Les écrivains
même : « Il se dispute avec tout le monde,
FOUCAULT
Plus de trente ans après sa mort, le philosophe entre dans « La Pléiade ».
Penseur atypique, mobile et multiple, il affirmait « écrire pour ne plus avoir de visage »
et écrivait pour rendre aux marginalités leur visibilité. Pari tenu?
epuis la disparition de
D
Michel Foucault en 1984,
sa gloire posthume n’a
cessé de croître. Nombre
de philosophes, d’histo-
riens, de sociologues, de
journalistes, de militants se réclament
aujourd’hui de son héritage. Circulent ainsi
dans la galaxie Foucault des notions comme
celles d’« épistémè », de « biopolitique »,
de « gouvernementalité », de « subjectiva-
tion », de « dispositifs d’assujettissement »
sans qu’on soit toujours à même de dire
précisément ce que ces néologismes recou-
vrent. Il est vrai que, si elle témoigne de sa
vitalité, la diversité des interprétations et
des usages de l’œuvre ne favorise pas tou-
jours son intelligibilité. L’un des paradoxes
de la pensée foucaldienne tient à ce qu’elle
consiste moins en une doctrine qui viserait
à la cohérence qu’en un art d’interroger et
de rendre visibles les processus complexes
et sous-jacents par lesquels s’opère le par-
tage entre ce qui est accepté comme norme
à un moment donné et ce qui est déclaré
marginal. Reste à comprendre de quoi
Michel Foucault est le nom.
> Fils de notables poitevins
A
vant de devenir, au tournant des
années 1970, un intellectuel
engagé et étiqueté à gauche, sinon
à l’extrême gauche, l’« intellectuel spéci-
fique » Foucault avait mené une vie en
apparence bien différente : une enfance
bourgeoise en province, puis de brillantes
études supérieures qui lui ouvrirent une
carrière universitaire. Paul-Michel Foucault
vit le jour le 15 octobre 1926 à Poitiers.
Il était, après Francine, le deuxième enfant
de Paul Foucault, chirurgien, anatomiste
éminent, lui-même fils de médecin, et
d’Anne-Marie Radegonde Malapert, elle
102•LIRE FÉVRIER 2016
Michel
Michel Foucault
en 1969.
aussi fille de chirurgien. On comprend
pourquoi, adolescent, Foucault eut quelque
peine à faire admettre à son père qu’il ne
suivrait pas la voie de son lignage. En fait,
ce fut Denys, né six ans après Paul-Michel,
qui accomplit le vœu paternel. La scolarité
de l’élève Foucault connut des hauts et des
bas. En 1940, ses résultats chutèrent au
point d’inquiéter ses parents. La crise de
l’adolescence et l’arrivée de Parisiens à
Poitiers l’avaient délogé des premières
places du lycée Henri-IV de Poitiers. On
décida pour éviter un redoublement humi-
liant de le confier au collège religieux
Stanislas (toujours à Poitiers) où il se remit
en selle. Le bac en poche, de retour au
lycée Henri-IV, il échoua au concours (pre-
mier recalé de l’écrit) de l’Ecole normale
supérieure (E.N.S.). Grâce aux relations
de M me Foucault et parce qu’il avait le
niveau requis, le jeune provincial, « fagoté
DU BAC qués, souvent conflictuels2 », arrogant
il se fâche, il déploie tous azimuts une for-
midable agressivité3. » Une première ten-
tative de suicide au rasoir, en 1948, le
conduisit à l’hôpital Sainte-Anne. Une ten-
dance à la toxicomanie et une homosexua-
lité, vécue dans le climat de la France des
années cinquante avec son mélange de
honte et de culpabilité, accentuèrent le
trouble d’un jeune homme à l’avenir encore
incertain. Ces années furent, en dehors de
crises plus ou moins graves, une époque
d’intense formation intellectuelle, Foucault
lut et « mit en fiches » nombre d’auteurs,
des philosophes surtout, pour préparer
l’agrégation. Il s’intéressa aussi de près à
la psychologie – décrochant une licence en
1949 –, à la psychiatrie, à la psychanalyse,
BIOGRAPHIE tropismes qui avaient à voir avec son expé-
15 octobre 1926 : rience personnelle. Après un échec, il fut
naissance à Poitiers. reçu deuxième en août 1951 à l’agrégation
Juillet 1946 : reçu 4e à de philosophie, le cacique étant Yvon Brès.
