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Carl Dahlhaus (1928-1989) est l’un

des plus grands musicologues allemands Dahlhaus présente ici la réflexion musicale

L’ESTHÉTIQUE

CARL DAHLHAUS | L’ESTHÉTIQUE MUSICALE CLASSIQUE ET ROMANTIQUE


e
de la seconde moitié du xx siècle. Il s’est entre l’« époque-seuil » (Kosellek)
principalement consacré à l’histoire de la située autour de 1770 et les décennies
e
e e
musique des xix et xx siècles, ainsi qu’à tardives du xix siècle, qui marquent
l’esthétique et à la théorie musicales. le début de la modernité. Même s’il traite
Il a étudié la musicologie aux universités essentiellement de l’Allemagne,
LA RUE ?
cet ouvrage est beaucoup plus large,

MUSICALE
de Göttingen et de Fribourg (sa thèse PARLONS-EN !
de 1953 porte sur les messes de Josquin dans la mesure où l’esthétique musicale
des Prés). Il a ensuite été assistant allemande, en particulier durant la
au Deutsches Theater de Göttingen, décennie décisive ouverte par
membre de la rédaction de la Stuttgarter la Critique de la faculté de juger de Kant
LES RENCONTRES
Zeitung, et responsable de la recherche DE NORMALE SUP' (1790) et close par les Fantaisies sur

CLASSIQUE
musicologique régionale à l’université l’art de Ludwig Tieck (1799), a été
de Kiel où il a soutenu sa thèse à la pointe de l’évolution européenne.
d’habilitation (Études sur
la naissance de la tonalité harmonique). FIGURES Le romantisme fut un phénomène
À partir de 1967, il a été professeur NORMALIENNES d’esthétique musicale avant de devenir
un phénomène musical ; il s’affirma comme

ET ROMANTIQUE
de musicologie à la Technische Universität
de Berlin. Membre de l’Académie allemande mode d’écoute avant de pénétrer
de langue et de littérature, les styles et les formes de la composition.
Dahlhaus a dirigé l’édition complète Parmi les faits les plus curieux de l’époque
VERSIONS
des œuvres de Wagner, coédité FRANÇAISES sur laquelle le livre est centré, figure
l’Encyclopédie Piper du théâtre lyrique la simultanéité des esthétiques musicales
et publié, entre autres, un volume classique et romantique. Néanmoins,
e
sur La Musique du xix siècle. l’esthétique musicale classique demeurait
Plusieurs de ses livres sur Wagner, Schoenberg,
la « musique absolue » ou la Nouvelle Musique
ETUDES DE
LITTÉRATURE ANCIENNE
DE KANT À WAGNER vers 1800 rudimentaire, parce qu’il n’y avait
pas de liaison efficace entre Vienne, le lieu
ont été traduits en français. du classicisme musical, et le foyer essentiel
L’Esthétique musicale classique de développement de la réflexion sur
et romantique (1988) est son ultime ouvrage. CARL DAHLHAUS la musique, le centre et le nord
de l’Allemagne. À certains égards, le grand
SCIENCES critique musical autrichien Eduard Hanslick
DURABLES († 1904), qui a été injustement traité
de formaliste, est l’esthéticien qui a réussi
à donner une formulation légitime
de l’esprit de la musique classique.
ITALICA
40 €
ISBN 978-2-7288-0591-4 Traduit de l’allemand
ISSN 1761-2160 par Clémence Couturier-Heinrich,
Jean-François Laplénie,
Lucie Marignac et Sacha Zilberfarb
ÆSTHETICA
9 782728 805914
www.presses.ens.fr
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE
CLASSIQUE
ET ROMANTIQUE
DE KANT À WAGNER

ÆSTHETICA
Nous appliquons dans ce livre la plupart des rectifications orthographiques de la dernière
réforme de l’Académie (JO du 6 décembre 1990).
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE
CLASSIQUE
ET ROMANTIQUE
DE KANT À WAGNER
CARL DAHLHAUS
Traduit de l’allemand par
Clémence Couturier-Heinrich,
Jean-François Laplénie, Lucie Marignac
et Sacha Zilberfarb
Ouvrage publié avec le concours de la Fondation de France dans le cadre de
son programme de développement de l’histoire de l’art en France et avec l’aide
du laboratoire d’excellence TransferS (programme Investissements d’avenir
ANR-10-IDEX-0001-02 PSLH et ANR-10-LABX-0099)

Ce livre a été édité par Lucie Marignac.

En couverture : 


Détail du Por trait de Girolamo Frescobaldi, par Claude Mellan (1598-1688),


pierre noire (Paris, Ensba).

La première édition du présent ouvrage est par ue en allemand sous le titre


Klassische und romantische Musikästhetik © Laaber, Laaber Verlag, 1988.

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

© Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2019.

45, rue d’Ulm – 75230 Paris cedex 05


www.presses.ens.fr
ISBN 978-2-7288-2893-7
ISSN 1761-2160
SOMMAIRE

7 INTRODUCTION

15 CHAPITRE 1. L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

91 CHAPITRE 2. « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

185 CHAPITRE 3. ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

247 CHAPITRE 4. DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE

DE LA CULTURE

327 CHAPITRE 5. « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

411 CHAPITRE 6. APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

469 CHAPITRE 7. « OPUS METAPHYSICUM »

567 NOTES

611 BIBLIOGRAPHIE

623 INDEX DES NOMS

631 LES TRADUCTEURS DU VOLUME

633 TABLE DES MATIÈRES


INTRODUCTION

L
a profonde opposition interne que semble exprimer le titre Esthétique
musicale classique et romantique si l’on se réfère à de vieux schémas d’histoire
des idées n’existe pas en réalité. Les convergences qui s’observent entre, d’une
part, Karl Philipp Moritz et Friedrich von Schiller, et, de l’autre, E. T. A. Hoffmann
et Arthur Schopenhauer, sont fondamentales, tandis que les divergences qui les
séparent sont si ce n’est insignifiantes, du moins secondaires. On peut donc parler
sans exagération d’une esthétique musicale classico-romantique, de même que
d’une musique classico-romantique, c’est-à-dire mettre l’accent non pas sur les
différences que des adeptes de la méthode pratiquée par l’histoire des idées ont
ramenées à des formules séduisantes telles que « perfection » et « infini », mais sur
l’unité interne de cette période, unité qui est devenue de plus en plus flagrante ces
dernières décennies, grâce à la radicalité avec laquelle la modernité a rompu avec
la tradition. Et ce sont les fondements communs de cette tradition, rendus plus
perceptibles par leur effondrement au xxe siècle, non ses tendances divergentes,
qui s’imposent rétrospectivement à la conscience.
Le mot « esthétique » date du milieu du xviii e siècle ; et il ne serait
nullement absurde d’affirmer que l’apparition du terme et la naissance de la
chose qu’il désigne sont contemporaines, bien qu’il y ait là quelque exagération.
Les traditions dont l’esthétique classico-romantique de la musique – y compris
l’esthétique de l’Empfindsamkeit – se détacha n’étaient pas de l’esthétique au sens
de Baumgarten, Kant et Hegel, à savoir une théorie de l’art sous la forme d’une
philosophie du beau fondée sur une théorie de la perception.
Dans la tradition issue de Pythagore et de Platon qui, relayée par le
Moyen Âge, se transmit de l’Antiquité jusqu’à l’époque baroque sous l’appellation
de musica theoretica, on interprétait la musique comme une « mathématique

7
INTRODUCTION

sonore ». La conviction selon laquelle la proportion contenue dans un


phénomène en représente l’essence conférait une signification métaphysique au
fait que les consonances reposent sur des rapports mathématiques simples et les
dissonances sur des rapports mathématiques complexes. (En réalité, l’ontologie
de la correspondance entre ce qui apparaît clairement aux sens et ce que la
raison considère comme simple avait fait l’objet d’une remise en question dès
le v e siècle avant J.-C., lorsqu’avait été découverte l’irrationalité de la diagonale
du carré, mais nous n’en tenons pas compte ici.) L’interprétation des nombres
comme idées fut minée par la science moderne du xviie siècle, ce qui imposa une
révolution philosophique qui finit par atteindre aussi, avec un siècle de retard,
l’esthétique musicale ; par ailleurs la référence aux mathématiques perdit de
son importance dans une esthétique fondée sur une théorie de la perception,
car – c’est le constat que fit Kant – les proportions des intervalles s’abolissent,
disparaissent dans l’effet produit par la musique.
La théorie des affects, à laquelle la conception baroque de la musique,
centrée sur l’opéra, accordait une place prépondérante, ne fut pas, à la fin du
xviiie siècle, abandonnée comme la mathématique musicale, mais transformée.

À la méthode consistant à faire le portrait musical d’un affect, pour ainsi dire
de l’extérieur, en reproduisant ses inf lexions, gestes et changements de tempo
caractéristiques, se substitua la prétention – à vrai dire hasardeuse – d’exprimer
de l’intérieur un sentiment en l’extériorisant, c’est-à-dire de transmettre par
des sons des émotions réelles ou imaginaires du compositeur ou de l’interprète.
(Dans la théorie esthétique on parlait de sentiments réels, en vérité c’était
plutôt des sentiments imaginaires – si tant est que l’on puisse considérer cette
distinction comme valable.)
La théorie de l’imitation, la thèse selon laquelle c’est l’imitation de
mouvements ou d’états extérieurs ou intérieurs qui donne son sens à la musique
– les mouvements et états intérieurs n’étant pas autre chose que les affects –,
avait dans la conception de la musique qui prévalut du xvie au xviiie siècle une
importance qui ne s’explique que par la fonction qu’elle devait remplir. L’idée
que la musique aussi était mimésis, imitation de la nature extérieure ou
intérieure, justifiait son intégration, aux côtés de la poésie et de la peinture,
à un système des beaux-arts reposant sur une conception unique de l’art.

8
INTRODUCTION

L’esthétique classico-romantique dénoua tout d’abord les liens problématiques


qui associaient peinture sonore, représentation des affects et interprétation
allégorique sous le vocable « imitation de la nature extérieure et intérieure »,
réinterpréta en deuxième lieu, comme nous l’avons dit, la représentation des
affects dans le sens d’une expression des sentiments par extériorisation de
l’intime, et donna enfin à l’unité des arts une autre justification que le principe
d’imitation, à savoir l’idée d’une substance « poétique » commune. La fin de la
théorie de l’imitation marque le début de l’esthétique classico-romantique.
Il faudrait encore évoquer le déclin de la poétique normative
traditionnelle dans la conscience esthétique de la fin du xviiie et du début du
xix e siècle. Non que les règles du contrepoint, de l’harmonie et des différentes

formes aient été abrogées. Mais en premier lieu elles ne garantissaient plus,
bien que toujours considérées comme des conditions nécessaires, qu’une œuvre
fût de l’art, cette garantie étant désormais fournie, comme nous l’avons dit,
par un caractère « poétique » irrationnel et impalpable. En outre, la continuité
historique de la musique n’était plus fondée sur la transmission d’un système
de règles mais sur celle d’œuvres formant un répertoire fixe pour l’opéra et
le concert, un ensemble doté du statut esthétique des textes classiques. La
substance de la tradition n’était pas constituée de règles à suivre mais d’œuvres
dont on ne pouvait imiter les créateurs qu’en devenant aussi inimitable qu’eux.
L’esthétique musicale classico-romantique est moins un système
construit à partir d’une idée fondamentale qu’un complexe qui se compose
d’éléments d’origines variées et d’âges différents. Pour qui s’attache à la
caractériser historiquement, ce ne sont pas les différents principes ou idées pris
isolément, lesquels remontent parfois à un passé lointain, qui sont décisifs, mais
la configuration qu’ils forment ensemble, au sein de laquelle leur signification
connut une évolution plus ou moins importante.
Le concept classico-romantique d’art, que le terme d’« art du beau »
permettait de distinguer du concept plus ancien d’ars ou de technè, qui incluait
aussi les arts dits mécaniques, renvoie à une essence commune aux différents
arts, que l’on cherchait, à la fin du xviiie et au xix e siècle, comme nous l’avons
dit, à rendre par le mot « poétique », sans qu’il s’agît par là de littérariser les
autres arts. (Une « idée poétique » peut être en musique un sujet emprunté à

9
INTRODUCTION

la littérature, mais aussi une idée musicale formelle, qui garantit que l’œuvre
est bien de l’art : l’élément déterminant dans l’expression « poétique » n’est pas
l’emprunt littéraire, qui n’est pas indispensable, mais la prétention à produire
de l’art.) La frontière du système des arts n’a jamais été nettement tracée ; au
xviiie siècle, la danse, et même le jardinage, y étaient parfois inclus. D’autre part,

le concept d’« art du beau » se révéla rapidement trop étroit ; à partir du milieu


du xviiie siècle, une esthétique du sublime vint compléter l’esthétique du beau, et
au xix e siècle s’édifièrent une esthétique du caractéristique et même, pour finir,
une esthétique du laid. (La reconnaissance dans le caractéristique non pas d’une
simple composante du beau mais d’une idée esthétique autonome est l’une des
particularités qui séparent l’esthétique romantique de l’esthétique classique ; et
l’esthétique du laid n’est pas autre chose qu’une théorie des tendances que l’on a
baptisées « romantisme noir ».)
L’importance que revêt le concept d’œuvre dans l’esthétique musicale
classico-romantique, dont il constitue l’une des conditions centrales, n’a été
évaluée à sa juste mesure que dans les dernières décennies, lorsque, menacé
d’effondrement, il cessa de sembler évident. Les avis sont partagés sur la question
de savoir si l’on peut parler d’œuvres présentant une forme bien déterminée et
atteignant le statut de textes – comme objets d’une interprétation – à propos de
la polyphonie de l’école de Notre-Dame (vers 1200), ou s’il faut attendre Philippe
de Vitry et Guillaume de Machaut (xive siècle) ; cette catégorie commença à être
désignée, au xvie siècle, par la formule opus perfectum et absolutum, mais l’ensemble
des caractéristiques que comprend le concept classico-romantique d’œuvre
ne fut rassemblé que deux siècles plus tard. Les principales sont tout d’abord
l’interprétation de l’œuvre comme produite par un génie obéissant non à un canon
de règles mais uniquement à l’inspiration, ensuite l’idée qu’elle forme une unité
autonome existant pour elle et non pour remplir une fonction extraesthétique,
et enfin la justification de la prétention à l’autonomie par une logique musicale
consistant dans une interaction entre des éléments harmoniques et tonaux et
des éléments motiviques et thématiques : la forme musicale se constitue comme
dialectique du général et du particulier, dialectique entre un plan d’ensemble
fondé sur la tonalité et des idées mélodiques individuelles dont il est possible, en
les développant par variation, de tirer des conséquences.

10
INTRODUCTION

Un changement de paradigme, c’est-à-dire le remplacement du modèle


concret d’où partait la réflexion esthétique par un autre, a contribué à donner son
fondement à l’esthétique classico-romantique. La théorie des affects du xviie et du
début du xviiie siècle était, même si elle prétendait couvrir l’ensemble de la musique,
essentiellement une théorie de l’opéra ; l’esthétique musicale classico-romantique
avait quant à elle pour objet – E. T. A. Hoffmann et plus tard Eduard Hanslick
l’ont souligné avec la même insistance – la musique instrumentale, et avant tout
la symphonie. Ce qui était vrai de la « musique pure et absolue » devait l’être de la
musique tout court, comme si un texte était un ajout extramusical. On échangea
l’ancien préjugé selon lequel la musique vocale est la vraie musique contre le
préjugé inverse et tout aussi mal justifié selon lequel l’essence de la musique ne se
manifeste dans toute sa pureté que dans la musique instrumentale.
Si l’on entend par « esthétique romantique de la musique »
l’esthétique musicale de romantiques comme Friedrich Schlegel, Ludwig Tieck
et E. T. A. Hoffmann – et c’est la seule définition recevable –, l’idée que
l’esthétique romantique de la musique est une esthétique du sentiment se
révèle aussi erronée que profondément enracinée dans les esprits. L’esthétique
du sentiment, que Hanslick qualif iait de « viciée », était un héritage de
l’Empf indsamkeit qui certes continua de se transmettre durant l’époque
classico-romantique et survécut même à tout le xix e siècle presque intacte, mais
passa pour ainsi dire dans la clandestinité dès les années 1790 pour s’établir
comme esthétique populaire, méprisée quoique à la vie dure. L’esthétique
proprement romantique de la musique, à laquelle E. T. A. Hoffmann donna
sa forme la plus efficace du point de vue de la diffusion et que Schopenhauer
fonda en partant d’un système cohérent, était une métaphysique de la musique
instrumentale ; et l’ambition philosophique, qui se faisait théologique sans
avoir à franchir de frontière nette, est une des caractéristiques par lesquelles
l’esthétique romantique de la musique rompit avec l’esthétique musicale
classique. L’écart chronologique entre les deux « courants » était à vrai dire
réduit ; si les grands traits d’une esthétique classique ont été ébauchés à la fin
des années 1780, l’esthétique musicale romantique a été esquissée par Jean Paul
et Wilhelm Wackenroder dès le milieu des années 1790, et il est à peine exagéré
d’affirmer que toutes les grandes idées aussi bien de l’esthétique classique que

11
INTRODUCTION

de l’esthétique romantique ont été formulées dans l’espace de la décennie qui


s’est écoulée entre la Révolution française et la fin du siècle.
Les tendances réalistes de la f in du xix e siècle ne laissèrent
pratiquement pas de traces dans la conception de la musique. L’esthétique
classico-romantique s’y perpétua presque sans subir de contestation jusqu’à
la vague d’innovation du tournant du siècle qui se proclama elle-même « la
modernité ». L’analyse rétrospective fait néanmoins apparaître à partir du
milieu du siècle les indices d’un déclin, que l’on avait d’abord négligés. La
correction qu’introduit Eduard Hanslick dans la deuxième édition de son traité
Du Beau musical [Vom Musikalisch-Schönen] en remplaçant le mot « métaphysique »
par « empirique » est, du point de vue de l’histoire des idées, un symptôme que
le caractère passablement comique de la substitution ne devrait pas conduire à
ignorer : à une époque qui se qualifiait elle-même de positiviste, la métaphysique
était chassée par la psychologie. (Précisément durant la décennie qui vit naître
l’art moderne, une phénoménologie qui déboucha finalement sur une nouvelle
ontologie restreignit la reconnaissance qui était accordée à la psychologie, mais
un livre sur l’esthétique musicale classico-romantique n’est pas le lieu pour
expliquer ce paradoxe de l’histoire des idées.)
S’il avait semblé au début du xix e siècle, après Friedrich Schlegel
et Georg Wilhelm Friedrich Hegel, que la philosophie de l’histoire pouvait
permettre une médiation entre théorie esthétique et conscience historique, il
apparut de plus en plus clairement, après l’échec de la révolution de 1848, qui eut
pour conséquence idéologique la « chute de l’hégélianisme », que l’esthétique, dans
la mesure où elle prétendait établir des normes, était minée par l’historicisme. Et
l’historicisme trouvait, bien que leur connaissance réciproque fût très limitée,
une alliée dans l’opposition à l’esthétique d’artistes défendant une conception
militante de la modernité et refusant de se soumettre à une tradition classicisante
devenue académisme. Leur opposition commune à l’esthétique classico-
romantique fait de l’historicisme, qui arracha pour ainsi dire la substance de l’art
à l’intemporalité pour la rendre à l’historicité, et de la modernité musicale deux
instances étroitement liées du point de vue de l’histoire des idées.
La disparition de la poétique des genres, la tendance à ne pas
mesurer une œuvre à l’aune du genre auquel elle appartient, mais à la considérer

12
INTRODUCTION

exclusivement comme un individu contenant en lui-même ses propres critères,


est un processus historique qui commença à s’ébaucher dès l’esthétique classique,
sans être toutefois entièrement visible, mais qui n’aboutit qu’à la fin du xix e et au
xx e siècle à priver les genres, quand ils faisaient encore l’objet d’une tradition, de

leur inf luence sur la réponse apportée à la question de savoir si une œuvre est
ou non de l’art. En niant la réalité esthétique des genres parce qu’ils ne disent en
rien si une construction est de la poésie ou pas, l’historien que Benedetto Croce
voulait être se trompait, mais Croce lui-même rendait compte avec une intuition
parfaitement juste d’une évolution qui se produisait à sa propre époque.
L’histoire de l’esthétique, dont on peut douter qu’elle ait existé avant
le milieu du xviiie siècle, se compose à la fin du xviiie et au xix e siècle, comme cet
aperçu rapide l’a déjà montré, de courants soumis à une évolution, dont certains
remontent à un passé lointain, tandis que d’autres ne sont apparus qu’à l’époque
classico-romantique. Une partie d’entre eux s’interrompt à la fin de cette période,
l’autre survit à sa disparition durant la suite du xix e siècle. Il est néanmoins
légitime de parler d’une esthétique musicale classico-romantique comme d’un
complexe historique susceptible d’être distingué avec suffisamment de netteté
aussi bien de ce qui le précède, dont il ne perpétue qu’une part minoritaire, que
de ce qui le suit, qui détruisit la tradition plutôt qu’il ne la conserva.

13
CHAPITRE 1

L’IDÉE DE CLASSIQUE
ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
LE SYSTÈME DES ARTS ET LA MUSIQUE

La phrase de Walter Pater selon laquelle tout l’art cherche à atteindre


la condition de la musique – « All art aspires to the condition of music 1 » – s’enracine,
à l’insu de son auteur, dans une tradition qui remonte à la fin du xviiie siècle, aux
années 1790, qui constituèrent, grâce à la rencontre de tendances classiques et
romantiques, la décennie la plus fructueuse de toute l’histoire de l’esthétique.
Si l’on ne se laisse pas tromper par l’usure qu’a subie le mot tel que
nous l’employons quotidiennement, le concept d’« art » – au singulier collectif –,
que Pater présuppose comme s’il était évident, se révèle problématique et
difficilement compréhensible. En effet, une fois dissipée l’illusion d’évidence
entretenue par l’habitude que nous avons d’utiliser certains mots, il est
malaisé de justifer de manière convaincante l’affirmation que l’architecture,
la sculpture, la peinture et la musique forment le groupe des « beaux-arts »
– au xviiie siècle certaines classifications ajoutent la danse et l’art des jardins
ou excluent l’architecture – et que cette association se fonde sur une essence
de « l’ » art, que les arts ont en commun et qui les distingue d’autres activités et
productions humaines.
La phrase de Pater est un défi en forme de paradoxe et ne peut être que
cela, parce qu’elle tente de résoudre un problème vraisemblablement insoluble. La
question de l’essence de « l’ » art – de la substance commune aux cinq « beaux-arts »
dont le canon se dégagea, avec quelques hésitations, vers le milieu du xviiie siècle 2 –
est l’une de ces questions qui ne permettent guère de déterminer dans quelle
mesure l’obscurité dans laquelle elles plongent a son origine dans leur profondeur
métaphysique ou dans le fait banal qu’elles sont mal posées.
Ludwig Tieck parlait en 1799 dans les Fantaisies sur l’art [Phantasien
über die Kunst] des « sons des instruments » – par différence avec les « sons

17
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

produits par la nature » – comme d’« un monde en soi » : « On peut même dire
que ces sons, que l’art a découverts d’une façon merveilleuse et recherche par les
voies les plus diverses, sont d’une nature tout à fait différente, ils n’imitent pas,
ils n’embellissent pas, mais sont un monde en soi à part 3 . » Il n’est pas question,
du moins pas à la surface de la phrase, d’un principe liant les « beaux-arts » entre
eux. Mais Tieck définit l’esthétique de l’autonomie qu’il proclame en l’opposant
à des idées qui servaient dans la théorie de l’art du xviiie siècle à saisir l’essence de
« l’ » art, à savoir le principe d’imitation et celui d’embellissement. C’est pourquoi
on est immédiatement tenté d’attribuer à sa propre thèse une fonction analogue.
Parmi les traités codifiant le système des arts, ce sont indubitablement
le livre de l’abbé Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), et le
Discours préliminaire à l’Encyclopédie de d’Alembert, tributaire de Batteux, qui
exercèrent la plus grande inf luence. Mais Batteux et d’Alembert cherchaient l’un
comme l’autre l’essence de l’art dans le principe de l’imitation, qui à l’origine,
dans l’Antiquité, ne mettait en relation que poésie et peinture – on citait
inlassablement la formule d’Horace ut pictura poesis, parfois en l’inversant –,
alors qu’au xviii e siècle, on l’étendit, non sans hésitation, à l’architecture et
à la musique. Le postulat selon lequel la musique devait imiter soit la nature
intérieure de l’homme, soit la nature extérieure qui l’entoure, déboucha d’une
part sur la représentation des affects, de l’autre sur la peinture sonore.
Contre la théorie de l’imitation, qui devait son autorité à son
origine antique, Johann Georg Sulzer mettait en avant dans sa Théorie générale
des beaux-arts [Allgemeine Theorie der Schönen Künste], la plus importante
encyclopédie en langue allemande, le second principe évoqué par Tieck, celui
d’embellissement : « C’est donc dans cet embellissement de toutes les choses
nécessaires à l’homme, et non dans une vague imitation de la nature, comme
tant le professent, qu’il faut chercher l’essence des beaux-arts 4 . » Ce n’est pas un
hasard si Sulzer évite de délimiter le canon ou système des beaux-arts – il ressort
toutefois de l’article qu’il inclut l’éloquence, mais exclut l’historiographie :
l’« embellissement de toutes les choses nécessaires à l’homme » est plutôt un
principe de l’artisanat d’art que de l’art au sens strict, sens qui ne se dégagea au
xviiie siècle que progressivement et en surmontant des résistances. Le sens fort du

mot « art », qui est depuis devenu une trivialité, était au xviiie siècle un paradoxe,

18
Le système des arts et la musique

et ne pouvait qu’être profondément étranger à un philosophe populaire comme


Sulzer, qui était un homme de bon sens.
Les modèles sensibles sur lesquels reposait le principe d’imitation
étaient la poésie et la peinture, tandis que l’idée de chercher l’essence des
beaux-arts dans l’embellissement de choses nécessaires ou utiles a été tirée de
l’architecture et, comme le montre l’article de Sulzer, de la rhétorique. Quant à
l’esthétique de l’autonomie, l’idée d’un « monde en soi », ce n’est pas par hasard
qu’elle s’appuie – même si Tieck a été inf luencé par l’explication que Johann
Jacob Breitinger avait donnée de la poésie comme représentation d’un « monde
possible » – essentiellement sur des expériences musicales. Il existe entre les
définitions de l’essence de « l’ » art, qui se succèdent ou se font concurrence, et le
choix d’un paradigme des arts une interaction qui ne permet pas de dire ce qui
est cause et ce qui est effet.
S’il n’est pas encore question chez Tieck de l’art tout court, Christian
Friedrich Michaelis, un philosophe s’inscrivant dans la lignée de Kant, a
poursuivi le raisonnement, quelques années plus tard seulement, sur la voie
tracée par la polémique contre les principes d’imitation et d’embellissement et
loué dans la musique le modèle de tous les autres arts. Dans l’essai sur L’Idéalité de
la musique [Über das Idealische der Tonkunst] qu’il publia en 1808 dans l’Allgemeine
musikalische Zeitung, il opposait comme Tieck à l’esthétique de l’imitation le
principe d’autonomie.
Parmi tous les arts, il n’y en a pas un qui, dans ses œuvres, apparaisse à l’homme plus
idéal, plus originel – « originel » au sens de « qui a sa raison d’être en soi-même » – que
la musique. Aucun autre ne montre plus clairement qu’il est inadmissible d’affirmer
que l’art du beau consiste simplement à imiter la nature. Quel art misérable elle
serait si elle n’était qu’une répétition des sons que la nature animée ou inanimée fait
entendre sans respecter aucune règle de l’art ! La musique crée des totalités de sons
si infiniment variées, elle rend présent à notre imagination, par le charme de ses
compositions mélodiques et harmoniques, un monde si entièrement particulier que
l’on en chercherait en vain les originaux dans la réalité étrangère à l’art 5 .

Le « monde entièrement particulier » que des « règles de l’art » séparent de la


nature et de son imitation n’est autre que le « monde en soi à part » dont parlait
Tieck. Mais en même temps, l’antithèse d’où part Michaelis rappelle la querelle
entre Rousseau et Rameau sur le primat de la mélodie ou de l’harmonie. Là où

19
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

elle se rapproche le plus de son essence abstraite, la mélodie telle que la concevait
Rousseau est ref let d’une langue originelle dans laquelle la nature de l’homme
et de ses sentiments, « le Oh et le Ah du cœur », comme disait Hegel, se manifeste
directement. L’harmonie, quant à elle, constitue le principe grâce auquel
l’émission sonore spontanée de la nature devient art, et pour Rameau il n’y a
pas de musique en-deçà de cette transformation. (Cette controverse n’était pas
une dispute sur le primat de la voix du haut ou de la composition poly­phonique,
comme elle a quelquefois été interprétée à tort, mais une confrontation sur la
question de savoir si la véritable substance de la musique est constituée d’inter-
jections mises en sons ou de relations régulées entre des sons – relations reposant
sur le principe de consonance, à l’œuvre dans l’élaboration de la mélodie comme
dans celle de l’harmonie.)
La thèse selon laquelle la musique constitue, dans la mesure où
elle est un « monde entièrement particulier », le modèle de tous les autres arts,
thèse que les propos de Tieck impliquaient mais qui y demeurait implicite, fut
formulée tout à fait clairement par Michaelis :
Elle [la musique] donne donc à voir en toute pureté l’esprit de l’art, dans sa liberté et
son caractère propre. L’imagination qui invente et crée révèle dans la musique toute
sa puissance. La valeur des œuvres musicales parfaites ne réside pas dans le simple
fait qu’elles représentent autre chose, signifient autre chose, mais dans ce qu’elles
sont elles-mêmes, dans leur être propre et incomparable 6 .

La formulation que Michaelis a donnée du principe de l’esthétique de l’auto-


nomie – l’affirmation que l’essence de la musique est dans son être musical et
non dans une signification extramusicale – n’est pas moins drastique que celle,
postérieure d’un demi-siècle, d’Eduard Hanslick. Mais – et les différences litté-
raires furent décisives pour la réception des deux textes – Hanslick écrivit un
livre, qui présentait des thèses provocatrices dans un style brillant, tandis que
le simple commentaire de Michaelis n’occupait que quelques colonnes dans
une revue et ne s’élevait que rarement au-dessus du ton sec d’un philosophe
populaire tributaire de Kant et dans l’impossibilité de le nier.
Il est vraisemblable et presque sûr qu’E. T. A. Hoffmann, lorsqu’il
publia en 1810 dans l’Allgemeine musikalische Zeitung une recension de la
5e symphonie de Beethoven, avait présent à l’esprit le souvenir de l’essai de

20
Le système des arts et la musique

Michaelis, qui était paru deux ans plus tôt dans le même périodique. Les
convergences qui s’observent entre le commentaire et la recension – recension
qui fait partie des actes de naissance de l’esthétique musicale romantique –,
peuvent difficilement n’être dues qu’au hasard. La musique, dit Michaelis,
« donne à voir en toute pureté l’esprit de l’art, dans sa liberté et son caractère
propre ». Et Hoffmann écrit :
Lorsqu’on parle de la musique comme d’un genre autonome, on ne devrait jamais
penser qu’à la musique instrumentale qui, méprisant toute aide et toute inter-
vention extérieure, exprime avec une pureté sans mélange cette quintessence de
l’art qui n’appartient qu’à elle, ne se manifeste qu’en elle. Elle est le plus romantique
des arts – on pourrait presque affirmer qu’elle seule est vraiment romantique 7.

