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p e r Langue francaise

3-e

Histoire et linguistique : premiers jalons


Régine Robin

Citer ce document / Cite this document :

Robin Régine. Histoire et linguistique : premiers jalons. In: Langue frangaise, n*9, 1971. Linguistique et société. pp. 47-57;

doi : https://doi.org/10.3406/1fr.1971.5571

https://)ww.persee-.ir/doc/Ifr_0023-8368_1971_num_9_1_5571

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RÉGINE RogsIn, Paris-Nanterre (Histoire).

HISTOIRE ET LINGUISTIQUE : PREMIERS JALONS

Problématique

Les historiens estiment nécessaire désormais de procéder avec A. Dupront


á une « psychologie des profondeurs » et de faire 1” « histoire des mentalités »
(y. G. Duby 1970 a et les travaux de R. Mandrou 1961, 1964, 1968, 1969)
ou de ce qu'on peut appeler avec Althusser (v. Christine Glucksmann, 1969,
p. 45) « les idéologies » 1, Ils se demandent ce que peut dans ce domaine
leur apporter la linguistique avec les travaux du Centre de Lexicologie
politique de Saint-Cloud, avec des recherches comme celles de H. Mitterand
et J. Petit (1962) qui permettent de délimiter le «champ sémantique » d'un
terme, avec l'analyse du discours fondée sur le modele harrisien et élargie
par la connaissance des regles transformationnelles telle qu'elle est décrite
ici par G. Provost-Chauveau et qu'elle a été utilisée par les éléves de
Jean Dubois notamment Denise Maldidier (1969), J.-B. Marcellesi (1970 a),
G. Provost-Chauveau (1969), enfin avec l'analyse sémique mise en place,
en ce qui concerne la sémantique par Greimas et son école et qui fait
appel á la notion d'axe sémantique (dénominateur commun entre deux
termes) et celle d'articulation sémique (éléments de signification, que, par
analogie á la phonologie on désignera sous le nom de traits distinctifs ou
semes). A vrai dire, les semes auxquels I'historien a affaire sont toujours
complexes et s'apparentent plus 4 la catégorie du séméme qu'á celle du
seme.

1. L'historien ne considtre pas la linguistique comme une mode, une fin en soi,
un modele exportable aux fins d'analogies non rigoureuses. Ce qui implique qu'un tel
champ d'application doit étre précisé avec soin ainsi que ses limites. La linguistique
permet de substituer au donné du texte une logique du texte. Elle ne sert qu'4 mettre
a jour l'économie interne d'une idéologie, en aucun cas 4 en établir la fonction sociale.
De lá, la prudence, les tátonnements avec lesquels lhistorien doit articuler ces deux
domaines hétérogénes mais liés (le contenu d'une idéologie ainsi que ses contradictions;
sa fonction dans le champ des luttes de classes d'une formation sociale); de lá, des
résultats partiels toujours 4 reprendre. La place nous manque ici pour développer ces
considérations de méthode, Elles le seront longuement dans une étude 4 paraítre dans
une revue d'Histoire.

47
Séménes de fief et seigneurie.

Cherchant, au niveau des dictionnaires du xvIr1r* siécle, les catégories


sémiques contenues dans les termes complexes de Fief, Féodal, Féodalité,
Seigneur, Seigneurie, Seigneurial, je me suis apercue que les catégories
sémiques se chevauchaient sans tout 4 fait se confondre et expliquaient

Acteurs de cette Acteurs de la relation


relation de niveau 2
Seigneur/vassal. Seigneur/tenancier.
S.C1. sa.

Législation Propriété Législation de la


de cette relation relation de niveau 2.
relation. juridique se
$02. de
dépendance,
-
Supériorite.

Catégories Catégorie sup. /catégorie inf.


supérieures de la société.
de la société. SC3,
S.C3.

SÉMEME DE SEIGNEURIE SEIGNEURIAL.


N.S. noyau sémique
1 difTérent du N.S. de Fief.

SC. SC2. SC3 Séemes contextuels de Fief,

SC1. SC. SC3. Sémes contextuels différents de Fief.


Acteurs de cette relation
Seigneur/vassal.
S.Cl.

Propriété Législation de cette relation.


Helation sz
juridique ———
de dépendance.
N.S.

Catégories supérieures
de la société,
5.03.

SÉMEME DE FIEF FÉODAL.