l’Ecole normale supérieure. Cahin-caha, son mal-être s’estompait,
Août 1951 : reçu 2e à
même si sa relation amoureuse avec Jean
l’agrégation de philosophie.
Barraqué, un compositeur de deux ans son
20 mai 1961 : soutenance
de Folie et déraison : cadet et élève d’Olivier Messiaen, ne dura
Histoire de la folie à l’âge guère. Foucault décrivait son amant ainsi :
classique à la Sorbonne. « Laid comme un pou, follement spirituel,
1966 : Les Mots et les [dont] l’érudition en fait de mauvais garçon
Choses. touche à l’encyclopédie4. »
2 décembre 1970 :
L’Ordre du discours, > Débuts de carrière
leçon inaugurale
au Collège de France.
T
out étant répétiteur de philosophie
1975 : Surveiller et punir. à l’E.N.S., Foucault enseigna la
25 juin 1984 : psychologie, de 1952 à 1955,
meurt à Paris à l’hôpital comme assistant à l’université de Lille. En
de la Salpêtrière ; Daniel
Defert crée AIDES. 1954, il publia un premier essai, Maladie
mentale et personnalité, dans lequel se sen-
tait l’influence de Ludwig Binswanger, le
comme l’as de pique et chaussé d’invrai- théoricien de l’analyse existentielle. Le
semblables galoches1 » fit sa deuxième livre portait aussi la trace de son engage-
khâgne au lycée Henri-IV de Paris. Jean ment marxiste. La maladie mentale y est
Hyppolite y fut deux mois durant son pro- ainsi décrite comme une « conséquence
fesseur de philosophie. Le traducteur inter- des contradictions sociales dans lesquelles
prète de la Phénoménologie de l’esprit de l’homme s’est historiquement aliéné5 ».
Hegel détermina en partie sa vocation phi- Dans le sillage d’Althusser, Foucault,
losophique. Plus tard il devait diriger le comme nombre d’intellectuels de sa géné-
diplôme de Foucault intitulé : « La consti- ration, était entré au Parti communiste en
tution d’un transcendantal dans la 1950, puis l’avait rapidement quitté à la
Phénoménologie de l’esprit. » Entre-temps, suite de l’affaire des « blouses blanches ».
Paul-Michel Foucault avait été reçu qua- En 1955, Paul-Michel, qui se fit appeler
trième à l’E.N.S. Michel, peut-être pour ne pas être, après
Pierre Mendès France, un second « PMF »,
> Mal dans sa peau obtint d’être nommé lecteur à l’université
JERRY BAUER/OPALE/LEEMAGE
et directeur de la Maison de France à
C
ependant, il s’en fallait que l’imago Uppsala. Après la Suède, ce fut la Pologne
de Foucault fût sorti de sa chrysa- communiste, remise au pas par Wladyslaw
lide. Rue d’Ulm, Paul-Michel était Gomulka. Pour satisfaire aux exigences
un « garçon solitaire, sauvage, dont les rap- de la milice locale – son homosexualité et
ports avec les autres [étaient] très compli- les conférences qu’il donnait l’avaient
rendu suspect –, Foucault fut muté au bout
d’une année. Ce fut donc à Hambourg, où
il avait été placé à la direction de l’Institut
français, que Foucault remit à Jean
Hyppolite les 993 pages tapuscrites de sa
future thèse. Ce dernier les transmit à
Georges Canguilhem qui les jugea dignes
d’une soutenance.
> Folie et déraison
D
e retour en France, l’université
de Clermont-Ferrand le recruta
comme chargé d’enseignement.