L’élément déterminant qui lie l’esthétique classique telle que la représente


le disciple de Kant Michaelis et la métaphysique romantique de la musique
instrumentale qu’expose Hoffmann est l’idée de l’autonomie esthétique,
dont la musique apparaît comme la réalisation paradigmatique. Michaelis
et Hoffmann parlent l’un comme l’autre de « l’ » art tout court et voient tous
deux dans la musique le modèle de ce qu’il est dans sa véritable essence. C’est
pourquoi la musique est, selon Hoffmann, le seul art purement romantique (et
au lieu de « purement romantique » on pourrait aussi dire « purement poétique »
ou « purement artistique »). Le principe d’autonomie est une idée qui rattache
solidement l’esthétique musicale classique, de Karl Philipp Moritz à Michaelis
en passant par Kant, au romantisme de Ludwig Tieck et d’E. T. A. Hoffmann,
et même, à l’extrémité de la chaîne, au positivisme d’Eduard Hanslick. Si l’on
prend à la lettre la définition que Hoffmann donne du romantique, l’élément
essentiel de l’esthétique musicale romantique n’est donc pas spécifiquement
romantique. (Cet état de choses ne devrait pas être ressenti comme paradoxal,
car l’opinion selon laquelle ce qu’une chose a de spécifique est toujours aussi
ce qu’elle a d’essentiel – opinion qui conduisit chez Hanslick à une déduction
erronée qui supporte tout son système – est un préjugé.)
L’interprétation que Hoffmann fait des affects, dont la repré­
sentation apparaît indispensable dans l’opéra, à la différence de ce qui se passe
dans la musique instrumentale, rappelle elle aussi Michaelis. « Toute passion
– amour, haine, fureur, désespoir – représentée à l’opéra, la musique la revêt de

21
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

l’éclat d’une pourpre romantique », dit Hoffmann 8 . Et Michaelis emploie des


termes semblables pour décrire l’impression qu’il a que la musique extrait les
sentiments de la réalité et les en éloigne. « Quand la musique elle aussi exprime
certaines passions, certains affects, certains états de l’âme, et que pour ainsi
dire elle les dépeint, elle le fait néanmoins d’une manière dont on ne trouve en
dehors de sa sphère, dans la nature réelle et individuelle, que des traces faibles et
imparfaites 9 . » L’idée que la musique n’imite pas la réalité des sentiments mais,
précisément à l’inverse, permet aux sentiments, qui dans la vie quotidienne
errent, perdus, de parvenir à leur véritable réalité, semble venir de Wackenroder,
qui affirme dans Les Merveilles de la musique [Die Wunder der Tonkunst] à propos de
« ce que nous appelons les sentiments » que nous les « libérons des rets emmêlés
de l’existence terrestre, dans lesquels ils sont pris, que nous les jouons pour
nous un par un pour célébrer leur douce mémoire, et que de cette façon nous les
conservons » 10. L’idée que ce ne sont pas les instants de présent vécu qui donnent
aux sentiments leur véritable réalité, mais le souvenir – un souvenir que suscite
avant tout la musique –, revêtit dans la poésie, y compris pour une bonne partie
du xx e siècle, une importance considérable.
L’idée que la musique est du sentiment remémoré et celle qu’elle
constitue un « monde en soi à part » sont deux des principes sur lesquels repose
l’esthétique musicale romantique, qui ne devint pas un système fixe, mais forma
au contraire une combinaison en quelque sorte f lottante d’idées qui s’échappent
quand on essaie de les saisir. Mais c’est justement par là que la musique devint
le modèle des autres arts, et la phrase de Walter Pater que nous avons citée
pour commencer a été anticipée par Schopenhauer, dont l’esthétique musicale
s’appuyait, elle, sur Tieck et Wackenroder, dans un fragment que Pater ne
pouvait pas connaître, car il n’a été retrouvé qu’après la mort de Schopenhauer,
dans ses papiers :
Quand on écoute de la musique, on cesse de désirer, on a tout, on est parvenu au but ;
cet art suffit en tout, et le monde est intégralement répété et exprimé en lui. Il est
aussi le premier, le plus royal de tous les arts. Le but de chacun des arts est de devenir
comme la musique 11 .

22
L’« universel subjectif » et l’opinion publique

Anton Raphael Mengs, Le Parnasse, 1773.


Rome, Villa Albani.

Le système des beaux-arts qui se dégagea au xviiie siècle – le rassemblement de l’architecture, de


la sculpture, de la peinture, de la poésie et de la musique sous le signe d’un seul et même concept
d’art – est radicalement différent des représentations que l’Antiquité associait au mythe des Muses.
Mais malgré ce fossé infranchissable, le Parnasse constituait le symbole de l’art « unique » dans
lequel on croyait reconnaître la substance commune des arts, si différents dans leurs moyens et
dans leurs contenus. Une allégorie des cinq beaux-arts aurait été ressentie, pour le dire avec les
mots de l’époque, comme « glacée ».

L’« UNIVERSEL SUBJECTIF » ET L’OPINION PUBLIQUE


1

Dans l’histoire de l’esthétique musicale, les époques se caracté-


risent moins par des principes aux contours clairement définis sur lesquels
la réf lexion repose et dont les implications sont développées peu à peu,
que par des problèmes non résolus, qui se révèlent finalement insolubles et
que des théories s’épuisent à traiter : si leur évolution apparaît rétrospecti-
vement comme un processus dialectique, elles font de leur « vivant » l’effet de
fourrés inextricables. La question de savoir ce qui doit être considéré comme

23
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

l’esthétique musicale des Lumières allemandes ne peut recevoir en l’état


actuel des choses qu’une réponse f loue, mais on peut distinguer clairement
un dilemme fondamental, qui préoccupait et stimulait la réf lexion esthétique
et peut, sans qu’il lui soit fait violence, être ramené à une formule simple : la
relation entre l’opinion publique, qui exerçait désormais un pouvoir intel-
lectuel mais se révélait instable, et les règles transmises dans chaque art par la
tradition, dont on pensait toujours qu’elles étaient fondées dans la nature de la
chose et n’étaient pour cette raison susceptibles d’aucun changement, devint
au xviiie siècle de plus en plus problématique.
Dans la culture de cour du xviie siècle, le commanditaire et l’artiste
jouaient des rôles sociaux dont la relation réciproque était pour l’essentiel
non problématique. Si la fonction que devait remplir l’œuvre était fixée par le
commanditaire sans que l’artiste pût émettre d’objection ou sans qu’il jugeât qu’il
y avait lieu de le faire, les moyens musicaux propres à réaliser cette fin étaient
d’un autre côté l’affaire du compositeur, et le commanditaire ne s’en occupait
pas, à moins que d’aventure il ne fît partie, comme l’empereur Léopold Ier, des
amateurs qui éprouvaient le besoin de pratiquer la musique et pour cette raison
de porter aussi un jugement technique sur la composition.
Selon Johann Joseph Fux, dont on peut dire sans exagérer que
son Gradus ad Parnassum (1725) est le manuel qui a connu le plus grand succès
de l’histoire de la musique européenne, les règles de la « composition stricte »
<strenger Satz> – qui n’ont pas été abolies par la « composition libre » <freier Satz>,
mais formaient le système de référence par rapport auquel celle-ci se permettait
des licences – sont fondées dans la nature de la chose, une nature édifiée par Dieu.
Certains compositeurs d’aujourd’hui, pensant produire quelque chose de nouveau
et de conforme au bon goût, s’écartent de l’emploi habituel des consonances et des
dissonances, pervertissent toutes les lois et les règles de la composition, et se f lattent
d’introduire du nouveau dans la marche de la nature, ce qui revient à Dieu seul.
Mais la nouveauté que produit un entendement exercé n’est pas autre chose qu’une
combinaison toujours différente des mêmes consonances et des mêmes dissonances,
fondée sur la raison 12 .

Non pas que Fux, dont on a fait à tort un traditionaliste obstiné, ait cherché à
faire obstacle à la nouveauté ; mais elle devait demeurer circonscrite dans les
limites – nullement exiguës – qu’avaient tracées les lois de la nature.

24
L’« universel subjectif » et l’opinion publique

Je ne condamne pas les efforts visant à inventer toujours quelque chose de nouveau,
je les loue, au contraire. Si quelqu’un voulait s’habiller comme on le faisait il y a
cinquante ou soixante ans, il s’exposerait infailliblement au ridicule. Il en va de
même en musique : il faut se conformer à son temps 13 .

Fux conçoit l’évolution historique comme un simple changement de mode ;


l’histoire n’est pas une instance qui s’oppose à la nature, elle représente de
manière emblématique des modifications superficielles qui ne touchent pas le
fondement : « Je n’ai jamais vu moi-même ou entendu parler d’un tailleur qui ait
placé les manches à l’endroit de la cuisse ou des genoux. »
La mode, à laquelle Fux fait des concessions sans restreindre en rien
la validité des règles de l’art, n’est pas autre chose que l’opinion publique, qui
dans la société bourgeoise en formation était en train de devenir une autorité
esthétique autant qu’une autorité politique. Dans l’Essai sur l’entendement humain
[Essay concerning human understanding] (1690) de John Locke, les expressions
« the Law of fashion » et « the Law of opinion or reputation » sont synonymes,
interchangeables 14 . L’opinion publique, dont l’inf luence fait de plus en plus
concurrence à l’autorité des commanditaires princiers, émerge dans une
société bourgeoise dans laquelle l’individu apprend à soumettre des questions
de plaisir ou de déplaisir esthétique, qui relevaient jusqu’alors de la sphère
privée, à un examen public. Quand Locke parle de « loi » de l’opinion publique, il
faut, en esthétique comme en politique, son objet immédiat, le prendre au mot.
L’opinion publique – la mode, comme disait Fux – a dans la réalité sociale force
de loi, et ce non pas à cause de son contenu, mais simplement parce que c’est
elle qui rassemble et manifeste les convictions des citoyens. Elle est pour ainsi
dire du droit positif, indépendamment de sa conformité ou non-conformité au
droit naturel. Certes Locke assurait être convaincu que la loi de la mode serait en
général conforme à celle de la nature, mais ce qui donne à l’opinion publique sa
validité, c’est sa simple existence, pas la rationalité de son contenu.
Si l’on reconnaît dans la conscience publique, telle que l’émet
la société bourgeoise comme public de personnes privées faisant usage de
la raison 15 , une autorité esthétique qui se met en place progressivement au
xviii e siècle, on constate qu’il est erroné de décrire l’esthétique des Lumières

uniquement comme une poétique normative dont le pouvoir fut ébranlé par
l’Empfindsamkeit et brisé par le Sturm und Drang. Il est plus juste de dire qu’au

25
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

xviiiesiècle, le système des règles de chaque art, qui était conçu comme donné
par la nature, et la loi de la mode ou de l’opinion publique étaient des instances
concurrentes dont la relation réciproque problématique était l’un des problèmes
fondamentaux de l’époque – et comme nous l’avons signalé en commençant,
c’est dans des problèmes communs et non dans des principes universellement
admis que réside l’unité interne des tendances divergentes d’une époque.

L’opinion publique, qui devint au xviiie siècle une puissance autonome,


se caractérisait par la position de force qu’y occupait le dilettante, celui qui
n’avait pas reçu de formation. (Il faut à vrai dire prendre en considération le fait
que le concept de « dilettante » était au xviiie et encore au début du xixe siècle une
catégorie sociologique, qui comprenait toute personne pratiquant la musique
sans en faire son métier, indépendamment de son degré de compétence.) Le fait
que la critique musicale soit demeurée jusqu’à la fin du xixe siècle entre les mains
de non-professionnels de la musique, juristes, théologiens ou hommes de lettres,
est un indice permettant d’évaluer la profondeur de la différence que l’on faisait
entre jugements techniques et jugements esthétiques : les jugements techniques
étaient l’affaire d’experts, tandis que l’opinion publique, dont les porte-parole
étaient des non-professionnels de la musique exerçant la fonction de critiques,
se sentait appelée à porter les jugements esthétiques. (Quand des compositeurs
comme Schumann, Berlioz et Hugo Wolf écrivaient des critiques, ils avaient
tendance à dissimuler, non seulement stylistiquement, mais aussi par la nature et
la justification de leurs jugements, qu’ils étaient des professionnels.)
Comme le faisait Carl Philipp Emanuel Bach dans un de ses recueils de
sonates, Johann Georg Sulzer répartissait dans sa Théorie générale des beaux-arts les
non-professionnels, dont le jugement acquit au xviiie siècle une influence qui rendit
progressivement secondaire l’autorité des commanditaires, en « connaisseurs » et
en « amateurs ». Sulzer part du « principe » que « ce qui donne aux œuvres d’art leur
valeur propre est extérieur à l’art » 16. Ce que signifie cette affirmation paradoxale
ou apparemment paradoxale, c’est que l’essentiel n’est pas l’élément technique mais
l’élément esthétique de l’art ; à vrai dire, Sulzer emploie encore le terme d’« art »

26
L’« universel subjectif » et l’opinion publique

dans le sens ancien de « partie mécanique », si bien qu’il se retrouve pris dans
une contradiction entre emploi traditionnel du mot et conviction moderne – la
conviction que c’est la « partie poétique » qui constitue l’essence de l’art. « L’artiste
qui n’est pas en même temps un connaisseur, et tous les artistes n’en sont pas,
juge le mécanique, ce qui relève seulement de l’art » : son jugement se fonde sur
les « règles de l’art » ; « le connaisseur juge aussi ce qui est extérieur à l’art : le goût
dont l’artiste fait preuve dans le choix des objets, sa capacité à juger de la valeur
des choses, son génie tout entier en ce qui concerne l’invention » 17. En accordant
uniquement au connaisseur – et à l’artiste dès lors qu’il est un connaisseur – la
capacité à juger de qualités dont l’artiste doit nécessairement disposer pour en être
un, Sulzer peut sembler prendre parti pour le jugement des non-professionnels.
Mais il est indubitable qu’il voit juste quand il observe que les artistes ont tendance
à partir de critères techniques plutôt que de critères esthétiques.
Sulzer relègue l’aspect technique à l’arrière-plan. Et dans la
transformation du jugement porté sur une œuvre d’art en un jugement esthétique,
la réinterprétation du concept d’art se combine avec un déplacement de la
compétence de juge de l’expert vers le non-professionnel ou, comme dirait Sulzer,
de l’« artiste » vers le « connaisseur ». Celui-ci « reconnaît les infractions aux règles
mécaniques de l’art comme des imperfections, mais ne considère pas qu’elles
priment sur les plus hautes perfections que la force de l’œuvre lui donne 18 ». Par
« force de l’œuvre », Sulzer entend la prégnance de la « forme sensible » par laquelle
un discours ou une architecture artistique(s) se distinguent d’un discours ou
d’une architecture non artistique(s). Si l’on adopte le point de vue correspondant
au stade de développement atteint par la réf lexion esthétique dans la Critique
de la faculté de juger [Kritik der Urteilskraft] de Kant, le concept d’art de Sulzer
donne l’impression d’être borné : Sulzer pose comme « essence des beaux-arts »
l’« embellissement de toutes les choses nécessaires à l’homme » 19. Le connaisseur,
que Sulzer forme à sa propre image, part donc toujours, dès lors que les œuvres
d’art font partie des « choses nécessaires », des fonctions qu’elles doivent remplir.
À l’origine du jugement porté sur une œuvre d’art, il y a, en d’autres termes, une
idée de « quel genre de chose ce doit être 20 ». La possibilité de définir une fin,
qui constituait pour Sulzer la substance du jugement porté sur une œuvre d’art,

27
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

était précisément l’élément que Kant, lui, excluait du jugement esthétique : « Le
jugement de goût est entièrement indépendant du concept de perfection 21. »
Kant exclut du jugement esthétique les opérations effectuées selon
Sulzer par le connaisseur. Ce dernier « compare l’œuvre telle qu’elle est à
ce qu’elle devrait être d’après sa nature, afin de déterminer à quel degré elle
approche de la perfection 22 ». À l’inverse, la tendance dont fait preuve Kant à
justifier le jugement esthétique exclusivement par le plaisir ou le déplaisir que
l’objet fait éprouver, sans recourir à une idée de « ce que la chose doit être »,
apparaît dans la théorie de Sulzer comme la manière de réagir du simple amateur,
qui représente par rapport au connaisseur un type de non-professionnel moins
évolué. L’amateur « ne ressent que l’effet de l’art : les œuvres d’art lui donnent du
plaisir et il les recherche avidement 23 ».
Sulzer réduisit l’importance de la « partie mécanique », qui affirmait
encore chez Fux son rang de loi de la nature venant de Dieu, par rapport à celle
de la « partie poétique » ; et la modification de l’objet du jugement en art alla de
pair avec une transformation du concept d’art et un déplacement de l’instance
de jugement la plus importante de l’artiste vers le non-professionnel, plus
exactement vers l’opinion publique s’exprimant par la voix du connaisseur. Le
jugement du connaisseur tel qu’il apparaît dans la théorie de Sulzer s’appuyait
– en dépit de l’instabilité dont faisait preuve l’opinion publique comme mode –
sur une idée de la fonction que devait remplir une œuvre d’art. (La raison d’être
de la musique consistait pour Sulzer à « mettre des passions en mouvement ».)
Mais si comme Kant, qui adopta le point de vue du simple amateur, on justifie
le jugement esthétique uniquement par le plaisir ou le déplaisir, l’instance
objective, qui consiste pour l’artiste dans les règles de l’art et pour le connaisseur
dans une idée de « ce que la chose doit être », disparaît.

Lorsqu’il conçut une théorie esthétique du point de vue de l’amateur,


Kant postula la validité universelle du jugement sur le beau et le laid, mais en
excluant aussi bien l’universalité logique, qui s’appuie sur un concept de la

28
L’« universel subjectif » et l’opinion publique

chose, que l’universalité empirique, qu’il faudrait mettre en évidence par un


sondage d’opinion sans fin. La nécessité du jugement esthétique
peut encore moins être déduite à partir de l’universalité de l’expérience (c’est-
à-dire : à partir d’une totale unanimité des jugements portés sur la beauté d’un
certain objet). Car, outre que l’expérience nous fournirait difficilement un nombre
suffisant d’exemples, il n’est pas possible de fonder aucun concept de la nécessité de
ces jugements sur des jugements empiriques 24 .

Kant se trouve donc ramené à la subjectivité des jugements esthétiques,


mais il maintient sans faiblir qu’un jugement sur le beau prétend, contrairement
à un jugement sur l’agréable, à l’universalité. Il se fie, presque comme les tenants
d’une philosophie herméneutique, à la substantialité de la langue, c’est-à-dire
au fait qu’il est conforme à l’usage de dire d’une chose : « cela est agréable pour
moi », mais qu’il serait « ridicule » de dire : « cet objet est beau pour moi » 25. Kant
croyait observer que l’universalité subjective a le caractère d’une « attribution ».
« Le jugement de goût lui-même ne postule pas l’assentiment de tous (il n’y a en
effet qu’un jugement universel logique qui puisse le faire, parce qu’il peut donner
ses raisons) ; il ne fait que prêter à chacun cet assentiment […] 26. » Le fait que l’on
« attend l’adhésion des autres 27 » se justifie selon Kant par le « désintéressement »
de la satisfaction avec laquelle on contemple le beau : Kant est convaincu, tout à
fait dans l’esprit des Lumières, que l’universellement humain se manifeste dans
l’exacte mesure du recul imposé aux fins et aux intérêts particuliers. En faisant
abstraction des contingences de ses propres sentiments, on peut réaliser l’univer-
salité à laquelle un jugement sur le beau prétend bien qu’il soit seulement subjectif :
C’est ce qui se produit lorsqu’on étaye son jugement grâce aux jugements des autres
– en s’appuyant moins sur leurs jugements réels que sur leurs jugements simplement
virtuels – et lorsqu’on se met à la place de tout autre être humain, en se bornant à faire
abstraction des limites qui, de manière contingente, affectent notre propre jugement 28.

Il est étrange que Kant ne tienne pas compte des « jugements réels des autres »
et fasse intervenir exclusivement des « jugements virtuels » : cette attitude va à
l’encontre de la tradition des Lumières, dans laquelle on attendait la découverte
de la « raison universelle et égale » d’un processus – parfois laborieux – de critique,
d’une confrontation entre les « personnes privées raisonnantes » qui formaient
ensemble l’opinion publique de la société bourgeoise. Il semble que Kant fasse

29
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

moins confiance au discours public pour parvenir de la contingence de l’individu


à l’universellement humain qu’à la réf lexion sur soi-même du sujet, qui, pour
réorienter son propre jugement, le compare aux jugements possibles des autres.
L’universel subjectif est selon Kant une idée régulative. La « nécessité […]
pensée dans un jugement esthétique […] ne peut en fait être appelée qu’exemplaire
[…] c’est une nécessité de l’adhésion de tous à un jugement qui est regardé comme
un exemple d’une règle universelle qu’il nous est impossible d’énoncer 29 ». « Cette
voix universelle est donc seulement une Idée […] 30. » Mais l’idée à laquelle pense
Kant et dans laquelle consiste la règle impossible à formuler à laquelle le jugement
esthétique particulier se rapporte comme exemple est l’idée de « sens commun »,
d’un sensus communis où le mot « sens » a la signification que l’on vise en parlant
« d’un sens de la vérité, d’un sens des convenances, de la justice » 31.
L’argumentation qui justifie la possibilité d’un « universel subjectif »
rappelle dans ses grandes lignes l’essai de David Hume Of the Standard of
Taste (1757). Même s’il utilise des mots plus simples, Hume part comme Kant le
fera plus tard de l’idée que l’on peut, en faisant abstraction de la particularité des
« intérêts » et d’autres obstacles qui empêchent l’expression du sentiment naturel,
parvenir de la subjectivité du jugement esthétique, qui forme pour ainsi dire une
« structure superficielle », à la « structure profonde » qu’est l’universellement
humain. Il me faut, « s’il est possible, oublier mon individualité et ma situation
particulière et me considérer comme un homme en général 32 ».
Bien que les règles générales de l’art ne soient fondées que sur l’expérience et l’obser-
vation des sentiments universels de la nature humaine, nous ne devons pas supposer
que les émotions éprouvées par les hommes sont dans tous les cas conformes à ces
règles. Car ces mouvements plus subtils de l’esprit sont d’une nature extrêmement
délicate et sensible, et le concours de nombreuses circonstances favorables est néces-
saire pour qu’ils s’expriment aisément et fidèlement et soient en parfait accord avec
les principes généraux en vigueur 33 .

Il y a, en d’autres termes, une nature humaine, dans laquelle se fonde la possi-


bilité de l’« universel subjectif » ; mais elle est souvent recouverte par un excès de
préjugés, si bien qu’il apparaît difficile de la mettre au jour.
Le raisonnement que mène Kant dans la Critique de la faculté de juger
pour justifier ou expliquer de manière convaincante la possibilité d’un « sens

30
SI VIS ME FLERE…

commun », cette argumentation qui, dans sa structure logique, présuppose que


l’on peut déduire de l’existence d’un état de choses l’existence de conditions sans
lesquelles cet état de choses ne serait pas possible, est radicalement nouveau.
[…] si des connaissances doivent pouvoir se communiquer, il faut aussi que l’état
d’âme, c’est-à-dire l’accord des facultés de connaître en vue d’une connaissance en
général et, en l’occurrence, la proportion qui convient à une représentation (par
laquelle un objet nous est donné) pour qu’elle devienne une connaissance, puisse
être communiqué de façon universelle ; car, sans cet accord, en tant que condition
subjective du connaître, la connaissance en tant qu’effet ne saurait en résulter 34 .

Mais la substance des jugements esthétiques consiste dans un « jeu des facultés
de connaître 35 » – jeu qui inclut une « finalité formelle » en vue de l’acquisition
de connaissances sans atteindre le contenu de la fin, la connaissance elle-même.
Et si le « sérieux de la connaissance » est en droit de prétendre à la validité
universelle, cela est vrai aussi du « jeu des facultés de connaître », qui constitue
une condition nécessaire à la connaissance, mais demeure dans le jugement
esthétique d’une certaine façon en-deçà de la réalisation de la fin, au stade d’une
simple « finalité sans fin ».
L’« universel subjectif » est donc dans la Critique de la faculté de juger le
centre autour duquel se regroupent les autres déterminations du jugement esthétique
sur le beau, la « finalité sans fin » et le « désintéressement de la satisfaction ». Le
jugement esthétique, qui est soumis à l’instabilité de l’opinion publique, doit
atteindre le degré de certitude que garantissaient, d’après une conviction ancienne,
des règles propres à chaque art, fondées dans la nature de la chose.

SI VIS ME FLERE…

Le « principe d’expression » du « Sturm und Drang musical », comme


l’a appelé Hans Heinrich Eggebrecht 36 , maxime esthétique selon laquelle la
musique doit être, pour ne pas apparaître comme pur et simple son sans vie ni
contenu, « épanchement réel du cœur », a été formulé en 1753 par Carl Philipp
Emanuel Bach dans les termes suivants : pour émouvoir les autres il faut être
soi-même ému. « Comme un musicien ne peut émouvoir autrement qu’en étant
lui-même ému, il est nécessaire qu’il puisse se mettre lui-même dans tous les

31
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

états affectifs qu’il veut éveiller chez ses auditeurs ; il leur fait comprendre ses
sentiments et c’est ainsi qu’il les amène le mieux à les éprouver avec lui 37. » Un
auditeur ne peut être ému que par la communication d’un sentiment intime
extériorisé, pas par la représentation des manifestations extérieures d’un affect.
La phrase de C. P. E. Bach, qui traduit une expérience esthétique
fondamentale du Sturm und Drang musical, n’est cependant rien d’autre qu’une
citation à peine dissimulée de l’un des textes canoniques du classicisme, l’Art
poétique d’Horace : « Si vis me f lere, dolendum est primum ipsi tibi : tum tua me
infortunia laedent, Telephe vel Peleu » 38 (« Si tu veux me voir pleurer, il faut d’abord
que tu souffres toi-même : alors ton malheur me touche, Télèphe ou Pélée 39 »
– Télèphe et Pélée sont les héros de tragédies perdues d’Euripide et de Sophocle).
Ce n’est pas par les fastes rhétoriques de discours relevant du style élevé, du
genus sublime de la tragédie, que Télèphe et Pélée touchent les spectateurs, mais
en employant le langage courant pour exprimer leurs souffrances de manière
simple et directe : « Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri […] » (« Le héros
tragique lui aussi se lamente souvent sur son malheur en langage courant […] ») 40.
Le « principe d’expression » apparaît comme une infraction à la loi stylistique de
la tragédie.
Le postulat de C. P. E. Bach, qui fonda l’esthétique musicale de
l’expression, était implicitement polémique : il était dirigé contre le principe
d’imitation de l’époque baroque tel que Vincenzo Galilei et Friedrich Wilhelm
Marpurg l’avaient formulé de manière radicale, le premier au début de cette
période, le second à la fin. C’est l’acteur qui était considéré comme le modèle
que devait suivre un musicien s’efforçant de représenter des affects. Galilei
recommande aux compositeurs, même s’ils écrivent des madrigaux et non des
œuvres destinées à la scène, d’aller au théâtre et d’observer les inf lexions, les
accents et les changements de tempo de la langue dans des situations variées, con
qual voce circa l’acutezza e gravità di suono, con qual sorte d’accenti e di gesti, come
proferite le parole quanto alle velocità e tardità del moto 41 . Si la musique apparaît
ainsi chez Galilei comme imitation d’une imitation, Marpurg la décrit comme
peinture des affects : « Il faut donc s’efforcer de connaître avec précision la nature
de l’affect choisi, les mouvements auxquels il expose l’âme ; les modifications
qu’il fait subir au corps ; les mouvements qu’il lui arrache […] 42. »

32
SI VIS ME FLERE…

L’esthétique expressive de la suite du xviiie siècle n’a pas abandonné


l’analogie avec le jeu théâtral, elle lui a donné un autre sens. L’impérieux besoin
de « s’ » exprimer ne doit en aucun cas être conçu systématiquement comme
une manifestation musicale donnant à voir des sentiments réels sans altérer
leurs traits « originels ». Le point essentiel est que le sentiment qu’un musicien
communique ait été éprouvé par « lui-même », peu importe qu’il l’ait ressenti à
la suite d’une expérience vécue ou par « sympathie », en se « mettant » dans les
états affectifs d’une autre personne (réelle ou imaginaire). C. P. E. Bach parle
de l’interprète, qui doit se « mettre » dans des états affectifs variés, pas d’un
compositeur livrant des documents autobiographiques sonores : « Il se conforme
à ce devoir » – celui de se « mettre » dans des états affectifs – « dans tous les
morceaux qui sont composés pour être expressifs, qu’ils soient de lui ou d’un
autre ; dans ce dernier cas, il faut qu’il ressente lui-même les passions qu’éprouvait
le compositeur en composant le morceau 43 . » Le principe d’expression est avant
tout une esthétique de l’interprétation ; et même Hanslick, l’adversaire le plus
virulent de l’esthétique du sentiment, l’a reprise en tant que telle 44 .
Klopstock établissait en 1759, dans une paraphrase sur la maxime
d’Horace si vis me f lere…, une distinction entre imitation et empathie. En se
mettant dans l’état affectif d’autrui, on n’imite pas simplement l’aspect extérieur
verbal et gestuel des sentiments qu’il éprouve, on ressent soi-même et on
« s’ »exprime dans sa poésie, son jeu théâtral ou musical sans être directement
concerné par la cause des sentiments. La « communication », la participation
constituent la racine et la substance psychiques du principe esthétique
d’expression. Par des paroles ou des sons, je peux transmettre à un tiers le
sentiment d’autrui auquel je prends part. Ce que Klopstock reproche au simple
imitateur, qui montre l’aspect extérieur d’un affect au lieu de se l’approprier de
l’intérieur, ce n’est pas d’être un acteur, mais d’être un mauvais acteur, qui laisse
froid et est incapable d’émouvoir les autres parce qu’il n’est pas ému lui-même.
Batteux a suivi Aristote et situé, avec les raisons les plus justes en apparence, l’essence
de la poésie dans l’imitation. Mais celui qui fait ce que dit Horace : « Si tu veux que je
pleure, il faut que tu aies toi-même été triste », ne fait-il qu’imiter ? C’est seulement si
je ne pleure pas qu’il n’a fait qu’imiter. Il s’est mis à la place de celui qui a souffert. Il
a lui-même souffert. Si mon ami ressent presque exactement ce que je ressens parce

33
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

que j’ai perdu ma bien-aimée, et s’il raconte à d’autres cette part qu’il a prise à ma
tristesse, imite-t-il ? N’exiger ici du poète que de l’imitation, c’est le transformer en
un acteur qui adopte en vain le comportement d’un acteur. Et que dire enfin de celui
qui décrit sa propre douleur ? Il s’imite donc lui-même ? 45

Le fait qu’un poète décrive sa « propre douleur » apparaît comme un cas limite,
pas comme la norme du principe expressif. La catégorie centrale n’est pas
« expérience vécue » mais « sympathie ». Et quand Daniel Schubart pose que le
compositeur doit « faire sortir son moi dans la musique 46 », son exigence repré-
sente une exception et un extrême dans l’esthétique musicale de l’expression.

KARL PHILIPP MORITZ ET LE PROBLÈME D’UNE ESTHÉTIQUE


MUSICALE CLASSIQUE
1
Andreas Hartknopf tira sa f lûte de sa poche et accompagna le magnifique récitatif
de ses enseignements par des accords appropriés – en improvisant, il traduisait la
langue de l’entendement dans celle des sentiments, car c’est à cela que lui servait
la musique. Souvent, lorsqu’il avait énoncé verbalement l’antécédent, il en jouait le
conséquent sur sa f lûte. De même que son souff le faisait passer les idées dans les sons
de la f lûte, il les faisait passer de l’entendement dans le cœur 47.

Le roman allégorico-satirique Andreas Hartknopf de Karl Philipp Moritz, d’où


cette description est tirée, porte la date de 1786 mais parut en 1785. La langue
dans laquelle Moritz parle de musique est celle, conventionnelle dans les années
1780, de l’Empfindsamkeit. Et ce n’est pas par hasard que Hartknopf improvise
à la f lûte : c’est l’instrument arcadien et mélancolique dont les sons exhalés
comme une plainte servent, dans le roman de Sterne, à Maria, en proie à la folie,
à raconter sa triste histoire à Tristram Shandy, qui la rencontre au cours d’un
voyage : « Je compris qu’à travers cette musique répétitive, elle était justement
en train de me faire le récit de toutes ses infortunes ; c’était une histoire si
poignante que je me levai accablé […] 48 . »
Il est caractéristique, chez Moritz comme chez Sterne, que les
mélodies qui touchent le cœur soient simples et dépourvues de raffinements

34
Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique

artistiques. L’esthétique musicale de l’Empfindsamkeit tendait à être – à la


différence de la théorie baroque des affects comme de la philosophie classique
et romantique de l’art – une esthétique de la musique comme émission sonore
spontanée de la nature, pas comme œuvre d’art.
[Hartknopf] connaissait l’art d’agir sur les passions par la musique – c’est pour cette
raison qu’il avait toujours sa f lûte dans sa poche – et en s’exerçant inlassablement,
il était parvenu à une telle maîtrise qu’il pouvait souvent, par quelques notes qu’il
jouait comme au hasard, calmer des cœurs agités, consoler des aff ligés et redonner
espoir aux découragés. Tout l’art consistait en ce que le son choisi agissait infail-
liblement là où il fallait, en rien de plus. – Et c’était ainsi souvent une cadence, ou
inf lexion, très simple qui produisait le merveilleux effet 49 .

