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HEP – Didactique du français Luigi De Piano

Dossier didactique Janvier 2022

Dossier didactique – Problématique sur la folie

Informations complémentaires

à Élèves : Secondaire II, 2e ou 3e année


à Prérequis généraux : Afin de profiter au mieux, en classe, de cette séquence didactique, il
sera impératif de la mettre en pratique avec des élèves du Secondaire II étant au minimum en
2e année. Cela car il s’agira avant tout de travailler sur des acquis et sur des bases solides. Le
but n’est pas d’y rappeler les grands événements historiques et littéraires de la période de
transition entre les XIXe et XXe siècles – ceux-ci devant être connus car ayant été déjà abordés
dans le cadre du cours d’histoire littéraire, comme c’est notamment le cas pour le positivisme
ou pour la Grande Guerre. En ce qui concerne la Loi de 1838 sur les aliénés, par contre, étant
plus ponctuelle et évidemment affaire de nos jours des seuls spécialistes, elle sera évoquée et
présentée par l’enseignant en classe. Aucun de ces textes n’aura été lu en amont, dans le
cadre d’une quelconque lecture suivie ; tous seront lus et découverts en classe.
Pour des prérequis plus précis en lien avec les différentes leçons de la séquence, se
référer aux parties concernées.

Au même titre que l’amour, la folie aura été l’un des vecteurs privilégiés de la création
littéraire au fil des siècles. Cela probablement car ces deux thématiques sont universelles, et
ne se cantonnent pas dans des périodes spécifiques de l’histoire. C’est donc à cette
thématique que nous nous intéresserons au sein de ce corpus. Elle y sera approchée comme
un fait de société, comme un objet de la contemporanéité inséré dans des débats d’époque.
Car si la folie est omniprésente au sein des créations des auteurs, c’est parce qu’ils l’auront
considérée comme l’une des poétiques les plus efficaces afin de dénoncer ceux qui leur
semblaient être les excès de l’homme à des époques données. La folie y est donc considérée
comme un produit de l’histoire, comme la réponse paradoxalement la plus saine face à des
événements contemporains. Nos auteurs choisis, au sein de ce corpus, auront donc joué le
rôle de garants du droit, du juste, du sain et de la raison, face à une société qu’ils auront jugée,
en leur temps, comme étant à la dérive.
Cela revient à dire que l’homme, du XIXe au XXe siècle, – car ce sont là les deux siècles
qui nous intéresseront , – passe d’une forme de folie à une autre, les enchaine, au même titre
que se succèdent les ruptures, les contradictions, les injustices, – qu’elles soient politiques,
scientifiques, sociales. Nos questions seront donc les suivantes : Comment la poétique de la
folie est-elle mise en scène, au niveau littéraire, entre les XIXe et XXe siècles ? À quel(s)
bouleversement(s) profond(s) apporte-t-elle une réponse ? Et surtout, sur quoi débouche-t-
elle ?

Leçon 1, Extrait n°1


Hector Malot, Un Beau-frère, Paris, Hetzel, 1869, p.254-261.

Une phase de réflexion initiale, selon la formule de la « pêche aux représentations »,


viendra débuter cette séquence sur la folie. Le but sera de demander aux élèves d’exprimer
les représentations qu’ils se font de la folie en littérature. Des épisodes clé de romans, de
nouvelles ou de pièces seront cités, tout comme des événements plus globaux et plus
généraux, touchant toute une période ou tout un siècle. On distinguera donc entre une

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poétique de la folie plus ponctuelle, ayant trait aux volontés précises d’un auteur, en opposant
cela à une folie plus globale, plus d’époque et généralisée à la société entière, si l’on veut. Et
c’est sur cette seconde que nous recentrerons le propos.
Ensuite, il s’agira pour nous d’embrayer sur un exemple correspondant plus
strictement à la définition que l’on pourrait se faire de la littérature sur la folie, c’est-à-dire la
littérature asilaire. Le thème est avant tout politique, puisque le texte en question, d’Hector
Malot, prend la Loi française de 1838 sur les aliénés comme objet d’accusation. Il y est
question de folie, évidemment, mais aussi des lacunes, des absurdités d’une loi qui enferme
les sains d’esprit et les relâche lorsqu’il est trop tard, ainsi que des ignominies dont est capable
une certaine bourgeoisie arriviste, dans sa quête toujours plus grande de richesse et de
reconnaissance. Nous commencerons donc par nous confronter à trois articles de la Loi en
question, afin d’en extraire les potentiels écueils et dangers la caractérisant. (Voir les italiques
en Annexes). « Au sein de ces différents articles de la Loi de 1838, quels écueils potentiels
pouvez-vous imaginer, du point de vue de l’interné ? ».
Une fois ces éléments extraits, il s’agira d’entrer pleinement dans l’analyse du texte,
texte qui est d’ailleurs d’une richesse folle. Celui-ci sera approché, dans un premier temps du
moins, sous un angle strictement formel. Car il faudra que les élèves constatent que celui-ci
est écrit à la première personne. C’est là l’une des spécificités de l’extrait, car l’essentiel du
roman est rédigé à la troisième personne. Cette entrée de journal intime, – puisque c’est de
cela qu’il s’agit, et que c’est de cette façon qu’il faudra la nommer, au vu de l’organisateur
temporel « Mercredi », (l.1) entamant la séquence, – destinée à devenir une lettre adressée à
l’épouse du protagoniste, permet des effets d’identification que le reste du roman ne permet
pas. Afin de parvenir à ce constat donc, une question du type « À quel genre littéraire cet
extrait pourrait-il appartenir ? » me semble pertinente. À partir de là, il faudra ainsi engager
une réflexion autour de cette forme : « Qu’implique-t-elle ? Quels éléments la constituant
pourrait-on citer ? ». Des éléments comme la narration à la première personne, l’organisateur
temporel « Mercredi » ou encore les effets d’identification étant présents au sein du texte
seront ainsi mobilisés par les élèves.
Et à cela s’ajoute une dimension et une tonalité pathétiques qui participent à cet effort
d’identification étant demandé au lecteur. La forme permet ainsi de se rendre compte, après
être descendus au sein des préoccupations profondes et intimes de notre protagoniste, de
son point de vue lucide et tout autre que fou. Il s’agira donc ensuite d’établir un constat
préalable avec les élèves. « Que peut-on donc dire jusqu’à présent, de la Loi de 1838 ? ».
La Loi de 1838, dans toute son iniquité, est donc avant tout, pour l’auteur, une loi qui
enferme les sains d’esprit.
L’état émotionnel du protagoniste sera ensuite étudié, car il est ici capital. J’imagine ici
une question simplissime comme « Que peut-on dire de l’état émotionnel dans lequel se trouve
le protagoniste de cet extrait ? », afin de parvenir à établir ce portrait moral et émotionnel.
Les élèves verront ainsi que le vécu quotidien d’un interné se fait sous le prisme de sentiments
tout à fait désagréables. C’est le cas des peurs et des douleurs, – à la fois physiques et morales,
– qui seront relevées par les élèves, et qui aboutissent à des contraintes et à des
enfermements qui peuvent être physiques et moraux à leur tour. D’une prison étant ainsi
uniquement mentale au début, on passe à une prison qui devient bel et bien physique, plus le
passage se déroule sous nos yeux. De « Malgré les promesses que je m’étais faites », (l.15), on
passe ainsi à « Je suis sorti de là décidé à la résignation quand même, et j’ai eu la force de n’y
pas manquer quand on m’a passé la camisole de force », (l.25).