Il y paracheva sa thèse : Folie et déraison
– publiée en 1961 chez Plon, plus tard
rééditée sous le titre Histoire de la folie.
Une traduction – Foucault qui ne savait
pas bien l’allemand lorsqu’il entra à
l’E.N.S. avait comblé cette lacune – et une
étude de l’Anthropologie de Kant firent
office de ce qu’on appelait alors la « thèse
complémentaire ». Folie et déraison fit
grand bruit, notamment dans les milieux
de la psychiatrie, et obtint la médaille de
bronze du CNRS. Même si elle était rédi-
gée dans un style qui tranchait avec le ton
académique, cette vaste fresque aux mul-
tiples perspectives de l’histoire de la folie
à travers les âges établissait la renommée
universitaire de son auteur. Foucault s’ef-
forçait de montrer comment la folie avait
pu se constituer comme maladie mentale.
Inventoriant les formes discursives, poli-
tiques, institutionnelles et pratiques dans
lesquelles s’est configuré un nouveau par-
tage entre raison et déraison, il interrogeait
cette scission fondatrice à partir des dis-
cours constituant les fous comme « objets
de savoir ». A dire le vrai, il s’agissait moins
d’une histoire de la folie (d’où certains
malentendus avec les historiens) que d’une
histoire de ses captures par des discours
sur la folie avec, en filigrane, une réflexion
sur les mécanismes et les enjeux de pou-
voirs impliqués, qu’illustre notamment
l’analyse du « grand renfermement » du
XVIIe siècle.
> Question de méthode
F
olie et déraison mettait en œuvre
une méthode singulière que le
concept d’archéologie permet en
partie de décrire et dont certains des tra-
vaux ultérieurs procèdent : Foucault pro-
posant, à partir des « chutes » de sa thèse,
une archéologie du regard médical dans
Naissance de la clinique (1963), une archéo-
logie de la conception moderne de
l’homme dans Les Mots et les Choses
(1966), puis, enrichies d’une réflexion
BIBLIOGRAPHIE
Œuvres
Depuis peu, l’essentiel des œuvres se lit
en « Pléiade » (2 vol.) ; Maladie mentale et
personnalité, Puf, 1954, rééd. Maladie
mentale et psychologie, Puf « Quadrige »,
1962; Histoire de la folie à l’âge classique,
Gallimard, coll. « Tel », 1972 ; Naissance
de la clinique, Puf, 1963 ; Raymond
Roussel, Gallimard, 1963 ; Les Mots et les
Choses, Gallimard, 1966 (repris en « Tel »);
La Pensée du dehors, Fata Morgana,
1986 ; L’Archéologie du savoir, Gallimard,
1969 (repris en « Tel ») ; L’Ordre du dis-
cours, Gallimard, 1971 ; Ceci n’est pas
une pipe, Fata Morgana, 1973 ; Surveiller
et punir, Gallimard, 1975, (repris en
« Tel ») ; Histoire de la sexualité, vol. I : La
Volonté de savoir, Gallimard, 1976, vol. II :
L’Usage des plaisirs, Gallimard, 1984,
vol. III : Le Souci de soi, Gallimard, 1984,
(tous repris en « Tel »).
L’essentiel des parerga foucaldiens (entre-
tiens, articles, conférences, etc.) se trouve
dans Dits et Écrits, en 4 vol., Gallimard,
1994 ; en 2 vol., « Quarto », 2001.
Les cours de Foucault sont parus dans la
coll. « Hautes Etudes » en coédition
Seuil/Gallimard/EHESS, entre 1997 et
2015 : Sur la volonté de savoir ; Théories
et institutions pénales; La Société punitive;
Le Pouvoir psychiatrique ; Les Anormaux ;
« Il faut défendre la société » ; Sécurité,
territoire et population ; Naissance de la
biopolitique; Du gouvernement des vivants;
Subjectivité et vérité ; L’Herméneutique du
sujet ; Le Gouvernement de soi et des
autres ; Le Courage de la vérité.
