Revue française de sociologie

Esping-Andersen Gǿsta, Les trois mondes de l'Etat-providence.

Essai sur le capitalisme moderne.
Louis-André Vallet

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Vallet Louis-André. Esping-Andersen Gǿsta, Les trois mondes de l'Etat-providence. Essai sur le capitalisme moderne.. In:
Revue française de sociologie, 2002, 43-2. L'Europe sociale en perspectives. Textes réunis et présentés par Anne-Marie
Guillemard. pp. 423-426.

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COMPTE RENDU
Esping-Andersen (G0sta). - Les
trois mondes de VÉtat-providence.
Essai sur le capitalisme moderne.
Paris, Presses Universitaires de France (Le
Lien social), 1999, 310 p., 149 FF
[traduction française de The three worlds of
welfare capitalism, Cambridge (UK), Polity
Press, Princeton (NJ), Princeton University
Press, 1990].
Comme le souligne François-Xavier
Merrien dans sa préface, il convient de
saluer l'initiative de la traduction
française d'un ouvrage qui, une dizaine
d'années après sa publication originale,
constitue un « classique » des sciences
sociales sur la forme et le rôle des
États-providence dans le fonctionnement
des sociétés occidentales
contemporaines. La thèse d'Esping-Andersen,
adossée à une approche comparative, est
qu'« il n'existe pas une forme unique
ď État-providence, mais trois types ou
régimes ď État-providence, doté chacun
de sa propre logique d'organisation, de
stratification et d'intégration sociale. Ces
régimes sont issus de l'influence de
forces historiques et ont suivi des
trajectoires différenciées» (p. 17). La notion
d'État-providence {Welfare State) ne doit
pas ici être comprise au sens étroit et
unique de politique sociale, mais elle fait
plus largement référence à l'existence
d'un complexe d'interrelations légales et
organisationnelles systématiques entre
l'Etat et l'économie. Pour l'auteur, il
existe donc différents « mondes » dans
lesquels les États-providence peuvent
être regroupés, non seulement sous
l'angle des politiques de protection
sociale, mais aussi par la manière dont ils
influencent l'emploi et la structure
sociale.
Dans son économie générale,
l'ouvrage combine avec bonheur une
connaissance historique approfondie du
développement des lois sociales et des
débats auxquels elles ont donné lieu dans
les sociétés industrielles depuis le XIXe
siècle, une étude approfondie de cas
nationaux particuliers et l'analyse
systématique de données décrivant les traits
caractéristiques et modes de
fonctionnement des États-providence
contemporains. Le choix editorial français de ne
pas traduire la courte préface rédigée par
l'auteur masque malheureusement un peu
ce dernier aspect. Esping-Andersen y
indique que le socle quantitatif de
l'ouvrage est formé par trois bases de
données comparatives construites durant
la décennie quatre-vingt. La principale,
élaborée avec Walter Korpi à l'Institut
suédois pour la recherche sociale, porte
sur les programmes de protection sociale
de dix-huit pays membres de l'OCDE.
L'ouvrage se compose de deux
parties. La première, divisée en cinq
chapitres, vise à construire (chapitre 1 ) et
tester (chapitres 2 à 4) une classification
des différents types de « capitalisme de
bien-être » comme à expliquer
l'émergence des trois régimes (chapitre 5).
Quant à la seconde partie, composée de
trois chapitres et d'une conclusion, elle
analyse les cas de l'Allemagne, des
États-Unis et de la Suède - pays
représentatifs des trois régimes
d'État-providence - pour mettre en évidence
l'influence de ceux-ci sur les
comportements économiques et sociaux au sein du
capitalisme moderne. Dans une postface
à l'édition française, Esping-Andersen
revient sur les débats auxquels son
approche a donné lieu - notamment le
fait qu'elle a minoré le rôle de la famille
- et sur le caractère inédit de la crise que
connaissent aujourd'hui les
États-providence nationaux comme sur les solutions
à y apporter.
Le chapitre 1 reprend largement un
article publié en 1989 dans Canadian
review of sociology and anthropology. II
