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Les écrivains
ROMAINS
Poète, romancier, dramaturge et même un peu scientifique, ce normalien
agrégé de philosophie connut, entre les deux guerres, la gloire de
son vivant. Théoricien d’une doctrine originale aujourd’hui un peu oubliée :
l’unanimisme, le créateur de Knock fut un écrivain complet.
J
ules Romains est un peu passé de
mode. Certes, Knock ou le Triom-
phe de la médecine est toujours re-
présenté et les deux adaptations
pour le cinéma – celle de Roger
Goupillières en 1933 et surtout
celle de Guy Lefranc en 1951 – ont gardé,
malgré la distance temporelle, toute leur vis
comica, bien servies par les interprétations de
Louis Jouvet. Certes, on lit encore la pochade
unanimiste Les Copains et tout le monde a
fredonné Les Copains d’abord, l’une des
ritournelles les plus connues de Georges Bras-
sens, sans toujours savoir qu’elle avait été
commandée par Yves Robert pour son adap-
tation des Copains (1965). Mais peu de lec-
teurs osent encore s’aventurer dans l’immense
somme romanesque en 27 volumes que sont
Les Hommes de bonne volonté. L’ensemble
comporte de vraies réussites, mais s’avère iné-
gal, même si Jules Romains a eu la prudence
de proposer des résumés aux lecteurs désireux
de ne pas se perdre dans l’entrelacs des per-
sonnages et des situations. Qui se souvient
que le romancier et le dramaturge qu’était
Jules Romains fut aussi un poète de talent ?
La Vie unanime (1908) compta dans la pro-
duction d’avant 1914, à une époque où il
fallait réagir contre les boursouflures tarabis-
cotées du symbolisme à bout de souffle et
contre l’individualisme montant. Enfin, on a
presque oublié que Jules Romains avait mis
l’ensemble de son œuvre au service d’une doc-
trine dont il fut à la fois le créateur et le pro-
moteur : l’unanimisme.
L’auteur de Knock ne s’appelait pas Jules
Romains, mais plus modestement Louis
(Henri Jean) Farigoule. Il naquit le 25 août
1885 à Saint-Julien-Chapteuil, un bourg du
Velay situé dans le département de la Haute-
Loire. « Ressaut sévère de monts basaltiques
et de plateaux dénudés1 », le pays de nais-
sance de Jules Romains rappelle, même s’il
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DU BAC
Jules
ne l’inspira pas directement, la campagne
du Saint-Maurice imaginaire où le docteur
Knock testa avec succès sa méthode de
promotion et de diffusion de la médecine mo-
derne. Toutefois, si l’on veut retrouver dans
l’œuvre un écho plus direct de ces lieux, il faut
aller en chercher l’évocation au tome XXI
des Hommes de bonne volonté : Jean
Jerphanion, originaire du Velay et, parmi les
personnages, l’une des projections de Jules
Et si son grand-père paternel était bien un
modeste entrepreneur d’un canton voisin de
Saint-Julien-Chapteuil, son père, Henri, formé
sur le tard par les Frères des écoles chrétien-
nes et devenu instituteur de la République,
s’était installé à Paris. Après la mort de son
épouse, elle aussi institutrice, Henri Farigoule
se remaria avec Marie Richier, également ori-
ginaire du Velay. Le couple eut un fils unique,
Louis, dont la gloire fut telle qu’en 1952, à
l’âge de 67 ans, il inaugura dans son bourg na-
tal une avenue portant son nom de plume.
> La voie droite
L
es Farigoule élevèrent leur fils dans le
respect de l’épargne et du travail bien
fait, le père prêchant à son garçon
l’idéal laïque et rationaliste de la IIIe Répu-
BIOGRAPHIE blique, armature idéologique nécessaire à qui
voulait alors parvenir. La trajectoire de réus-
25 août 1885 : naissance à Saint-Julien- site se dessinait, presque toute tracée. Ce fut
Chapteuil (Haute-Loire). Octobre 1903 :
épisode de la rue d’Amsterdam. 1906 : d’abord l’école communale de la rue Hermel,
rédige pendant son service militaire à Montmartre, là même où Henri Farigoule
exerçait. Selon la légende familiale, à l’instar
Le Bourg régénéré. Entre à l’Ecole nor-
du petit Pagnol de La Gloire de mon père,
male supérieure. 1908 : Le groupe de
l’Abbaye publie La Vie unanime. 1909 : Louis aurait appris à lire « par imprégnation »,
agrégation de philosophie. 1910 : Les Henri le gardant dans sa classe tandis qu’il en-
Copains. 1911 : L’Armée dans la ville est seignait les rudiments de la lecture à des petits
montée à l’Odéon. Publie Puissances de Montmartrois dont la plupart, trait d’époque,
Paris et Mort de quelqu’un. 1912 : ma- n’avaient pas davantage vu la Seine que le
riage avec Gabrielle Gaffé. 1914 : Sur les
quais de la Villette, recueil de nouvelles.
