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François Bougard et Régine Le Jan

Hiérarchie : le concept et
son champ d’application dans les
sociétés du haut Moyen Âge

E
n 878, le pape Jean VIII était aux prises avec le duc de Spolète
Lambert, qui interprétait sur le mode tyrannique sa mission
officielle de protecteur de Rome et de la papauté. Une missive
du duc déclencha l’ire du pontife : « en entendant la lettre que tu
m’as envoyée, quel n’a pas été mon étonnement devant ses termes
inconvenants, qui ne font guère écho aux louanges dues à saint Pierre
et sont incompatibles avec les règles et les doctrines ecclésiastiques :
tu nous écris avec les mots que tu envoies d’ordinaire aux hommes
du siècle et à tes pairs, en nous disant “de Ta noblesse”, ou encore
“Nous demandons à Votre noblesse” ». Lambert aurait dû s’adresser
à celui que les rois et les princes de la terre n’hésitent pas à supplier
comme à un père ; Jean VIII, fort du proverbe que d’une source amère
on ne tire pas d’eau douce, en tira la conclusion qui s’imposait, en lui
retirant son amitié 1.
Hiérarchie : quand le pape adresse son propre courrier nobili viro
Lamberto glorioso comiti, il se retient lui-même comme socialement supé-
rieur à la noblesse d’un comte. Ordre : Jean VIII n’en est pas moins
lui-même d’origine noble mais, devenu pape, il appartient à un monde
à la fois différent et supérieur à celui des laïcs, celui de l’Église dont
il a la charge, et où la diplomatie emprunte au registre des relations
familiales. Notre rencontre entend se situer sur ces deux terrains,
entre l’analyse sociale et la représentation intellectuelle.

1
  MGH, Epistolae, VII, n° 84, p. 79-80 : (…) audientes litteras tuas, quas mandastis, mirati valde
fuimus super earum verbis inconvenientibus, quae nec debitas sancto Petro laudes resonant, nec eccle-
siasticis concordant regulis vel doctrinis, cum nobis illa verba mandastis, quae secularibus viris et
comparibus tuis scribere solitus es, hoc est, cum dicis nobis “Tuae nobilitatis”, vel cum dicis nobis
“Monemus nobilitatem vestram”. In quo luce clarius mentem vestram cognoscimus erga nos minime
devotam, sicut putabamus, existere ; idcirco nostre paternitati tam vilibus verbis et inconvenientibus
sermonibus scribere audaci potius quam sincera mente voluistis, et mirum non est, quia de amaro fonte
dulcis aqua non hauritur…

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Nous ne pouvions faire l’économie d’une rencontre sur la hié-


rarchie, car la notion d’élites, qui guide nos travaux depuis trois ans,
implique une différenciation entre des catégories sociales, phéno-
mène que l’on a coutume d’appeler hiérarchie ou structuration
sociale. Selon les critères sociologiques, du prestige, du pouvoir et de
la richesse découlent hiérarchie de statut, hiérarchie de pouvoir et
hiérarchie économique. Cependant, dans les sociétés traditionnelles,
ces trois hiérarchies ont tendance à n’en faire qu’une.
Qu’est-ce qui produit la hiérarchie des sociétés  ? Le modèle
marxiste fait de leur organisation économique la cause principale des
hiérarchies définies par les rapports de production et l’antagonisme
des dominants et des dominés. Le modèle fonctionnel, celui de Kings-
ley Davis  2 et Wilbert Moore  3, voit dans les hiérarchies sociales la
conséquence inéluctable de la division du travail. Un troisième
modèle, celui du marché, prend en compte l’offre et la demande des
activités, avec les rémunérations matérielles et symboliques (les valeurs
et le contenu de ces valeurs) qui s’attachent à ces activités. La théorie
a été développée dès le xviiie siècle par Adam Smith, puis par Ralf
Dahrendorf 4 et Talcott Parsons 5. Aucune des trois théories ne rend
compte de la complexité de la stratification sociale au haut Moyen
Âge, mais le paradigme du marché, réinterprété sous forme d’échange,
est le seul à répondre à une certaine généralité : prestige, richesse,
autorité, influence, pouvoir sont des rémunérations qui répondent
toujours à une certaine demande sociale.

D’un autre côté, la hiérarchie est également pensée, elle est le
produit d’une représentation collective de la société qui la normalise 6
et elle donne sens à la structuration sociale inégale 7. Le mot, d’origine
grecque – hieros (sacré) et archos (fondement, commencement, com-
mandement) –, renvoie en effet à un système d’idées et de valeurs,
qui, non seulement, distingue, différencie, « hiérarchise », mais aussi
unifie les parties en un tout pour légitimer la supériorité des uns sur
les autres, donc la domination. La hiérarchie permet d’englober, de

2
  K. Davis, Human society, Macmillan, 1908.
3
  W. Moore, Social change, Prentice Hall, 1965 (2e éd.).
4
 R. Dahrendorf, Essays in the Theory of Society, Stanford, 1968.
5
 T. Parsons, « Une esquisse du système social », in P. Birnbaum et F. Chazel, Théorie
sociologique, Paris, 1975.
6
 M. Weber, Économie et société, 1922, trad. allemand, Paris, 1971.
7
 L. Dumont, Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes, Paris, 1966.

