltes anarchistes, qui
scellent l'union sacrée contre elles ? Tout processus conforme à des normes est un
hommage rendu à ces normes; et si, se révoltant contre ces normes, il n'aboutit qu'à
les confirmer, il révèle par là que sa fonction latente, différente de sa fonction consc
iente, était celle d'un exutoire nécessaire à l'équilibre. Toutes les fonctions qu'on
peut attribuer à l'évergétisme seront donc vraies, ou plutôt non fausses et imposs
ibles à infirmer, c'est-à-dire non scientifiques : comment s'y prendre pour démont
rer, par exemple, que l'évergétisme ne répondait pas à un « besoin d'authentifier
les hiérarchies » ? Finalement, le seul moment laborieux d'une étude fonctionaliste,
le seul où l'on ne pourrait pas dire n'importe quoi, ne serait pas celui où l'on para-
798
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
phrase les faits en fonctions, mais celui où l'on établit ces faits, c'est-à-dire le moment
historique ou philologique. L'opposition du vécu et du formel, qui est la porte de
toute science authentique, correspond à celle des disciplines historiques et philolo
giques, d'une part, et des mathemata, de l'autre.
A un type de fonctionalisme qui explique les faits sociaux en les rattachant à un
certain nombre de grandes fonctions qui ont été préalablement énumérées, on a
coutume d'opposer, avec Merton, un fonctionalisme partiel, qui cherche à découvrir,
derrière un fait social, la fonction latente qu'il peut avoir et, pour ainsi dire, le rôle
qu'il joue au fond. La valeur heuristique de ce fonctionalisme-là est grande. On
montrerait, par exemple, que le propre des associations professionnelles ou religieuses
est de tendre à remplir, outre leur destination officielle, un certain nombre de fonc
tions latentes qui sont leur véritable vie (songeons aux collegia romains), que la cor
ruption politique a un rôle de protection des faibles et des isolés (songeons à la
clienteld) ou que certaines dépenses importantes ont pour but inconscient de faire
parade de richesse (c'est la conspicuous consumption). La vertu de ce fonctionalisme
heuristique est donc d'amener à une description plus subtile des faits. Il continue la
vieille tradition satirique, cynique, radicale, qui jette sur les choses humaines un
regard sans préjugé et affirme que la réalité ne ressemble guère aux apparences édi
fiantes qu'elle se donne; le moins qu'on puisse attendre d'un sociologue est, en effet,
d'en être calmement persuadé, mais que peut-on attendre de plus de ce fonctiona
lisme ? C'est une chose d'affirmer que le Cirque avait pour conséquence de dépol
itiser la plèbe, c'en est une autre de postuler que cette conséquence était sa fin, c'en
est une troisième d'ajouter que cette fonction s'est donnée elle-même son organe et
ne s'est pas contentée de métamorphoser la fonction d'une institution préexistante;
une quatrième étape, que le fonctionalisme dispense de franchir, serait d'ajouter
que cette fonction était voulue, intentionnelle, et qu'il y a du machiavélisme là-des
sous. Car le machiavélisme est aussi familier à la pensée antique que le fonctiona
lisme à la pensée moderne; l'évergétisme, selon Aristote, servait à consoler le peuple
de la perte de ses droits politiques et à l'endormir dans un hideux matérialisme; pour
le Pseudo-Dicéarque, les repas publics des Athéniens servaient à empêcher les pauvres
de se soulever contre les riches. Machiavélisme et fonctionalisme ont ainsi la vertu
de faire voir des choses qui ont à nos yeux quelque vérité : mais le problème serait
de préciser en quel sens elles sont vraies. Le fonctionalisme consiste, ou bien à poser
l'existence d'un certain nombre de grandes fonctions (nutrition, reproduction,
cohésion...), et alors ce n'est guère qu'un truisme 1, ou bien à définir comme fonc
tionnelle la relation de certains faits, et alors c'est un finalisme; s'il n'est ni ceci ni
cela et qu'il se contente d'affirmer qu'il y a des rapports entre des faits, il se confond
avec le projet d'une sociologie en général.
799
DÉBATS ET COMBATS
1. A. Ptettre, Les trois âges de V économie, à propos d'un article de R. Lopez; la théorie semble
insoutenable, car le keynésisme, doctrine de la courte période, ne peut se transposer dans la longue
période sans tomber dans des absurdités.
2. On ne saurait trop vanter l'ouvrage de Lionel Robbins, Essai sur la nature et la signification
800
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
ou moins efficacement, leurs fins économiques, mais ce qu'ils feraient s'ils étaient
des hommes œconomici plus rationnels qu'ils ne le sont généralement, indépendam
ment des fins qu'ils ont choisies et des raisons qui les leur ont fait choisir : pour un
apôtre ou un évergète, s'il est un homme organisé, un sou est un sou comme pour un
requin de la finance. La rationalité en question est celle des moyens par rapport aux
fins, qui demeurent extérieures à l'économie; la consommation, qui relève des fins,
est ainsi à la frontière de l'analyse. Comme toute praxéologie, l'économie est à cheval
sur le descriptif et le normatif et elle trace la limite possible de l'action; comme pour
la moralité kantienne, on peut penser qu'aucune action à ce jour n'a été accomplie
par pure rationalité économique... Ce caractère à demi normatif n'a cependant rien
d'utopique; d'abord la limite en question est intérieure aux possibilités humaines,
et ensuite elle est fondée sur la nature des choses : au « tu dois » de la rationalité
économique, si l'homme réplique : « Et si je ne le fais pas ? », l'économie peut répondre :
« L'événement me vengera ». La théorie est ainsi un instrument d'analyse : que
l'homme soit rationnel ou ne le soit pas, elle explique ce qu'il en advient et pourquoi.
Autrement dit, tout ce que peut faire l'économiste est de demander au consom
mateur ce qu'il préfère consommer, du pain ou du Cirque, sans porter de jugement
sur le bien-fondé de ce choix, qu'il prend comme une donnée. L'échelle des préfé
rences et le revenu de chacun étant connus, l'économiste trace les courbes d'indiffé
rence — tant de pain ou tant de Cirque — et suppose que le consommateur, qu'il soit
égoïste ou évergète, entend tirer le maximum de ses moyens; il lui indique la combi
naison optimum que lui permet son revenu. Il ne faut donc pas confondre, sous le
nom de théorie du comportement du consommateur, l'analyse économique de ce
comportement et son analyse psycho-sociologique; la première ne peut aller plus
loin que la cohérence des options, la transitivité des préférences, les courbes d'indif
férence et l'effet de substitution; la seconde essaie d'expliquer les options elles-
mêmes, au risque de retomber sur les apories du vécu sociologique. Une partie des
études sur la « fonction de consommation » sont en réalité sociologique; elles ne
sont pas plus économiques que ne le serait une étude des données technologiques
de la fonction de production. Consommation, production ou répartition, l'économie
n'étudie pas les choix, mais les conséquences de ces choix dans un monde où les
biens sont rares et imparfaitement substituables les uns aux autres; elle étudiera les
conséquences économiques de l'évergétisme, mais non ses causes.