N.S. 'Noyau sémique.
S.C1 Stme contextuel no 1,
S.C2 Seme contextuel na 2.
S.C3 Seme contextuel na 3.

48
pourquoi bon nombre d'historiens se querellaient fréquemment á propos
du probleme des rapports entre Seigneurie et Féodalité.
Le noyau sémique de Fief est constitué par « Propriété » et « Relation
juridique de dépendance ». II n'est pas possible de concevoir la premiere
notion sans la seconde. Il faudrait mettre entre les deux un véritable trait
d'union. Les séemes contextuels mettent en place les acteurs de la relation
juridique de dépendance (SCI) (Seigneur/Vassal), et toute la législation
qui commande cette relation (SC2). De plus, les semes contextuels situent la
relation de dépendance tout entiére au niveau supérieur de la société (SC3).
Le noyau sémique de Seigneurie est le méme que celui de Fief
(propriéteé-relation juridique de dépendance) avec une différence, le
seme Supériorité ou Autorité. Mais les semes contextuels se chevauchent
et s'opposent. On trouve également la mise en place des acteurs de
Ja relation ainsi que la législation de la relation; mais elle s'opére á
deux niveaux. Un niveau I qui est exactement le méme que celui des
semes contextuels de Fief (partie supérieure de la société, relation Sei-
gneur/vassal, législation proprement féodale); un niveau II totalement
absent des catégories sémiques de Fief (relation Seigneur/tenancier (SC1) :
mise en rapport d'une partie supérieure de la société et d'une partie
inférieure de la méme société; (SC'3) législation de cette nouvelle relation
qui ne concerne plus les fiefs maisles censives, les bien possédés en roture,
les droits proprement seigneuriaux (SC'2). Cette seconde législation est á la
fois parallele á la premiere et opposée 4 la premiere. Elle en constitue comme
un contre-seme. Si bien que fief et seigneurie au niveau des dictionnaires
du xvi1* siécle apparaissent liés par des relations complexes.
Le caractére global de la notion de Seigneurie, le fait qu'elle contienne
les semes de Fief ainsi que des semes opposés a fief explique en partie les
querelles de I'historiographie á ce sujet. L'analyse sémique permet ainsi
au niveau des définitions données par les dictionnaires du xvire* siécle, de
cerner lidéologie des rédacteurs et puisque ces derniers se sont inspirés
des feudistes et des spécialistes du droit féodal pour rédiger leurs articles,
l'analyse sémique permet donc de circonscrire lidéologie des juristes de
la fin de l'Ancien Régime.

Les « Cahiers de Doléances »


du bailliage de Semur-en-Auxois.

Les 133 cahiers de doléances du bailliage principal de Semur-en-


Auxois (corpus de 600 pages environ) ont été dans un premier temps, par
des méthodes extra-linguistiques et extra-historiques départagés en deux
ensembles distincts. Il s'agit d'une matrice ordonnable dont on trouvera
les éléments d'explication dans! les graphiques ci-joints. Le premier
1. Voir J. Bertin (1967, 1969 a, p. 70 4 101; 1969 6, p. 599 4 603) et R. Robin
(1970 a, p. 273 4 282).

49
E. E.

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CARTE E, P.H.E.

51
ensemble définit les cahiers exclusivement ruraux, rédigés par ou sous la
pression des paysans; le second regroupe les cahiers urbains ou de modéle
urbain. Certes, le discours de la doléance est spécifique. Des doléants ou
remontrants qui se nomment « Nous habitants, etc. » et qui s'adressent
explicitement ou implicitement au Roi dénoncent des abus en mettant
en cause les bénéficiaires de ces abus, proposent des réformes en suggérant
les moyens qui permettent la mise en pratique immédiate ou différée de
ces réformes, La doléance a ainsi son Sujet : les rédacteurs, les commu-
nautés; son Objet : la réforme du royaume, ses Adjuvants : le Roi, les
États généraux; ses Opposants : les abus et les bénéficiaires de ces abus;
ses Destinataires : les Francais; ses Destinateurs confondus avec ses Adju-
vants : le Roi et les États généraux. Ce discours, cependant, se présente
de facon différente suivant le groupe social en jeu (paysannerie ou bour-
geoisie praticienne des petites villes), tant au plan du message, qu'au
niveau du lexique, voire de la syntaxe.

Les valeurs d'emploi de « Seigneur » dans les deux types de cahiers.