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hiérarchie : le concept et son champ d’application

pénétrer le corps social, c’est en ce sens qu’elle est créatrice d’ordre.


Il nous faut donc tout à la fois :
• analyser le système d’ordonnancement et son impact sur la
« fabrique sociale », penser la hiérarchie ;
• décrire la hiérarchie des statuts, des honneurs et des richesses,
en déterminant le degré de hiérarchisation des sociétés ;
• chercher comment le système d’échanges permettait de redéfinir
en permanence la place dans la hiérarchie, en un mot la mobilité
sociale.

En même temps, nous devons prendre en compte la dimension


chronologique du problème, car les six siècles que nous nous propo-
sons d’étudier sont des siècles de changement. Un premier indice de
changement est fourni par l’analyse lexicographique. Comme va le
souligner Dominique Iogna-Prat, le terme hierarchia est en effet d’un
emploi longtemps rare dans la latinité. Les concordances automati-
sées du latin permettent de savoir avec précision que le succès lexical
de hierarchia n’est pas antérieur au tournant des années 800 et qu’il
dépend directement de la traduction depuis le grec des écrits du
Pseudo-Denys l’Aréopagite, spécialement la Hiérarchie céleste et la Hié-
rarchie ecclésiastique. Le succès serait donc lié à l’ordonnancement caro-
lingien et à ce qu’on a coutume de considérer comme la hiérarchisa-
tion carolingienne. Il nous semble donc utile de considérer d’abord
la période 500-750, avant d’envisager la période 750-900 qui corres-
pond à la construction carolingienne, puis la période 900-1100.

1. La période 500-750

La société romaine se présentait comme une « société d’ordres »,


privilégiant des classifications sociales 8, ce qui déterminait une forte
hiérarchisation :
• hiérarchie statutaire, selon les critères juridiques qui recoupaient
largement le cursus honorum  : séparation radicale entre esclaves,
dépourvus de tous droits, et libres, pourvus de la citoyenneté depuis
le iiie siècle, entre les honestiores et les humiliores, les premiers rassem-
blant les membres des ordres supérieurs et les vétérans de l’armée et

 C. Badel, La noblesse de l’Empire romain. Les masques et la vertu, Seyssel, 2005, p. 333.
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bénéficiant de privilèges face à la justice, les seconds s’identifiant de


plus en plus fréquemment à la plèbe à la fin de l’Antiquité ;
• hiérarchie selon la richesse ensuite, puisque celle-ci a son impor-
tance dans cette société d’ordres : un cens était nécessaire pour inté-
grer l’un des ordres supérieurs. Cependant statut et richesse ne se
superposaient pas non plus puisque la naissance était également
déterminante pour accéder aux ordres supérieurs : des affranchis pou-
vaient amasser des fortunes énormes et accéder au sommet de la hié-
rarchie économique, mais le sommet de la hiérarchie statutaire leur
était fermé, et puis qu’il pouvait y avoir des nobles pauvres.

Le critère de la nobilitas déterminait en effet un groupe social qui


ne correspondait ni à un statut ni à un pouvoir ni à un niveau écono-
mique : la nobilitas était en principe réservée au groupe des familles
sénatoriales de clarissimes aux origines illustres, qui possédaient un
capital de noblesse visible dans les stemmata et les imagines d’ancêtres
ayant au moins exercé les magistratures les plus élevées, et d’abord le
consulat. Leurs membres devaient défendre leur place dans la hié-
rarchie nobiliaire par leur virtus et leur largesse. La nobilitas était elle-
même hiérarchisée, mais formait un groupe strictement délimité, qui
s’ouvrait par anoblissement. Cependant, à la fin de l’Antiquité, la
nobilitas avait perdu son poids politique propre au bénéfice du sénat
– dont elle n’était qu’un groupe – et des légions et, à partir du ive siè-
cle, elle ne fut plus exclusivement liée à Rome, puisque le clarissimat
fut étendu aux provinces. Dans les provinces, une noblesse locale,
celle des décurions, dirigeait les cités et se targuait également de ses
origines, de ses ancêtres et de sa virtus. Mais il s’agissait d’un groupe
aux limites imprécises et floues.
À la fin de l’Antiquité, la notion de nobilitas devient de plus en plus
floue à mesure qu’elle s’élargit : à Rome, elle eut tendance à désigner
le sénat tout entier et en province, où il n’y avait pas de sénat, on la voit
agir face aux rois barbares. Le terme s’applique alors aussi bien aux
clarissimes qu’à la noblesse locale des décurions. Ce changement fon-
damental marque les transformations profondes de la hiérarchie
romaine aux ve et vie siècles. La crise des curiales et le désintérêt gran-
dissant de la noblesse sénatoriale pour le centre, c’est-à-dire pour Rome,
avant même la disparition du sénat romain, son repli sur les provinces
et sur la gestion de ses domaines désorganisent la hiérarchie des hon-
neurs. La fonction épiscopale, assimilée au consulat et monopolisée par
la noblesse, est la seule fonction qui peut encore se comparer aux
anciennes fonctions qui caractérisaient la noblesse sénatoriale.

