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Monsieur Paul Veyne

Panem et circenses : l'évergétisme devant les sciences


humaines
In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 24e année, N. 3, 1969. pp. 785-825.

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Veyne Paul. Panem et circenses : l'évergétisme devant les sciences humaines. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations.
24e année, N. 3, 1969. pp. 785-825.

doi : 10.3406/ahess.1969.422101

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1969_num_24_3_422101
DÉBATS ET COMBATS

Panem et Circenses :

l'évergétisme

devant les sciences humaines

à G.
connaissance.
décrire
UneGranger,
méthodologie
une expérience
Essaiarchaïque
ď une
vécue
philosophie
des
et non
sciences
àduconstituer
humaines,
style, p. un
131.
consistant
objet de

A Jean Molino.

Panem et circenses : chacun sait la place énorme qu'occupe le don dans la vie
collective à l'époque hellénistique et romaine. Tout membre de l'aristocratie gou
vernante de chaque cité est tenu, par une sorte de morale de classe, de faire à ses
compatriotes des libéralités et de donner des plaisirs au peuple, et, de leur côté, le
peuple et la cité attendent cela de lui. C'est ce qu'on appelle l'évergétisme. L'impor
tance en est telle que, dans une ville romaine, la majorité de ce que nous appelle
rionsles monuments publics sont dus au mécénat de l'aristocratie locale, et que la
majorité des fêtes populaires sont payées par cette même aristocratie ; imaginons que,
dans chaque ville française, la mairie, l'école, lé théâtre et, aux environs, le barrage
électrique, soient des cadeaux de la bourgeoisie locale et que la même bourgeoisie
offre à tous les travailleurs l'apéritif et le cinéma. Les largesses de l'aristocratie
hellénistico-romaine n'étaient pas toujours légalement ou moralement obligatoires;
elles s'expliquent aussi par un mécénat spontané, ou plutôt la distinction n'a pas
beaucoup de sens. L'évergétisme occupe ainsi, dans la contexture sociale, une place
déconcertante; il est beaucoup plus contraignant qu'une simple coutume et beau
coup plus subtil qu'une institution. Il échappe aux auteurs de vies quotidiennes
comme aux spécialistes du droit public; ce n'est pas non plus une coutume archaïque :
il se développe au ше siècle avant notre ère, c'est-à-dire à une des époques les plus
éclairées de l'histoire universelle. C'est pourquoi tout le monde connaît l'existence
de l'évergétisme, mais personne ne l'a étudié pour lui-même.

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DÉBATS ET COMBATS

Nous allons tenter cette étude1, mais il nous faut d'abord replacer l'évergétisme
hellénistico-romain dans un contexte beaucoup plus large, ce qui va nous amener
à définir notre position sur les sciences sociales, ethnologie, sociologie et économie,
et sur l'utilité que l'histoire ancienne peut en tirer. On se doute bien qu'une lecture
de Г Essai sur le don de Marcel Mauss 2 est pour quelque chose dans le choix de
notre sujet.

Un peu partout dans le monde apparaissent des ensembles de faits qui sont
grossièrement comparables à l'évergétisme antique. Le plus bel exemple, peut-être,
est fourni, de nos jours, par certaines régions du Mexique et de l'Amérique du Sud 3.
Dans toute la zone andine, les fêtes liturgiques de la Vierge et des saints sont célé
brées avec un éclat exceptionnel par les pauvres paysans de ces contrées et elles
absorbent un bon tiers de leur activité. Dans chaque village, le financement de ces
fêtes coûteuses est assuré par un système d'institutions très complexe : chaque
année, la communauté, ou plutôt les autorités du village, désignent un certain nombre
d'individus qui reçoivent des titres honorifiques (mayordomo ou capitân), à charge
pour eux d'assumer les frais de l'une de ces fêtes; ces « charges », ou cargos, sont
rangées en une sorte de cursus, les plus honorifiques entraînant, sinon la ruine, du
moins l'apauvrissement durable du dignitaire, qui hypothéquera ses terres ou
mènera pendant quelques années la vie d'ouvrier migrant : les dépenses des cargos
sont une des principales raisons qui poussent les paysans à quitter leurs villages
pour aller sur la côte du Pacifique travailler dans les mines ou les chantiers publics.
Si Pévergète désigné n'acceptait pas la charge que les autorités lui imposent, il
serait, écrit un ethnographe, « en butte à de sévères critiques et s'attirerait la censure
d'une opinion publique impitoyable; il est en effet honteux de n'avoir pas rempli
au moins une fois dans sa vie une charge religieuse ». Outre les sanctions morales,
les fonctions publiques seraient à tout jamais fermées au récalcitrant : nul ne peut
briguer les fonctions d'alcade, de fiscal, etc., s'il n'a été mayordomo ou capitân :
« dans ces petites sociétés rurales, comme dans la Rome impériale, c'est en se rui
nant qu'on accède au pouvoir. Il en résulte que les chefs des communautés se
recrutent parmi les individus les plus fortunés ». Les autorités civiles sont, de leur
côté, soumises à d'autres obligations liturgiques, mais moins ruineuses, comme
celle d'inviter leurs collègues et les dignitaires religieux à un banquet lors de la fête
d'un saint déterminé. Pour les cargos, les obligations sont beaucoup plus lourdes :
faire dire des messes, décorer l'autel du saint et l'église, fournir les victimes du
sacrifice (ces régions présentent un curieux mélange de paganisme et de christi
anisme) et, avant toutes choses, faire festoyer tous les habitants du village en leur
fournissant l'alcool et la coca. Tel est le principe; dans le détail, les choses sont plus

1. Dans une thèse en cours d'achèvement, sous la direction de M. W. Seston; les pages qu'on
va lire sont le début du premier des dix chapitres de cette thèse; nous avons réduit l'annotation
au minimum.
2. Auquel on joindra, comme autre grand classique sur le don, les deux livres de Malinowski
sur ses chers Trobriandais; pour une appréciation récente de ГEssai sur le don, voir Themes in eco
nomic anthropology edited by R. Firth (Tavistock Publications, 1967), pp. 8-17.
3. Nous résumons et citons A. Métraux, Religions et Magies indiennes, Gallimard, 1966, pp. 240
et 267, et F. Cancian, Economies and Prestige in a Maya community, the religious Cargo System
Stanford University Press, 1965, bel exemple de sociologie « fonctionaliste ».

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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

subtiles, et c'est ainsi que certaines charges sont revêtues d'un prestige traditionnel
qui est hors de proportion avec le coût relativement modéré des dépenses qu'elles
nécessitent. Il règne enfin, entre les dignitaires, une rivalité qui se traduit par le
désir de s'éclipser mutuellement, de se surpasser en largesses; « la vanité, disent les
voyageurs, est en effet le point faible du caractère indien ». On conçoit qu'un
Juvénal andin pourrait s'écrier : Le même peuple qui fonda jadis l'empire inca n'a
plus aujourd'hui qu'un souci, celui de s'enivrer de coca aux dépens des cargos; et
un Bathylle andin pourrait déclarer, à l'Auguste de ces contrées : « II est de ton intérêt,
colonel président, que le peuple s'intéresse avant tout aux cargos 1.» Rivalité, vanité,
dépolitisation, nous retrouverons tous ces lieux communs en décrivant l'évergé-
tisme romain.
A côté de différences inévitables, les analogies entre cet évergétisme andin et
celui de l'antiquité classique peuvent paraître si frappantes qu'on peut être tenté
d'orienter la recherche vers une étude comparative et d'étudier l'évergétisme en
général, le don à la collectivité, comme Mauss étudiait le sacrifice, ou le don, comme
forme primitive de l'échange. Pourtant, les analogies en question sont surtout une
illusion de perspective due à l'éloignement : comment peut-on être évergète ? A
distance égale, l'impôt direct serait non moins exotique; ce qui nous surprend est
le geste de donner, plus inhabituel chez nous que chez d'autres peuples; nous trou
vons plus naturel de garder notre argent pour nous. Mais, disait Max Weber, les
hommes ne désirent pas par nature avoir toujours davantage d'argent; ils désirent
vivre comme ils ont accoutumé de le faire dans la société qui est la leur, et conser
ver ou donner ce qu'il faut pour cela. Voici comment un ethnographe nous décrit
(de manière un peu idyllique peut-être) l'attitude de certains Indiens de la Colombie
britannique à l'égard des richesses 2 : « Jamais l'Indien n'accumule de richesses
pour lui seul, avec l'espoir d'en disposer plus tard selon son bon plaisir. C'est le
rêve de l'individualiste moderne, Européen ou Américain; l'Indien n'en a cure et
ne le comprend même pas : il ne sépare jamais richesse et déploiement de privilèges
honorifiques, emblèmes, danses, chants, noms que lui ont légués des ancêtres de
légende. On ne saurait donner un tel spectacle public sans dépenser en même temps
le bien nécessaire. Et à quoi bon accumuler? C'est réaffirmer des privilèges déjà
acquis ou bien, pour un parvenu, c'est afficher des privilèges dont la légitimité est
contestée par la tribu. Autrement dit, au delà d'un certain point, la richesse est un
gage de position sociale et non un instrument qui permet de réaliser des désirs per
sonnels. Lorsqu'il a atteint un certain âge, l'Indien renonce à ses privilèges au prof
itdes personnes qui, par parenté ou par mariage, peuvent s'en réclamer. Si bien
qu'on peut être pauvre comme Job et conserver tout son prestige ». A vrai dire, le
lecteur n'aurait peut-être pas pensé que nous autres, Européens ou Américains,
étions si individualistes et si insensibles au prestige; n'achetons-nous de Cadillacs
et de visons que par amour de la belle mécanique ou de la fourrure ? Ces bons sau
vages ont sur nous l'avantage que leur richesse n'est pas immobilisée, pour sa plus
grande part, en un énorme capital productif dont ils ne peuvent disposer; mais
n'est-elle composée que de biens périssables et ne peut-on l'accumuler au fil des
ans ? Si oui, on voudrait être sûr qu'il n'existe pas, en Colombie britannique, des
avares comme il en est chez nous; car enfin, même chez les primitifs, un homme
diffère d'un autre homme. Retenons-en, en tout cas, que l'attitude des hommes

1. Comparer le mot du comédien Bathylle à Auguste, chez Dion Cassius, LIV, 18.
2. E. Sapir, Anthropologie, vol. I, Culture et personnalité, Éditions de Minuit, 1967, p. 49.

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DÉBATS ET COMBATS

devant la richesse n'est pas simple et que celle des modernes n'est ni plus ni moins
complexe que celle des primitifs.
Une fois qu'on a rassemblé ainsi un certain nombre d'exemples des attitudes
qu'ont les différentes sociétés devant la richesse et le don, l'impression d'exotisme
s'efface et en même temps l'évergétisme perd l'espèce d'unité qu'il présentait d'abord;
il s'éparpille en une multiplicité indéfinie dont l'identité devient insaisissable. La
réaction de l'historien de l'antiquité est alors tout à fait semblable à celle de l'historien
d'une religion donnée, quand il lit tel essai fameux sur le sacrifice, par opposition
à la réaction du spécialiste de l'histoire des religions en général : l'étude compar
ativeperd tout sens à ses yeux, elle se réduit à une juxtaposition de monographies
ethnographiques ou historiques. Des différentes conduites ostentatoires ou obliga
toires qu'on réunit sous le nom de potlatch à l'évergétisme ou aux œuvres chari
tables du christianisme, ou aux. foundations anglo-saxonnes, du don gratuit à l'im
pôt, les variantes sont innombrables, les transitions, insensibles, et rien ne répond
à un modèle commun. Il ne s'agit pas de futiliser l'objet de la recherche à force de
nuances, mais de reconnaître qu'il n'existe pas de modèle général au niveau du
vécu, que ce vécu se nomme sacrifice ou don, mais seulement au niveau du forma-
lisable, de ce qui peut être constitué en objet de science au plein sens du mot; il
n'est de général que scientifique. Au niveau du vécu, tout ce qu'on peut dire comme
généralités n'est pas très intéressant. Par exemple, qu'il n'est pas rare de voir les
hommes, pour les raisons les plus diverses, mais les plus compréhensibles, faire des
dons à leur collectivité, et que cette conduite est généralement (sinon toujours) bien
vue. On peut aller jusqu'à mettre à part une série de cas où le don à la collectivité
est en liaison, de quelque manière, avec l'acquisition ou la possession d'une fonc
tion politique ou religieuse, mais alors, il faut se hâter de préciser que, dans l'éver
gétisme antique, cette liaison est venue secondairement et qu'elle est restée extérieure;
les libéralités dues aux candidats ou aux magistrats en exercice (et que nous appel
lerons liturgies) ne sont qu'une variété du mécénat spontané des simples particul
iers (que nous appellerons évergétisme libre), et l'opinion publique n'a jamais voulu
distinguer entre les deux catégories, qui ne sont effectivement pas séparables.
La difficulté du comparatisme n'est pas que la science ne peut rendre compte
de la variété individuelle (la chose est trop évidente), mais qu'à un certain niveau
il n'existe que des cas individuels. On voit assurément se répéter, à travers l'histoire,
certains types de solution à certains problèmes, ce qui donne l'impression qu'une
typologie est possible; c'est là une illusion engendrée par la combinatoire, due au
fait que le nombre de solutions possibles est limité, comme celui des thèmes de contes
ou des situations dramatiques, et que certaines de ces solutions sont plus simples
et faciles que d'autres. Il n'est pas rare de voir un État accorder des privilèges, des
exemptions ou un monopole à un groupe social ou à une association professionn
elle, en exigeant un service public déterminé en échange (c'est ce que Max Weber
appelle le système liturgique) : l'État qui recourt à cette solution a cédé à la tenta
tion de la facilité; de même, imposer aux riches des obligations déterminées (c'est
la liturgie au sens grec du mot) exige moins d'élaboration rationnelle et administ
rativeque l'impôt sur le revenu. La fréquence de certaines solutions à travers l'his
toire est proportionnelle à leur pauvreté. En revanche, on chercherait en vain l'éve
rgétisme dans la typologie du financement des organismes politiques qu'a dressée
Weber1. Imposer à tout dignitaire nouvellement désigné le devoir de se conduire

1. Wirtschaft und Gesellschaft, 1, 2, 38 (trad. Talcott Parsons, The theory of social and economic
organisation, 1947, p. 310).

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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

en mécène est un système rare ou unique à travers l'histoire, et les républiques


urbaines du Moyen Age, par exemple, ne l'ont pas connu. De fait, nous verrons
que l'évergétisme est le terme d'une longue élaboration qui se poursuit à travers
toute la civilisation hellénistique (dont la civilisation de l'Empire romain n'est
qu'une partie), et qu'il suppose remplies un assez grand nombre de conditions; il
faut (mais il ne suffit pas) qu'il existe, en particulier, une organisation politique de
type non autoritaire, gérée par une classe de notables et de propriétaires fonciers
pour lesquels la politique est une activité de loisir plutôt qu'une carrière ou un métier :
tel est l'idéal antique de la « vie mise au service de la cité », du bios politikos; car,
alors que, dans l'histoire, les conduites de don sont le plus souvent religieuses,
l'évergétisme hellénistique a la singularité d'être purement civique. Il suppose aussi
et surtout la concurrence d'un grand nombre de causes qu'on ne peut attendre que
du hasard, au sens de Cournot.
Il est pourtant difficile de chasser l'idée que les différentes manifestations de don
à la société, potlatch, œuvres pies, évergétisme, etc., ont quelque chose de commun
qui justifierait l'étude comparative. Mais, à y réfléchir, cette impression tenace est
due moins à des ressemblances de forme que ces manifestations présenteraient dans
le détail qu'à leur échelle, à l'énormité de leur dimension par rapport au reste de la
vie sociale ou par rapport à la taille plus réduite qu'elles ont ou semblent avoir dans
nos sociétés modernes; elles mobilisent une partie considérable du surplus et de
l'activité de chaque civilisation et donnent souvent à cette civilisation sa physio
nomie historique, le pain et le Cirque ou les cathédrales г. Nous verrons tout à l'heure
quelle est l'explication économique très simple de ce fait quantitatif. Si l'on en fait
provisoirement abstraction, une évidence se dégage : il n'existe pas une chose qui
s'appellerait le don ou le don à la collectivité et qui jouirait de propriétés constantes
et définies, par exemple, celle de procurer du prestige au donateur ou de susciter
automatiquement un contre-don. L'idée de don est si pauvre qu'on la retrouve à
la racine de l'échange et de la stratégie économique de marché la plus impitoyable
et de la charité la plus désintéressée, sans parler des origines de l'impôt. Aussi est-on
sans cesse tenté de stéréotyper cette idée trop vague. Pour en donner une explication
logique, on fera du don une conduite rationnelle, c'est-à-dire intéressée : ou bien
le don appellera, en retour, un contre-don, ou bien il établira ou confirmera la supé
riorité du donateur sur le donataire qui ne peut rendre le cadeau et vaudra au pre
mier prestige ou pouvoir; le don sera alors, soit le premier moment d'un échange,
soit un phénomène de consommation ostentatoire, de conspicuous consumption.
Devant des schématisations de ce genre, il est toujours rafraîchissant d'en revenir
à d'humbles vérités : que le don pur et simple, ne comportant ni remboursement ni
asservissement, n'est pas contraire à la nature humaine et que rien n'oblige à créditer
les gens de plus de rationalisme qu'ils n'en ont; que, quand un mécène donne un
spectacle de ballet, ce n'est pas nécessairement pour annoncer sa richesse et que,
quand un propriétaire fait ravaler sa façade ou met des fleurs à sa fenêtre, ou quand
il offre un monument à sa cité, comme un évergète antique, ce peut être pour payer
sa quote-part à un urbanisme instinctif 2. Ces remarques ne sont pas le dernier mot
de l'analyse, nous en convenons : du moins nous permettent-elles de prendre nos

1. Idée chère à l'historisme allemand : voir K. Knies, Politische Oekonomie vont geschichtlichen
Standpunkt, 2e édition, 1883, p. 123.
2. R. Ruver dans Cahiers de l'institut de science économique appliquée, n° 55, mai-déc. 1957,
p. 78.

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DÉBATS ET COMBATS

distances et de renoncer sans remords à figer en concepts pseudo-scientifiques


l'expérience quotidienne. Conceptualisation qui procède d'une sorte d'illusion
physionomique : toutes ces conduites ont en commun d'être très humaines et de
n'être pas dépourvues de sens à nos yeux; quant à dire quel est ce sens...
Le don est un faux concept, une réalité vécue sous laquelle nous subsumons
les praxéologies les plus différentes. Dire qu'il appelle le contre-don, par une mystér
ieuse dialectique ou par quelque réflexe d'équilibre, et qu'il est la forme primitive
de l'échange reviendrait à prendre la proie pour l'ombre et à mettre au premier
plan l'aspect idéologique ou cérémoniel du don, en négligeant sa signification praxéo-
logique, qui peut être très différente. Voici deux hommes d'affaires, deux négociants
en vins qui s'apprêtent à échanger des Bordeaux contre des vins du Midi. L'échange
se fera au prix où les offres du premier rencontreront la demande du second, et cette
demande est déterminée de son côté par le mécanisme de l'imputation, qui redes
cend les étapes de la fabrication ou de la distribution à partir de la valeur finale
qu'a le vin pour le consommateur; en faisant affaire à ces conditions les deux négoc
iants maximisent leurs profits respectifs. Le calcul différentiel nous fournit les in
struments nécessaires pour formaliser ce processus qu'on peut aussi, dans un autre
style scientifique, décrire comme un jeu de stratégie non coopératif à n personnes
(Wicksell en avait déjà conscience, comme le prouve une page curieuse) \ Marché
parfaitement concurrentiel, imputation de la valeur marginale finale ou maximisat
ion sont des concepts dont la théorie économique rend compte ou plutôt qu'elle
a constitués et qui sont reliés par des relations formelles qu'on appelle théorèmes
économiques. Ce qui n'empêche pas les processus ainsi déterminés d'être subject
ifs : la valeur marginale ou la maximisation ne sont évidemment pas des objets
physiques. Mais ce ne sont pas non plus des faits psychologiques, comme le sont
les mille raisons qui, outre la logique de leur métier, peuvent pousser nos deux négoc
iants à maximiser : conspicuous consumption, amour du gain, surcompensation
d'un complexe de sevrage, fuite en avant devant un penchant inconscient à la génér
osité, conformisme pur et simple ou désir de devenir les évergètes de leur club de
football. Ajoutons que la praxéologie de nos négociants ne consiste nullement à ne
« pas faire de cadeau » à leur partenaire et à se conduire en homines œconomici à
l'état pur, pour qui les affaires sont les affaires; ce genre de relations déshumanisées
serait plutôt le fait d'administrateurs de biens qui essaient, leur position ne leur per
mettant pas le luxe de relations humaines plus savantes, de gérer au plus juste les
patrimoines qu'ils administrent. L'homme d'affaires, lui, est un personnage beau
coup plus compliqué. On le verra donc, lors du déjeuner où il conclut son marché,
entourer ses transactions d'un cérémonial aussi raffiné que celui qu'on a décrit chez
les primitifs ; des tournées seront offertes et rendues, des cigares et des paroles seront
échangés et le repas sera un petit potlatch; l'un des convives s'écriera qu'il a fait un
vrai cadeau à son partenaire, et l'autre répliquera qu'il lui a sacrifié ses bordeaux.
Si la chose se passait chez les primitifs, on pourrait réunir cet échange et ce potlatch
dans une même catégorie, et on expliquerait l'un par l'autre; l'échange serait un
don qui suscite un contre-don, et le don serait en réalité un échange, puisqu'il procure
une supériorité au donateur.