Biographies
Didier Eribon, Michel Foucault, Champs-
Flammarion, rééd. 2011 (1989) ; David
Macey, Michel Foucault (trad. P.-E. Dauzat)
Gallimard, 1994 ; James Miller, La Passion
Foucault, Omnibus, 2004.
Essais & études
Gilles Deleuze, Foucault, Minuit, 1986 ;
Frédéric Gros, Foucault, le courage de la
vérité, Puf, 2002 ; Stéfan Leclercq (dir.),
Abécédaire de Michel Foucault, Sils Maria,
2004; Stéphane Legrand, Les Normes chez
Foucault, Puf, 2007 ; Paul Veyne, Michel
Foucault, Albin Michel, 2008 ; Jean-Marc
Mandosio, Longévité d’une imposture :
Michel Foucault, Encyclopédie des
Nuisances, 2010; Judith Revel, Dictionnaire
Foucault, Ellipses, 2008 ; Baptiste
Jacomino, Apprendre à philosopher avec
Michel Foucault, Ellipses, 2014.
Audiovisuel
François Caillat, Foucault contre lui-même,
Arte DVD, 2013. De nombreux documents
sonores ou filmés sont accessibles en ligne.
Les écrivains DU BAC
« MES LIVRES NE SONT PAS DES TRAITÉS
DE PHILOSOPHIE NI DES ÉTUDES HISTORIQUES;
TOUT AU PLUS, DES FRAGMENTS PHILOSOPHIQUES
DANS DES CHANTIERS HISTORIQUES. »
généalogique sur le pouvoir, une archéo-
logie de l’institution pénitentiaire dans
Surveiller et punir (1975) ou encore de la
notion de sexualité dans les trois tomes de
l’Histoire de la sexualité (1976-1984).
Qu’entendre par archéologie ? Il s’agissait
pour Foucault de mettre au jour les
couches sédimentaires que recouvrent des
savoirs tenus pour objectivés ou des pra-
tiques tenues pour vraies ou valides. Il se
proposait ainsi d’analyser les conditions
d’émergence des « dispositifs discursifs »
soutenant des pratiques normatives. Sa
méthode consistait à déceler à partir d’un
corpus limité de textes ou d’archives, aussi
divers soient-ils, une pluralité de strates,
au moment de leur constitution comme
sciences, il forgea le concept ad hoc d’épis-
témè pour désigner non l’esprit du temps
qui les a vus naître, mais le champ de rela-
tions ouvert liant entre eux les discours
d’une époque donnée, bref le ciment ser-
vant à mettre en évidence les décalages
successifs des éléments historiques mis en
rapport. Il dégageait trois épistémès suc-
cessives : celles de la Renaissance, de
l’époque classique, de l’époque moderne.
On reprocha à Foucault un prétendu anti-
humanisme à cause de son pronostic final
de la « fin prochaine » de l’homme. On
l’annexa au mouvement structuraliste alors
à son apogée, Foucault s’y prêtant volon-
que de « jeux de vérité » qui se nouent expérimental » avant-gardiste que le pou-
entre « subjectivation » et « objectivation », voir avait créé pour accorder un lieu ins-
ou de « régimes de vérité » induisant des titutionnel exutoire où la contestation pou-
techniques par lesquelles une société se vait s’exprimer tout en perdant de sa
discipline. Il entrait sans doute une part virulence, puis en participant jusqu’en 1972
d’arbitraire dans le repérage de ces jeux et aux activités du Groupe d’information sur
de ces régimes, Foucault déclarant même les prisons et, à partir de novembre 1972,
avec des accents borgésiens que Les Mots à celles du Comité d’action des prisonniers.