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hiérarchie : le concept et son champ d’application

Le système de classification sociale romain s’articulait sur une idéo-


logie qui lui donnait sa cohérence et sa justification. Sans remonter
aux origines républicaines, on peut la résumer en un moment : les
parties formaient et représentaient un tout, le populus romanus com-
posé de tous les citoyens romains, quelle que fût leur origine ethni-
que, dont l’empereur était devenu la tête et l’émanation par le biais
du sénat de Rome. Quoi qu’en aient dit les continuationnistes, la
fondation des royaumes barbares a sanctionné l’éclatement des cadres
conceptuels romains en mettant fin à la fiction d’un populus romanus,
qui serait à la fois source du pouvoir et ciment de la hiérarchie. L’eth-
nicité est devenue le fondement du pouvoir dans les royaumes barba-
res, ce qui a changé complètement le système de légitimation. Dans
les royaumes issus de l’Empire romain, le roi est roi de la gens domi-
nante, même s’il commande aux autres gentes, et en particulier aux
romani, juridiquement inférieurs. Chez les Ostrogoths, la distinction
allait si loin que se mirent en place deux hiérarchies parallèles, l’une
pour les Goths, l’autre pour les Romains, système non viable qui dis-
parut rapidement. La pluriethnicité, que transcendait la citoyenneté
romaine dans le monde romain, est complètement réinterprétée dans
les royaumes barbares puisque l’unité se fait désormais autour de la
personne royale, elle-même émanation de la gens dominante, et puis-
que c’est la proximité royale qui permet le maintien des positions,
l’ascension et les changements dans la hiérarchie. Le christianisme,
qui avait perturbé la hiérarchie romaine en se diffusant parmi les
esclaves comme parmi les libres, ne joue pas encore de rôle unifica-
teur : jusque dans la seconde moitié du vie siècle, les rois francs deve-
nus catholiques ne se sont guère montrés empressés de convertir leur
peuple  9, tandis que chez les Goths, les Burgondes et les Lombards,
l’arianisme ici, le schisme là (celui des Trois Chapitres) introduisent
une opposition religieuse entre Romains et Barbares, voire à l’inté-
rieur des deux groupes. Le système idéologique, perturbé, n’est plus
celui de l’État romain, même chrétien, et n’est pas encore celui de
l’ecclesia.

Les hiérarchies anciennes ont été désorganisées dans le cadre des


royaumes barbares. Certes, les sociétés germaniques n’étaient pas des
sociétés égalitaires, comme on a voulu le faire croire. Il existait bien
une noblesse barbare, avec ses valeurs propres, fondées sur le courage

9
  B. Dumézil, Les racines chrétiennes de l’Europe. Conversion et liberté dans les royaumes barbares,
ve-viiie siècle,
Paris, 2005, p. 190-191.

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à la guerre, la célébrité des ancêtres et la richesse, mais elle n’y fut


jamais un groupe statutairement déterminé par l’accession à une magis-
trature élevée comme le consulat, ni même par la faveur royale.

En Italie, la noblesse lombarde a écarté les Romains du pouvoir et


leur a enlevé leurs richesses, en Gaule, la noblesse barbare et la
noblesse romaine ont fusionné à la fin du vie et au viie siècle. Partout,
les hiérarchies se sont transformées, selon des modalités qu’il nous
faut examiner, en tenant compte de la diversité des sociétés. Globale-
ment, il semble bien qu’elles se sont simplifiées, au moins aux niveaux
élevés, par la confusion des fonctions militaires et civiles, les premières
absorbant les secondes, puisque les titulaires des charges les plus éle-
vées avaient des compétences militaires et civiles, comme les ducs
lombards ou les comtes francs qui conduisaient les contingents mili-
taires à la guerre autant qu’ils jugeaient ou levaient l’impôt. Dans le
royaume mérovingien, la confusion fut même poussée à l’extrême
dans la seconde moitié du viie siècle et au début du viiie siècle, quand
les charges épiscopales devinrent l’aboutissement d’une carrière civile
ou militaire réussie et que le développement des immunités créa des
espaces soustraits à la juridiction ordinaire des agents du roi, souvent
au bénéfice d’ecclésiastiques. La titulature témoigne de cette simpli-
fication et de cette confusion des hiérarchies. Le seul titre romain
conservé dans le royaume franc est celui d’illuster vir, appliqué à tous
les agents élevés du roi qu’ils exercent une fonction civile, militaire
ou ecclésiastique, palatine ou provinciale. Cette évolution correspond
à une interpénétration du public et du privé, du profane et du sacré
qui marque également un changement profond par rapport au monde
romain classique.