Supposons donc, au lieu du consommateur égoïste qu'imaginent les économistes
en notre siècle avare, un évergète qui n'achète que pour donner, mais qui, par hypot
hèse, soit en même temps un évergète snob : au lieu d'acheter de bons gladiateurs
à un prix raisonnable, il en achète d'autres qui ne sont pas meilleurs, mais qui lui
reviennent beaucoup plus cher; il gaspille son argent pour prouver au peuple qu'il
est assez riche pour se permettre de le faire, et on a coutume d'appeler snob effect ou
conspicuous consumption ce genre de conduite. L'économiste n'a cure de ces mobiles
ostentatoires; il constate seulement que la surface d'indifférence en est modifiée, que
la pente de la courbe de demande cesse d'être négative. Supposons un autre évergète
qui soit de mince origine, un Trimalcion; au contact des vieilles familles de sa cité,
qui sont encore plus riches que lui, il éprouve un sentiment de frustration qu'il entre
prend de compenser et, en conséquence, sa propension à consommer ou, plutôt à
donner, augmente : nous baptiserons demonstration effect le processus en question,
de la science économique, Librairie de Médicis, 1947, et aussi L. von Mises, Episîological Pro
blems of Economies, Van Nostrand, 1960.
801
DÉBATS ET COMBATS
et nous expliquerons par lui des faits contemporains, comme le malaise du Tiers
monde devant la civilisation américaine. Comme on voit, nous ne sommes plus sur
le terrain de l'économie, mais sur celui de la psychologie sociale, et d'une psychologie
qui a deux mérites. D'abord celui de nous rappeler que l'attitude du consommateur
n'est pas toujours rationnelle, à supposer que cet adjectif puisse avoir un sens qui ne
soit pas conventionnel. Ensuite celui de ne rien expliquer, de ne pas même décrire
ces conduites avec quelque précision, mais de se contenter d'évoquer leur existence
et de mettre des étiquettes commodes sur ces morceaux de vécu : les mots de con
sommation ostentatoire évoquent en quelques syllabes une réalité complexe, mais
qui nous est familière et que nous nous imaginons bien connaître. Ou bien nous nous
en tenons à cette familiarité trompeuse et nous pourrons alors expliquer par la
consommation ostentatoire l'évergétisme tout entier, qui est une parade de richesse;
notre tâche sera ainsi aussitôt terminée ; ou bien nous essayons de voir qui consomme
ostentatoirement, quand, comment et pour jeter de la poudre aux yeux de qui, et
nous en revenons aux sciences historico-philologiques ou à la sociologie entendue
au sens particulier d'histoire de la civilisation contemporaine. La consommation
évergétique est un sujet d'étude pour l'historien et non pour l'économiste.
Il en va de même de l'évergétisme considéré comme un mode de redistribution
du revenu national. C'est ici qu'il est le plus urgent d'en revenir aux fondements
théoriques, qui sont très étroits. La distribution du revenu est incontestablement un
processus économique, mais il est plus d'une définition de l'économie. L'analyse
pure prend pour base l'hypothèse d'un processus abandonné à lui-même et à la
rationalité économique, sans interventions extérieures, que ce soient celles d'un
ministre ou celles de la psychologie d'un groupe humain; ou encore elle considère
ces interventions comme de simples données, qui jalonnent la frontière entre l'ana
lyseéconomique et les disciplines voisines. Soit alors la théorie de la répartition.
L'analyse ne prétend pas expliquer la distribution réelle du revenu dans toute une
population, mais ce qui se passerait si les mécanismes économiques étaient aban
données à eux-mêmes (hypothèse qui coïncide assez bien avec la réalité dans le cas
du capitalisme libéral), et elle ne prend en considération que les agents économiques.
Elle décrit ainsi la part d'économie pure, variable selon les sociétés, qu'il y a dans
la répartition réelle; c'est à l'historien ou au sociologue de faire le reste, de dire si la
réalité coïncide avec le modèle normatif et, si elle ne le fait pas, de quelle manière
l'économie s'est vengée. L'essentiel est de bien distinguer les deux points de vue.
Or le risque de confusion existe. Depuis la révolution macroéconomique, depuis que
l'intervention des États dans la vie économique de la société est devenue de plus en
plus importante, il s'est développé une sorte de néocaméralisme qui a transformé
les économistes en conseillers des gouvernements ou en constructeurs de jolis gadgets
appelés modèles de croissance. Sous le nom de science économique, on entend à la
fois une théorie, et des recettes de politique économique, d'où quelque possible flo
ttement. Pour le théoricien, la distinction de l'économie et de la sociologie dans
l'explication de la répartition effective est un axiome ou une définition; pour le
caméraliste, ce peut être une constatation ou une conclusion. La confusion sera encore
accrue par le fait que l'un et l'autre économistes ne parlent pas tout à fait du même
objet. Le théoricien ne considère que les agents économiques, leurs rentes, leurs
salaires, leurs quasi-rentes et leurs éventuels profits, tandis que le caméraliste part
d'une réalité, le tableau du revenu national de son pays, document de base de toute
politique économique. Le caméraliste sera donc amené à étudier, par exemple, les
traitements des fonctionnaires ou les gages des domestiques, qui figurent sur son
tableau, tandis que le théoricien les ignorera ou se posera à leur sujet des problèmes
802
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
1. Et il a été sans doute le premier à le faire : E. von Boehm-Bawerk, Positive Théorie des
Kapitals, édition de 1889, pp. 390-398.
2. Economies of imperfect Competition, Macmillan, 1933, p. 330.
803
DÉBATS ET COMBATS
804
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
valeur, au lieu de tout dépenser en évergésies ? L'idée n'est que trop juste, mais sup
poserait un horizon mental différent. Comme l'économie de la Chine impériale selon
Max Weber, l'économie romaine se répétait, toujours la même d'année en année,
selon une manière traditionnelle, ses buts et ses rythmes étant fixés une fois pour
toutes, comme le sont le plus souvent ceux de la vie quotidienne pour chacun de nous.
Il demeurait possible, dans ce cadre, que les particuliers ou l'État procédassent à
une rationalisation limitée et à l'élimination de gaspillages de détail. Les légistes s'y
sont attachés ; les Codes lutteront contre la tendance des évergètes à peupler les cités
d'édifices inachevés, chacun voulant bâtir le sien au lieu de terminer celui qu'un
évergète précédent n'avait pu achever; dans un de ses manifestes, Dion de Pruse 1
s'élève contre les latifondiaires qui laissent leurs terres en friche, et nous savons que
sa leçon fut entendue par les pouvoirs publics. Mais le but n'était pas de produire,
il était de travailler autant qu'il était coutumier de le faire et de répéter le circuit
économique précédent, pas davantage. De plus, une vision générale de l'économie
était aussi étrangère aux hommes d'État qu'aux simples particuliers; finances
publiques, fiscalité, non pas économie. D'où un apparent libéralisme : Trajan lutte
contre les édifices inutiles ou inachevés que construisent des évergètes au titre d'une
magistrature, mais laisse les mains libres aux simples particuliers qui bâtissent à titre
de mécènes.
L'alternative de l'évergétisme et de la productivité, qui existe en soi, n'a pas
existé pour eux. On ne s'enrichissait que pour devenir évergète, puisque l'évergétisme
était impliqué par l'élévation sociale et l'entrée dans la classe dirigeante (il n'existait
qu'une autre voie d'ascension : le service du prince). « Si l'on amasse des richesses,
écrit Lucien, c'est qu'on a l'ambition de contribuer aux dépenses de sa cité. » 2 Si la
richesse n'était pas une fin en soi ni la chose même qui classait son homme, elle était
une condition nécessaire : il n'est pas de grande famille sans grande fortune, et l'anti
thèse de l'esprit nobiliaire et de l'esprit capitaliste n'a rien d'absolu; mais une autre
condition nécessaire, qui supposait aussi la richesse, était l'évergétisme. Comment
choisir entre évergétisme et richesse ? C'étaient les deux aspects d'une même chose.