Mississippi. Puis une bourse, obtenue grâce à
1920 : publie, sous le nom de Louis ses bonnes aptitudes, ouvrit au jeune Louis
les portes du lycée Condorcet. Il y fut un ex-
Farigoule, La Vision extra-rétinienne et
le sens paroptique. 1923 : Monsieur cellent élève, commençant à écrire pour lui-
Le Trouhadec saisi par la débauche et même une comédie en vers et, en latin, une
Knock, début d’une fructueuse collabo- Historia Gallorum. Lucrèce et Renan étaient
ration avec Louis Jouvet. 1930 : Dono- alors ses auteurs de prédilection. Après avoir
goo, monté par Jouvet. La pièce tient décroché en 1902 la première partie du ba-
l’affiche plus d’un an. 1932 : premiers chot, il eut pour maître en classe de rhétorique
tomes des Hommes de bonne volonté
« l’encore jeune » Léon Brunschvicg. Puis, il
(Le 6 octobre, Crime de Quinette). 1936 :
épouse Louise Dreyfus. 1940 : Emigre prépara le concours de l’Ecole normale supé-
rieure. Parallèlement, Louis Farigoule com-
aux Etats-Unis. 1944 : achève à Mexico
le XXVIIe et dernier volume des Hommes posait des poèmes4, baudelairiens sinon
de bonne volonté. 1946 : réception à dans leur forme, du moins par leur esprit. Le
l’Académie française. 1947 : retour à 1er février 1902, il signa pour la première fois
Paris. 1947-1967 : voyages, conféren- sous le pseudonyme de Jules Romains une
ces, discours ponctués de publications nouvelle, « Le Chef-d’œuvre » publié dans
diverses (essais et romans). 14 août
La Revue jeune. Reçu en 1905 à l’E.N.S. (sec-
1972 : mort à Paris des suites de la ma- tion Lettres), il n’y entra qu’en 1906, après
ladie de Parkinson.
s’être acquitté de ses obligations militaires.
Trajectoire rectiligne donc ? Non pas. Un
Romains, y mène campagne pour les législa- événement est venu perturber ce cursus
tives de 1924. Jules Romains l’évoque comme honorum, un événement spirituel difficile à
un pays catholique à la rigueur et à la droiture situer précisément et dont Jules Romains n’a
d’autant plus sévères qu’il aurait été un temps pas laissé de relation. Il se produisit un soir
gagné à la Réforme avant que saint François- d’octobre 1903, alors qu’il remontait la grouil-
B.LIPNITZKI/ROGER-VIOLLET
Régis n’y restaure la foi romaine2, d’où son lante rue d’Amsterdam en compagnie de
« atmosphère morale “cévenole”3 ». Il s’en son ami et condisciple de Condorcet, Léon
faut cependant que Louis Farigoule ait jamais Debille (le futur poète Georges Chennevière).
été paysan vellave : il fut avant tout un Pari- Louis Farigoule eut une sorte d’intuition mys-
sien, plus précisément un petit Montmartrois. tique, une illumination qui lui fit prendre cons-
cience qu’un courant le reliait à l’ensemble
des autres, que se nouait, entre lui et les
passants, une communauté de consciences,
comme si lui et la foule anonyme ne for-
maient qu’une seule âme. Dans une évocation
poétique de beaucoup ultérieure, il rendit
compte de cette impression par l’image de la
ville d’Amsterdam surgissant dans la rue du
même nom – « Amsterdam parut/pesante de
son peuple5 », comme si « la rue où est notre
corps6 » apparaissait dans une unité organi-
que supérieure. Cet épisode fut pour Jules
Romains le point de départ « d’un secret à
cacher et à mûrir au fond de lui-même avant
d’en offrir la connaissance aux hommes7 ».