423
Revue française de sociologie
vise à intégrer le débat sur Г
État-providence dans la tradition intellectuelle de
l'économie politique et à développer une
perspective plus large que celle qui a
jusqu'alors prévalu. Selon l'auteur, une
approche essentiellement linéaire reste en
effet insatisfaisante. Les Etats-providence
nationaux ne se laissent pas aisément
décrire sur une seule dimension - par
exemple par le seul fait que le niveau des
dépenses sociales est plus ou moins
élevé. Ils se regroupent en revanche en
différents types - les trois régimes -
dotés d'une forte cohérence.
Dans l'État-providence « libéral »
dont les États-Unis, le Canada et
l'Australie forment des exemples
typiques, l'assistance est fondée sur une
condition stricte d'évaluation des
ressources et les transferts universels
comme les programmes d'assurance
sociale restent modestes. Ainsi, l'État
encourage le marché, soit passivement -
en ne garantissant que le minimum — soit
activement — en subventionnant les
programmes privés d'assurance ou de
prévoyance. L'Allemagne, l'Autriche, la
France et l'Italie sont au centre d'un
second « monde » caractérisé par un fort
héritage historique d'étatisme, de
corporatisme et d'influence de l'Église. Dans
cet État-providence « conservateur-
corporatiste », l'obsession de l'efficacité
du marché n'a jamais été dominante et
l'octroi large de droits sociaux n'a donc
jamais été sérieusement contesté. Mais la
recherche d'une préservation des
différences de classe et de statut prédomine et,
en conséquence, l'impact redistributif de
cette seconde forme d'État-providence
reste limité. Enfin, l'État-providence
« social-démocrate », assez bien
représenté par les pays Scandinaves, est le
moins répandu. Dans celui-ci et sous
l'influence de coalitions politiques
social-démocrates, les principes d'univer-
salisme et de « démarchandisation » des
droits sociaux ont été très largement
appliqués et toutes les catégories sociales
bénéficient donc d'un système généralisé
d'assurance sociale. Un tel modèle
424
neutralise le marché et établit par là une
solidarité globale en faveur de
l'État-providence.
Pour tester la réalité de l'existence de
ces « mondes » sont successivement
examinés, pour un ensemble de dix-huit
pays, trois éléments : la capacité de
démarchandisation (de-commodification)
des droits sociaux (chapitre 2),
c'est-à-dire le degré auquel ceux-ci
permettent aux personnes de conserver
leurs moyens d'existence sans dépendre
du marché ; le fonctionnement des
États-providence en tant que systèmes de
stratification (chapitre 3), c'est-à-dire le
degré auquel ils renforcent ou
amoindrissent les différences de statut ou de classe
qui existent entre les individus ; enfin, le
jeu variable des secteurs public et privé,
c'est-à-dire de l'État et du marché, dans
la formation des régimes de retraite
(chapitre 4). Dans les chapitres 2 et 3 -
et, à un moindre degré, le chapitre 4-
l'auteur adopte en vérité une même
méthode d'analyse : la capacité de
démarchandisation et le fonctionnement
de l'État-providence sont approchés au
moyen de diverses dimensions, puis la
mesure de celles-ci pour chacun des pays
conduit à l'attribution d'un ensemble de
points d'indice et, finalement, à un score
global. L'examen de celui-ci montre alors
qu'il reflète largement la typologie
esquissée dans le premier chapitre.
Par exemple, s'agissant de la
démarchandisation, l'auteur examine à la fois
les pensions de retraite, l'assurance-santé
et l'assurance-chômage sous les angles
du taux de remplacement du revenu et de
la durée de couverture qu'elles procurent.
Quant au fonctionnement de
l'Etat-providence, il est étudié à travers sept
dimensions. Les deux premières sont
caractéristiques de l'État-providence «conservateur-
corporatiste » : degré de corporatisme,
approché par la fragmentation plus ou
moins grande du système de retraites, et
degré d'étatisme, approché par l'étendue
des privilèges accordés aux
fonctionnaires. Les trois suivantes sont
spécialement importantes pour identifier l'État-