Dion de Pruse, déjà nommé, reproche à la fois, aux latifondiaires absentéistes, de
laisser leurs terres en friche et de ne pas mettre leur fortune au service de leur cité :
ces deux carences, à ses yeux, participent d'un même égoïsme. Dans ces conditions,
déplorer que l'antiquité ait choisi le gaspillage somptuaire serait à la fois vrai et
absurde; autant déplorer que Pompée ait été vaincu à Pharsale pour n'avoir pas lu
Clausewitz.
Raisonnons, au contraire, à partir des choix qui s'offraient réellement aux éver
gètes et la bonne méthode d'explication apparaîtra, qui n'implique pas d'hypothèse
invérifiable comme le fonctionalisme, ni de fiction psychologique comme la dépol
itisation, et qui rend à l'histoire le caractère à la fois imprévisible et banal qui est la
marque la plus sûre de son authenticité. L'importance quantitative de l'évergétisme,
l'énormité des sommes dépensées, fait d'abord penser qu'une logique profonde peut
805
DÉBATS ET COMBATS
seule expliquer pareille monumentalitě; un autre fait troublant est que le phénomène,
sous diverses formes, semble se répéter obstinément à travers les âges. Car comment
éluder un rapprochement avec la charité, si on mesure la multiplicité des œuvres
pies et charitables pendant le Moyen Age et les temps modernes ? Il suffit de regarder
à vol d'oiseau les ruines d'une cité romaine ou une ville de l'âge baroque pour croire
apercevoir la réalité du problème. Assurément charité et évergétisme sont choses
très différentes, à la dimension près; elles ne s'appliquent ni aux mêmes besoins, ni
aux mêmes bénéficiaires, ni à travers les mêmes institutions, ni pour les mêmes rai
sons. Mais on peut être tenté de voir les choses en gros et de se demander si elles
n'ont pas rempli à peu près la même fonction ou répondu aux mêmes causes pro
fondes; dans leur convergence approximative un secret semble caché, quelque myst
érieuse loi d'équilibre social... Ce n'est qu'une illusion, qui nous vient de nous être
demandé pourquoi on pratiquait l'évergétisme et la charité, alors que nous aurions
dû nous demander plutôt, de préférence à quoi les intéressés les pratiquaient : car
telle est souvent la question praxéologique.
La réponse est aisée. Les sociétés pré-industrielles sont caractérisées par des
écarts que nous n'imaginerions plus dans l'échelle des revenus individuels et par
l'absence d'occasions d'investir, sauf pour quelques professionnels spécialisés ou
décidés à prendre des risques. Jusqu'au siècle dernier, le capital mondial consistait
principalement en terres cultivées et en maisons; les instruments de production,
charrues, bateaux ou métiers à tisser, n'occupaient qu'une place réduite dans cet
inventaire. C'est depuis la révolution industrielle que le surplus annuel peut être
investi en capital productif, machines, chemins de fer, etc. ; auparavant, ce surplus,
même dans des civilisations assez primitives, prenait ordinairement la forme d'édi
fices publics ou religieux. Il en était ainsi à Rome. Il faut être un Trimalcion pour se
risquer à armer des navires et à spéculer sur les cours; un chevalier ou un sénateur,
nous dit Tacite, n'a que trois manières d'utiliser ses épargnes : arrondir ses domaines,
acheter des esclaves ou se faire bâtir une maison; ce dicton, qui condensait une expé
rience séculaire, était hérité de l'époque hellénistique1. La thésaurisation était
importante, et son motif principal était l'indécision : les revenus étaient thésaurises
faute de trouver un emploi sous forme de consommation ou de placement. On const
ate, dans le Digeste, que le seul investissement, si c'en était un, était de prêter à
usure à un fermier endetté ou à un latifondiaire qui cherchait des liquidités; la seule
spéculation était de garder son blé dans ses greniers et d'attendre une cherté pour le
vendre. Nous sommes très loin de l'Angleterre de Keynes, où la « préférence pour
la liquidité » et la « propension à investir » varient selon les cours de la Bourse. Un
évergète ou un fondateur de pia causa était quelqu'un qui avait plus d'argent que le
commun des hommes et qui ne savait où le placer; or quand l'argent ne peut servir
à gagner de l'argent, il ne reste qu'à le dépenser, et comme une dépense en vaut une
autre quand l'économie n'est pas contraignante, les mobiles les plus spiritualistes
peuvent décider du choix. Devenu châtelain de Salmigondin, Panurge hésite : va-t-il
« dilapider en fondations de monastères, érections de temples, bâtiments de collèges
et hôpitaux » ou bien « dépenser en mille petits banquets et festins joyeux ouverts à
tous venants » ? Cette alternative n'est pas une invention de Rabelais, et Adam Smith
atteste qu'elle s'offrait encore à la gentry de son siècle. De nos jours, un riche sait où
placer son argent, et nos économistes comptent sur les gros revenus pour assurer
l'investissement; seuls des paysans ont encore le culte du bas de laine. Mais autrefois,
806
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
quand ils ne mangeaient pas leur revenu, les riches les thésaurisaient; mais il faut
bien que tout trésor soit déthésaurisé un jour; ce jour-là, on hésiterait moins que
nous ne ferions à l'employer à faire bâtir un temple ou une église, car ce n'était pas
un manque à gagner. Évergètes et fondateurs pieux ou charitables ont représenté
un type d'homo œconomicus, très répandu avant la révolution industrielle et dont
ne survivent plus que de rares représentants, les plus gros de l'espèce, émirs de Koweit
ou milliardaires américains, qui fondent hôpitaux ou musées d'art moderne. Ainsi
s'expliquent quatre ou cinq millénaires de civilisation; car les ressources nécessaires
pour faire d'une contrée ce que touristes et archéologues appellent une région de haute
civilisation, parsemée de monuments, sont considérablement moins importantes
que celles qu'il faut pour en faire ce que les économistes appellent un pays développé.
Les mêmes particularités économiques expliquent l'importance du gaspillage
dans les anciennes sociétés, ce qui n'exclut nullement l'âpreté dans l'acquisition des
biens. Laissons de côté les généralités à la Sombart sur la mentalité précapitaliste,
l'irrationalisme économique, le dédain aristocratique du profit; que serait la des
cription des mentalités sans celle des conduites ? Comme si le paysan le plus routi
nier n'était pas aussi le plus âpre au gain, comme s'il n'existait pas de grands se
igneurs qui sont très polis, excepté quand il s'agit d'argent. Ainsi que l'écrit
Marshall x, « en Inde et, dans une moindre mesure, en Irlande, il y a des gens qui
savent s'abstenir d'une jouissance immédiate et épargner des sommes considérables
avec beaucoup d'abnégation; mais ils dépensent ensuite toute leur épargne dans des
cérémonies ruineuses à l'occasion des mariages et des funérailles. Les grands travaux
qui ont accru les ressources productives de leurs pays n'ont été réalisés que grâce
aux capitaux amassés par la race anglaise, beaucoup moins frugale pourtant ».
Dans le monde hellénistico-romain, faute de pouvoir mieux faire, on amassait de
l'argent pour le donner à sa cité et gagner ainsi ce bien inappréciable, le plus recher
ché de tous, la distance sociale; croire que les gens n'ont plus envie de gagner de
l'argent quand cet argent n'est pas pour eux reviendrait donc à croire qu'un général
ne voudra plus gagner de bataille si le butin n'est pas pour lui.