1. Knut Wicksell, Lectures on political economy, éd. Lionel Robbins, Routledge and Kegan
Paul, 1934, réimp. 1967, pp. 53-53 et 197. Rien ne semble plus urgent, par les temps qui courent
et l'eau qui coule dans la Seine, qu'une traduction de ce bref manuel théorique, d'une clarté, d'une
précision et d'une profondeur rares, qui est sans doute le chef-d'œuvre de l'économie néo-classique,
avec la Théorie du développement économique de Schumpeter.

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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

Tel est finalement le problème : sociologie ou praxéologie ? Si le don, ou cer


tains dons, sont devenus des échanges, c'est qu'ils étaient véritablement des échanges,
même s'ils n'apparaissaient pas comme tels au niveau du vécu psycho-sociologique.
Chaque secteur de l'activité humaine a sa logique propre, qui oriente l'action des
hommes indépendamment des motifs des agents, des explications qu'ils peuvent
donner de leur conduite ou des interprétations traditionnelles qu'en formule la
société où ils vivent; mentalités et structures ne sont pas Y ultima ratio, et la sociologie
n'est pas le tribunal du monde. La tâche d'une praxéologie est de dégager, par-delà
le vécu, la logique propre de l'action, sans oublier les conflits, les compromis ou les
confusions et l'inégale fréquence des différentes attitudes devant le risque ou l'incer
titude. Il n'y a rien de mystérieux ni d'inconscient là-dedans : l'agent agit en ayant
conscience de ce qu'il fait et ne ressemble pas à un somnambule; en revanche, les
explications qu'il donne et se donne de sa conduite sont si peu convaincantes et
claires qu'on n'a jamais pu les réduire en science, c'est-à-dire en formules rigou
reuses : c'est une chose variable que l'homme, dit-on justement, et il est malaisé
de porter sur lui un jugement fixe. Pareille formulation, pareilles conclusions for
melles sont cependant possibles, mais à un autre niveau qu'à celui du vécu conscient;
c'est ainsi que la Critique de la raison pratique n'expose pas une théorie morale qui
serait celle du pur respect et s'opposerait à une morale du bonheur ou des valeurs;
elle est, comme dit Kant, une « formulation » de la moralité, l'analyse de la logique
de toute action morale, indépendamment de la mentalité de l'agent, de ses opinions
philosophiques ou religieuses et de tout ce qu'on pourrait lire dans une sociologie
de la vie morale; si l'intéressé lui-même en juge autrement, c'est qu'il n'est pas
parvenu à dégager la formule de ce qu'il fait. Il ne serait pas impossible de montrer,
par exemple, que les paradoxes stoïciens sur la morale, les outrances sur le sage
heureux dans les tortures, qui divertissaient les autres sectes, ne sont que la formul
ation inadéquate, dans la perspective parénétique et eudémoniste des morales
antiques, de cette praxéologie de la moralité que Kant a été le premier à parvenir
à formuler; outrances, paradoxes et justifications, qui jouent sur les mots, s'ordonnent
en une perspective impeccable dès qu'on les rapporte à ce foyer. On commet un
contresens radical sur le kantisme quand on lui objecte que l'observation des agents
moraux ne confirme pas qu'ils agissent par pur respect ou quand on l'interprète
comme la sublimation du piétisme de l'époque, sans parler des platitudes sur le
kantisme, qui a les mains pures mais n'a pas de mains. Kant n'enseigne pas ce que
les agents moraux doivent faire, mais quel est le sens de ce qu'ils font effectivement.
De même, la Critique du jugement n'expose pas les idées de Kant sur l'esthétique
et ne préconise pas le formalisme artistique; elle dégage le sens de toute œuvre d'art
comme telle, et toute sociologie de l'art qui dissoudrait la praxéologie artistique
dans le sociologisme s'évacuerait elle-même, l'activité qu'elle prétend décrire n'ayant
plus de sens x.
Les fréquents contresens sur les deux Critiques, qui reviennent à reprocher à
une théorie d'être théorique, sont exactement comparables à celui qui a consisté
longtemps à voir en Clause witz un doctrinaire de la guerre à outrance parce qu'il
dégage, dans la violence absolue (abstraire des « frottements » de la « guerre réelle ») 2,

1. Mes remerciements vont à mon vieil ami Gérard Lebrun : l'auteur de Kant et la fin de la
métaphysique a bien voulu lire cette page et la trouver exacte, quoique naïve.
2. La métaphore des frottements, qui se retrouvera chez Walras, est chez Clausewitz, De la
guerre, trad. D. Naville, Éditions de Minuit, 1955, pp. 109 et 671.

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DÉBATS ET COMBATS

la logique et comme la limite de tout conflit; ou à celui par lequel on reproche aux
économistes de bâtir la fiction d'un homo œconomicus mû par son seul égoïsme,
parce que, selon le mot de Walras \ l'économiste commence par abstraire son objet
de connaissance, « comme, en mécanique pure, on suppose d'abord des machines
sans frottement ». De même, les différentes théories ou doctrines de l'autorité poli
tique, ou la sociologie wébérierme du pouvoir, avec ses trois idéaltypes, ne font que
traduire tant bien que mal le fait irréductible de l'autorité politique, qu'elle se pré
sente comme traditionnelle, constitutionnelle ou charismatique. N'étudier que
sociologiquement l'action humaine, c'est se résigner à n'y rien comprendre. Les
deux Critiques, ou Clausewitz, ou la théorie économique, la seule sans doute des
sciences humaines qui soit pleinement constituée à ce jour, ou la récente mathémat
ique des jeux de stratégie et l'ensemble encore confus qu'on désigne sous le nom
de recherche opérationnelle, sont les débris d'une praxéologie future 2; ainsi s'édifie
peu à peu, dans un no man's land qui n'est ni sociologique ni psychologique, une
science (c'est-à-dire une théorie formelle) de l'action qui est présentement le seul
avenir des sciences humaines.

Fonder une praxéologie ne consiste pas à formuler des vœux pieux en ce sens,
comme nous venons de le faire, mais à établir le théorème fondamental. Nous ne
disposons à cette heure d'aucun moyen d'entreprendre l'analyse praxéologique des
conduites de don et de l'évergétisme; invoquer à ce sujet la répartition des gains
dans les jeux à n personnes relèverait de la métaphore, tant que les applications
descriptives de la théorie des jeux ne seront pas mieux connues : car cette théorie
n'a encore qu'une valeur surtout normative, en ce sens qu'elle existe, mais sans qu'on
sache encore trop à quelle réalité l'appliquer. Après tout, il n'en allait guère autre
ment du calcul des probabilités au temps de Pascal. Quant à la sociologie, elle ne
fournit guère qu'une paraphrase parfois très heureuse du vécu. Comme l'histoire
naturelle d'autrefois, elle poursuit l'inventaire du monde et découvre les singularités
de la nature sociale, potlatch, mémoire collective, fréquence du suicide chez les
protestants ou plurifonctionalité des associations d'immigrés aux États-Unis, où
se révèle l'action de forces mystérieuses. L'évergétisme a peut-être quelque chose
à faire avec la structure sociale, mais cette structure n'est qu'un mot; avec l'équilibre
social, mais la notion d'équilibre est redoutablement complexe et celle d'équilibre

1. L. Walras, Éléments d'économie politique pure, 4e édition, 1900 (quelques exemplaires de


la réimpression de 1952 sont encore disponibles chez Dalloz). Notre citation se trouve à la p. 45;
il vaut la peine de lire aussi l'introduction mathématique qui a figuré dans les premières éditions,
pp. 3-21, et a disparu de la quatrième.
2. G.-Th. Guilbaud, Éléments de la théorie mathématique des jeux, Dunod, 1968, p. 22; en ce
moment même, les études sociologiques à partir de la théorie des jeux se multiplient, cependant
que les mathématiciens disent que cette théorie semble arrêtée ou éclate vers plusieurs directions
différentes. Sur la douzaine d'ouvrages ou d'articles que l'auteur de ces lignes a parcourus sur la
question, il lui a semblé pouvoir recommander, à un lecteur qui, par hypothèse, serait néophyte
comme lui, avant tout R. Duncan Jones et Howard Raiffa, Games and decisions, Wiley, 1957,
réimp. 1967, et W.-J. Baumol, Théorie économique et analyse opérationnelle, Dunod, 1963, chap. 18.
Dès 1960, la monographie de J. Fericelli, Le revenu des agriculteurs, matériaux pour une théorie
de la répartition, Génin, 1960, glissait, d'une analyse de style traditionnel (loi de King) à une inter
prétation sociologique à la J. Marchai et, de là, à une analyse de stratégie de marché (partie, pp. 102-
122).

792
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

social appartient à la sagesse des nations; l'évergétisme a sûrement une ou des fonc
tions, mais il ne serait que trop facile de dire lesquelles, et le profit n'en serait pas
considérable. La sociologie n'est pour l'instant qu'une science qui voudrait être,
mais dont la première ligne n'a pas encore été écrite; elle n'a pu encore constituer
ses concepts, ses méthodes et ses modèles, et aucun théorème sociologique n'a été
formulé à ce jour 1. Les concepts dont elle use, que ce soient celui de don ou celui de
cohésion sociale ou d'équilibre, sont empruntés à l'expérience vécue : c'est ainsi que
la physique ancienne conceptualisait le Chaud et l'Humide. A l'heure présente, il
en va des sciences de l'homme comme de celles de la nature au début des temps
modernes : ceux qui affirmaient que la nature est mathématisable se voyaient accu
sésde méconnaître le caractère imprévisible et inépuisable de cette Grande Mère,
qui ne se laisse pas ramener ainsi à des chiffres, et ils ne pouvaient produire, pour
leur justification, que deux ou trois théorèmes qui semblaient bien pauvres à côté
de la riche production de ceux qui lisaient ou paraphrasaient à livre ouvert le grand
livre de la nature et de l'homme; Galilée séduisait moins de lecteurs que Paracelse, et,
pour les contemporains, la science s'appelait Paracelse. Il faut nous résigner à l'idée
peu aimable que, dans une science naissante, joue la loi de tout ou rien; des pans
énormes de la production scientifique, qui semblaient être la science même aux yeux
des contemporains, peuvent n'être que des ruines ; c'est un risque qu'il faut affronter,
mais qu'il ne faut pas nier.
Seulement, le fait qu'une science soit en enfance ne l'empêche pas d'être un art
et de pouvoir être utilisée comme tel. Relisons l'admirable Essai sur le don. Devant
ces pages si suggestives, on se sent aussi pédant, à parler de science, que si l'on exi
geait d'un grand romancier qu'il apporte sa pierre à l'édifice d'une authentique
science psychologique. Comme le romancier et l'historien, le sociologue, à ce jour,
ne fait pas moins bien que le savant, il fait autre chose; il s'ensuit que son œuvre
doit être utilisée autrement que celle d'un savant : elle ne nous révèle pas de vérités
universelles, elle ne nous apporte pas de méthode, mais des suggestions et un exemple.
U Essai sur le don n'est pas une théorie du don, n'en construit pas de modèle, n'en
donne pas la « formule » comme la chimie donne celle de l'oxyde carbonique, et
l'économie, celle de l'utilité finale : il fait « comprendre » certaines conduites, au sens
que ce mot a dans la vie de tous les jours, et il permet d'imaginer, par ressemblance
ou par contraste, comment il faut comprendre d'autres conduites qui sont plus ou
moins semblables à celles-là. Il dépouille les conduites de don de leur étrangeté
exotique, il montre leur diversité et suggère par là une sorte de combinatoire de ces
conduites. Il enseigne à ne pas être dupe des concepts que nous plaquons sur la réal
ité et à les adapter à chaque objet; nous distinguons l'économie, la société, la poli
tique, la religion, la culture, les mœurs; mais le potlatch (et on peut en dire autant
de l'évergétisme) se retrouve à tous ces étages, les traverse de haut en bas et structure
à sa manière la société toute entière : l'évergétisme est un « fait social total »; ou, si
l'on préfère, les découpages traditionnels le mutileraient. En somme, Mauss est un
grand romancier : il nous montre des conduites étranges sous le biais où elles
deviennent compréhensibles pour nous, il accroît nos facultés de compréhension et
d'imagination.
Que les sciences humaines n'en soient pas réduites, par essence, à « comprendre »

1. L'emploi du mot théorème chez Murdock nous semble fait au mode désidératif plus qu'au
mode indicatif. Le livre important de R. Bourdon mériterait une discussion, qui saurait trouver
place ici.

793
DÉBATS ET COMBATS

de cette manière, qu'elles puissent mériter vraiment le nom de sciences, l'existence


de l'économie politique suffirait à le prouver. Mais, même réduites à être un raff
inement de l'expérience commune, elles conservent une valeur inappréciable. Il serait
aussi facile qu'injuste d'ironiser sur la sociologie générale, sur les « rôles » ou les
« personnalités de base », et de prétendre que la relation de ces concepts au réel est
la même que celle de la critique ou de l'art rhétorique au sentiment littéraire spon
tané; facile d'ajouter que, s'il ne s'agit que de renouveler le vocabulaire, on pourra
aisément transformer le Droit public de Mommsen ou les Mœurs romaines de Fried-
lànder en chefs-d'œuvre sociologiques; il suffira de remplacer le vocabulaire juri
dique du premier et la phraséologie burckhardtienne du second par le vocabulaire
à demi sociologique et à demi psychanalytique de notre époque. Au lieu de dire, avec
Friedlánder et Alfôldi, que les Anciens se passionnaient pour les spectacles du
Cirque ou de l'arène, on dira, avec Linton \ que les intérêts de leur société étaient
investis dans les spectacles et, avec Herskovits 2, que leur société focalisait là-dessus.
Mais cet apparent pédantisme a ses vertus ; il exclut toute solution de paresse, comme
la vision anecdotique des choses ou l'invocation au génie national, sans parler de la
valorisation humaniste de l'antiquité; il rappelle implicitement qu'il est courant de
voir une civilisation attacher une importance démesurée à des choses auxquelles
nous n'attachons pas la même importance et que la psychologie des peuples est une
résultante ou une paraphrase de ce fait, plutôt que son explication. La sociologie
permet ainsi de mettre des faits en série; elle est une culture, elle nous dépouille de
notre naïveté et nous aide à inventer. N'espérons pas résoudre des problèmes histo
riques à coup de sociologie comme on résout les problèmes économiques au moyen
des théorèmes économiques; mais on peut s'inspirer de ce que les grands sociologues
ont écrit.

Outre l'inspiration comparative, dont on a vu l'intérêt heuristique, la sociologie


nous propose divers systèmes d'explication des faits sociaux; nous en citerons deux,
le structuralisme et le fonctionalisme, parce qu'ils introduisent au cœur des pro
blèmes de Pévergétisme et parce qu'ils sont présentement en grande faveur, l'un
aux États-Unis et l'autre sur la rive gauche de la Seine. On se doute que nous ne pré
tendons pas rouvrir le procès de ces deux tendances, mais simplement préciser notre
position : le lecteur pourra ainsi juger tout de suite s'il doit poursuivre la lecture de
cet article. En principe, le chercheur ne peut être jugé que par ses pairs, et la philo
sophie ne saurait lui faire la leçon; malheureusement c'est la méthode qu'il applique
effectivement qui compte, et non la méthodologie qu'il formule tant bien que mal;
plutôt mal que bien, car l'épistémologie n'est pas son métier. Il s'agit donc ici de
simples notes de travail qui, dans leur maladresse, peuvent avoir un intérêt docu
mentaire pour l'épistémologue, dont nous recevrions les leçons avec une parfaite
modestie.
Il en est du fonctionalisme et du structuralisme comme d'autres concepts des
sciences humaines : selon l'usage qu'on en fait, ce sont des à-peu-près à valeur heur
istique, des truismes, de la logomachie ou du même-pas-faux. Expliquer l'évergé-

1. R. Linton, De Гhomme, trad. Delsaut, Éditions de Minuit, 1968, chap. XXIV.


2. M. J. Herskovits, dans son beau livre sur Les bases de V anthropologie culturelle, Payot,
1967, chap. XV.

794
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

tisme par le structuralisme pourrait consister, par exemple, à affirmer qu'il est
échange : l'évergète échange ses richesses contre du prestige ou de l'autorité. Les
hommes, nous dit-on, échangent des biens, des femmes et des paroles et, si tel chef
amazonien se voit reconnaître le droit d'avoir plusieurs concubines, c'est « en
échange » de l'autorité qu'il exerce dans l'intérêt de tous. Pareille explication n'est
à vrai dire qu'un flatus vocis. Il est certain que l'évergétisme insère le donneur dans
une série d'actions et de réactions, qu'il lui vaut, par exemple, de la notoriété ou lui
épargne un charivari; mais une suite d'actions et de réactions n'est pas un échange.
C'est un fait que, parfois, l'évergétisme dessine des réseaux compliqués de relations
entre les donateurs, la plèbe et la cité, qui échangent des cadeaux et des honneurs;
mais ce serait une étrange illusion que de prendre les dessins schématiques, que les
faits ne peuvent pas ne pas dessiner entre eux, pour la cause même de ces faits. Cela
existe, il est vrai, en phonologie, parce qu'un système phonologique est un code;
toutefois les maladresses politiques ou sociales ne semblent pas entièrement ass
imilables à des fautes de prononciation.
Ouvrons les Structures élémentaires de la parenté, de Lévi-Strauss. Il y a deux
parts dans ce livre célèbre : une formalisation des règles du mariage dans les sociétés
primitives, une interprétation fonctionaliste de ces règles et de la prohibition de l'in
ceste, conçues comme destinées à promouvoir l'échange des femmes à fin d'intégrer
le corps social : A donne sa sœur à В au lieu de l'épouser lui-même, С lui donne en
échange la sienne, et c'est ainsi que la société échappe au péril mortel d'éclater en
une multitude de familles refermées chacune sur elle-même. La formalisation des
règles du mariage, devenue rapidement un chapitre classique des sciences humaines,
est un des exploits scientifiques de notre siècle; elle a montré que, là où semblait
régner l'arbitraire de la coutume, se dissimulait parfois un ordre secret. Mais on ne
voit pas ce que cet exploit a de structurel ni ce qui justifie qu'on crée le néologisme
de structuralisme et qu'on l'élève au rang d'une méthode : systématiser les règles
du mariage est la même chose que systématiser celles du mouvement des planètes,
de l'hérédité ou de l'accentuation grecque ou anglaise; c'est faire ce que la science,
en tant que science, a toujours fait. Mais peu importe qu'un chercheur n'ait pas la
méthodologie de sa méthode, quand il a le mérite infiniment plus solide d'avoir une
méthode. En revanche, la partie fonctionaliste de l'œuvre de Lévi-Strauss est-elle
vraiment une méthode ? Est-elle autre chose qu'un finalisme assez anodin ? Tout
se passe comme si les hommes entreprenaient d'échanger des femmes selon des
règles plus ou moins complexes (au lieu de prendre chacun leur sœur, comme il serait
obvie), pour créer une structure et assurer leur solidarité par cet échange ; ce qui about
it à une rupture avec la nature et à la naissance de la culture et d'un ordre propre
menthumain. Thèse indémontrable, qui n'est pas plus évidente que n'importe quelle
autre interprétation finaliste; et si les interprétations indigènes du mariage comme
échange n'étaient qu'une rationalisation ou une métaphore ? Si certaines interpré
tations de l'auteur, analysant en sociologue les cadeaux que certains hommes font à
leur maîtresse ou les échanges des convives qui scellent l'unité de leur tablée en se
passant le vin, étaient trop massivement ingénieuses et sérieuses pour prouver
beaucoup ? On voit mal, à vrai dire, en quoi une formalisation des règles du mariage
pourrait aboutir à une explication de ces règles, à moins que leur système ne soit un
code et qu'il ne reçoive de lui-même son sens. Il semble que, dans la pensée de l'au
teur, l'échange tende à rapprocher ces règles d'un code édifié par une obscure con
vention collective; la configuration de ce jeu de barres géant qu'est le système de la
parenté ne serait plus la résultante des règles, mais le but même du jeu. Assurément,
l'hypothèse selon laquelle la prohibition de l'inceste est l'envers d'un système