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L’extrait permet ainsi de se confronter à la dureté des conditions de vie dans une
maison de santé de l’époque, à travers la camisole de force, le bain, et la cellule microscopique
de l’aliéné. Notre analyse et notre conclusion à celle-ci s’occuperont donc de retracer la
descente aux Enfers de notre protagoniste en montrant de quelle façon, selon l’auteur, les
maisons de santé de l’époque, par le biais de la Loi Esquirol de 1838, participent à un effort
de dépersonnalisation, de dépossession et de déshumanisation de l’individu. Car,
paradoxalement, la seule force que ces institutions semblent conférer et stimuler chez
l’individu, sont celles de la résignation et du renoncement. Ces prisons, – puisqu’il en sera
bientôt question en ces termes, – ne forment qu’à l’abandon, à l’échec, et, finalement, à
l’aliénation. Pour elles, la force se trouve dans la soumission, et non dans la guérison, ce qui
est un dévoiement grave à l’obligation de servir et de guérir que se donne une médecine
clinique se réclamant moderne et éclairée.
D’un fou initial, – dans le meilleur des cas, – on en fait donc un prisonnier, comme le
démontre l’extrait, et les nombreux champs lexicaux de la contrainte et de l’enfermement
seront identifiés par les élèves afin de parvenir à cette lecture précise du texte. On trouve
donc : « Gendarmes », (l.3 et l.8) ; « m’enfermer », (l.7) ; « menottes », (l.3 et 28) ;
« enchaîné », (l.7) ; « prisonnier », (l.13) ; « relâcher », (l.12) ; « m’échapper », (l.17) ;
« procès », (l.18) ; « punition », (l.19) ; « fuir », (l.18). Tous ces repérages seront des options
valables, pour n’en citer que quelques-uns. Pour ce faire, une activité intéressante serait celle
d’ « extraire » le paragraphe 3 du texte, afin d’effectuer un « zoom », en demandant aux
élèves de faire attention au vocabulaire y étant mobilisé. « Est-ce là un lexique d’hôpital ? Si
oui, justifiez ; si non, à quoi ce lexique spécifique vous fait-il penser ? ». C’est évidemment au
lexique de la prison que nous faisons ici référence.
Un détour par l’ouvrage du journaliste d’enquête Albert Londres, duquel nous avons
extrait quelques citations, nous permettra de plus de peaufiner notre conclusion à l’analyse
de l’extrait. « Quels sont, du côté du journaliste Albert Londres, les reproches adressés à la Loi
de 1838 ? ». (Voir les italiques en Annexes)1. Et pour s’assurer que nous sommes dans le juste,
une citation du roman lui-même interviendra à la fin2.
En définitive, cette société folle, dans sa volonté quasi-criminelle d’éradiquer la folie,
finit, au contraire, par la créer, par la dévoyer, et non par la guérir, faillant ainsi à la tâche
qu’elle s’était donnée. Nous finirons ainsi par formuler, à la suite de l’analyse du texte et des
citations, le fait que l’individu ne s’appartient plus, ni du point de vue physique, ni du point de
vue moral. Car physiquement, il appartient au directeur de l’institution, à sa cellule et à sa
camisole. Et moralement, il est en proie au doute, à la honte, et appartient, selon la Loi, à un
préfet absent, sorte d’être virtuel qui décidera de son sort sans l’avoir même rencontré. Car
tels sont les aboutissements de cette loi inique et indigne.
Une dernière question qu’il serait passionnant de soumettre aux élèves, serait la
suivante : « Selon vous, qu’advient-il de notre protagoniste à la fin du roman ? ». Cela
permettrait premièrement de stimuler l’imagination et la créativité des élèves, tout comme
d’introduire sur le devant de la scène la thématique de la Mort, capitale au sein de cette
séquence. Et il s’avère que, bien à propos, le protagoniste finit par mourir à l’asile
psychiatrique du Luat. Mort et folie nous apparaisse donc d’emblée comme étant intimement
liées.

1
Albert Londres, Chez les fous, Paris, Albin Michel, 1925, pp.239-247.
2
Hector Malot, Un Beau-frère, Paris, Hetzel, 1869, p.220-221.

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Leçon 2, Extrait n°2
Guy de Maupassant, « Sur l’eau », in Le Horla et autres contes d’angoisse, Paris, Flammarion,
2006, [1984], p.141-147.

L’extrait de Maupassant, quant à lui, vient offrir un versant fantastique au traitement


que nous avions jusqu’ici réservé à la thématique de la folie. Car c’est que Maupassant, à la
fois à travers sa propre biographie, teintée par la maladie mentale, et à la fois afin de répondre
aux besoins d’une génération en perdition, aura amplement cultivé le genre fantastique au
travers de ses nouvelles. Aussi, – en réponse aux excès positivistes, s’étant promis, avec toutes
les conséquences que cela peut comporter, de tirer le rideau sur la réalité3, – Maupassant
décide de représenter un homme seul, perdu, acculé au milieu des brumes, hanté par des
créatures fantastiques qu’il ne connaît pas et que ses sens ne lui permettent pas
d’appréhender, mais seulement de prédire d’abord, et d’amplifier ensuite, sous l’emprise
d’une peur et d’une angoisse avant tout existentielles. Car l’homme moderne, sans Dieu, sans
la foi, est abandonné de tout et de tous, et le pèlerinage du protagoniste du Horla au Mont
Saint-Michel n’y fait rien : il reste seul et perdu face à ses propres peurs.