L'irrationalisme économique ne porte que sur les fins et il n'est qu'une appa
rence. Eu égard à l'impossibilité historique d'investir (car les grands travaux dont
parle Marshall étaient aussi éloignés des conditions où vivait l'Inde que sa pensée
économique était éloignée de la pensée romaine), cet irrationalisme de Vhomo œco
nomicus, qui renonce à maximaliser, est parfaitement rationnel à un autre point de
vue 2. On peut le qualifier d'esprit routinier, mais cela veut dire simplement que les
exceptions à la règle d'une praxéologie donnée ne sont que l'application des règles
d'une autre praxéologie; loin d'être un dernier recours, l'explication par les ment
alités renvoie à une logique plus profonde. Toute routine a sa logique, dont la règle
qui va sans dire, va encore mieux en le disant et suint à expliquer pourquoi toutes
choses durent en ce monde; pour réduire les risques ou l'incertitude, Y homo histo
riens ne procède jamais tabula rasa (cela ne se fait, et à grand-peine encore, que dans
la recherche scientifique); il se contente d'élire une solution qui satisfasse à certaines
conditions minimales, et cette solution qu'il a choisie lui paraît inscrite dans la
nature des choses ( « on pourrait peut-être trouver mieux, mais, les choses étant ce
1. Principles of Economies, 8 e édition, IV, VII, 4 (réimp. dans les Oxford Paperbacks, 1966,
p. 187).
2. Voir l'analyse de la routine paysanne par Marc Bloch, Caractères originaux de Vhistoire
rurale française, vol. 2, A. Colin, 1956, p. 21.
.
807
DÉBATS ET COMBATS
qu'elles sont, le mérite de cette solution est d'exister et d'être acceptable; tenons-
nous-y désormais; au-delà, ce serait l'aventure » x. Aussi l'histoire n'est-elle pas
l'utopie. L'activité humaine renvoie à un choix défendable plutôt qu'à un détermi
nismeaveugle; par exemple, si vraiment des professeurs d'université (considérés
par hypothèse comme une élite intellectuelle) prenaient, dès qu'ils sont réunis en
foule, des décisions aussi médiocres que le disait Le Bon et dignes selon lui d'une
vile populace, cela ne prouverait pas qu'il existe une « psychologie des foules » qui
aurait une nature spécifique; mais seulement que les problèmes que ces lettrés se
réunissent pour trancher relèvent d'une praxéologie plus médiocre que ceux sur les
quels ils méditent dans la solitude de leur cabinet de travail.
Apreté à acquérir et facilité à donner ne sont pas contradictoires, car elles ne
coexistent pas au sein d'un même Zeitgeist, lequel n'existe pas. L'évergétisme signif
ietout simplement qu'il était plus facile de gagner de l'argent que de le réinvestir
avec une sécurité raisonnable. Autant le Cirque, les spectacles ou la parure monum
entale des cités peuvent paraître un gaspillage irrationnel, autant ce gaspillage
suppose de rationalisme économique pour produire les ressources nécessaires; la
classe sociale qui a donné à l'Asie et à l'Afrique romaines une prospérité que ces
pays n'ont pas encore retrouvée de nos jours n'était sûrement pas composée de
mécènes distraits. Mais cette classe était prisonnière du circuit où tournent de nos
jours les pays sous-dé veloppés : l'impossibilité d'investir perpétue une attitude
étrangère à l'investissement et cette attitude perpétue cette impossibilité; car chaque
homme, à tour de rôle, prend l'attitude qui correspond à une impossibilité dont
tous les autres hommes sont à son endroit les auteurs. C'est une coalition de pru
dences où tous sont prisonniers de tous et qui engendre une loi d'airain aussi
inflexible que tous les matérialismes historiques; sauf qu'une initiative individuelle,
difficilement explicable dans l'hypothèse matérialiste, peut briser le charme et don
ner le signal d'une autre coalition.
Nous ne disons pas que l'impossibilité d'investir profitablement a été la raison
de l'évergétisme, mais au contraire que cette particularité économique a laissé un
plus libre exercice aux motivations sociales, morales ou religieuses. Le rôle des fac
teurs économiques a été, de facto, surtout négatif : ils ont laissé une sorte de libre
jeu à l'évergétisme. Ce n'aurait pas été le cas dans les sociétés modernes pour un
problème de ce genre, ni dans la société romaine pour tel ou tel autre problème,
comme celui du travail libre : mais ce l'a été pour ce problème-ci. Les forces et les
rapports de production ont autorisé une liberté d'indifférence que les riches, à notre
époque, n'ont plus (c'est l'État qui l'a). Si donc nous nous plaçons au niveau du vécu
historique, comme nous le ferons désormais, car il faut bien finir d'écrire un livre,
l'étude des mentalités et des idéologies devra être notre tâche principale, avec celle
des institutions évergétiques. Ces motivations, en effet, sont les vraies raisons de
l'évergétisme, si l'on entend par là qu'elles lui donnent la physionomie qu'il a à nos
yeux. Pendant des millénaires il y a eu des riches qui ne pouvaient investir, de même
qu'il a toujours existé des militants, des aventuriers et des nobles ruinés; mais les
Croisades ne sont pas de tous les temps, ni l'évergétisme, et ce dernier ne se confond
pas avec la charité ou le potlatch.
A quoi s'ajoutent des réflexes qui sont bien naturels et qui suffisent à faire com
prendre l'évergétisme au niveau du vécu. Par exemple celui de faire de nécessité
808
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
1. Éléments pour une sociologie de V action, trad. Bourricaud, Pion, 1955, p. 193 sqq.
809
DÉBATS ET COMBATS
une rhétorique apologétique assez anodine, à des explications partielles plutôt que
franchement mensongères, à des rationalisations, à des conventions de langage et
tout simplement à la difficulté de voir clair en soi-même. L'historien peut en croire
ses héros à peu près sur parole.
Ce n'est pas là naïveté, mais saine méthode. S'en tenir au plan du vécu, et s'y
tenir avec cohérence, implique entre autres qu'on s'interdit de faire la critique des
idéologies, de parler superstructure, couverture des intérêts de classe ou déguisement
religieux du nationalisme, car ce serait dire trop ou trop peu; tout ce qui est vécu
est vécu à un même niveau, et aucune explication historique de l'évergétisme ne sera
plus profonde qu'une autre. Il y a assurément, dans la critique des idéologies, une
idée qui n'est que trop juste : puisque le niveau praxéologique est un objet de science,
une chose cachée, plutôt qu'une donnée immédiate, puisque nous vivons nos actes
sans être capables de formuler leur logique, puisque notre action en sait plus long
que nous-même et que la praxéologie est implicite chez l'agent comme les règles de
la grammaire chez le locuteur, il serait bien surprenant que ce que les gens disent
de leurs raisons d'agir en matière sociale et politique soit plus véridique que dans
toutes les autres matières; on ne peut décemment pas exiger, de la moyenne des
Croisés, des donatistes ou des bourgeois, qu'ils sachent exprimer, sur la Croisade,
le schisme et le capitalisme une vérité que l'historien serait bien en peine de formuler.
L'intervalle entre les idéologies et les infrastructures est à la fois la plus universelle
des expériences et la raison d'être d'une science de l'homme; il est exactement comp
arable à celui qui sépare le monde tel que nos yeux le voient et le monde de la phys
ique. S'il y avait quelque falsification, elle serait partout : chez l'artiste qui professe
une esthétique qui n'est pas exactement celle de la Critique du jugement, chez le
chercheur qui n'a pas la méthodologie de sa méthode, chez l'incroyant qui ne croit
pas partager une croyance en l'immortalité que ses gestes trahissent sur la tombe
d'un ami. Expliquer ce que les hommes font vraiment n'est pas une question de cri
tique, mais bien de science, car la question est moins de démystifier les idéologies en
révélant qu'elles cachent autre chose que de faire de cette autre chose un objet scien
tifique.