Cette communion mystique des âmes
dans la forme de la ville qui apparaît comme
un être quasiment divin et grâce auquel toutes
les vies participent de la Vie n’est pas sans
rappeler, par certains aspects, l’expérience de
la psychose naissante8. Elle fut en tout cas le
noyau germinatif de sa production poétique
de 1904 à 1907, rassemblée sous le titre La Vie
unanime (1908), et le socle expérientiel d’une
doctrine, l’unanimisme. Ce terme d’« unani-
misme », néologisme forgé par le poète pour
fondre en un seul vocable les notions d’âme
et d’unité, impliquait la certitude de l’existence
d’une réalité spirituelle, « l’unanime », la
conviction que l’âme individuelle pouvait en-
trer en communication avec lui et enfin que
l’écrivain pouvait exprimer cette intuition.
Ainsi, le poète décèle jusque dans la foule
« unanime » du métro ces âmes qui s’ouvrent
à cet être collectif qui les transcende : « L’in-
dividuel s’est évaporé,/Déjà ils ne songent
presque plus à eux,/[…]Maintenant ils vont ;
ils veulent aller, ils veulent/tous la même
chose ; ils communient dans la simplicité/
d’un désir9. »
> Groupes unanimes
T
oute l’œuvre peut se lire à partir du
souci de décrire ce moment où des
« groupes unanimes », éphémères ou
stables et plus ou moins conscients, se for-
ment. Le phénomène peut tenir à peu de
chose. Dans Le Bourg régénéré (1906) – « pe-
tit conte de la vie unanime » – une inscription
dans un urinoir municipal met en émoi une
ville de province et en réveille la conscience.
Il s’agissait de Pithiviers où Farigoule ne goû-
tait pas trop à l’unanimisme de la caserne. Sur
cette inscription, on lisait : « Celui qui possède
vit aux dépens de celui qui travaille ; qui-
conque ne produit pas l’équivalent de ce qu’il
consomme est un parasite de la société. »
Le disparate apparent de l’intrigue ne doit
toutefois pas cacher que Jules Romains inau-
gurait le procédé littéraire qui fut celui de
son œuvre et qui consiste à faire du « groupe
BIBLIOGRAPHIE
Romans :
En Folio, Mort de quelqu’un ; Les Copains ; Le
Vin blanc de la Villette (anciennement Sur les quais
de la Villette, Figuière, 1914); Psyché (volume com-
prenant la trilogie Lucienne, Le Dieu des corps,
Quand le navire…).
Il est plus malaisé de trouver Le Bourg régénéré,
Messein 1906, (réédité avec le « conte cinémato-
graphie » Donogoo-Tona, Gallimard, 1930).
Chez Flammarion : Le Moulin et l’hospice, 1949 ;
Violation des frontières, 1951 ; Le Fils de
Jerphanion, 1956. Une femme singulière, 1957.
Le Besoin de voir clair, 1958. Mémoires de
Madame Chauverel, deux tomes, 1960. Un grand
honnête homme, 1961. Portraits d’inconnus,
1962.
Les Hommes de bonne volonté ont paru initia-
lement chez Flammarion. On peut les lire dans
l’édition pilotée par Olivier Rony (avec des annexes
de Lise Jules Romains), en quatre volumes dans
la collection Bouquins, Robert Laffont, 1988. Une
édition en 27 volumes au Livre de poche a aussi
été publiée dans les années 1970.
Théâtre :
Une édition du Théâtre de Jules Romains en 7 to-
mes a paru chez Gallimard, entre 1924 et 1935.
En Folio : Monsieur Le Trouhadec saisi par la dé-
bauche ; Knock ou le Triomphe de la médecine ;
En collection Blanche chez Gallimard : Cromedeyre-
le-Vieil, 1920 ; Le Mariage de Le Trouhadec, 1925 ;
Le Dictateur, 1926, rééd. 1959 ; Donogoo, 1935,
rééd. 1950 ; Musse ou l’Ecole de l’hypocrisie,
1931, rééd. 1959 ; Boën ou la Possession des
biens, 1935, rééd. 1959 ; Le Roi masqué, 1932.
Essais :
Manuel de déification, Sansot, 1910. (Réédité en
supplément au Bulletin des Amis de Jules
Romains, n°55-56, 1990.) Puissances de Paris,
L’Imaginaire/Gallimard, 2000. Sous le nom de
Louis Farigoule, La Vision extra-rétinienne et le
sens paroptique, Gallimard, 1920. Petit traité de
versification, en coll. avec Georges Chennevière,
Gallimard, 1923. Souvenirs et confidences d’un
écrivain, Fayard, Les Quarante, 1958.