Aux niveaux inférieurs, mal connus par ailleurs, le pullulement
des petites fonctions, que l’on aperçoit au moins dans le royaume
lombard – près d’une quarantaine pour la seule hiérarchie civile au-
dessous du duc et du gastald – et que l’on soupçonne dans le royaume
franc, pose problème. Il correspond probablement à un affaiblisse-
ment des niveaux moyens de la hiérarchie – plus faible emprise des
villes sur la campagne et des curies sur l’espace de la civitas, absence
de réelle hiérarchie ecclésiastique ? – et à une forme de décentralisa-
tion de la potestas.

Cette moindre structuration des pouvoirs peut-elle être mise en
relation avec des changements dans la hiérarchie des richesses ? Selon

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Chris Wickham, la crise économique a porté un coup très rude à


l’aristocratie, en rompant les circuits d’échange, en faisant baisser la
demande, tandis que les troubles permettaient aux paysans de gagner
du terrain et une plus grande autonomie dans un système d’échanges
local 10.
D’autres facteurs ont sans doute joué. Dans quelle mesure la dif-
fusion des valeurs chrétiennes rejetant la richesse d’une part, des
valeurs guerrières véhiculées par les Barbares d’autre part ont-elles
aussi contribué à transformer les élites et à modifier la hiérarchie ?
Dans quelle mesure surtout les modalités de l’installation des Barbares
et le rapport au roi n’ont-ils pas contribué à différencier les systèmes
hiérarchiques ? Prenons le cas de l’Italie lombarde et de la Gaule
mérovingienne. En Italie, Chris Wickham constate que l’aristocratie
s’est appauvrie et que la fortune foncière d’un aristocrate ne s’étend
pas sur plus de deux cités. En revanche, le roi et les ducs monopolisent
une grande partie de la richesse foncière. Cela tient en grande partie
aux modalités de l’installation du pouvoir lombard en Italie qui s’est
faite par la conquête, sous la conduite des rois et des ducs. Le pouvoir
y conserve un caractère militaire qu’illustre le lien direct du roi lom-
bard avec les hommes libres par le biais de l’armée. En Gaule du Nord,
en revanche, où Chris Wickham note que l’aristocratie est exception-
nellement riche et puissante, avec une large dispersion des domaines,
le territoire n’a pas été « conquis » par l’armée franque, il est passé
sous le contrôle de groupes francs, dirigés par des chefs dont les rois
durent s’assurer la fidélité par la distribution de terres et d’honneurs.
Le système semble beaucoup moins centralisé qu’il ne l’est dans le
royaume lombard. La fortune foncière de l’aristocratie franque était
donc largement d’origine fiscale, comme en témoignent les testa-
ments de Bertrand du Mans, d’Adalgisèle-Grimo ou d’Erminetrude.
La hiérarchisation est-elle plus forte en Gaule qu’en Italie ? Elle l’est
certainement pour ce qui est des élites, mais cela conduit à affaiblir
le pouvoir royal car le roi perd le contrôle direct des libres à partir du
milieu du viie siècle.

10
 C. Wickham, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterranean (400-800), Oxford,
2005, p. 168-232.

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2. La période 750-900

La période carolingienne correspond à une nette hiérarchisation


de la société dont il faut prendre la mesure. On définit alors un ordre
du monde et des ordres.
La notion d’ordre social conçu comme une concorde d’ordres
régulés sur le modèle de l’harmonie des planètes puise largement
dans la tradition antique, réinterprétée par les Pères de l’Église. Saint
Augustin en particulier fit de l’ordre le moteur et le régulateur de
l’univers, une structure ordonnée en deux parties, l’ordre céleste et
l’ordre terrestre. Dans cette cosmogonie, l’Église est le corps du Christ
et les fidèles sont liés au Christ. Tous les chrétiens, c’est-à-dire ceux
qui ont reçu le baptême et qui adhèrent à la doctrine de l’église, sont
unis par une même parenté baptismale, de nature spirituelle, qui fait
d’eux des fils de Dieu et des frères en Dieu.
La structure binaire de l’harmonie du monde se conjugue avec
une hiérarchie d’ordres qui sur terre opère un classement entre les
clercs, les moines et les laïcs. Les penseurs carolingiens, au premier
rang desquels Jonas d’Orléans, Raban Maur et Hincmar de Reims,
cherchèrent à ordonner la société en développant la notion englo-
bante d’ecclesia, identifiée à la chrétienté. La chrétienté était désor-
mais comprise comme une structure organique visant à l’inclusion de
toutes les formes d’organisation sociale qui devaient être intégrées au
système de représentation de la société chrétienne.
Dans quelle mesure le développement d’une telle pensée hiérarchi-
que, dont on verra qu’elle est liée à la réception du Pseudo-Denys,
est-il lié au politique ? Ce sont les conquêtes carolingiennes et la créa-
tion d’un Empire franc – avant même le couronnement impérial – qui
ont créé le cadre politico-religieux unificateur des hiérarchies : les
hiérarchies parallèles se sont-elles rejointes, formaient-elles déjà un
tout qui avait vocation à s’identifier à l’ecclesia ? Pour Hincmar de
Reims, l’Empire chrétien carolingien (imperium christianum) était une
même foi, une même Église, un même Empire. Il définit la société
(societas) comme une société de chrétiens soumis à l’autorité de Dieu
et à celle du roi, tous responsables avec le roi du salut des chrétiens
et de la bonne marche du royaume 11.