795

Annales (24* année, mai-juin 1969, n° 3) 15


DÉBATS ET COMBATS

d'échange n'a en elle-même rien que d'acceptable, à moins de professer que la cons
cience est toujours à la racine de l'action; vraie ou fausse, elle est en tout cas un bel
exemple de ce que peut être l'explication dans les sciences humaines. Ce sont les
justifications fonctionalistes qu'y ajoute l'auteur qui semblent moins intéressantes.
Quelle réalité recouvrent en effet les mots « maintenir le groupe comme groupe », « lier
les hommes entre eux », éviter le « péril mortel » de voir « le groupe social éclater
en une multitude de familles consanguines » ? On comprend mal l'étendue du péril et
la pertinence du remède : faut-il croire que seule la parenté par alliance peut trans
former l'homme en zôon politïkon ? Le lecteur échappe difficilement à l'idée que ce
péril mortel est imaginé à partir de la fonction prêtée à l'échange des femmes et que
cette fonction est démontrée à partir du péril. On inventerait demain une explication
non fonctionnelle de la prohibition de l'inceste et on cesserait de parler d'un échange
des femmes, que la formalisation des règles de la parenté, la « structure », n'en serait
pas modifiée d'un iota. Et si structure signifie échange, nous aboutissons à la thèse
fameuse sur la structure de la société : les hommes échangent des biens, des paroles
et des femmes ; le nom de structure peut donc désigner un code (le système phonol
ogique), un système d'équations (l'équilibre de Walras) et des règles formelles,
celles du mariage. Il est difficile de préciser si l'échange des paroles est structurel en
tant qu'échange ou en tant que les choses échangées — des phonèmes — sont struc
turelles puisque phonologiques; pour les femmes, en revanche, seul leur échange
est structurel. Le mot de structure a donc bien des sens, et celui d'échange est passa
blement métaphorique. Il ne serait donc pas interdit dans ces conditions d'expliquer
l'évergétisme comme un système d'échanges (évergésies contre prestige et pouvoir)
qui faisait fonctionner la société comme une structure, assurait sa cohésion et déter
minait la rupture avec un ordre naturel où chacun consommerait son propre bien
et garderait jalousement pour lui ses facultés d'admiration et d'obéissance, au lieu
d'en faire bénéficier autrui.
Mais si, au contraire, le mot de structure désignait simplement un système hypo-
thético-déductif, comme celui des règles du mariage, qui est la grande découverte
de Lévi-Strauss, en ce cas une analyse structuraliste de l'évergétisme consisterait à
prendre dans leur ensemble les règles relatives aux évergésies, les lois municipales
sur le mécénat, etc., et à chercher si, par hasard, leur incohérence apparente ne dis
simulerait pas un ordre, qu'il s'agirait de décrypter. A priori, il n'y a aucune raison
de croire que cet ordre existe nécessairement : dans quelque société qu'on se place,
on peut penser que certaines règles tacites sont systématiques et que d'autres ne sont
qu4in_agr-égat réuni par les hasards de l'histoire; dans ce second cas, l'explication
scientifique consistera à disperser cet agrégat et à rattacher les diverses règles à
diverses séries qui permettent d'en rendre compte. Notre impression personnelle
est que, en ce qui concerne l'évergétisme, la seconde éventualité est la bonne : l'éver
gétisme est un agrégat historique, plutôt qu'un système, et, pour parler comme
Cournot, il avait des causes, mais point de raison. Ce qui ne lui enlève pas toute
rationalité : tel que les hasards de l'histoire l'ont fait, il a joué, on le verra, le rôle
d'une sorte de matrice des enjeux dans le jeu social.
A vrai dire, on voit mal, à travers des déclarations malaisées à accorder, si le
mot structure désigne tout modèle mathématique ou seulement un certain type
de modèle, dont la phonologie est le meilleur exemple. Dans l'un et l'autre cas, il
serait assez vain de se demander si tout est structurel dans la société ou si certaines
choses ne le sont pas. Autant se demander si, oui ou non, les phénomènes physiques
sont tous destinés à être exprimés par la mécanique newtonienne; si, oui ou non,
l'essence de ces phénomènes « est » mathématique d'une façon générale; la pre-

796
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

mière question est une présomption inutile, et la seconde est un problème de mots.
Toute science consiste à établir des relations rigoureuses, qu'il est évidemment loi
sible d'appeler structures; en ce sens, c'est la science elle-même qui est structurelle,
et, pour qu'une sociologie soit structurelle, il suffira qu'elle soit vraiment une science.
La question de savoir si la société « est » structurelle est alors un problème philoso
phique, comparable à celui des Pythagoriciens, qui soutenaient que la nature est
nombre parce que leur acoustique était mathématique. Ce n'est pourtant pas ce pro
blème qu'on veut se poser quand on se demande ce qui est structurel ou ne l'est pas :
on croit s'interroger sur une question de méthode, on soulève en fait la question des
bornes de la connaissance scientifique; or la question des limites de la science est
extérieure à la science. Rien de plus fréquent, il est vrai, que cette confusion pythagor
icienne entre l'être et le connaître; îe reproche qui est fait parfois au structuralisme
d'être un fixisme et de ne pouvoir comporter d'évolution diachronique en est un
exemple. Ce reproche veut dire, en effet, que, si quelqu'un estime pouvoir construire
un modèle structurel de la phonologie ou de l'équilibre économique, ce ne peut être
que parce qu'il professe que la langue et l'économie « sont » structurelles; or, comme,
par définition, une structure est bloquée dans la synchronie, il est objectivement un
affreux fixiste... C'est un faux problème ou un procès d'intention. Ni Walras ni
Saussure n'ont songé à nier que les langues ou les prix évoluaient; ils ont même
précisé par quel biais se faisait cette évolution. Ils n'ont voulu dire que ce qu'ils ont
dit : qu'ils étaient parvenus à formuler rigoureusement un fait abstrait, l'équilibre
absolument concurrenciel ou la « langue », par opposition à la parole; ils n'ont pas
prétendu que cette formulation de détail était un symptôme révélateur de la nature
des choses en général. Car la science ne s'élève pas si haut, n'étant pas une ontologie
ou une idéologie; ses affirmations sont limitées à elles-mêmes et elle ne présume rien
de ce qu'elle ne dit pas; l'idée que les choses sont structurelles est, ou un débat de
mots, ou une spéculation sur l'inconnu. A moins d'être une mystique, la structure,
c'est un instrument de connaissance. Et si l'on était tenté de croire que le caractère
structurel de la langue, de la société ou des mythes nous révèle quelque chose du
fonctionnement de l'esprit humain et montre que cet esprit est structurel, alors il
faudrait croire qu'il est également différentiel, puisque la plupart des lois de l'éc
onomie se traduisent, comme celles de la physique classique, par des équations diffé
rentielles.
« Fonctionalisme » est aussi ambigu que « structuralisme ». Retenons-en deux
significations. On peut vouloir dire tout simplement par là que, dans les sociétés
anciennes, l'évergétisme remplissait à peu près la fonction que remplit chez nous la
fiscalité. Certes, mais il faut ajouter que cette fonction n'a pas créé son organe, au
contraire (c'est secondairement et peu à peu que l'évergétisme est devenu une quasi-
fiscalité), et que l'organe a toujours largement débordé la fonction, qui le débordait
aussi de son côté; et puis ce fonctionalisme n'ajoute rien à notre connaissance;
conclure de l'effet à la fonction n'est qu'une paraphrase d'un fmalisme assez gross
ier.
« Fonctionalisme » peut signifier aussi que l'évergétisme assurait la cohésion ou
l'équilibre de la société ou de l'État; le pain et le Cirque n'étaient-ils pas l'opium du
peuple romain ? Ce lieu commun tire sa fausse évidence d'une idée polémique, celle
de dépolitisation; le seul ennui est, qu'aux yeux des Anciens, les masses dépolitisées
sont précisément celles qui réclameraient des salaires décents et des congés payés et
que nous appellerions politisées; le thème du pain et du Cirque ne correspond pas
à notre thème de la dépolitisation, mais à celui du « sordide matérialisme des masses ».
Et que veut dire cohésion ? Les groupes sociaux ont-ils ainsi une vision de la société

797
DÉBATS ET COMBATS

globale qui leur permet d'estimer si leur part dans le partage est satisfaisante ? Qui
a jamais pu définir un point d'équilibre en la matière ? Ne peut-il s'agir aussi de
conflits de frontière entre groupes, ou de coalitions complexes de groupes entre eux,
réunis par des rapports de subordination ou d'alliance, sans qu'un point central
d'équilibre soit à considérer ? Et par quelle alchimie affective une frustation poli
tique sera-t-elle compensée par des satisfactions matérielles (ou inversement)?
Quand un notable refuse des gladiateurs au peuple, cela provoque un charivari;
est-ce parce qu'il a, par son refus, déséquilibré la société, ou parce que le peuple est
imait avoir traditionnellement droit à des gladiateurs ? Sans la tradition, l'histoire
serait abstraite comme l'algèbre. L'équilibre en question est-il autre chose qu'une
tradition infiniment variable selon les temps et les lieux ? Qu'il y ait derrière tout
cela des problèmes très réels, c'est indubitable : la question est de savoir si nous
avons les moyens de les résoudre. S'il ne s'agissait que d'évoquer à notre esprit une
tranche de vécu, avec tous les problèmes qui s'y posent, les mots de tous les jours
suffiraient; mais, pour résoudre ces problèmes, il faut des concepts assez précis pour
être opérationnels : force est de constater que nous ne les avons pas. Disons même
que, si l'on veut retrouver de nos jours la fraîcheur et les émotions de l'ancienne
physique, comprendre le génie qu'il fallut pour distinguer mouvement et change
ment,vitesse et accélération, chaleur et température, la peine qu'on eut à penser
jusqu'au bout l'idée d'inertie, il suffit de se livrer au petit exercice suivant : essayer
de tirer au clair les notions familières de classe sociale, de dépolitisation ou de rôle
(à supposer qu'elles aient plus de réalité que celles de lieu naturel ou de perfection
du mouvement circulaire); qui s'étonne que Lucrèce manie si maladroitement
l'idée d'équilibre des éléments naturels n'a qu'à essayer de faire mieux avec celle
d'équilibre social.
Ce qui rend peu claires les explications fonctionalistes est leur caractère passe
partout; on déduit la fonction de la nature de la chose avant de prouver le caractère
fonctionnel de la chose à partir de cette déduction. On pourrait donc répéter de
l'évergétisme ce qu'on lit çà et là sur les conduites de don qu'on retrouve chez tant
de peuples : il servait à redistribuer le produit social, il avait pour but de réduire
l'individu trop riche à la norme (on n'est pas libéral en général, mais libéral comme
la tradition veut qu'on le soit), il répondait au besoin d'authentifier les hiérarchies
en symbolisant la structure sociale par un réseau de dons, il servait à situer les par
tenaires à l'intérieur de cette hiérarchie, il était un mécanisme de régulation sociale
grâce auquel les riches participaient au pouvoir et n'étaient pas tentés de contester
l'ordre établi, en opposant une hiérarchie économique à la hiérarchie politique...
Tout cela n'est que trop vrai, et l'énumération n'est pas limitative, car elle ne dépend
que de l'ingéniosité de chacun; à la fin, l'évergétisme aura autant de fonctions que
nous aurons su discerner en lui d'aspects différents. Toutes ces fonctions se ramèner
ont au fond à une seule : intégrer l'individu au groupe; à vrai dire, quel fait social
n'en fait pas autant, depuis les fêtes nationales jusqu'aux révoltes anarchistes, qui
scellent l'union sacrée contre elles ? Tout processus conforme à des normes est un
hommage rendu à ces normes; et si, se révoltant contre ces normes, il n'aboutit qu'à
les confirmer, il révèle par là que sa fonction latente, différente de sa fonction consc
iente, était celle d'un exutoire nécessaire à l'équilibre. Toutes les fonctions qu'on
peut attribuer à l'évergétisme seront donc vraies, ou plutôt non fausses et imposs
ibles à infirmer, c'est-à-dire non scientifiques : comment s'y prendre pour démont
rer, par exemple, que l'évergétisme ne répondait pas à un « besoin d'authentifier
les hiérarchies » ? Finalement, le seul moment laborieux d'une étude fonctionaliste,
le seul où l'on ne pourrait pas dire n'importe quoi, ne serait pas celui où l'on para-

798
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

phrase les faits en fonctions, mais celui où l'on établit ces faits, c'est-à-dire le moment
historique ou philologique. L'opposition du vécu et du formel, qui est la porte de
toute science authentique, correspond à celle des disciplines historiques et philolo
giques, d'une part, et des mathemata, de l'autre.
A un type de fonctionalisme qui explique les faits sociaux en les rattachant à un
certain nombre de grandes fonctions qui ont été préalablement énumérées, on a
coutume d'opposer, avec Merton, un fonctionalisme partiel, qui cherche à découvrir,
derrière un fait social, la fonction latente qu'il peut avoir et, pour ainsi dire, le rôle
qu'il joue au fond. La valeur heuristique de ce fonctionalisme-là est grande. On
montrerait, par exemple, que le propre des associations professionnelles ou religieuses
est de tendre à remplir, outre leur destination officielle, un certain nombre de fonc
tions latentes qui sont leur véritable vie (songeons aux collegia romains), que la cor
ruption politique a un rôle de protection des faibles et des isolés (songeons à la
clienteld) ou que certaines dépenses importantes ont pour but inconscient de faire
parade de richesse (c'est la conspicuous consumption). La vertu de ce fonctionalisme
heuristique est donc d'amener à une description plus subtile des faits. Il continue la
vieille tradition satirique, cynique, radicale, qui jette sur les choses humaines un
regard sans préjugé et affirme que la réalité ne ressemble guère aux apparences édi
fiantes qu'elle se donne; le moins qu'on puisse attendre d'un sociologue est, en effet,
d'en être calmement persuadé, mais que peut-on attendre de plus de ce fonctiona
lisme ? C'est une chose d'affirmer que le Cirque avait pour conséquence de dépol
itiser la plèbe, c'en est une autre de postuler que cette conséquence était sa fin, c'en
est une troisième d'ajouter que cette fonction s'est donnée elle-même son organe et
ne s'est pas contentée de métamorphoser la fonction d'une institution préexistante;
une quatrième étape, que le fonctionalisme dispense de franchir, serait d'ajouter
que cette fonction était voulue, intentionnelle, et qu'il y a du machiavélisme là-des
sous. Car le machiavélisme est aussi familier à la pensée antique que le fonctiona
lisme à la pensée moderne; l'évergétisme, selon Aristote, servait à consoler le peuple
de la perte de ses droits politiques et à l'endormir dans un hideux matérialisme; pour
le Pseudo-Dicéarque, les repas publics des Athéniens servaient à empêcher les pauvres
de se soulever contre les riches. Machiavélisme et fonctionalisme ont ainsi la vertu
de faire voir des choses qui ont à nos yeux quelque vérité : mais le problème serait
de préciser en quel sens elles sont vraies. Le fonctionalisme consiste, ou bien à poser
l'existence d'un certain nombre de grandes fonctions (nutrition, reproduction,
cohésion...), et alors ce n'est guère qu'un truisme 1, ou bien à définir comme fonc
tionnelle la relation de certains faits, et alors c'est un finalisme; s'il n'est ni ceci ni
cela et qu'il se contente d'affirmer qu'il y a des rapports entre des faits, il se confond
avec le projet d'une sociologie en général.

Le structuralisme n'est qu'un mot à la mode; le fonctionalisme est une para


phrase finaliste du vécu. La théorie économique, elle, est une science authentique.
Peut-elle nous apporter quelque chose pour l'étude de l'évergétisme ?
Qu'on y voie un don, un échange ou un gaspillage, l'évergétisme est une question

1. Même en biologie, où la notion de fonction a un sens précis, du fait de la sélection naturelle,


l'idée juste que l'estomac est fait pour digérer ne sert pas à grand-chose quand il s'agit d'expliquer
comment se fait la digestion. Ce n'est pas un hasard si la sociologie fonctionaliste est restée à l'état
de programme.