Mais dès que la musique ne sert plus de langue du cœur, par laquelle l’homme
parle à l’homme pour nouer un lien de sympathie, mais qu’un son touchant,
sans que l’on s’y attende, au plus intime éveille le pressentiment d’un lointain
royaume des esprits vers lequel l’âme est attirée par un « désir infini », la
sensibilité affective de Hartknopf, typique de l’Empfindsamkeit, devient, et le
changement se remarque à peine, une disposition romantique.
Chacun a certainement remarqué au moins quelquefois dans sa vie en s’observant
lui-même qu’un son quelconque et à tous les autres égards indifférent, entendu par
exemple au loin, fait sur l’âme quand elle est dans une certaine disposition un effet
extraordinaire ; c’est comme si tout à coup mille souvenirs, mille idées confuses
s’éveillaient à ce son et plongeaient le cœur dans une indicible mélancolie 50 .

L’idée qu’un son unique suffit à faire éprouver le pouvoir qu’exerce la musique
a été exprimée par Herder – en opposition à la doctrine pythagoricienne selon
laquelle la musique repose sur des proportions mathématiques – dès 1769, dans
la Quatrième sylve critique [Viertes kritisches Wäldchen] 51. Mais il n’est chez Herder
question du « désir infini » qui élève le cœur de l’auditeur de musique plongé
dans le « recueillement » au-dessus du règne terrestre qu’en 1800, dans Calligone
[Kalligone] – c’est-à-dire plus tard que chez Moritz, Jean Paul et Wackenroder 52.
Dans les années 1790, l’esthétique de l’Empfindsamkeit, qui était une psychologie
exaltée, fut remplacée par l’esthétique romantique, qui parlait de la musique en
catégories métaphysiques. Et si le sentiment que recherchait l’Empfindsamkeit
était convivial – la musique suscitait de la sympathie, une fusion des âmes –,

35
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

le « désir infini » naissait de la solitude : de la contemplation, dans l’isolement,


d’un art que l’on glorifiait comme « sacré ».
Le passage d’une réf lexion relevant de l’Empfindsamkeit à une
réf lexion romantique, qui fait de la digression d’esthétique musicale présente
dans Andreas Hartknopf un document d’histoire des idées, se retrouve sous une
forme similaire une décennie plus tard chez Jean Paul – qui faisait partie des
admirateurs du roman de Moritz 53 – dans Hesperus (1795). L’effet produit par
une symphonie de Carl Stamitz tel qu’il est décrit dans le « 19e jour de la poste
au chien » consiste d’abord dans une progression : l’allegro ne fait que stimuler
l’ouïe, avant que l’adagio ne touche le cœur. L’esthétique à laquelle Jean Paul
recourt est tout à fait conventionnelle et retourne même en-deçà de Johann
Abraham Peter Schulz, qui dans la Théorie générale des beaux-arts de Sulzer
comparait l’allegro à une « ode pindarique » qui « élève et saisit » 54 :
Stamitz – suivant un plan dramatique que tous les maîtres de chapelle ne sont pas
capables de concevoir – descendait progressivement des oreilles dans le cœur,
comme d’allegros en adagios ; ce grand compositeur décrit des cercles de plus en plus
étroits autour de la poitrine qui contient un cœur, jusqu’à ce qu’enfin il l’atteigne et
l’étreigne dans le ravissement 55 .

Mais dans l’intervention adressée à son héros par laquelle Jean Paul interrompt
l’épanchement du cœur pour élever le sentiment au point où il devient réf lexion
métaphysique, l’émotion prend le caractère rêveur et métaphysique que
Wachenroder et Tieck lui donnent au même moment dans leur esquisse d’une
esthétique musicale romantique :
Cher Victor, il est en l’homme une grande aspiration qui ne fut jamais assouvie : elle
n’a pas de nom, elle cherche son objet, mais ce n’est rien de ce que tu lui nommes, ni
aucune joie. […] Cette grande aspiration démesurée élève notre esprit, mais doulou-
reusement : ah, tout en gisant ici-bas nous sommes projetés vers le haut comme des
victimes du haut-mal. Mais cette aspiration à laquelle rien ne peut donner un nom,
nos cordes et nos sons la nomment à l’esprit de l’homme – l’esprit en proie au désir
pleure alors plus fort et ne peut plus se dominer et dans son ravissement il gémit
entre les sons : oui, tout ce que vous nommez me fait défaut […] 56 .

L’esthétique musicale romantique est issue du topos poétique de l’indicibilité :


la musique exprime ce que les mots ne peuvent pas même balbutier 57. Et c’est

36
Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique

dans des romans, Andreas Hartknopf de Moritz et Hesperus de Jean Paul, qu’appa-
raissent les origines de l’esthétique musicale romantique.

Tandis que s’opérait dans Andreas Hartknopf, de manière il est vrai


discrète, dans le contexte d’un roman, et non sous la forme d’un traité exposant
un programme, le passage d’une psychologie de la musique relevant de
l’Empfindsamkeit à une métaphysique romantique de la musique, Moritz
esquissa deux ans plus tard, dans l’essai Sur l’imitation formatrice du beau [Über
die bildende Nachahmung des Schönen] (1788), les grandes lignes d’une esthétique
classique ou classicisante qui ne se limite nullement – en dépit du titre – aux arts
plastiques <bildende Kunst> mais dont le système inclut explicitement la musique,
bien qu’elle n’apparaisse pas au premier plan, tout comme la poésie.
Moritz établit une distinction radicale entre ce qu’une œuvre d’art
est en soi et l’action qu’elle exerce : il considère l’effet, plaisir, utilité ou émotion,
comme indifférent ; l’œuvre n’est pas là pour le spectateur, au contraire c’est le
spectateur qui est là pour l’œuvre. L’art existe, autonome, pour lui-même. Le
caractère artistique, le « beau », est une qualité indépendante des fonctions sociales.
« Nous ne pouvons donc reconnaître le beau en général d’aucune autre façon qu’en
tant que nous l’opposons à l’utile, et l’en distinguons aussi vigoureusement que
possible 58. » Mais si l’œuvre est autonome – extraite du tout cohérent et solidaire
que forment les réalités naturelles et sociales –, elle ne peut apparaître elle-même
que comme un tout, un système de parties et de fonctions clos sur lui-même. « Nous
voyons donc qu’une chose, pour n’avoir pas à être utile, devrait nécessairement
être un Tout consistant pour soi, et que le concept d’un Tout consistant pour soi est
indissociablement lié au concept du beau 59. » Mais le seul ensemble cohérent qui
peut exister réellement comme système fermé est la totalité de la nature ; et pour
qu’une œuvre d’art soit autonome, il faut qu’elle apparaisse comme « l’empreinte
[…] du beau suprême que constitue le grand Tout de la Nature » :
Car cette grande Cohérence des choses est pourtant proprement le seul, l’unique et
vrai tout ; en lui, chaque Tout singulier est, de par l’indissoluble enchaînement des
choses, seulement formé en imagination <eingebildet> – mais l’Imaginé lui-même,

37
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

considéré comme un Tout, doit encore se former dans notre représentation par
analogie à ce grand Tout, et selon les règles éternelles et fermes d’après lesquelles
ce Tout s’appuie de toutes parts sur son centre, et repose sur sa propre existence 60 .

Le mot « eingebildet », par lequel Moritz désigne la relation entre le tout de l’œuvre
d’art et celui de la nature, est à dessein équivoque : la fermeture d’une œuvre
d’art sur elle-même est, d’une part, « fictive » – apparence esthétique de ce qui n’a
de réalité métaphysique que dans la nature ; mais, d’autre part, une « faculté de
formation » qui rivalise avec la nature et participe de la nature la « produit en lui
donnant sa forme ». L’« imitation » à laquelle renvoie le titre de l’essai de Moritz est
émulation (aemulatio) portant à rivaliser avec la nature créatrice (natura naturans),
et non reproduction (imitatio) des objets naturels donnés (natura naturata).
Par conséquent, celui en qui la nature a de part en part imprimé le sens de sa faculté
de formation, celui en qui elle a imprimé la mesure du beau dans les yeux et l’âme,
celui-là ne se contente pas de l’intuitionner ; il doit l’imiter, s’efforcer de la retrouver,
de la surprendre dans son atelier secret, là où elle œuvre et, la poitrine brûlant de la
f lamme incandescente, former des images et créer, tout comme elle 61 .

La production de formes < « bildende » Tätigkeit > est conçue d’une


manière englobante comme activité créatrice, elle n’est pas rapportée spécifi-
quement aux arts plastiques < « bildende » Kunst >. Le « beau suprême » doit être
rendu aussi bien « saisissable par l’imagination » que « visible [et] audible » 62 ; et
cette formule, qui suggère une triade, ne renvoie à rien d’autre qu’à la poésie, aux
arts plastiques et à la musique. Parfois il semble même que l’idée d’un macro-
cosme de la nature se « ref létant » dans le microcosme d’une œuvre d’art relève
avant tout de l’esthétique musicale : quand Moritz parle du « beau suprême
dans l’harmonieuse construction du Tout 63 », on est immédiatement tenté de
rapprocher ses propos de la tradition du pythagorisme, qui mettait la structure
de la musique en relation avec celle du monde comme totalité. Il est vrai que
l’on entendait par « musique » essentiellement la structure mathématique sous-
jacente aux relations entre les sons et que l’on ne considérait le phénomène
sonore que comme le ref let ou l’ombre de la « véritable musique » ; l’idée qu’une
œuvre musicale – et non le système des sons – est analogue à la construction
de l’univers repose sur une réinterprétation du pythagorisme dans le sens de
l’esthétique de l’œuvre et de l’autonomie propre à l’âge goethéen.

38
Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique

« Imitation formatrice du beau » signifie donc dans l’esprit de


Moritz « rivalité créatrice avec la nature productrice » (qui constitue la « beauté
suprême »). Et la théorie de l’art de Moritz est une esthétique classique du
génie et de l’autonomie. C’est en étant « l’empreinte […] du beau suprême que
constitue le grand Tout de la Nature » qu’une œuvre d’art devient une totalité
à la fois imaginaire et résultant d’un processus créateur, c’est-à-dire qu’elle
acquiert une fermeture sur elle-même qui est d’une part apparence esthétique,
de l’autre produit d’une « faculté de formation ». Mais si elle peut être le symbole
du macrocosme, c’est parce que la « faculté active » qui fait le génie est la même
que celle qui est à l’œuvre dans le tout que forme la nature.
Mais l’horizon de la faculté active doit être, chez le Génie formateur, aussi étendu
que la Nature elle-même : c’est-à-dire que l’organisation doit être si finement tissée et
présenter un nombre si infini de points de contact à la Nature, dont le courant enserre
tout, qu’en quelque sorte les bouts les plus extrêmes de toutes les proportions de la
Nature en grand, se tenant ici en petit les uns à côté des autres, aient suffisamment
d’espace pour ne pas avoir à se déplacer et à se repousser les uns les autres 64 .

L’opposition entre, d’un côté, une esthétique relevant de l’Empfind-


samkeit qui s’enflamme pour la musique comme épanchement du cœur instaurant
la sympathie entre des âmes sensibles, et, de l’autre, une théorie de l’art classici-
sante qui situe l’œuvre dans la sphère lointaine de la « sublime indifférence du
beau » glorifiée par Schelling, est si radicale qu’il peut sembler impossible de
comprendre comment Moritz a pu parler de la musique presque simultanément
sur le ton ému et sur le ton sévère.
Pour expliquer cette contradiction, on pourrait émettre l’hypothèse
que la musique soit demeurée tellement en marge des préoccupations de l’homme
de lettres Moritz qu’il n’ait eu ni les connaissances techniques approfondies, ni
l’intense implication émotionnelle qui auraient pu l’empêcher de faire preuve
d’un éclectisme s’appropriant à des fins littéraires et selon ses besoins du
moment des bribes d’esthétiques musicales divergentes. Presque toutes les idées
d’esthétique musicale de la fin du xviiie siècle sont rassemblées dans l’œuvre de
Moritz. La psychologie typique de l’Empfindsamkeit qui se mue en métaphysique

39
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

romantique est associée dans Andreas Hartknopf à un pythagorisme que l’on


retrouve par ailleurs, comme nous l’avons dit, dans le contexte de l’essai Sur
l’imitation formatrice du beau :
La musique et l’astronomie étaient étroitement liées pour Hartknopf. Il m’enseigna
cette nuit-là une partie de l’astronomie rien que par les sons inimitables de sa f lûte
– qui auraient certainement blessé les oreilles d’un connaisseur, car ils étaient on ne
peut plus simples 65 .

D’autre part, le ton exalté, rappelant celui de Schubart, sur lequel il est question
de la musique comme de la « langue des sentiments » – « De même que son souffle
faisait passer les idées dans les sons de la f lûte, il les faisait passer de l’enten-
dement dans le cœur 66 » – n’exclut pas l’esquisse d’une psychologie de la musique
au rationalisme pédant telle qu’on l’attendrait plutôt chez Johann Mattheson ou
Johann Nikolaus Forkel, psychologie dans laquelle certaines figures rythmiques
apparaissent comme « signifiant » des affects précis pouvant être nommés.
Si déjà le pythagorisme fait plutôt partie des composantes d’une
philosophie romantique que de celles d’une philosophie classique de la musique,
comme le montre sa réception par Novalis et Schelling, Moritz anticipe par
ailleurs aussi l’idée centrale du romantisme, celle de la religion de l’art, dans le
roman inachevé La Nouvelle Cécile [Die neue Cecilia] (1793), qui ne fut pas publié de
son vivant : « Je me rends désormais presque tous les jours au palais Borghese, qui
abrite le sanctuaire de l’art, et j’admire avec un recueillement religieux les œuvres
du plus sublime génie […] 67. » Le souvenir de Wackenroder s’impose.
En dépit du trouble que suscite Moritz en ne se souciant pas de
séparer les phases de l’histoire des idées, on ne devrait pas parler sans hésiter
d’un éclectisme ayant ses racines dans l’absence de complexes d’un dilettante
face aux prémisses divergentes d’idées d’esthétique musicale qu’il ne se serait
appropriées qu’extérieurement. Moritz n’était certes qu’un amateur de musique,
mais un amateur qui avait reçu une formation, comme le montre le roman
autobiographique Anton Reiser. En outre, dans l’essai Sur l’imitation formatrice
du beau, la réflexion est menée avec une telle cohérence qu’il semble absurde de
supposer que Moritz ait été un philosophe de l’instant n’éprouvant pas d’attrait
pour la pensée systématique et relevant pour les reprendre des idées d’esthétique
musicale là où il les trouvait. Mais ce qui contribuerait principalement à rendre

40
Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique

hasardeux le reproche d’éclectisme, c’est que l’on serait contraint par la chronologie
de cultiver un paradoxe provocateur en parlant d’« éclectisme anticipé » : Moritz
énonça l’esthétique classicisante de l’autonomie en 1788, deux ans avant la
Critique de la faculté de juger de Kant (1790) ; le changement de mot clé substituant
à l’« épanchement de cœur » de l’Empfindsamkeit le « désir infini » s’opéra dans
Andreas Hartknopf dix ans avant Hesperus de Jean Paul (1795) ; et ses dithyrambes
célébrant l’art comme une religion font du fragment La Nouvelle Cécile (1793) le
précurseur des Épanchements d’un moine ami des arts [Herzensergieß ungen eines
kunstliebenden Klosterbruders] de Wackenroder (1797) à quelques années près.
Si Moritz se distingue donc plutôt par une anticipation géniale que
par une appropriation arbitraire, la tentative de mise au jour ou de construction
d’un équilibre entre les composantes divergentes de son esthétique musicale
conduite par Hans Joachim Schrimpf ne peut pas, d’autre part, ne pas être
considérée comme se soldant par un échec, vu la violence manifeste avec laquelle
est opérée l’harmonisation. Pour rapprocher Andreas Hartknopf de l’essai Sur
l’imitation formatrice du beau, Schrimpf nie l’existence chez Hartknopf d’une
tendance à l’exaltation sentimentale, affirmant que la « langue des sentiments »
que Hartknopf « fait par son souffle passer dans les sons de la flûte » n’est pas dans
l’esprit de Moritz « l’expression directe de l’intériorité » mais une « langue plus
élevée » ou une « langue de l’imagination » 68. Il est indéniable que dans le roman
de Moritz, le culte de la sensibilité se mue progressivement en métaphysique
romantique – en réf lexions sur une « langue plus élevée », que Hoffmann
appelle dans son esthétique musicale « Sanskritta ». Mais cette évolution ne fait
pas disparaître le culte de la sensibilité ; le ton schubartien des passages sur le
jeu de Hartknopf f lûtiste ne peut pas échapper à un lecteur non prévenu. Il
existe néanmoins entre le culte de l’émotion, dans lequel la musique crée une
« sympathie » des âmes et remplit ainsi une fonction qui est de l’ordre de la
convivialité, et les formules tirées de l’esthétique de l’autonomie que Schrimpf
cite dans le même mouvement de pensée 69 – Moritz parlait dans l’essai sur le
concept d’« achevé en soi » de « faire retomber la fin, qui sort ainsi de moi, dans
l’objet lui-même » – un fossé tel qu’on peut à peine en imaginer de plus profond.
Les sons qui sortent de la flûte de Hartknopf, qui touchent le cœur précisément
parce qu’ils sont dépourvus des raffinements de l’art, ne sont rien d’« achevé en

41
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

soi » ; et inversement l’œuvre d’art « achevée en elle-même » telle que Moritz la


décrit avec beaucoup de force expressive dans des essais de théorie de l’art doit
moins émouvoir le cœur, qui jouirait alors de sa propre émotion au lieu de jouir de
la musique, qu’appeler à une contemplation oublieuse de soi-même et du monde.

En 1790, dans le quatrième et dernier volume d’un roman autobio-


graphique, Anton Reiser, Moritz parodie un culte de la sensibilité devenu
affectation 70. Et la satire est d’autant plus impitoyable qu’elle naît de l’irritation
ressentie face à son propre passé – l’histoire d’une âme marquée par le piétisme.
En écrivant son autobiographie, Moritz fait son propre procès. Mais la théorie de
l’art qu’il oppose au culte perverti de la sensibilité est l’esthétique de l’autonomie
qu’il avait développée dans l’essai Sur l’imitation formatrice du beau. Ce qui était
en 1788 de l’ordre du traité abstrait est soumis en 1790 à un déchiffrage psycho-
logique et biographique. Le classicisme apparaît comme un havre salvateur
où Moritz se réfugie pour ne pas succomber – comme le Joseph Berglinger de
Wackenroder – à une exaltation du sentiment telle que ses fantaisies sur l’art
l’empêchent de faire de l’art 71 .
Il est donc tentant de voir, dans l’opposition qui sépare le ton propre à
l’Empfindsamkeit sur lequel Moritz parle de musique en 1785 dans Andreas Hartknopf
de l’esthétique rigoureusement classicisante qu’il développe en 1788 (et qui inclut
explicitement la musique), le signe d’un tourant brutal dans l’évolution de sa
pensée. De fait, dans la suite donnée par Moritz à Andreas Hartknopf, Les Années
de prédication d’Andreas Hartknopf [Andreas Hartknopfs Predigerjahre], imprimée
en 1790, l’orientation inhérente au culte de la sensibilité, qui était une esthétique
de l’effet, est inversée, et l’esthétique de l’autonomie et de l’œuvre poussée à
l’extrême : Moritz va jusqu’à présenter un sermon comme de l’art existant
pour lui-même sans que l’effet – qu’il ne produit pas – soit essentiel. « Ainsi, le
sermon inaugural de Hartknopf était une œuvre parfaite et impérissable, qui
avait en elle-même sa valeur, qu’aucun évènement contingent ne pouvait lui
ravir 72. » (Certes, l’ironie ne peut pas échapper au lecteur, mais elle n’abolit pas
ce qu’elle met à distance.) Il n’est à vrai dire quasiment pas question de musique

42
Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique

dans les Années de prédication : une méditation sur la vie d’un journalier et celle
d’un prédicateur a pour titre « La symphonie », mais on s’explique difficilement
pourquoi, à moins de se livrer à de vagues conjectures sur les contenus qu’un
auditeur à l’imagination fertile pouvait associer vers 1790 aux caractères des
mouvements indiqués respectivement allegro et adagio. (Quoi qu’il en soit, ce
passage n’est pas susceptible de donner lieu à une interprétation tangible qui en
ferait un témoignage de l’esthétique musicale de Moritz.)
L’hypothèse selon laquelle Moritz aurait été amené, entre 1785
et 1788, par ses contacts avec Goethe, à abandonner l’esthétique musicale de
l’Empfindsamkeit au profit d’une esthétique musicale classicisante est néanmoins
– sans qu’il faille l’abandonner complètement – battue en brèche par le fait que
les grandes lignes de la théorie de l’art exposée sous forme systématique dans
l’essai Sur l’imitation formatrice du beau ont été esquissées dès 1785, c’est-à-dire
en même temps que l’exaltation du sentiment que l’on trouve dans Andreas
Hartknopf, dans l’Essai d’unification de tous les arts et de toutes les sciences du beau
sous le concept d’achevé en soi [Versuch einer Vereinigung aller schönen Künste und
Wissenschaften unter dem Begriff des in sich selbst Vollendeten].
Mais lorsque je contemple le Beau je fais retomber la fin, qui sort ainsi de moi, dans
l’objet lui-même : je le contemple et je le considère comme quelque chose d’achevé en
soi, non en moi, qui constitue donc un Tout en soi et qui m’accorde, pour lui-même,
de l’agrément ou du plaisir, ne fournissant pas tant à l’objet beau un rapport à moi,
que je ne me fournis une relation à lui 73 .

La contemplation qui s’absorbe dans l’œuvre est le contraire d’un culte de la


sensibilité qui, consistant à jouir de son propre sentiment, opère un retour sur
lui-même. « Tandis que le Beau s’attire entièrement notre contemplation, il la
retire un temps de nous-mêmes et fait que nous paraissons nous perdre dans
l’objet beau 74 . »
Dans la mesure où il est question dans le titre de l’Essai de « tous les
arts du beau », ce serait faire violence à la philologie que d’exclure la musique de
la théorie qu’esquisse ce traité. (La juxtaposition d’une esthétique classicisante
des arts plastiques et d’une esthétique musicale relevant de l’Empfindsamkeit
ne serait pas en soi impossible ou absurde, elle apparaît même pour les années
voisines de 1785 comme très vraisemblable.) On se trouve donc d’abord ramené

43
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

à cette troublante contradiction : la même année, en 1785, Moritz prend position


dans son roman pour une esthétique musicale tenant de l’Empfindsamkeit et dans
son traité pour une esthétique musicale classicisante. Et comme la psychologie
empruntée à l’Empfindsamkeit est dans Andreas Hartknopf étroitement associée
à une métaphysique romantique de la musique qui était en 1785 tout autant
une nouveauté et une « anticipation » que la doctrine classicisante de l’Essai, on
ne peut pas non plus atténuer la contradiction en parlant d’un simple vestige
coexistant avec l’esthétique de l’autonomie.
L’Essai et Andreas Hartknopf étant contemporains, la contradiction
qui s’observe entre l’esthétique musicale des traités et celle du roman peut
diff icilement être interprétée comme témoignant d’une évolution des
convictions de Moritz. Aussi la première solution de substitution qui s’impose à
l’esprit consiste-t-elle à chercher une explication dans les différences de forme
qui séparent essai et récit littéraire, c’est-à-dire ou bien à émettre la conjecture
que l’intégration de la musique au propos des traités est le résultat d’une
contrainte exercée par leur prétention à exposer un système, ou bien à renvoyer
au caractère parodique d’Andreas Hartknopf, qui interdirait fondamentalement
de citer directement comme des opinions partagées par l’auteur des passages
éclairants du point de vue de l’esthétique musicale, qui ne seraient que des
accessoires dans la construction du roman.
Mais la théorie esthétique que Moritz esquissa en 1785 dans l’Essai
n’a nullement été construite à partir du cas d’un seul art et plaquée dans un
second temps sur les autres. Ni la poésie ni les arts plastiques ne remplissent la
fonction de modèle ; l’objet de la réf lexion est « l’art tout court » : pas seulement
dans les formulations, mais aussi dans l’articulation de la pensée. Et même
s’il semble parfois, dans l’essai de 1788 Sur l’imitation formatrice du beau, que
Moritz prenne ses exemples dans les arts plastiques 75 , on ne peut cependant
pas considérer l’intégration de la poésie et de la musique comme négligeable
parce que purement rhétorique, car le centre de gravité de la conception sur
laquelle repose le traité se situe au-delà des différences entre les arts ; elle est
authentiquement systématique. En outre, l’analogie entre le microcosme de
l’œuvre d’art et le macrocosme du tout de la nature, qui revêt chez Moritz une

44
Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique

importance fondamentale, fait partie, comme nous l’avons dit plus haut, du
fonds traditionnel de la philosophie de la musique.
Il est plus facile de faire des traités une analyse portant sur la
relation entre ce qui est dit et sa fonction formelle que de suivre l’autre branche
de l’alternative, c’est-à-dire d’essayer de déterminer le statut qui revient à
l’esthétique musicale empruntée à l’Empfindsamkeit dans le roman satirico-
allégorique Andreas Hartknopf. Certes, on sent bien qu’Andreas Hartknopf, dont
le jeu de f lûtiste ravit par les sentiments qu’il suscite et invite à des méditations
romantiques, fait partie des personnages du roman pour lesquels l’auteur éprouve
de la sympathie, mais cela ne le protège pas en soi de l’ironie. Toutefois aucune
intention parodique ou satirique n’est perceptible dans le passage pertinent
du point de vue de l’esthétique musicale. En outre – et cet argument d’analyse
structurelle devrait être décisif – l’esthétique musicale de Hartknopf n’est en
contact avec aucun des conf lits d’idées qui déterminent les lignes suivies par
le développement de ce roman allégorique : les différences de vues entre vraie
et fausse philanthropie, vraie et fausse foi chrétienne, vraie et fausse mystique,
dont l’issue se décide lors des rencontres pacifiques ou violentes de Hartknopf
avec Küster et Hagebuck, Ehrenpreiß et Monsieur de G., inf luent aussi peu sur
les éléments d’une théorie de la musique que la musique n’a inversement de rôle
dans ces controverses. Mais moins la réf lexion d’esthétique musicale est liée à
la « forme interne » du roman ou y trouve ses fondements, plus il devrait être
permis de l’isoler et de la prendre au mot, au lieu de continuer à observer la
maxime selon laquelle un passage de roman ne peut pas être cité séparément
tel quel, mais seulement interprété comme élément partiel de la structure
d’ensemble. Rien ne justifie en tout cas que l’on voie dans l’esthétique musicale
de Hartknopf uniquement un témoignage du « culte perverti de la sensibilité »
parodié en 1790 dans le quatrième volume d’Anton Reiser. Si tant est que l’on
puisse parler d’ironie, celle-ci est infiniment plus drastique dans le chapitre
des Années de prédication consacré au sermon inaugural de Hartknopf – chapitre
dont l’humour prend pour cible les implications ultimes de l’esthétique de
l’œuvre et de l’autonomie proclamée par Moritz dans les traités – que dans les
descriptions d’épanchements musicaux que l’on trouve dans Andreas Hartknopf.

45
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

Johann Christoph Rincklake, La Famille Coppenrath lors d’une partie de barque, 1807.
Collection particulière, Westfälisches Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte,
Münster/Westphalie.

Un paysage occupé d’un côté par une prairie où paissent des vaches, de l’autre par un tempietto
antiquisant est le cadre dans lequel se présente, avec sa famille, le libraire et éditeur Joseph Heinrich
Coppenrath, un représentant de la bourgeoisie cultivée, qui formait autour de 1800 l’assise sociale
du classicisme. L’instrument dont joue sa fille est une guitare-lyre : techniquement, une guitare,
mais costumée, comme au moyen d’un drapé, en lyre. On recherchait l’apparence antique, sans
vouloir toutefois renoncer au son auquel on était habitué. On pouvait en revanche laisser la f lûte
comme elle était, car on avait adopté l’erreur consistant à traduire le mot grec aulos par « f lûte ».

C’est manifestement dans l’origine piétiste qui a marqué Moritz, et


qu’il décrit dans Anton Reiser, qu’il faut chercher les conditions biographiques
dans lesquelles l’étrange coexistence, troublante pour l’historien, d’une
esthétique musicale relevant de l’Empf indsamkeit et d’une esthétique
musicale rigoureusement classicisante était possible sans être pénible. Le
culte du sentiment et de la sympathie, culte dont les adeptes, premièrement,
accordaient aux mouvements de leur propre âme une importance infinie, pour,

46
Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique

deuxièmement, les observer constamment, les décomposer et vérifier leur


authenticité, a ses racines dans le piétisme, dont on discerne les traces aussi
clairement dans les épanchements musicaux d’Andreas Hartknopf que, plus
tard, dans ceux de Joseph Berglinger.
D’autre part, Robert Minder 76 a montré que des traits essentiels de
l’esthétique de l’œuvre et de l’autonomie résultaient de l’« application originale »
d’idées que Moritz connaissait bien pour les avoir fréquentées dans les ouvrages
d’édification de Madame Guyon. Quand Moritz parle dans l’essai sur La Ligne de
beauté métaphysique de l’oubli de soi de l’artiste, de son abolition de soi dans l’œuvre
et des sacrifices qu’il doit faire à l’art – « En ce sens, on peut dire que l’artiste
achève son œuvre par amour de l’œuvre, puisqu’il se sacrifie un temps pour son
œuvre, s’oubliant lui-même en la faisant 77 » –, la comparaison que fait Minder
avec des sentences religieuses de Madame Guyon est immédiatement concluante.
La « religion de l’art » romantique qui s’exprima en 1793 dans La Nouvelle Cécile,
y compris dans la langue, était psychologiquement inscrite en puissance depuis
l’origine dans les prémisses de l’esthétique moritzienne de l’œuvre et de l’autonomie.
Le culte du sentiment et le classicisme avaient ainsi chez Moritz
leurs racines dans la même strate psychologique et biographique. Ce constat
ne résout pas pour autant la contradiction qui existe entre eux sur le fond, il
ne fait qu’expliquer comment cette contradiction a pu se développer sans être
ressentie comme insupportable. Nous ne disposons pas encore à ce stade d’une
explication reposant non pas sur des données contingentes de l’individualité
mais sur la situation intellectuelle dans les années voisines de 1790.

