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Pierre Rosanvallon, La crise de

l’Etat-Providence, 1981.
Fiche de lecture
(extrait de 50 …ches de lecture en philosophie,
Ed. Bréal, 2008)

17 octobre 2009

Dès la première phrase de son ouvrage1 , Pierre Rosanvallon a¢ rme : "l’État-


providence est malade de la crise". Cette crise, qui se caractérise par les dé…cits
de la protection sociale, la bureaucratisation, le refus de la population face
à la hausse des prélèvements obligatoires, etc., risque d’ouvrir la voie à une
solution libérale qui serait regrettable, selon Rosanvallon. Il faut donc trouver
une troisième voie entre le scénario social-étatiste qui se nourrit de la hausse
des prélèvements obligatoires et le scénario libéral.

1 La crise de l’Etat-Providence
1.1 Les manifestations de la crise de l’État-providence
– L’État-providence est un approfondissement de l’État-protecteur
qui avait "une double tâche : la production de la sécurité et la réduction de
l’incertitude". En plus des interventions de protection, l’État-providence
s’est doté d’actions positives comme la redistribution des revenus, la régle-
mentation des relations sociales ou la prise en charge de certains services
collectifs.
– Trois raisons sont généralement évoquées pour expliquer la crise
de l’État-providence : "il se trouve dans une impasse …nancière, son
e¢ cacité économique et sociale décroît, son développement est contrarié
par certaines mutations structurelles". Ce diagnostic est irréfutable, mais
il occulte la question centrale : "y a-t-il une limite sociologique au dé-
veloppement de l’État-providence et au degré de redistribution que son
1 Rosanvallon, P., La crise de l’Etat-Providence, Seuil, 1981.

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…nancement implique ?". En e¤et, il est toujours mécaniquement possible
d’augmenter les cotisations et les impôts, mais cette hausse peut être re-
fusée par la population ; le problème de l’Etat-providence est donc avant
tout d’ordre politique et sociologique.

1.2 La crise de l’État-providence est due à une perte de


légitimité, à une crise de la solidarité et à une crise de
"l’équation keynésienne"
– La crise de l’État-providence s’explique d’abord par le doute de
ses …nalités. Il a pour objectif de répondre aux besoins sociaux, mais
ceux-ci sont illimités et ne peuvent jamais être entièrement satisfaits ; en-
suite, et c’est cela le plus important, un doute essentiel traverse l’État-
providence : "l’égalité est-elle une valeur qui a encore un avenir ?". La
valeur "égalité" est en crise et cela peut s’expliquer par quatre raisons
principales :
– la demande sociale envers l’État-providence se tourne de plus en plus
vers la sécurité physique, notamment dans les grandes villes : "la de-
mande de sécurité tend à relativiser la demande d’égalité" ;
– le développement récent de l’État-providence n’est pas le résultat d’une
explosion sociale ; "c’est une progression mécanique qui s’est développée
à froid". La réduction des inégalités apparaît alors moins légitime ;
– le …nancement de l’État-providence ne provient plus d’une minorité de
privilégiés car les contribuables représentent dorénavant une part impor-
tante de la population : "l’idée qu’il su¢ sait de faire payer "les autres"
n’a plus guère de sens" ;
– la société n’est plus homogène ; elle est de plus en plus segmentée en
di¤érentes catégories sociales. Dans ces conditions, chacun cherche à se
placer dans le segment le plus favorable. "L’État clientèlaire commence
à s’édi…er dans l’État-providence".
– La crise de État providence correspond aussi à une crise de la
solidarité organisée par l’Etat qui est, aux yeux des citoyens, opaque
et abstraite ; la solidarité "ne peut s’exercer que si la morale sociale qu’elle
traduit repose sur un minimum de visibilité des rapports sociaux". Chacun
a besoin de savoir comment est utilisée sa contribution, or "aujourd’hui
l’interface étatique est devenue largement opaque".
– "L’équation keynésienne ne fonctionne plus". L’État-providence est
fondé sur "l’équation keynésienne" selon laquelle, grâce à l’intervention de
l’État, la croissance économique va de pair avec le progrès social. Or,
depuis le début des années soixante-dix, les politiques de relance sont
ine¢ caces pour enrayer la crise ; l’e¢ cacité économique et le progrès social
semblent redevenir contradictoires, tout au moins à court terme. "Il y a
entrecroisement de critiques de droite et d’insatisfactions de gauche".

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2 Le libéralisme : de la critique de l’État-providence
à la théorie de la société sans Etat
2.1 Le nouveau libéralisme se fonde sur la mise en cause
de l’e¢ cacité de l’État et sur une conception di¤érente
de la justice
– Le retour du libéralisme est le trait marquant de la période
actuelle. Il se caractérise par "la critique de la critique de l’économie
de marché". Ce nouveau libéralisme reconnaît les défaillances du marché,
mais il considère qu’elles sont moindres que celles de l’État ; il se fonde donc
sur la seule base d’un calcul coûts-avantages qui conclut que le marché est
moins ine¢ cace que l’État.
– Les libéraux a¢ rment que certaines inégalités sont légitimes.
Les premiers libéraux, comme Smith, préconisaient une "justice commu-
tative", ils considéraient que l’égalité de droit est la seule égalité nécessaire.
L’inégalité de fait doit donc être acceptée car elle provient de l’usage dif-
férent que les individus font de leur liberté ; certains "peuvent décider de
travailler moins ou de prendre moins de risques que d’autres par exemple".
Rawls repense, dans une logique libérale, le concept de justice ; il a¢ rme
que pour assurer l’égalité des chances, la société doit apporter davantage
à ceux qui sont dans les situations sociales défavorables. Cette conception
de la justice est celle de la "justice distributive". L’objectif est d’assu-
rer l’égalité des chances, les inégalités de fait demeurent légitimes. Rawls
considère qu’il existe de justes inégalités.