et les Choses « est une pure et simple fiction, Ce Foucault « gauchiste », papillonnant
[…] un roman8 ». Si non è vero… Se défen- au milieu de la logorrhée maoïste et
dant d’être un philosophe au sens tradi- marxiste de l’époque, avait néanmoins
tionnel, sauf en cela qu’il s’occupait de la trouvé en novembre 1969, grâce à son élec-
vérité, ou d’être un historien, quoique chi- tion au Collège de France à une chaire
nant dans les archives, Foucault assumait d’Histoire des systèmes de pensée,
le caractère partiel, sinon partial, de sa libre un refuge institutionnel plus en
recherche : « Mes livres ne sont pas des rapport avec sa notoriété et ses
traités de philosophie ni des études histo- aspirations. « Expérience avec…
riques ; tout au plus, des fragments philo- plutôt qu’engagement avec… »,
sophiques dans des chantiers historiques9. » Foucault croyait en respectant cet
adage pouvoir prendre sa part des
> L’intellectuel spécifique luttes sans s’y laisser piéger.
Au vu de son soutien public à
« DÉCHIFFRER LA VÉRITÉ DE SOI DANS CE MONDE-CI, SE DÉCHIFFRER
SOI-MÊME DANS LA MÉFIANCE À L’ÉGARD DE SOI ET DU MONDE,
DANS LA CRAINTE ET LE TREMBLEMENT À L’ÉGARD DE DIEU, C’EST CELA
ET CELA SEULEMENT QUI POURRA NOUS DONNER ACCÈS À LA VRAIE VIE. »
contrôle. S’ensuivit le projet d’une « phy- Foucault mourut de ses conséquences le
sique du pouvoir » ayant pour objet de 25 juin 1984 à l’hôpital de la Salpêtrière.
comprendre comment des stratégies et des La maladie, qui en était alors à ses débuts,
pratiques modèlent chaque individu et com- recélait encore quelque chose de honteux;
ment, dans les sociétés bourgeoises et libé- le « cancer homosexuel », disait-on. Qui fut
rales, des dispositifs extrêmement fins per- donc Foucault? Comme le Christ, il aurait
mettent d’« organiser le quadrillage des pu déclarer « mon nom est légion ». En
témoigne sa critique du statut même
d’auteur. Impossible en tout cas
pour lui de dire : « Je suis l’au-
teur : regardez mon visage ou
mon profil; voici à quoi devront
ressembler toutes ces figures
redoublées qui vont circuler sous
mon nom; celles qui s’en éloignent
ne vaudront rien ; et c’est à leur

pour y pointer les mouvements secrets de
la pensée avec ses ruptures et ses palino-
dies, hors de toute linéarité historisante
présupposée. C’est là un des traits de sa
manière de procéder : son écriture se nour-
rit de documents, d’archives et de textes
classés comme « mineurs » plutôt que de
références prestigieuses. Dans cette veine,
Foucault consacra aussi un livre inclassable
tiers, même si plus tard, la mode ayant
passé, il déclara : « J’ignore le structura-
lisme et […] il ne m’intéresse pas7. » Se
jouait en tout cas dans ce livre à l’écriture
baroque la mise en question du rapport
même du discours à la vérité.
> La question de la vérité
F
oucault vécut de Tunis, où il ensei- l’expérience du gouvernement degré de ressemblance que vous
gnait depuis 1966, les événements islamiste de la révolution pourrez juger de la valeur des
de mai 1968. Il soutint la révolte iranienne en 1978, cette maxime autres. Je suis le nom, la loi, l’âme,
anti-impérialiste de la jeunesse tunisienne. de prudence n’a pas toujours le secret, la balance de tous ces
De retour en métropole, il publiait permis d’éviter le manque de doubles16. » A l’auctor avec ce que
L’Archéologie du savoir (1969) qui se pré- clairvoyance. cela suppose d’effets d’autorité, il
sentait comme une « théorie générale de Supplice de corps et des aurait sans doute préféré l’actor aux
l’archéologie » et une réponse aux critiques Robert-François comportements13 ». multiples masques. Il avait consacré ses der-
> Le généalogiste des pouvoirs Damiens, évoqué
adressées à sa « méthode ». Foucault y en ouverture Ce Foucault analyste nières recherches à la question de la parrê-

à un écrivain confidentiel, sinon marginal,
Raymond Roussel. Son Raymond Roussel
(1963) analyse comment une expérience
originale et irréductible d’écriture dessine
une sorte d’anti-écrivain dévoilant l’envers
du décor de l’entreprise littéraire. Sur le
plan privé, la période fut plus apaisée :
Foucault avait trouvé en Daniel Defert,
alors jeune normalien de l’E.N.S. Saint-
Cloud, bientôt agrégé de philosophie, le
compagnon qui partagea sa vie de 1963
jusqu’à sa mort.