L’esthétique musicale a presque toujours – sauf dans des textes


à caractère polémique ou apologétique – été formulée comme théorisant la
« musique tout court ». Le fait que l’objet dont on tirait des thèses d’esthétique
musicale était au xviiie siècle avant tout l’opéra, au xix e en revanche la symphonie,
faisait partie des évidences latentes qui demeuraient tacites et provoquaient par
là des querelles superf lues. La controverse entre les tenants d’une esthétique de
l’affect ou de l’expression et les formalistes perd de sa vivacité dès que l’on prend

47
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

conscience de ce que l’une des parties parle sans le dire de musique vocale et
l’autre de musique instrumentale.
La fracture qui traverse l’esthétique musicale de Moritz s’explique elle
aussi, au moins en partie, par des différences entre les genres musicaux dont il est
question – explicitement ou de manière latente – d’un côté dans les épanchements
du culte du sentiment, de l’autre dans les théorèmes classicisants. L’« ancienne » et
la « nouvelle » doctrines appartiennent à des « sphères » divergentes de la musique
(sans qu’y aient adhéré, du moins vers 1790, des couches sociales différentes).
L’air que Hartknopf joue sur sa f lûte, et qui pénètre jusqu’au cœur, se
distingue, comme Moritz le souligne à plusieurs reprises, par une simplicité et
un dépouillement extrêmes. « Le sommet en musique consiste à en connaître les
éléments les plus simples 78 . » (Cette phrase admet aussi bien une interprétation
la rattachant au culte du sentiment qu’une interprétation pythagoricienne, et
chez Moritz les deux se fondent l’une dans l’autre : le profond étonnement suscité
par le fait que « quelques notes » jouées « comme au hasard » par Hartknopf
produisent une musique qui touche au plus intime s’associe à des réf lexions sur
les liens mystérieux qu’entretiennent musique et astronomie.)
Le culte de la sensibilité en vogue à la fin du xviii e siècle, qui
s’enf lammait en entendant l’« air sur trois notes » d’un petit Savoyard ou qu’un
son unique parvenant à l’oreille depuis le lointain entraînait dans des rêveries
métaphysiques, survécut à l’âge des théories romantiques et classiques, qui
développaient une esthétique de l’œuvre et de l’autonomie en s’appuyant sur le
modèle fourni par la grande musique instrumentale, sous la forme amoindrie
d’une esthétique populaire. Il était dans l’ombre mais s’avérait néanmoins
indéracinable. Et l’on en arrive tout naturellement à voir dans la contradiction
inhérente à l’esthétique musicale de Moritz le ref let de l’opposition séparant
« deux cultures musicales » : quand Moritz parle de « musique », il ne parle pas de
la même chose dans ses traités et dans son roman.
Jusqu’à Marcel Proust, la cause de l’esthétique du sentiment, qui
était une esthétique de la musique simple – et même chez Proust de la musique
triviale –, n’a cessé d’être embrassée par des romanciers, tandis que le traité
philosophique était le cadre dans lequel les théorèmes classicisants s’imposaient,
théorèmes dont l’objet était en esthétique musicale la symphonie. À la différence

48
Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique

de ce qui se passe dans le passage déterminé par le culte du sentiment, qui se


rapporte à un phénomène clairement défini – l’air que Hartknopf joue sur
sa f lûte –, les réf lexions d’esthétique musicale que l’on trouve dans l’essai Sur
l’imitation formatrice du beau demeurent abstraites et, comme il est question
de « musique tout court », quasiment « dépourvues d’objet ». Il fallut attendre
E. T. A. Hoffman 79 et Eduard Hanslick 80 pour que soit énoncé clairement le fait
que l’esthétique musicale de l’œuvre et de l’autonomie s’était constituée comme
théorie d’un genre : la symphonie – ou le quatuor à cordes.
Néanmoins, le caractère étrangement abstrait de l’esthétique
musicale classicisante, dont les essais publiés par Moritz en 1785 et 1788 forment
le témoignage le plus précoce, ne tient pas au genre littéraire dont relèvent les
traités. Il est lié à une difficulté qui, aux alentours de 1790, faisait obstacle au
développement d’une esthétique musicale classique ou classicisante. C’est Schiller
qui identifia et formula ce problème avec le plus de clarté. Schiller se méfiait
du « pouvoir d’affection » de la musique – à l’inverse de l’esthétique du culte du
sentiment, qui s’y était soumise avec enthousiasme. Il ressentait l’ascendant que
la musique exerce sur le cœur et les sens, qu’elle captive, comme une menace
pour la liberté intérieure, qui représentait pour lui l’essence de l’humanité de
l’homme. Il opposait à un rapport traditionnel à la musique fait de ravissement
et d’étourdissement la perception consciente de la forme musicale, forme qu’il
concevait – comme Hanslick par la suite – comme « l’esprit qui se donne forme
à partir de lui-même 81 ». La catégorie anthropologique, « liberté », et la catégorie
esthétique, « forme », apparaissent comme des concepts complémentaires 82 .
« Mais comme dans le règne de la beauté le pouvoir, qui est aveugle, doit être
aboli, la musique ne peut être rendue esthétique que par la forme 83. » Mais selon
Schiller, le principe formel est insuffisamment développé dans la musique : « La
musique même la plus spirituelle, écrit-il dans les Lettres sur l’éducation esthétique
de l’homme [Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen], a en vertu de sa
matière et en tout état de cause une affinité pour les sens plus grande que ne le
souffre la véritable liberté esthétique 84. » C’est pour cette raison que Schiller ne
fait que postuler l’esthétique de l’œuvre et de l’autonomie alors qu’il semble que la
réalité de la musique, sa réception effective, soit déterminée par les principes de
l’Empfindsamkeit et du Sturm und Drang. « La musique doit dans sa noblesse suprême

49
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

devenir forme et agir sur nous avec la calme puissance de l’art antique […]. » La
musique classique dont il formule la théorie est pour Schiller aux environs de
1795 une utopie dont la réalisation est encore à venir.
La situation intellectuelle dans laquelle émergèrent vers 1790 les
contours d’une esthétique musicale classique ou classicisante – « classique »
en tant que théorie d’une musique classique, « classicisante » parce que son
origine idéologique se situait dans le classicisme de Winckelmann – était
paradoxale. Les impulsions que donnaient la théorie de la poésie et surtout
celle des beaux-arts poussaient à s’engager dans la voie d’une esthétique de
l’autonomie et de l’œuvre ayant pour catégorie centrale le concept de forme.
Et il aurait été temps de formuler une esthétique musicale classique pour
donner au stade que Haydn et Mozart avaient atteint dans l’évolution de la
musique instrumentale un pendant théorique. Néanmoins, bien que les
conditions concrètes musicales comme les conditions philosophiques aient
été réunies, cette esthétique musicale classique ne s’est dégagée que sous une
forme abstraite et fragmentaire, parce que, d’une part, les représentants de
l’esthétique classicisante – Moritz, Schiller et Christian Gottfried Körner – ne
reconnurent pas dans la symphonie l’objet qui aurait pu donner au concept
d’« achevé en soi » un contenu musical concret, et que, d’autre part, les
compositeurs qui, à Vienne, étaient coupés de l’évolution de la philosophie,
n’accordèrent pas la moindre attention aux résultats de l’activité théorique.
Il faut donc voir dans le fait que Moritz formula une esthétique
musicale classique tout en glorifiant simultanément, dans un cadre romanesque,
le « pouvoir d’affection » de la musique, de même que dans ce qui se produisit chez
Schiller, un écart entre postulat esthétique et réalité musicale (réalité que Moritz,
toutefois – à la différence de Schiller – ne rejetait pas). La réception de la musique
telle que l’expérience de Moritz la lui avait rendue familière était déterminée par
le culte du sentiment qu’il décrivit dans Andreas Hartknopf. Et le classicisme qu’il
y opposa demeura abstrait, comme s’il ne saisissait que le vide. Moritz n’a ni vu, ni
même entrevu confusément que ce classicisme était « en réalité » une esthétique
de la symphonie, qui, au moment même où Moritz posait sa thèse de l’autonomie,
atteignait un classicisme dans lequel se réalisait ce que postulait la théorie.

50
Esthétique de la forme et principe d’imitation

ESTHÉTIQUE DE LA FORME ET PRINCIPE D’IMITATION


1

L’essai Du Beau musical se terminait en 1854 par un paragraphe


qu’Eduard Hanslick supprima dans les éditions ultérieures, comme s’il avait
honte de l’enthousiasme métaphysique auquel il s’était laissé entraîner :
Mais ce contenu spirituel relie aussi dans l’âme de l’auditeur le beau musical à toutes les
autres grandes et belles idées. Pour lui, la musique n’agit pas uniquement et absolument
par sa beauté la plus propre, mais en même temps comme ref let sonore des grands
mouvements qui animent l’univers. C’est grâce à des relations naturelles profondes
et secrètes que la signification des sons s’élève si haut au-dessus d’eux-mêmes et nous
fait toujours sentir en même temps l’infini dans l’œuvre du talent humain. Comme les
éléments de la musique : résonance, hauteur, rythme, force, faiblesse se trouvent dans
l’univers entier, l’homme retrouve dans la musique l’univers entier 85.

La prise de distance de Hanslick vis-à-vis de la métaphore du


monde, c’est-à-dire de l’établissement d’une analogie entre « forme sonore en
mouvement » et univers, tenue désormais par lui pour un égarement spécu-
latif, a été expliquée par Felix Printz 86 comme résultant de l’inf luence exercée
par Robert Zimmermann, qui aurait convaincu Hanslick que l’exaltation
symbolique était incompatible avec l’esthétique sobrement empirique du « spéci-
fiquement musical ». Hermann Lotze, en revanche, voyait à l’inverse dans cette
métaphore, dont il transforma pour ainsi dire le croquis préparatoire qu’avait
esquissé Hanslick en tableau, un élément décisif de l’esthétique musicale qu’il
élabora dans une confrontation permanente avec Hanslick – confrontation dans
laquelle adhésion et rejet, mais aussi une appropriation déguisée en correction,
se mêlent étroitement.
Quand, embrassant enf in d’un seul regard le monde dans sa totalité, nous
constatons qu’il ne se décompose pas en une variété dépourvue de principe, mais
que les créatures se répartissent en espèces fixes, mises en rapport les unes avec les
autres par différents degrés de parenté et se développant chacune à sa manière, et
que chacune de ces espèces trouve dans son environnement les conditions suffisant
à son développement, il reste de cette vision, après que nous avons oublié ses
différents points particuliers, l’image d’une harmonieuse plénitude dans laquelle
chaque poussée de vie particulière, loin de se répandre, seule et abandonnée, dans
le vide, peut espérer que d’autres mouvements se joignent à elle, pour la soulever,

51
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

la renforcer et la conduire à son but. – Et nous ne pouvons guère exprimer cette


image grandiose sans qu’elle se transforme pour nous d’elle-même en musique ; sans
prendre immédiatement conscience que la mission de la musique est précisément
d’exprimer le profond bonheur qui habite cette construction du monde et dont le
plaisir de chaque sensibilité empirique n’est qu’un ref let particulier 87.

Selon Lotze, le beau en musique ne se fonde pas sur la « forme sonore en


mouvement » mais sur son analogie avec l’univers :
Ainsi nous donnons entièrement raison au spirituel auteur qui a suscité ces
remarques [il s’agit de Hanslick] lorsqu’il affirme que la musique ne rend immédia-
tement que le côté dynamique des évènements qui se sont déroulés, que les figures
de leur déroulement ; mais nous ne considérons pas la valeur de ces figures comme
une valeur propre ; elles apparaissent belles parce qu’elles éveillent le souvenir des
innombrables biens imaginables dans le même rythme et dans aucun autre 88 .

À l’évocation de la métaphore du monde, on ne peut s’empêcher de penser à l’idée de


musica mundana, bien qu’il existe entre elles une différence qu’il ne faut pas mécon-
naître : dans l’Antiquité et au Moyen Âge, il s’agissait d’une fonction allégorique
du système des sons musicaux, alors qu’au xixe siècle il s’agissait d’une symbolique
de l’œuvre d’art musicale. Selon Zimmermann, elle constitue pour l’esthétique
musicale un appendice gênant, alors que selon Lotze elle en est le centre.
On ne devrait pas soupçonner Hanslick d’avoir eu recours à de la pure
et simple rhétorique pour que sa conclusion fît de l’effet. Un passage analogue, qui
fut également supprimé dans les éditions ultérieures, précède immédiatement
la phrase fondamentale sur les « formes sonores en mouvement » : « […] bien que
[la musique] puisse posséder à un haut degré cette signification symbolique qui
ref lète les grandes lois du monde et que l’on trouve dans toute beauté de l’art 89 . »
L’explication consistant à dire qu’il s’agit d’une simple incrustation
résiduelle de pythagorisme restauré dans l’esprit du romantisme, tel qu’il se
manifeste chez Dalberg 90, Novalis 91 et Schelling 92, est insuffisante. L’élément
essentiel est bien plutôt le fait que dans l’esthétique classico-romantique, que
Hanslick reprit pour lui donner de nouveaux développements 93, la métaphore du
monde, l’idée d’une œuvre d’art fondée sur elle-même et close et la conception de
la musique artificielle comme « libre création de l’esprit à partir d’un matériau à
potentialité spirituelle 94 », étaient liées au sein d’un système cohérent.

52
Esthétique de la forme et principe d’imitation

Karl Philipp Moritz développa en 1788 dans l’essai Sur l’imitation


formatrice du beau – l’un des textes fondamentaux de l’esthétique classique – une
réf lexion sur les conditions et les implications de l’affirmation que « le concept
d’un Tout consistant en soi est indissociablement lié au concept du beau 95 ».
Une argumentation tortueuse aboutit à la métaphore du monde, qui n’apparaît
donc pas chez Moritz comme simple citation de l’analogie entre microcosme
et macrocosme, accessoire rhétorique réutilisable issu du fonds de la tradition
culturelle, mais naît de réf lexions reposant sur la conscience de ce que le concept
de l’œuvre d’art comme tout clos sur lui-même n’est pas une évidence mais un
problème, voire un paradoxe.
Quel point de comparaison reste-t-il pour le beau authentique, sinon le concept
d’ensemble de toutes les proportions de ce grand Tout de la Nature qu’aucune faculté
de penser ne peut embrasser ? À dire vrai, tout le beau isolé, dispersé çà et là dans la
Nature, est beau dans la mesure où ce tableau, saisissant toutes les proportions de ce
grand Tout, se manifeste peu ou prou en elle 96 .

Le topos pythagoricien, cette formule figée, est comme fondu par Moritz pour
être intégré à un raisonnement dynamique : l’idée d’une analogie entre, d’une
part, la « belle œuvre d’art » et, de l’autre, le tout de la nature est la conséquence
qui résulte de plusieurs conditions, à savoir, premièrement, que le beau n’est
pas appréhendé par des concepts mais par la contemplation d’un objet que les
sens ou l’imagination peuvent saisir, deuxièmement, qu’une œuvre d’art doit
nécessairement apparaître comme un ensemble cohérent clos sur lui-même,
bien que, troisièmement, la nature dans son ensemble constitue « proprement
le seul, l’unique et vrai tout ».
Or, puisque dans une belle œuvre d’art 97 les multiples relations des différentes
parties au Tout [c’est-à-dire la forme] ne sont pas tant pensées par notre entendement
qu’elles ne doivent plutôt tomber sous notre sens externe, ou être circonscrites
et embrassées par notre imagination, il s’ensuit que nos organes de sensation
prescrivent derechef sa mesure au beau. Autrement, l’enchaînement cohérent de
la Nature entière, qui comprend en soi la plupart des relations qu’il entretient à
soi-même comme au plus grand Tout pensable pour nous, pourrait en vérité être
également pour nous le beau suprême, dans le cas où cette cohérence pourrait être
embrassée en un clin d’œil par notre imagination. Car cette grande cohérence des

53
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

choses est pourtant proprement le seul, l’unique et vrai Tout ; en lui, chaque Tout
singulier est, de par l’indissoluble enchaînement des choses, seulement formé en
imagination <eingebildet> 98 , mais l’Imaginé lui-même, considéré comme un Tout,
doit encore se former dans notre représentation par analogie à ce grand Tout, et
selon les mêmes règles éternelles et fermes d’après lesquelles ce Tout s’appuie de
toutes parts sur son centre, et repose sur sa propre existence 99 .

Pour ne pas être seulement pure apparence, la fermeture perceptible de l’œuvre


d’art sur elle-même doit nécessairement être conçue comme ref let de la cohérence
systématique non perceptible de la nature dans sa totalité. La métaphore du
monde, l’idée d’une analogie ou d’une participation, n’est donc pas chez Moritz
un complément édifiant ajouté à la théorie esthétique, et que l’on pourrait
– comme le fit Hanslick – supprimer sans que la cohérence de l’argumentation
en souffre, mais remplit la fonction de justifier l’autonomie de la « belle œuvre
d’art ». Quand Hanslick – sous l’inf luence de Zimmermann – rejette la symbo-
lique et ne voit plus en elle qu’un discours vide inutile, il s’expose à ce qu’on lui
objecte que l’idée de l’œuvre close sur elle-même, du « beau consistant en soi »,
n’est plus alors qu’une illusion, et une illusion qui ne se justifie pas.
Si Moritz rattachait l’idée de l’autonomie de l’œuvre d’art à son
caractère symbolique, August Wilhelm Schlegel complétait en 1801, dans les
Leçons sur la littérature et l’art [Vorlesungen über schöne Literatur und Kunst] qu’il
prononçait à Berlin, l’argumentation de Moritz, qu’il citait avec enthousiasme 100,
en y ajoutant l’idée que l’analogie de la « belle œuvre d’art » avec le monde dans
sa totalité est fondée sur la participation du génie producteur à la nature conçue
comme natura naturans – et non plus comme natura naturata. Le rejet de la
doctrine traditionnelle de l’imitation, qui prescrivait une reproduction de la
natura naturata, les maximes du culte du génie et la fondation d’une esthétique
de l’œuvre et de la forme – c’est-à-dire d’une théorie dont la catégorie centrale est
le concept d’œuvre « consistant en soi » comme structure fonctionnelle fermée –
se mêlent étroitement chez Schlegel et sont indissociables.
La « simple imitation de la nature » apparaît dans l’exposé polémique
de Schlegel comme une trivialité esthétique :
Nombreux sont ceux pour qui la nature n’est rien de plus que ce qui existe sans inter-
vention de l’art humain. Si maintenant on ajoute à ce concept négatif [déterminé par
l’opposition avec l’art (technè)] de la nature un concept tout aussi passif de l’imitation,

54
Esthétique de la forme et principe d’imitation

qui en fasse une simple imitation, copie, répétition, l’art serait en effet une entre-
prise qui ne nourrit pas son homme [c’est-à-dire inutile] 101 .

Schlegel néglige le fait qu’au cours de l’histoire de l’esthétique ou théorie de l’art,


l’expression « imitation de la nature » – pour employer la terminologie aristoté-
licienne – a désigné, outre une simple copie de donné empirique, la mise au jour
d’une forme que la nature manifeste imparfaitement de l’être d’une chose, afin
de rendre d’autant plus f lagrante l’opposition qui sépare le principe prosaïque
qu’il rejette du principe poétique qu’il vise. Ce n’est pas qu’il veuille contester
à la nature la place qu’elle occupe dans la théorie esthétique. Mais il la conçoit
spéculativement, « philosophiquement », comme activité productrice, pas
« empiriquement », comme totalité des choses existantes :
La conception empirique et sans vie du monde est que les choses sont ; la conception
philosophique, vers laquelle nous pousse pour ainsi dire déjà une foule de phéno-
mènes de la vie courante, est que tout est pris dans un éternel devenir, dans une
incessante création. C’est pourquoi depuis des temps immémoriaux, l’homme a
ramené cette force de production qui agit en tout à l’unité d’une idée, et c’est cela la
nature au sens le plus propre et le plus élevé 102 .

Sans appeler la distinction scholastique par son nom latin, Schlegel oppose à
la nature donnée, perceptible, produite (natura naturata) la nature déduite
spéculativement, productrice (natura naturans), et à l’imitation comme simple
copie (imitatio) l’imitation comme émulation (aemulatio), qui ne recopie pas, ne
reproduit pas le modèle mais entretient avec lui un rapport d’analogie :
Si l’on donne à « nature » cette signification la plus noble, qui en fait non une masse
de produits mais le produisant même, et si l’on prend également l’expression
« imitation » au sens noble, dans lequel elle ne veut pas dire singer les traits extérieurs
d’un homme mais s’approprier les maximes de son action, alors il n’y a plus rien à
objecter ou à ajouter au principe selon lequel l’art doit imiter la nature. Cela veut
dire en effet qu’il doit, comme la nature, créant de manière autonome, organisé et
organisant, former des œuvres vivantes 103 .

L’approfondissement du principe d’imitation signifie néanmoins sa dissolution.


Ce que veut dire l’interprétation de Schlegel appliquée à la musique, c’est que la
raison d’être esthétique d’une œuvre musicale ne doit pas être cherchée dans
l’imitation de la nature extérieure ou intérieure – dans la peinture sonore ou la
représentation des affects – mais consiste en ce que l’objet sonore formé par le

55
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

compositeur apparaît comme un ensemble fonctionnel cohérent clos et porteur


de sa propre justification, comme un « organisme » et comme le produit d’un
principe « organisant » de l’intérieur. Le résultat de la réinterprétation du principe
d’imitation menée par Schlegel est l’esquisse d’une esthétique de la forme.
Mais le concept d’émulation ne suffit pas pour définir le rapport
de l’art à la nature tel que le concevait l’esthétique classico-romantique. Dans
l’esthétique du génie, que Kant codifia en 1790, c’est de la participation du génie à
la nature productrice – non de la simple émulation – que naît l’art :
Le génie est le talent (le don naturel) qui permet de donner à l’art ses règles. Puisque
le talent, en tant que faculté productive innée de l’artiste, ressortit lui-même à la
nature, on pourrait formuler ainsi la définition : le génie est la disposition innée de
l’esprit (ingenium) par le truchement de laquelle la nature donne à l’art ses règles 104 .

L’idée d’une participation du génie à la nature, qui, prise isolément, est un topos
dont l’origine remonte à l’Antiquité, justifiait dans le contexte de la théorie
esthétique des environs de 1800 la signification et la dignité métaphysiques
reconnues à l’art. Si d’une part on présuppose – avec Giambattista Vico – que
l’homme ne peut connaître parfaitement que ce qu’il fabrique lui-même, et
si d’autre part on conçoit la productivité artistique comme participation à la
natura naturans, on aboutit au résultat que ce sont les œuvres d’art qui donnent
le mieux à voir la manière dont agit la nature productrice, qui n’est pas acces-
sible à la perception mais ne se révèle qu’à la spéculation philosophique. C’est
pourquoi l’art apparaît chez Schelling comme organon de la métaphysique 105.
L’esthétique du génie et l’idée d’autonomie – toutes deux opposées au
principe d’imitation – apparaissent donc comme étroitement liées. L’affirmation
que l’art constitue un « monde en soi » veut dire dans l’esthétique classico-
romantique qu’il refuse de reproduire et d’imiter des choses et des évènements
empiriques, elle ne signifie cependant en aucun cas que le lien avec la nature
serait rompu. Au contraire, l’art – en tant qu’œuvre du génie, qui participe à
la natura naturans – doit son origine à la nature, à cette nature productrice qui
est aussi, comme il faut nécessairement l’admettre, à l’œuvre derrière la natura
naturata donnée, c’est-à-dire qui n’est pas de la main de l’homme.

56
À propos de l’esthétique musicale de kant

À PROPOS DE L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE KANT

L’intérêt pour l’esthétique musicale philosophique et spéculative est


si affaibli par l’avantage que l’on s’est accoutumé à donner à des objets et à des
problèmes historiques et psychologiques qu’inviter connaisseurs et amateurs
de musique à s’efforcer de comprendre les catégories, principes et thèses de
Kant semble nécessiter une justification détaillée. Il ne s’agira pas de vouloir se
livrer à une querelle avec Kant à propos de la validité de théorèmes d’esthétique
musicale précis, ou de chercher dans la Critique de la faculté de juger et l’Anthropo-
logie des renseignements sur la conception de la musique qui avait cours dans
la seconde moitié du xviiie siècle – la première démarche serait anachronique,
la seconde trop méticuleuse 106 . Pourtant, le rapport qu’ont entretenu musique
et philosophie pendant une période de productivité significative dans les deux
disciplines devrait rencontrer l’attention des historiens, car l’expression de
ce rapport, l’esthétique musicale, peut être comprise comme un phénomène
d’histoire de la musique fondé philosophiquement. L’esthétique musicale, qui
est issue des problèmes auxquels se confronte la philosophie, est une conception
de la musique qui redéfinit la place de celle-ci dans le système de la culture, une
pensée musicale qui non seulement emprunte des concepts à la philosophie, mais
est elle-même philosophie. La coïncidence historique entre une culture philoso-
phique développée et une productivité artistique particulièrement intense est
la condition à laquelle est soumise l’existence de l’esthétique comme discipline
philosophique, ou pour le dire mieux comme problème philo­sophique, car pour
pouvoir devenir discipline philosophique, l’esthétique devait nécessairement
être dans son essence solidaire de la problématique philosophique centrale 107.
L’esthétique musicale de Kant doit donc être comprise à partir de l’ensemble
cohérent que forme son système critique 108 .
La pensée esthétique de Kant présuppose un résultat de théorie
de la connaissance obtenu dans la Critique de la raison pure [Kritik der reinen
Vernunft] et qui, privilégiant un aspect unique, était manifestement considéré
par lui comme insatisfaisant, à savoir la séparation hermétique entre la forme de
l’expérience (les catégories de l’entendement et les « formes pures de l’intuition »
que sont l’espace et le temps) et la matière de l’expérience (les sensations, qui sont

57
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

indéterminées, amorphes). L’objet singulier dans sa particularité, et donc l’objet


de l’esthétique, n’a en tant qu’unité pour l’intuition précédant tous les concepts
pas de place dans le système. Dans la troisième Critique, Kant introduit la faculté
de juger, qu’il définit comme la faculté de connaître qui opère la médiation entre
sensation et entendement. Elle est capable de concevoir le particulier comme
compris sous un universel sans effacer le particulier en tant que tel. Comme
faculté de juger esthétique, elle est réf léchissante (et non déterminante), car elle
doit trouver l’universel qui correspond à un particulier donné, et ne subsume
pas, à l’inverse, le particulier sous un universel donné (introduction, p. xxvi ;
trad. fr. p. 27-28 109). Kant distingue le jugement esthétique au sens large, c’est-
à-dire « celui dont le principe déterminant ne peut être que subjectif » (§ 1 ; trad.
fr. p. 49), du jugement de goût, qui a pour objet le beau, et du jugement portant
sur l’art, qui va plus loin que le jugement de goût et a pour cible la « valeur
culturelle » des œuvres d’art.
Le jugement de goût est (considéré au point de vue de sa quantité)
« sans concept » et « subjectivement universel » (§ 6-8), (considéré au point de
vue de sa relation) rapporté à une « finalité sans fin » (§ 11), (considéré au point
de vue de sa qualité) une « satisfaction désintéressée » (§ 2), (considéré au point
de vue de sa modalité) « subjectivement nécessaire » (§ 18). Ces déterminations
ont la forme de paradoxes que Kant résout par des « Idées » ; il appelle « Idées »
des « principes régulateurs » qu’il est « subjectivement nécessaire » d’admettre,
et qui closent une série en soi infinie de représentations ou font d’une infinie
variété d’éléments une unité.
Kant se demande donc, premièrement, ce qui rend possible la
validité d’un jugement de goût, deuxièmement, comment l’objet esthétique
apparaît dans le jugement, et, troisièmement, quel rapport nous entretenons
avec l’objet esthétique.
1. La définition du jugement de goût comme « sans concept » et
« subjectivement universel » (c’est-à-dire valable pour tous les sujets) renvoie
à l’« Idée d’un sens commun » (§ 20) 110 . Le sens commun n’est pas conçu
historiquement ou psychologiquement – par exemple comme air du temps
déterminant le jugement esthétique –, mais comme « exigence de la raison » (§ 22) ;
il ne se fonde pas sur une grande quantité extérieure de jugements concordants

58
À propos de l’esthétique musicale de kant

mais sur quelque chose d’« idéalement universel » 111 . La communicabilité et la


validité universelles d’un jugement esthétique ne reposent ni sur des lois de
l’entendement ni sur des données empiriques ; le jugement esthétique vaut bien
plutôt « exemplairement » – « comme un exemple d’une règle universelle que l’on
ne peut énoncer » (§ 18).
2. La « finalité » (le caractère approprié) d’objets pour notre faculté de
connaître est une condition « subjectivement nécessaire » de toute connaissance
(et donc elle aussi une « Idée »). Le comportement esthétique en reste à la simple
intuition de la finalité, sans réaliser la fin, la connaissance déterminée :
« L’élément subjectif qui dans une représentation ne peut devenir une partie de la
connaissance, c’est le plaisir ou la peine qui y sont liés […] » (introduction, p. xliii ;
trad. fr. p. 36).
3. Le jugement de goût repose sur un état de « libre jeu des facultés de
connaître » (§ 9), sur la « spontanéité dans le jeu des facultés de connaître, dont
l’accord comprend le fondement de ce plaisir » [i. e. de la satisfaction esthétique]
(introduction, p. lviii ; trad. fr. p. 42). Dans l’harmonie esthétique des facultés
de connaître, la tension entre sensation et concept retombe. La satisfaction
esthétique ne soumet l’objet à aucun intérêt théorique, pratico-éthique ou
sensuel, mais le laisse exister librement pour lui-même dans sa singularité,
comme « ayant sa finalité en soi ».
Pour associer les définitions de Kant à des représentations qui nous
soient plus familières, nous pourrions penser dans le cas de l’« universalité
sans concepts de l’entendement » à une connaissance qui saisit son objet sans
le soumettre à des catégories ni lui enlever sa particularité, et dans celui de
la « finalité sans fin » à une contemplation qui appréhende la multiplicité des
éléments d’un objet comme une unité riche de relations 112 . Dans le jugement
esthétique, particulier et universel, moyen et fin, concept de l’entendement et
sensation indéterminée ne sont plus séparés de manière irréconciliable mais
« intégrés » 113 , et ce au moyen d’« Idées » situées dans le domaine esthétique, c’est-
à-dire d’« Idées esthétiques » 114 .
Le domaine le plus élémentaire de la musique est la note isolée. Un
tel son est « simple jeu des sensations (dans le temps) », car Kant doute « fort » 115
de la théorie d’Euler, qui soutient que nous percevons déjà les vibrations de

59
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

l’éther et de l’air que sont respectivement chaque couleur et chaque son comme
un « jeu régulier des impressions », et que par conséquent « couleurs et sons
ne [sont] pas de pures sensations, mais déjà une détermination formelle de
l’unité d’un divers de sensations et [peuvent] être comptées parmi les belles
choses » (§ 14). Les sons isolés produisent certes un effet agréable dès lors qu’ils
sont purs ; mais l’agréable n’est que simple « attrait » <Reiz> (au sens trivial,
non au sens physiologique [= stimulus] du terme), et en tant que tel pas objet
du jugement de goût ; de plus la « pureté ne peut procurer un complément de
même nature à la satisfaction résultant de la forme », mais ne fait « que rendre
la forme plus exacte, plus précise, plus complète dans l’intuition » (§ 14). C’est
seulement l’association de plusieurs sons qui apparaît à Kant (quoiqu’il émette
encore des réserves) comme « forme mathématique », par laquelle le particulier
est appréhendé comme compris sous un universel, et ainsi comme belle ; les
différences entre les sons sont des « différences remarquables » <begreif liche
Unterschiede>, et l’appréhension d’une suite de sons n’est plus un « simple jeu
des sensations » mais l’« effet d’un acte de juger concernant la forme dans le
jeu de nombreuses sensations ». Kant pense à « ce qu’il y a de mathématique
dans les proportions des vibrations en musique » ainsi qu’à la « perception des
changements de qualité (et non seulement du degré de la sensation) 116 suivant
les diverses intensités de l’échelle des sons » (§ 51 ; trad. fr. p. 153) 117.
Mais la forme mathématique des suites de sons, qui procure une
satisfaction, n’apparaît pas à Kant comme une justification suffisante de la
beauté en musique.
Bien qu’elle ne soit pas représentée par des concepts déterminés, c’est de cette forme
mathématique seule que dépend la satisfaction que la simple réf lexion sur une telle
quantité de sensations, qui s’accompagnent ou se suivent, joint au jeu de celles-ci
comme une condition universellement valable de sa beauté ; et c’est seulement
d’après elle que le goût peut prétendre au droit de se prononcer à l’avance sur le
jugement de chacun.
Mais la mathématique n’a assurément aucune par t à l’attrait et au
mouvement de l’âme que provoque la musique ; elle n’est que la condition indispen-
sable […] (§ 53 ; trad. fr. p. 156)

Et la musique concrète « mérite plutôt d’être considérée comme un art agréable


que d’être comptée parmi les beaux-arts » (§ 54 ; trad. fr. p. 159) ; « tout ce que