11
  J. Nelson, « Kingship and Empire », in R. McKitterick (dir.), The New Cambridge Medi-
eval History, t. 2, Cambridge, 1995, p. 383-430.

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hiérarchie : le concept et son champ d’application

Il nous faudra sans doute être attentif à la chronologie car la hié-


rarchisation de la société nous semble antérieure au développement
de la pensée hiérarchique qui n’est encore qu’ébauchée au moment
du couronnement impérial. En voici quelques signes :
• la mise en place des régimes domaniaux entraîne dès le viiie siè-
cle l’entrée en dépendance de nombreux libres qui sont soumis à des
charges nouvelles et plus lourdes. L’habitat reflète également la hié-
rarchisation : les nouveaux groupements apparus à partir du viie siè-
cle traduisent le développement de rapports sociaux plus hiérarchi-
ques et plus contraignants dans le cadre de l’économie domaniale.
La hiérarchisation du peuplement apparaît clairement dans de nom-
breuses régions où, à l’époque carolingienne, on distingue nettement
les villages de paysans d’établissements aristocratiques entourés de
maisons de dépendants ;
• la hiérarchisation du sacré qui se traduit par la donation de nom-
breux lieux de culte aux grands monastères royaux, voire aux églises
épiscopales, est sensible dès les années 760, elle semble s’accélérer
dans les années 780 et se poursuit au ixe siècle. Celle des élites est
concomitante. Les Carolingiens se sont appuyés sur la haute aristo-
cratie, à laquelle ils se lièrent par mariage – par exemple les ­Geroldides
avec Hildegarde – si bien que l’aristocratie s’est articulée de plus en
plus nettement en deux niveaux, celui des proceres et les autres. Les
groupements de parenté s’en trouvèrent transformés et se hiérarchi-
sèrent, contribuant ainsi à la stabilité du système politique carolingien,
tant que la fidélité des grands fut assurée ;
• la hiérarchisation des fonctions et des services est elle aussi sen-
sible dès les années 780. Du côté de la hiérarchie ecclésiastique, elle
se traduit par la mise en place des archevêchés et se poursuit par les
doyennés, etc. Les terres nouvellement intégrées à la construction
carolingienne voient par ailleurs la hiérarchie civile franque se subs-
tituer à l’ordre ancien, parfois par simple changement d’étiquette là
où existait déjà une structure fonctionnelle (l’Italie lombarde), par-
fois par une réelle innovation (la Saxe). La volonté de créer une hié-
rarchie de service, intégrant les privati homines, est sensible dès la fin
du viiie siècle sinon avant par le biais de l’armée, comme l’expriment
les capitulaires militaires qui classent les libres en fonction de leur
fortune, ce qui n’eut guère d’effet pratique, mais aussi par le biais de
la fidélité hiérarchique, ce dont il faudra mesurer l’impact.
La hiérarchisation a donc commencé avant la mise en place du
cadre impérial et ecclésial, qu’elle a sans doute contribué à préparer.
Le développement de la pensée hiérarchique, avec la réception du

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Pseudo-Denys, visait à donner à l’entreprise carolingienne la force et


la cohérence idéologique qui lui faisaient défaut, en distinguant les
ordres et en les unifiant en un tout organique, fort différent de ce
qu’était le tout romain. L’originalité carolingienne, poursuivie dans
le cadre de l’Empire ottonien, ne tiendrait-elle pas alors à la conjonc-
tion au ixe siècle de l’autorité ecclésiale et d’un pouvoir central ren-
forcé qui a permis une véritable mise en ordre de la société ? Les
autorités ont pu peser sur toutes les formes de liens sociaux, comme
le mariage, et sur toutes les sortes de groupements sociaux, en parti-
culier locaux, ainsi que sur les associations horizontales, qui assuraient
jusque-là l’équilibre de la société. L’entreprise n’en était encore qu’à
ses débuts, mais elle aboutit au xiie siècle à une pénétration profonde
du social par le religieux 12. Il n’empêche que l’ordonnancement de
la société en trois ordres distincts et hiérarchisés donnant la première
place aux clercs se heurtait à l’interpénétration profonde du religieux
et du civil, du sacré et du profane, du public et du privé qui caracté-
risait les sociétés du Moyen Âge prégrégorien.