Étrangère au plan de la science, la critique des idéologies est inutile au niveau
du vécu, où un peu de compréhension la remplace avantageusement. Les gens ont
généralement les opinions de leurs intérêts, et les raisons qu'ils donnent de leurs
opinions sont le plus souvent de vulgaires rationalisations : c'est d'une évidence
assez triviale et vague en même temps (car « intérêts » n'a pas de définition précise
et laisse la porte ouverte à plusieurs conclusions différentes) pour qu'on n'en fasse
pas une philosophie de l'histoire; la mauvaise foi n'apparaît qu'au niveau le plus
superficiel, celui d'une avocasserie qui ne convainc que les convaincus et dont le
vrai rôle est plutôt d'informer l'adversaire et l'allié qu'on est disposé à se défendre
et à recourir à l'escalade pour défendre les valeurs; hormis le cas de ces « informat
ions de menace », la hargne ou l'orgueil de caste s'affichent plus souvent que l'idéo
logie apologétique. Il est bien vrai que, si on trouve un peuple voisin haïssable, on
croira le haïr parce qu'il est socialiste ou qu'il communie sous les deux espèces; si
ce peuple se convertissait sur ces deux points, on découvrirait aussitôt une autre
raison de le haïr : Pareto a assez longuement expliqué comment les considérants de
nos actes étaient surtout des drapeaux et que nous en changions au besoin, seul le
mystérieux « résidu » qui nous fait agir demeurant immuable et prêt à devenir le
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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
811
tique la formulation idéologique qu'ils donnent de leurs motifs : eux, qui « se com
prennent », savent bien qu'ils ne mentent pas, même s'ils n'arrivent pas à exprimer
exactement l'infracassable noyau de nuit que leur praxis est à eux-même. Ils ne
mentent pas, tout au plus prennent-ils le langage moins au sérieux que leur docte
critique, qui attribue professionnellement au mot-à-mot une signification autonome.
Plus que la férocité de l'instinct de classe, cette résistance des « résidus » trahit l'exis
tence d'un autre niveau, celui de la praxis, où les paroles ont leur vraie signification.
Il est trop aisé de triompher de l'interlocuteur en proclamant que ces résidus ne sont
autre chose que l'intérêt de classe ou le nationalisme : savons-nous mieux que lui
ce, que ces choses sont et en existe-t-il présentement une science ? A-t-on jamais pu
en établir la formule ? Nous sommes comme des chimistes qui travailleraient avec
les notions de chaud, de sec ou d'humide : ils ne doivent pas s'étonner de n'arriver
à rien avec cela; ce qui ne veut pas dire que ces notions n'ont pas une réalité. Nous
expliquons que l'idéal évergétique était l'idéologie par laquelle l'aristocratie justi
fiaitsa domination (quitte à ajouter vertueusement que cet idéal n'en était pas moins
sincère et noble) ; il doit y avoir quelque réalité sous ces mots, à en juger par la résis
tance que nous éprouvons à penser autrement. Mais, en prononçant ces mots, nous
ne sommes pas encore sortis du vécu : nous nous sommes référés à une expérience
qui nous est familière — il n'existe pas de société qui ne soit inégale et qui n'ait
d'idéologie — mais dont nous sommes loin d'avoir une idée claire et distincte; on
peut en juger par les difficultés et les contradictions où nous tombons dès que nous
essayons de manier ces notions et plus encore par ce que cela garde toujours de dou
teux et de flou; c'est le monde du plausible et des opinions, où l'on n'éprouve jamais
l'impression si caractéristique que, tout à coup, une clé conceptuelle a enclanché
quelque chose, qui peut être minuscule, qui peut être très abstrait, mais qui n'en
est pas moins réel et dont nous n'avions pas soupçonné jusqu'alors l'existence.
Hésitations, difficultés et contradictions suffiraient à prouver que le foyer de ces
problèmes se situe au delà. Or, quand on prétend forger un instrument d'explication
qui transcende le vécu, comme celui de travestissement idéologique à la Marx ou à
la Pareto, il est incohérent de l'appliquer à de vulgaires conceptualisations du vécu :
il ne suffit pas de schématiser le vécu pour arriver à du formel, on n'aboutit qu'à
rater l'un et l'autre. Et s'il se révélait, par exemple, que les groupements humains,
classes ou nations, ne répondent pas à certaines conditions sociologiques définies
une fois pour toutes (langue, territoire, économie...), mais qu'ils sont des réactions
chaque fois originales de coalition devant une matrice des enjeux dont le contenu
variera d'une société à l'autre et où les enjeux n'ont pas de valeur absolue, mais
relative les uns aux autres ? Si l'omniprésence de ces coalitions s'expliquait par un
de ces « programmes » instinctuelSj, comme on en connaît aujourd'hui en éthologie
animale, qui, au lieu d'être simplement réactifs à une stimulation déterminée,
recherchent spontanément quelque chose à quoi donner la valeur de stimulus ? Si
le profond conservatisme qui maintient les coalitions nationales ou sociales ne tenait
pas à quelque nature humaine, mais s'expliquait par certaines particularités des
jeux de coalitions où il y a toujours une coalition minimale possible et où il y a risque
ou incertitude à modifier une coalition une fois qu'elle est constituée ? Si l'évergé-
tisme était une donnée parmi d'autres dans une matrice de ce genre ? Si tout cela
expliquait ce que Trotsky appelle le profond conservatisme des masses, qui est, à tout
prendre, le caractère le plus frappant de l'histoire ? Nous ne disons pas que cela est :
il serait ridicule de faire un usage aussi enfantin de concepts qui sont rigoureux ou
ne sont pas; nous avons seulement voulu suggérer l'intervalle qu'il peut y avoir
entre notre expérience vécue et un savoir.
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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
Les sciences humaines portent le nom de sciences. Or une science a pour essence
de construire des modèles formels et non de styliser le vécu; la distinction du vécu
et du formel, du compréhensible et du scientifique, de l'expérience commune et des
mathemata, est fondamentale. L'un des termes de l'alternative ne disqualifie d'ail
leurs pas l'autre; la constitution d'une véritable science de l'homme ne dispenserait
pas de continuer à écrire l'histoire, de même que la tectonique générale ne se confond
pas avec l'histoire de la Terre; aussi Cournot distinguait-il entre les sciences phy
siques et les disciplines cosmologiques. Mais il n'existe pas de troisième voie, et le
malaise que donnent trop souvent les sciences humaines (sans parler du journalisme
idéologique à la mode) vient peut-être d'avoir méconnu cela. Nous connaissons tous
ce malaise qui nous reprend dès que nous ouvrons un livre de sociologie ou que nous
essayons, en conclusion d'un exposé historique, d'analyser la logique des événements
que nous avons racontés : les instruments dont nous disposons sont des concepts
sociologiques qui évoquent indéniablement des réalités dont nous avons l'expé
rience, mais dont le découpage demeure arbitraire, qui n'ont pas de poids relatif, qui
ne s'articulent pas en processus définis, bref, qui ne sont pas opérationnels, pas plus
que les notions de chaud et d'humide ou, au choix, de terre, d'air et de feu. Par quel
biais mettre en œuvre l'idée de cohésion sociale ou de personnalité de base ? Quel
est le poids respectif du religieux et du politique ? Peut-on tabler sur une viscosité
propre aux institutions ou bien le social est-il tout entier une création continuée ?