Il s’agira ainsi pour nous, en classe, de tenter de répondre à la question suivante :


comment l’indistinct, le manque de repères contribuent-ils à créer et à susciter la peur,
l’angoisse, et, finalement, la folie, au sein de cet extrait ?
En l’occurrence ici, certains procédés grammaticaux seront primordiaux et devront
être appréhendés par les élèves. Je veux dire par là les différentes substantivations de
l’adjectif que sont « ces chanteurs nocturnes des marécages », (l.10-11) ou « les légers
mouvements de la barque », (l.16) et, finalement, « la lumière de la lune », (l.43). Ces énoncés
créent un effet d’indistinction en opérant un traitement phénoménologique de l’information4.
On y sent ainsi une conscience percevant, à l’affût, et en proie au doute, comme il est évident
au sein de cet extrait. Et à ces différents éléments s’ajoutent des mots abstraits comme
« blancheur », (l.45), ou « des bruits », (l.20), – utilisé au pluriel et créant un effet de flou
référentiel d’autant plus grand. Ces différents éléments seront donc d’emblée identifiés par
l’enseignant, qui posera ensuite la question suivante aux élèves : « Comment interprétez-vous
l’usage de telles tournures grammaticales ? ».
Et tout cela, alors que le début du texte, – et il faudra ici le relire tous ensemble, – ne
sous-entendait pas forcément cet effet de flou. Au contraire, on dit qu’on niveau sonore, « on
n’entendait rien, rien », (l.6) – répété deux fois comme pour souligner la rupture étant proche.
On nous dit aussi que : « Le fleuve était parfaitement tranquille », (l.9). Et pourtant, ces
différents éléments mentionnés plus haut, rendant l’établissement de repères difficile, voire
impossible, brouillent les pistes et contribuent à faire de l’individu un individu perdu.
À cette perte de repères effective font ainsi suite ces verbes de l’imagination, – qui une
fois mise à contribution, se met à combler les lacunes, les vides de ses fantasmes. Ceux-ci sont
nombreux. On trouve « je croyais saisir », (l.6) « semblaient », (l.8), « Il me sembla », (l.17),
« je crus », (l.18), « Je me figurais », (l.46), « devait », (l.47), « je pensai », (l.49), etc. Et ceux-
ci sont accompagnés d’autres énoncés ou mots non-verbaux, tous aussi abstraits et vagues,
contribuant à la production des mêmes effets. On trouve « invisible », (l.18), « des bruits »,

3
Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris, José Corti, 1951, p.70.
4
Gilles Philippe, Julien Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude
Simon, Fayard, Paris, 2009, p.171.

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(l.20), « quelque chose », (l.24), « sans doute », (l.31 et 36), « blancheur », (l.45), etc. Quelque
chose se meut, dans cet espace, qu’il est difficile d’identifier, qu’il est difficile de nommer, cela
car nos vulgaires sens humains n’ont pas prise sur lui.
La question se pose donc, et devra être posée à la classe : quelles émotions cette perte
de repères suscite-t-elle ? C’est désormais à cela que les élèves devront tenter de répondre.
Ils verront bien vite que cette incertitude mène à l’angoisse, tout comme à la peur. Nombreux
sont les repérages possibles laissant place aux émotions du protagoniste et dénotant une
action avant tout intérieure, avant que cette dernière n’ait des répercussions sur
l’environnement alentours. On sait donc du protagoniste, et il s’agira de l’identifier en classe,
qu’il se sent « ému », (l.9), qu’il « tressailli[t] », (l.12), que ses nerfs sont un peu « ébranlés »,
(l.22), qu’il eut un « soubresaut, et une sueur froide », (l.35 et 36), etc.
Cet état de prostration, on le voit, le mène ainsi à amplifier tous les phénomènes
alentours. Son esprit lui joue ainsi des mauvais tours, car de « légers mouvements de la
barque » deviennent des « embardées gigantesques ». On trouve donc d’un côté, et il s’agira
d’y prêter attention, les faits positifs, simples, observables, comme les mouvements
microscopiques de la barque, ou encore un petit bruit ou un petit son, et de l’autre, les
réactions complètement démesurées qui ne servent qu’à amplifier ces mêmes phénomènes
et à finalement prendre le dessus sur la pensée rationnelle, positive, positiviste. Les sensations
deviennent des faits, les pensées s’incarnent et agissent activement sur le réel, et les
symptômes purement moraux ou psychiques se changent en symptômes physiques : « J’avais
un malaise horrible, j’avais les tempes serrées, mon cœur battait à m’étouffer », (l.49). C’est
cela que les élèves devront percevoir : le malaise change de plan, et, d’un simple sentiment, il
devient réel, effectif, observable. Pour parvenir à cette conclusion, le fait d’opposer un énoncé
comme de « légers mouvements de la barque » deviennent des « embardées gigantesques »
nous sera utile. Il s’agira simplement de la formuler adéquatement : « Quelles actions, et
quelles réactions, pouvons-nous identifier ici ? Que peut-on en dire ? Sont-elles justifiées ?
disproportionnées ? ».
Les formes, dans cet état de prostration et d’agitation des sens, se mettent donc à
bouger. Les objets deviennent actifs, sont personnifiés et se transforment en véritables
adjuvants de ce sentiment de peur. À la relecture de la première ligne, avec les élèves, on
remarquera ainsi que le canot avait déjà comme pris vie, puisqu’il « fila sa chaîne jusqu’au
bout, puis s’arrêta » de manière active, ou que le brouillard « rampait », un peu plus loin dans
l’extrait. « Que remarquez-vous ici ? Quels en sont les effets ? » Personnifier ces éléments,
c’est contribuer à ce sentiment, cette impression que quelque chose se meut dans le vide,
dans l’obscurité. Et, finalement, que les choses commençaient mal, d’une certaine façon,
même si, à la première lecture, la scène semblait somme toute normale et paisible.
« Quelle est donc la réponse de l’individu, face à tout cela ? » La révolte d’abord, –
physique, – suivie de la prostration, de l’aveu d’échec. Aux mouvements, aux entreprises
personnelles, répondent les obstructions, les négations des éléments, à l’image de la barque
ne voulant se déplacer. Chaque révolte n’est qu’une tentative aussitôt entreprise, aussitôt
abandonnée. L’emprisonnement de l’individu, au sein de cet environnement négateur de
repères, est donc total.
« Quelles échappatoires, donc, face à cet enfermement ? » Le dernier paragraphe nous
permettra d’y répondre. Au paroxysme de son mal-être, et bientôt aussi de sa folie, –
« J’éprouvais un malaise horrible », (l.48) – notre protagoniste en vient à se dédoubler, c’est-
à-dire à se voir accomplir, comme réflexivement, certaines actions. La chose est étrange, et
relève clairement d’une vision schizophrénique de la réalité. Chose plus inquiétante encore,

