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Cours de Sociologie des Relations Internationales, Master 2 Science Politique 2019/2020 S. M.

CISSE

CHAPITRE I :
L’Etat en crise : Mutations, Contournements et allégeances
parallèles

Dans le Retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Bertrand


BADIE et Marie-Claude SMOUTS avaient axé leur réflexion sur les transformations de
l’espace mondial, parmi lesquelles la crise de l’Etat-nation et sur la multiplicité des flux
transnationaux qui échappent à l’Etat, entre autres…
Pour eux en effet, c’est la crise de l’Etat-nation qui constitue l’événement majeur
autour duquel devraient être expliqué un ensemble de phénomènes internationaux
actuels. Ils posent alors l’hypothèse selon laquelle un ordre international qui ne savait
s’expliquer que par « l’intervention volontaire des Etats » ne tiendrait plus
aujourd’hui1.
Ce n’est pas tant la politique internationale elle-même, que les équilibres mondiaux
établis depuis des siècles de Westphalie qui sont bouleversés. Et l’Etat avec...
Les Etats, ou ce qui en reste… car, affirme Marisol TOURAINE2, « plus que résignés
ou impuissants, les principaux acteurs des relations internationales se sentent
désemparés »,
Dans le meilleur des prédictions, il est contourné, dans le pire des cas, il ne résiste
plus. A défaut d’agir comme il peut dans un monde en pleine mutation, l’Etat est entrain de
subir le désordre dû à une certaine inadaptation de ses attributs classiques (son territoire,
sa souveraineté, ses attributs, ses idées).
En face de lui donc, un monde transnational difficilement maîtrisable qui se joue de ses
attributs et les contournent ou les ignore allègrement : il faut s’y résoudre, l’Etat est en
crise.
Considérée comme l’une des évolutions les plus importantes de ces 40 dernières
années, cette crise de l’Etat a entraîné une transformation profonde de la politique
mondiale, dont nous retenons ici brièvement, trois (3) dimensions :
1ère dimension : la multiplication des acteurs et la “révolution“ qu’ils provoquent, celui
de façonner le monde autour d’enjeux multiformes. Ce, sur une scène devenue

1
Bertrand BADIE et Marie-Claude SMOUTS, Le retournement du monde. Sociologie de la scène
internationale, Paris, PFNSP et Dalloz, 1992, p. 12.
2 ème
Marisol TOURAINE, Le bouleversement du monde. Géopolitique du 21 siècle, Paris, Seuil, 1995, p.
14.
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résolument inter-sociale par la force des choses. Avec surtout une grande capacité à se
mobiliser de manière autonome et à s’émanciper des médiations étatiques (Section 1).
2ème dimension : Cet élan de remise en cause et du contournement de l’Etat
s’accompagne d’une entrée en scène d’acteurs à part : d’un côté, les firmes
multinationales (FMN/FTN), de l’autre les seigneurs du crime transnational. Les uns
choisissent d’exister sur la scène internationale en remettant en question l’universalité de
l’Etat ; les autres préfèrent le contourner par des activités illégales et universellement
répréhensibles. Dans les deux cas, le power politics perd de plus en plus son sens à
cause de ces nouveaux maîtres du monde (Section 2).
3ème dimension : la désoccidentalisation des pratiques internationales : il s’agit de
légitimer les aspirations néo-hégémoniques des pays émergents en tenant compte
dorénavant, des rôles que les « Suds » peuvent jouer. Ainsi, en intégrant les
organisations internationales les pays émergents contestent les pratiques qui prévalaient
dans les OI, notamment leur hiérarchie institutionnelle. En faisaint prévaloir leur poids
démographiques (Chine), leur succès économique (les émergents), en ayant une
participation active au multilatéralisme, ils s’inventent et promeuvent un nouvel ordre
mondial qu’ils assument pleinement (Section 3).