Les cahiers paysans ou écrits sous la pression paysanne développent
un discours assertif, se meuvent toujours au plan du constat, de la des-
cription, de l'état de fait. Les énoncés sont presque toujours au présent de
Vindicatif ou 4 l'imparfait de ce méme mode. La dénonciation anti-sei-
gneuriale passe par l'accumulation et l'énumération des droits seigneu-
riaux, si bien que ces énoncés descriptifs ont en méme temps une charge
affectivo-émotionnelle trés forte. Les phrases contenant le mot seigneur peu-
vent seramener 4 un scheme de phrases dontles variantes sont les suivantes:

|
Le Seigneur | posstde beaucoup de terre
Le Seigneur | ne paie pas Fimpót
Le Seigneur | préleve corvées
exige banalités... dimes... droits

Le Seigneur se présente á la conscience paysanne comme un grand


propriétaire (beaucoup de terre), comme un Privilégié (ne paie pas
limpót) comme une Autorité (préleve, exige).
Les cahiers de modéle urbain, lorsqu'ils utilisent le terme, l'emploient
dans des énoncés performatifs, au subjonctif, á limpératif ou au futur de
lindicatif, Dans ce type de cahier assez stéréotypé la réduction de phrase
est quasiment donnée par le corpus.

Les justices seigneuriales | seront supprimées


Les juges seigneuriaux ne pourront connaitre...
Les juges seigneuriaux ne pourront | étre institués
| par les seigneurs

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En ce qui concerne les droits seigneuriaux, les cahiers de type urbain
les assimilent á une propriété.

DROITS | Bénéficiaires de labus Victimes | Solution |

Usurpés Communautés Suppression


Exigés par les seigneurs ou Biens des cam- ou
leurs officiers gens vendus a pagnes justification |
Droits leurs vils intéréts. | Suppression |
Ces seigneurs se sont indú- ! avec
ment emparés de droits Indemnité |
dans les temps d'ignorance. ]

Dans ces énoncés, le Seigneur apparaít comme une Autorité et un


Propriétaire mais, par rapport aux cahiers paysans, les catégories sémé-
miques que recouvre le terme ne sont pas les mémes. Les catégories sémé-
miques de seigneur dans les cahiers paysans sont : PROPRIÉTE, TERRE
PRIVILÉGIÉE, AUTORITÉ (droits). Dans les énoncés des cahiers urbains
s'opere un decalage et un glissement des catégories sémiques. La catégorie
du privileége est (au niveau du lexeme seigneur dans les cahiers urbains)
absente; déplacée qu'elle est sur la notion de Noblesse ou sur celle « d'ordre
privilégié ». Les cahiers urbains ont en effet pour théme-force T'égalité
juridique des ordres. Tout ce qui concerne le privilege se trouve investi sur
« noblesse ». La catégorie sémique « Propriété » demeure dans ce type de
cahier mais transformée. La terre, propriété fonciere, est évacuée alors que
les droits seigneuriaux s'identifient au seme Propriété. Dans les cahiers
paysans, les droits seigneuriaux ressortissaient au seme « Autorité ». C'est
que pour lidéologie urbaine les droits sont une propriété. C'est avant la
lettre la justification que donnera Merlin de Douai dans ses rapports de
septembre 1789 et février 1790. La catégorie sémique (dans les cahiers
urbains) Autorité subsiste mais avec une autre acception : elle ne corres-
pond plus á « droits » mais a « justice ». La pensée bourgeoise définit la
Seigneurie comme un pouvoir (la justice) ef comme une propriété (droits).
Elle sépare nettement les deux aspects de facon á pouvoir sans réticence
péjorer le premier (elle réclame d'une facon unanime la suppression des

| Feos — pia
privilege _ autorité | | propicie — | autorité
| | —] po || | y
|
y | | |
| terre | droits droits justice |
| |
E. o —] L
décalage et glissement des catégories sémiques du lexeme seigneur
des cahiers paysans aux cahiers urbains.

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justices seigneuriales); de facon a péjorer dans l'éguivocité le second
(propriété). Au total, le lexeme Seigneur dans les cahiers paysans n'a pas
la méme valeur d'emploi que dans les cahiers urbains, car ce ne sont pas
les mémes traits distinctifs qui les définissent respectivement.
Les valeurs d'emploi de « peuple » et de « nation »
dans les deux types de « Cahiers ».
Les cahiers paysans dans le cadre d'une pensée dichotomique et
manichéenne opposent la ville á la campagne.