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on remarquera que la seule échappatoire restante, dans cette vision, est la Mort, représentée
par cette eau noire qui, malgré la peur qu’elle suscite, semble comme appeler le pauvre
canotier à elle, dans tout ce qu’elle peut avoir de plus rassurant que la vie elle-même.
La fin de notre analyse se voudra donc beaucoup plus portée sur une approche
psychologique, voire psychanalytique de l’extrait. Mais pour cela, les élèves seront confrontés
à la dernière phrase de la nouvelle, faisant office d’épilogue, c’est-à-dire la fameuse : « C’était
le cadavre d’une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou ».
« Comment comprendre cet énoncé du point de vue d’une écriture inconsciente, une
fois mis en parallèle avec le texte à peine lu, et avec une citation appliquée au canotier, en
début de texte ? » : « C’était un vieux canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur
l’eau, toujours dans l’eau. Il devait être né dans un canot, et il mourra bien certainement dans
le canotage final ».
Tout prendra un sens nouveau. Car en liant ainsi Vie et Mort et en les appliquant au
canot, on fait de ce dernier l’allégorie de la Mère, – de son ventre maternel, – elle qui retient
à soi par un cordon – ici, l’ancre, – et qui fait office d’entrave avant tout. La Mère, chez
Maupassant, condamne à la Vie autant qu’à la Mort, et il vrai que notre narrateur, comme
perdu dans des brumes toutes maternelles, – toutes fœtales, – semble par moments
s’apparenter plus à un fœtus apeuré qu’à un véritable canotier expérimenté5.

Leçon 3, Extrait n°3


Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Paris, Gallimard, 1952, p.39-40.

À cette génération fantastique à laquelle Louis-Ferdinand Céline fait suite – et s’inspire


même de temps en temps, – fait suite la génération sacrifiée de 1914-1918, celle ayant
participé à la Grande Guerre. La folie est ici d’un autre ordre. Il s’agit de la folie ayant fait croire
aux hommes que cette boucherie était la juste solution. Mais il s’agit aussi de la folie, du
malaise, des handicaps qu’elle génère chez l’individu, en les rendant visibles à tous. Ici, détail
autobiographique intéressant, l’extrait propose de s’arrêter sur les problèmes d’acouphènes
rencontrés par le protagoniste, ainsi que l’auteur derrière lui. Car c’est aussi cela, la folie : le
point de vue singulier d’un individu que la folie meurtrière de la multitude ronge et détraque
à son tour.

Il s’agira ainsi pour nous, en classe, de mettre en évidence cette opposition entre la
multitude et l’individu, et ce à quoi elle a abouti : la guerre. « De quelle façon, – et cela sera là
notre question première, – cette descente au sein du point de vue unique et intime du
protagoniste rend-elle compte de l’expérience traumatique de la guerre ? ».
Les concepts de la guerre et des acouphènes seront ainsi nos points de départ et auront
été explicités à la classe, au travers de la biographie de l’auteur. La première étape de l’analyse
consistera donc à se demander comment, et en quels termes, cette expérience traumatique
est restituée au lecteur.
Il faudra donc – après la lecture et sous la forme d’une « pêche aux représentations »,
– extraire tout le malaise que la guerre a créé et laissé en notre narrateur. Premièrement, il

5
Antonia Fonyi, « Introduction. Contes d’angoisse », in Maupassant, Le Horla et autres contes d’angoisse, Paris,
Flammarion, 2006, [1984], p.25.

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faudra donc impérativement que les élèves repèrent les trois concepts clé de l’extrait, étant
développés dans le premier paragraphe : la guerre, la folie, la musique. Pour ce faire, isoler le
premier paragraphe nous sera utile afin de répondre à la question suivante : « Que peut-on
dire du narrateur, de son état d’esprit ? Est-il heureux ? malheureux ? ». Le but ici est d’établir
un portrait du narrateur, et de percevoir tout l’ethos pathétique dont il tente de s’entourer et
de faire baigner son récit. À partir de là, il s’agira d’isoler ces concepts. « Que peut-on dire sur
la façon dont ils sont exprimés, dont ils nous sont transmis en tant que lecteurs ? ». La suite de
l’analyse consistera à travailler sur les personnifications dont ces concepts sont sujets.
La logique veut donc que nous nous questionnions sur les effets de tels procédés :
« Elle a couru derrière moi, la folie… », (l.2) ; « Ma grande rivale c’est la musique, elle est
coincée, elle se détériore dans le fond de mon esgourde... Elle en finit pas d’agonir... Elle
m’ahurit à coups de trombone, elle se défend jour et nuit », (l.5-7). Ces personnifications
permettent au protagoniste de se dépeindre comme étant persécuté par ces trois grands
concepts, – tous corolaires de la Mort elle-même. La musique étant le plus développé d’entre
eux, – et cela sous plusieurs angles, – c’est sur lui que nous nous pencherons.
Avec les élèves donc, il s’agira de recueillir des informations sur cette musique, afin de
savoir ce que le narrateur nous dit de ce concept habituellement positif et agréable, – mais
cette fois-ci en le rapportant à sa propre expérience. Il s’agira de demander, simplement :
« Que savons-nous sur elle ? Que pouvons-nous en dire ? ». On constatera ainsi bien vite que
la musique est décrite comme étant une « rivale », (l.5), qu’elle est composée d’un nombre
important d’instruments étant cités, comme le « trombone », (l.7 et 8), la « flûte », (l.8), le
« tambour », (l.8), le « triangle », (l.9), le « clairon », (l.9), les « orgues », (l.11), et les
« cymbales », (l.19). Tout un orchestre donc. À cela s’ajoutent aussi toutefois les mentions
d’un autre type de musique, – celui en lien avec la nature et les éléments naturels, parfois
d’ailleurs animaliers. Cet enrichissement de sens sera construit au travers de la très banale
question « Quel autre type de musique trouve-t-on, au-delà de celle émise par les instruments,
au sein de cet extrait ? ».
On trouve ainsi les sons des « bruits de la nature », (l.7-8), du « Niagara », (l.8), d’une
« avalanche », (l.8), d’une « volière […] de « petits oiseaux », (l.10), du « déluge », (l.13), de
« rossignols », (l.20), et de « phoques », (l.20).
Couplé à cela, on trouve aussi une poétique de la surenchère à laquelle nous expose
Céline, notamment à l’aide des chiffres croissants qu’il nous donne. Ce n’est pas qu’à un bruit
qu’est exposé le narrateur, mais à un très hyperbolique « quinze cents bruits », (l.3). Ce ne
sont pas qu’à de simples « petits oiseaux », (l.10), qu’il est exposé, mais à une véritable
« volière complète de trois mille cinq cent vingt-sept » d’entre eux. Et ainsi de suite. Mais il
s’agira, en plus de faire constater tout cela aux élèves, – à l’aide des questions « Par quoi sont
introduits ces éléments ? Qu’apprenons-nous de spécifique les concernant ? », – de réfléchir
au pourquoi de tels procédés.
Eh bien, c’est tout simplement là un moyen de porter la folie et le délire à des niveaux
imprenables, trop grands pour un seul homme. Voilà tout ce que le narrateur possède en lui,
dans son oreille, sous forme de sons et de musique. À partir de là, on remarquera que c’est
tout un monde qu’il a en lui et qui le persécute. Les éléments, petits ou grands, acquièrent
parfois une dimension cosmique, et deviennent de plus en plus impétueux. Car voilà ce que la
guerre a révélé : l’infinité de l’abîme humain, ainsi que l’étendue de la déchéance et de la
misère de sa condition sur terre. De l’harmonie sur terre, la guerre a ainsi fait basculer
l’humanité du côté du désordre, en le réveillant en lui et en le déchaînant en lui. Dès lors, c’est
toute l’existence et toute la diversité de la Création qui en viennent à conspirer contre lui, et