60
À propos de l’esthétique musicale de kant

l’on nomme en musique improvisation (sans thème) [i. e. sans affect déterminé
qui donne à la musique une unité et la rende compréhensible] et même toute
la musique sans texte » fait partie des « libres beautés », qui « ne représentent
rien » (§ 16 ; trad. fr. p. 71). Ce qu’il y a de beau dans la musique, la « forme mathé-
matique », n’est que secondaire pour les effets d’œuvres concrètes, et pour le
jugement portant sur l’art, qui s’élève au-dessus du pur jugement de goût, la
musique est « plutôt jouissance que culture » (§ 53 ; trad. fr. p. 155). Kant interdit
à la musique l’accès au domaine plus élevé de ce qui est esthétique, parce que sa
« beauté formelle » élémentaire ne s’épanouit pas jusqu’à devenir « culture » mais
est effacée par des effets agréables, qui touchent les sens 118 .
La beauté est définie d’une part comme « la forme dans le jeu
de nombreuses sensations », mais de l’autre comme « l’expression d’Idées
esthétiques » (§ 51). Certes la musique est un « beau jeu des sensations », mais
dans l’impression qu’elle produit, la beauté formelle n’est qu’un élément caché,
éclipsé par la puissance de ce qui est agréable aux sens, et la musique en tant que
telle ne peut pas être « l’expression d’Idées esthétiques », elle a besoin pour cela
de l’aide de la poésie.
[…] bien que la musique ne parle que par pures sensations sans concept et par
conséquent ne laisse point, comme la poésie, quelque chose à la réf lexion, elle émeut
cependant l’âme d’une manière plus diverse et, quoique passagèrement, plus intime ;
il est vrai toutefois qu’elle est plutôt jouissance que culture. […] Le charme de la
musique, qui peut se communiquer si universellement, semble reposer sur le fait
que toute expression du langage possède dans un contexte un ton, qui est approprié
à son sens ; ce ton indique plus ou moins une affection du sujet parlant et la provoque
aussi chez l’auditeur et cette affection éveille l’idée en celui-ci, qui est exprimée
par un tel ton dans la langue ; la modulation [de la langue] est en quelque sorte une
langue universelle des sensations, intelligible à tout homme, que la musique seule
emploie dans toute sa force, c’est-à-dire comme langue des affections, communiquant
ainsi universellement d’après les lois de l’association des Idées esthétiques qui
s’y trouvent liées naturellement ; mais comme ces Idées ne sont pas des concepts
ou des pensées déterminées, seule la forme de la composition de ces sensations
(harmonie et mélodie), au lieu de la forme du langage, sert grâce à une disposition
proportionnée de celles-ci […] à exprimer l’Idée esthétique de l’ensemble harmonieux
d’une indicible plénitude de pensées, qui convient à un certain thème, qui constitue
l’affection dominante dans le morceau. (§ 53 ; trad. fr. p. 155-156)

61
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

Le concept d’« Idée esthétique » est le centre caché de l’esthétique de


Kant. Ce concept, que nous n’avions d’abord défini qu’extérieurement (« Idée
esthétique » comme « Idée dans le domaine du jugement esthétique »), déploie
maintenant dans le domaine du jugement portant sur l’art la richesse de son
contenu : « par l’expression Idée esthétique j’entends cette représentation de
l’imagination, qui donne beaucoup à penser, sans qu’aucune pensée déterminée,
c’est-à-dire aucun concept, puisse lui être adéquate, et que par conséquent aucune
langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible », autrement dit
cette représentation qui « donne à penser en plus d’un concept 119 bien des choses
indicibles, dont le sentiment anime les facultés de connaissance et qui inspire
à la lettre du langage un esprit » (§ 49 ; trad. fr. p. 143-144 et p. 146) 120. Les Idées
esthétiques assurent la médiation entre le simple jeu des sensations et celui des
facultés de connaissance 121 . Néanmoins, la musique semble nécessairement
condamnée à l’échec face à cette ambition ; c’est seulement par une analogie
avec le langage qu’elle est capable d’« exprimer l’idée esthétique du tout cohérent
d’une indicible plénitude de pensées […] ».
Cette formule témoigne discrètement du passage de l’esthétique
précritique à l’esthétique critique et idéaliste : au stade précritique, étaient
définies comme Idées esthétiques des représentations qui se donnent à voir
dans l’œuvre d’art et constituent en même temps un « objet pour des affections »
(c’est la définition que Kant donne encore au § 54). Dans l’extrait du § 53 cité
plus haut, Kant déplace l’accent de l’objet esthétique vers le jugement esthétique,
dans lequel les Idées esthétiques représentent l’« ensemble harmonieux d’une
indicible plénitude de pensées ». Récapitulons : les « Idées » sont pour Kant
des « principes régulateurs » qui donnent un terme et une unité à une série
de représentations en soi infinie – les « Idées esthétiques » sont des Idées
situées dans le domaine du jugement esthétique subjectif et par lesquelles le
jeu de sensations et de pensées diverses devient une unité susceptible d’être
appréhendée. Dans la mesure où les Idées esthétiques correspondent en
même temps à un thème (objectif, exposé dans l’œuvre d’art), elles rapportent
l’unité d’un divers de sensations et de pensées au contenu de l’œuvre d’art.
L’ambiguïté qui réside dans le fait que le concept critique de l’Idée esthétique
ne s’est pas détaché du concept précritique, celui d’une représentation qui se

62
À propos de l’esthétique musicale de kant

donne à voir dans l’œuvre d’art, favorise ainsi la reconnaissance de relations


entre sujet et objet esthétiques. Mais si les Idées esthétiques se rapportent à des
contenus, l’affirmation que la beauté est « l’expression d’Idées esthétiques »
apparaît en contradiction avec le concept d’une beauté formelle, indifférente
au contenu. Nous pouvons résoudre cette difficulté tout d’abord en concevant
l’Idée esthétique comme un « principe qui donne la vie » et en établissant une
analogie entre le concept de « finalité en soi » esthétique et l’idée d’organisme 122.
De plus, l’« Idée d’un sens commun » est d’une part la condition à laquelle le
jugement esthétique universel sans concept peut exister, mais d’autre part un
ordre moral de la raison 123 . Enfin, une Idée esthétique représente, analogue en
cela au concept, un « ensemble harmonieux » ; certes elle demeure (en tant que
« représentation de l’imagination ») en-deçà du concept, puisqu’elle en reste à la
simple intuition, mais en tant qu’Idée d’une « totalité esthétique », elle le dépasse
et se fait image et ref let d’une totalité des facultés humaines. La définition de
l’Idée esthétique comme un principe qui donne la vie, sa solidarité avec des
exigences morales de la raison et avec le concept visé de totalité se fondent
ensemble dans le concept de « valeur culturelle ». L’affirmation que la beauté
est « l’expression d’Idées esthétiques » est ainsi dotée d’un « arrière-plan », sans
qu’il y ait contradiction avec les définitions du jugement de goût : la satisfaction
esthétique est certes (déterminée négativement) désintéressée (indifférente à
la connaissance et à l’action), mais les déterminations positives du jugement de
goût (universalité sans concept, finalité sans fin) comprennent des indications
renvoyant à la « valeur culturelle », indications que le concept d’Idée esthétique
permet ensuite de développer 124 . L’art ne correspond entièrement à son concept
que quand « le plaisir est en même temps culture et dispose l’âme aux Idées »
(§ 52 ; trad. fr. p. 153).
Si nous revenons encore une fois à la citation extraite du § 53, nous
constatons que l’alignement de Kant sur la théorie des affects est de l’ordre de
la « contingence » historique, pas de la nécessité systématique, car on peut
parfaitement imaginer, comme « thèmes » auxquels la musique doit se rapporter
pour susciter des Idées esthétiques et pouvoir ainsi apparaître comme unité, des
contenus autres que les affections 125. Il y a une possibilité que Kant ne voit pas
parce qu’il porte un jugement exclusif sur la temporalité de la musique : pour

63
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

lui, ce n’est pas seulement parce que sa « beauté formelle » (les proportions qui
existent entre les sons) est recouverte par ce qu’elle a d’agréable pour les sens que la
musique est exclue du domaine de la « culture », mais aussi parce qu’elle ne donne
que des « impressions passagères » ; « celles-ci s’évanouissent complètement » (§ 53 ;
trad. fr. p. 157) et la musique n’a pas d’existence durable dans le temps, elle retentit
et s’éteint à la fois et n’est pour cette raison pas susceptible d’apparaître comme
unité. Kant méconnaît le fait que chaque instant musical inclut la reproduction de
ce qui l’a précédé et l’anticipation de ce qui va le suivre, et n’établit pas la mise en
relation, parfaitement concevable, du « jeu musical des sensations » avec le « jeu des
facultés de connaître », qui pourrait rendre pleinement justice à l’élément temps.
Nous posons donc les questions suivantes : comment définir de manière plus
large les « thèmes » de la musique 126 ? Quel rapport entretiennent-ils d’une part
avec la « beauté formelle », de l’autre avec le caractère « passager » de la musique ?
Ce n’est en aucun cas uniquement comme « forme pure de l’intuition » que nous
concevons ici le temps 127, mais bien plutôt comme temps à la marche « humaine »,
porteur d’un passé qui augmente et s’enrichit 128.

ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK


1

L’idée que l’esthétique musicale des représentants philosophiques


et littéraires du classicisme – l’esthétique musicale de Kant, Goethe et
Schiller – constitue d’une part une esthétique musicale classique et de l’autre
une esthétique du classicisme musical peut séduire par sa simplicité. Elle est
néanmoins trop schématique pour rendre compte de manière appropriée d’une
réalité dans laquelle l’évolution des idées et celle de la musique ne se corres-
pondent pas aussi étroitement que le postulerait le dogme selon lequel l’esprit
d’une époque en pénètre également tous les domaines. Le cas dans lequel un
auteur littéraire classique juge d’une œuvre représentant le classicisme musical
d’après des critères qui forment ensemble l’ébauche d’une esthétique musicale
classique, est une exception plutôt que la règle.

64
ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK

Schiller écrivait en 1800 à Christian Gottfried Körner qu’il avait


gardé de la Création de Haydn, selon lui un « méli-mélo sans caractère », une
impression tout à fait désagréable. « L’Iphigénie en Tauride de Gluck m’a en
revanche procuré un plaisir infini, jamais une musique ne m’a encore donné
d’émotion si pure et si belle que celle-là, c’est un monde d’harmonie qui
pénètre directement jusqu’à l’âme et dissout l’auditeur dans une douce et noble
mélancolie 129 . » Rien ne serait plus faux que de voir dans les paroles pleines
d’énergie de Schiller affirmant qu’il se sent animé par la pièce de théâtre
musicale de Gluck d’une « émotion pure et belle » comme « jamais auparavant »
un éloge creux sans contenu théorique. Il faut au contraire prendre cette
lettre au mot, comme l’expression d’une expérience touchant aux fondements
de l’esthétique : elle signifie que Schiller trouvait réalisée dans l’Iphigénie en
Tauride de Gluck l’idée d’une musique classique – qu’il avait postulée dans
les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, mais dont il doutait qu’elle fût
réalisable –, rien de moins.
Au moment où Schiller écrivait en 1794 ces Lettres, il voyait dans le
pouvoir qu’a la musique d’affecter, de captiver les sens et la sensibilité – et par
là de mettre en danger la liberté intérieure – sa propriété esthétique principale :
« La musique même la plus spirituelle, écrit-il dans la 22e lettre, a en vertu de sa
matière et en tout état de cause une affinité pour les sens plus grande que ne le
souffre la véritable liberté esthétique. » Certes, Schiller abandonnait l’esthétique
expressive du Sturm und Drang 130 – qui était en même temps une esthétique de
l’effet visant les sens – comme norme et comme idéal, mais il la conservait
comme description de la réalité musicale. Et le principe formel qu’il opposait à
la pure affection de la sensibilité n’était pour l’heure qu’un postulat, une utopie
de l’esthétique musicale : « La musique doit dans sa noblesse suprême devenir
forme » – la « forme » est le résultat de l’« instinct formel », l’instance qui s’oppose
à l’« instinct matériel » 131 . Elle devait le devenir mais elle ne l’était pas : en 1794,
Schiller ne trouvait nulle part réalisé l’« état le plus noble » de la musique pour
lequel il s’enthousiasmait.
L’impression produite en 1800 – lorsque l’œuvre fut représentée à
Weimar – par la classicité de l’Iphigénie en Tauride de Gluck en fut d’autant plus
forte. L’« émotion » que la musique suscita chez Schiller est due à son pouvoir,

65
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

matériel, d’agir sur les sens et la sensibilité ; mais le caractère « pur et beau »
de cette « émotion » dérive de l’« abolition » du « matériel » par la « forme » de
l’œuvre. (L’expression « émotion pure et belle », guère différente en cela de la
« calme grandeur » <stille Größ e> de Winckelmann, est presque un paradoxe,
ou du moins la formule trouvée pour désigner l’accord de tendances opposées,
l’instinct formel et l’instinct matériel, obtenu de haute lutte.) On lit ainsi dans
une lettre à Körner du 10 mars 1795 :
Le pouvoir de la musique repose manifestement sur ses composantes corporelles,
matérielles. Mais comme dans le règne de la beauté le pouvoir, qui est aveugle
[l’expression « aveugle » rappelle ce que Kant dit de l’intuition en ce qu’elle diffère du
concept], doit être aboli, la musique ne peut être rendue esthétique que par la forme.
La forme toutefois ne fait aucunement qu’elle agit comme musique, mais seulement
que tout en exerçant son pouvoir musical [pouvoir qui affecte les sens et la sensi-
bilité], elle agit esthétiquement. Sans la forme elle nous commanderait aveuglément,
sa forme sauve notre liberté. Cependant ce n’est pas la liberté à elle seule qui fait
l’esthétique mais la liberté en tant qu’elle se maintient dans la souffrance [dans la
passivité de la soumission aux effets produits par la musique sur les sens et la sensi-
bilité]. Cette souffrance est produite par le son, dont l’inf luence sur nous et l’affinité
avec nos sens reposent uniquement sur des lois de la nature. Mais dans l’esthétique
doivent aussi régner, conjointement à des lois de la nature, des lois de la liberté. D’où
la nécessité du caractère en musique, si elle doit agir comme un art du beau […] 132

–  et non comme un art qui se borne à affecter, à être « attrayant » et « touchant ».


La forme (chez Schiller, « Gestalt ») « sauve notre liberté 133 » – compensant la
soumission des sens et de la sensibilité. Et des « lois de la liberté » que Schiller
postule, il conclut à la « nécessité du caractère en musique », car dans la stabilité
du caractère, de l’éthos, la liberté intérieure fait ses preuves face au pouvoir des
sens et des affects, un pouvoir qui nous entraîne violemment tantôt ici, tantôt
là. Si Schiller ressentait la Création de Haydn comme « sans caractère », on peut
conclure de l’opposition qu’il établissait entre les deux œuvres que la représen-
tation musicale du caractère – dans laquelle s’affirmait le principe esthétique
de la forme – constituait pour lui dans Iphigénie en Tauride l’élément déter-
minant qui permettait à l’ouvrage dramatique de Gluck d’apparaître comme le
paradigme de la classicité musicale.
La lettre de Schiller du 10 mars 1795 faisait suite à l’essai de Körner « Sur
la représentation du caractère en musique » [« Über die Charakterdarstellung

66
ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK

in der Musik »], qui parut dans la revue mensuelle Die Horen 134. (L’importance
centrale que l’esthétique musicale allemande classique – qui pour la conscience
historique générale demeure dans l’ombre de sa contemporaine, l’esthétique
musicale romantique, et dont les contours n’apparaissent pas encore avec
netteté – accorda au concept de caractère, a été reconnue par Heinrich Besseler 135
et étudiée en détail pour la première fois par Wolfgang Seifert 136 .) Körner
opposait caractère et affect – éthos et pathos : « Nous distinguons dans ce que
nous appelons l’âme quelque chose de constant et quelque chose de passager, le
caractère – éthos – et l’état passionné – pathos. Est-il indifférent que le musicien
cherche à représenter l’un ou l’autre ? 137 » Le raisonnement qui doit justifier
que c’est le caractère – et non, comme d’après la théorie baroque, l’affect ou le
pathos – qui est proprement « digne d’être représenté en musique », se présente
d’abord comme une argumentation exclusivement esthétique, qui s’appuie sur
le topos de l’unité dans la diversité ; il s’avère néanmoins, si on l’analyse plus
précisément, être une construction relevant de la philosophie de l’histoire, et
dans laquelle l’esquisse d’une succession d’étapes historiques et l’ébauche d’une
systématique esthétique s’interpénètrent et se mêlent sans qu’une frontière
entre elles soit perceptible :
[…] mais le musicien est facilement sujet à l’illusion insensée qu’il lui est possible
de rendre des mouvements du cœur perceptibles aux sens comme quelque chose
d’autonome. S’il se contente alors de fournir un chaos de sons qui exprime un
mélange incohérent de passions, cela lui est certes facile, mais il ne peut prétendre
au nom d’artiste. Si au contraire il reconnaît que l’unité est un besoin, c’est en vain
qu’il la cherche dans une série d’états passionnés, […] [dans le] mélange incohérent
d’états passionnés. […] Ici tout est diversité, changement incessant, augmentation et
diminution. S’il veut retenir un état unique, il devient uniforme, terne et traînant.
S’il veut représenter le changement, celui-ci présuppose quelque chose de constant
dans lequel il apparaît 138 .

(Le changement sans « quelque chose de constant » est, selon Körner,


« chaotique ».) C’est probablement l’expressivité débridée, sans cesse rejetée d’un
extrême à l’autre, du Sturm und Drang musical qui apparaissait à un classique tel
que Körner comme un « mélange incohérent de passions ». Le fait de « retenir un
état unique », le « style d’une teneur 139 », est la caractéristique de l’opéra de type
baroque tardif et – en partie – de l’opéra de type métastasien. La formule « quelque

67
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

chose de constant dans le changement » – qui renvoie à l’unité du caractère sur


fond d’états affectifs successifs – permet à Körner d’exprimer par une périphrase
une idée esthétique centrale du classicisme, idée qui est la synthèse issue de la
thèse constituée par le changement « chaotique » et de l’antithèse formée par la
constance « uniforme ». Et la formulation que Hegel donna trois décennies plus
tard – à la fin de l’âge de l’esthétique classique allemande – du rapport entre le
caractère, qui agit de l’intérieur, et le pathos, qui saisit l’homme pour ainsi dire
de l’extérieur, ne diffère guère de celle de Körner :
Le pathos, dès lors qu’il se déploie à l’intérieur d’une individualité pleine et entière
[d’un caractère clos sur lui-même], n’apparaît plus de ce fait dans sa déterminité
comme l’intérêt unique et total de la représentation [comme dans l’aria baroque, qui
exprime un affect stable], mais devient lui-même un seul côté, quoique ce soit le côté
principal, du caractère agissant. L’homme, en effet, ne porte pas en lui-même, par
exemple, un seul dieu qui serait son pathos 140 , mais son psychisme est vaste et large.
Pour un homme véritable, il faut de nombreux dieux, et cet homme renferme dans
son cœur toutes les puissances dispersées dans le cercle des dieux : tout l’Olympe est
rassemblé dans sa poitrine 141 .

Körner essaya, à la fin de son essai, de préciser sur le terrain de


la théorie musicale l’idée esthétique d’une « représentation du caractère en
musique », mais sa tentative en resta aux prémices et elle est insuffisante (sans
que l’on puisse, comme le fait Max Friedländer, liquider Körner en le qualifiant
d’« incapable en musique 142 ») :
Dans le mouvement du son, nous remarquons d’une part les différences de durée,
d’autre part les différences de nature [il s’agit des qualités de son]. Les premières sont
les plus importantes pour la représentation du caractère. Ce qui est régulier dans la
variation des longueurs des sons – le rythme – désigne l’autonomie du mouvement
[et la liberté intérieure par opposition à la captivité à laquelle réduisent les états
affectifs ou les affects]. Ce que nous percevons dans cette règle, c’est ce qu’il y a de
constant dans l’être vivant, et qui maintient son indépendance quels que soient les
changements extérieurs […] 143

–  les affects apparaissent comme quelque chose qui intervient de « l’extérieur »


dans l’âme. Si le rythme est donc la représentation du caractère en tant que ce
qui est constant, la mélodie (ou plus exactement : sa structure tonale) apparaît
comme l’expression d’états affectifs successifs.

68
ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK

Ce que la mélodie représente immédiatement, c’est l’état, le passager par opposition


au constant, le degré de la vie à chaque instant […]. Dans le rapport des différents
tons au ton principal, sur lequel repose la mélodie, apparaissent l’aspiration à
rejoindre un but, tantôt le rapprochement, tantôt l’éloignement, et enfin le repos,
quand ce but est atteint.

On peut trouver déconcertant que Körner oppose rythme et mélodie comme


représentation d’un éthos et expression d’un pathos au lieu de parler d’une dialec-
tique des éléments constants et changeants à l’intérieur d’une part du rythme,
et d’autre part de la mélodie (tonalité). Cependant, la raison en est probablement
moins un plaisir qu’éprouverait Körner à établir des antithèses simplificatrices
que le fait qu’il associait involontairement le concept de « caractère » à celui de
« forme » (au sens schillerien) et qu’il parvenait certes à concevoir la mélodie
comme unité, mais pas à la concevoir comme forme – à la différence de ce qui
se passait pour le rythme : la structure tonale, qui selon Körner – comme selon
Forkel – donne à la « langue » sonore « de l’âme » son caractère déterminé, lui
apparaissait comme l’élément proprement « musical » – et cela signifiait dans
le système d’antithèses de l’esthétique des années voisines de 1800 l’élément
opposé au « plastique », à « ce qui a une forme ».

Dans l’ébauche d’une esthétique musicale classique à laquelle se livre


Körner, l’opposition entre éthos et pathos est l’antithèse fondamentale. Dans
l’Iphigénie en Tauride de Gluck, l’ouvrage dramatique musical classique entre
tous, elle donne naissance à l’idée sur laquelle repose toute l’œuvre, une œuvre
dont l’action intérieure peut être décrite comme l’abolition du pathos dont
souffre Oreste par l’éthos dont Iphigénie est remplie.
Le pathos d’Oreste se distingue aussi bien par son explication que
par sa fonction dramatique des affects qui formaient dans l’opéra de type
baroque tardif et de type métastasien l’objet de la rhétorique musicale – et cette
différence est fondamentale pour déterminer la position historique de l’œuvre.
Si dans l’opéra plus ancien l’intrigue – technique dramatique qu’il n’est en aucun
cas légitime de mépriser – apparaît comme un élément moteur, à savoir comme
l’origine de situations qui incitent fortement à étaler des affects, le pathos

69
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

d’Oreste est inf ligé par le destin. Et c’est l’opposition entre intrigue et destin
qui définit le plus clairement le fossé qui sépare l’idée baroque et l’idée classique
d’ouvrage dramatique musical.
Toutefois, un jugement sur les « désordre ou intrigues », qui forment
selon Christian Friedrich Hunold l’« ingrédient principal » de l’opéra 144 , ne
devrait pas partir du phénomène isolé mais de sa fonction dans l’ensemble de
l’œuvre. La loi formelle de l’opéra plus ancien – seul critère pour évaluer si
l’intrigue est utile ou gênante –, c’est-à-dire du type d’opéra dont la tradition
était en décomposition quand l’ouvrage dramatique musical de Gluck s’en
détacha de manière polémique, consiste dans l’opposition radicale entre, d’une
part, le « style d’une teneur » de chaque aria, qui donne à voir un affect stable,
et, de l’autre, le principe de contraste qui domine dans la succession des arias :
« Malgré toutes les transformations de style, la ronde des affects contrastant
entre eux est demeurée pendant presque un siècle et demi la véritable âme
de l’opéra 145 . » Pour le dire avec plus d’exactitude : les affects constituent les
éléments véritablement agissants de l’œuvre dramatique musicale ; et le principe
formel sur lequel repose l’opéra plus ancien n’est pas l’évolution constante – de
caractères – mais le changement brutal – entre des « états passionnés 146 ».
« Le déroulement du tout que constituent les affects est l’essentiel ;
il est réparti entre les différents personnages, sans que leur soit accordé, en
tant que “caractères” autonomes, le moindre privilège 147. » Dans les œuvres
importantes, la succession des affects forme un habile agencement de contrastes
et de gradations. En revanche, chaque personnage apparaît – sans atteindre la
solidité d’un caractère, d’une personnalité se maintenant dans des situations et
des états affectifs variés – comme un simple cadre pour des affects qui s’abattent
sur l’âme à la manière du temps lorsqu’il tourne brusquement. Dans le théâtre,
qu’il soit parlé ou chanté, l’action, l’intrigue sont le moyen, la représentation
des affects la fin. (L’idée que l’opéra baroque était « non dramatique », qu’il était
un opéra purement musical, est contraire à l’histoire : la musique était conçue
comme de l’affect exprimé par des sons ; mais la relation de moyen à fin entre
l’action et l’affect était un présupposé dramaturgique commun à l’opéra et au
théâtre ; et s’il s’agit de juger du caractère « dramatique » ou « non dramatique »
d’un type d’opéra, on ne peut le comparer de manière pertinente qu’au théâtre

70
ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK

contemporain. Moins l’intrigue et le « désordre » – terme positif dans l’opéra


baroque – apparaissent comme méprisables, moins la différence fondamentale
entre le théâtre parlé et le théâtre chanté, faussement considéré comme
purement musical, est grande.)
Il est erroné, ou du moins grossièrement simplificateur, d’affirmer
que dans l’opéra baroque tardif et dans l’opéra métastasien, un personnage
dramatique n’est rien d’autre que l’allégorie ou la personnification d’un affect 148.
Mais d’un autre côté, la différence qui existe entre le cas où un personnage
apparaît comme un cadre dans lequel se succèdent des affects, et celui où il
apparaît en proie à un seul et même affect, est secondaire par rapport au principe
dont ces deux possibilités sont issues : le principe selon lequel ce sont des affects
in abstracto – pour le dire comme Schopenhauer –, et non les personnages dont
ils sont les affects, qui représentent l’élément véritablement constitutif de
l’opéra plus ancien. Le pathos de l’Oreste de Gluck n’appartient qu’à lui, alors
que les affects qui tiraillent le Giulio Cesare de Haendel sont fondamentalement
séparables du personnage auquel ils échoient au gré d’une intrigue favorable ou
défavorable : il est quasiment indifférent que ce soit César ou un autre qui fasse
succéder à une aria enamourée une aria martiale – c’est le contraste in abstracto
qui est décisif.
La différence qui sépare un pathos comme celui qui agite Oreste des
« états passionnés » des personnages d’opéra baroques a été formulée par Hegel
à propos du théâtre parlé :
Ces puissances universelles, pour finir, qui non seulement entrent en scène pour
soi dans leur autonomie [c’est-à-dire en tant que dieux] mais sont tout aussi bien
vivantes dans la poitrine des hommes et émeuvent le psychisme des hommes dans
ce qu’il a de plus intime, peuvent être désignées d’après le nom que leur donnaient
les Anciens, par l’expression pathos. Ce mot est difficile à traduire, car « passion »
est toujours associé au concept annexe de médiocrité, de bassesse, dès lors que nous
demandons que l’homme ne tombe pas dans la passion. […] Le pathos en ce sens est
une puissance mentale justifiée en elle-même, un contenu essentiel de rationalité et
de volonté libre. Oreste, par exemple, ne tue pas sa mère sous l’effet d’une impulsion
mentale intérieure que nous appellerions passion, mais le pathos qui le pousse à
l’acte est bien pesé et tout à fait réf léchi 149 .

71
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

Le mépris de l’abandon à la passion abrite – tout comme la condamnation du


« désordre » et des « intrigues » – un préjugé classicisant contre la tradition
baroque ; et quand Hegel croit reconnaître dans le pathos d’Oreste de la
« rationalité » et de la « volonté libre », il trahit une tendance à l’atténuation
classique du mythe, mythe qui apparaît à un regard moins prévenu comme un
cercle aveugle de la faute. Néanmoins, la distinction établie par Hegel entre
pathos et affect recèle un constat clairvoyant fondamental pour interpréter en
termes d’histoire des idées la transformation de style qui se produisit dans le
théâtre musical du xviiie siècle. Les affects à l’œuvre dans l’opéra plus ancien
naissent de situations qui se suivent sans se ressembler et résultent d’intrigues
compliquées : le mécanisme de l’intrigue constitue l’exact corrélat drama-
turgique de l’agencement calculé des contrastes et des gradations d’affects,
agencement dans lequel la diversité des « états passionnés » se déploie « comme
quelque chose d’autonome » 150 – sans s’appuyer sur l’unité de caractères. Le
pathos d’Oreste est au contraire une « puissance universelle » indépendante
des situations dans lesquelles Oreste se retrouve et inf ligée par le destin. À la
succession et au changement brutal des affects qui s’observent dans l’opéra plus
ancien s’oppose chez Gluck une « monotonie » du pathos que certains contem-
porains – Rousseau et Arteaga 151 – reprochèrent au texte écrit par Calzabigi pour
Alceste. Pathos et personnage sont indissolublement liés : Oreste n’apparaît pas
en proie à un affect auquel un changement de situation pourrait substituer un
autre affect, il est rempli d’un pathos auquel il ne peut échapper.
Les personnages, qui, dans l’opéra plus ancien, étaient agités
d’affects selon les règles de l’intrigue, sont au sens littéral de l’expression « sans
caractère ». Ils n’ont pas de caractère qui ferait face à la tempête d’affects qui les
tiraille et résisterait au changement. Il est néanmoins difficile de déterminer
la mesure dans laquelle la représentation des affects comme « quelque
chose d’autonome » avait son fondement d’une part dans des convictions
anthropologico-psychologiques, et d’autre part dans le principe formel de
l’opéra. Il est indubitable qu’un fragment d’anthropologie baroque survécut
dans l’« opéra des affects » du début du xviii e siècle, qui faisait non pas du
caractère agissant et se développant de l’intérieur, mais des affects naissant de la
succession des situations et changeant brutalement, l’objet de la représentation

72
ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK

musicale. Mais d’un autre côté, Francesco Rosellini blâma dès 1735, dans ses
Considerazioni sopra il « Demofoonte » dell’ Abate Metastasio, les contradictions et les
incohérences des caractères imaginés par Métastase dans ses livrets d’opéra 152, si
bien qu’il semble que le primat de l’affect sur le caractère soit un principe formel
qui parvint à se maintenir dans l’opéra pour des raisons artificielles bien qu’il
fût entré en contradiction avec les représentations psychologiques de l’époque.
Métastase se justifia en 1755 en avançant l’argument que le renversement des affects
qui se produisait dans ses livrets ne permettait pas de conclure à une incohérence
des caractères mais s’expliquait par le changement des situations 153 (comme si
l’incohérence ne consistait pas précisément dans le fait d’être livré à des situations).
Calzabigi adopta d’abord, en 1755, dans sa Dissertatione su le poesie drammatiche del
Sig. Abate Metastasio, le point de vue de Métastase 154 ; mais par la suite, dans sa
Riposta à Arteaga de 1790, il recourut aux arguments polémiques de Rosellini 155.