Poésie :
Proses et poèmes de l’adolescence (1903- 1904)
Cahiers Jules Romains, 4. La Vie unanime, coll.
Poésie, éd. Michel Décaudin, Gallimard, 1983.
L’Homme blanc, Flammarion, 1937. Choix de poè-
mes, Gallimard, 1948. Pierres levées, Librairie
française, Mexico, 1945 ; Flammarion, 1957.
Maisons, Pierre Seghers, 1953, avec Pierres le-
vées, Flammarion, 1957.
Biographie :
Olivier Rony, Jules Romains ou l’appel du monde,
Robert Laffont, 1992.
Commentaires :
André Bourin, Jules Romains discuté par Jules
Romains, Flammarion, 1961. André Cuisenier,
Jules Romains, l’unanimisme et Les Hommes de
bonne volonté, Flammarion, 1969. Dominique Viart,
Jules Romains et les écritures de la simultanéité,
Presses Universitaires du Septentrion, 1996.
Dominique Memmi, Jules Romains ou La passion
de parvenir, La Dispute, 1998. Enfin, pour les afi-
cionados, consulter la série des Cahiers Jules
Romains (Flammarion).
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Les écrivains DU BAC

unanime » le véritable personnage : « Je n’ai et la restauration de l’Acte Pur (une sorte degrande admiration aux combattants qui s’y déra alors que l’auteur était trop connu. > Mort de quelqu’un
mis en lumière qu’un héros, qu’un être, qu’un pendant comique de l’acte gratuit gidien). A étaient sacrifiés et qu’il partageait avec les Le Dieu des corps (1928) centrait le pro-

“moi” ; il n’est question que de lui de la pre-
mière à la dernière page. Mais ce n’est pas un
homme, c’est une ville. »
C’est encore au réveil des consciences
qu’est consacré Mort de quelqu’un, premier
roman de Jules Romains paru en 1912. Le ré-
cit a pour cadre non pas Montmartre, mais
une autre butte, celle de Ménilmontant, et
a pour figure principale Jacques Godard, un
mécanicien d’express qui prend conscience
de l’existence de la ville en montant pour la
première et dernière fois de sa vie au sommet
du Panthéon, cette escalade lui causant un
refroidissement fatal. Cet être qui « n’existait
que modérément par lui-même » et « qu’à
peine par les autres10 », qui, « au-dehors de
lui-même, s’étirait sur le monde comme une
cette période, Jules Romains fréquentait le
groupe littéraire de l’Abbaye, à Créteil, où, des ambitieux sans entrailles qui mènent le
avec Georges Duhamel, Charles Vildrac et
d’autres jeunes littérateurs, il tentait de fuir
les servitudes de la vie moderne. Agrégé de
A
survivants « deux haines communes : celle pos sur le charnel de l’amour, le narrateur u-delà de l’architecture d’ensemble
en est l’homme, Pierre Febvre, le mys- complexe, dynamique, sans héros
peuple à la tuerie ; et celle des patriotes de tique de l’amour procédant de la confron- et sans intrigue principale, quoique
l’arrière qui sonnaient la charge dans les tation des deux précédents points de vue cohérente, chaque volume des Hommes de
bureaux de rédaction15 ». dans Quand le navire… (1929). Au début bonne volonté possède sa spécificité et les per-
Contre la guerre et ses beuglements, du Dieu des corps, Pierre confesse qu’il sonnages ont une fonction propre
contre l’encasernement d’un pays « en proie décide d’écrire à l’âge de 34 ans non pas Odette Talazac qu’ils soient inventés, composites
aux armées », il rédigea un long poème, pour tuer le temps, ni pour satisfaire une et Louis Jouvet ou tirés directement de la réalité