2.2 La critique de la pensée libérale


– La conception libérale de l’État est ‡oue. Rosanvallon a¢ rme que
les penseurs fondateurs du libéralisme, comme Smith ou Bentham, sont
incapables de …xer clairement les limites de l’intervention de l’État. Ils
considèrent que deux États coexistent : "un État de droit, gardien de
la démocratie et garant des libertés individuelles, et un État intervention-
niste, destructeur de ces libertés", mais ils sont incapables de les distinguer
nettement. Ils ne développent donc pas de réelle théorie de l’État.
– La critique néolibérale de l’État-providence se fonde sur la "né-
gation du social". L’autonomie de l’individu est au centre de la pensée
néolibérale ; celui-ci est "un tout parfait et solitaire", il ne ressent pas
d’envie et donc son regard ne se …xe jamais sur ce que l’autre possède ; il
est totalement indi¤érent aux autres individus. La pensée libérale est donc
"radicalement a-sociologique". Pourtant, "ils sont actuellement les seuls à
penser au-delà de l’État-providence. C’est ce qui fait leur force". Rosan-
vallon énonce alors l’objectif de son ouvrage : "c’est contre cette utopie de
la raison qu’il nous faut penser une alternative positive à l’essou- ement
actuel de l’État-providence".

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3 Etat-Providence et société solidaire
3.1 Il faut sortir de "l’alternative privatisation/étatisation"
Deux scénarios sont généralement proposés : le "scénario social-étatiste" , et
le "scénario libéral". Aucun de ces scénarios n’est souhaitable.
– Le scénario social-étatiste correspond à une fuite en avant. "Le
scénario social-étatiste se heurterait à de graves di¢ cultés …nancières dans
la situation actuelle, mais surtout il serait confronté à une résistance socio-
logique di¤use di¢ cilement surmontable". De nouvelles augmentations des
prélèvements obligatoires conduiraient à un blocage social et au dévelop-
pement de nombreux e¤ets pervers comme l’ampli…cation de l’économie
souterraine et du travail au noir et l’accélération de la segmentation du
marché du travail.
– Le scénario libéral est un scénario de "régression sociale". Il risque
de provoquer des révoltes sociales et il nécessite donc un État fort pour y
faire face. "Au fond, ce scénario n’aurait de sens que s’il s’inscrivait dans
la perspective cynique d’une coalition sociale qui s’établirait au détriment
exclusif de la minorité la plus démunie de la population".

3.2 Rosanvallon préconise "une société solidaire"


– Il faut réduire la demande de l’État et réencastrer la solidarité
dans la société. L’État-providence ne doit plus rester l’unique instrument
de la solidarité. Il faut "transférer à des collectivités non publiques (as-
sociations, fondations, groupements divers) des tâches de service public :
c’est la voie de l’autonomisation". Les espaces de solidarité doivent être
encastrés dans la société civile de façon à la rendre plus "épaisse". Il faut
réinsérer les individus dans des réseaux de solidarité et créer des "auto-
services collectifs" ou "services publics ponctuels d’initiative locale". Pour
cela, il est d’abord nécessaire que le droit soit modi…é, de façon à créer un
véritable droit social qui contribue à rendre la société plus ‡exible ; il est
souhaitable "que des segments de la société civile (groupes de voisinage,
réseaux d’entraide, structures de prise en charge d’un service collectif, etc.)
puissent être reconnus comme des sujets de droit".
Il est aussi nécessaire que les individus disposent de temps libre pour élar-
gir leurs activités de voisinage et se rendre des services mutuels. "Dans
cette perspective, la réduction du temps de travail n’apparaît plus seule-
ment comme une exigence économique de réduction du chômage, elle est
la condition de l’apprentissage de nouveaux modes de vie".
– Le fonctionnement de l’État-providence doit aussi être amélioré.
Pour cela, il faut "débureaucratiser et rationaliser la gestion des grands
équipements et fonctions collectives" ; il faut surtout aménager les services
publics pour les rendre plus proches de l’utilisateur, et donc décentraliser
a…n de contrer la tendance à la prolifération des règlements administratifs.
Il est aussi nécessaire d’accroître la visibilité sociale ; "l’État-providence

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fonctionne dans un certain brouillard". Il serait mieux accepté si son fonc-
tionnement était explicite. Cette nouvelle visibilité créerait des interroga-
tions sur les di¤érents objectifs sociaux à mettre en oeuvre, sur le degré
d’égalité souhaité..., de nombreuses questions essentielles qui sont actuel-
lement éludées. Il faudrait alors réanimer des espaces publics et démocra-
tiques pour que la société civile prenne en main la solidarité nationale.

Rosanvallon propose un "espace post-social-démocrate" qui permette de "re-


dé…nir les frontières et les rapports entre l’État et la société" de façon à mettre
en oeuvre un mode de régulation autogestionnaire. Sa proposition semble uto-
pique et irréalisable sur le court terme, mais elle a l’avantage de montrer que la
déréglementation, l’abandon de la solidarité et l’accroissement des inégalités ne
sont pas les seules issues de la crise de l’État-providence.

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