Section 1 : L’illusion de l’Etat et la révolution des « autres »


acteurs
Tout est parti des Traités de Westphalie qui marquèrent à la fois l’agonie du modèle
impérial et l’officialisation des principes de territorialité et de souveraineté. Une époque
qui marque ainsi un tournant décisif de l’ère moderne. Aujourd’hui, la question non-
maîtrisée des frontières, la quête désordonnée de puissance, l’avènement d’acteurs non-
étatiques plus puissants dont les activités échappent à la vigilance des Etats amènent au
constat que l’Etat est devenu “introuvable“.
De même, les deux guerres mondiales et les fortes secousses économiques
internationales (la crise de 1929 et les chocs pétroliers et monétaires des années 1970)
avaient lourdement pesé sur l’évolution des configurations étatiques.
Il est en crise, il est contourné, il a d’autres concurrents parce que la mondialisation,
entre autres, a aboli, du moins effacé son fondement sacré : la territorialité.
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Que d’illusions qui suggèrent d’analyser trois (3) faits innovants majeurs provoqués
par la crise de l’Etat et l’émergence d’autres acteurs, et de reconsidérer certaines
réalités qui jusque-là paraissaient immuables. Avec l’émergence des acteurs, il faut
reconsidérer d’abord, l’espace et le territoire des Etats, reconsidérer ensuite les identités
des acteurs, enfin leur « action ».
Une telle reconsidération amène au constat que l’Etat n’est qu’un acteur parmi tant
d’autres (Paragraphe 1).
Egalement, les Relations internationales étaient la science de l’Etat, donc la science
de la puissance. Aujourd’hui, non seulement l’Etat est menacé dans ses attributs, mais il
est contesté par d’autres qu’on considéraient jusqu’alors comme moins pourvus que lui.
En réalité, étant habitué à faire cavalier seul, l’Etat se voit contesté par plus « petit » que
lui. À coup sûr, David ne craint plus Goliath (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : De l’un au multiple : l’Etat, un acteur parmi tant d’autres…

Les acteurs sont multiples. Cela relève même d’une certaine banalité. La question
qu’on doit légitimement se poser étant de savoir : ces acteurs contribuent-ils à
stabiliser ou à perturber le système international ?
D’une part, nous avons les Etats, de l’autre, les autres acteurs qui ont des
caractéristiques communes et sont à la fois :
- Individuels ou collectifs ;
- Non-étatiques ;
- Hétérogènes ;
- Echappent au contrôle et à la vigilance des Etats ;
- Ont des activités d’une dimension transfrontière.

Du point de vue de leur particularité liée aux statuts et aux domaines d’activité, on
peut également retenir :
- Des acteurs légaux – du moins dans leurs objectifs : les firmes et entreprises
multinationales, les ONGs, les diasporas, les individus… ;
- Des acteurs illégaux : les mafias, les cartels, les terroristes, les trafiquants
d’êtres et d’organes humains… ;
- Des acteurs-collaborateurs : OI, ONG, FMN, Diaspora
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- Des acteurs qui combattent les Etats et leurs autorités : mafias, crimes
organisés… ;
- Certains qui mènent des activités d’aide, de soutien aux Etats et en
conformité avec les Conventions juridiques internationales et avec les règles
de civilité et de bienséance en vigueur ;
- D’autres qui mènent des activités violentes à l’encontre des Etats et de leurs
populations. En violation des totales règles de droit nationale et
internationales ;
- D’autres sont dans les activités de régulation et de gestion (ONGs
environnementales et climatiques ; celles qui s’activent dans l’éradication des
mines anti-personnel…

1) Les organisations internationales :


Selon l’Union of International Associations (UIA), qui est l’annuaire des
organisations internationales, il y a plus de 73.000 OI et OING réparties dans
300 pays et territoires dans le monde. Les Organisations internationales font
à peu près 30.000 ; environ 1.200 nouvelles OI sont créées chaque année.

Elles sont certes des acteurs dérivés et secondaires, car créées par les Etats et
composées d’Etats, mais elles peuvent acquérir une vie propre après leur création,
pouvant même s’opposer à un Etat membre (ONU/CIJ).
Dans une lecture réaliste, on peut les considérer comme le reflet des intérêts
particuliers et des jeux de puissance (leur instrumentalisation par les Etats
puissants).
Dans une perspective sociologique, elles peuvent être analysées comme suit :
- elles sont animées davantage par la solidarité que par la recherche de
l’utilité ;
- elles doivent être analysées comme un processus d’élaboration collective
plutôt que dans leur accomplissement hégémonique ;
- elles peuvent être comprises dans leur réalité de pression morale, plutôt
- les Etats éprouvent le besoin de gérer leur interdépendance malgré leur
égoïsme ;
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- elles répondent à la nécessité de créer des contre-pouvoirs qui peuvent


modifier, du moins atténuer les rapports de force qui favorisent souvent les
grands Etats ;