dans Knock,
Europe (publié en diffusion restreinte fin ambition littéraire tardive, ni même pour en 1938, tels Briand, Jaurès, Pétain, Man-
1916), ce qui, à l’époque, n’était pas sans cou- archiver certains faits notables, mais pour au théâtre de del qui apparaissent sous leur
rage. On y lit à propos du soldat qu’on renvoie ajuster un « sentiment de l’univers » qu’il l’Athénée : un nom. D’autres personnalités trans-
des plus grands
malgré lui au front : « Comme l’univers est estime « mal réglé ». Sans doute était-ce succès de Jules paraissent en filigrane dans des
d’accord/A vouloir qu’il meure demain ! » aussi l’une des motivations de Jules Romains Romains. personnages tel Landru – au pro-
Pas tant un « planqué », donc, qu’un poète lui-même. cès duquel Jules Romains avait
qui souffre physiquement, Jules Romains écri- Knock, Lamendin, l’architecte raté qui met comparu comme témoin – qui porte le nom
vit le 17 décembre 1915 à son ami Georges > Le triomphe de Knock son intelligence au service du montage d’une de Quinette, Paul Valéry sous le nom Marc
Duhamel : « J’ai parfois l’impression d’être escroquerie, et Marcageat, le type du banquier Strigelius ou encore Louis Farigoule lui-même

algue déchirée11 » en disparaissant, suscite
par sa mort même la formation d’un groupe
unanime. Le mort anonyme se transfigure
peu à peu. De n’importe qui ou de per-
sonne, il devient « quelqu’un » dont on se
souvient à travers l’événement de sa dispa-
rition, laquelle manifeste un vide, un creux
essentiel d’où émerge l’agrégat virtuel de
consciences qui communient en lui. D’un
« paquet de ténèbres12 » (le cadavre), ou plu-
tôt d’un événement, naît une vie, embryon-
naire certes, fugitive et fragile : celle du groupe
unanime de ceux qui ont reconnu que Jacques
Godard faisait partie du paysage de leur vie,
qu’ils ne faisaient qu’un avec lui.
> Khanulars unanimes
E
l’émondoir des tristesses de ce temps. » C’est n ces années, Jules Romains perçait sans scrupules qui en tire les bénéfices, sont qui prête ses caractéristiques à Pierre Jallez
assez conforme à sa doctrine de au théâtre. Monsieur Le Trouhadec des personnages réussis. La pièce montre la et à Jean Jerphanion. Dans la dernière pé-
Jules Romains, l’unanimisme et à la sensibilité du saisi par la débauche (1923), créé par cupidité de quelques « intelligents » qui riode de sa vie, Jules Romains voyagea un
âgé d’environ poète de 1904 : « Je sens blême, Louis Jouvet à la Comédie des Champs- exploitent la crédulité du grand nombre, les peu partout (hormis l’U.R.S.S.), donnant des
cinq ans (croix)
dans la classe à travers mon flanc exténué,/L’in- Elysées, fut un succès. La pièce évoquait la « gogos de la région parisienne ». Prémo-
de son père, nombrable douleur des hommes chute morale d’un illustre professeur de géo- nition ? Lamendin qui finit en dictateur a fait « AVEC DONOGOO, IL MONTRE
Henri Farigoule. se ruer16. » Ce même Duhamel, graphie qui s’est entiché d’une jeune actrice. les Beaux-Arts, comme un certain Hitler qui UN DICTATEUR
bientôt auteur de la Vie des mar- Il fut suivi d’un succès plus retentissant en- n’est encore à l’époque qu’un agitateur qu’on QUI A FAIT LES BEAUX-ARTS.
tyrs et surtout de Civilisation, était du nombre core : Knock ou le Triomphe de la médecine, pense pouvoir contenir. PRÉMONITION ?