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qu’il en vient à détester à son tour. Cela allant de la nature et ses éléments, comme nous
l’avons vu, jusqu’aux créations des hommes même, – comme c’est le cas avec l’élément du
train.
L’extrait bascule ainsi du côté de l’opposition, de la rupture et du combat interne. Il
suffit de voir le champ lexical belliqueux des verbes étant utilisés pour qualifier cette
opposition : « agonir », (l.7), « m’ahurit », (l.7), « se défend », (l.7), « me défendre », (l.19),
etc. Car c’est à un combat de tous les instants, qui parfois dure une éternité, que nous expose
le texte. Il suffit pour cela de remarquer les notations temporelles s’y rapportant. On trouve
« tant et plus pendant vingt-deux ans », (l.3), « jour et nuit », (l.7), « des semaines entières »,
(l.9), « jamais », (l.11), « depuis vingt-deux ans », (l.18), « chaque soir », (l.18), etc. La simple
musique se transforme ainsi en vacarme infernal, signe des temps et de la folie des hommes,
venant empiéter sur la sphère privée d’un individu nous offrant ici une prise totale sur son
intimité. La musique, – chose étonnante chez Céline, – se transforme ainsi en quelque chose
de désagréable, de nocif, de persécutant, alors qu’elle est habituellement le symbole de
beauté et de légèreté ultime chez l’écrivain.
« À quels autres contrastes ou oppositions nous confronte ainsi ce texte ? ». Il s’agira
désormais d’y réfléchir avec les élèves, et les réponses peuvent être nombreuses. Il pourront
par exemple solliciter la langue, opposant langue purement « écrite », et argot, prenant ou
tentant de prendre les contours d’une langue orale. Nous pourrons ainsi dire de cette
opposition de tons et de registres entre le vulgaire et le familier, et l’intellectuel et l’élevé,
qu’elle est finalement le dernier ressort des classes populaires mobilisant ce langage. Car
utiliser la langue des grands, c’est tenter de résister, de faire corps et de s’affirmer, selon la
théorie du plurivocalisme de Bakhtine6. Et, comme nous l’avons dit, face à la diversité et au
nombre infini de ses persécuteurs, le narrateur se sert de la langue pour s’opposer, pour
résister, et pour tourner en dérision sa propre condition, sa propre destinée.
Il s’agira donc d’identifier les contrastes que Céline forge de toute pièce, par exemple
en rapprochant de très près des synonymes pourtant de registres très différents. « Pour
tourner en dérision l’Amour, et pour témoigner de sa vanité dans un monde où seule la Mort
et ses corolaires règnent, quoi de mieux que de faire apparaître un contre-ton de registres ? :
« je l’ai baisée, je l’ai possédée au ‘finish’ », (l.4). Pour tourner en dérision la parole, et pour
souligner toute son inutilité, et parfois même sa dangerosité, quoi de mieux que d’en faire de
même ? » : « Je fais souvent beaucoup de bruit quand je cause. Je parle fort », (l.23).
Sans oublier les éléments les plus prosaïques, issus de la vie de tous les jours, qui sont
ensuite contrecarrés par des visions poétiques et fantasmées. Il s’agira donc de demander aux
élèves d’opposer des énoncés tels que : « Souvent j’ai l’air épuisé. Les idées trébuchent et se
vautrent. Je suis pas commode avec elles », (l.13), à des énoncés tels que « Au moment où le
rideau tombe c’est le train de minuit qui entre en gare... La verrière d’en haut fracasse et
s’écroule... La vapeur s’échappe par vingt-quatre soupapes... les chaînes bondissent jusqu’au
troisième... Dans les wagons grands ouverts trois cents musiciens bien vinasseux déchirent
l’atmosphère à quarante-cinq portées d’un coup... », (l.13-17). On remarquera ainsi bien vite
que le second est plus proche du délire que de la simple restitution objective des faits, –
contrairement au premier.

6
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1987, p.226, et Henri Godard, Poétique de
Céline, Paris, Gallimard, 1984, p.125.

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« De quelle façon est qualifiée l’oreille, dans cet extrait ? ». Car un autre élément, étant
d’ailleurs d’une banale simplicité, est la façon dont cette même oreille est qualifiée. Tantôt,
justement, « oreille », (l.1, 28 et 34), tantôt, au contraire, l’ « esgourde », (l.6).
Finalement, un autre contraste que les élèves devront envisager est celui de la Mort, –
apparaissant au lecteur en fin de séquence et se présentant comme unique échappatoire
possible à cette vie de persécutions. Le « dernier soupir » dans le dernier paragraphe,
franchement plus élevé en termes de registre, devient ainsi « Le ‘Der des Der’ Cinéma ! »,
(l.38). Afin de mener les élèves à ce constat, il s’agira donc de leur demander vers quelle
thématique tend irrémédiablement la fin de l’extrait.
La Mort elle-même en vient à être personnifiée, sous les traits d’une « Dame », (l.38),
envers laquelle il s’agit de s’adresser poliment et de témoigner la plus grande déférence :
« Voilà Madame, je lui dirai, vous êtes la première connaisseuse !... », (l.43).
Et nous conclurons ensuite l’analyse, avec les élèves, en rédigeant une petite
conclusion, – à l’extrait tout comme à la séquence.
L’appel de la Mort se fait ici aussi ressentir, avec tout l’attrait que celle-ci peut
comporter, une fois introduite au narrateur par le biais de la folie. Car la guerre transforme
les hommes et la vie. Elle leur fait connaître la ruine, la folie, et leur fait désirer la mort plus
que la vie elle-même. Mais celle-ci n’est pas gratuite, – c’est d’ailleurs là le sens même du titre
de l’œuvre, – qu’il s’agira là d’expliciter. Cette dernière se mérite, s’acquiert au fil des
souffrances et des épreuves, car, finalement, « C’est pas gratuit de crever ! », (l.37).