> La gloire publique
L S
’usage que Foucault a fait du
concept de vérité tout au long de
son parcours surprend. Il ne cesse
de s’y référer, mais non pour questionner,
comme le font traditionnellement les phi-
losophes, la « vérité de la vérité » ou son
essence absolue ni pour en déterminer les
critères, mais pour mettre en lumière ses
effets sur l’existence de ceux à qui les « véri-
tés » sont assénées, bref les relations de
pouvoir induites par les
Michel Foucault savoirs dits « vrais ».
et Jean-Paul En fait, il ne s’agissait
Sartre en 1972
devant l’usine pas tant de vérité
Renault.
théorise l’oxymoron conceptuel « un peu a leçon inaugurale au Collège de de Surveiller du pouvoir et des sia, terme grec signifiant littéralement la
criant10 » d’a priori historique censé per- France (2 décembre 1970) signalait et punir. micropouvoirs forgea « possibilité de tout dire », une parole de
mettre « d’isoler les conditions d’émer- l’inflexion de sa pensée qui se dépla- la notion de « gouver- sincérité et de franchise. Il concluait son
gence des énoncés, la loi de leur coexis- çait de l’analyse des discours vers celle des nementalité », définie comme « l’ensemble ultime cours en décrivant ainsi la tendance
tence avec d’autres11 ». On ne peut pas dire pratiques et des stratégies de pouvoirs. constitué par les institutions, les procédures, « antiparrésiastique » et ascétique de la tra-
que le livre soit toujours très limpide, avec L’archéologue des savoirs se doublait d’un analyses et réflexions, les calculs et les tac- dition mystique du christianisme : « Déchif-
sa « théorie générale de la discontinuité » généalogiste des pouvoirs interrogeant au tiques qui permettent d’exercer cette forme frer la vérité de soi dans ce monde-ci, se
incluant la « discontinuité anonyme du prisme d’une histoire politique de la vérité bien spécifique, bien que complexe, de pou- déchiffrer soi-même dans la méfiance à
savoir ». Quoi qu’il en soit, selon les notions de disciplines, de contrôle, de voir, qui a pour cible principale la popula- l’égard de soi et du monde, dans la crainte
L’Archéologie, « le problème n’est plus de biopouvoir et de biopolitique. Il ne s’agissait tion, pour forme majeure de savoir l’éco- et le tremblement à l’égard de Dieu, c’est
la tradition et de la trace, mais de la plus de critiquer un Pouvoir réifié et mythi- nomie politique, pour instrument technique cela et cela seulement qui pourra nous don-
découpe et de la limite ; ce n’est plus celui fié, entité qui se tiendrait derrière ses mani- essentiel les dispositifs de sécurité14 ». ner accès à la vraie vie17. » Nonobstant la
du fondement qui se perpétue, c’est celui festations, mais d’analyser au cas par cas, crainte d’un Dieu passé, semble-t-il, de sai-
des transformations qui valent sinon au coup par coup, des multiplicités > Foucault tel qu’en lui-même son, c’était peut-être livrer une clé pour
comme fondation12 ». Avant de « micropouvoirs » où se déploient en comprendre l’homme que fut Foucault ou

E A
n 1966, Les Mots et 1968, Foucault, hormis peut- cascade des techniques et des systèmes d’as- partir de 1983, les cours sur la qu’il aurait voulu être. Jean Montenot
les Choses fit passer être son homosexualité, sujettissement. Avec Surveiller et punir « gouvernementalité des autres »