799
DÉBATS ET COMBATS

d'argent; il déplace ou consomme de la monnaie, des biens et des services; n'est-il


pas éminemment un phénomène économique ? Cela dépend de la conception que
l'on se fait des rapports entre les faits économiques et une science économique per
pétuellement inachevée. La science ne dévoile pas le réel, elle y découpe des objets
connaissables ; des faits qui sont économiques à certains égards peuvent ainsi n'être
pas des objets économiques et, pour le dire tout de suite, c'est le cas de l'évergé
tisme.Assurément l'évergète offre de la monnaie, déthésaurise, fait marcher le comm
erce, et on a pu songer (sans doute à tort, nous le verrons) à une interprétation
keynésienne du gaspillage somptuaire, Pyramides ou cathédrales flamboyantes x...
Mais si l'on veut tenter l'analyse de ces réalités économiques, il faut commencer
par rendre aux mots d'analyse économique pure leur sens le plus rigoureux celui,
qu'ils avaient éminemment sous la plume des grands marginalistes autrichiens, un
Boehm-Bawerk ou un Schumpeter. Car il en va de la théorie économique comme du
kantisme, de Clauzewitz et de toute analyse « transcendantale » : à cause des quoti
diennetés de l'enseignement ou, pour l'économie, des applications pratique à la vie
des États, la rigueur théorique se perd peu à peu et la distinction entre les fondements
et les aspects institutionnels et empiriques tend à se brouiller : le keynésisme est
l'exemple classique de cet empirisme déguisé. Ce qui est sans conséquences graves
tant que les applications pratiques sont bien rodées ou que l'opinion publique les
répute pour telles; mais, quand il faut appliquer l'instrument à une matière inhabit
uelle, fût-elle d'un intérêt purement historique, il est plus prudent d'en revenir aux
fondements théoriques. L'apauvrissement considérable qui en résulte est le prix des
anachronismes qu'on évite. Cette pauvreté des apports de l'économie ou de la socio
logie à notre problème ne doit pas être attribuée à un scepticisme congénital de l'au
teur ou à un manque d'enthousiasme : pouvait-on vraiment attendre beaucoup plus
de sciences aussi jeunes ? Réduit à ses aspects économiques, l'évergétisme peut être
considéré comme un processus de consommation; il peut être considéré également
comme un mode de redistribution du revenu national entre groupes sociaux, comp
arable à ce qu'a été de ce point de vue spécial la charité chrétienne, ou à ce que sont
la fiscalité actuelle ou la Sécurité sociale. Or, comme fait de consommation et de
redistribution, l'évergétisme est extérieur aux frontières de l'analyse économique, au
sens strict de l'expression; c'est-à-dire que les raisons de l'évergétisme pourront être
sociales, politiques, religieuses et tout ce que l'on voudra, mais qu'elles ne répondent
pas à une praxéologie proprement économique. Nous serons renvoyés de l'économie
à l'histoire ou à la sociologie; encore faut-il dire exactement pourquoi.
Car il ne suffit pas de se réclamer d'une saisie de l'homme historique dans sa
totalité et de dénoncer une fois de plus la fiction d'un homo œconomicus mû par ses
seuls intérêts égoïstes : la chose va sans dire, et aussi bien cette fiction n'a-t-elle guère
de réalité que dans l'imagination de ceux qui la pourfendent; jusqu'à présent, les dan
gers réels venaient plutôt de l'autre côté, et l'importance de la théorie économique
pour l'histoire économique a été plus souvent méconnue qu'exagérée; or l'histoire
économique n'a jamais eu à se féliciter de mépriser la théorie pure, sous prétexte
d'amour du concret : sans la théorie, elle est aveugle, et qui n'a pas de théorie a ses
préjugés. Seulement il faut bien voir quelle est la méthodologie très particulière de
l'analyse économique 2. Elle n'étudie pas ce que font les hommes pour atteindre, plus

1. A. Ptettre, Les trois âges de V économie, à propos d'un article de R. Lopez; la théorie semble
insoutenable, car le keynésisme, doctrine de la courte période, ne peut se transposer dans la longue
période sans tomber dans des absurdités.
2. On ne saurait trop vanter l'ouvrage de Lionel Robbins, Essai sur la nature et la signification

800
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

ou moins efficacement, leurs fins économiques, mais ce qu'ils feraient s'ils étaient
des hommes œconomici plus rationnels qu'ils ne le sont généralement, indépendam
ment des fins qu'ils ont choisies et des raisons qui les leur ont fait choisir : pour un
apôtre ou un évergète, s'il est un homme organisé, un sou est un sou comme pour un
requin de la finance. La rationalité en question est celle des moyens par rapport aux
fins, qui demeurent extérieures à l'économie; la consommation, qui relève des fins,
est ainsi à la frontière de l'analyse. Comme toute praxéologie, l'économie est à cheval
sur le descriptif et le normatif et elle trace la limite possible de l'action; comme pour
la moralité kantienne, on peut penser qu'aucune action à ce jour n'a été accomplie
par pure rationalité économique... Ce caractère à demi normatif n'a cependant rien
d'utopique; d'abord la limite en question est intérieure aux possibilités humaines,
et ensuite elle est fondée sur la nature des choses : au « tu dois » de la rationalité
économique, si l'homme réplique : « Et si je ne le fais pas ? », l'économie peut répondre :
« L'événement me vengera ». La théorie est ainsi un instrument d'analyse : que
l'homme soit rationnel ou ne le soit pas, elle explique ce qu'il en advient et pourquoi.
Autrement dit, tout ce que peut faire l'économiste est de demander au consom
mateur ce qu'il préfère consommer, du pain ou du Cirque, sans porter de jugement
sur le bien-fondé de ce choix, qu'il prend comme une donnée. L'échelle des préfé
rences et le revenu de chacun étant connus, l'économiste trace les courbes d'indiffé
rence — tant de pain ou tant de Cirque — et suppose que le consommateur, qu'il soit
égoïste ou évergète, entend tirer le maximum de ses moyens; il lui indique la combi
naison optimum que lui permet son revenu. Il ne faut donc pas confondre, sous le
nom de théorie du comportement du consommateur, l'analyse économique de ce
comportement et son analyse psycho-sociologique; la première ne peut aller plus
loin que la cohérence des options, la transitivité des préférences, les courbes d'indif
férence et l'effet de substitution; la seconde essaie d'expliquer les options elles-
mêmes, au risque de retomber sur les apories du vécu sociologique. Une partie des
études sur la « fonction de consommation » sont en réalité sociologique; elles ne
sont pas plus économiques que ne le serait une étude des données technologiques
de la fonction de production. Consommation, production ou répartition, l'économie
n'étudie pas les choix, mais les conséquences de ces choix dans un monde où les
biens sont rares et imparfaitement substituables les uns aux autres; elle étudiera les
conséquences économiques de l'évergétisme, mais non ses causes.
Supposons donc, au lieu du consommateur égoïste qu'imaginent les économistes
en notre siècle avare, un évergète qui n'achète que pour donner, mais qui, par hypot
hèse, soit en même temps un évergète snob : au lieu d'acheter de bons gladiateurs
à un prix raisonnable, il en achète d'autres qui ne sont pas meilleurs, mais qui lui
reviennent beaucoup plus cher; il gaspille son argent pour prouver au peuple qu'il
est assez riche pour se permettre de le faire, et on a coutume d'appeler snob effect ou
conspicuous consumption ce genre de conduite. L'économiste n'a cure de ces mobiles
ostentatoires; il constate seulement que la surface d'indifférence en est modifiée, que
la pente de la courbe de demande cesse d'être négative. Supposons un autre évergète
qui soit de mince origine, un Trimalcion; au contact des vieilles familles de sa cité,
qui sont encore plus riches que lui, il éprouve un sentiment de frustration qu'il entre
prend de compenser et, en conséquence, sa propension à consommer ou, plutôt à
donner, augmente : nous baptiserons demonstration effect le processus en question,

de la science économique, Librairie de Médicis, 1947, et aussi L. von Mises, Episîological Pro
blems of Economies, Van Nostrand, 1960.

801
DÉBATS ET COMBATS

et nous expliquerons par lui des faits contemporains, comme le malaise du Tiers
monde devant la civilisation américaine. Comme on voit, nous ne sommes plus sur
le terrain de l'économie, mais sur celui de la psychologie sociale, et d'une psychologie
qui a deux mérites. D'abord celui de nous rappeler que l'attitude du consommateur
n'est pas toujours rationnelle, à supposer que cet adjectif puisse avoir un sens qui ne
soit pas conventionnel. Ensuite celui de ne rien expliquer, de ne pas même décrire
ces conduites avec quelque précision, mais de se contenter d'évoquer leur existence
et de mettre des étiquettes commodes sur ces morceaux de vécu : les mots de con
sommation ostentatoire évoquent en quelques syllabes une réalité complexe, mais
qui nous est familière et que nous nous imaginons bien connaître. Ou bien nous nous
en tenons à cette familiarité trompeuse et nous pourrons alors expliquer par la
consommation ostentatoire l'évergétisme tout entier, qui est une parade de richesse;
notre tâche sera ainsi aussitôt terminée ; ou bien nous essayons de voir qui consomme
ostentatoirement, quand, comment et pour jeter de la poudre aux yeux de qui, et
nous en revenons aux sciences historico-philologiques ou à la sociologie entendue
au sens particulier d'histoire de la civilisation contemporaine. La consommation
évergétique est un sujet d'étude pour l'historien et non pour l'économiste.
Il en va de même de l'évergétisme considéré comme un mode de redistribution
du revenu national. C'est ici qu'il est le plus urgent d'en revenir aux fondements
théoriques, qui sont très étroits. La distribution du revenu est incontestablement un
processus économique, mais il est plus d'une définition de l'économie. L'analyse
pure prend pour base l'hypothèse d'un processus abandonné à lui-même et à la
rationalité économique, sans interventions extérieures, que ce soient celles d'un
ministre ou celles de la psychologie d'un groupe humain; ou encore elle considère
ces interventions comme de simples données, qui jalonnent la frontière entre l'ana
lyseéconomique et les disciplines voisines. Soit alors la théorie de la répartition.
L'analyse ne prétend pas expliquer la distribution réelle du revenu dans toute une
population, mais ce qui se passerait si les mécanismes économiques étaient aban
données à eux-mêmes (hypothèse qui coïncide assez bien avec la réalité dans le cas
du capitalisme libéral), et elle ne prend en considération que les agents économiques.
Elle décrit ainsi la part d'économie pure, variable selon les sociétés, qu'il y a dans
la répartition réelle; c'est à l'historien ou au sociologue de faire le reste, de dire si la
réalité coïncide avec le modèle normatif et, si elle ne le fait pas, de quelle manière
l'économie s'est vengée. L'essentiel est de bien distinguer les deux points de vue.
Or le risque de confusion existe. Depuis la révolution macroéconomique, depuis que
l'intervention des États dans la vie économique de la société est devenue de plus en
plus importante, il s'est développé une sorte de néocaméralisme qui a transformé
les économistes en conseillers des gouvernements ou en constructeurs de jolis gadgets
appelés modèles de croissance. Sous le nom de science économique, on entend à la
fois une théorie, et des recettes de politique économique, d'où quelque possible flo
ttement. Pour le théoricien, la distinction de l'économie et de la sociologie dans
l'explication de la répartition effective est un axiome ou une définition; pour le
caméraliste, ce peut être une constatation ou une conclusion. La confusion sera encore
accrue par le fait que l'un et l'autre économistes ne parlent pas tout à fait du même
objet. Le théoricien ne considère que les agents économiques, leurs rentes, leurs
salaires, leurs quasi-rentes et leurs éventuels profits, tandis que le caméraliste part
d'une réalité, le tableau du revenu national de son pays, document de base de toute
politique économique. Le caméraliste sera donc amené à étudier, par exemple, les
traitements des fonctionnaires ou les gages des domestiques, qui figurent sur son
tableau, tandis que le théoricien les ignorera ou se posera à leur sujet des problèmes

802
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

de méthode ; et, si on lui suggère de rapprocher sa théorie de la réalité au moyen


d'une infusion de sociologie dans l'économie, il sera tenté de répondre que ce laxisme
n'aboutirait qu'à dénaturer inutilement l'économie et que le salut doit venir d'ail
leurs, d'une théorétisation de la sociologie, à la Schumpeter, plutôt que d'une socio-
logisation de l'économie.
Essayons, par exemple, d'imaginer comment les choses se passeraient dans une
société esclavagiste. Il est admis que, théoriquement, le « salaire » du travailleur est
égal à la productivité marginale du travail accompli par le salarié. Ce salarié est un
être de fiction, ne possédant que le minimum d'individualité nécessaire pour faciliter
l'exposé; un hasard historique fait qu'il ressemble à un salarié du xixe siècle, travail
lantsous un régime de libéralisme économique et d'inorganisation ouvrière qui
rappelle la fiction du marché à concurrence parfaite sur laquelle raisonne d'abord
la théorie. Supposons alors que notre salarié soit en réalité un esclave : que devient
la théorie marginale du salaire ? Elle subsiste; on considérera seulement que le salaire
des esclaves est empoché par le maître, à charge pour lui de les nourrir (si du moins
il n'est pas un mauvais homo œconomicus et ne les laisse pas mourir de faim). Som
mes-nous donc en pleine logomachie ? Nullement : cette théorie sert à nous apprendre
que le profit d'un propriétaire d'esclaves était égal au total de ces salaires de raison,
pas un sou de plus, pas un de moins; il faut en déduire les frais d'entretien, et le prof
itdu propriétaire d'esclaves apparaît ainsi comme une quasi-rente, ce qui est un
point de départ pour une comparaison concrète des avantages respectifs de l'escl
avageet du salariat. De la même manière, la théorie de l'intérêt du capital demeure
vraie sous un régime communiste, où il n'existe plus de capital ni de prêt à intérêt :
Boehm-Bawerk x l'a lumineusement montré dès 1889; car, pour choisir rationnell
ement entre deux projets à échéances plus ou moins lointaines, le planificateur se verra
obligé de créer sur le papier, peu importe sous quel nom, un indice qui équivaudra
au taux d'intérêt, afin de chiffrer les coûts comparés d'immobilisation des crédits
publics; s'il ne le fait pas, l'économie se vengera. Les économistes soviétiques, dont
ce problème est le souci principal à l'heure présente, se sont aperçus que, si la théorie
a les mains pures, elle n'en a pas moins des mains.
De même que l'économie ne juge pas des fins qui sont psycho-sociologiques, de
même qu'elle ne juge pas des moyens de production qui sont technologiques, elle
ne juge pas de la répartition et considère le salaire plus que le salarié en chair et en
os. Ainsi, des trois côtés, production, consommation et répartition, la théorie pure
rencontre très vite ses limites et elle laisse une large marge aux préférences indivi
duelles. La fonction de production caractérise l'entrée dans la praxéologie propre
mentéconomique, c'est-à-dire dans le domaine de la valeur, avec le passage de la
productivité physique à la productivité en valeur; du côté de la consommation, les
courbes d'indifférence voient le passage de la valeur à l'utilité subjective. A l'une et
l'autre extrémité nous rencontrons des lois qui ne sont qu'à demi empiriques et dont
la signification est la même : la loi des rendements décroissants, qui exprime l'imparf
aite substituabilité des facteurs (J. Robinson 2 a été la première à le dire), et la loi
d'Engel sur la consommation, qui exprime l'imparfaite substituabilité des produits;
cette restriction mise à part, la marge de liberté reste très large, l'économie se con
tentant d'indiquer quelles combinaisons de facteurs ou de produits sont viables. Or

1. Et il a été sans doute le premier à le faire : E. von Boehm-Bawerk, Positive Théorie des
Kapitals, édition de 1889, pp. 390-398.
2. Economies of imperfect Competition, Macmillan, 1933, p. 330.

803
DÉBATS ET COMBATS

la même absence de contrainte se retrouve du côté de la répartition. En théorie, le


salarié ne gagne pas plus que la valeur du produit marginal, certes, mais en fait on
peut toujours payer un travailleur sur un autre revenu, par exemple celui du sol :
c'est une question de redistribution. Supposons donc une société où la part des
revenus fonciers serait prédominante et où le travail salarié ne serait guère rentable :
la productivitétotale de ce travail serait considérable, mais sa productivité à la marge,
trop réduite. Comme il faut bien que certains travaux se fassent, cette société pourr
aittoujours nourrir des travailleurs en leur redistribuant des revenus agricole, au
lieu de leur attribuer leur trop maigre salaire; une grosse domesticité serait nourrie
de même et peut-être beaucoup de chômeurs. Ce qui peut s'exprimer aussi en termes
sociaux et mentaux : cette société connaîtrait la clientèle et l'esclavage, le travail y
serait peu estimé et le don y occuperait une grande place. Autrement dit, l'écono
miqueet le social n'y coïncideraient pas tout à fait, ce qui illustre l'hétérogénéité
radicale de l'économique et du sociologique : il y a beaucoup de jeu entre ces deux
catégories.
Appliquons ce distinguo à l'évergétisme considéré comme un mode de redis
tribution des revenus. La redistribution n'est pas un processus que le théoricien ait
à considérer, car elle ne découle pas d'une opération des facteurs économiques; elle
aboutit à distribuer les revenus autrement que ces facteurs. Or, pour le théoricien,
on peut dire que la répartition n'est pas un chapitre indépendant, mais qu'elle se
confond avec la production; les salaires et les rentes ne sont que des indices qui
mesurent la productivité marginale du travail et du sol. Par conséquent, si les revenus
effectifs des plébéiens antiques étaient en moyenne supérieurs, grâce à l'évergétisme,
à ce que ces plébéiens touchaient à titre de rentes ou de salaires, ce surplus n'est pas
plus économique que ne l'est le vide que la fiscalité impériale creusait dans leur
bourse. Et il en va de même pour l'évergète. Les notables se ruinent à nourrir et
amuser la plèbe; on peut seulement leur conseiller de remplacer leurs jardins par des
vignobles ou de chasser ceux de leurs fermiers qui cultivent leurs terres les plus
médiocres; l'évergétisme sera compensé par du chômage, une production totale
diminuée ou la disparition d'un peu de beauté florale de la surface de la terre. Quelle
solution est préférable ? L'homme de l'art reste muet : la question de la répartition
optimale n'est pas économique, celle de la répartition de fait est historique; seul
l'historien peut dire pourquoi tel individu avait un revenu qui était le double d'un
autre, seul le moraliste peut ajouter que cela était bien ou mal.
L'évergétisme antique ne comporte pas plus d'explication économique que la
Sécurité sociale ou la charité. Mais si le théoricien ne peut expliquer les causes, il
peut suivre les conséquences; ces dernières auraient sûrement intéressé, s'il avait pu
les connaître, un caméraliste de ces temps lointains (quelque juriconsulte sévérien),
habilité à conseiller au prince de favoriser, de freiner ou d'infléchir l'évergétisme :
ainsi fait, chez Dion Cassius, le pseudo-Mécène au pseudo-Auguste. Mais, même
devenu keynésien comme un véritable inspecteur des finances, qu'aurait-il bien pu
conseiller de plus ? Ses conseils porteraient-ils sur les fins ou les moyens ? Faut-il
tenir édifices, spectacles et plaisirs pour du gaspillage ? Les avis étaient partagés,
mais, dans l'ensemble, la réponse était négative, Cicéron était hostile aux spectacles
et aux monuments inutiles, comme les temples, mais il reconnaissait qu'il faut des
plaisirs pour le peuple, afin qu'il obéisse plus volontiers; les Péripatéticiens (sans en
excepter Démétrios de Phalère avec sa politique d'austérité) étaient sensibles, en
revanche, à la beauté civique des fêtes et des monuments. Quant aux moyens, dirons-
nous que l'antiquité a fait un emploi peu judicieux de ses ressources et qu'il aurait
mieux valu qu'elle investît une part plus grande de ses revenus à mettre les terres en

804
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

valeur, au lieu de tout dépenser en évergésies ? L'idée n'est que trop juste, mais sup
poserait un horizon mental différent. Comme l'économie de la Chine impériale selon
Max Weber, l'économie romaine se répétait, toujours la même d'année en année,
selon une manière traditionnelle, ses buts et ses rythmes étant fixés une fois pour
toutes, comme le sont le plus souvent ceux de la vie quotidienne pour chacun de nous.
Il demeurait possible, dans ce cadre, que les particuliers ou l'État procédassent à
une rationalisation limitée et à l'élimination de gaspillages de détail. Les légistes s'y
sont attachés ; les Codes lutteront contre la tendance des évergètes à peupler les cités
d'édifices inachevés, chacun voulant bâtir le sien au lieu de terminer celui qu'un
évergète précédent n'avait pu achever; dans un de ses manifestes, Dion de Pruse 1
s'élève contre les latifondiaires qui laissent leurs terres en friche, et nous savons que
sa leçon fut entendue par les pouvoirs publics. Mais le but n'était pas de produire,
il était de travailler autant qu'il était coutumier de le faire et de répéter le circuit
économique précédent, pas davantage. De plus, une vision générale de l'économie
était aussi étrangère aux hommes d'État qu'aux simples particuliers; finances
publiques, fiscalité, non pas économie. D'où un apparent libéralisme : Trajan lutte
contre les édifices inutiles ou inachevés que construisent des évergètes au titre d'une
magistrature, mais laisse les mains libres aux simples particuliers qui bâtissent à titre
de mécènes.
L'alternative de l'évergétisme et de la productivité, qui existe en soi, n'a pas
existé pour eux. On ne s'enrichissait que pour devenir évergète, puisque l'évergétisme
était impliqué par l'élévation sociale et l'entrée dans la classe dirigeante (il n'existait
qu'une autre voie d'ascension : le service du prince). « Si l'on amasse des richesses,
écrit Lucien, c'est qu'on a l'ambition de contribuer aux dépenses de sa cité. » 2 Si la
richesse n'était pas une fin en soi ni la chose même qui classait son homme, elle était
une condition nécessaire : il n'est pas de grande famille sans grande fortune, et l'anti
thèse de l'esprit nobiliaire et de l'esprit capitaliste n'a rien d'absolu; mais une autre
condition nécessaire, qui supposait aussi la richesse, était l'évergétisme. Comment
choisir entre évergétisme et richesse ? C'étaient les deux aspects d'une même chose.
Dion de Pruse, déjà nommé, reproche à la fois, aux latifondiaires absentéistes, de
laisser leurs terres en friche et de ne pas mettre leur fortune au service de leur cité :
ces deux carences, à ses yeux, participent d'un même égoïsme. Dans ces conditions,
déplorer que l'antiquité ait choisi le gaspillage somptuaire serait à la fois vrai et
absurde; autant déplorer que Pompée ait été vaincu à Pharsale pour n'avoir pas lu
Clausewitz.

Raisonnons, au contraire, à partir des choix qui s'offraient réellement aux éver
gètes et la bonne méthode d'explication apparaîtra, qui n'implique pas d'hypothèse
invérifiable comme le fonctionalisme, ni de fiction psychologique comme la dépol
itisation, et qui rend à l'histoire le caractère à la fois imprévisible et banal qui est la
marque la plus sûre de son authenticité. L'importance quantitative de l'évergétisme,
l'énormité des sommes dépensées, fait d'abord penser qu'une logique profonde peut

1. Discours VII, L'Eubotque ou le Chasseur.


2. Lucien ou Pseudo-Lucien, Éloge de la cité; ce qui ne veut certes pas dire que les gens étaient
plus généreux qu'aujourd'hui, mais qu'on se sentait fondé à leur demander de l'argent sous ce
prétexte et qu'eux-mêmes n'osaient en juger autrement, le devoir étant le devoir.