Au sein de ce corpus donc, nous aurons vu que la folie représente une poétique
majeure au sein de la seconde partie du XIXe siècle, ainsi que de la première moitié du XXe
siècle. Les événements contradictoires, déstabilisants et terribles de ces décennies-là auront
ainsi poussé certains écrivains à la mobiliser, afin de rendre compte de leur expérience de la
contemporanéité. Bien souvent, toutefois, la folie aura été l’ultime étape, l’ultime effort de
résistance anticipant l’appel implacable de la Mort. Car c’est finalement ce qui rassemble ces
trois différents extraits. Le protagoniste de Malot, enfermé à tort, en vient à mourir dans l’asile
psychiatrique du Luat ; chez Maupassant, par contre, l’appel de la Mort est une invitation qui
équivaut tout d’abord à un refus œdipien de la Vie, si l’on veut ; et chez Céline, enfin, la Mort
représente cet au-delà souhaitable, calme, paisible et silencieux faisant de contrepoids aux
souffrances et aux excès de la Vie et des hommes eux-mêmes.

Bibliographie

Ouvrages primaires

Dans l’ordre de présentation

- Hector Malot, Un Beau-frère, Paris, Hetzel, 1869.


- Guy de Maupassant, « Sur l’eau », in Le Horla et autres contes d’angoisse, Paris,
Flammarion, 2006, [1984].
- Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Paris, Gallimard, 1952.

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Ouvrages secondaires

- Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris,


José Corti, 1951.
- Albert Londres, Chez les fous, Paris, Albin Michel, 1925.
- Antonia Fonyi, « Introduction. Contes d’angoisse », in Maupassant, Le Horla et autres
contes d’angoisse, Paris, Flammarion, 2006, [1984].
- Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1987.
- Henri Godard, Poétique de Céline, Paris, Gallimard, 1984.
- Gilles Philippe, Julien Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de
Gustave Flaubert à Claude Simon, Fayard, Paris, 2009.

Annexes

Leçon 1, Extrait n°1


Hector Malot, Un Beau-frère, Paris, Hetzel, 1869, p.254-261.

1 Mercredi

Si les larmes n’aveuglaient pas tes yeux, tu m’as vu partir. Je n’ai pas eu à me plaindre
des gendarmes pendant tout le voyage. Mais les menottes trop serrées m’ont écorché les
bras, et chaque cahot de la voiture me causait de cruelles douleurs. Ma préoccupation, plus
5 cruelle encore, m’empêchait heureusement de les sentir dans toute leur intensité. Est-
ce heureusement qu’il faut dire ? Et les tortures morales que j’ai eues à endurer pendant ce
voyage, enchaîné entre des gendarmes, sachant qu’on allait m’enfermer avec les fous, n’ont-
elles pas été plus horribles que les tortures physiques ?
Arrivé au Luat, on m’a mené devant l’abbé Battandier, le directeur. J’espérais qu’après
10 quelques mots d’entretien, il allait reconnaître l’erreur dont j’étais victime, et me
rendre à la liberté. Mais pour un aliéniste, le genre humain entier doit être fou, puisqu’il a
donné l’ordre de me conduire au quartier des agités. D’ailleurs, eût-il voulu me relâcher, il
n’en avait pas le droit, je suis prisonnier du préfet et je dois rester à sa disposition. C’est au
moins ce que j’ai compris.
15 Malgré les promesses que je m’étais faites de garder un calme imperturbable, quoi
qu’il pût m’arriver, j’ai eu alors un moment de faiblesse qui très probablement me coûtera
cher. J’ai cru que je pouvais m’échapper, gagner les bois, te rejoindre, ma chère Cyprienne,
fuir avec toi à l’étranger, où nous aurions attendu la fin de mon procès. Mais j’ai été repris par
les gardiens, et, comme punition, plongé de force dans une baignoire où l’on m’a pris le cou
20 dans un couvercle en fer.
Je ne sais si ces bains peuvent faire du bien à un malheureux fou ; pour un être
raisonnable, c’est quelque chose d’horrible : l’éponge imbibée d’eau froide sur la tête, et
autour du cou le couvercle de fer qui vous emboîte, il y a de quoi exaspérer un saint.
Je suis cependant sorti de là décidé à la résignation quand même, et j’ai eu la force de
25 n’y pas manquer quand on m’a passé la camisole de force. Tu sais ce qu’est cette veste
de grosse toile qui se ferme derrière le dos, et dont les manches, prolongées au-delà des
mains, sont réunies et sans ouverture. L’immobilité dans laquelle elle vous maintient est

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énervante ; je crois que j’aime encore mieux les menottes, au moins elles vous avertissent par
la douleur.
Quand je fus ainsi habillé, on me lâcha dans la cour, et à mon premier pas je faillis
30 tomber, car, lorsqu’on a les bras collés contre le corps, on est mal en équilibre.
Il faut dire aussi que mes yeux voyaient trouble ; le sang de la honte qui m’avait monté
à la tête m’aveuglait. Cela heureusement passa vite : pourquoi avoir honte ? de quoi rougir ?
les misérables qui m’entouraient n’étaient-il pas des fous ?
[…]
La nuit arriva sans autre incident, et l’on nous fit rentrer dans nos cellules pour le
35 coucher. Ces cellules sont de forme allongée, quatre mètres de long à peu près sur
deux mètres de large ; une petite fenêtre grillée donne sur le préau, deux portes ouvrent l’une
sur le préau à côté de la fenêtre, l’autre sur un vestibule de service. De telle sorte que si un
malade voulait se barricader dans sa cabine, on pourrait, pendant qu’il serait occupé à
défendre une porte, entrer par l’autre et le prendre par le dos. Mais cette barricade serait
40 difficile à construire, car le seul mobilier de la cellule se compose d’un lit en fer fixé au
parquet par de grosses vis qui paraissent pénétrer profondément dans le chêne ; pas d’autres
meubles : pas de chaises, pas de portemanteau ; on dépose le soir les vêtements dans le
vestibule et on vous les donne le matin en ouvrant la porte.
On voulut bien me défaire ma camisole, mais avec des précautions et en présence de
45 trois gardiens prêts à sauter sur moi. Naturellement je ne bougeai pas ; le temps de la
colère et de l’emportement était passé. Lorsqu’on m’eût déshabillé on m’enferma dans ma
cellule.