3. Les xe-xie siècles

L’éclatement du cadre politico-religieux carolingien a eu ses réper-


cussions pour notre sujet. La plus immédiate est celle d’une nouvelle
« désorganisation » de la hiérarchie des pouvoirs, comme si ce qu’on
a longtemps appelé l’« anarchie féodale » venait clore une parenthèse
ouverte au viiie siècle. En apparence, rien de changé : les cadres men-
taux restent les mêmes. Mais la répartition entre les trois ordres, qu’ils
soient tardo-antiques (moines, clercs, laïcs) et ressortissant, comme
écrivait Congar, de l’anthropologie religieuse 13, ou modernes et fonc-
tionnels (sacerdotes, milites, agricolantes), passe à l’arrière-plan, dans un
premier temps au profit d’une taxinomie sociale au sein de laquelle
la multiplicité des étiquettes brouille leur agencement général en un
tout organique. L’énumération offerte par Rathier de Vérone dans
ses Praeloquia, conçus comme une série de sermons aux divers « états
du monde » – le premier du genre, selon une formule appelée à un

12
 D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et
à l’islam, 1000-1150, Paris, 1998.
13
  Y. Congar, « Les laïcs et l’ecclésiologie des ordines chez les théologiens des xie et xiie siè-
cles » [1968], in Id., Études d’ecclésiologie médiévale, Londres, 1983 (Collected studies series,
168), art. n° IV.

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hiérarchie : le concept et son champ d’application

grand succès à partir du xiie siècle – fait ainsi se succéder tous les


éléments composant la société chrétienne, dans un souci d’exhausti-
vité qui fait alterner des listes de fonctions, de statut ou de richesse,
qui décline les catégories socioprofessionnelles ou celles de l’état civil
en usant et abusant des oppositions binaires qui facilitent la tâche du
moraliste, distribuant ses admonitions tantôt d’un côté, tantôt de
l’autre 14 :

Livre I Livre II Livre V Livre VI


privatus quislibet vir episcopus justus
miles mulier clericus peccator
artifex conjunx vel maritus presbiter penitens
medicus uxor diaconus sanus
negotiator celebs subdiaconus infirmus
causidicus vel advocatus pater aut mater exorcista sapiens
locotheta (quem nos comitem filius vel filia ceroferarius stultus
dicimus palatii),
prefectus aut judex vidua lector prudens
testis virgo ostiarius simplex
procurator, exactor… sive parvulus
thelonearius vel cuilibet
alterius publicae functionis puer monachus
minister
patronus sive… senior adolescens abba
mercenarius, cliens sive senex
commendatus cuilibet
consiliarius
dominus
servus
magister
discipulus
dives
mediocris
mendicus

Précieuses pour l’historien de la société, de telles listes sont à cent


lieux des constructions carolingiennes, en ce qu’elles mettent en
avant les oppositions particulières. C’est aussi que le propos de Rathier

14
  Ratherius Veronensis, Praeloquia, éd. P. L. D. Reid, CCCM, 46a, Turnhout, 1984 ; cf.
J. Batany, « Rhétorique et statuts sociaux dans les Praeloquia de Rathier de Vérone », in
R. Chevallier (dir.), Colloque sur la rhétorique. Calliope I, Paris, 1979 (Caesarodumum, XIVbis),
p. 221-238 ; G. Vignodelli, « Milites Regni : aristocrazie e società tripartita in Raterio da
Verona », Bullettino dell’Istituto storico italiano per il medio evo, 109 (2007), p. 97-149.

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est différent. Il n’est pas en soi nouveau, puisqu’il puise, consciem-


ment ou non, à la métaphore paulinienne de la totalité des croyants
comme corpus 15, qui se prêtait bien à la composition de listes toujours
ouvertes, et à l’effort récurrent de la littérature parénétique de concré-
tiser des propos souvent trop généraux, comme le fit dès le viie siècle
Tayon de Saragosse, compilateur de Grégoire le Grand, en explicitant
ses catégories trop génériques en de « petits systèmes clos de vocabu-
laire social », au risque d’en déformer le contenu 16. Rathier n’ignore
rien non plus des schémas antérieurs d’ordonnancement, auxquels il
ajoute le sien propre, divisant la familia des filii ecclesiae entre les clercs
et les moines, les laboratores et les milites regni (Praeloquia III, 12). Dans
cette société vue comme une collectivité ecclésiale, il est aussi entendu
que les évêques sont au-dessus du roi et de tous, là où le roi n’est au-
dessus que de quelques-uns – III, 6 : Nam tu super aliquos, illi super te et
super omnes 17. Mais son message, par l’abondance inédite du vocabu-
laire, est surtout à l’enseigne de l’éclatement et de la transversalité,
utilisés comme technique oratoire pour rendre compte du tout social ;
d’un tout, notons-le, où le nobilis n’est pas érigé en catégorie, même
s’il est souvent question de noblesse dans le corps du texte.
Dans un contexte différent, et avec une énumération moins ambi-
tieuse, c’est à la même logique que répond le pénitentiel de Silos,
composé au début des années 1060, lorsqu’il détaille le tarif des pei-
nes dues pour le non-respect du jeûne. Là où les ecclésiastiques doi-
vent réciter des psaumes et être battus, les laïcs peuvent commuer la
peine en une amende graduée selon la position de chacun, depuis
l’empereur jusqu’à qui est dépourvu de tout en passant par le prince,
le comte, l’amirates (le cavalier noble), l’equestres (le simple cavalier),
le travailleur des champs (operator rurium qualiumquumque), le merce-
narius (commerçant ?), le pauper et le pauperrimus 18. L’image hiérar-