Les habitants | pauvres des campagnes sont | écrasés d'impóts, vic-


malheureux times de la milice,
victimes des corvées,
| chargés de droits sei-
| gneuriaux

Les environnements de « peuple » sont les mémes que ceux du syn-


tagme « habitants des campagnes ».

Le peuple | misérable | est vexé par | le prix du bois


| E ..—.
malheureux | paie la milice
pauvre gémit sous les impóts
les commis
les corvées
| les gabelles
| les droits seigneuriaux

« Peuple » et « habitants des campagnes » sont ainsi substituables et


apparaissent comme des équivalents sémantiques, comme des variantes
combinatoires. A aucun moment, dans les cahiers paysans, « peuple » n'a
la valeur de « nation » ou de « Tiers-état ». Le « peuple » incarne ici les
catégories rurales en opposition avec le groupe urbain. La ville, en effet,
est lantagoniste de la campagne, lantre du luxe (avec une connotation
peéjorative) c'est que la ville est liée 4 Y image de la noblesse, de la richesse,
de l'oisiveté. Nous sommes trés loin de Tidentification que se plaít 4 faire
un Barnave de la ville á un grand atelier de manufacture. La ville n'est
pas ici créatrice de valeur mais sangsue, tombeau des jeunes énergies.
Les ennemis du « peuple » se retrouvent 4á la ville comme lieu de
rencontre de la noblesse, du haut clergé et des riches roturiers. Les caté-
gories sémiques incluses dans « ville » sont : richesse, puissance, oisiveté,
catégories qui englobent á la fois les seigneurs, l administration, la noblesse,
le haut clergé et la partie supérieure du Tiers-état. La ville cependant est
ambiguisee. En elle se retrouve aussi bien la classe des opposants que celle
des adjuvants. Tantót la notion est péjorée (richesse-puissance-oisiveté)
tantót elle est méliorée (citoyens éclairés du Tiers-état).

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Exemples | Campagne | Ville

Villy-en-Auxois pauvres luxe, splendeur


Lucenay-le-Duc état déplorable de l'agri- table des riches puis-
culture sants des cités
Braux |
| soulager les campagnes riches citoyens des villes |
Chevannaya || Au temps
F de Rome, la citoyens
: láches et oisifs |
prééminence n'était
| fondée que sur l'agri-
culture

Ainsi, le groupe paysan se constitue au niveau du vécu en opposition


totale avec le « seigneur » et « Vadministration », dans une opposition plus
équivoque á légard de la ville. Cette équivocité a légard de la ville
implique le caractére passif de la doléance paysanne (énoncés descriptifs,
assertifs, etc.), la prégnance de lidéologie urbaine autrement conquérante.
Tmiminia — — ——
| | +

| habitants des campagnes | ro! SEIGNEURS (propriété, |


| = BON MINISTRE privilége, autorité)
Peuple BAS CLERGÉ Administration
| (Pauvreté-écrasement-la- | CITOYENS ÉCLAIRÉS | FÉODALITÉ |
| beur) | DES VILLES VILLE (richesse, puis-
| sance, oisiveté)
| |
Le lexeme « peuple » n'est guére plus polysémique dans les cahiers
urbains que dans les cahiers paysans. Si quelques emplois assimilent la
notion a Tiers-état en opposant peuple/grands; peuple/Noblesse, la plu-
part des emplois (au singulier comme au pluriel; le pluriel ajoutant une
connotation archaisante au terme), font de « peuple » tres précisement le
substitut semantique du syntagme « habitants des campagnes ». L'emploi
est donc quasiment le méme dans les cahiers urbains et les cahiers pay-
sans. C'est que les bourgeois des villes ont un autre lexéme pour exprimer
la communauté nationale : il s'agit de Nation.

La cohérence idéologique du groupe urbain.