providence « libéral » : degré de résidua-
lisme, approché par la part relative des
programmes d'assistance qui sont
fonction des ressources ; part privée des
pensions de retraite et part privée des
dépenses de santé. Enfin, les deux
dernières connotent tout particulièrement
Г État-providence « social-démocrate » :
degré d'universalisme, approché par la
part de la population couverte par les
prestations, et degré d'égalité, approché
par la variance plus ou moins grande de
celles-ci au sein de la population.
Pour rendre compte de l'émergence
des « trois mondes », le chapitre 5 tire
parti d'une batterie d'analyses de
régression linéaire multiple conduites sur les
mêmes dix-huit pays et dans lesquelles
les variables dépendantes correspondent
aux dimensions ou scores identifiés
ci-dessus. L'auteur cherche aussi à relier
les résultats de ces analyses statistiques à
l'histoire politique des nations. Ils
mettent en effet en évidence l'importance
des forces politiques dans l'émergence
des formes ď État-providence. Cependant,
contrairement à la plupart des analyses
antérieures, ce n'est pas nécessairement la
mobilisation politique de la classe
ouvrière qui importe et les trois formes
paraissent aussi dépendre de l'histoire de
la construction des nations et/ou de
l'influence du conservatisme et du
catholicisme.
Enfin, pour traiter des effets des trois
formes ď Etat-providence, les chapitres 6
à 8 procèdent à partir d'analyses
approfondies et convaincantes des cas
allemand, américain et suédois. Sont ainsi
successivement examinées :
premièrement, la relation entre les types ď États-
providence et le fonctionnement des
marchés du travail en termes de passage à
la retraite, d'absence pour congé-maladie
ou autre congé, et de rôle de l'État
comme employeur dans les domaines de
la santé, de l'éducation et des services
sociaux ; deuxièmement, la manière dont
la capacité des nations à maintenir une
politique de plein emploi des années
soixante aux années quatre-vingt a été
Compte rendu
influencée par la forme de Г
État-providence ; troisièmement, la transformation
post-industrielle de la distribution des
emplois et des professions et ses
spécificités en fonction de la forme ď État-
providence.
Les critiques que l'on peut adresser à
l'ouvrage sont principalement d'ordre
méthodologique et portent sur deux
points. S'agissant de la classification des
États-providence en trois formes, la
technique d'attribution de points d'indice et
de calcul d'un score agrégé a le défaut
d'être artisanale et de comporter une part
de subjectivité et d'arbitraire. On peut
dès lors se demander ce que fournirait,
sur le même tableau croisant les dix-huit
pays avec les variables qui les décrivent,
l'application d'une méthode de
classification automatique ou d'une analyse en
composantes principales. Quant aux
analyses de régression multiple visant à
expliquer l'émergence des « trois
mondes », l'auteur lui-même reconnaît
qu'il s'agit de données transversales
(cross-sectional) - une observation par
pays en 1980, soit dix-huit observations
au total — et non d'analyses de séries
temporelles regroupées (pooled
time-series). Par là, ce sont donc des
différences entre pays à un instant donné
qui sont substituées à des différences au
cours du temps. Disposer de séries
temporelles autoriserait
incontestablement des conclusions plus robustes et
plus sûres. Des progrès très significatifs
dans cette direction ont d'ailleurs été
accomplis à l'occasion du symposium
important « Deux perspectives sur
Г État-providence » qu'a publié American
journal of sociology en 1 993 (vol. 99,
n° 3).
Généralement acceptable, la
traduction française souffre malheureusement
d'être parfois de moindre qualité. On
peut trouver des maladresses. Par
exemple, pourquoi avoir traduit le
sous-titre « State and market provision of
pensions » (p. 82 de l'édition anglaise)
par l'expression très ambiguë « Le
financement de l'État et du marché des
425
Revue française de sociologie
pensions » (p. 105 de l'édition française)
plutôt que par « Le financement des
pensions par l'État et le marché »? Il y a
aussi des contresens. Ainsi, « If all this
research fails to add up to any
unequivocal conclusion » (p. 106 éd. angl.) ne
correspond nullement à « Si toutes ces
recherches ont le défaut de se résumer à
une conclusion sans équivoque» (p. 132
éd. fr.), mais doit bien au contraire être
rendu par quelque chose comme « Si
toutes ces recherches échouent à parvenir
à une conclusion non équivoque ».
Mais il y a plus gra\e. Car la
traduction française devient réellement
déficiente dès que le niveau de technicité
s'élève et c'est, semble-t-il, tout
particulièrement le chapitre 5 qui en est affecté.
Dans la section « Methodological
design» (pp. 114-115 éd. angl.) - assez
mal rendue par « Modèle
méthodologique » (pp. 142-143 éd. fr.) - «an
augmentation of left-party power »
devient « une argumentation du pouvoir
des partis de gauche » ! Quelques lignes
plus loin, « études transversales » figure
en lieu et place de « time-series-based
studies » et deux coefficients de
corrélation sont correctement reproduits, à ceci
426
près que leur signe négatif a tout
simplement disparu ! Les trois équations de
régression des pages 163 et 165 de
l'édition française sont tronquées par
rapport à leurs correspondantes des pages
133, 134 et 135 de l'édition anglaise ;
cela rend impossible la compréhension du
texte qui leur est associé. Ou encore, au
lecteur intrigué qui se demande comment
interpréter la phrase « Pour 1977, la
ministères" explique
variable "répartition
environ
politique
27 % des
du
désaccord » (p. 146 éd. fr.), la vérification
montre qu'en réalité il s'agit de « 27
percent of the variance» (p. 117 éd.
angl.). Arrêtons là l'énoncé. L'ouvrage
est incontestablement intéressant et
l'initiative de sa traduction est heureuse,
mais le lecteur francophone qui voudra
prendre une connaissance approfondie de
son contenu ne pourra faire l'économie
de se référer aussi à l'édition originale,
anglaise ou américaine.
Louis-André Vallet
LASMAS - Institut du Longitudinal (CARS)
et Laboratoire de Sociologie Quantitative
(CREST)