Foucault de la renom- n’avait rien d’un outsider. (1975), Foucault proposait une analyse dif- s’enrichirent de réflexions sur la 1. Didier Eribon, Michel Foucault, Champs-Flammarion,
mée universitaire à la gloire Dans la France gaullo- férentielle des micropouvoirs dans les socié- « gouvernabilité » de soi, Foucault abordant p. 32. 2. Ibid., p. 42. 3. Ibid., p. 43. 4. Lettre à Daniel
Defert, citée dans « La Pléiade », t. I, p. XL. 5. Maladie
publique. Le livre s’ouvre sur pompidolienne, il avait été en tés occidentales au XVIIIe siècle, notamment le thème du souci de soi et s’intéressant mentale et personnalité, Puf, p. 104. 6. Reprise des
une célèbre analyse des 1965 membre du jury de dans les prisons et dans les écoles. Il mon- notamment à la parrêsia des Anciens. « Suivantes », Le Mercure de France n° 1221, 1965 ; Dit
Ménines6 de Vélasquez, l’ENA et avait participé à la trait ainsi comment la société disciplinaire Parallèlement et en lien avec ses cours, et écrits, t. I, « Quarto », p. 492. 7. « Le Savoir comme
crime », 1976, Dit et écrits, t. II, « Quarto », p. 80. 8. « Sur
matrice de son analyse de la commission de réforme de requerrait des savoirs élaborés par les Foucault avait entrepris de rédiger six les façons d’écrire l’histoire », Dit et écrits, t. I, Gallimard,
représentation. Foucault y l’université pilotée par le sciences humaines et, en retour, comment volumes d’une Histoire de la sexualité dont p. 591 ; Dit et écrits, t. I, « Quarto », p. 619. 9. Dit et
écrits, t. IV, Gallimard, p. 21 ; Dit et écrits, t. II, « Quarto »,
MARC SIMON/APIS/SYGMA/CORBIS

montrait que le rapport même ministre Christian Fouchet. ces savoirs avaient besoin de ces pouvoirs trois seulement purent être écrits La Volonté
MARY EVANS/RUE DES ARCHIVES

p. 840. 10. L’Archéologie du savoir, « Tel », p. 174 ;

aux choses est toujours média- Anticommuniste assez viru- disciplinaires. Le panoptique benthamien de savoir (1976), L’Usage des plaisirs (1984) « La Pléiade », t. II, p. 136. 11. Ibid. 12. Ibid., p. 12 ; p. 6.
tisé par les discours et les dis- lent avant 1968, il s’engageait – un projet architectural de prison conçu et Le Souci de soi (1984). En effet, sa mort 13. « Sur la sellette », Dit et écrits, t. II, texte 152,
Gallimard ; Dit et écrits, t. I, « Quarto », p. 1590. 14. « La
positifs propres d’une époque. ouvertement à gauche, à afin que les prisonniers puissent tous être ne lui permit pas d’achever cette entreprise : Gouvernementalité », Dit et écrits, t. II, « Quarto », p. 655.
Examinant un champ limité de Vincennes d’abord, dirigeant vus depuis une tour centrale où les gardiens « J’ai rapporté un virus des Etats-Unis qui 15. A Maurice Pinguet, cité dans « La Pléiade », vol. II,
p. XXXVII. 16. Histoire de la folie, préface à la seconde
disciplines scientifiques (éco- quelques mois le département pouvaient les surveiller sans être vus – joua a l’élégance de ne pas être celui de édition, Gallimard, 1972. 17. Le Gouvernement de soi et
nomie, biologie, linguistique) de philosophie de ce « centre ainsi le rôle de paradigme de la société de l’AIDS15. » C’était pourtant bien le sida, et des autres : le Courage de la vérité, Seuil, p. 308.

104•LIRE FÉVRIER 2016 LIRE FÉVRIER 2016•105