Tant que nous racontions des événements, on n'exigeait pas plus de nous que des
romanciers : faire comprendre; mais, dès que nous prétendons analyser en con
clusion le cœur humain, nous pouvons dire n'importe quoi; car que ne peut-on dire
de l'homme ? Que ne peut-on attendre de lui ? Un savoir authentique a une positi-
vité pesante qu'il n'est pas facile de manier, or personne n'a jamais eu beaucoup
de peine à apprendre de la sociologie ou de l'anthropologie; la difficulté serait plutôt
de saisir une matière fuyante et de résister à un ennui du toujours-su; apprendre de
la théorie économique est une autre affaire. C'est également une autre affaire, dans
nos disciplines, que l'établissement des faits et leur compréhension corrélative; là
non plus on ne peut pas dire n'importe quoi, non plus qu'en ethnographie descriptive
ou en sociologie entendue au sens d'histoire de la civilisation contemporaine; l'opi
nion à Nanterre ou la parenté chez les Kariéra ne sont pas des sujets plus commodes
que Delphes ou l'évergétisme.
Il serait absurde de nier que des trésors de pénétration sont amassés dans les
livres de sociologie et d'ethnologie et que l'historien apprend son métier en les lisant,
autant qu'en lisant le Corpus des inscriptions latines; la sociologie est pour lui une
culture recommandable, mais elle n'est pas une science. Il existe une physique, une
chimie, une économie (et une seule), mais il n'existe pas une sociologie; il y a en
autant qu'il existe de phraseologies possibles et chacun enseigne la sienne, de même
que chacun se fabrique une critique littéraire à son goût (nous verrons ailleurs selon
quelle « logique de l'itinéraire »). De fait, rien ne ressemble plus à l'apprentissage
de la sociologie que celui d'un art comme la critique ou l'art du voyage : c'est un
trésor d'analyses d'une subtilité exemplaire et de singularités remarquables, et une
phraséologie commode.
Comme art, elle vaut ce que vaut l'homme qui la cultive; quand il se nomme
Montesquieu ou Max Weber, sa valeur est immense et ces auteurs suscitent chez le
lecteur la plus vive admiration; mais les raisons de cette admiration sont les mêmes
que pour un grand historien ou un grand romancier; ce ne sont pas celles qui font
813
DÉBATS ET COMBATS
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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
sique n'a pas pour objets Гагс-en-ciel ou la pierre d'aimant, mais les quanta ou le
champ magnétique, et quelquefois les phénomènes qui sont les plus familiers à l'ex-
périence commune sont ceux dont l'explication scientifique vient le plus tard. Entre
les mathemata, d'une part, et les disciplines d'établissement compréhensif des faits,
histoire et philologie, de l'autre, qui se placent au niveau du vécu et qui conserveront
toujours leur signification, il n'y a rien : l'entre-deux des sciences humaines non
encore formalisées n'est qu'une rhétorique, à laquelle il est permis de recourir, par
amitié pour le lecteur, pour lui faire lire un exposé qui soit écrit dans le style de son
époque.
Gar il serait cruel d'interdire au peintre d'égayer çà et là son tableau au moyen
de cet ornement. En revanche, il peut se dispenser de s'égarer dans de faux problèmes :
si l'on s'en tient au vécu, en bon historien, on peut raconter et faire comprendre,
mais il faut renoncer à expliquer, car on n'y parviendrait pas et on tournerait en rond;
le vécu est sans profondeur. On peut dire que, pour un chercheur de notre générat
ion,tous les problèmes se ramènent à un seul : celui de savoir si la conscience est à
la racine de l'action; influencé par le marxisme, le chercheur pensera infrastructures
et superstructures; nourrisson de l'École des Annales, il a le sens des mentalités, de
la psychologie historique, des valeurs d'antan qu'il lui faut tenter de revivre. Dans
les deux cas, il se heurte à tout moment à l'éternelle question : l'action a-t-elle ses
considérants, son exacte contrepartie, dans la conscience, ou bien trouve-t-elle sa
logique à un autre niveau ? Ces mots suffiront, je crois, à évoquer chez le lecteur
maint souvenir de son activité professionnelle : souvenirs de professions de foi
(« c'est l'esprit qui décalque le réel », ou bien l'inverse), de coups de pouce qui
sauvent un exposé (« la mentalité métamorphose le donné qui l'a déterminée, elle
est une réplique au défi de la nature »), et surtout de problèmes qui tournent en rond
dans nos têtes (capitalisme et esprit protestant). Foucault exprime donc un sentiment
répandu quand il attribue l'échec des sciences humaines au rôle que joue la « repré
sentation » dans les processus humains. Diagnostic certainement inexact, mais
compréhensible : quand ces sciences ont encore pour seule méthode de décrire une
expérience vécue, la tentation est forte d'imputer la responsabilité de l'inévitable
échec à la partie subjective du vécu; inversement, on s'imaginera volontiers que, si
l'économie a pu se fonder comme science, c'est grâce à la partie « matérielle » qu'elle
est censée comporter. A toutes ces difficultés, la praxéologie naissante apporte un
début de réponse : l'action se situe à un étage qui n'est pas nécessairement celui de
la conscience et qu'on dirait psychique, sinon psychologique, pour rappeler que la
« matière » n'a que faire ici; c'est ainsi que la théorie de l'utilité finale ressemble plus
à une logique qu'à une psychologie de la valeur x. Disons donc que c'est une abstrac
tion,un objet de connaissance; à ce niveau, il devient possible de construire des
modèles praxéologiques qui sont maniables avec pleine rigueur et sont par consé
quent susceptibles d'être formalisés en une algèbre. Mais cette logique de la praxis
est une logique; elle ressemble plus à un choix motivé qu'à une nature inerte. Le pro
blème consiste justement à découvrir un sens praxéologique au delà du sens vécu;
comme dit Granger, « la double tentation qui guette les sciences de l'homme est de
s'en tenir simplement aux événements vécus ou bien, dans un effort mal adapté pour
atteindre à la positivité des sciences naturelles, de liquider toute signification pour
réduire le fait humain sur le modèle des phénomènes physiques ; le problème consti
tutifde ces sciences peut être dès lors décrit comme transmutation des significations
815
DÉBATS ET COMBATS
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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
vécu, comme fait le roman, et c'est en cela qu'a consisté le progrès de l'historiogra
phie contemporaine : il y a seulement un demi-siècle, on pouvait penser que certains
aspects du passé étaient si subtils que leur saisie était réservée à la littérature; Balzac,
disait-on, fait mieux comprendre l'âme et le climat de son époque que tous les livres
d'histoire. Mais, depuis cinquante ans, l'histoire a peu à peu conquis sur le roman
le terrain de l'ineffable, et la glorieuse école de nos médiévistes ou de nos dix-septié-
mistes sait tout dire (l'histoire ancienne est plus en retard, elle est restée un peu en
dehors du mouvement; c'est dû à la formation plus littéraire qu'historique de beau
coup d'antiquisants, au poids de la tradition humaniste et surtout à la nature de la
documentation). Tel est le niveau de la compréhension. Quant au niveau de l'expli
cation, où les choses s'articulent avec rigueur, il se place au delà, dans cette logique
de la praxis dont une découverte nous apporte de temps à autre un fragment. Nous
devons donc nous contenter de raconter nos histoires en toute simplicité, sans nous
poser de problème et sans prétendre expliquer leur logique : c'est à d'autres de le
faire, et nous ne pourrions être que les Paracelse des Galilée à venir. Les contempor
ains de Galilée ne savaient encore, au sens fort du mot savoir, qu'une ou deux
choses sur l'univers physique, le principe d'Archimède ou la loi de la chute des
corps; elles pouvaient suffire à leur révéler à quel niveau ils devaient attendre désor
mais les véritables explications et qu'ils pouvaient cesser de se tourmenter sur les
problèmes qui avaient obsédé jusqu'alors leur physique, comme celui des rapports
du macrocosme et du microcosme.