• La Loi Esquirol sur les aliénés du 30 juin 18387

Jean-Étienne Esquirol fut à l’origine de cette loi, rendant de responsabilité publique et


départementale la création et la supervision des hôpitaux psychiatriques français.

Art. 8 : « Les chefs ou préposés responsables des établissements publics et les directeurs des
établissements privés et consacrés aux aliénés ne pourront recevoir une personne atteinte
d’aliénation mentale, s’il ne leur est remis :

1° Une demande d’admission contenant les noms, profession, âge et domicile, tant de la
personne qui la formera que de celle dont le placement sera réclamé, et l’indication du degré
de parenté ou, à défaut, de la nature des relations qui existent entre elles ».

Art. 13 : « – Toute personne placée dans un établissement d’aliénés cessera d’y être retenue
aussitôt que les médecins de l’établissement auront déclaré, sur le registre énoncé en l’article
précédent, que la guérison est obtenue ».

Art. 21 : « – À l’égard des personnes dont le placement aura été volontaire, et dans le cas où
leur état mental pourrait compromettre l’ordre public ou la sûreté des personnes, le préfet
pourra, dans les formes tracées par le deuxième paragraphe de l’article 18, décerner un ordre

7
Texte de loi disponible à l’adresse suivante : https://psychiatrie.crpa.asso.fr/1838-06-30-Loi-Esquirol-sur-les-
alienes-du-30-juin-1838.

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spécial, à l’effet d’empêcher qu’elles ne sortent de l’établissement sans son autorisation, si ce
n’est pour être placées dans un autre établissement ».

• Citations d’Albert Londres, Chez les fous, Paris, Albin Michel, 1925, pp.239-246.

(P.239) : « La Loi de 1838 n’a pas pour base l’idée de soigner et de guérir des hommes atteints
d’une maladie mentale, mais la crainte que ces hommes inspirent à la société. C’est une loi de
débarras ».

(P.239-240) : « Ce monsieur est-il encore digne de demeurer parmi les vivants ou doit-il être
rejeté chez les morts ? ».

[…]

(P.243) : « Lorsque la guérison s’affirme, on laisse le convalescent avec les fous. C’est à peu
près sauver un noyé de l’asphyxie, mais le maintenir le corps dans l’eau jusqu’à ce qu’il soit
complètement sec ».

[…]

(P.245) : « La Loi de 1838, en déclarant le psychiatre infaillible et tout-puissant, permet les


internements arbitraires et en facilite les tentatives ».

[…]

(P.246) : « Sous la Loi de 1838, les deux tiers des internés ne sont pas de véritables aliénés.
D’êtres inoffensifs, on fait des prisonniers à la peine illimitée ».

• Citation du roman, (P.220-221) :

« Vous oubliez que vous m’êtes confié par M. le préfet.

- Et si je ne suis pas fou ?


- Nous en avertirons M. le préfet, qui avisera.
- Comment ! vous me garderez, et c’est le préfet qui, sans m’avoir jamais vu, m’a fait
enfermer comme fou, qui, sans me voir davantage, me relâchera ou me gardera, selon
son bon plaisir ? ».

Leçon 2, Extrait n°2


Guy de Maupassant, « Sur l’eau », in Le Horla et autres contes d’angoisse, Paris, Flammarion,
2006, [1984], p.141-147.

1 « C’était un vieux canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours
dans l’eau. Il devait être né dans un canot, et il mourra bien certainement dans le canotage
final ».
[…]

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Le canot, qui redescendait avec le courant, fila sa chaîne jusqu’au bout, puis s’arrêta ; et
5 je m’assis à l’arrière sur ma peau de mouton, aussi commodément qu’il me fut
possible. On n’entendait rien, rien : parfois seulement, je croyais saisir un petit clapotement
presque insensible de l’eau contre la rive, et j’apercevais des groupes de roseaux plus élevés
qui prenaient des figures surprenantes et semblaient par moments s’agiter.
Le fleuve était parfaitement tranquille, mais je me sentis ému par le silence
10 extraordinaire qui m’entourait. Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces
chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient. Soudain, à ma droite, contre moi, une
grenouille coassa. Je tressaillis : elle se tut ; je n’entendis plus rien, et je résolus de fumer un
peu pour me distraire. Cependant, quoique je fusse un culotteur de pipes renommé, je ne pus
pas ; dès la seconde bouffée, le cœur me tourna et je cessai. Je me mis à chantonner ; le son
15 de ma voix m’était pénible ; alors, je m’étendis au fond du bateau et je regardai le ciel.
Pendant quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers mouvements de la
barque m’inquiétèrent. Il me sembla qu’elle faisait des embardées gigantesques, touchant
tour à tour les deux berges du fleuve ; puis je crus qu’un être ou qu’une force invisible l’attirait
doucement au fond de l’eau et la soulevait ensuite pour la laisser retomber. J’étais ballotté
20 comme au milieu d’une tempête ; j’entendis des bruits autour de moi ; je me dressai
d’un bond : l’eau brillait, tout était calme.
Je compris que j’avais les nerfs un peu ébranlés et je résolus de m’en aller. Je tirai sur ma
chaîne ; le canot se mit en mouvement, puis je sentis une résistance, je tirai plus fort, l’ancre
ne vint pas ; elle avait accroché quelque chose au fond de l’eau et je ne pouvais la soulever ;
25 je recommençai à tirer, mais inutilement. Alors, avec mes avirons, je fis tourner mon
bateau et je le portai en amont pour changer la position de l’ancre. Ce fut en vain, elle tenait
toujours ; je fus pris de colère et je secouai la chaîne rageusement. Rien ne remua. Je m’assis
découragé et je me mis à réfléchir sur ma position. Je ne pouvais songer à casser cette chaîne
ni à la séparer de l’embarcation, car elle était énorme et rivée à l’avant dans un morceau de
30 bois plus gros que mon bras ; mais comme le temps demeurait fort beau, je pensai que
je ne tarderais point, sans doute, à rencontrer quelque pêcheur qui viendrait à mon secours.
Ma mésaventure m’avait calmé ; je m’assis et je pus enfin fumer ma pipe. Je possédais une
bouteille de rhum, j’en bus deux ou trois verres, et ma situation me fit rire. Il faisait très chaud,
de sorte qu’à la rigueur je pouvais, sans grand mal, passer la nuit à la belle étoile.
35 Soudain, un petit coup sonna contre mon bordage. Je fis un soubresaut, et une sueur
froide me glaça des pieds à la tête. Ce bruit venait sans doute de quelque bout de bois entraîné
par le courant, mais cela avait suffi et je me sentis envahi de nouveau par une étrange
agitation nerveuse. Je saisis ma chaîne et je me raidis dans un effort désespéré. L’ancre tint
bon. Je me rassis épuisé.
40 Cependant, la rivière s’était peu à peu couverte d’un brouillard blanc très épais qui
rampait sur l’eau fort bas, de sorte que, en me dressant debout, je ne voyais plus le fleuve, ni
mes pieds, ni mon bateau, mais j’apercevais seulement les pointes des roseaux, puis, plus loin,
la plaine toute pâle de la lumière de la lune, avec de grandes taches noires qui montaient dans
le ciel, formées par des groupes de peupliers d’Italie. J’étais comme enseveli jusqu’à la
45 ceinture dans une nappe de coton d’une blancheur singulière, et il me venait des
imaginations fantastiques. Je me figurais qu’on essayait de monter dans ma barque que je ne
pouvais plus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillard opaque, devait être pleine