L'idéologie du groupe urbain s'organise autour d'un certain nombre


de termes a fonction spécifique, parmi les plus pertinents des mots themes
il faut noter : « nation »et « citoyen ».
ón
o
.a nation | dans ses assemblées promulguera les lois générales
_—
— .a nation | assemblée réglera le retour des
| ÉEtats généraux
Ia nation | assemblée consentira les impóts H-|
La nation | et le Roi résleront le probleme des
non-catholiques
La nation assemblée garantira la propriété des
|
trois ordres.
|
La « nation assemblée » est léquivalent sémantique d'États géné-
raux. Les autres substituts semantiques de Nation sont « général (e, es,
aux) ». dans les micro-contextes suivants : « impóts accordés dans les
assemblées générales de la nation », « législation générale », « adminis-
tration générale » ou les harmoniques de « public » dans les expressions
« bien public», la « propriété publique », «la tranquillité publique ».
Nation, public, général, autant de lexémes qui mettent l'accent sur la
cohésion de la communauté nationale, sur P'unanimité nationale au-delá
des clivages sociaux. Il en est de méme de la notion de « citoyen ». Un
scheme de phrase domine : « Tous les impóts seront égalements répartis
sur tous les citoyens. » Les citoyens représentent le corps politique ato-
misé. Ce sont les individus mis sur le méme plan dans la mesure oú ils
paient tous limpót. La notion est particulierement ambigué. D'une part,
elle bat en breche le systeéme juridique de l'ancien régime fondé sur « les
distinctions nécessaires », d'autre part, les dénominations mémes main-
tiennent ce systéme en place « les citoyens des trois ordres » signifie aussi
bien tous les citoyens du royaume, que tous les citoyens dans ce qui les
distingue au-delá du probleme fiscal. Citoyen, comme nation comme
liberté ont pour fonction d'oblitérer les clivages sociaux en les masquant
derriere un lexique a signification universaliste. (On trouvera une étude
plus détaillée de lidéologie des cahiers urbains dans R. Robin, 1970 a
et surtout dans A. Daigremont 1970.)
L'idéologie du groupe urbain s'organise encore autour de deux
ensembles de verbes : le réseau de « Supprimer, abolir », celui d'Éta-
blir.

SUPPRIMER intendant
gounverneur
ABOLIR receveur particulier
contróleurs ambulants
receveurs des droits réunis
les cotes d'office
la gabelle
les milices
le centieme denier
les droits de contróle

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Toute lorganisation fiscale est ainsi attaquée. Il en est de méme de
organisation sociale.

SUPPRIMER Vénalité des offices


Secrétaires du Roi
Pensions
Frane-fief
ABOLIR Banalités
Mainmortes | avec
Dimes < indemnités
Tierce /
Droits seigneuriaux |

L'organisation politique est en apparence ce qui a le moins besoin


d'étre remanié. Certes la Monarchie n'est jamais remise en cause, mais
ce sont de nouveaux rapports d'autorité qui sont mis en place puisque
la future « nation assemblée » sera souveraine en matiére législative et
fiscale. Dans la pensée des rédacteurs, l'absolutisme a vécu, comme a
vécu Tinégalité des Francais devant l'impót, la justice, lenseignement.
En un mot c'est bien la pensée de Siéyes et la Déclaration des droits qui
est ainsi impliquée.
Au total, le discours des rédacteurs par le lexique á dominante
universaliste (Nation, Citoyen, public, général, Tous, également, sans
distinction, etc.) et les phénoménes de masquage de ce lexique restent
et cest lá sa fonction essentielle profondément ambigué. Cette ambiguité
au niveau du discours est peut-étre á mettre en rapport avec le statut
social de cette bourgeoisie rédactrice des cahiers de doléances : bourgeoisie
praticienne terrienne ni féodale, ni capitaliste, classe intermédiaire que j'ai
proposé d'appeler « bourgeoisie-d'ancien régime » (R. Robin 1970 7).
Classe carrefour, en elle viennent mourir les habitudes mentales du monde
notarial de lancien régime, et prendre racine les préjugés, les valeurs,
les présupposés philosophiques du monde issu de la Révolution.
*
* *
Ces quelques notes ne constituent que l'amorce d'une recherche
concernant les rapports de la linguistique et de T'histoire. Elles n'ont
d'autre ambition que d'introduire á une recherche collective des apports
des méthodes linguistiques 4 la discipline historique.
On nous accusera de céder a éclectisme et 4 la tentation d'un syncré-
tisme facile en combinant plusieurs méthodes sans en examiner rigou-
reusement les titres de validité. Il est bien évident cependant qu'un
historien ne cherche pas dans un énoncé ce que le linguiste y cherche. Sa
quéte est autre, ses modeles d'interprétation également. Si les temps
actuels ne se prétent qu'au tátonnement, qu'au syncrétisme, pour l'his-
torien ce syncrétisme quelque peu puéril prépare les voies a d'autres qui
mieux armés tenteront de véritables syntheses.

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