Il ne faut pas surestimer l'importance des problèmes du conscient; la conscience
ne trace pas la frontière entre la science et la non-science, entre les sciences humaines
et la science tout court. On veut croire qu'en histoire la représentation de la réalité
fait elle-même partie de cette réalité et qu'elle figure au nombre des causes, mais cela
n'assigne pas à l'histoire une place à part, car il en va de même en économie, qui n'en
est pas moins devenue une science. La distinction du vécu et du formalisable n'est
pas celle de deux régions juxtaposées de l'être, mais de deux niveaux de connaissance
qui sont l'un et l'autre coextensifs. Il faut avouer que, jusqu'à présent, la formalisa
tion en sciences humaines a pris le plus souvent l'aspect d'une praxéologie (qui hésite
entre les règles pour l'action et la description de l'action), mais cela ne révèle null
ement la vérité ultime sur l'homme : c'est simplement tout ce qu'à l'heure actuelle
nous pouvons dire de sérieux sur l'homme. La science n'est pas une ontologie; elle
ne livre pas la clé des choses et elle est fille du temps.
Pour conclure sur ce point, évoquons un épisode de l'histoire des sciences
humaines dont la leçon a une portée quasi symbolique. On y voit en scène, au début
de ce siècle, les deux écoles fondatrices de ces sciences, l'économie marginaliste et la
linguistique saussurienne; ou plutôt les rapports que ces deux écoles ont entretenus
dès le premier jour.
Car, comme le montrera J. Molino, la linguistique de Saussure a eu pour acte
constitutif l'application au langage de 1 'epistemologie économique. On sait, en effet,
comment le Cours de linguistique générale, pour justifier la distinction entre linguis
tiquestatique et linguistique évolutive, entre synchronie et diachronie, se réclame
de l'opposition entre théorie économique et histoire économique. Quelques pages
plus loin, Saussure rapproche derechef linguistique et économie, comme les deux
sciences de la valeur dont le système est dans la diachronie; pour illustrer la distinc
tion entre la valeur des mots et leur signification, il fait implicitement allusion à la
définition de la monnaie comme étalon de la valeur et instrument d'échange. Plus
généralement, l'idée saussurienne que « le langage est un système dont tous les termes
sont solidaires et où la valeur de l'un ne résulte que de la présence simultanée des
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DÉBATS ET COMBATS
Nous pouvons maintenant conclure sur les rapports des disciplines historiques
et philologiques et des sciences de l'homme.
D'un côté, l'idéaltype, c'est-à-dire un croquis plus ou moins sommaire, plus ou
moins stylisé, du vécu historique; de l'autre, la constitution d'un objet abstrait et
maniable en toute rigueur : l'opposition est indépassable, et il faut choisir. Pour un
historien, le choix est fait, c'est le vécu, l'expérience qui n'a pas de science d'elle-
même; mais, quand le choix est fait, le difficile est de s'y tenir, car la tendance à la
science, à la détermination, est aussi impérieuse que la raison.
Une expérience sans la science correspondante : la vie quotidienne n'est faite
que de cela; mais en même temps toute expérience renvoie à une science possible,
car rien ne va de soi. La moindre ligne de récit — les opprimés se soulevèrent, les
opprimés se résignèrent à leur sort — appelle, au nom du principe de raison suffi
sante, une théorie de ce qui est raconté : il faut bien, en effet, que la nature humaine
comporte la possibilité d'une chose appelée oppression, qui entraîne ou n'entraîne
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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
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DÉBATS ET COMBATS
1. Sur les confusions possibles auxquelles l'idée de subjectivité prête le flanc, voir F. von Hayek,
Scientisme et sciences sociales, Pion, 1953, pp. 79-80; un autre livre capital sur l'épistémologie de
l'histoire est dû à l'auteur d'un ouvrage classique sur la Logik der Forschung, zur Erkenntnistheorie
der modernen Naturwissenschaft (Vienne, 1935), Karl Popper : Misère de Vhistoricisme, trad. Rouss
eau, Pion, 1956, partie, p. 172. Nous avons déjà cité Marrou et Aron, auxquels on joindra P. Ricœur,
Histoire et vérité, Seuil, 1955. — Nous reviendrons plus loin sur la constitution de l'objet historique;
Г « évergétisme » (le mot est né en 1948, sous la plume d'H. I. Marrou) peut être constitué autre
ment : assistance publique, charité (voir l'excellent livre d'H. Bolkestein).
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DÉBATS ET COMBATS
est ce qu'il est, et que le lecteur les comprend de lui-même, car l'homme comprend
l'homme. Ils courent donc sans cesse le risque (et ils le savent : la mise en garde
se transmet de compagnon à apprenti) d'établir une continuité trompeuse entre des
objets qui, synonymes en apparence, n'en ont pas moins une place différente dans
le contexte de leurs époques respectives. Leur ambition est d'historiciser, de rendre
sa couleur à une chose qu'on voyait autrefois dans une banalité sans âge, ordre
équestre à Rome ou libre pensée au temps de Rabelais, c'est-à-dire d'individualiser.
Le moyen de le faire est de savoir tout dire; si l'un d'eux étudie les paysans bour
guignons, languedociens ou beauvaisins sous l'Ancien Régime, il voudra que le
lecteur puisse se représenter tout ce qui composait la vie de ses héros, y compris
l'impalpable. Là réside le sens historique tant vanté. Or rien n'est plus étranger à
la science que le goût d'individualiser, si ce n'est celui de tout dire; le sien est de
dire ce qu'elle peut, mais de le dire rigoureusement, et ces deux goûts, comme parall
èleset non asymptotes, ne se rejoignent même pas dans l'infinité du temps.
Ce qui apparaît bien dans la querelle de l'histoire événementielle. Quand on
déclare que Г « histoire-traités et batailles » est insuffisante ou fade, ce n'est pas pour
déplorer qu'elle rate la science, mais au contraire qu'elle rate l'individualité. Certes,
tout événement implique une science, tout fait politique, religieux ou économique
suppose une théorie générale de l'État, de la religion ou de l'économie, et l'absence
de cette théorie ne ramène pas aux faits, mais à la sagesse des nations. Mais ce n'est
pas exactement à cela qu'on fait allusion quand on critique l'histoire événementielle.