philosophie en 1909, professeur de lycée à des médecins, peu suspects de complaisance, créé toujours par Jouvet le 15 décembre 1923. Si, dans les années 1930, Jules Romains À L’ÉPOQUE, HITLER N’EST ENCORE
Brest, puis à Laon au moment où il rédige qui attestèrent, certificat à l’appui, que l’état C’était l’une des critiques les « plus mordantes pontifia quelque peu, se mêlant de politique QU’UN AGITATEUR QU’ON
Les Copains, il fait représenter à l’Odéon, en de santé déficient du romancier justifiait qu’il que la médecine ait reçues depuis Molière17 », et du devenir de l’Europe – on peut lui repro- PENSE POUVOIR CONTENIR »
1911, L’Armée dans la ville, première pièce échappât aux affres des tranchées. Ce ne fut même s’il y entrait peut-être aussi une part cher d’avoir manqué de clairvoyance en sou-
d’une œuvre théâtrale considérable. pas le travail administratif auquel il fut d’abord de ressentiment contre le milieu scientifique tenant la ligne Daladier –, il ne s’estimait pas conférences, accordant des entretiens sur son
Jules Romains savait que certains « una- astreint à la préfecture de la Seine, dans le qui n’avait pas bien reçu ses travaux sur la vi- encore quitte pour la postérité. Sentant qu’il œuvre et sur l’unanimisme, s’aventurant à
nimismes » pouvaient s’avérer dangereux, tel service des allocations aux familles des mo- sion paroptique. A la différence du professeur fallait autre chose pour asseoir durablement écrire un Napoléon par lui-même (1963). Il
celui que suscita la déclaration de guerre du bilisés, qui l’arracha à sa mélancolie neuras- Le Trouhadec, le docteur Knock n’est pas le sa gloire d’écrivain, il mit en chantier une œu- fut un membre assidu à l’Académie. Admis
1er août 1914 dès que retentit « le tocsin de la thénique. Jules Romains retourna par la suite jouet des circonstances. Certes, il est trompé vre de vaste dimension illustrant pleinement le 7 novembre 1946, il faisait partie de la char-

R
ue d’Ulm, l’étudiant se forma aux mobilisation13 ». Simple soldat de deuxième enseigner, à Nice notamment. au début de la pièce par le docteur Parpalaid, la méthode et l’intention « unanimiste ». La retée qui combla le vide qu’avait créé l’épu-
sciences, certificats de botanique et classe au sortir du service militaire (1906), mais, charlatan à méthode quoique sans prin- grande fresque des Hommes de bonne volonté, ration. Parkinsonien, il s’éteignit le 14 août
de physiologie de la licence ès scien- Jules Romains était mobilisable, mais il avait > Homo plenarius cipe, Knock, tel Topaze, se fait trompeur en relatant sur vingt-cinq ans et en 27 volumes 1972, une date estivale et, à vrai dire, assez
ces à la clé. Il y cultiva aussi la camaraderie, contracté une maladie intestinale chronique mystifiant toute la population du bourg. la vie politique et sociale de l’Europe entre le malencontreuse. Le « groupe unanime » de

S
prenant goût aux « khanulars », tradition nor- qui se manifestait par des entérites et des diar- ’il n’eut de Verdun qu’une vue de l’ar- Vantant sous l’éclairage d’une scène qui avait 6 octobre 1908 et le 7 octobre 1933, sortit de ses admirateurs, en un temps où la mode était
malienne qui s’est un peu perdue. D’une es- rhées à répétition. Il dut à cette maladie de rière, il fit de cette bataille l’épicentre peu à peu pris « les caractères de la Lumière cette ambition de peindre non des trajectoires plutôt aux « groupes en fusion » sartriens, ne
capade en Auvergne sortit la pochade una- ne pas avoir été au front. A vrai dire, il ne vou- architectural des Hommes de bonne vo- Médicale18 », il déclame, vers la fin de la pièce, individuelles, mais des « groupes unanimes ». se coagula que médiocrement ce jour-là et
nimiste Les Copains (1913) dans laquelle lait pas y aller, comme il s’en expliqua dans lonté. Ayant définitivement abandonné l’en- sa profession de foi au docteur Parpalaid Ni comédie humaine à la Balzac, ni typologie tarde à se reformer depuis cette mort discrète
« sept copains » en goguette (Broudier, un entretien de 1933. Pour lui, « cette guerre seignement en 1919, Jules Romains s’engagea médusé : « Vous me donnez un canton peu- sociale à la manière des Rougon-Macquart qui ponctuait une vie pourtant bien remplie.
Bénin, Lesueur, Omer, Huchon, Martin et était la plus grande faute de l’Europe14 ». Il dans des travaux scientifiques et publia sous plé de quelques milliers d’individus neutres, de Zola, Jules Romains s’attacha pendant plus Jean Montenot
le nom de Farigoule un mémoire intitulé indéterminés. Mon rôle, c’est de les détermi- de quinze ans (1933-1947), malgré la guerre 1. André Bourin, Jules Romains discuté par Jules Romains,
« DANS LE BOURG RÉGÉNÉRÉ, JULES ROMAINS INAUGURE La Vision extra-rétinienne et le sens paroptique. ner, de les amener à l’existence médicale. Je et l’exil aux Etats-Unis puis à Mexico, à té- Flammarion, 1961, p. 24. 2. Les Hommes de bonne volonté,
UN PROCÉDÉ LITTÉRAIRE QUI CONSISTE Il voulait montrer que l’homme possédait les mets au lit, et je regarde ce qui va pouvoir moigner de sa confiance en l’humanité, de sa Journées dans la montagne VI, Bouquins/Robert Laffont, t. III,
1071. 3. Jules Romains discuté par Jules Romains, p. 26.