805
DÉBATS ET COMBATS

seule expliquer pareille monumentalitě; un autre fait troublant est que le phénomène,
sous diverses formes, semble se répéter obstinément à travers les âges. Car comment
éluder un rapprochement avec la charité, si on mesure la multiplicité des œuvres
pies et charitables pendant le Moyen Age et les temps modernes ? Il suffit de regarder
à vol d'oiseau les ruines d'une cité romaine ou une ville de l'âge baroque pour croire
apercevoir la réalité du problème. Assurément charité et évergétisme sont choses
très différentes, à la dimension près; elles ne s'appliquent ni aux mêmes besoins, ni
aux mêmes bénéficiaires, ni à travers les mêmes institutions, ni pour les mêmes rai
sons. Mais on peut être tenté de voir les choses en gros et de se demander si elles
n'ont pas rempli à peu près la même fonction ou répondu aux mêmes causes pro
fondes; dans leur convergence approximative un secret semble caché, quelque myst
érieuse loi d'équilibre social... Ce n'est qu'une illusion, qui nous vient de nous être
demandé pourquoi on pratiquait l'évergétisme et la charité, alors que nous aurions
dû nous demander plutôt, de préférence à quoi les intéressés les pratiquaient : car
telle est souvent la question praxéologique.
La réponse est aisée. Les sociétés pré-industrielles sont caractérisées par des
écarts que nous n'imaginerions plus dans l'échelle des revenus individuels et par
l'absence d'occasions d'investir, sauf pour quelques professionnels spécialisés ou
décidés à prendre des risques. Jusqu'au siècle dernier, le capital mondial consistait
principalement en terres cultivées et en maisons; les instruments de production,
charrues, bateaux ou métiers à tisser, n'occupaient qu'une place réduite dans cet
inventaire. C'est depuis la révolution industrielle que le surplus annuel peut être
investi en capital productif, machines, chemins de fer, etc. ; auparavant, ce surplus,
même dans des civilisations assez primitives, prenait ordinairement la forme d'édi
fices publics ou religieux. Il en était ainsi à Rome. Il faut être un Trimalcion pour se
risquer à armer des navires et à spéculer sur les cours; un chevalier ou un sénateur,
nous dit Tacite, n'a que trois manières d'utiliser ses épargnes : arrondir ses domaines,
acheter des esclaves ou se faire bâtir une maison; ce dicton, qui condensait une expé
rience séculaire, était hérité de l'époque hellénistique1. La thésaurisation était
importante, et son motif principal était l'indécision : les revenus étaient thésaurises
faute de trouver un emploi sous forme de consommation ou de placement. On const
ate, dans le Digeste, que le seul investissement, si c'en était un, était de prêter à
usure à un fermier endetté ou à un latifondiaire qui cherchait des liquidités; la seule
spéculation était de garder son blé dans ses greniers et d'attendre une cherté pour le
vendre. Nous sommes très loin de l'Angleterre de Keynes, où la « préférence pour
la liquidité » et la « propension à investir » varient selon les cours de la Bourse. Un
évergète ou un fondateur de pia causa était quelqu'un qui avait plus d'argent que le
commun des hommes et qui ne savait où le placer; or quand l'argent ne peut servir
à gagner de l'argent, il ne reste qu'à le dépenser, et comme une dépense en vaut une
autre quand l'économie n'est pas contraignante, les mobiles les plus spiritualistes
peuvent décider du choix. Devenu châtelain de Salmigondin, Panurge hésite : va-t-il
« dilapider en fondations de monastères, érections de temples, bâtiments de collèges
et hôpitaux » ou bien « dépenser en mille petits banquets et festins joyeux ouverts à
tous venants » ? Cette alternative n'est pas une invention de Rabelais, et Adam Smith
atteste qu'elle s'offrait encore à la gentry de son siècle. De nos jours, un riche sait où
placer son argent, et nos économistes comptent sur les gros revenus pour assurer
l'investissement; seuls des paysans ont encore le culte du bas de laine. Mais autrefois,

1. Tacite, Hist., 2, 78; rapprocher Athénée, IV, 130 D.

806
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

quand ils ne mangeaient pas leur revenu, les riches les thésaurisaient; mais il faut
bien que tout trésor soit déthésaurisé un jour; ce jour-là, on hésiterait moins que
nous ne ferions à l'employer à faire bâtir un temple ou une église, car ce n'était pas
un manque à gagner. Évergètes et fondateurs pieux ou charitables ont représenté
un type d'homo œconomicus, très répandu avant la révolution industrielle et dont
ne survivent plus que de rares représentants, les plus gros de l'espèce, émirs de Koweit
ou milliardaires américains, qui fondent hôpitaux ou musées d'art moderne. Ainsi
s'expliquent quatre ou cinq millénaires de civilisation; car les ressources nécessaires
pour faire d'une contrée ce que touristes et archéologues appellent une région de haute
civilisation, parsemée de monuments, sont considérablement moins importantes
que celles qu'il faut pour en faire ce que les économistes appellent un pays développé.
Les mêmes particularités économiques expliquent l'importance du gaspillage
dans les anciennes sociétés, ce qui n'exclut nullement l'âpreté dans l'acquisition des
biens. Laissons de côté les généralités à la Sombart sur la mentalité précapitaliste,
l'irrationalisme économique, le dédain aristocratique du profit; que serait la des
cription des mentalités sans celle des conduites ? Comme si le paysan le plus routi
nier n'était pas aussi le plus âpre au gain, comme s'il n'existait pas de grands se
igneurs qui sont très polis, excepté quand il s'agit d'argent. Ainsi que l'écrit
Marshall x, « en Inde et, dans une moindre mesure, en Irlande, il y a des gens qui
savent s'abstenir d'une jouissance immédiate et épargner des sommes considérables
avec beaucoup d'abnégation; mais ils dépensent ensuite toute leur épargne dans des
cérémonies ruineuses à l'occasion des mariages et des funérailles. Les grands travaux
qui ont accru les ressources productives de leurs pays n'ont été réalisés que grâce
aux capitaux amassés par la race anglaise, beaucoup moins frugale pourtant ».
Dans le monde hellénistico-romain, faute de pouvoir mieux faire, on amassait de
l'argent pour le donner à sa cité et gagner ainsi ce bien inappréciable, le plus recher
ché de tous, la distance sociale; croire que les gens n'ont plus envie de gagner de
l'argent quand cet argent n'est pas pour eux reviendrait donc à croire qu'un général
ne voudra plus gagner de bataille si le butin n'est pas pour lui.
L'irrationalisme économique ne porte que sur les fins et il n'est qu'une appa
rence. Eu égard à l'impossibilité historique d'investir (car les grands travaux dont
parle Marshall étaient aussi éloignés des conditions où vivait l'Inde que sa pensée
économique était éloignée de la pensée romaine), cet irrationalisme de Vhomo œco
nomicus, qui renonce à maximaliser, est parfaitement rationnel à un autre point de
vue 2. On peut le qualifier d'esprit routinier, mais cela veut dire simplement que les
exceptions à la règle d'une praxéologie donnée ne sont que l'application des règles
d'une autre praxéologie; loin d'être un dernier recours, l'explication par les ment
alités renvoie à une logique plus profonde. Toute routine a sa logique, dont la règle
qui va sans dire, va encore mieux en le disant et suint à expliquer pourquoi toutes
choses durent en ce monde; pour réduire les risques ou l'incertitude, Y homo histo
riens ne procède jamais tabula rasa (cela ne se fait, et à grand-peine encore, que dans
la recherche scientifique); il se contente d'élire une solution qui satisfasse à certaines
conditions minimales, et cette solution qu'il a choisie lui paraît inscrite dans la
nature des choses ( « on pourrait peut-être trouver mieux, mais, les choses étant ce

1. Principles of Economies, 8 e édition, IV, VII, 4 (réimp. dans les Oxford Paperbacks, 1966,
p. 187).
2. Voir l'analyse de la routine paysanne par Marc Bloch, Caractères originaux de Vhistoire
rurale française, vol. 2, A. Colin, 1956, p. 21.
.

807
DÉBATS ET COMBATS

qu'elles sont, le mérite de cette solution est d'exister et d'être acceptable; tenons-
nous-y désormais; au-delà, ce serait l'aventure » x. Aussi l'histoire n'est-elle pas
l'utopie. L'activité humaine renvoie à un choix défendable plutôt qu'à un détermi
nismeaveugle; par exemple, si vraiment des professeurs d'université (considérés
par hypothèse comme une élite intellectuelle) prenaient, dès qu'ils sont réunis en
foule, des décisions aussi médiocres que le disait Le Bon et dignes selon lui d'une
vile populace, cela ne prouverait pas qu'il existe une « psychologie des foules » qui
aurait une nature spécifique; mais seulement que les problèmes que ces lettrés se
réunissent pour trancher relèvent d'une praxéologie plus médiocre que ceux sur les
quels ils méditent dans la solitude de leur cabinet de travail.
Apreté à acquérir et facilité à donner ne sont pas contradictoires, car elles ne
coexistent pas au sein d'un même Zeitgeist, lequel n'existe pas. L'évergétisme signif
ietout simplement qu'il était plus facile de gagner de l'argent que de le réinvestir
avec une sécurité raisonnable. Autant le Cirque, les spectacles ou la parure monum
entale des cités peuvent paraître un gaspillage irrationnel, autant ce gaspillage
suppose de rationalisme économique pour produire les ressources nécessaires; la
classe sociale qui a donné à l'Asie et à l'Afrique romaines une prospérité que ces
pays n'ont pas encore retrouvée de nos jours n'était sûrement pas composée de
mécènes distraits. Mais cette classe était prisonnière du circuit où tournent de nos
jours les pays sous-dé veloppés : l'impossibilité d'investir perpétue une attitude
étrangère à l'investissement et cette attitude perpétue cette impossibilité; car chaque
homme, à tour de rôle, prend l'attitude qui correspond à une impossibilité dont
tous les autres hommes sont à son endroit les auteurs. C'est une coalition de pru
dences où tous sont prisonniers de tous et qui engendre une loi d'airain aussi
inflexible que tous les matérialismes historiques; sauf qu'une initiative individuelle,
difficilement explicable dans l'hypothèse matérialiste, peut briser le charme et don
ner le signal d'une autre coalition.
Nous ne disons pas que l'impossibilité d'investir profitablement a été la raison
de l'évergétisme, mais au contraire que cette particularité économique a laissé un
plus libre exercice aux motivations sociales, morales ou religieuses. Le rôle des fac
teurs économiques a été, de facto, surtout négatif : ils ont laissé une sorte de libre
jeu à l'évergétisme. Ce n'aurait pas été le cas dans les sociétés modernes pour un
problème de ce genre, ni dans la société romaine pour tel ou tel autre problème,
comme celui du travail libre : mais ce l'a été pour ce problème-ci. Les forces et les
rapports de production ont autorisé une liberté d'indifférence que les riches, à notre
époque, n'ont plus (c'est l'État qui l'a). Si donc nous nous plaçons au niveau du vécu
historique, comme nous le ferons désormais, car il faut bien finir d'écrire un livre,
l'étude des mentalités et des idéologies devra être notre tâche principale, avec celle
des institutions évergétiques. Ces motivations, en effet, sont les vraies raisons de
l'évergétisme, si l'on entend par là qu'elles lui donnent la physionomie qu'il a à nos
yeux. Pendant des millénaires il y a eu des riches qui ne pouvaient investir, de même
qu'il a toujours existé des militants, des aventuriers et des nobles ruinés; mais les
Croisades ne sont pas de tous les temps, ni l'évergétisme, et ce dernier ne se confond
pas avec la charité ou le potlatch.
A quoi s'ajoutent des réflexes qui sont bien naturels et qui suffisent à faire com
prendre l'évergétisme au niveau du vécu. Par exemple celui de faire de nécessité

1. Cf. M. Crozier dans J. G. March et H. A. Simon, Les organisations, problèmes psychos


ociologiques, Dunod, 1964, préf., p. XII.

808
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

vertu, ce réflexe quasiment darwinien de conservation de l'espèce, qui imite fauss


ementune finalité ou un calcul machiavélique. Un individu généreux commence à
habituer le peuple à recevoir des riches un spectacle de gladiateurs; la tradition est
créée et une rivalité de générosité, une philotimia, s'établit entre les riches; le peuple
s'en fait un droit, le réclame à d'autres qui seraient moins généreux; le caractère
concret et quotidien des relations humaines dans les collectivités étroites qu'étaient
les cités rend un refus difficile ; le désir de paix sociale fait que, finalement, toute une
classe impose l'évergétisme à chacun de ses membres comme un devoir d'état et
transforme sincèrement ses concessions en un effet de sa générosité. Cette sincérité
paradoxale est un fait d'expérience quotidienne, que la sociologie générale para
phrase assez inutilement ainsi : les « rôles » des gens influencent, non seulement leur
« comportement » public, mais leurs « attitudes » intérieures. Une qualité indivi
duelle est devenue une institution et revêt, à l'occasion, la fonction d'une quasi-
fiscalité; le climat social s'en trouve modifié et le régime devient celui que Montes
quieu a décrit sous le nom d'aristocratie modérée. De là naît l'idée que le pain et le
Cirque servaient à empêcher la lutte des classes; les gens qu'on crédite d'un calcul
si habile n'ont fait pourtant que suivre la ligne de moindre résistance. L'évergé
tisme a ainsi fini par être une institution, en ce sens qu'il mêlait indiscernablement
une libre générosité individuelle et une obligation morale. La cité antique a tenu
sur ces bases pendant cinq siècles, ce qui fait d'elle une chose assez étrangère à notre
conception du droit public et dont l'équivalent ne se retrouve que dans des sociétés
primitives, avec le potlatch, ou dans l'université : un décurion était évergète pour
des motifs aussi mêlés, ni entièrement spontanés, ni entièrement obligatoires, que
ceux pour lesquels un professeur français fait sa thèse. D'où une tension perpétuelle
entre le désintéressement qu'exigeait le fonctionnement correct de l'institution,
et les motifs souvent intéressés des agents. Or, s'il est de l'intérêt de tous les agents
que l'institution fonctionne bien et mérite sa réputation, il est aussi de l'intérêt de
chacun d'eux de ne pas s'immoler à l'idéal; contradiction dont on parvient à sortir
en sécrétant une conscience professionnelle, en exaltant l'idéal évergétique comme
une finalité en soi-même. Finalement, faire son devoir par moralité pure apparaît
comme la solution la moins fatigante. C'est ainsi que, faute de mieux, un système
sans obligations ni sanctions formelles et reposant sur un état d'esprit plutôt que sur
des textes a pu assurer le fonctionnement des affaires publiques pendant un demi-
millénaire. Par une série d'actions et de réactions où l'on croirait voir une finalité,
s'édifient ainsi, sans plan préconçu, ces immenses agrégats qui donnent à l'histoire
son aspect monumental et qui font que les œuvres humaines sont presque aussi
complexes que celles de la nature. Aussi Maurras n'avait-il pas tort de dire que les
institutions font durer le meilleur de nous (Talcott Parsons Га lui aussi couché par
écrit x) et que les origines sont rarement belles (Marx a dit lui aussi quelque chose
comme cela); l'histoire fait preuve d'une propension singulière à édifier des ordres,
et malheureusement rien n'est plus difficile en ce monde qu'un long désordre.
Les motifs idéologiques sont les bons aux yeux de l'historien, qui se place par
définition au niveau du vécu; chaque époque fait et vante ce qui la passionne. On est
évergète par évergétisme et charitable par charité; ou par conformisme : mais c'est
la même chose. Quand les idéologies sont devenues des institutions, les explications
que les sociétés donnent de leurs actes sont à peu près les bonnes. Les inexactitudes
en ce domaine ne sont pas des travestissements idéologiques; elles se réduisent à

1. Éléments pour une sociologie de V action, trad. Bourricaud, Pion, 1955, p. 193 sqq.

809
DÉBATS ET COMBATS

une rhétorique apologétique assez anodine, à des explications partielles plutôt que
franchement mensongères, à des rationalisations, à des conventions de langage et
tout simplement à la difficulté de voir clair en soi-même. L'historien peut en croire
ses héros à peu près sur parole.

Ce n'est pas là naïveté, mais saine méthode. S'en tenir au plan du vécu, et s'y
tenir avec cohérence, implique entre autres qu'on s'interdit de faire la critique des
idéologies, de parler superstructure, couverture des intérêts de classe ou déguisement
religieux du nationalisme, car ce serait dire trop ou trop peu; tout ce qui est vécu
est vécu à un même niveau, et aucune explication historique de l'évergétisme ne sera
plus profonde qu'une autre. Il y a assurément, dans la critique des idéologies, une
idée qui n'est que trop juste : puisque le niveau praxéologique est un objet de science,
une chose cachée, plutôt qu'une donnée immédiate, puisque nous vivons nos actes
sans être capables de formuler leur logique, puisque notre action en sait plus long
que nous-même et que la praxéologie est implicite chez l'agent comme les règles de
la grammaire chez le locuteur, il serait bien surprenant que ce que les gens disent
de leurs raisons d'agir en matière sociale et politique soit plus véridique que dans
toutes les autres matières; on ne peut décemment pas exiger, de la moyenne des
Croisés, des donatistes ou des bourgeois, qu'ils sachent exprimer, sur la Croisade,
le schisme et le capitalisme une vérité que l'historien serait bien en peine de formuler.
L'intervalle entre les idéologies et les infrastructures est à la fois la plus universelle
des expériences et la raison d'être d'une science de l'homme; il est exactement comp
arable à celui qui sépare le monde tel que nos yeux le voient et le monde de la phys
ique. S'il y avait quelque falsification, elle serait partout : chez l'artiste qui professe
une esthétique qui n'est pas exactement celle de la Critique du jugement, chez le
chercheur qui n'a pas la méthodologie de sa méthode, chez l'incroyant qui ne croit
pas partager une croyance en l'immortalité que ses gestes trahissent sur la tombe
d'un ami. Expliquer ce que les hommes font vraiment n'est pas une question de cri
tique, mais bien de science, car la question est moins de démystifier les idéologies en
révélant qu'elles cachent autre chose que de faire de cette autre chose un objet scien
tifique.
Étrangère au plan de la science, la critique des idéologies est inutile au niveau
du vécu, où un peu de compréhension la remplace avantageusement. Les gens ont
généralement les opinions de leurs intérêts, et les raisons qu'ils donnent de leurs
opinions sont le plus souvent de vulgaires rationalisations : c'est d'une évidence
assez triviale et vague en même temps (car « intérêts » n'a pas de définition précise
et laisse la porte ouverte à plusieurs conclusions différentes) pour qu'on n'en fasse
pas une philosophie de l'histoire; la mauvaise foi n'apparaît qu'au niveau le plus
superficiel, celui d'une avocasserie qui ne convainc que les convaincus et dont le
vrai rôle est plutôt d'informer l'adversaire et l'allié qu'on est disposé à se défendre
et à recourir à l'escalade pour défendre les valeurs; hormis le cas de ces « informat
ions de menace », la hargne ou l'orgueil de caste s'affichent plus souvent que l'idéo
logie apologétique. Il est bien vrai que, si on trouve un peuple voisin haïssable, on
croira le haïr parce qu'il est socialiste ou qu'il communie sous les deux espèces; si
ce peuple se convertissait sur ces deux points, on découvrirait aussitôt une autre
raison de le haïr : Pareto a assez longuement expliqué comment les considérants de
nos actes étaient surtout des drapeaux et que nous en changions au besoin, seul le
mystérieux « résidu » qui nous fait agir demeurant immuable et prêt à devenir le