On ne prétend pas que la distinction des événements et des « structures » durables
soit fondée en raison, et le débat n'est pas celui de la diachronie et de la synchronie;
on n'oppose pas, par exemple, l'histoire économique à l'analyse économique, mais
plutôt l'étude des événements, qui sont une poussière, à celle des réalités plus subt
iles ou plus durables, par exemple l'histoire militaire à l'histoire économique. C'est
dire que la querelle se place sur le seul plan du vécu, et aussi qu'elle est d'une portée
purement heuristique : les adversaires de l'histoire événementielle déplorent, comb
ien opportunément, que les spectateurs de l'histoire aient longtemps prêté une
attention trop exclusive à l'intrigue et ne se soient pas aperçus que les acteurs avaient
une physionomie originale et intéressante ; on finissait ainsi par connaître le moindre
événement du xvne siècle et par ignorer comment les gens de ce siècle étaient faits et
ce qui composait la trame de leur vie. Il en résultait, dans la tête de l'historien et de
son lecteur, un anachronisme implicite : on voyait les gens du xvne siècle échanger
des traités ou des boulets et on prêtait implicitement à ces gens la physionomie de ses
propres contemporains. On pouvait donc parler de la diplomatie sous Louis XIV,
de la libre pensée à la Renaissance ou des écoles philosophiques antiques sans trop
s'apercevoir qu'elles n'avaient que le nom de commun avec leurs homonymes
modernes; le lecteur apprenait mille détails sur ce qui les concernait, mais ce qu'elles
avaient de plus original et qu'il aurait fallu expliciter d'abord, car cela métamorphos
ait l'aspect du reste, demeurait informulé. En effet, le sentiment que toute chose n'a
qu'un temps et est « historisée » n'est pas immédiat, et nous nous souvenons encore
du moment où notre culture a pris conscience que telle valeur ou telle attitude n'était
pas éternelle ou que les données de la psychologie, voire de la psychiatrie, étaient
dans l'histoire; mieux encore, elle n'a parfois pris conscience de l'existence de cer
taines réalités (par exemple la recherche capitaliste du profit) qu'en découvrant leur
caractère transitoire : spontanément, elles passaient inaperçues, parce que leur exis
tence semblait aller de soi. L'évolution du genre historique est ainsi faite, pour une
bonne moitié, de l'élargissement de sa vision, et cet élargissement va de pair avec
l'historisation de son objet. La mission de l'histoire apparaît alors comme une lutte
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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
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DÉBATS ET COMBATS
elle n'est pas complètement logique, elle est un mixte où le théorique vient se mêler
au vécu. Il est impossible, en effet, de ne pas théoriser, et l'énoncé du moindre fait
implique une théorie de ce fait, car ce fait pourrait ne pas être; les pommes pourr
aient ne pas tomber à terre et les hommes ne pas obéir à quelques-uns d'entre eux :
Newton et La Boétie ont su s'en étonner. Ainsi rien n'est plus malaisé que la naïveté,
et l'histoire ne trahit pas sa mission en n'étant pas entièrement naïve : de fait, ceux
qui, comme Thucydide ou Marc Bloch, sont tourmentés par le désir d'expliquer, ne
passent pas pour de mauvais historiens. Si l'on prenait les choses radicalement, l'his
toire n'a pas fondamentalement changé depuis Hérodote, à la différence des sciences;
elle a bien un peu évolué tout de même. Seulement voici le point : l'évolution de l'his
toire n'est pas comparable au progrès cumulatif d'une science sur elle-même; elle
ressemble plutôt à l'évolution d'un genre littéraire; c'est un mixte entre le vécu
qu'elle raconte et la part variable de science humaine, ou de sagesse des nations, qu'il
y a dans la culture de l'époque où écrit l'historien (ou plus exactement dans la cul
ture du lecteur pour lequel il choisit d'écrire). Le dosage de ce mixte dépend arbi
trairement de la culture du temps, de la mode ou du tempérament de l'historien, et
l'évolution du genre historique est faite pour moitié de ces flottements entre le vécu
et la théorie. Entre ces deux extrêmes, il n'existe pas de point d'équilibre naturel qui
permettrait de poser une essence du genre historique : on ne pourrait trouver de
point d'arrêt qu'en allant à l'un des extrêmes, ce qui reviendrait à détruire l'histoire
comme telle. L'histoire ne répond pas à un idéal éternel, elle n'a pas sa place dans la
classification des sciences, elle n'est pas non plus une catégorie permanente de l'ac
tivité intellectuelle ; elle est définie par une opportunité qui varie selon les époques
et qui pourrait cesser d'être; elle est un art du compromis, et c'est en quoi elle est
essentiellement une œuvre d'art, à la Michelet; elle le restera tant qu'elle sera l'his
toire. Comme la rhétorique antique, elle n'a de sens qu'en fonction de son public;
comme elle, elle est un mixte entre une vérité et les « vraisemblances » qu'admet la
culture de chaque époque. De nos jours, il serait artificiel de décrire le paysage du
Mont-Blanc sans prononcer les mots de faille ou de cirque glaciaire, que tout lecteur
attend; ce n'aurait pas été artificiel il y a un siècle. Ce qui donne à l'histoire sa nature
de mixte est qu'entre les lignes du tableau historique qu'on lui met sous les yeux le
lecteur cultivé de chaque époque ne peut pas s'empêcher de « lire » ou du moins d'en
trevoir l'interprétation scientifique ou proverbiale de ce vécu que comporte la culture
de son époque; ou plutôt on n'arrive à exprimer et même à percevoir ce vécu qu'à
travers cette interprétation : c'est en ce sens qu'on dit qu'en histoire « les faits
n'existent pas ». Ne donner au lecteur que du vécu serait insipide, ou plutôt incon
cevable, le nourrir de proverbes ou de théorèmes serait ne pas répondre véritable
ment à son attente; attente contradictoire qu'on ne peut satisfaire que par un comp
romis. Donc, puisque l'histoire ne se sépare pas de ses leçons et ne s'y réduit pas,
tout l'art sera d'indiquer délicatement ces leçons dans le récit, au sens où un tailleur
de bon goût « indique » discrètement la mode du jour sur un vêtement de coupe
classique. L'histoire n'est donc un ktèma es aei que pour moitié, et il faut récrire
tous les livres d'histoire chaque fois que la culture d'une époque se modifie. Si les
sciences humaines se développent et prennent une plus grande part dans notre cul
ture, le compromis sera de plus en plus déséquilibré; la situation de la linguistique
historique et même de l'histoire économique commence déjà à être inconfortable,
car en ces matières l'antique naïveté s'est perdue : de disciplines du vécu, elles sont
en passe de devenir des « sciences cosmologiques ».
La curiosité d'entendre raconter le passé subsistera assurément toujours; mais il
n'est pas inconcevable qu'en un jour lointain cette curiosité n'appartienne plus qu'à
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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE
la zone inférieure ou populaire de la culture, et que l'histoire occupe, dans les bou
tiques des libraires, le rayon où sont tombés les livres de voyage ou l'histoire natur
elle d'autrefois, avec ses bestiaires et ses lapidaires. Ainsi finirait l'histoire comme
grand genre, tel que Voltaire et le xixe siècle l'avaient constituée. Mais, comme rien
d'essentiel ne peut faire naufrage, l'histoire ne serait pas morte pour autant; elle se
serait scindée en ses deux composantes les plus rares, l'esprit théorique et l'esprit
critique (quant à l'art du récit, à la compréhension, à l'éducation de l'homme par
l'homme, ce sont de moindres aumônes, qu'on peut recevoir dans toutes les avenues
de la vie). D'un côté, cette authentique science de l'homme, qui est l'espoir de notre
époque, comme la physique a été celui du xvne siècle, de l'autre, cette activité d'éta
blissement des faits à laquelle Louis Robert, qui la représente le plus purement, a
rendu le nom de critique; il faudrait bien, en effet, qu'on continue à établir les faits,
ce qui suffirait à remplir des bibliothèques et à faire étudier les actuelles « disciplines
auxiliaires » de l'histoire. Mais la composition de larges fresques, la grande manière,
apparaîtrait comme bien académique. Le genre historique serait alors redevenu,
pour partie, ce qu 'il était pour Godefroy, Mabillon ou Fontenelle et, pour partie, il
se serait confondu avec les mathemata ; il aurait été, entre temps, une de ces combi
naisons provisoires que permet une étape donnée de la culture, au même titre que
l'humanisme, que l'idéal cicéronien de l'orateur ou que le roman réaliste. Car rien
de plus instable que les mixtes. Certes, une culture vraiment incarnée est fatalement
faite surtout de mélanges (qui peuvent être de belles synthèses), de même que la nature
comprend beaucoup plus de composés que de corps purs; aussi n'est-il pas à craindre
que nous venions jamais à en manquer. Mais il est non moins vrai que, si une civil
isation est faite surtout de mixtes, elle n'est pas faite toujours des mêmes.
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