L’exigence d’unité et de cohérence du caractère – du caractère comme


support des états affectifs qui se succèdent – était un postulat dramaturgique
dont l’évidence était aussi grande que la difficulté que l’on ne pouvait manquer
d’éprouver à mettre des mots sur les moyens dont la composition disposait pour
la satisfaire. Autant l’arsenal des topoi musicaux descriptibles qui permettaient
d’exprimer des affects était riche, autant les principes de la représentation musicale
de l’éthos étaient vagues et presque impalpables : l’indigence des explications
techniques données par Körner dans son essai d’esthétique musicale n’est pas un
défaut fortuit mais un défaut typique.
La compréhension du concept de représentation musicale du caractère
– c’est-à-dire la perception de la signification historique qu’il revêt en tant que
catégorie centrale de l’esthétique musicale classique – ne peut être considérée
comme suffisante que lorsque la question à laquelle il répond a été identifiée. Pour
donner une interprétation historique, il faut partir du constat que cette catégorie
esthétique ou dramaturgique intervenait à un point particulier de l’histoire
de la composition : dans une situation où l’on se trouvait désormais confronté
au problème de savoir comment une unité musicale était encore possible après

73
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

l’effondrement du « style d’une teneur » de l’époque baroque. (Pour désigner le


danger dont il voyait la musique menacée, Körner parlait d’un « chaos de sons
qui exprime un mélange incohérent de passions 156 ».) Pour éviter l’éclatement
de la forme musicale, il fallait compenser les tendances à la « discontinuité »
de la phrase musicale 157, au ménagement de contrastes entre les thèmes et à la
succession rapide d’états affectifs dans un espace restreint par un principe qui
garantît une solidarité interne. Et c’est dans l’unité du caractère que l’on chercha
– après avoir abandonné l’unité de l’affect et du déroulement motivique 158 – la
liaison musicale. (Le fait qu’encore vers 1800, le contraste thématique n’était pas,
dans la théorie de la forme sonate – schéma également représentatif de la musique
vocale –, décrit comme une caractéristique constitutive, est lié à l’habitude que
l’on avait d’entendre par « thème » aussi bien une construction mélodique que son
caractère. Placé devant l’alternative d’accentuer ou bien le contraste mélodique,
ou bien l’unité du caractère – le « monothématisme » esthétique –, on mit en relief
l’élément unitaire pour parer au reproche fait à la musique post-baroque d’être un
« chaos » d’« états passionnés ».)
Les éléments relevant respectivement de l’esthétique et de la technique
de composition s’imbriquaient les uns dans les autres. Et prendre conscience de
ce qu’au xviiie siècle on employait surtout un langage esthétique pour échanger
ses vues en matière de musique, alors qu’au xx e siècle on tend à privilégier une
terminologie technique, permet – pour compenser les partis pris exclusifs du
xviiie comme du xx e siècle – de traduire chacune de ces formes d’expression dans

l’autre, et ainsi de reconnaître dans la médiation entre l’élément esthétique et


l’élément technique ce que ces deux terminologies visent en réalité en tournant
autour. La représentation musicale du caractère ne doit donc pas être considérée
seulement comme un problème esthétique, mais aussi comme un problème
touchant à la technique de la composition ; et c’est le concept de « dérivation
contrastante 159 », qui vise l’élément unitaire du contraste thématique, que l’on
peut considérer comme le pendant technique – ou du moins l’un des pendants
techniques – correspondant à l’élément esthétique qui était décrit aux alentours
de 1800 comme la cohérence du caractère dans la succession des états affectifs,
autrement dit comme « le constant dans le changeant 160 ».

74
ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK

Le procédé de « dérivation contrastante », qui est le corrélat de la


représentation de « caractères moraux » à laquelle se livre Haydn dans ses
symphonies 161, est avant tout une technique propre à la musique instrumentale.
La représentation du caractère dans la composition lyrique – qui s’oppose à
l’expression d’affects – s’appuie sur d’autres présupposés. Dans l’Iphigénie en
Tauride de Gluck, c’est un « ton » qui forme l’élément maintenu à l’identique dans
les situations et les états affectifs, toujours différents, auxquels Iphigénie est livrée.
L’unité du caractère se réalise musicalement dans l’unité d’un « ton ». Anna Amalia
Abert 162 parlait à propos de Gluck de son « ton qui tient à la fois de la chanson et de
l’hymne » ; on pourrait d’autre part, pour compléter cette caractérisation stylistique
par une caractérisation relevant de l’histoire des idées, définir l’art mélodique
à l’œuvre dans les airs d’Iphigénie, qui semble pour ainsi dire traduire en sons
l’esprit de toute une époque, comme la manifestation d’un « ton de l’humanité »
<Humanitätston>. Dans l’éthos d’Iphigénie, le cercle mythique de la faute, dans
lequel expiation signifie nouvelle faute, est brisé par la réconciliation 163.
Si l’on essaie – sans aller pour l’instant au-delà d’une esquisse – de
prendre conscience des caractéristiques musicales constitutives du ton de
l’humanité, on est d’abord frappé par l’énergie dans la simplicité : l’insistance
constante avec laquelle, dans une aria comme « Ô malheureuse Iphigénie »,
est présenté un schéma harmonique simple – limité pendant 24 mesures à
la tonique, la dominante et la sous-dominante. Le pathos de la simplicité est
classicisant (et le classicisme des opinions esthétiques peut parfaitement être
la condition de la classicité du style). Ce que signifie le postulat de la « noble
simplicité 164 », c’est qu’un style élevé, sublime – c’est-à-dire un style noble – est
aussi possible sous une forme extérieure simple, sans splendeur baroque et
monarchique du drapé ou des figures rhétoriques. Et l’accentuation insistante
d’un parcours harmonique au rythme régulier et aux degrés peu nombreux
apparaît chez Gluck – et de manière analogue chez Beethoven, Cherubini et
Spontini – comme la manifestation musicale d’un idéal stylistique qui associe
ce qui, dans la conception baroque, s’excluait : la simplicité du style bas et
l’énergie du style élevé. Mais cette réconciliation esthétique – l’emboîtement
de deux styles auparavant séparés – est un signe renvoyant à une réconciliation

75
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

sociale dont rêvait la bourgeoisie du xviiie siècle : dans le « ton de l’humanité »,


l’opposition entre le « haut » et le « bas » est abolie.
Le ton qui exprime l’éthos d’Iphigénie associe au pathos de la
simplicité, dont la manifestation musicale est un phénomène harmonico-
rythmique (ou harmonico-dynamique), un élément syntaxique tout aussi
caractéristique : l’imbrication, sur le plan mélodique et métrique, du régulier et
de l’irrégulier. Le début de l’aria « Ô toi qui prolongeas mes jours » est constitué
d’un groupe de quatre mesures dont la régularité n’est qu’une façade, dans la
mesure où les différents membres de phrase s’agencent selon le schéma
1 1/2 + 1 1/2 + 1. Mais cette irrégularité dans l’articulation, irrégularité qui
par ailleurs se conforme à la régularité (et les deux éléments sont perceptibles
simultanément), confère à la mélodie – bien qu’elle représente la prière dans
laquelle Iphigénie supplie qu’on la délivre de cette « vie détestée » – un ton qui
exprime tout à la fois le sang-froid procuré par la réf lexion et par un sens de
l’inévitable et un soupir de soulagement poussé en toute liberté. La réconciliation
qui se produit à la fin de la pièce est déjà présente dans le ton musical des arias
d’Iphigénie. Elle naît « de l’esprit de la musique 165 ».
L’éthos d’Iphigénie, dont l’expression musicale est le ton de
l’humanité, apparaît comme une puissance intérieure qui résiste à la puissance
extérieure du destin, à laquelle Oreste est soumis. « Là où il y a caractère, il
est sûr qu’il n’y aura pas destin, comme il est sûr que l’on ne trouvera pas de
caractère dans le contexte du destin 166 . » Dans le pathos d’Oreste se manifeste le
cercle mythique de la faute, dans l’éthos d’Iphigénie sa rupture 167. Tout à la fin,
au moment de la réconciliation, Oreste s’élève jusqu’au « ton tenant à la fois de la
chanson et de l’hymne », qui scelle musicalement ce qui se produit scéniquement
grâce à l’intervention de Diane.
La raison pour laquelle le ton de l’humanité, qui, de lui-même, vise
l’universalité, parvient dans l’ouvrage dramatique de Gluck à représenter un
caractère particulier, celui d’Iphigénie, doit être cherchée dans l’action de
l’œuvre. (Dans les chœurs des prêtresses, le particulier d’Iphigénie est pour
ainsi dire « universalisé », conformément au sens du ton de l’humanité, mais
sans que l’individualité du ton soit supprimée ou réduite en ce qui concerne
la configuration dramatique, dans laquelle Iphigénie et les prêtresses forment

76
ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK

François-Joseph Bélanger, La salle du trône, décor pour la mise en scène parisienne (1776)
de l’Alceste de Gluck, dessin à la plume. Bibliothèque nationale, Paris.

Le classicisme, que représente l’opéra de Gluck, est, comme par un retour en arrière, réintégré sur
le plan scénique à la tradition baroque, dont il s’était précisément détaché sur les plans musical
et dramaturgique. Le caractère monumental que revêtent les décors de Bélanger – avec leurs
immenses colonnes autour desquelles f lottent des nuages, surmontées par la voûte d’un ciel peint
qui semble s’étendre à l’infini – n’est pas, conformément au postulat de Winckelmann 168 , une
grandeur silencieuse, mais, si l’on peut dire, une grandeur tonitruante. Comme c’est si souvent le
cas, la scénographie est en retard sur la musique qu’elle tente de transformer pour la rendre visible.

77
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

une unité inséparable.) C’est par opposition d’une part à Oreste, dont le pathos
est la « furie intérieure 169 » dont les Érinnyes constituent le ref let visible, et de
l’autre à Thoas, qui rappelle le type baroque du tyran dont la peur fait éclater
la colère, que le « ton qui tient à la fois de la chanson et de l’hymne » apparaît
comme l’expression d’un caractère individuel. (Pylade est moins un personnage
qu’une allégorie de l’amitié.)
Mais l’action – et c’est ce qui fait de cette œuvre un moment décisif – est
en accord avec le stade de l’histoire de la musique que les ouvrages dramatiques
tardifs de Gluck représentent. Avec le pathos d’Oreste – et plus clairement encore
avec la possession affective de Thoas –, nous nous trouvons en présence d’un
fragment de tradition baroque (en dépit de la profonde différence qui existe entre
des affects contrastants déclenchés par un mécanisme d’intrigues et un pathos
permanent infligé par le destin). En revanche, l’éthos d’Iphigénie est habité par
l’esprit d’un âge classique et classicisant. Et le moment musical et dramatique où le
pathos d’Oreste est aboli et apaisé par Iphigénie apparaît comme l’image ou le signe
codé du moment où, dans l’histoire de la musique, la représentation du caractère
met le pur pouvoir d’affection de la musique – pouvoir vis-à-vis duquel Schiller
éprouvait une méfiance aussi grande que le sentiment qu’il avait d’y être livré 170 –
dans un équilibre qui concrétise musicalement l’idée de forme du classicisme.

CONCEPT DE FORME ET PRINCIPE D’EXPRESSION


DANS L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER
1

L’esthétique de la musique est impopulaire, parce qu’il est en règle


générale difficile aux amateurs de musique de trouver un lien qui opère la
médiation entre les implications mathématiques de la théorie, dont ils se font
une idée exagérée, et les effets affectifs, dont l’excès les empêche de percevoir
les structures formelles. Schiller, à qui les expériences musicales ne faisaient
nullement défaut, ne commença de s’intéresser à la théorie de la musique que
lorsqu’il eut acquis la conviction qu’il devait nécessairement en tenir compte

78
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER

dans la théorie esthétique qu’il tentait d’ébaucher. Le 11 janvier 1793, il écrivit à


Körner, dont les connaissances musicales suscitaient de sa part une confiance
qui n’était pas entièrement justifiée : « Je désespère de comprendre la musique,
car mon oreille est déjà trop vieille ; cependant, je ne crains absolument pas que
la musique fasse échouer ma théorie de la beauté 171 . » Et le 20 juin de la même
année, il écrit, toujours dans une lettre à Körner : « Et puis je voudrais aussi que
tu me fasses connaître des idées musicales, car je ne veux ni ne peux abandonner
cet art 172 . » Schiller mentionne également qu’il a « éprouvé ses idées en les
confrontant à la musique », dans la mesure de ce que lui permettaient « Sulzer
et Kirnberger » 173 . La Théorie générale des beaux-arts de Sulzer faisait partie des
manuels utilisés à la Karlsschule 174 ; il est en revanche peu vraisemblable que
Schiller ait connu L’Art de la composition pure [Die Kunst des reinen Satzes] de
Johann Philipp Kirnberger, traité de composition d’un ésotérisme pédant, peu
accessible pour des amateurs ; s’il évoque Kirnberger, c’est plutôt parce qu’il
savait probablement que le matériau mis en forme par Sulzer dans ses articles
sur la musique lui avait été fourni par Kirnberger.
Les réf lexions d’esthétique musicale que l’on trouve dispersées dans
les écrits de Schiller ne sont pas là pour elles-mêmes, mais sont intégrées à des
argumentations dont les buts sont très éloignés de la musique. Dans la recension
des poèmes de Matthisson, qui constitue pour l’essentiel un bref traité sur la
peinture de paysage et la poésie de paysage, la digression d’esthétique musicale
est assez triviale, et elle peut légitimement l’être, car elle ne sert à rien d’autre
qu’à une comparaison censée préserver la peinture de paysage du reproche de
n’être qu’une simple imitation de la nature : Schiller croit retrouver l’analogie
entre mouvement du sentiment et « forme sonore en mouvement » – topos qui
s’est transmis pendant des millénaires dans la théorie de la musique – dans
la peinture de paysage, sous la surface de laquelle on distingue également
les ref lets d’affects humains 175 . Il serait à peu près aussi erroné d’arracher ce
passage à son contexte pour le présenter comme un témoignage de l’esthétique
musicale de Schiller que de considérer les paroles d’un personnage romanesque
ou dramatique comme exprimant la conviction de l’auteur.
La 22e lettre sur l’éducation esthétique de l’homme, celui des écrits de
Schiller qui contient les propos les plus importants sur la musique, présente

79
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

elle aussi plus d’un obstacle auquel se heurte une interprétation attentive au
contexte. Schiller postule un rapprochement entre les arts en partant, comme
lorsqu’il détermine le rapport entre l’individu et l’universellement humain, du
préjugé selon lequel l’idéal de l’art ne peut être atteint que par l’abandon des
particularités de chaque art. Le spécifique apparaît comme un privilège accordé
indûment à un aspect unique, et qui doit être aboli :
La raison en est celle-ci : la musique même la plus spirituelle a en vertu de sa matière
et en tout état de cause une affinité pour les sens plus grande que ne le souffre la
véritable liberté esthétique ; la poésie même la mieux réussie prend malgré tout une
part plus considérable au jeu arbitraire et contingent de son medium, l’imagination,
que ne l’autorise la nécessité interne de la vraie beauté ; l’œuvre d’art plastique la
plus excellente, celle-ci plus qu’aucune autre peut-être, manifeste une précision
conceptuelle par laquelle elle confine à l’austère science.

Schiller, qui se sentait « captivé » et menacé dans sa liberté intérieure par la


musique, ébaucha une théorie esthétique dans laquelle la musique n’est pas
seulement mouvement sonore exprimant et suscitant des mouvements de l’âme,
mais apparaît comme « forme », « forme » au sens fort que Schiller, on l’a vu, donne
au terme dans les Lettres : « La musique doit dans sa noblesse suprême devenir
forme et agir sur nous avec la calme puissance de l’art antique 176 . » La matière
doit « être éliminée par la forme ». Le concept de forme de Schiller, que l’on ne
peut comprendre sans se référer à la Critique de la faculté de juger de Kant – sur
laquelle reposent les écrits esthétiques de Schiller –, oppose une forte résistance
à une interprétation qui ne se satisfait pas d’ambiguïtés et recherche l’univocité.
Au § 53 de la Critique de la faculté de juger, la musique est décrite comme
un « jeu des sensations » reposant sur une « disposition proportionnée ». Mais
l’ambiguïté de l’expression « sensation » <Empfindung>, qui renvoie d’une part aux
sentiments ou aux affects, d’autre part aux impressions faites sur les sens, rend
l’argumentation de Kant confuse. La musique est d’abord qualifiée de « langue
des affects » ; mais par la suite il est question d’une « forme mathématique » des
« sensations », et c’est sans aucun doute des proportions chiffrées auxquelles se
ramènent les intervalles en tant qu’impressions sensorielles acoustiques qu’il
s’agit. L’élément mathématique est selon Kant la forme par laquelle la musique se
constitue comme art du beau – et non seulement comme art de l’agréable :

80
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER

Bien que cette forme mathématique ne soit pas représentée par des concepts déter-
minés, c’est d’elle seule que dépend la satisfaction que la simple réf lexion sur une
telle masse de sensations simultanées ou successives associe à leur jeu comme une
condition universellement valable de la beauté de ce dernier 177.

Mais dans l’impression esthétique que dégage la musique, la structure mathé-


matique, qui ne peut être perçue en tant que telle et se manifeste exclusivement
dans le fait que des consonances ou des dissonances se fondent plus ou moins
ensemble, est un élément négligeable :
Les mathématiques n’ont assurément aucune part dans l’attrait et le mouvement de
l’âme provoqués par la musique, mais elles sont la condition indispensable (conditio
sine qua non) de la proportion des impressions, tant dans leur association que dans
leur alternance ; et c’est grâce à cette proportion qu’il devient possible de rassembler
ces impressions […].

La forme mathématique justifie le rang qu’occupe la musique en tant qu’art


du beau, mais dans la réalité esthétique, elle est victime de l’effet affectif, qui
constitue l’élément matériel censé, d’après l’exigence de Schiller, être éliminé
par la forme, tandis que selon Kant, c’est exactement l’inverse qui se produit :
une élimination de la forme par la matière.

Le concept de « forme mathématique », que Kant empruntait à la


tradition de la théorie musicale, ne permettait pas de résoudre le problème
qui occupait Schiller : la mise en place d’une instance opposée à l’effet affectif
de la musique. Et c’est Körner, le mentor musical de Schiller, qui entreprit,
dans son essai de 1795 « Sur la représentation du caractère en musique », de
trouver une issue au dilemme décrit par Kant et résultant de ce que c’est
justement le trait justifiant la beauté de la musique qui disparaît dans l’effet
esthétique. À l’expression d’affects, qui, dans toute l’esthétique du xviii e siècle,
y compris chez Kant, était considérée comme le contenu de la musique, il
opposait la représentation de caractères : « Nous distinguons dans ce que
nous appelons l’âme quelque chose de constant et quelque chose de passager,
le caractère – éthos – et l’état passionné – pathos. Est-il indifférent que le
musicien cherche à représenter l’un ou l’autre ? 178 » La dette de Körner envers

81
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

la 11e lettre sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller est évidente. Körner
nomme « caractère » ce que Schiller appelle « personne ».
Quand l’abstraction s’élève aussi haut qu’elle peut, elle parvient à deux concepts
ultimes auxquels elle est obligée de s’arrêter en avouant ses limites. Elle distingue
dans l’homme quelque chose qui persiste et quelque chose qui change continuel-
lement. Ce qui persiste, elle l’appelle sa personne, ce qui change son état 179 .

L’opposition de l’affect et du caractère allait à l’encontre de l’habitude


qu’avaient des esthéticiens de la musique antérieurs, tels Mattheson et Marpurg,
d’employer ces deux termes indifféremment, comme des synonymes. De plus, en
essayant de préciser sur le plan de l’esthétique musicale le concept de caractère,
Körner s’enferre dans une contradiction insoluble. D’un côté il affirme, en
parfait accord avec la tradition, que les sentiments ou les affects sont la seule
chose que la musique peut représenter directement, et que le caractère doit être
déduit indirectement de la configuration des affects représentés :
La musique ne manque pas de signes clairs permettant de rendre un certain état percep-
tible par les sens, et c’est ce qui lui donne aussi la possibilité de représenter des caractères.
Ce que nous appelons « caractère », nous ne pouvons le percevoir directement ni dans le
monde réel, ni dans aucune œuvre d’art, nous pouvons uniquement le déduire de ce qui
est contenu dans les caractéristiques d’états particuliers 180.

D’un autre côté, pour rendre le caractère musicalement palpable,


Körner l’identifie au rythme de base qui domine dans un morceau :
Ce qui est régulier dans la variation des longueurs des sons – le rythme – désigne
l’autonomie du mouvement. Ce que nous percevons dans cette règle, c’est ce qu’il y
a de constant dans l’être vivant, et qui maintient son indépendance quels que soient
les changements extérieurs.

Au rythme, qui représente l’éthos, ce qui demeure, Körner oppose la mélodie,


dans laquelle s’exprime le pathos, l’état passionné : « Ce que la mélodie repré-
sente immédiatement, c’est l’état, le passager par opposition au constant, le degré
de la vie à chaque instant 181 . » En faisant s’imbriquer l’un dans l’autre le vivant et
le constant, Körner exprime, dans des termes légèrement différents, mais sans
le dissimuler, une idée que Schiller avait ramenée, dans la 15e lettre, au concept
paradoxal de « forme vivante », qui inclut la « vie » comme « objet de l’instinct
sensible » aussi bien que la « forme » comme « objet de l’instinct formel » 182 . Il
n’est pas question chez Körner de « forme » dans la musique, mais Schiller, lui,

82
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER

en parle par la suite dans sa 22e lettre, que Körner ne connaissait pas lorsqu’il
rédigea son essai.
Ce que Körner entend par rythme donnant à une œuvre musicale son
unité interne n’est pas clair au point d’exclure toute possibilité de malentendu.
« Ce qui est régulier dans la variation des longueurs des sons » peut être la
mesure, mais aussi le mètre, que Johann Mattheson avait appelé en 1739 « pied
sonore » 183 : une configuration de valeurs longues et brèves qui, inchangée ou
présentant des modifications qui laissent apparaître le motif de base, domine
dans un mouvement. Par la suite, Hegel a considéré la mesure comme l’élément
assurant l’unité interne en musique, et a vu en elle, comme Körner, l’expression
de la personne.
Dans cette uniformité, la conscience de soi se retrouve elle-même comme unité,
dans la mesure où, d’une part, elle reconnaît sa propre identité comme ordre de la
multiplicité arbitraire et, d’autre part, elle se souvient lors du retour de la même
unité que celle-ci a déjà été là et se manifeste, précisément par son retour, comme
règle dominante. Mais la satisfaction que le Je, par la mesure musicale, obtient
dans ces retrouvailles avec soi est d’autant plus complète que l’unité et l’uniformité
n’échoient ni au temps ni aux sons comme tels, mais sont quelque chose qui ressortit
uniquement au Je et a été déposé par lui dans le temps pour son autosatisfaction 184 .

L’interprétation de « rythme » comme « pied sonore » – et non comme


« mesure » –, qui semble plus conforme aux intentions de Körner dans la mesure
où il évoque le « rythme de la musique, de la poésie et de la danse grecques 185 »,
se retrouve plus nettement chez Hoffmann, qui en 1802, dans sa recension
de la 5e symphonie de Beethoven, considère que l’unité interne du premier
mouvement – le « caractère de l’ensemble », comme il le dit en employant une
tournure qui rappelle Körner – vient de ce que le rythme du thème principal
habite, sous des formes mélodiques variées, toutes les parties.
Il n’est pas d’idée plus simple que celle dont le maître a fait la base de l’allegro tout
entier :

On est saisi d’admiration en voyant comment il a su adapter le rythme de tous les


motifs secondaires et de toutes les digressions à ce thème si simple ; ils n’ont servi
en fait qu’à révéler de façon toujours plus précise le caractère de l’ensemble, que le
thème initial ne pouvait qu’indiquer 186 .

83
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

Schiller, qui affirmait dans la 22e lettre que « la musique [devait] dans
sa noblesse suprême devenir forme 187 », n’avait pas été entièrement convaincu
par la tentative qu’avait entreprise Körner pour réaliser ce postulat conçu
comme une utopie grâce au concept de caractère et, d’une certaine manière,
le ramener à la réalité musicale concrète. Le 10 mars 1795, il écrivait à Körner :
Le pouvoir de la musique repose manifestement sur ses composantes corporelles,
matérielles. Mais comme dans le règne de la beauté le pouvoir, qui est aveugle, doit
être aboli, la musique ne peut être rendue esthétique que par la forme. La forme
toutefois ne fait aucunement qu’elle agit comme musique, mais seulement que tout
en exerçant son pouvoir musical elle agit esthétiquement 188 .

La forme à laquelle pense Schiller n’est plus la « forme mathématique » dont il


était question chez Kant mais l’unité interne que Körner appelait « caractère ».
Schiller est toutefois, sans doute à cause de certaines de ses propres expériences
musicales, dans l’incapacité de renier ce qu’affirme Kant quand il dit – contrai-
rement à la maxime selon laquelle la matière doit « être éliminée par la
forme » – que la forme est un élément qui disparaît dans l’effet affectif. Dans la
suite de sa lettre à Körner, il écrit :
Si tu retires à la musique toute sa forme, elle perd certes toute sa force esthétique,
mais pas toute sa force musicale. Si tu lui retires toute sa matière et ne conserves que
sa partie pure, elle perd à la fois son pouvoir esthétique et son pouvoir musical et
devient un pur objet de l’entendement. Cela prouve donc qu’il faut tenir compte de sa
partie corporelle plus que tu ne l’as fait.

Bien que la forme ait été définie par Körner comme caractère dans le sens d’unité
interne, Schiller en parle comme d’un pur « objet de l’entendement », comme s’il
s’agissait encore de la « forme mathématique » qui, dans la Critique de la faculté de
juger, devait, en tant que « disposition proportionnée » dans le « jeu des sensations »,
justifier la prétention de la musique à figurer au nombre des beaux-arts.

L’idée de « forme sonore », évidente pour l’esthétique musicale


moderne, était pour Schiller un paradoxe, parce que la musique, qui passe dans le
temps, et le concept de forme, qui désigne quelque chose qui demeure, semblaient
s’exclure mutuellement. Et Kant écrit dans la Critique de la raison pure :

84
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER

Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de
nous-mêmes et de notre état intérieur. En effet, il ne peut être une détermination des
phénomènes externes : il n’appartient ni à la figure, ni à la position, etc. ; en revanche,
il détermine le rapport des représentations dans notre état intérieur. Et précisément
parce que cette intuition interne ne donne aucune figure, nous cherchons à réparer
ce défaut par des analogies : nous représentons la suite du temps par une ligne qui se
prolonge à l’infini […] 189 .

Le fait que la musique, à la différence des arts plastiques, ne procure pas une
impression durable mais seulement fugitive et qu’elle émeut l’âme, « d’une
manière plus diverse et, quoique passagèrement, plus intime » que la poésie,
était pour Kant une raison pour juger qu’elle était à vrai dire « plutôt jouissance
que culture » 190. Et ce n’est pas par hasard que Schiller prit un exemple musical
lorsqu’il décrivit dans la 12e lettre sur l’éducation esthétique de l’homme l’état
d’un homme entièrement rempli d’un sentiment, qui l’enferme ainsi dans un
« moment » unique et le rend étranger à la conscience de lui-même : c’est le son
d’un instrument qui provoque l’être hors de soi-même 191 .
Il semble que l’emprisonnement dans chaque instant musical, qui
n’est pas tant rattaché au suivant que supprimé par lui, soit caractéristique de
la perception de la musique sur laquelle reposent les réf lexions de Kant et de
Schiller. Les particules sonores ne se rassemblent pas pour constituer une forme
susceptible d’être gardée en mémoire – que « la musique [doive] dans sa noblesse
suprême devenir une forme » est dans la 22e lettre un postulat esthétique et non la
description d’une réalité esthétique présente –, elles passent au contraire à l’instant
où elles naissent, comme les sentiments dont elles sont l’expression fugace.
Eduard Hanslick, dont le traité Du Beau musical scandalisa les
contemporains au moment de sa parution en 1854, est le premier à avoir exprimé
avec suffisamment de force pour lui donner une inf luence historique la thèse
qui pose que la musique – plus exactement la musique instrumentale classique –
est de la « forme sonore en mouvement », que la forme doit, en musique, être
comprise comme de l’esprit et que l’esprit se manifeste dans la forme. Et ce n’est
pas un hasard si Hanslick parlait d’un côté d’« intuition » musicale et polémiquait
de l’autre contre une « esthétique du sentiment » qu’il qualifiait de « viciée » 192.
Dans l’esthétique contemporaine du classicisme viennois 193 , visée par les
attaques de Hanslick, pour qui elle avait mal compris la musique classique,

85
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

la faiblesse de la perception de la forme, l’absorption dans des sentiments


« intimes » mais « seulement passagers » et l’idée d’un écoulement du temps
dans lequel on ne peut retenir que de l’« intuition », étaient des éléments qui se
rapportaient directement les uns aux autres et s’étayaient mutuellement. Telle
était l’esthétique de Schiller. Dans ses fondements, elle n’allait pas au-delà d’un
stade préclassique. Elle ne contenait que des aspects partiels d’une esthétique
musicale classique, dans la mesure où Schiller postulait que la musique
devait « dans sa noblesse suprême devenir forme », sans se douter que dans les
symphonies et les quatuors classiques, elle l’était devenue depuis longtemps.

La théorie du rythme de Körner abritait, sans que Schiller en eût


conscience, l’embryon d’une théorie du rythme susceptible de rendre compte
avec pertinence de ce qui se produisait dans la musique dans les dernières
décennies du xviiie siècle. Dans sa Philosophie de l’art, conçue en 1802-1803 et en
1804-1805 sous forme de notes de cours, mais parue seulement en 1859 à titre
posthume, Schelling développa en en dégageant l’importance fondamentale
l’idée qui donna naissance à une esthétique musicale classique. Selon lui, le
rythme est « la musique dans la musique 194 ». Mais le rythme, la régularité dans
le changement, fonde l’unité dans la diversité et par là, la forme :
Considéré en général, le rythme est, en somme, la transformation d’une succession
intrinsèquement dénuée de signification en succession signifiante. La succession
a purement en tant que telle un caractère de contingence. Transformation du
contingent de la succession en nécessité = rythme, par où le tout n’est plus assujeti au
temps, mais le possède en lui-même 195 .

Alors que Schiller, à cause d’expériences personnelles et sous l’inf luence de


Kant, était prisonnier de la représentation étriquée selon laquelle la musique
est livrée au déroulement du temps, qui fait disparaître les instants l’un après
l’autre, Schelling comprenait que la musique, grâce au rythme qu’elle contient,
règne pour ainsi dire en maître sur le temps et peut lui imprimer une structure.
Schelling entend par « rythme » non seulement la complémentarité
des temps, des moitiés de mesure et des mesures, mais aussi les relations qui,
par-delà les frontières qui délimitent ces unités, associent groupes de mesures,

86
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER

demi-phrases et périodes, c’est-à-dire ce que Hanslick appela plus tard « le rythme
en grand ». Le fait que Schelling a emprunté sa description de la réalité musicale
concrète à l’article « Rythme » de la Théorie générale des beaux-arts de Sulzer 196
– source à laquelle Schiller puisait lui aussi ses connaissances musicales – ne change
rien à son originalité ; en effet, c’est l’interprétation philosophique posant que la
musique, dans laquelle se manifeste un « rythme en grand », « n’est plus soumis[e]
au temps mais l’a en [elle]-même », qui fait de la théorie du rythme de Sulzer une
esthétique classique. Ce n’est pas un hasard si Schelling, comme le fit plus tard
Hanslick, s’éloigne de l’esthétique du sentiment, qui prédominait à son époque,
dans l’exacte mesure de son insistance sur la forme que fonde le rythme : « Nous
ferons totalement abstraction [des affects que la musique exprime et suscite] dans
notre analyse du rythme, sa beauté n’est pas matérielle et il n’a pas besoin, pour
plaire absolument et enchanter une âme qui y est sensible, des émotions purement
naturelles pouvant se trouver dans les sons pris en eux-mêmes et à part 197. »

L’esthétique musicale du xviiie siècle était, y compris là où il est question


de musique tout court, une esthétique de la musique vocale, c’est-à-dire de l’opéra
et, plus rarement, du lied ou de la musique d’église. La musique instrumentale
– exception faite de l’ouverture d’opéra, qui suscita précocement l’intérêt et le
verbiage de non-professionnels – ne commença à faire l’objet d’une réflexion esthé-
tique que vers la fin du siècle, lorsque la gloire internationale des symphonies et des
quatuors de Haydn provoqua par force un changement de paradigme théorique.
Pour faire sens esthétiquement, la musique vocale dépend moins que
la musique instrumentale de l’assemblage que l’on opère dans l’imagination,
qui tente de retenir – d’une manière aussi floue soit-elle – ce que l’on a entendu
auparavant entre les différentes parties pour obtenir le tout d’une forme. En
entendant un air ou un lied, on a plutôt tendance à se rendre disponible à l’effet
produit sur soi par des détails musicaux, indépendamment du contexte dans
lequel ils remplissent une fonction ; c’est le texte, et non la forme musicale globale,
certes présente mais en général non perçue, qui crée le système de référence. Au
contraire, cette écoute qui fragmente, qui isole des détails expressifs, s’avère

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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

Francesco de’ Guardi, Concert de gala à Venise dans la Sala dei Filarmonici, 1782.
Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Alte Pinakothek, Munich.

Le concert donné par les musiciennes rassemblées à la tribune apparaît comme ornement et acces-
soire – et non comme le centre – d’un évènement social dont la substance consiste à voir ceux
auxquels leur statut permet d’y participer et à être vu. L’attention exclusive accordée à la musique
considérée comme ce qui importe véritablement demeura d’abord limitée à la musique de chambre
quand on y prenait part soi-même, et n’a été imposée comme norme de comportement lors des
concerts publics que par la bourgeoisie cultivée du xix e siècle. Prendre la musique au sérieux au
même titre que la poésie est une attitude évidente depuis le romantisme, mais qui, au xviiie siècle,
serait apparue précisément aux esprits éclairés comme une affectation ridicule.