810
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

contraire de lui-même pourvu qu'il demeure. Mais les considérants en question ne


sont jamais quelconques; ils sont une partie de la vérité. Il serait donc peu exact de
dire, par exemple, que le schisme donatiste ne fait que travestir un nationalisme ber
bère ou une révolte sociale et que les guerres de religion sont nécessairement autre
chose qu'elles-mêmes; les combattants n'avaient fait que réagir à la situation glo
bale où ils se trouvaient, et il leur était inutile, pour se battre, de s'avouer toutes les
raisons qu'ils avaient de le faire : il leur suffisait de les avoir; cependant, comme la
règle du jeu est de ne pas se battre sans drapeau, ils élisaient pour drapeau celle de
leurs raisons à laquelle leur temps était disposé à reconnaître cette dignité. Il se peut
que le donatisme soit autant ethnique et social que religieux; ses raisons théologiques
seront alors une partie de la vérité; il se peut aussi que nous supposions qu'il était
tout cela parce que nous supposons, à tort ou à raison, que le social et le politique
sont plus profonds que le religieux. Nous voulons absolument hiérarchiser les
mobiles : si Max Weber montre que certaines particularités du capitalisme ont quelque
rapport avec certains traits du tempérament protestant, nous nous demandons auss
itôt, contre la lettre et l'esprit du texte, lequel de ces facteurs précède l'autre. Pourt
ant, si l'on s'en tient au vécu, ce genre de dilemme perd son caractère tragique et il
n'importe plus guère de savoir si une guerre de religion reflète les rapports de pro
duction ou si « ce qui est religieux a nécessairement une raison religieuse ». Les
Croisades étaient-elles une croisade ou de l'impérialisme ? Un Croisé se croise parce
qu'il est un petit noble ruiné, qu'il est d'esprit aventureux et qu'il ressent l'enthou
siasmede la foi, et un prédicateur prêche la croisade comme une épopée de Dieu ;
tout cela se concilie sans peine dans la vie quotidienne. Si le Croisé, interrogé, répon
daitqu'il est parti pour la gloire de Dieu, il serait sincère; il sent qu'il a envie de se
battre, il sait que la Croisade est une geste de Dieu parce qu'on le lui a appiis et il
exprime ce qu'il sent à travers ce qu'il sait, comme tout le monde. Aucun de ces deux
éléments n'est la vérité de l'autre; sans le caractère sacré de la croisade, le noble ne
serait peut-être pas parti; sans la crise de la rente foncière, le prédicateur aurait eu
moins de succès. Le bourgeois qui défend le capital exprime pareillement ce qu'il
ressent à travers les lieux communs de son temps et ce décalage ne constitue pas une
catégorie particulière de l'explication historique. Il n'est pas rare qu'un groupuscule
de « meneurs » donne le signal de la lutte à tout un groupe qui avait ses raisons de
se battre et qu'il conserve Péponymie de la guerre; notre tendance naturelle à juger
de tout d'après les intitulés officiels fera que nous expliquerons l'action de la major
itéqui se bat par les raisons de la minorité qui s'exprime. Invoquer une sorte de
mensonge essentiel des superstructures ne dispensera jamais d'expliquer comment,
concrètement, se passent les choses et par quels cheminements, différents dans
chaque cas, l'intérêt de classe ou tout ce qu'on voudra peut se transformer en idéo
logie; car il ne saurait y avoir d'alchimie mentale là-dedans. On constate ou on croit
constater (car il se peut qu'on ait involontairement forcé la note pour les besoins de
l'explication) qu'aux États-Unis la campagne antiesclavagiste qui a précédé la guerre
de sécession a coïncidé avec le déclin économique de l'esclavage. Cela ne prouve pas
une ruse de la Raison dans l'histoire ni que « l'humanité ne se pose que les problèmes
qu'elle peut résoudre », mais tout au plus qu'attaquer une institution qui est encore
dans toute sa force serait un geste d'utopiste plus que de simple idéaliste, et qu'il se
trouve encore moins d'utopistes qu'il n'y a d'idéalistes ou qu'ils arrivent encore
moins à faire parler d'eux.
Il n'est que trop vrai que tout ce que nous disons de nous-mêmes trahit, dans les
deux sens du verbe, notre praxis, mais ce divorce va plus loin qu'une duplicité ou
une dualité des structures. C'est pourquoi les intéressés se révoltent quand on cri-

811

Annales (24* année, mai-juin 1969, n° 3) 18


DÉBATS ET COMBATS

tique la formulation idéologique qu'ils donnent de leurs motifs : eux, qui « se com
prennent », savent bien qu'ils ne mentent pas, même s'ils n'arrivent pas à exprimer
exactement l'infracassable noyau de nuit que leur praxis est à eux-même. Ils ne
mentent pas, tout au plus prennent-ils le langage moins au sérieux que leur docte
critique, qui attribue professionnellement au mot-à-mot une signification autonome.
Plus que la férocité de l'instinct de classe, cette résistance des « résidus » trahit l'exis
tence d'un autre niveau, celui de la praxis, où les paroles ont leur vraie signification.
Il est trop aisé de triompher de l'interlocuteur en proclamant que ces résidus ne sont
autre chose que l'intérêt de classe ou le nationalisme : savons-nous mieux que lui
ce, que ces choses sont et en existe-t-il présentement une science ? A-t-on jamais pu
en établir la formule ? Nous sommes comme des chimistes qui travailleraient avec
les notions de chaud, de sec ou d'humide : ils ne doivent pas s'étonner de n'arriver
à rien avec cela; ce qui ne veut pas dire que ces notions n'ont pas une réalité. Nous
expliquons que l'idéal évergétique était l'idéologie par laquelle l'aristocratie justi
fiaitsa domination (quitte à ajouter vertueusement que cet idéal n'en était pas moins
sincère et noble) ; il doit y avoir quelque réalité sous ces mots, à en juger par la résis
tance que nous éprouvons à penser autrement. Mais, en prononçant ces mots, nous
ne sommes pas encore sortis du vécu : nous nous sommes référés à une expérience
qui nous est familière — il n'existe pas de société qui ne soit inégale et qui n'ait
d'idéologie — mais dont nous sommes loin d'avoir une idée claire et distincte; on
peut en juger par les difficultés et les contradictions où nous tombons dès que nous
essayons de manier ces notions et plus encore par ce que cela garde toujours de dou
teux et de flou; c'est le monde du plausible et des opinions, où l'on n'éprouve jamais
l'impression si caractéristique que, tout à coup, une clé conceptuelle a enclanché
quelque chose, qui peut être minuscule, qui peut être très abstrait, mais qui n'en
est pas moins réel et dont nous n'avions pas soupçonné jusqu'alors l'existence.
Hésitations, difficultés et contradictions suffiraient à prouver que le foyer de ces
problèmes se situe au delà. Or, quand on prétend forger un instrument d'explication
qui transcende le vécu, comme celui de travestissement idéologique à la Marx ou à
la Pareto, il est incohérent de l'appliquer à de vulgaires conceptualisations du vécu :
il ne suffit pas de schématiser le vécu pour arriver à du formel, on n'aboutit qu'à
rater l'un et l'autre. Et s'il se révélait, par exemple, que les groupements humains,
classes ou nations, ne répondent pas à certaines conditions sociologiques définies
une fois pour toutes (langue, territoire, économie...), mais qu'ils sont des réactions
chaque fois originales de coalition devant une matrice des enjeux dont le contenu
variera d'une société à l'autre et où les enjeux n'ont pas de valeur absolue, mais
relative les uns aux autres ? Si l'omniprésence de ces coalitions s'expliquait par un
de ces « programmes » instinctuelSj, comme on en connaît aujourd'hui en éthologie
animale, qui, au lieu d'être simplement réactifs à une stimulation déterminée,
recherchent spontanément quelque chose à quoi donner la valeur de stimulus ? Si
le profond conservatisme qui maintient les coalitions nationales ou sociales ne tenait
pas à quelque nature humaine, mais s'expliquait par certaines particularités des
jeux de coalitions où il y a toujours une coalition minimale possible et où il y a risque
ou incertitude à modifier une coalition une fois qu'elle est constituée ? Si l'évergé-
tisme était une donnée parmi d'autres dans une matrice de ce genre ? Si tout cela
expliquait ce que Trotsky appelle le profond conservatisme des masses, qui est, à tout
prendre, le caractère le plus frappant de l'histoire ? Nous ne disons pas que cela est :
il serait ridicule de faire un usage aussi enfantin de concepts qui sont rigoureux ou
ne sont pas; nous avons seulement voulu suggérer l'intervalle qu'il peut y avoir
entre notre expérience vécue et un savoir.

812
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

Les sciences humaines portent le nom de sciences. Or une science a pour essence
de construire des modèles formels et non de styliser le vécu; la distinction du vécu
et du formel, du compréhensible et du scientifique, de l'expérience commune et des
mathemata, est fondamentale. L'un des termes de l'alternative ne disqualifie d'ail
leurs pas l'autre; la constitution d'une véritable science de l'homme ne dispenserait
pas de continuer à écrire l'histoire, de même que la tectonique générale ne se confond
pas avec l'histoire de la Terre; aussi Cournot distinguait-il entre les sciences phy
siques et les disciplines cosmologiques. Mais il n'existe pas de troisième voie, et le
malaise que donnent trop souvent les sciences humaines (sans parler du journalisme
idéologique à la mode) vient peut-être d'avoir méconnu cela. Nous connaissons tous
ce malaise qui nous reprend dès que nous ouvrons un livre de sociologie ou que nous
essayons, en conclusion d'un exposé historique, d'analyser la logique des événements
que nous avons racontés : les instruments dont nous disposons sont des concepts
sociologiques qui évoquent indéniablement des réalités dont nous avons l'expé
rience, mais dont le découpage demeure arbitraire, qui n'ont pas de poids relatif, qui
ne s'articulent pas en processus définis, bref, qui ne sont pas opérationnels, pas plus
que les notions de chaud et d'humide ou, au choix, de terre, d'air et de feu. Par quel
biais mettre en œuvre l'idée de cohésion sociale ou de personnalité de base ? Quel
est le poids respectif du religieux et du politique ? Peut-on tabler sur une viscosité
propre aux institutions ou bien le social est-il tout entier une création continuée ?
Tant que nous racontions des événements, on n'exigeait pas plus de nous que des
romanciers : faire comprendre; mais, dès que nous prétendons analyser en con
clusion le cœur humain, nous pouvons dire n'importe quoi; car que ne peut-on dire
de l'homme ? Que ne peut-on attendre de lui ? Un savoir authentique a une positi-
vité pesante qu'il n'est pas facile de manier, or personne n'a jamais eu beaucoup
de peine à apprendre de la sociologie ou de l'anthropologie; la difficulté serait plutôt
de saisir une matière fuyante et de résister à un ennui du toujours-su; apprendre de
la théorie économique est une autre affaire. C'est également une autre affaire, dans
nos disciplines, que l'établissement des faits et leur compréhension corrélative; là
non plus on ne peut pas dire n'importe quoi, non plus qu'en ethnographie descriptive
ou en sociologie entendue au sens d'histoire de la civilisation contemporaine; l'opi
nion à Nanterre ou la parenté chez les Kariéra ne sont pas des sujets plus commodes
que Delphes ou l'évergétisme.
Il serait absurde de nier que des trésors de pénétration sont amassés dans les
livres de sociologie et d'ethnologie et que l'historien apprend son métier en les lisant,
autant qu'en lisant le Corpus des inscriptions latines; la sociologie est pour lui une
culture recommandable, mais elle n'est pas une science. Il existe une physique, une
chimie, une économie (et une seule), mais il n'existe pas une sociologie; il y a en
autant qu'il existe de phraseologies possibles et chacun enseigne la sienne, de même
que chacun se fabrique une critique littéraire à son goût (nous verrons ailleurs selon
quelle « logique de l'itinéraire »). De fait, rien ne ressemble plus à l'apprentissage
de la sociologie que celui d'un art comme la critique ou l'art du voyage : c'est un
trésor d'analyses d'une subtilité exemplaire et de singularités remarquables, et une
phraséologie commode.
Comme art, elle vaut ce que vaut l'homme qui la cultive; quand il se nomme
Montesquieu ou Max Weber, sa valeur est immense et ces auteurs suscitent chez le
lecteur la plus vive admiration; mais les raisons de cette admiration sont les mêmes
que pour un grand historien ou un grand romancier; ce ne sont pas celles qui font

813
DÉBATS ET COMBATS

admirer un grand physicien ou l'œuvre de Walras. La sociologie se situe au même


niveau de pénétration, de compréhension, que la vie quotidienne et que l'histoire,
et la meilleure est celle qui ressemble le plus à l'histoire; entre un livre d'histoire et
Montesquieu ou Weber, la différence est surtout dans la qualité du détail et la dis
position de la table des matières. De fait, chez Weber, la notion d'idéaltype ne peut
guère passer pour la base d'une science nouvelle; cette notion, somme toute assez
vague, comme tout ce qui se place au niveau du vécu, apparaît plutôt comme la des
cription du travail de l'historien, qui en est réduit à lever une carte plus ou moins
sommaire du réel, car il ne peut entrer dans tous les détails, et à la lever sous un angle
choisi. Il est donc bien vrai que, selon le mot de Weber, la sociologie n'explique pas,
mais comprend, et l'on sait le succès qu'a eu l'opposition diltheyenne entre YErk-
îâren des sciences physiques et le Verstehen des sciences de l'homme; si cette oppos
ition était fondée, elle impliquerait que les sciences de l'homme ne sont pas des
sciences. Le défaut de la compréhension est qu'elle comprend tout; elle fait appar
aître tout fait établi sous l'angle où il devient banal et compréhensible, plutôt qu'elle
ne permet de choisir entre deux propositions également banales et compréhensibles,
et sa générosité, quoi qu'on dise, ne se limite pas aux choses humaines; elle s'exerce
aussi sur le monde physique : quand on nous dit qu'un prodigue surcompense son
avarice ou que ventre affamé n'a pas d'oreilles, nous le comprenons fort bien. Nous
trouvons également tout naturel que l'angle de réflexion soit égal à l'angle d'inci
dence ou que la vitesse d'un projectile commence à diminuer dès qu'il est sorti de la
bouche du canon : n'est-il pas compréhensible que cette vitesse commence à s'user
dès le premier instant ? Mais nous comprendrions aussi bien qu'elle commence
d'abord par croître un peu, comme les ingénieurs l'ont pensé jusqu'au xvne siècle :
ne faut-il pas que le projectile ait la place de prendre tout son élan ?
De quoi on peut conclure, ou bien que l'Homme sera toujours l'homme et que
les choses humaines ne se ramènent pas ainsi à des chiffres, ou bien que l'Homme,
qui n'aura été qu'un moment de la pensée occidentale, est appelé à s'effacer pro
chainement des cervelles humaines, et les sciences de l'homme avec lui; ces deux
versions, classique ou nietzschéenne, de la même idée, séduiront sûrement le public
des jeunes et des moins jeunes. Mais à quoi bon se rendre malheureux pour rien ?
La génération qui a vu établir le théorème ď Arrow, le théorème du minimax ou la
grammaire de Chomsky aurait mauvaise grâce à ne pas concevoir les mêmes espoirs
que la génération qui a précédé Newton. Qu'on feuillette les livres sur la théorie
des jeux et de la décision, les relations dans l'organisation, la dynamique des groupes
ou l'économie de welfare : on aura le sentiment que quelque chose est en train de
prendre forme qui tourne les vieux problèmes de la conscience, de l'individu et du
social, que toutes les données sont présentes, et au-delà, que l'instrument mathé
matique est lui aussi au point et qu'il ne manque plus que le flair qui permettait à
un Newton de ne retenir que les trois ou quatre variables « intéressantes ». Ou,
pour dire les choses autrement, ces livres représentent le même stade d'évolution
qu'Adam Smith : c'est un mélange de descriptions, d'ébauches théoriques, de lieux
communs qui sont venus mourir là, de développements de bons sens, d'abstrac
tions oiseuses et de recettes pratiques où tout le travail de systématisation reste à
faire, mais est devenu désormais faisable.
Il n'existe donc que deux choix cohérents. Il est permis, par exemple, d'écrire
sur l'évergétisme un livre d'histoire, au sens le plus traditionnel du mot. Le seul
autre choix logique est un livre de mathématique praxéologique ; toutefois ce livre
ne pourrait avoir l'évergétisme pour objet, ni même aucun autre objet connu à ce
jour : il viserait au contraire à constituer un nouvel objet de connaissance; la phy-

814
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

sique n'a pas pour objets Гагс-en-ciel ou la pierre d'aimant, mais les quanta ou le
champ magnétique, et quelquefois les phénomènes qui sont les plus familiers à l'ex-
périence commune sont ceux dont l'explication scientifique vient le plus tard. Entre
les mathemata, d'une part, et les disciplines d'établissement compréhensif des faits,
histoire et philologie, de l'autre, qui se placent au niveau du vécu et qui conserveront
toujours leur signification, il n'y a rien : l'entre-deux des sciences humaines non
encore formalisées n'est qu'une rhétorique, à laquelle il est permis de recourir, par
amitié pour le lecteur, pour lui faire lire un exposé qui soit écrit dans le style de son
époque.
Gar il serait cruel d'interdire au peintre d'égayer çà et là son tableau au moyen
de cet ornement. En revanche, il peut se dispenser de s'égarer dans de faux problèmes :
si l'on s'en tient au vécu, en bon historien, on peut raconter et faire comprendre,
mais il faut renoncer à expliquer, car on n'y parviendrait pas et on tournerait en rond;
le vécu est sans profondeur. On peut dire que, pour un chercheur de notre générat
ion,tous les problèmes se ramènent à un seul : celui de savoir si la conscience est à
la racine de l'action; influencé par le marxisme, le chercheur pensera infrastructures
et superstructures; nourrisson de l'École des Annales, il a le sens des mentalités, de
la psychologie historique, des valeurs d'antan qu'il lui faut tenter de revivre. Dans
les deux cas, il se heurte à tout moment à l'éternelle question : l'action a-t-elle ses
considérants, son exacte contrepartie, dans la conscience, ou bien trouve-t-elle sa
logique à un autre niveau ? Ces mots suffiront, je crois, à évoquer chez le lecteur
maint souvenir de son activité professionnelle : souvenirs de professions de foi
(« c'est l'esprit qui décalque le réel », ou bien l'inverse), de coups de pouce qui
sauvent un exposé (« la mentalité métamorphose le donné qui l'a déterminée, elle
est une réplique au défi de la nature »), et surtout de problèmes qui tournent en rond
dans nos têtes (capitalisme et esprit protestant). Foucault exprime donc un sentiment
répandu quand il attribue l'échec des sciences humaines au rôle que joue la « repré
sentation » dans les processus humains. Diagnostic certainement inexact, mais
compréhensible : quand ces sciences ont encore pour seule méthode de décrire une
expérience vécue, la tentation est forte d'imputer la responsabilité de l'inévitable
échec à la partie subjective du vécu; inversement, on s'imaginera volontiers que, si
l'économie a pu se fonder comme science, c'est grâce à la partie « matérielle » qu'elle
est censée comporter. A toutes ces difficultés, la praxéologie naissante apporte un
début de réponse : l'action se situe à un étage qui n'est pas nécessairement celui de
la conscience et qu'on dirait psychique, sinon psychologique, pour rappeler que la
« matière » n'a que faire ici; c'est ainsi que la théorie de l'utilité finale ressemble plus
à une logique qu'à une psychologie de la valeur x. Disons donc que c'est une abstrac
tion,un objet de connaissance; à ce niveau, il devient possible de construire des
modèles praxéologiques qui sont maniables avec pleine rigueur et sont par consé
quent susceptibles d'être formalisés en une algèbre. Mais cette logique de la praxis
est une logique; elle ressemble plus à un choix motivé qu'à une nature inerte. Le pro
blème consiste justement à découvrir un sens praxéologique au delà du sens vécu;
comme dit Granger, « la double tentation qui guette les sciences de l'homme est de
s'en tenir simplement aux événements vécus ou bien, dans un effort mal adapté pour
atteindre à la positivité des sciences naturelles, de liquider toute signification pour
réduire le fait humain sur le modèle des phénomènes physiques ; le problème consti
tutifde ces sciences peut être dès lors décrit comme transmutation des significations