2) Les individus :

La question de l’individu-acteur des RI est récente. Selon James ROSENAU, les


individus occupent dorénavant une place remarquable qui induit des turbulences sans
précédent dans la politique mondiale. En 1950, ils étaient 2,5 milliards ; 5 milliards en
1987 ; 7 milliards en 2011 ; 7,7 milliards en 2020 ; ils seront 9,7 milliards en 2050 et
+11 milliards en 2100 (www.population.un.org).
Son analyse repose sur l’évolution d’un paramètre individuel qu’il définit par les 4
éléments suivants :
- le sentiement de loyauté des individus à l’égard de leurs collectifs
d’appartenance ;
- leurs comportements de soumission à l’égard des détenteurs d’autorité ;
- leur aptitude à analyser la politique mondiale ;
- leur capacité à s’émouvoir pour un problème international, même lointain.

Ce paramètre individuel a beaucoup évolué en raison de la modernité et de la


révolution informatique, avec les conséquences qui suivent les éléments ci-dessus :
- phénomène général d’érosion des loyautés ;
- remplacement progressif des habitudes de soumission passive par des
processus d’adaptation actifs ;
- élévation des aptitudes analytiques ;
- plus grandes capacités d’investissement émotionnel en matière de politique
internationale

Dans les années 1990, Georges SOROS (Soros Fund Management et Open
Society Foundations) qui est un américain d’origine hongroise, devient le symbole du
rôle que peuvent jouer certains individus à l’échelle mondiale. Il devient même
l’incarnation physique du marché financier mondial après avoir spéculé sur le Livre
Sterling en 1992 contribuant à obliger le gouvernement britannique à la dévaluation.
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Avec d’autres individus comme Jeff BEZOS (à la tête de Amazon et de


Washington Post), Bill GATES, ils prouvent que le mécénat d’un individu peut
contribuer plus efficacement que l’action des grandes puissances à modeler le
système international.

3) Les Organisations non-gouvernementales :

À la création de l’ECOSOC après la seconde guerre mondiale, les ONG y


disposaient que de 45 sièges. Elles sont aujourd’hui près de 3.000 à y être
accréditées.
Depuis plus de trois (3) décennies, elles sont devenues l’acteur « en vogue » des
relations internationales selon Pascal BONIFACE. Le flux d’aide étrangère qu’elles
gérent serait passé de 2,7 milliards de dollars en 1970 à plus de 10 milliards de
dollars, 30 ans plus tard.
Sous l’angle sociologique, on peut les analyser ainsi : par rapport à leurs
caractéristiques, à leurs critères, par rapport aux dynamiques qu’elles portent.

Par rapport à leurs caractéristiques, on peut retenir :


- Leur transnationalité (MSF, Amnesty International, Save The Childrens,
Greenpeace) ;
- Leur facile adaptabtion aux zones dans lesquelles elles s’implantent ;
- Leur opérationnalité quel que soit le degrè d’urgence ou de gravité de la
situation ;
- Leur niveau avancé d’expertise (droits de l’homme, climat, commerce illicite
des armes, lutte contre la corruption, contre les pandémies, l’aide au
développement et humanitaire…).

Par rapport aux critères, elles doivent les remplir. Principalement :


- L’indépendance financière ;
- L’indépendance politique (neutralité) ;
- La conscience d’intérêt public dans leurs activités ;
- Le but non lucratif de leurs actions.
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Par rapport aux différentes dynamiques qu’elles portent, on peut que les ONG :
- Sont capables (avec leur facile réceptivité aux TIC) de susciter des
mobilisations civiques comme les techniques de pétitions virales et de
collectes de fonds appelées crowfunding) ;
- Elles sont d’une facile interpénétration avec les milieux de l’économie sociale
et solidaire ;
- Elles sont à la base d’un foisonnement d’initiatives sur la scène internationale.
Elles ne se limitent plus aux rôles d’opératrices et d’activistes, mais pèsent
réellement sur l’agenda international. En contribuant à y inscrire des sujets
qu’elles défendent comme la faim, la dette, le soutien aux agriculteurs,
l’accaparement des terres, la question des minorités, des violences, de la
santé, etc.

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