88
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER

rapidement insuffisante et inadéquate dans le cas de la musique instrumentale,


car l’élément liant que constitue le texte fait défaut. La perception de la forme,
qui, dans l’opéra, peut être négligée sans que l’on prenne nécessairement
conscience d’une carence esthétique, est une nécessité face à une symphonie
ou à un quatuor à cordes, dès lors que l’on veut éviter la désagréable impression
d’être livré à une mêlée confuse et amorphe de fragments sonores. Rattacher
des phrases les unes aux autres pour former des périodes, identifier des motifs
ultérieurs comme des variantes de motifs antérieurs et ressentir la symétrie qui
existe entre l’abandon d’une tonalité et le retour à elle, tout ceci est, dans le cas
de la musique instrumentale, la condition d’une perception esthétique adaptée
au statut d’œuvres d’art des pièces entendues. À l’écoute passive se substitue une
écoute active, comme l’a répété avec insistance Hugo Riemann, le théoricien de la
musique le plus important de la fin du xixe siècle 198. (Il ne se rendait à vrai dire pas
compte que son esthétique, qu’il considérait comme une théorie de la musique tout
court, était une esthétique de la musique instrumentale classico-romantique.)
Ce n’est donc pas un hasard si c’est l’expérience esthétique de la
symphonie qui incita Körner à citer précisément la musique comme paradigme
de la perception d’une œuvre d’art comme un tout clos sur lui-même. Le
17 décembre 1796, Körner écrivait à Goethe :
C’est peut-être parce que je suis amateur de musique que je m’efforce toujours de
saisir le tout d’une œuvre d’art. Une symphonie d’un grand maître procure un
plaisir bien maigre si l’on demeure passif et se laisse beaucoup chatouiller l’oreille
par chaque son. Il faut ici tout simplement entendre ensemble ce qui nous est donné
séparément, et cela nécessite, quand les œuvres sont riches, une certaine activité.
Tous ceux à qui l’entraînement a rendu celle-ci plus facile trouveront aussi l’unité
dans des œuvres d’art d’une autre nature, même si leurs dimensions sont vastes 199 .

L’écoute active et synthétique postulée par Körner 200 est à vrai dire


une exigence utopique et presque impossible à satisfaire quand les œuvres
instrumentales, comme c’était habituellement le cas au xviii e siècle, ne sont
exécutées qu’une fois et qu’on ne leur donne pas l’opportunité de devenir peu
à peu plus compréhensibles en étant répétées. Schiller, d’accord sur ce point
avec Kant, ressentait l’impression produite par la musique comme « seulement
passagère » et ne voyait pas que l’on peut, dans l’imagination, construire un tout

89
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS

qui échappe à l’emprise du temps en assemblant les parties qui passent dans
le temps ; cet état de choses ne doit pas être imputé uniquement au caractère
limité de son expérience musicale, mais doit également être versé au compte du
fait tout extérieur que les exécutions répétées nécessaires à la compréhension
formelle de la musique instrumentale n’étaient pas encore la règle.
Quand Schiller parlait dans la 22e lettre sur l’éducation esthétique de
l’homme de ce que la musique devait « devenir forme », il formulait une expérience
esthétique qu’il n’avait pas faite mais dont il avait l’intuition diffuse qu’elle
était possible : l’expérience de ce qu’à l’écoute répétée d’une œuvre, l’auditeur
distingue une forme qui lui apparaît quasi visuellement, comme l’agencement
pour ainsi dire spatial des parties. De la complémentarité entre antécédents et
conséquents, du réseau des relations qu’entretiennent les thèmes et les motifs
et de la disposition des tonalités, faite d’enchaînements d’ordre causal et
d’antithèses, résulte un aspect général qui rend compréhensible la comparaison
de la musique avec l’architecture. Mais la fixation du processus sonore en une
structure que l’on peut embrasser d’un seul regard n’est pas le dernier stade
que la perception musicale peut atteindre ; si tel était le cas, l’analyse d’œuvres
musicales dans laquelle leur glose en termes spatiaux est effectuée d’emblée et
constitue le point de départ, serait le type même de l’expérience esthétique. Le fait
que l’auditeur se représente d’emblée, visuellement, le réseau des relations entre
les parties réduit, voire supprime l’attention intense appliquée au processus au
cours duquel les rapports entre les éléments solidaires sont établis – processus
qui inclut, comme le déroulement d’un récit, des détours et des attentes
trompées. Mais pour que l’expérience esthétique de la musique instrumentale
soit adéquate, la compréhension formelle doit, une fois que l’on est parvenu à
saisir la structure d’un seul regard, essayer de revenir, devant l’arrière-plan que
forme cette conscience de la structure, à la perception originelle du processus et
aux surprises, ambiguïtés et incertitudes qu’elle contient. L’idée d’une « seconde
immédiateté », qui est présente dans cette exigence, peut sembler paradoxale.
Pourtant, elle s’impose avec tant de force que l’on ne peut l’écarter ; car dans la
musique instrumentale classico-romantique, la forme est toujours en même
temps une structure dont on doit avoir une vue d’ensemble et un processus dont
l’essence inclut l’attention impatiente fixée sur la progression.

90
CHAPITRE 2

« DJINNISTAN » OU LE ROYAUME
DE LA MUSIQUE ABSOLUE
ESTHÉTIQUE MUSICALE ROMANTIQUE ET CLASSICISME VIENNOIS
1

L’idée d’un « pas de l’oie des époques », comme Ernst Bloch appelait
sarcastiquement le schéma en vigueur dans l’histoire intellectuelle d’ancienne
observance, a été abandonnée depuis longtemps. Personne en effet ne nie plus
la coexistence de tendances divergentes à des époques dont l’« unité stylistique »
célébrée autrefois n’est qu’une apparence, née des aspirations nostalgiques de
générations ultérieures cherchant dans le passé ce que le présent leur refuse.
L’« image romantique de Beethoven », l’interprétation donnée du
musicien par E. T. A. Hoffmann – qu’Arnold Schmitz 1 considère comme aussi
erronée qu’enthousiaste –, est l’œuvre d’un contemporain, non d’un représentant
d’une génération postérieure. (Et la lettre de Beethoven à Hoffmann du 23 mars
1820 montre que le premier ne peut en aucun cas avoir ressenti les recensions
du second, qui esquissaient une métaphysique de la musique instrumentale,
comme étranges ; rien n’autorise à dénier toute signification à cette lettre sous
prétexte qu’elle constituerait une manœuvre tactique.) L’esthétique musicale
romantique, représentée par Wackenroder, Tieck et Hoffmann – si ce n’est déjà
par les Regards d’un compositeur sur la musique des esprits [Blicke eines Tonkünstlers
in die Musik der Geister, 1787] du baron d’Empire 2 von Dalberg –, et le classicisme
viennois, dont les « Quatuors russes » de Haydn (1781) sont considérés comme
l’acte de naissance, appartiennent à la même époque et peuvent être conçus
comme son esprit mis en mots ou en notes.
La concomitance de tendances et de traditions hétérogènes est
troublante, mais ce qui l’est plus encore, c’est le fait paradoxal qu’autour de
1800 il n’existait ni une esthétique musicale classique qui correspondît à la

93
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

musique classique de Haydn et de Mozart, ni une musique romantique qui fît


pendant à l’esthétique musicale romantique de Wackenroder et de Tieck. La
réf lexion et la pratique de la composition étaient séparées par un hiatus. À
Vienne on ne percevait même pas les premiers signes d’une théorie esthétique
du classicisme qui en aurait porté l’esprit et la signification à la connaissance du
public, dont l’horizon culturel était façonné au premier chef par la philosophie
et la littérature. (Les conséquences de ce manque apparaissent concrètement
lorsqu’on compare la réception des opéras de Gluck, qui n’aurait pas été
possible sans les publications qui accompagnèrent leur diffusion, avec celle
de Mozart.) Inversement, l’esthétique musicale romantique de Wackenroder
et de Tieck demeurait abstraite, dans la mesure où il fallait la rapporter à la
musique tout court et non à une sorte particulière de musique ; c’est seulement
rétrospectivement qu’elle apparut comme une anticipation littéraire du
romantisme musical tel qu’il se développa à partir de 1814.
Gustav Becking essaya de réduire la distance entre esthétique
musicale et musique romantiques, gênante du point de vue de la philosophie de
l’histoire, en donnant Hoffmann et le prince Louis Ferdinand de Prusse pour
des représentants d’une première génération de compositeurs romantiques.
Il évita néanmoins d’affirmer que les œuvres de musique de chambre et les
œuvres pour piano de Hoffmann et de Louis Ferdinand composées dans
la première décennie du xix e siècle présentent un caractère et une forme
romantiques, expliquant que le romantique y demeure simple intention mais
que, sans être véritablement traité par la composition musicale, il appartient
cependant à l’œuvre en tant qu’elle est un objet esthétique. « Il n’est toujours
que pensé ; il ne peut pas y avoir de réalisation 3 . » Selon Becking, la musique de
la première génération romantique invoque certes le « royaume des esprits », le
« Djinnistan » de Hoffmann, mais elle ne le formule pas musicalement. Weber et
Schubert furent les premiers à se soumettre à « l’exigence qui veut que les sons
ne provoquent pas seulement comme par un miracle ce qui a été pensé, mais
avant tout le représentent concrètement 4 ».
Mais le fait qu’un morceau de musique éveille dans le psychisme
de l’auditeur des représentations romantiques ne suffit pas à justifier sa
caractérisation comme romantique. Hoffmann entendait des « voix » d’« esprits »

94
Esthétique musicale romantique et classicisme viennois

dans toute la musique qui lui semblait importante : dans des motets de Palestrina
comme dans des symphonies de Mozart. L’éclectisme de ses propres œuvres
précoces (Ondine [Undine] ne fut composé qu’en 1813-1814), ce mélange stylistique
de Bach et de Mozart, ne l’empêchait donc pas de les ressentir comme romantiques
au sens ou il l’entendait, c’est-à-dire comme suscitant des fantaisies romantiques.
Becking n’a pas explicitement donné les raisons pour lesquelles une
intention romantique qui ne parvient pas à devenir phénomène, mais se saisit
des œuvres pour ainsi dire de l’extérieur doit quand même être prise au sérieux.
Et il semble qu’il se soit livré à une déduction illégitime. Ayant observé que
dans les œuvres littéraires de Hoffmann, c’est toujours uniquement le passage,
le seuil menant à l’autre monde mystérieux qui est décrit et non le « royaume
des esprits » lui-même, qui s’ouvre à l’improviste au milieu du quotidien,
Becking fut conduit par ce constat à l’idée que dans les œuvres musicales de
Hoffmann le simple éveil de représentations psychiques romantiques, analogue
au phénomène du seuil dans les créations littéraires, suffit pour que la musique
puisse être qualifiée de romantique. Or dans les œuvres littéraires, le passage
– qui, certes, n’est pas le Djinnistan auquel il mène – a pris forme poétiquement,
et comme passage représenté, devenu langage, il n’est pas comparable avec la
simple intention à laquelle en reste la musique de Hoffmann.
Dans le détail aussi, les analyses sur lesquelles Becking s’appuie pour
interpréter la musique de Hoffmann et de Louis Ferdinand comme romantique
sont souvent problématiques. Becking cite comme paradigme le début de l’adagio
lento e amoroso du quatuor avec piano opus 6 de Louis Ferdinand et voit dans
son parcours harmonique et mélodique « l’image d’une extrême instabilité 5 ».
Mais il méconnaît que les mesures 5 à 10, qui forment manifestement le passage
auquel il pense (car les mesures 1 à 4 sont très simples), reposent sur une structure
composée de dixièmes (si ♭*, la ♭*, sol ♭*, fa*, sol ♭, fa, mi ♭, ré ♭ 6) et une cadence
conventionnelle, qui donnent au chromatisme une assise solide. (Une structure
semblable sert de base au thème de l’adagio de l’opus 5, qui se serait mieux prêté
que l’opus 6 à la comparaison que Becking effectue avec l’opus 13 de Beethoven.)
On ne peut pas parler de « trouble » romantique.
Les arguments avancés pour justifier la thèse selon laquelle l’esthé­
tique musicale romantique constitue le pendant d’œuvres musicales produites

95
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

par une première génération de compositeurs romantiques – nés comme


Wackenroder et Tieck dans les années 1770 – sont donc faibles. D’un autre côté,
une déception égale à cette faiblesse est le lot de ceux qui ne peuvent s’empêcher
de s’attendre à ce qu’au classicisme viennois corresponde, à une époque
d’insatiable réf lexion, une esthétique qui ramène à des concepts les évènements
musicaux des années 1780.
On peut sans aucun doute, comme le fait Helmut Kuhn 7, qualifier
de « classique » l’évolution qu’a connue l’esthétique de Winckelmann à Hegel.
Cependant, les systèmes qui ont été conçus entre 1750 et 1830 sont – à l’exception
de la philosophie de l’art de Schopenhauer, qui n’appartient pas à la tradition
de l’esthétique « classique » – avant tout des théories de la littérature et des arts
plastiques, pas de la musique. L’esthétique musicale demeurait marginale, quand
elle ne mettait pas les philosophes dans l’embarras. Et elle se présente sous une
forme trop rudimentaire pour mériter elle-même l’épithète de « classique »,
en dépit du caractère globalement « classique » des systèmes esthétiques. La
Critique de la faculté de juger est certes une œuvre classique, paradigmatique, et
peut même, au moins sous l’aspect de sa réception par Schiller, être comptée au
nombre des documents qui témoignent de la position dominante qu’occupait le
classicisme à l’époque ; mais les fragments de philosophie de la musique qu’elle
contient, ensemble disparate d’éléments hétérogènes et conventionnels, ne
sont ni une esthétique classique de la musique (dont Kant se méfiait), ni une
esthétique de la musique classique.
L’essai de Körner « Sur la représentation du caractère en musique »
(1795) constit ue une amorce d’esthétique musica le classique 8 . Körner
distingue, conformément à la tradition antique, le caractère, l’éthos, et la
passion, le pathos. Et l’on peut comprendre l’opposition qu’il établit entre ces
catégories ainsi que le postulat de la représentation musicale du caractère
comme le ref let théorique d’une césure qui marque l’histoire de la musique, le
passage de la représentation baroque de l’affect à la représentation classique
du caractère, passage qui s’effectua non seulement dans l’opéra, mais aussi
dans la musique instrumentale. D’après ce que rapporte Griesinger, Haydn
racontait « que dans ses symphonies, il [avait] souvent dépeint des caractères

96
Esthétique musicale romantique et classicisme viennois

moraux 9 ». Et il n’est guère besoin de rappeler la signification que le concept


de caractère, d’éthos, avait pour Beethoven.
Les contours d’une esthétique musicale susceptible d’être légitimement
appelée « classique » se dessinent d’autre part dans la théorie de l’art de Schiller, qui
est centrée sur le concept de forme. Ce concept revêt à vrai dire dans l’esthétique
musicale de la fin du xviiie siècle un caractère équivoque source de confusion.
Quand il parlait de forme en musique, Kant pensait à la « forme mathématique »
des relations entre les sons (c’est-à-dire aux proportions qui sont derrière les
intervalles musicaux), et il ne voyait dans la « forme mathématique » rien d’autre
qu’un élément à peine perceptible disparaissant dans l’effet affectif produit par la
musique 10. La musique était considérée avant tout comme expression des affects.
Et de cette mise en avant privilégiée de l’expressif résultait une tendance à traiter
avec mépris, outre la « forme mathématique », la forme au sens de la théorie des
formes, à savoir les relations des parties entre elles et avec le tout ; certains des
théoriciens qui en faisaient leur objet d’étude passaient dessus, la qualifiant de
« forme extérieure » et de simple « habillage » n’important pas. On recherchait
l’essence de la musique dans les affects qu’elle exprime et suscite 11.
Schiller abordait les choses autrement. Certes, lui aussi voyait dans le
pouvoir d’affection de la musique sa caractéristique primordiale. « Mais comme
dans le règne de la beauté le pouvoir, qui est aveugle, doit être aboli, la musique ne
peut être rendue esthétique que par la forme 12. » Cependant, Schiller se méfiait
de la musique : « La musique même la plus spirituelle, écrit-il dans les Lettres
sur l’éducation esthétique de l’homme, a en vertu de sa matière et en tout état de
cause une affinité pour les sens plus grande que ne le souffre la véritable liberté
esthétique. » C’est pourquoi Schiller ne formula le principe de forme que comme
un postulat : « La musique doit dans sa noblesse suprême » – qu’elle n’a pas encore
atteinte – « devenir forme » 13 . La réalité historique du classicisme viennois, que
Schiller ne connaissait pas, prend donc dans l’esthétique qu’il esquissa à traits
rapides le caractère d’une utopie. Le réel s’évanouit jusqu’à devenir un simple
possible : une exigence ou une attente.

97
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

L’esthétique musicale romantique et le classicisme viennois repré-


sentent des traditions différentes qui, certes, s’imbriquent dans les critiques
d’œuvres de Beethoven écrites par Hoffmann, mais sans s’y confondre. Il semble
en tout cas que ce soit une erreur d’attendre de l’esthétique musicale qu’elle
énonce ce qui se produit dans l’histoire de la musique. Les systèmes, ou ébauches
de systèmes, d’esthétique musicale ne sont – à la différence des apologies et des
attaques polémiques nées de la querelle des partis musicaux – que rarement
déchiffrables de manière immédiate comme des documents renseignant sur
l’histoire de la musique. Ces relations sont presque toujours complexes et ne se
ramènent pas à la formule simple selon laquelle une esthétique musicale serait
un ref let de la musique de son temps.
Le hiatus qui, autour de 1800, sépare la musique et l’esthétique
musicale perd à vrai dire son apparence de paradoxe si l’on tient compte du
fait qu’une esthétique musicale est en général moins marquée par l’évolution
de la musique, qui constitue son objet, que par la tradition philosophique
et littéraire, dont ses catégories sont issues. Ce ne sont pas des expériences
musicales différentes mais des motifs philosophiques divergents qui sont à
l’origine de l’opposition entre les conceptions d’esthétique musicale élaborées
simultanément par Hegel et par Schopenhauer. (Les deux philosophes étaient
enthousiasmés par Rossini et faisaient plutôt preuve de réserve vis-à-vis de
Beethoven.) Et la pensée de Schumann en matière d’esthétique musicale fut
déterminée au premier chef par Jean Paul, auquel il doit la langue qui seule lui
permit de prendre conscience de ce que la musique de Beethoven, de Schubert
ou de Chopin signifiait pour lui. (C’est dans ce sens qu’il faut comprendre son
propos, souvent cité, sur le contrepoint, dans lequel il affirme l’avoir appris
de Jean Paul.) Un des facteurs qui rendirent possible l’apparition, à l’époque
du classicisme viennois, d’une esthétique musicale romantique sans musique
romantique est donc le primat de la tradition philosophico-littéraire dans le
développement de l’esthétique musicale. C’est avant tout à partir de l’histoire de
la littérature, et non de celle de la musique, qu’il faut comprendre Wackenroder
et Tieck. Ce n’est pas Haydn, mais Klopstock qui constitue la condition décisive.

98
Esthétique musicale romantique et classicisme viennois

D’un autre côté toutefois, les impressions spécifiquement musicales


qui, en tant que motivation partielle coexistant avec la motivation philosophico-
littéraire, fondent une esthétique musicale, sont souvent dissimulées par la
trompeuse prétention à l’universalité émise par les systèmes. Les conceptions
d’esthétique musicale se présentent presque toujours comme des théories
globales, comme des interprétations de la musique en général. C’est seulement
la critique ultérieure (qui à vrai dire considère elle aussi son propre projet
théorique comme universel) qui les reconnaît comme exposant les dogmes de
styles propres à des époques ou ceux de tendances historiques. Lorsque Kant
parlait avec mépris d’« attraits et [d’]émotions 14 », il polémiquait sans le savoir en
défenseur du classicisme contre le rococo et l’Empfindsamkeit (ce qui n’amoindrit
pas la force de conviction que son argumentation tire de sa rigueur logique). Et
l’esthétique de Wackenroder et de Tieck, qui prétendait englober dans la même
mesure Palestrina, Pergolèse et Haydn, s’enracinait, comme le révèle leur
correspondance 15, dans l’expérience de la musique de Johann Friedrich Reichardt.
Il est vrai que les conséquences esthétiques auxquelles Wackenroder parvint
s’élèvent loin au-dessus de ses exigences musicales, sur lesquelles son esthétique
ne se fonde qu’en partie. La détermination de conditions musicales ne doit pas être
comprise de manière erronée comme une reproduction, ni chez Wackenroder, ni
chez Schopenhauer. L’esthétique de Wackenroder ne serait pas « romantique » si
elle se contentait d’être un reflet littéraire de la musique de Reichardt.
La distinction établie avec une acuité toute polémique par Hermann
Kretzschmar entre, d’une part, une « esthétique de la musique » spéculative
(qu’il appelle aussi « esthétique de philosophes ») et, de l’autre, une « esthétique
de musiciens » fondée sur l’expérience 16 est inexacte dans la mesure où un
compositeur qui s’adonne à des réf lexions esthétiques ne peut éviter de
recourir à des catégories philosophiques (une philosophie naïve est aussi une
philosophie, même si c’est, il est vrai, une philosophie problématique). Mais le
sentiment qu’avait Kretzschmar que l’« esthétique de la musique » – dont il se
méfiait, ne voyant en elle qu’un bavardage prétentieux – était issue moins de
l’« impression » que du « concept », ne le trompait pas.

99
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

Rien ne montre plus clairement l’intime dépendance dans laquelle


se trouve l’esthétique musicale vis-à-vis de la philosophie et de la littérature que
le fait qu’au xviiie et au début du xixe siècle elle demeura – y compris sous la forme
de l’« esthétique de musiciens » – limitée à l’Allemagne protestante, qui était en
même temps une Allemagne philosophante. (Affirmer cela ne signifie pas faire
une concession au régionalisme de Josef Nadler, qui a semé la confusion dans
la recherche sur le romantisme : la Prusse orientale, patrie de Reichardt, et la
Souabe, d’où Schubart était originaire, n’avaient rien ou presque en commun en
dehors du protestantisme, qui autorisait un riche développement de la philo-
sophie et de la littérature.) En Autriche et dans le Sud catholique, la naissance
d’une réflexion d’esthétique musicale allant au-delà de balbutiements indigents
était, en l’absence des conditions philosophico-littéraires, impossible – en dépit de
l’école de Mannheim et du classicisme viennois, dont, après les réserves initiales
émises par des esthéticiens d’Allemagne du Nord sur le mélange du style « élevé »
et du style « bas » chez Haydn, personne ne niait l’hégémonie musicale. (Il n’est nul
besoin de mépriser la théologie de Johann Michael Sailer, dont Schmitz a montré
l’importance pour Beethoven 17, pour pouvoir légitimement affirmer qu’elle n’est
pas comparable avec la philosophie de Kant, de Schelling ou de Hegel comme
fondement d’une esthétique musicale.)
La musique autrichienne se présente, de Haydn à Bruckner, comme
une musique sans esthétique explicite, c’est-à-dire énoncée verbalement. (Et le
premier esthéticien autrichien, Eduard Hanslick, prit le parti de Brahms, pas celui
de Bruckner, dont l’« inculture » lui était suspecte.) Mais à la suite de l’élévation de
l’œuvre de Haydn, de Mozart et de Beethoven au rang de « classicisme », de style
paradigmatique, qui s’opéra au xixe siècle, on ressentait en musique (à la différence
de ce qui se passait en littérature ou dans les arts plastiques) le manque de réflexion
plutôt comme la norme que comme une exception. En Allemagne (contrairement
à ce qui se produisit en France), la conscience de ce que la littérature sur la
musique fait partie de la « chose même », de la musique en tant que phénomène
social, et de ce qu’il n’est pas légitime de ne voir en elle qu’un simple appendice, ne
se développa pas – malgré Weber, Schumann, Liszt et Wagner. La réflexion avait

100
Esthétique musicale romantique et classicisme viennois

presque honte d’elle-même. Le romantisme « littéraire » vivait – y compris dans


l’esprit des personnes cultivées – dans l’ombre du classicisme « non littéraire ».
Autant les facteurs qui empêchèrent le développement d’une
esthétique musicale dans le Sud catholique (les réf lexions de Grillparzer ne
dépassèrent pas le stade du fragmentaire) sont donc évidents, autant il est
difficile d’expliquer pourquoi l’Allemagne protestante ne vit pas la naissance
en son sein d’un classicisme musical analogue au classicisme littéraire.
(La thèse d’Ernst Bücken selon laquelle il faudrait voir dans C. P. E. Bach un
« classique » est fragile : le fait que Haydn et Mozart se référèrent à Bach et
qu’il est sporadiquement question de « noble simplicité » dans l’esthétique
musicale d’Allemagne du Nord ne constitue pas une justification suffisante.)
Ni C. P. E. Bach ou Reichardt, ni Karl Friedrich Zelter ou Johann Abraham Peter
Schulz ne représentent un style qui serait le pendant du classicisme viennois.
Une des raisons de cet état de choses est à vrai dire clairement
identifiable : il s’agit de la grande distance spatiale et mentale qui séparait
l’Allemagne protestante de l’Italie. Le classicisme musical doit être compris
comme un style austro-italien (ou austro-italiano-français) – Cherubini fut
aussi incontestablement classique que C. P. E. Bach le fut peu. La frontière
décisive pour l’histoire de la musique ne fut pas la frontière linguistique entre
l’Allemagne et l’Italie mais la frontière confessionnelle entre l’Allemagne
protestante et le Sud catholique.
La concomitance paradoxale d’une musique classique sans
esthétique musicale classique et d’une esthétique musicale romantique sans
musique romantique, qui perturbe le schéma établi par l’histoire des idées,
apparaît donc comme une conséquence du fossé observable du point de vue de
l’histoire culturelle entre l’Allemagne protestante, encline au raisonnement et à
la spéculation, et le Sud catholique, dans lequel étaient présentes – grâce au « goût
mêlé » qui opérait une médiation entre des traditions italiennes, françaises
et autrichiennes – des conditions stylistiques nécessaires à l’avènement d’un
classicisme musical et dont le Nord était dépourvu. Le classicisme viennois était
coupé de la réf lexion esthétique qui, à Königsberg, Berlin, Iéna et Tübingen,
semblait être la Révolution dans l’ordre intellectuel <die Revolution im Geiste> 18,
tant était grande la vivacité avec laquelle elle éclatait. Et inversement, l’esthétique

101
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

musicale pouvait, comme elle dépendait de façon primordiale de conditions


philosophico-littéraires et seulement à titre secondaire de conditions musicales,
se développer séparée du style dominant de l’époque, le style classique, sans
courir le risque de devenir provinciale.
Cela ne veut cependant pas dire que l’on est en droit de négliger les
expériences spécifiquement musicales qui fondent partiellement une esthétique
de la musique. L’une des raisons pour lesquelles les germes d’une esthétique
musicale classique présents chez Schiller et Körner restèrent à l’état de fragments
est sans aucun doute – outre la faiblesse de l’intérêt porté à la musique par ces
auteurs – le fait qu’ils n’avaient pas de lien direct avec le classicisme viennois,
qu’ils n’avaient pas, à portée de main pour ainsi dire, les œuvres de Haydn et de
Mozart. Et d’un autre côté, il n’est absolument pas indifférent que les œuvres
musicales au contact desquelles l’imagination romantique de Wackenroder et
de Tieck s’enf lamma, aient appartenu à une tradition non classique, la tradition
expressive du culte de la sensibilité. L’hypothèse selon laquelle Wackenroder
et Tieck furent incités par des symphonies de Haydn et de Mozart à ébaucher
une Psychologie de la musique instrumentale d’aujourd’hui [Seelenlehre der heutigen
Instrumentalmusik] et à écrire la rhapsodie Symphonies [Symphonien], est infondée.
En effet, dans le texte des essais et de la correspondance, il est sans cesse question
de Reichardt 19 , mais nulle part de Haydn ou de Mozart. Et il est sensible que
Wackenroder gardait intérieurement ses distances vis-à-vis de l’opéra italien 20.

La thèse consistant à affirmer, pour aller à l’essentiel, que l’esthé-


tique musicale de Wackenroder, de Tieck et de Hoffmann a été une esthétique
musicale romantique sans musique romantique s’expose à l’objection suivante :
le débat sur la question de savoir s’il faut accorder l’épithète « romantique » à
la musique de Reichardt, à laquelle Wackenroder et Tieck se référaient, ou au
contraire la lui refuser – comme le fait Clemens Brentano 21 – ne serait qu’une
querelle de mots dépourvue de contenu. La liberté que l’on aurait de ranger
Reichardt ou Zumsteeg soit dans la classe des « épigones du Sturm und Drang 22 »
soit dans celle des « préromantiques » ne changerait rien à l’accord ou à l’affinité

102
Esthétique musicale romantique et classicisme viennois

stylistique entre la musique expressive des années 1790, marquée par le culte de
la sensibilité, et l’esthétique musicale que l’on appelle « romantique » d’après la
convention des historiens.
Toutefois, cette objection passe outre au fait que le concept de
« romantisme » ne renvoie pas seulement à un style mais en même temps à un
rang sur une échelle qualitative, et ce presque autant que celui de « classicisme ».
(En neutralisant ce type de termes pour en faire des dénominations de styles
propres à des époques, on se livre à ces « précisions » dont le prix est que le concept
« clarifié » se retrouve vidé de son contenu.) Un « préromantique » est aussi peu
un romantique qu’un « préclassique », qui anticipe stylistiquement un aspect du
classicisme, n’est un classique, c’est-à-dire un compositeur paradigmatique se
distinguant de son époque.
Hoffmann définissait dans sa recension de la 5e symphonie de
Beethoven l’« esprit romantique » qu’il sentait « respirer » dans les symphonies de
Haydn, Mozart et Beethoven comme une « intime expérience de l’originalité de
leur art » 23. Le « romantisme » tel que l’entend Hoffmann est donc, dans la mesure
où, en lui, la musique parvient à elle-même, un « classicisme » du point de vue
de la philosophie de l’histoire, c’est-à-dire une époque de perfection. Et l’idée de
rang n’a pas été totalement abandonnée par la suite, lorsque le romantisme a été
défini comme un style propre à une époque : des scrupules involontaires nous
empêchent de compter Zumsteeg au nombre des « romantiques » – ou Pleyel à
celui des « classiques » –, et c’est Schubert, non Tomášek, qui est considéré comme
le fondateur de la pièce romantique pour piano. (Le terme de « romantique
secondaire » <Nebenromantiker> créé par Walter Niemann pour désigner des
compositeurs mineurs du romantisme 24 n’est donc pas aussi erroné qu’il le
semble aux contempteurs du jugement de valeur dans l’historiographie.)
L’opposition entre le « préromantisme » que Wackenroder et Tieck
reprennent et l’esthétique romantique vers laquelle ils se dirigent se manifeste
jusque dans les textes eux-mêmes. Dans l’essai Symphonies, Tieck décrit – sans
nommer le compositeur – l’ouverture (ou « symphonie ») Macbeth de Reichardt,
que Becking qualifie d’« authentique produit du Sturm und Drang, à l’agitation
rebelle, plein d’effet, habité d’une unique tendance : agir sur les sens et la
sensibilité directement et sans intervention d’éléments ennoblissants 25 ». Tieck

103
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

« célèbre », comme le formule Becking, « le Sturm und Drang musical et lui envie
sa possibilité d’effet directe, immédiate » 26 . En lisant l’accumulation poétique
d’atrocités 27 que Tieck entend dans cette musique, on se sent ramené à l’époque
de ses débuts littéraires, par exemple dans son roman William Lowell. Avant de
devenir un romantique, Tieck fut un « romantique trivial ».
En revanche, aucune trace d’attitude « plein[e] d’effet » n’est plus
perceptible dans les pages sur l’esthétique de la symphonie qui précèdent la
description de l’ouverture Macbeth. Cette théorie est au contraire pleinement
romantique dans le sens où Tieck ne met justement pas en avant la violence avec
laquelle la musique agit sur l’auditeur ou la douceur avec laquelle elle l’émeut,
mais loue sa capacité à le ravir pour l’entraîner dans un paradis artificiel : les
sons, que « l’art a découverts d’une façon merveilleuse », forment « un monde
en soi à part » 28 . La musique vocale, qui est « peut-être » dans la nécessité de
« reposer entièrement sur des analogies avec l’expression humaine », apparaît
– en complète opposition avec l’esthétique musicale du xviii e siècle, qui était
avant tout ou presque exclusivement une esthétique de l’opéra – comme un « art
limité », secondaire ; c’est seulement dans la musique instrumentale que « l’art
est indépendant et libre, lui seul se prescrit à lui-même ses lois, il laisse parler
son imagination, se livrant à une improvisation ludique et sans but, et pourtant
il remplit et atteint le but le plus élevé, il suit entièrement ses obscurs instincts
et exprime par ses jeux ce qu’il y a de plus profond et de plus merveilleux » 29 .
L’esthétique musicale romantique de Wackenroder, Tieck et Hoffmann est une
métaphysique de la musique instrumentale.
Cela ne veut aucunement dire que l’on serait en droit d’assimiler sans
réserves le « saut qualitatif » qui sépare le « préromantisme » – le préromantisme
musical de l’ouverture Macbeth de Reichardt comme celui, littéraire, des
œuvres de jeunesse de Tieck – du véritable romantisme à l’orientation vers une
métaphysique de l’art, comme si de la métaphysique et de la simple expression
du sentiment caractéristique de l’Empfindsamkeit et du Sturm und Drang, la
première était à priori le plus élevé et le plus sublime, et la seconde le moindre
et le bas. Ce fut précisément le sort de la philosophie romantique de la musique
que d’être, au xix e siècle, transformée par l’usure en une esthétique populaire qui
méritait le peu de cas que faisaient d’elle ses contempteurs positivistes, lesquels

104
Esthétique musicale romantique et classicisme viennois

la considéraient comme une mauvaise métaphysique, et il faut astreindre sa


conscience historique à un effort relativement violent pour reconstituer l’effet
qu’elle produisit à l’origine (tel que par exemple Schopenhauer, dont la dette à
l’égard de Wackenroder et de Tieck est f lagrante, a dû en faire l’expérience). Mais
vers 1800, l’esthétique musicale romantique était nouvelle, alors que le « principe
d’expression » du Sturm und Drang musical 30 commençait à n’être plus défendu
que par des épigones. Et la nouveauté qualitative confère un rang intellectuel
que le vieillissement du nouveau peut dissimuler mais pas complètement
supprimer : la dégradation que l’esthétique du « romantisme trivial » a fait subir
aux textes de Wackenroder au xix e siècle ne doit pas dévier ou troubler le regard
que l’on porte sur leur signification originelle.
La césure que la métaphysique de la musique instrumentale – méta­
physique qui était encore tout à fait étrangère à Herder, Heinse et Schubart –
introduisit dans l’histoire de la signification de la musique est en tout cas
suffisamment profonde pour justifier le fait que le terme de « romantisme »,
qui marque un commencement historique porteur de conséquences d’une
grande portée, demeure attaché à l’esthétique musicale de Wackenroder, de
Tieck et de Hoffmann.