15
 Cf. O. G. Oexle, « Stand, Klasse », in O. Brunner, N. Conze et R. Koselleck (dir.),
Geschichtliche Grundbegriffe, VI, Stuttgart, 1990, p.  155-200, ici p.  173  ; D.  Iogna-Prat,
« Ordre(s) », in J. Le Goff et J.-C. Schmitt (dir.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval,
Paris, 1999, p. 845-860, ici p. 845.
16
  J. Batany, « Tayon de Saragosse et la nomenclature sociale de Grégoire le Grand »,
Bulletin du Cange. Archivum latinitatis medii aevi, 37 (1969-1970), p. 173-192.
17
 Cf. G. Vignodelli, « Il problema della regalità nei Praeloquia di Raterio di Verona », in
G. Isabella (dir.), « C’era una volta un re… ». Aspetti e momenti della regalità, Bologne, 2005
(Quaderni del Dipartimento di Paleografia e Medievistica [dell’Università di Bologna],
dottorato, 3), p. 59-74, spéc. p. 66.
18
  Pénitentiel de Silos, c. 259, éd. F. Bezler, Paenitentialia Hispaniae, Turnhout, 1998 (CCSL,
156a), p. 42 ; cf. F. Bezler, « Pénitence chrétienne et or musulman dans l’Espagne du
Cid », Annales ESC, 50 (1995), p. 93-108.

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chisée de la société pensée par le rédacteur du pénitentiel est ici celle


des revenus, mais le lexique mêle, comme chez Rathier, la fonction,
le titre et l’état.
Sans doute pourrait-on multiplier ces listes, plus ou moins fournies.
Au-delà de leur caractère plus ou moins rhétorique, elles paraissent
répondre à un même souci d’appréhender la diversité du corps social.
L’effort de conceptualisation qui caractérise les catégorisations de
type uniquement fonctionnel, celles qui ont fait la célébrité d’Adal-
béron de Laon et de Gérard de Cambrai, ne les rejette pas à l’arrière-
plan. Les deux modes de représentation coexistent et sont en appa-
rence complémentaires, puisque l’un donne des noms immédiate-
ment reconnaissables par les contemporains aux catégories de l’autre,
rendues souvent abstraites par leur formulation englobante ou leur
refus avoué de descendre dans le détail des désignations. Les hommes
qui composent l’ecclesia sont de diverses conditions : « nobles et non
nobles, esclaves, colons, locataires (inquilini) et cetera hujuscemodi
nomina », disaient les pères du concile de Chalon de 813, coupant
court à un étiquetage considéré sans doute comme réducteur 19. Reste
que ces constructions multiples manient ordre et hiérarchie de
manière différente et pas toujours compatible  : la hiérarchie des
ordres est forte dans la trilogie spirituelle, elle est celle des degrés dans
la perfection ; le schéma fonctionnel est plus volontiers horizontal ;
quant aux listes de conditions ou de métiers, elles présentent le dan-
ger, à terme, d’aplatir ou de nier l’ordre par le mélange au nom d’une
égalité naturelle dont on oublierait qu’elle ne se réalisera que dans
l’au-delà 20. Toutefois, nous n’en sommes pas là au xie siècle, car si les
listes taisent souvent la notion d’ordre au profit de hiérarchies sépa-
rées jugées plus efficaces pour rendre compte de manière empirique
d’une société devenue plus complexe, elles se réduisent facilement à
une opposition simple entre clercs et laïcs. C’est le cas du pénitentiel
de Silos, également celui des Praeloquia de Rathier – où deux livres
sinon trois sur les quatre ne s’adressent qu’aux laïcs –, c’est encore
celui du poème attribué à Pierre Damien sur « tous les ordres de tous
les hommes », où les ordines, qui ne sont pas plus que des conditions
ou états, sont par l’agencement de leur énumération intégrés en fili-
grane dans le modèle binaire 21 : celui que durcit au même moment

19
  MGH, Concilia, II-1, p. 283, l. 32-33.
20
 O. G. Oexle, « Stand… », op. cit., p. 191 : « die Ständevermittlung als Un-Ordnung ».
21
  De omnibus ordinibus omnium hominum in hoc saeculo viventium rubrica, éd. M. Lokrantz,
L’opra poetica di S.  Pier Damiani, Stockholm, 1964 (Studia latina Stockholmiensia, 12),

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la réforme grégorienne et dont on trouve une expression plus articu-


lée dans le schéma que propose Bonizon de Sutri, qui explique à son
lecteur ce qu’est la christianorum divisio entre clercs et laïcs, avant d’in-
diquer, pour chaque condition ou ordre ­ – les mots sont pour lui
interchangeables –, la séparation entre chefs et sujets – praelati et
subditi, c’est le vocabulaire de Grégoire le Grand – puis de décliner le
détail de chaque hiérarchie 22. Le xie siècle voit ainsi moins le triom-
phe des trois fonctions que la concurrence entre des schémas inter-
prétatifs et des schémas descriptifs, à un moment où la diversification
de la société laïque, spécialement urbaine, et son rôle croissant dans
les prises de décision rendaient plus difficile l’exercice de l’embrasser
tout entière.