À FAIRE DU “GROUPE UNANIME” LE VÉRITABLE PERSONNAGE d’autres organes de la vision que ses yeux. en sortir. Un tuberculeux, un névropathe, foi dans la possibilité d’une harmonie supé- p. 4. Publiés par André Guyon dans Cahiers Jules Romains 4,
ET UN SYMBOLE DU RÉVEIL DES CONSCIENCES » Cette incursion du côté de la science ne un artério-scléreux, ce qu’on voudra, mais rieure. Il était difficile de tomber plus mal, Flammarion, 1981. 5. « En revenant du lycée » dans Le Voyage
convainquit pas. Jules Romains voulait ac- quelqu’un, bon Dieu ! quelqu’un ! Rien ne tant ces espérances furent démenties par la des amants, 1921, cité dans La Vie unanime, Poésie/
Gallimard, p. 252. 6. Ibid. 7. André Cuisenier, Jules Romains,
Lamendin) mettent sens dessus dessous les craignait enfin de se laisser prendre « par l’at- complir son idéal « d’homo plenarius », de- m’agace comme cet être, ni chair ni poisson, réalité au point d’en paraître naïves. Si cette L’unanimisme et les hommes de bonne volonté, Flammarion,
deux sous-préfectures d’Ambert et d’Issoire, mosphère du front » et de « s’y [battre] très venir un « homme complet ». que vous appelez un homme bien portant19. » chronique des « unanimes » d’une génération 1969, p. 12. 8. Henri Grivois, Parler avec les fous, Les
coupables de « narguer » sur la carte l’assem- bien ». « J’ai l’habitude de faire bien ce que Parallèlement, il entama une première Jules Romains avait désormais passé la qua- n’a pas changé le cours de l’histoire, elle mo- Empêcheurs de penser en rond, p. 110. 9. « Poème du mé-
BORIS LIPNITZKI/ROGER-VIOLLET

tropolitain » dans Deux poèmes, Mercure de France, 1910,

blée des Sept, éméchés par des agapes tour à je fais », ajoutait-il. Jules Romains se borna série romanesque, Psyché, trilogie un peu si- rantaine, il était écrivain à succès et, à défaut difia au moins la vie de l’écrivain, puisqu’il p. 49. 10. Mort de quelqu’un, Folio, p. 13. 11. Ibid., p. 15. 12.
tour dionysiaques et pantagruéliques. Qu’on à tout mettre en œuvre pour éviter de devenir nueuse évoquant l’élévation à l’unanime de d’être un penseur ou un scientifique reconnu, rencontra, parmi ses admirateurs des premiers Ibid., p. 20. 13. Les Hommes de bonne volonté, Bouquins/
Robert Laffont, t. II, p. 1273. 14. Cité par Olivier Rony, Jules
ne s’y trompe pas, au-delà du talent comique combattant, conjecturant après coup qu’il y deux amants. Le premier roman Lucienne il avait fait ce qu’il avait voulu. volumes des Hommes de bonne volonté, sa Romains ou l’appel au monde, Robert Laffont, 1993, p. 217.
ROGER-VIOLLET

dont l’auteur fait montre, c’est encore l’una- serait mort sans raison valable, que si tout le (1922) traite du sentimental de l’amour et le En 1930, avec Donogoo, créé aussi par seconde femme, Lise Dreyfus. Devenue Lise 15. Ibid., p. 218. 16. « La Ville consciente », dans L’Ame des
nimisme qui sous-tend cette petite épopée monde avait fait comme lui il n’y aurait pas narrateur en est la femme du couple. Il man- Jouvet, il prouvait encore son savoir-faire de Jules Romains, elle fut une femme et une se- hommes, dans Cahiers Jules Romains 4, Flammarion, 1981,
p. 221. 17. Jules Romains discuté par Jules Romains, p. 62.
burlesque : le Dieu unique en sept personnes eu de guerre, affirmant enfin qu’il vouait une qua d’obtenir le prix Goncourt, mais on consi- dramaturge. Sans atteindre la notoriété de crétaire aussi fidèle que dévouée. 18. Knock, Folio, p. 135. 19. Ibid.

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