1. J. Schumpeter, History of economic analysis, p. 1058.

815
DÉBATS ET COMBATS

vécues en un univers de significations objectives » *. Ce qui ne constitue pas un pro


gramme de travail (on ne programmatise pas la découverte, on ne décide pas un beau
matin de fonder la physique); mais cela permet de distinguer le côté d'où on peut
espérer voir venir le souffle de l'esprit et le côté où sont les impasses, y compris les
impasses d'avant-garde.
Si l'historien essaie, au fil de son récit, d'expliquer ce qu'il raconte, il tombera
dans les mêmes apories que la sociologie, qui tente le même effort dans un ordre non
chronologique. L'action de l'homme déborde considérablement la zone de sa pensée
et la majeure partie de ce qu'il fait n'a pas sa contrepartie de conscience ou d'affect
ivité; sinon on réduirait d'énormes ensembles institutionnels, comme la vie cultur
elleou la religion, à n'avoir pour contrepartie authentique que des moments discon
tinusd'émotion de la partie la plus fine de l'âme chez une petite minorité. D'une
manière générale, l'homme a une nature et ne s'explique pas entièrement par son
histoire. Son espèce et ses œuvres sont toujours et partout à peu près les mêmes, ou
plutôt la gamme de ses activités et de ses attitudes est considérablement moins éten
due qu'on aurait pu s'y attendre a priori, sa difficulté à en sortir, beaucoup plus
grande; ce n'est pas un être de hasard. Or on ne voit pas dans la conscience la raison
suffisante de cette limitation, qu'elle subit, sert ou rationalise plus souvent qu'elle
n'en décide. Nous ignorons quels programmes instinctuels, quels calculs praxéolo-
giques gouvernent à notre insu la plus grande partie de notre conduite, quel rôle
joue possiblement la conscience dans la détermination du comportement et quelles
sont ses conditions d'apparition. Tant qu'il en sera ainsi, la question des infrastruc
tures et des superstructures sera purement littéraire (à supposer qu'une question
posée en termes aussi généraux puisse jamais être autre chose). Nous voyons partout
des mentalités (évergétisme, nationalisme, esprit capitaliste...) correspondre à des
réalités objectives ; comme un caprice collectif ou une génialité de masse n'ont pu
engendrer ces idées, nous disons que la réalité les a déterminées ou, plus aimable
ment, que la liberté a pour essence de faire de nécessité vertu; mais comme ces réali
téssont tout de même des créations humaines, nous concluons que la pensée mène
le monde. Il est bien entendu possible de formuler cette antinomie sous une forme
beaucoup plus raffinée, mais on finit cependant par se retrouver au même point que
les marxistes : après avoir posé que l'infrastructure détermine la superstructure, ils
se hâtent d'ajouter que celle-ci réagit sur celle-là. On peut baptiser dialectique ou
interaction ces tourniquets du vécu* mais il est plus sage de penser que le problème
n'en est pas un : au niveau du vécu, réalité et mentalité ne s'articulent pas plus
entre eux que ne font à nos yeux les qualités du monde sensible; leur rapport est
plutôt physionomique : les mentalités donnent vie et couleurs aux réalités, les réalités
leur donnent un poids qui les distingue des songes. Pour décrire ce vécu, ce qui est la
tâche de l'historien, il suffira de laisser entendre effrontément, selon les occasions,
que les hommes font de nécessité vertu ou que les idées mènent le monde : cela
suffira à évoquer chez le lecteur des expériences qui sont également vraies, quoique
contradictoires, et cela suffira pour faire comprendre. Mais ne prenons pas ces
façons de parler pour une philosophie implicite, ne raffinons pas sur elles et ne nous
évertuons pas à les accorder : nous tournerions indéfiniment en rond.
Aucune manière d'écrire l'histoire ne peut donc être proprement révolutionnaire,
pas plus que la vie ne peut cesser d'être quotidienne. En revanche, un historien peut
être plus ingénieux qu'un autre, car il est possible d'élargir la prise de conscience du

1. G. Granger, Pensée formelle et sciences de V homme, p. 66.

816
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

vécu, comme fait le roman, et c'est en cela qu'a consisté le progrès de l'historiogra
phie contemporaine : il y a seulement un demi-siècle, on pouvait penser que certains
aspects du passé étaient si subtils que leur saisie était réservée à la littérature; Balzac,
disait-on, fait mieux comprendre l'âme et le climat de son époque que tous les livres
d'histoire. Mais, depuis cinquante ans, l'histoire a peu à peu conquis sur le roman
le terrain de l'ineffable, et la glorieuse école de nos médiévistes ou de nos dix-septié-
mistes sait tout dire (l'histoire ancienne est plus en retard, elle est restée un peu en
dehors du mouvement; c'est dû à la formation plus littéraire qu'historique de beau
coup d'antiquisants, au poids de la tradition humaniste et surtout à la nature de la
documentation). Tel est le niveau de la compréhension. Quant au niveau de l'expli
cation, où les choses s'articulent avec rigueur, il se place au delà, dans cette logique
de la praxis dont une découverte nous apporte de temps à autre un fragment. Nous
devons donc nous contenter de raconter nos histoires en toute simplicité, sans nous
poser de problème et sans prétendre expliquer leur logique : c'est à d'autres de le
faire, et nous ne pourrions être que les Paracelse des Galilée à venir. Les contempor
ains de Galilée ne savaient encore, au sens fort du mot savoir, qu'une ou deux
choses sur l'univers physique, le principe d'Archimède ou la loi de la chute des
corps; elles pouvaient suffire à leur révéler à quel niveau ils devaient attendre désor
mais les véritables explications et qu'ils pouvaient cesser de se tourmenter sur les
problèmes qui avaient obsédé jusqu'alors leur physique, comme celui des rapports
du macrocosme et du microcosme.
Il ne faut pas surestimer l'importance des problèmes du conscient; la conscience
ne trace pas la frontière entre la science et la non-science, entre les sciences humaines
et la science tout court. On veut croire qu'en histoire la représentation de la réalité
fait elle-même partie de cette réalité et qu'elle figure au nombre des causes, mais cela
n'assigne pas à l'histoire une place à part, car il en va de même en économie, qui n'en
est pas moins devenue une science. La distinction du vécu et du formalisable n'est
pas celle de deux régions juxtaposées de l'être, mais de deux niveaux de connaissance
qui sont l'un et l'autre coextensifs. Il faut avouer que, jusqu'à présent, la formalisa
tion en sciences humaines a pris le plus souvent l'aspect d'une praxéologie (qui hésite
entre les règles pour l'action et la description de l'action), mais cela ne révèle null
ement la vérité ultime sur l'homme : c'est simplement tout ce qu'à l'heure actuelle
nous pouvons dire de sérieux sur l'homme. La science n'est pas une ontologie; elle
ne livre pas la clé des choses et elle est fille du temps.
Pour conclure sur ce point, évoquons un épisode de l'histoire des sciences
humaines dont la leçon a une portée quasi symbolique. On y voit en scène, au début
de ce siècle, les deux écoles fondatrices de ces sciences, l'économie marginaliste et la
linguistique saussurienne; ou plutôt les rapports que ces deux écoles ont entretenus
dès le premier jour.
Car, comme le montrera J. Molino, la linguistique de Saussure a eu pour acte
constitutif l'application au langage de 1 'epistemologie économique. On sait, en effet,
comment le Cours de linguistique générale, pour justifier la distinction entre linguis
tiquestatique et linguistique évolutive, entre synchronie et diachronie, se réclame
de l'opposition entre théorie économique et histoire économique. Quelques pages
plus loin, Saussure rapproche derechef linguistique et économie, comme les deux
sciences de la valeur dont le système est dans la diachronie; pour illustrer la distinc
tion entre la valeur des mots et leur signification, il fait implicitement allusion à la
définition de la monnaie comme étalon de la valeur et instrument d'échange. Plus
généralement, l'idée saussurienne que « le langage est un système dont tous les termes
sont solidaires et où la valeur de l'un ne résulte que de la présence simultanée des

817
DÉBATS ET COMBATS

autres » (la phonologie et tout le structuralisme auraient pu naître de cette phrase)


n'est que la transposition du système d'équations simultanées de l'équilibre écono
mique chez Walras. On peut dire, en somme, que, dans le cas à vrai dire très particul
ier du langage, qui est un code, la fameuse distinction saussurienne de la parole et
de la « langue » est à sa manière un exemple de distinction entre le concret et le for
mel. Comme le montre un texte explicite, la linguistique que Saussure enseignait à
Genève a pour modèle l'économie walrassienne, dont, au même moment, à Lausanne,
Pareto continuait et amplifiait l'enseignement... Les deux savants ont en commun la
même idée que l'objet de leurs sciences respectives n'est pas un objet concret, mais
un objet qu'elles constituent, la « langue » ou l'équilibre du marché; et tous deux
ont le même accent saisissant d'assurance épistémologique : ils savaient ce qu'il
fallait faire, et qu'ils l'avaient fait. Le Cours de linguistique est de 1906-1911, les
différentes versions du manuel de Pareto s'échelonnent de 1906 à 1909; ainsi se
nouait vers 1908, sur les bords du Léman, la généalogie des sciences humaines.
Mais elle s'interrompit là et ne se prolongea pas vers la sociologie. Car, au même
moment, Max Weber, continuateur de 1 'historisme allemand, juriste et philologue
de formation, établissait sa sociologie sur la compréhension et manquait la révo
lution walrassienne; la théorie économique n'était à ses yeux qu'un idéaltype des
économies du capitalisme libéral; telle fut, en somme, l'issue du Metrodenstreit, où
s'étaient affrontés, en Allemagne, théoriciens de l'économie et partisans de l'empi
rismehistoriciste. On sait que, tandis que le marginalisme triomphait en Autriche,
l'économie pure n'avait jamais rencontré beaucoup de succès en Allemagne, où les
méthodes historiques l'emportèrent toujours. Avec ses résonances fin de siècle (la
pensée de Weber n'est pas sans rapports avec Nietzsche et Dielthey), la sociologie
wéberienne marque au fond une défaite de l'esprit scientifique devant une variante
subtile de l'empirisme. Mais elle marque aussi une victoire du sens historique :
comme l'écrit L. von Mises, « Weber considérait la sociologie comme une espèce
d'histoire plus générale et plus sommaire i»1. Les déclarations les plus nettes de
Weber sur l'économie datent des années 1908. Pareto, Saussure, mais Weber : les
années 1908 ont été en partie celles d'une occasion manquée des sciences humaines.

Nous pouvons maintenant conclure sur les rapports des disciplines historiques
et philologiques et des sciences de l'homme.
D'un côté, l'idéaltype, c'est-à-dire un croquis plus ou moins sommaire, plus ou
moins stylisé, du vécu historique; de l'autre, la constitution d'un objet abstrait et
maniable en toute rigueur : l'opposition est indépassable, et il faut choisir. Pour un
historien, le choix est fait, c'est le vécu, l'expérience qui n'a pas de science d'elle-
même; mais, quand le choix est fait, le difficile est de s'y tenir, car la tendance à la
science, à la détermination, est aussi impérieuse que la raison.
Une expérience sans la science correspondante : la vie quotidienne n'est faite
que de cela; mais en même temps toute expérience renvoie à une science possible,
car rien ne va de soi. La moindre ligne de récit — les opprimés se soulevèrent, les
opprimés se résignèrent à leur sort — appelle, au nom du principe de raison suffi
sante, une théorie de ce qui est raconté : il faut bien, en effet, que la nature humaine
comporte la possibilité d'une chose appelée oppression, qui entraîne ou n'entraîne

1. Epistemological Problems of Economies, pp. 74 et 180.

818
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

pas (et il y a nécessairement un pourquoi à cette différence) un soulèvement. On ne


peut pas indéfiniment se contenter de constater que l'oppression « favorise » (c'est
le mot cher à Weber) une révolte; tantôt les gens se soulèvent, tantôt non : pareille
indétermination est insupportable pour la raison; cause circonstancielle ou loi, il lui
faut une justification formelle. Mais la connaissance historique relève-t-elle vraiment
de la raison ? L'histoire est-elle une science ? C'est à voir.
On peut ne pas souffrir de l'indétermination de l'histoire, ne pas éprouver le
besoin d'y substituer un discours cohérent; on peut s'intéresser plutôt à son aspect
pittoresque ou instructif; mais seul le besoin de détermination est à l'origine d'une
science proprement dite. Croire qu'il n'y a pas de science possible des choses humaines
(comme on croyait jadis que le monde sublunaire, cette agitation confuse comme
un champ d'herbes sous le vent, ne pouvait avoir de lois), c'est croire à l'incroyable,
au clinamen. L'historien vit donc dans le malaise sans cesse refoulé de l'absence d'une
théorie. Ce malaise se trouve rarement exprimé chez les classiques, encore qu'il se
devine aisément chez Marc Bloch, qui y pensait toujours (sinon, que serait-il allé
faire du côté de Durkheim ?) et n'en parlait jamais : silence stoïque qui était dans le
style du temps, c'était aussi celui de Meillet en linguistique. Il n'est pas dans le style
du nôtre, où les thèses d'histoire sont visiblement hantées du tourment d'expliquer
et où les tentatives désespérées de sortie peuplent les devantures des libraires; c'est
ce qu'on appelle la mode des sciences humaines. « Jean sans Terre est passé par là »;
il n'y repassera plus, c'est entendu, et jamais on ne verra deux fois son passage, mais
cela ne dispense pas de se demander pourquoi il est passé, c'est-à-dire de réclamer
une science de l'homme. De la psychanalyse de Jean sans Terre à la sociologie des
pèlerinages, sans oublier les routes commerciales de l'époque et la phénoménologie
de la temporalité dans la noblesse anglaise, on essaiera tout pour répondre à la ques
tion. Comme cette quête n'aboutit jamais à rien de rigoureux, on se résigne enfin,
comme tout le monde, à trouver largement suffisant le simple fait qu'il soit passé par
là et, d'abord, à l'établir. Et il est bien vrai que cela suffit et que le fait est parlant par
lui-même; on ne manquera donc pas non plus de le « comprendre », car la compré
hension est la chose du monde la mieux partagée. Nous finissons ainsi par savoir,
du voyage de Jean sans Terre, exactement autant que nous en savons sur le voyage
d'un de nos voisins ou sur un voyage que nous avons fait nous-mêmes. Ce qui n'est
évidemment pas une science de ce voyage, mais il n'en faut pas plus pour vivre : il
n'en faut donc pas davantage pour écrire l'histoire. Mais assurément il suffira que
nous rouvrions Walras, ou que nous nous souvenions de l'idéal que nous avions en
commençant, celui d'un discours rigoureux auquel les faits obéiraient formellement,
pour savoir qu'il peut exister autre chose que l'histoire comme nous l'écrivons.
Seulement, les faits qui obéissent formellement à un modèle ne peuvent pas et ne
pourront jamais être les mêmes que les faits qui intéressent l'historien; c'est là le
nœud de la question. L'histoire, celle que les hommes écrivent, et d'abord celle qu'ils
vivent, est faite de conflits, de nations, de croisades, de classes, d'intérêts, de souve
nirshistoriques, de culture, de Méditerranée, d'Islam, de charité et d'évergétisme.
Toutes ces idées de l'expérience vécue servent pour agir, mais ce ne sont pas des
idées de la raison. Celles, au contraire, qu'une science peut ordonner en modèles
formels sont essentiellement hétérogènes à cette expérience; car si le monde tel que
nos yeux le voient avait la rigueur des mathemata, cette vision serait la science elle-
même. C'est seulement au-delà du visible qu'on peut découper et constituer des faits
maniables en toute rigueur : équilibre du marché, « langue » par opposition à la
parole, quanta ou champ magnétique. C'est pourquoi, selon un mot célèbre, la
science ne cherche pas ce qui est vrai, mais ce qui est caché.

819
DÉBATS ET COMBATS

Tout ce que 1 'epistemologie de l'histoire, sous la plume de R. Aron et de H.-I.


Marrou, enseigne à juste raison sur la dissolution de l'objet de l'histoire, la sub
jectivité du fait historique, l'absence de déterminisme, apparaît comme indubitable,
certain, évident; c'est la réciproque de l'épistémologie de la physique; il ne peut pas
plus y avoir de science au niveau du vécu historique qu'il ne peut y avoir de physique
au niveau du monde sensible, avec toutes ses qualités. Pour en douter, il faudrait
prendre au pied de la lettre la vieille idée, elle-même superficielle, de science expéri
mentale. Si les sciences physiques se trouvaient toutes faites au fond des éprouvettes
ou sous les microscopes, d'où vient que, de l'expérience historique, aucune science
toute faite ne se dégage ? Il faudrait donc que cette expérience soit par essence
réfractaire à toute science (ajoutons pour mémoire la croyance que seul le quantit
atif serait mathématisable). Mais nous savons qu'il n'y a pas de science expériment
ale, que la science est une interprétation d'une expérience toujours imprécise, ambi
guëet trop riche en détails ; elle est une théorie et son objet est une abstraction. Aussi
la dissolution de l'objet historique ne concerne pas l'être de Yhomo historiens, mais
seulement le connaître. Si la physique n'était qu'une stylisation de la totalité sen
sible, avec le Sec, le Chaud et le Feu, si elle était, en un mot, un idéaltype, tout ce
qu'on dit de l'objet historique pourrait se redire de l'objet physique, subjectivité
comprise x. Le pessimisme ontologique se réduit donc à un simple pessimisme gno-
séologique : de ce que l'histoire des historiens ne peut pas être une science, il ne
s'ensuit pas qu'une science du vécu historique soit impossible. Mais on voit quel en
est le prix; comme le dit F. von Hayek, ce que nous avons l'habitude de considérer
comme un événement historique éclatera en une multitude d'objets de connaissance.
Aussi l'idée ď « expliquer scientifiquement » l'évergétisme, la révolution de 1917
ou l'œuvre de Balzac est-elle aussi peu scientifique et aussi saugrenue que celle
d'expliquer scientifiquement le Dru ou le département du Loir-et-Cher. Ce n'est
pas parce que les faits humains seraient des totalités (les faits physiques aussi, à ce
compte), mais parce que la science ne connaît que les objets qui lui sont propres.
L'histoire et les sciences, humaines ou physiques, sont deux degrés indépendants
de la connaissance. Comme les hommes ne cesseront jamais de voir le monde avec
les yeux dont ils le voient, les disciplines qui, comme l'histoire ou la philologie, se
placent délibérément au niveau de l'expérience immédiate, conserveront toujours
leur légitimité et leur autonomie. Il serait inexact de les assimiler à une application
des sciences humaines, au sens où les techniques sont une application de la phys
ique. Les applications proprement dites de la linguistique sont, par exemple, la cons
truction de langages artificiels : mais la linguistique ne sert pas à mieux comprendre
les textes, pas plus que la théorie de la lumière rie sert à éduquer l'œil aux couleurs;
la philologie n'est donc pas une application de la linguistique, qui, comme toute
théorie, n'a pas d'autre but qu'elle-même (que la contemplation, dirait Aristote).
La sémiologie nous apprendra peut-être demain ce qu'est le beau, ce qui satisfera
notre curiosité, mais ne changera pas notre manière de voir ou de faire apercevoir

1. Sur les confusions possibles auxquelles l'idée de subjectivité prête le flanc, voir F. von Hayek,
Scientisme et sciences sociales, Pion, 1953, pp. 79-80; un autre livre capital sur l'épistémologie de
l'histoire est dû à l'auteur d'un ouvrage classique sur la Logik der Forschung, zur Erkenntnistheorie
der modernen Naturwissenschaft (Vienne, 1935), Karl Popper : Misère de Vhistoricisme, trad. Rouss
eau, Pion, 1956, partie, p. 172. Nous avons déjà cité Marrou et Aron, auxquels on joindra P. Ricœur,
Histoire et vérité, Seuil, 1955. — Nous reviendrons plus loin sur la constitution de l'objet historique;
Г « évergétisme » (le mot est né en 1948, sous la plume d'H. I. Marrou) peut être constitué autre
ment : assistance publique, charité (voir l'excellent livre d'H. Bolkestein).