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d’êtres étranges qui nageaient autour de moi. J’éprouvais un malaise horrible, j’avais les
tempes serrées, mon cœur battait à m’étouffer ; et, perdant la tête, je pensai à me sauver à
50 la nage ; puis aussitôt cette idée me fit frissonner d’épouvante. Je me vis, perdu, allant
à l’aventure dans cette brume épaisse, me débattant au milieu des herbes et des roseaux que
je ne pourrais éviter, râlant de peur, ne voyant pas la berge, ne retrouvant plus mon bateau,
et il me semblait que je me sentirais tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire.
[…]
« C’était le cadavre d’une vielle femme qui avait une grosse pierre au cou ».

Leçon 3, Extrait n°3


Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Paris, Gallimard, 1952, p.39-40.

1 Fièvre ou pas, je bourdonne toujours et tellement des deux oreilles que ça peut plus
m’apprendre grand-chose. Depuis la guerre ça m’a sonné. Elle a couru derrière moi, la folie...
tant et plus pendant vingt-deux ans. C’est coquet. Elle a essayé quinze cents bruits, un
vacarme immense, mais j’ai déliré plus vite qu’elle, je l’ai baisée, je l’ai possédée au « finish ».
5 Voilà ! Je déconne, je la charme, je la force à m’oublier. Ma grande rivale c’est la
musique, elle est coincée, elle se détériore dans le fond de mon esgourde... Elle en finit pas
d’agonir... Elle m’ahurit à coups de trombone, elle se défend jour et nuit. J’ai tous les bruits de
la nature, de la flûte au Niagara... Je promène le tambour et une avalanche de trombones... Je
joue du triangle des semaines entières... Je ne crains personne au clairon. Je possède encore
10 moi tout seul une volière complète de trois mille cinq cent vingt-sept petits oiseaux qui
ne se calmeront jamais... C’est moi les orgues de l’Univers... J’ai tout fourni, la bidoche, l’esprit
et le souffle... Souvent j’ai l’air épuisé. Les idées trébuchent et se vautrent. Je suis pas
commode avec elles. Je fabrique l’Opéra du déluge. Au moment où le rideau tombe c’est le
train de minuit qui entre en gare... La verrière d’en haut fracasse et s’écroule... La vapeur

15 s’échappe par vingt-quatre soupapes... les chaînes bondissent jusqu’au troisième...


Dans les wagons grands ouverts trois cents musiciens bien vinasseux déchirent l’atmosphère
à quarante-cinq portées d’un coup...

Depuis vingt-deux ans, chaque soir il veut m’emporter... à minuit exactement... Mais
moi aussi je sais me défendre... avec douze pures symphonies de cymbales, deux cataractes
20 de rossignols... un troupeau complet de phoques qu’on brûle à feux doux... Voilà du
travail pour célibataire... Rien à redire. C’est ma vie seconde. Elle me regarde.

Ce que j’en dis c’est pour expliquer qu’au Bois de Boulogne il m’est venu un petit accès.
Je fais souvent beaucoup de bruit quand je cause. Je parle fort. On me fait signe de parler
moins haut. Je bavouche un peu c’est forcé... Il me faut faire des drôles d’efforts pour

25 m’intéresser aux copains. Facilement je les perdrais de vue. Je suis préoccupé. Je vomis
quelquefois dans la rue. Alors tout s’arrête. C’est presque le calme. Mais les murs se remettent
en branle et les voitures à reculons. Je tremble avec toute la terre. Je ne dis rien... La vie
recommence. Quand je trouverai le Bon Dieu chez lui je lui crèverai, moi, le fond de l’oreille,

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l’interne, j’ai appris. Je voudrais voir comment ça l’amuse ? Je suis chef de la gare diabolique.
30 Le jour où moi je n’y serai plus, on verra si le train déraille. M. Bizonde, le bandagiste,
pour qui je fais des petits « articles », il me trouvera encore plus pâle. Il se fera une raison.

Je pensais à tout ça dans ma crèche, pendant que ma mère et Vitruve déambulaient à


côté.

La porte de l’enfer dans l’oreille c’est un petit atome de rien. Si on le déplace d’un quart
35 de poil... qu’on le bouge seulement d’un micron, qu’on regarde à travers, alors c’est
fini ! c’est marre ! on reste damné pour toujours ! T’es prêt ? Tu l’es pas ? Êtes-vous en mesure
? C’est pas gratuit de crever ! C’est un beau suaire brodé d’histoires qu’il faut présenter à la
Dame. C’est exigeant le dernier soupir. Le « Der des Der » Cinéma ! C’est pas tout le monde
qu’est averti ! Faut se dépenser coûte que coûte ! Moi je serai bientôt en état... J’entendrai la

40 dernière fois mon toquant faire son pfoutt ! baveux... puis flac ! encore... Il branlera
après son aorte... comme dans un vieux manche... Ça sera terminé. Ils l’ouvriront pour se
rendre compte. Sur la table en pente... Ils la verront pas ma jolie légende, mon sifflet non
plus... La Blême aura déjà̀ tout pris... Voilà Madame, je lui dirai, vous êtes la première
connaisseuse !...

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