Ni l’agencement en ordres de la société, ni la hiérarchie entre les


ordres et à l’intérieur des ordres, ni les belles déclarations de rester
ici bas dans son état à commencer par celui que dicte le droit des
personnes – liber in libertate, servus in servitute – n’empêchent la mobi-
lité sociale. Les sociétés du haut Moyen Âge – comme d’ailleurs les
sociétés antiques – sont en effet des sociétés compétitives où le capital
des individus et des groupes doit être défendu et la place dans la hié-
rarchie renégociée en permanence, par le biais des biens matériels et
symboliques offerts à la compétition, sous le contrôle royal : honneurs,
terres fiscales, biens précieux, femmes. Il y a des déclassements possi-
bles et des possibilités d’ascension sociale, mais jusqu’où ? Comment
mesurer la mobilité sociale ? Ces questions nous ramènent directe-
ment à notre thème général des élites : comment progresser dans la
hiérarchie à l’intérieur de son ordre et comment s’y maintenir, dans
un système certes plastique mais qui fait de la stabilité une vertu ?

p. 144-150 ; cf. N. D’Acunto, I laici nella chiesa e nella società secondo Pier Damiani. Ceti domi-
nanti e riforma ecclesiastica nel secolo XI, Rome, 1999 (Nuovi studi storici, 50), p. 118-126.
Pierre Damien, qui doit sans doute beaucoup à Rathier, énumère sans solution de continuité
les clercs, en y associant les moines (episcopi, presbyteri, diaconi, canonicus, plebani, magister/
discipulus, scriptores, illiteratus clericus, abbates, monachus et monachae), puis un groupe « socio-
professionnel » (iudex, testes, notarii, castaldiones et vicedomini, tenentes ministeria, advocatores,
consiliarius aut auricularius, missus), puis des catégories morales (nutritus atque sapiens, decep-
tor, hypocrita, ebriosi), enfin « tous les laïcs » (maris, dives/pauper, miles/fello, placentes/viles,
coniugatae feminae, viduae, puellae, meretrices, servi et ancillae).
22
  Bonizon de Sutri, Liber de vita christiana, éd. E. Perels, Hildesheim, 1988 (2e éd.), II,
3 p. 35 : pour les clercs sont énumérés les évêques puis les secundi ordinis sacerdotes, les abbés,
les prévôts ; pour les laïcs, les rois, les « juges », les milites, la plebs, elle-même répartie (III,
8, p. 252) entre artifices (exemplifiés par les sutores), negotiatores et agricolae.

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Certaines positions ou fonctions qui furent créées de toutes pièces ou


se sont imposées dans les faits – les vassi dominici carolingiens, les
milites des xe et xie siècles, les juges et notaires italiens ? – sont-elles
des tremplins pour une ascension ultérieure, dans un parcours indi-
viduel ou à plusieurs générations ? Quelles sont en revanche les limi-
tes à ne pas franchir, qui font que le passage d’une élite dans une autre
n’est pas admis, comme en témoigne la réaction devant l’aventure
royale d’un Boson de Provence ? Selon la manière dont elle est susci-
tée, cherchée, vécue ou perçue, la mobilité, huile ou grain de sable,
conforte la hiérarchie ou la bouscule. Au-delà des exemples indivi-
duels que l’on pourrait citer d’un bout à l’autre de la période qui nous
occupe, sans doute pourra-t-on repérer des moments de plus ou moins
forte mobilité, que l’on imagine liés à des temps d’incertitude politi-
que, quand l’accès à la faveur du prince – à la fois garante de l’ordre
hiérarchique et toujours prête à s’en affranchir – se fait plus facile :
le vie siècle où le fils d’un vigneron du fisc, Leudaste, devient comte
de Tours, et où le prêtre Ricou tente d’accéder à l’épiscopat ; le début
du xe siècle, où Charles le Simple se risque à faire d’Haganon, issu
des mediocres, un potens, et où la concurrence entre les prétendants au
trône d’Italie accélère les carrières normales tout en créant un appel
d’air depuis le bas. N’oublions pas, cependant, que cette mobilité peut
être aussi descendante, comme Paul Fouracre l’a rappelé à propos de
la Gaule mérovingienne, qui offre une bonne illustration du caractère
toujours inachevé de la formation de l’élite 23. Enfin, ce qu’on pourrait
appeler la vitesse de circulation à l’intérieur de la hiérarchie est aussi
sans doute fonction de la géographie : mieux contrôlée là où s’exerce
le pouvoir central, plus aléatoire à la périphérie ou dans les régions
de conquête récente.

  P. Fouracre, « The origins of the nobility in Francia », in A. J. Duggan (dir.), Nobles and
23

nobility in medieval Europe. Concepts, origins, transformations, Woodbridge, 2000, p. 17-24, spéc.
p. 22-23.

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