820
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

la beauté. A quoi servirait une future théorie de l'autorité pour un historien de


l'Empire romain ? Elle pourrait l'inciter à ne pas abuser des explications par le cha
risme ou le sentiment religieux monarchique : la théorie lui rendrait alors les services
d'une culture; mais Mommsen ou Syme n'ont pas eu besoin de cette culture future
pour savoir et faire savoir que l'autorité est l'autorité : leur sens politique, leur ima
gination historique leur ont suffi. Aussi serait-ce une médication contre-indiquée
et démagogique que de retaper l'humanisme classique en lui transfusant un peu de
sciences humaines : leurs groupes sanguins ne sont pas les mêmes. (Ce vieil human
isme, cote mal taillée entre les valeurs, l'histoire et le sens de la beauté; si éperdu
de générosité éducatrice qu'il a fini par ennuyer à force de prêcher; qui a trop publié
ses mérites, au lieu de savoir se faire désirer; qui a trop oublié que les gens n'étu
dient pas par zèle pour les valeurs, mais surtout par curiosité pure et simple; qui ne
sait plus aujourd'hui qu'accuser la perversité d'un siècle qui l'oublie... Ne craignons
pas que rien de ce que nous aimons sombre avec lui; l'idéologie qu'il était ne com
promet pas la pratique dont il était le drapeau; or, en matière de pratique, comme
dit René Char, « rien ne fait naufrage et ne se plaît aux cendres, et qui sait voir la
terre aboutir à des fruits, point ne l'émeut l'hiver, quoiqu'il ait tout perdu ».)
Que veut faire l'historien ? Faire concurrence à Balzac, venger l'état civil. His
toriens et sociologues y sont aujourd'hui si bien parvenus que les romanciers fran
çais en ont fait une crise de conscience, appelée « nouveau roman », de même que
la photographie a fait sortir aux peintres tout l'art du portrait qu'ils avaient dans
le sang et a déclanché la peinture abstraite. Il est bien vrai que, pour l'intérêt de
reportage, le meilleur roman ne vaut pas une bonne thèse sur la question et qu'on
lâche la lecture de VŒuvre au Noir pour relire Koyré et Febvre. En somme, les his
toriens travaillent en extension. Quels sont, en effet, leurs souvenirs de triomphe ?
Ceux du jour où ils ont conquis à la conscience historique un nouveau domaine du
vécu; ce fut une chaude journée que celle où Febvre fit prendre conscience du carac
tèrehistorique de la perception du temps, « temps flottant, temps dormant » du
xvic siècle... Leur attitude est professionnellement celle de l'historisme, pour qui tout
est un produit de l'histoire, tant les choses que la vision qu'on en a. Il y a selon eux
plus intéressant à faire que de donner des détails sur la folie dans la religion grecque
ou la forêt dans l'agriculture médiévale : faire comprendre comment les contempor
ains voyaient la forêt et la folie, car il n'existe pas en soi de façon de les voir, chaque
époque a la sienne, et la pratique professionnelle a prouvé que la description de ces
visions offrait à l'historien une matière riche et subtile; de plus, il n'existe guère
d'essences éternelles, et ils seront portés à présumer, à tort ou à raison, que tout a
une dimension historique, même la perception des couleurs ou la névrose (on sait le
développement de la sociologie des maladies mentales aux États-Unis). Mais la des
cription des valeurs d'autrefois est une de leurs prédilections, et leur goût romant
iquepour la couleur historique va jusqu'à leur faire écrire libertas et liberalitas pour
liberté et libéralité; ce réflexe de professionnel, qui voit toutes choses en costume
d'époque et dans son décor, fait que chaque siècle a, à leurs yeux, la même espèce
d'unité physionomique qu'un paysage ombrien ou un quartier de Paris; aussi sont-
ils volontiers disposés à croire à l'hétérogénéité des civilisations, à Yépistémé d'une
époque et au Zeitgeist. Chez eux, cet historisme de contes de fées, qu'il ne faut pas
prendre au tragique, tend moins à expliquer l'objet par sa seule histoire qu'à respecter
la couleur du temps. Car l'ambition des historiens n'est pas d'expliquer, ce qui sup
poserait une théorie à laquelle se référer, et aussi bien n'expliquent-ils pas; sous ce
nom, ils se contentent de rappeler le dossier de chaque affaire et de remonter aux anté
cédents : quant aux raisons des effets, ils considèrent qu'elles vont de soi, car l'homme

821
DÉBATS ET COMBATS

est ce qu'il est, et que le lecteur les comprend de lui-même, car l'homme comprend
l'homme. Ils courent donc sans cesse le risque (et ils le savent : la mise en garde
se transmet de compagnon à apprenti) d'établir une continuité trompeuse entre des
objets qui, synonymes en apparence, n'en ont pas moins une place différente dans
le contexte de leurs époques respectives. Leur ambition est d'historiciser, de rendre
sa couleur à une chose qu'on voyait autrefois dans une banalité sans âge, ordre
équestre à Rome ou libre pensée au temps de Rabelais, c'est-à-dire d'individualiser.
Le moyen de le faire est de savoir tout dire; si l'un d'eux étudie les paysans bour
guignons, languedociens ou beauvaisins sous l'Ancien Régime, il voudra que le
lecteur puisse se représenter tout ce qui composait la vie de ses héros, y compris
l'impalpable. Là réside le sens historique tant vanté. Or rien n'est plus étranger à
la science que le goût d'individualiser, si ce n'est celui de tout dire; le sien est de
dire ce qu'elle peut, mais de le dire rigoureusement, et ces deux goûts, comme parall
èleset non asymptotes, ne se rejoignent même pas dans l'infinité du temps.
Ce qui apparaît bien dans la querelle de l'histoire événementielle. Quand on
déclare que Г « histoire-traités et batailles » est insuffisante ou fade, ce n'est pas pour
déplorer qu'elle rate la science, mais au contraire qu'elle rate l'individualité. Certes,
tout événement implique une science, tout fait politique, religieux ou économique
suppose une théorie générale de l'État, de la religion ou de l'économie, et l'absence
de cette théorie ne ramène pas aux faits, mais à la sagesse des nations. Mais ce n'est
pas exactement à cela qu'on fait allusion quand on critique l'histoire événementielle.
On ne prétend pas que la distinction des événements et des « structures » durables
soit fondée en raison, et le débat n'est pas celui de la diachronie et de la synchronie;
on n'oppose pas, par exemple, l'histoire économique à l'analyse économique, mais
plutôt l'étude des événements, qui sont une poussière, à celle des réalités plus subt
iles ou plus durables, par exemple l'histoire militaire à l'histoire économique. C'est
dire que la querelle se place sur le seul plan du vécu, et aussi qu'elle est d'une portée
purement heuristique : les adversaires de l'histoire événementielle déplorent, comb
ien opportunément, que les spectateurs de l'histoire aient longtemps prêté une
attention trop exclusive à l'intrigue et ne se soient pas aperçus que les acteurs avaient
une physionomie originale et intéressante ; on finissait ainsi par connaître le moindre
événement du xvne siècle et par ignorer comment les gens de ce siècle étaient faits et
ce qui composait la trame de leur vie. Il en résultait, dans la tête de l'historien et de
son lecteur, un anachronisme implicite : on voyait les gens du xvne siècle échanger
des traités ou des boulets et on prêtait implicitement à ces gens la physionomie de ses
propres contemporains. On pouvait donc parler de la diplomatie sous Louis XIV,
de la libre pensée à la Renaissance ou des écoles philosophiques antiques sans trop
s'apercevoir qu'elles n'avaient que le nom de commun avec leurs homonymes
modernes; le lecteur apprenait mille détails sur ce qui les concernait, mais ce qu'elles
avaient de plus original et qu'il aurait fallu expliciter d'abord, car cela métamorphos
ait l'aspect du reste, demeurait informulé. En effet, le sentiment que toute chose n'a
qu'un temps et est « historisée » n'est pas immédiat, et nous nous souvenons encore
du moment où notre culture a pris conscience que telle valeur ou telle attitude n'était
pas éternelle ou que les données de la psychologie, voire de la psychiatrie, étaient
dans l'histoire; mieux encore, elle n'a parfois pris conscience de l'existence de cer
taines réalités (par exemple la recherche capitaliste du profit) qu'en découvrant leur
caractère transitoire : spontanément, elles passaient inaperçues, parce que leur exis
tence semblait aller de soi. L'évolution du genre historique est ainsi faite, pour une
bonne moitié, de l'élargissement de sa vision, et cet élargissement va de pair avec
l'historisation de son objet. La mission de l'histoire apparaît alors comme une lutte

822
L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

contre la tendance spontanée à l'anachronisme et comme une reconquête de l'ori


ginalité de chaque époque. Or, dit La Bruyère, il faut beaucoup d'esprit pour aper
cevoir combien les gens sont originaux; il est évidemment plus facile de discerner,
dans l'histoire, des rois et des batailles qui font beaucoup de bruit, bien que ce soit
toujours un peu la même chose, que d'apercevoir des réalités moins visibles ou qui
s'agitent plus lentement, des mentalités ou des paysanneries. Les arbres cachent tou
jours la forêt, et après des décennies d'histoire événementielle, le plus intéressant res
tait à dire. Intéressant parce qu'individualisé. Bien entendu, comme la réaction
contre l'histoire événementielle est d'une opportunité purement heuristique, on peut
imaginer qu'après deux siècles d'histoire structurelle l'individualité à reconquérir
serait celle de l'événementiel; la découverte du rôle des grands hommes serait alors
le dernier cri et une avant-garde de chercheurs entreprendrait de définir l'originalité
d'un siècle à partir de ses sommets plutôt que de ses masses... La seule chose qui ne
changerait pas serait le propos d'individualiser, de retrouver la couleur du temps.
Et il est bien vrai que ce propos est assez riche pour que celui qui l'a adopté ne soit
jamais tenté d'en sortir. Il faut, par exemple, la rencontre de la théorie économique
(si différente de ce qu'on imaginerait qu'elle est à partir du marxisme ou de l'éc
onomie appliquée) pour que la vraie nature de ce propos apparaisse, que les choses
se mettent à leur place, que les contrastes ressortent, qu'on commence à y voir plus
clair, que le mot de science prenne un sens précis et que l'affirmation que l'histoire
n'est pas une science cesse d'apparaître comme un blasphème gratuit.
La différence qui sépare les disciplines historiques et une véritable science de
l'homme va donc plus loin que ne le dit Cournot; elle n'est pas exactement celle qu'il
établit entre les « sciences physiques » et les « sciences cosmologiques », ces der
nières étant la mise en œuvre des premières, compte tenu du temps et du « hasard » ;
elle est plus grande que celle qui sépare ainsi la géologie générale et l'histoire
de la Terre, l'astrophysique et l'histoire du système solaire, la théorie phonologique
et la phonologie diachronique d'une langue déterminée. Elle est plus radicale parce
qu'elle est moins dans l'être que dans le connaître, et aussi, comme on verra, parce
que l'histoire est un « mixte ». Plutôt qu'à l'étude géologique d'une région donnée,
l'histoire ressemble à une description de paysage. Décrire Pévergétisme ou le capita
lisme américain d'aujourd'hui, c'est le montrer dans l'unité qualitative qu'il forme
à nos yeux, au lieu de le disperser entre les séries explicatives qui le sous-tendent.
Pour un géologue, le massif du Mont-Blanc est une application de la tectonique ; on
y voit en œuvre l'érosion neigeuse, le relief glaciaire, une faille géante, des nappes
de charriage; mais, tel qu'il s'offre aux regards, le massif a sa physionomie, qui mérite
la description, avec la carène du Mont-Blanc, la barrière de la Verte, la façade des
Jorasses et le rond-point de la Vallée Blanche. L'individualité que nous prêtons au
massif n'existe assurément que dans notre vision : mais précisément l'évergétisme
ou le capitalisme américain n'en ont pas d'autre; s'ils ne l'avaient pas, s'ils n'étaient
que l'entrecroisement de séries d'événements, leur description serait aussi insipide
que le récit des effets des lois de Kepler ou du théorème de l'utilité marginale durant
le cours d'une année donnée. On pourrait évidemment, à chaque page d'un exposé
historique, invoquer les théorèmes économiques ou politiques (quand il y en aura)
correspondant, ou les leçons correspondantes de la sagesse des nations, mais rien ne
serait plus artificiel que ce procédé, et visiblement l'intérêt n'est pas là; nous ne trou
verions pas intéressant non plus qu'on nous remplace nos souvenirs d'enfance et de
jeunesse par des équations ou des proverbes.
L'histoire est donc la description du vécu et, si elle était logique, elle ne serait
que cela, dût-elle se réduire à une sorte de phénoménologie ou à l'anecdote; mais

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DÉBATS ET COMBATS

elle n'est pas complètement logique, elle est un mixte où le théorique vient se mêler
au vécu. Il est impossible, en effet, de ne pas théoriser, et l'énoncé du moindre fait
implique une théorie de ce fait, car ce fait pourrait ne pas être; les pommes pourr
aient ne pas tomber à terre et les hommes ne pas obéir à quelques-uns d'entre eux :
Newton et La Boétie ont su s'en étonner. Ainsi rien n'est plus malaisé que la naïveté,
et l'histoire ne trahit pas sa mission en n'étant pas entièrement naïve : de fait, ceux
qui, comme Thucydide ou Marc Bloch, sont tourmentés par le désir d'expliquer, ne
passent pas pour de mauvais historiens. Si l'on prenait les choses radicalement, l'his
toire n'a pas fondamentalement changé depuis Hérodote, à la différence des sciences;
elle a bien un peu évolué tout de même. Seulement voici le point : l'évolution de l'his
toire n'est pas comparable au progrès cumulatif d'une science sur elle-même; elle
ressemble plutôt à l'évolution d'un genre littéraire; c'est un mixte entre le vécu
qu'elle raconte et la part variable de science humaine, ou de sagesse des nations, qu'il
y a dans la culture de l'époque où écrit l'historien (ou plus exactement dans la cul
ture du lecteur pour lequel il choisit d'écrire). Le dosage de ce mixte dépend arbi
trairement de la culture du temps, de la mode ou du tempérament de l'historien, et
l'évolution du genre historique est faite pour moitié de ces flottements entre le vécu
et la théorie. Entre ces deux extrêmes, il n'existe pas de point d'équilibre naturel qui
permettrait de poser une essence du genre historique : on ne pourrait trouver de
point d'arrêt qu'en allant à l'un des extrêmes, ce qui reviendrait à détruire l'histoire
comme telle. L'histoire ne répond pas à un idéal éternel, elle n'a pas sa place dans la
classification des sciences, elle n'est pas non plus une catégorie permanente de l'ac
tivité intellectuelle ; elle est définie par une opportunité qui varie selon les époques
et qui pourrait cesser d'être; elle est un art du compromis, et c'est en quoi elle est
essentiellement une œuvre d'art, à la Michelet; elle le restera tant qu'elle sera l'his
toire. Comme la rhétorique antique, elle n'a de sens qu'en fonction de son public;
comme elle, elle est un mixte entre une vérité et les « vraisemblances » qu'admet la
culture de chaque époque. De nos jours, il serait artificiel de décrire le paysage du
Mont-Blanc sans prononcer les mots de faille ou de cirque glaciaire, que tout lecteur
attend; ce n'aurait pas été artificiel il y a un siècle. Ce qui donne à l'histoire sa nature
de mixte est qu'entre les lignes du tableau historique qu'on lui met sous les yeux le
lecteur cultivé de chaque époque ne peut pas s'empêcher de « lire » ou du moins d'en
trevoir l'interprétation scientifique ou proverbiale de ce vécu que comporte la culture
de son époque; ou plutôt on n'arrive à exprimer et même à percevoir ce vécu qu'à
travers cette interprétation : c'est en ce sens qu'on dit qu'en histoire « les faits
n'existent pas ». Ne donner au lecteur que du vécu serait insipide, ou plutôt incon
cevable, le nourrir de proverbes ou de théorèmes serait ne pas répondre véritable
ment à son attente; attente contradictoire qu'on ne peut satisfaire que par un comp
romis. Donc, puisque l'histoire ne se sépare pas de ses leçons et ne s'y réduit pas,
tout l'art sera d'indiquer délicatement ces leçons dans le récit, au sens où un tailleur
de bon goût « indique » discrètement la mode du jour sur un vêtement de coupe
classique. L'histoire n'est donc un ktèma es aei que pour moitié, et il faut récrire
tous les livres d'histoire chaque fois que la culture d'une époque se modifie. Si les
sciences humaines se développent et prennent une plus grande part dans notre cul
ture, le compromis sera de plus en plus déséquilibré; la situation de la linguistique
historique et même de l'histoire économique commence déjà à être inconfortable,
car en ces matières l'antique naïveté s'est perdue : de disciplines du vécu, elles sont
en passe de devenir des « sciences cosmologiques ».
La curiosité d'entendre raconter le passé subsistera assurément toujours; mais il
n'est pas inconcevable qu'en un jour lointain cette curiosité n'appartienne plus qu'à

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L'ÉVERGÉTISME DEVANT LES SCIENCES HUMAINES P. VEYNE

la zone inférieure ou populaire de la culture, et que l'histoire occupe, dans les bou
tiques des libraires, le rayon où sont tombés les livres de voyage ou l'histoire natur
elle d'autrefois, avec ses bestiaires et ses lapidaires. Ainsi finirait l'histoire comme
grand genre, tel que Voltaire et le xixe siècle l'avaient constituée. Mais, comme rien
d'essentiel ne peut faire naufrage, l'histoire ne serait pas morte pour autant; elle se
serait scindée en ses deux composantes les plus rares, l'esprit théorique et l'esprit
critique (quant à l'art du récit, à la compréhension, à l'éducation de l'homme par
l'homme, ce sont de moindres aumônes, qu'on peut recevoir dans toutes les avenues
de la vie). D'un côté, cette authentique science de l'homme, qui est l'espoir de notre
époque, comme la physique a été celui du xvne siècle, de l'autre, cette activité d'éta
blissement des faits à laquelle Louis Robert, qui la représente le plus purement, a
rendu le nom de critique; il faudrait bien, en effet, qu'on continue à établir les faits,
ce qui suffirait à remplir des bibliothèques et à faire étudier les actuelles « disciplines
auxiliaires » de l'histoire. Mais la composition de larges fresques, la grande manière,
apparaîtrait comme bien académique. Le genre historique serait alors redevenu,
pour partie, ce qu 'il était pour Godefroy, Mabillon ou Fontenelle et, pour partie, il
se serait confondu avec les mathemata ; il aurait été, entre temps, une de ces combi
naisons provisoires que permet une étape donnée de la culture, au même titre que
l'humanisme, que l'idéal cicéronien de l'orateur ou que le roman réaliste. Car rien
de plus instable que les mixtes. Certes, une culture vraiment incarnée est fatalement
faite surtout de mélanges (qui peuvent être de belles synthèses), de même que la nature
comprend beaucoup plus de composés que de corps purs; aussi n'est-il pas à craindre
que nous venions jamais à en manquer. Mais il est non moins vrai que, si une civil
isation est faite surtout de mixtes, elle n'est pas faite toujours des mêmes.

Comme compromis, le genre historique relève d'une politique de l'écritoire.


Mais l'art du compromis suppose d'abord qu'on aperçoive clairement les extrêmes
entre lesquels on essaie de passer : le scientifique et le vécu, les mathemata et les dis
ciplines historiques et philologiques, ou plus exactement la critique. Or il est des
compromis viables (l'humanisme l'a été, l'histoire l'est encore) et d'autres qui le
sont moins (à en juger par la crise des sciences humaines dont on parle tant, il n'est
pas certain qu'une partie des sciences humaines d'aujourd'hui soit viable).
Tenter à la fois de parler de ce dont les livres d'histoire ont toujours parlé, et d'en
parler scientifiquement, bref vouloir faire de l'histoire une science humaine, c'est
vouloir faire un carré rond. Quelle que soit la recette, marxisme, structuralisme,
psychanalyse et tout ce qu'on voudra, l'échec sera le même, parce qu'il est de l'e
ssence de toute science de n'être pas l'immédiateté et de l'essence de l'histoire de
raconter l'immédiateté; ce qui ne tient pas aune nature particulière qu'aurait l'homme,
mais à la nature de la connaissance en général. Par ailleurs, en dehors d'une authen
tiquescience de l'homme, c'est-à-dire d'une connaissance formelle, et de la critique
historico-philologique, il ne peut rien y avoir; tout ce qui n'est pas des mathemata
est de la critique ou n'est rien. Ou plutôt ne serait rien, s'il n'y avait, à côté des
modèles, un autre mode de connaissances, propre aux disciplines du vécu : les
« itinéraires » que nous traçons librement à travers la complication des choses.
Mais c'est là une autre histoire.
Paul Veyne,
Université ď Aix-en-Provence, Unité ď études anciennes.

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