La concomitance de l’esthétique musicale romantique et du classi-


cisme viennois apparaît comme l’aspect extérieur chronologique d’une réalité
faite de distance entre deux choses étrangères l’une à l’autre, distance qui a certes
été niée, mais moins par clairvoyance historique que parce que l’on ressentait
comme difficilement supportable ce qui est pour la philosophie de l’histoire un
paradoxe. La thèse, défendue par Leo Schrade, selon laquelle la Psychologie de la
musique instrumentale d’aujourd’hui de Wackenroder présuppose la connaissance
de symphonies de Haydn et de Mozart, est aussi infondée empiriquement que
le complément dont il l’assortit, à savoir l’affirmation que « le succès de La Flûte
enchantée ne [peut] s’expliquer que par la diffusion d’idées romantiques 31 » (qui
ne parvinrent à Vienne que plusieurs décennies plus tard et qui plus est sous la
forme que leur donna Zacharias Werner).

105
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

D’un autre côté, on se tromperait, comme l’a montré H. H. Eggebrecht,


en refusant catégoriquement au discours tenu par Hoffmann sur Beethoven toute
considération pour n’y voir qu’une « erreur d’interprétation commise par un
romantique 32 ». Le « romantisme » que Hoffmann repérait dans les symphonies
de Beethoven et le « classicisme » que ces œuvres représentent d’après le jugement
d’historiens ultérieurs sont-ils exclusifs l’un de l’autre ? Ce n’est pas aussi sûr que ne
le croient les contempteurs de l’« image romantique de Beethoven ».
La relation entre les concepts recouverts par les mots « classique »
et « romantique » dans la langue de Hoffmann est complexe et contradictoire.
D’un côté ces termes coexistent en toute indépendance, de l’autre ils forment
une antithèse.
1. Hoffmann appelle « classique » ce qui est parfait, paradigmatique,
indépendamment de son époque et de son style. Il utilise l’adjectif « classique »
pour faire l’éloge aussi bien de messes de Palestrina ou de Bach que d’opéras de
Gluck, de Mozart ou même de Spontini 33 . L’ouverture Egmont de Beethoven est
selon Hoffmann « romantique » dans le caractère de l’expression et « classique »
dans la « manière », la technique de composition 34 ; et il tient des propos analogues
sur des opéras de Mozart 35. La nature « romantique » d’une œuvre et son statut
« classique » sont compatibles parce qu’ils ne sont pas en rapport l’un avec l’autre.
2. Hoffmann reprend l’opposition relevant à la fois de la philosophie
de l’histoire et de l’esthétique entre le classique antique et le romantique
moderne, dont August Wilhelm Schegel et Jean Paul avaient fait un lieu commun.
En matière d’art, les deux pôles opposés du monde antique et du monde moderne, du
paganisme et du christianisme, sont la sculpture et la musique 36 .
Notre musique, produit des temps romantiques que le christianisme engendra,
plane dans le pur éther spirituel, alors que l’Antiquité se saisit matériellement et
plastiquement de la vie 37.

Il rejette la musique à programme et la musique illustrative comme une


incursion inadéquate dans « ce qui est plastique », « ce qui représente » 38 .
Hoffmann liait l’antithèse établie par August Wilhelm Schlegel et
Jean Paul sur les plans de la philosophie de l’histoire et de l’esthétique, qu’il
reprenait, et la reconnaissance clairvoyante – empruntée à Wackenroder – de
l’importance de « l’émancipation de la musique instrumentale », comme on peut

106
Esthétique musicale romantique et classicisme viennois

appeler ce processus qui s’inscrit dans l’histoire de la musique. Ce n’est pas la


musique vocale mais la musique instrumentale que Hoffmann met à distance
de la représentation plastique et qu’il considère comme « purement » musicale.
Lorsqu’on parle de la musique comme d’un genre autonome, on ne devrait jamais
penser qu’à la musique instrumentale qui, méprisant toute aide et toute inter-
vention extérieure, exprime avec une pureté sans mélange cette quintessence de
l’art qui n’appartient qu’à elle, ne se manifeste qu’en elle 39 .

La thèse de Hoffmann a pris en un siècle et demi l’apparence d’une évidence.


Mais cet enracinement ne doit pas faire oublier que vers 1800, elle ne pouvait que
déconcerter, puisqu’elle rompait avec la tradition antique de l’idée de musique.
S’écartant radicalement de l’esthétique traditionnelle de la musique
vocale, dont la catégorie centrale était l’imitatio naturae, l’imitation de la nature
(humaine), Hoffmann définissait comme objet de la musique instrumentale le
« surhumain » et le « merveilleux » 40, non ce qui est naturel, proche et terrestre.
(Dans le même passage, la phrase « Haydn a une conception romantique de
l’humain dans la vie humaine » veut dire que la représentation de l’humain par
Haydn prend une coloration romantique dont elle est dépourvue par ailleurs, et
non, par exemple, que « la conception romantique de la musique classique, qui
en était contemporaine », aurait mis en avant « le concrètement humain » comme
en étant le contenu 41 .) La théorie des affects est l’ennemie de la métaphysique
romantique de la musique instrumentale. « Beethoven est un compositeur
purement romantique, et donc authentiquement musical. C’est peut-être pour
cela qu’il est moins à l’aise dans la musique vocale, qui ne laisse aucune place
au désir sans objet, mais se contente de transposer dans le domaine de l’infini
les émotions exprimées par les mots […] 42 . » (C’est dans la mesure où elle est
musique et non « simple imitation de la nature » que la représentation des affects
est « éprouvée dans le royaume de l’infini ».)
D’un autre côté, le « romantique » est ce qui ne peut être ni imité, ni
répété, et il entre ainsi dans un rapport d’opposition – à vrai dire latente – avec
le caractère paradigmatique du « classique » au sens d’« exemplaire ». Quand
Hoffmann distingue les opéras de Gluck comme « chefs-d’œuvre classiques »
du « sublime romantisme » de Mozart, il a manifestement moins en tête
les divergences entre les arguments – antiques chez Gluck, modernes chez

107
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

Mozart – que la différence entre le caractère exemplaire de Gluck (dont, à Paris,


une authentique école cultiva le style) et le caractère inimitable de Mozart (dont
les successeurs étaient condamnés à n’être que des épigones). « C’est pour cela que
nous tenons pour plus sage d’étudier les œuvres déjà anciennes et puissantes » – les
« chefs-d’œuvre classiques » dont il a été question plus haut – « que de poursuivre
sans cette étude le sublime romantisme de Mozart » 43. (Les œuvres de Mozart sont
certes « classiques 44 » en tant qu’art parfait, mais pas dans le sens de l’exemplaire,
de l’imitable : le concept de classicisme du xixe siècle – dans lequel, sous l’influence
de l’idée dominante d’originalité, l’accent fut mis moins sur l’exemplarité que sur
la non-soumission au passage du temps – commence à s’esquisser.)
Le romantique tel que l’entend Hoffmann est donc le chrétien moderne
par opposition au païen antique, le musical par opposition à la représentation
plastique, l’inimitable par opposition à l’exemplaire, la musique instrumentale
comme musique « pure » par opposition à la musique vocale comme « art limité »,
le « surhumain » et le « merveilleux » par opposition au naturel et au concret
terrestre, la métaphysique (dont Schopenhauer tira par la suite les conséquences
extrêmes) par opposition au réalisme de la représentation des affects.
En insistant avec exaltation sur le « surhumain […] merveilleux »
qui semblait parler dans la musique instrumentale autonome, l’esthétique
musicale romantique s’éloignait de l’esprit du classicisme viennois, que rien
ne marquait moins que la métaphysique spéculative. Pour Haydn, qui d’après
le témoignage de Griesinger cherchait à représenter instrumentalement des
« caractères moraux », ainsi que pour Mozart et Beethoven, la symphonie était
à échelle tout à fait humaine, ou tout au plus « héroïque ». D’un autre côté, il
faut néanmoins prendre au sérieux le jugement des contemporains qui virent
dans les symphonies de Haydn, Mozart et Beethoven les signes d’une rupture
avec l’idée que l’on avait habituellement de ce qu’était la musique, idée que
déterminait l’opéra italien. Car les esthéticiens d’Allemagne du Nord ne furent
nullement les seuls à sentir l’irruption de nouveauté que représentait la musique
instrumentale et à recourir au mot « romantique », alors en vogue, pour la
désigner. Stendhal, qui n’était pas du tout un romantique mais « en musique […]
un homme d’un autre siècle 45 » dont le goût s’était formé à l’écoute de Cimarosa
et de Paisiello, ressentait lui aussi la musique instrumentale de Haydn comme

108
LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN

l’expression d’une imagination « romantique ». C’est en vain qu’on y chercherait


la mesure racinienne, c’est plutôt l’Arioste ou Shakespeare 46 . »
L’interprétation romantique de la musique instrumentale classique
(non de l’ensemble du classicisme) a donc vu juste, même si elle donne de la
réalité une vision déformée. Les formules métaphysiques que Wackenroder,
Tieck et Hoffmann empruntèrent à la tradition philosophico-littéraire pour
exprimer ce qu’ils ressentaient comme une transformation fondamentale de
l’idée de musique, passèrent à côté de l’esprit du classicisme viennois. Mais
cette distance, qui résultait du fossé observable du point de vue de l’histoire
culturelle entre l’Allemagne protestante et le Sud catholique, est secondaire
par rapport au fait que l’esthétique musicale romantique trouva, pour dire un
changement historique d’une portée considérable, des mots dont la puissance et
la vaste résonance correspondaient à l’importance du processus.

LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN


PAR E. T. A. HOFFMANN ET L’ESTHÉTIQUE DU SUBLIME

La recension par E. T. A. Hoffmann de la 5e symphonie de Beethoven,


qui parut en 1810 dans l’Allgemeine musikalische Zeitung, a toujours été ressentie
comme l’une des plus belles manifestations de l’enthousiasme créatif qu’a pu
susciter Beethoven, mais en même temps comme un document témoignant de
l’esthétique musicale romantique et par là comme une des sources des erreurs
d’interprétation inhérentes à l’« image romantique de Beethoven ». Il est incon-
testable que sur certains points essentiels, l’esthétique musicale de Hoffmann
contredisait les principes dont partait Beethoven. Quand Hoffmann affirme de
toute la musique instrumentale « pure », qu’il appelle « romantique », qu’elle « se
dépouille de tous les sentiments qu’on peut nommer pour plonger dans l’indi-
cible 47 », il se rapproche de ce que pense Tieck, pour qui les symphonies ne sont
« pas de ce monde » : « Elles dévoilent dans le langage le plus énigmatique ce qu’il
y a de plus énigmatique, elles ne dépendent pas des lois de la vraisemblance,
elles n’ont pas besoin de suivre une histoire ni un caractère, elles demeurent

109
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

dans un monde purement poétique 48 . » Tieck met en avant la musique instru-
mentale, dans laquelle « l’art est indépendant et libre », par rapport à la musique
vocale, qui n’est « toujours qu’un art limité » : « Elle est et demeure déclamation
et discours rehaussés. » 49 Mais en détachant la musique absolue, dont il fondait
l’esthétique, du rhétorique et du caractéristique pour l’élever jusqu’au métaphy-
sique, Tieck entrait dans une contradiction manifeste avec Beethoven, qui
concevait sonates et symphonies comme un art « du discours » et comme « repré-
sentation [sonore] du caractère » 50.
D’un autre côté cependant, la simplification consistant à dire que
Hoffmann aurait soumis la symphonie « classique » à un modèle d’interprétation
« romantique » est erronée ou du moins insuffisante. En effet, certaines des
catégories essentielles sur lesquelles repose la recension de la 5e symphonie
ne sont issues ni de l’esthétique musicale romantique de Wackenroder et de
Tieck, ni des amorces d’esthétique musicale classique que l’on peut découvrir
dispersées chez Karl Philipp Moritz et Christian Gottfried Körner 51 , mais d’une
tradition intellectuelle et esthétique qui existait parallèlement au classicisme et
au romantisme et dont l’origine, dans l’esthétique de la symphonie comme dans
la théorie poétique, se situait loin en amont, au cœur du xviiie siècle – tradition
qui trouvait sa manifestation poétique dans les œuvres de Klopstock, Jean Paul
et Hölderlin. Et si le romantisme de Wackenroder et de Tieck – ainsi que les
fantaisies exaltées de Bettina Brentano – étaient étrangers au monde intérieur
de Beethoven, la poétique de Klopstock et du Göttinger Hainbund 52, qui, comme
nous le verrons, marqua profondément le texte de Hoffmann sur Beethoven,
faisait, elle, tout à fait partie des éléments de tradition avec lesquels il avait
grandi et auxquels il restait attaché.
L’article « Symphonie » écrit par Schulz pour la Théorie générale des
beaux-arts de Sulzer est sans aucun doute représentatif des idées que l’on associait
à la musique instrumentale de grand style dans l’Allemagne de la fin du xviiie
siècle. D’après Schulz, le style qui s’exprime ou doit s’exprimer dans la symphonie
est le style élevé ou sublime. « La symphonie est surtout propre à exprimer le
grand, le solennel et le sublime 53 . » Mais le modèle poétique que la symphonie
rappelait à Schulz était l’ode : « Un allegro de ce genre est dans la symphonie ce
qu’une ode pindarique est dans la poésie ; comme elle, il élève et saisit l’âme de

110
LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN

l’auditeur, et il faut le même esprit, la même imagination sublime et la même


connaissance de l’art pour y réussir 54 . » L’ode telle qu’elle était comprise au xviiie
siècle se caractérise par le fait qu’elle ne se soumet pas à la dichotomie entre
poésie du sentiment et poésie de la pensée mais exprime une réf lexion portée
par l’enthousiasme ou un enthousiasme pénétré de réf lexion. Dans son Histoire
de l’ode allemande [Geschichte der deutschen Ode], Karl Viëtor caractérisait le style
des odes de Hölderlin comme une tentative pour atteindre, « en étant à la fois
réf léchi et passionné, la hauteur sublime de Pindare 55 ». Or passion et lucidité,
enthousiasme et réf lexion sont les éléments dont la configuration détermine la
théorie de la symphonie chez Schulz comme chez Hoffmann. Chez Schulz, l’effet
d’« élévation » et de « saisissement » que produit la symphonie a pour pendant
indissociable la « connaissance de l’art » dont un compositeur doit disposer pour
« réussir » dans le genre symphonique. Quant à Hoffmann, d’un côté il décrit la
5e symphonie dans une langue qui rappelle le ton dithyrambique de l’ode (« La
musique de Beethoven […] éveille cette nostalgie infinie qui est l’essence même
du romantisme 56 »), de l’autre il fait l’éloge de la « réf lexion » qui se fait jour dans
la « structure » de la musique, structure que le compositeur ne peut obtenir sans
une « étude assidue de son art » 57.
[Le] public, qui ne pénètre pas la profondeur de Beethoven, lui concède une forte
dose d’imagination : on ne voit le plus souvent dans ses œuvres que les produits d’un
génie qui, sans se soucier de la forme ni de trier ses idées, s’abandonne à sa fougue et
à son inspiration immédiate. Pourtant, il est pour la réf lexion <Besonnenheit> l’égal
de Haydn et de Mozart. Il ne confond pas sa subjectivité avec le royaume intérieur
des sons, et commande à celui-ci en souverain absolu. Certains, pour qui l’esthé-
tique est affaire de géométrie, ont déploré dans les pièces de Shakespeare un manque
total d’unité véritable et de cohérence interne ; il faut un regard plus perspicace pour
y voir un bel arbre, bourgeons et feuilles, f leurs et fruits nés d’un germe unique.
De même, il faut pénétrer fort avant dans la structure interne de la musique de
Beethoven pour discerner le soin extrême <hohe Besonnenheit> que le maître apporte
à l’agencement de ses compositions. Ce soin est inséparable du vrai génie, et il est
nourri par une étude assidue 58 .

Le modèle catégoriel sur lequel Hoffmann assoit sa critique de la


5e symphonie de Beethoven – modèle qui se reflète également dans le plan de l’essai,
lequel se compose d’une partie dithyrambique et d’une partie analytique – est donc
issu d’une tradition d’esthétique musicale qui, indépendante du classicisme et du

111
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

romantisme, se conformait à la poétique de Klopstock et du Göttinger Hainbund.


Et la dette de l’esthétique de la symphonie à l’égard de la théorie de l’ode, qui se fait
jour chez Schulz, est repérable jusque dans des détails de formulation :
On trouve dans les allegros des meilleures symphonies de chambre des idées pleines
de grandeur et d’audace, un traitement libre des règles de la composition, un désordre
apparent dans la mélodie et dans l’harmonie, […] des transitions et des modulations
soudaines, qui frappent avec d’autant plus de force que le lien est souvent faible 59 .

Le concept de « désordre apparent », repris par Schulz, était un lieu commun


de la théorie de l’ode. Dans la 275e Lettre sur la littérature [Literaturbrief], Moses
Mendelssohn dit ainsi de l’ode :
L’ordre qui lui est essentiel peut être appelé l’ordre de l’imagination enthousiasmée.
Dans une imagination enthousiasmée, les idées parviennent l’une après l’autre au
plus haut degré de vivacité : c’est de cette façon, et pas autrement, qu’elles doivent
se suivre dans l’ode […]. Le poète qui se consacre au genre de l’ode saute les idées
intermédiaires, qui lient les membres les uns aux autres mais ne possèdent pas elles-
mêmes le plus haut degré de vivacité ; et c’est de là que naît le désordre apparent que
l’on prête à l’ode 60 .

Et lorsque Schulz met en avant l’« expression du sublime », l’« imagination


sublime », les « idées pleines d’audace » et les « transitions […] soudaines » propres
selon lui à la symphonie, le détour même le plus rapide par la théorie poétique
montre que toute cette configuration de concepts, cette association du surprenant,
de l’apparemment rhapsodique et non méthodique, d’une part, avec le sublime
et l’enthousiaste, d’autre part, était déjà présente dans la caractérisation de l’ode
qu’Edward Young établit en 1728 et qui fut traduite en allemand en 1759 :
De même que l’ode est le genre le plus ancien de la poésie, elle a aussi plus d’esprit, et
s’éloigne quant au sentiment, au son, à l’expression et à l’exécution plus de la prose
que tout autre genre poétique. Les idées devraient y être inhabituelles, sublimes et
morales […], l’exécution propre à susciter l’enthousiasme, quelque peu lacunaire et,
pour un œil commun, non méthodique 61 .

Le fait que l’esthétique de la symphonie telle que la formulait Schulz


devait beaucoup à la théorie de l’ode ne signifie néanmoins pas du tout qu’elle
reposait uniquement sur la transposition d’éléments issus de la poétique sans se
fonder sur des représentations plus anciennes propres à l’esthétique musicale.
Certains de ses traits essentiels faisaient partie depuis longtemps, sous une

112
LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN

forme certes rudimentaire et moins insistante, des formules figées en usage


dans la théorie de la symphonie. Dès 1739, à une époque dont le style fut ressenti
rétrospectivement comme « galant », Johann Adolf Scheibe comptait au nombre
des caractéristiques typiques de la symphonie aussi bien le sublime que le
surprenant, le frappant. Il affirmait qu’un compositeur devait être « plein de feu
et d’intelligence » pour pouvoir « produire une symphonie sublime et propre à
faire une impression durable » 62. Et Scheibe considérait déjà les « transitions […]
soudaines » dont parlait Schulz comme une composante du style symphonique :
« des idées inattendues doivent surprendre les auditeurs comme à l’improviste » ;
« les changements imprévus doivent se suivre sans interruption » 63 .
On voit donc se dessiner dans l’esthétique du xviii e siècle une
tradition que Hoffmann reprit et développa lorsqu’il essaya en 1810 de formuler
verbalement l’impression extrêmement puissante qu’avait faite sur lui la
5e symphonie. Dans ses écrits, cependant, le modèle catégoriel sur lequel reposait
cette recension ne demeura nullement limité à Beethoven. En 1821, Hoffmann
intervint dans la politique musicale berlinoise en publiant un essai aux allures
de panégyrique sur l’opéra de Gaspare Spontini Olympia. Dans ce texte, il est
question à propos du finale du premier acte d’une part de « l’effet horrible » et de
« l’expression de l’effroi intérieur », mais de l’autre d’un développement des idées
musicales qui « témoigne non seulement [du] génie [de Spontini] mais aussi de
la supériorité d’esprit avec laquelle il maîtrise le royaume des sons » 64 . L’étroite
association entre le saisissement provoqué par une œuvre et le soin réf léchi
avec lequel elle a été conçue – cette association entre émotion et réf lexion qui
était déjà présente dans la théorie de l’ode du xviii e siècle, et dont Hoffmann
faisait l’éloge chez Spontini comme chez Beethoven – était donc aussi bien dans
la musique vocale que dans la musique instrumentale le signe du « grand style »
que Hoffmann imaginait comme l’idéal à réaliser et dans lequel grandeur
monumentale et finesse de détail, loin de s’exclure, s’interpénétraient.
Si fréquent que soit par ailleurs l’emploi de ce terme par Hoffmann,
il n’est nulle part question dans l’essai sur Spontini de « romantisme » (sinon
à propos de Mozart). Face à ce constat on ne peut s’empêcher de supposer que
dans la recension consacrée à Beethoven aussi, l’esthétique de la symphonie
proprement dite, qui tourne autour des catégories de « saisissement » et de

113
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

E. T. A. Hoffmann, Le Maître de chapelle Johannes Kreisler en tenue d’intérieur, 1815.


Bamberg, Staatsbibliothek.

Le maître de chapelle Johannes Kreisler, « dessiné d’après nature par Erasmus Spinner 65 », est
Hoffmann lui-même – il n’est pour s’en apercevoir pas même nécessaire de remarquer la partition
d’Ondine qui est posée sur le piano. La tenue d’intérieur rappelle que Hoffmann aimait voir surgir,
au milieu du monde quotidien trivial, le « lointain royaume des esprits » dont il entendait la
« langue mystérieuse » dans la musique. Comme dans Le Vase d’or [Der goldene Topf], Djinnistan ou
l’Atlantide peuvent se cacher à Dresde derrière le premier coin de rue venu.

114
LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN

« réf lexion », est moins étroitement liée aux dithyrambes sur le « romantisme »
musical qu’elle n’en a l’air au premier abord. Et si la théorie de la symphonie
défendue par Hoffmann vient pour certains traits essentiels du xviiie siècle, dont
il n’est pas légitime d’identifier sans réserves l’« esthétique du génie » au « roman-
tisme » – en tout cas pas dans une étude sur Beethoven, qui, c’est manifeste, était
aussi proche de Rousseau qu’il était intérieurement éloigné de Wackenroder et
de Tieck, de Novalis ou de Friedrich Schlegel –, on peut d’un autre côté montrer
que le modèle d’interprétation hoffmannien fut aussi partagé au xix e siècle par
des auteurs de textes sur la musique qui peuvent difficilement être comptés
au nombre des romantiques, comme par exemple Friedrich Rochlitz. L’idée
de développer une théorie de la symphonie à partir de l’esthétique du sublime
n’appartenait donc en aucun cas exclusivement au romantisme, même si des
romantiques la reprirent et la modifièrent de façon caractéristique.
À vrai dire, Rochlitz considérait le concept de « sublime », qui
dans la langue des esthéticiens du début du xix e siècle englobait aussi bien le
style vocal de Palestrina que le style instrumental de Beethoven, comme trop
indifférencié, et établissait pour cette raison une distinction terminologique
entre le « sublime », qui selon lui trouvait son expression dans la musique d’église
relativement ancienne, et le « grand » tel qu’il se manifestait dans la symphonie
moderne. (Dans son essai Ancienne et nouvelle musique d’église [Alte und neue
Kirchenmusik] de 1814, Hoffmann orienta vers la philosophie de l’histoire le
problème consistant à opérer une médiation conceptuelle entre le style sublime
de l’ancienne musique d’église et celui de la musique instrumentale moderne.)
Le « grand » tel que le conçoit Rochlitz est « le puissant, le saisissant » 66.
« Le sentiment du grand est – si l’on peut dire – plus terrestre que le sentiment
du sublime ; il est plus violent, plus chargé d’affect, plus irrésistible 67. » Même le
« désordre apparent », cette caractéristique issue de la théorie de l’ode, revient
chez Rochlitz : « La musique exige, quand elle a pour caractère le grand, que
s’y pressent des mélodies et des tournures harmoniques semblant de prime
abord incompatibles, mais qui malgré cela sont liées ensemble pour former
un tout mélodique et harmonique 68 . » Et Rochlitz de décrire le caractère
surprenant, inopiné des transitions soudaines presque dans les mêmes termes
que Schulz : « Les modulations dans des tonalités étrangères sont fréquentes,

115
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

non pas discrètes et progressives, mais frappantes et rapides. » Mais le fait que
l’apparemment « incompatible » produise quand même un « tout » – que, comme
le disait Hoffmann, ce dont l’effet nous submerge laisse percevoir « la haute
lucidité du maître » – constituait d’après la conception en vigueur au xviiie siècle,
résumée par Sulzer dans l’article « Sublime » de la Théorie générale des beaux-arts,
l’essence du style sublime :
Quand le désordre et la confusion donnent naissance à l’ordre, c’est une pensée
sublime pour ceux qui, au moins jusqu’à un certain point, reconnaissent comme
vrai qu’à partir de tout le désordre qui règne dans le monde physique et le monde
moral, le plus bel ordre est produit dans le tout 69 .

La distinction entre le sublime et le grand sur laquelle s’appuyait


Rochlitz pour ne pas avoir à subsumer les messes de Palestrina et les symphonies
de Beethoven sous la même catégorie, venait du traité Du sublime [Vom Erhabenen]
de Schiller 70 – où elle était interprétée autrement. Mais elle n’est guère entrée
dans le vocabulaire usuel de l’esthétique ; et cette différenciation terminologique
ne change rien ou presque au fait que la critique de Beethoven par Hoffmann
s’enracine dans l’esthétique du sublime. Edmund Burke, dont la Recherche philo-
sophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau [A Philosophical Enquiry into
the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful] fit partie des traités esthétiques
du xviiie siècle qui exercèrent la plus grande inf luence, comptait exactement les
caractéristiques que Rochlitz réclamait pour le « grand » au nombre de celles du
« sublime », et ce sont celles-là mêmes que Hoffmann reprit pour décrire l’effet
dont la 5e symphonie de Beethoven l’avait submergé :
La musique instrumentale de Beethoven nous ouvre elle aussi le royaume de l’immense
et de l’incommensurable. Des rais incandescents zèbrent sa nuit obscure […]. La
musique de Beethoven suscite le frisson, la crainte, l’épouvante, la douleur […] 71 .

L’« étonnement » est selon Burke « l’effet du sublime à son plus haut degré » ; et
l’« horreur », qui suscite aussi bien de la peur que de l’étonnement, est rangée
parmi les caractéristiques du sublime de même qu’une « obscurité » qui
« augmente notre frayeur » 72 – et que l’« infini », qui « remplit l’esprit de cette
sorte d’horreur délicieuse qui est l’effet le plus authentique et le meilleur critère
du sublime » 73 . (Schiller caractérisait plus radicalement le sentiment du sublime
comme « un sentiment mixte. Il est un composé de douleur, s’exprimant à son

116
LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN

degré le plus élevé sous la forme d’un frisson, et de gaîté, qui peut aller jusqu’au
ravissement […] 74 ».)
Dans sa recension de la 5e symphonie de Beethoven, Hoffmann soumit
l’esthétique du sublime, que l’on peut sans exagération compter au nombre des
éléments de tradition les plus anciens d’une théorie de la symphonie, à une
réinterprétation qu’il ne faudrait pas considérer comme négligeable, sans non
plus la qualifier précipitamment de « romantique », car Jean Paul, qui fut le modèle
suivi par Hoffmann, s’il reprit dans le Cours préparatoire d’esthétique [Vorschule
der Ästhetik] quelques-unes des impulsions données par les romantiques, peut
cependant difficilement être caractérisé comme l’un de leurs partisans.
Hoffmann doit même à Jean Paul des détails de formulation. « Le
goût romantique est rare, plus rare encore le talent romantique […] 75 », écrit-il.
Et Jean Paul : « Voilà pourquoi le goût romantique est aussi rare que le talent
romantique 76 . » « Pourtant, il est pour la réf lexion <Besonnenheit> l’égal de Haydn
et de Mozart. Il ne confond pas sa subjectivité avec le royaume intérieur des sons,
et commande à celui-ci en souverain absolu 77 » (Hoffmann) ; « Mais il existe une
plus haute lucidité <Besonnenheit>, celle qui divise le monde intérieur lui-même,
et le partage entre un Moi et son empire, entre un créateur et son monde 78 . »
(Jean Paul) Il ne faudrait néanmoins pas se laisser induire en erreur par l’accord
qui s’observe dans les mots et ignorer les différences qui existent dans les idées
qu’ils expriment. La « plus haute lucidité » de Jean Paul est une conscience qui ne
fait pas qu’un avec une chose vers laquelle elle est dirigée, mais opère en même
temps un retour sur elle-même : elle est un « double regard simultané sur soi,
dans un double miroir où l’on se dévisage et se détourne de soi tout à la fois 79 ».
Hoffmann, en revanche, semble simplement vouloir dire que Beethoven ne
s’abandonnait pas sans réf lexion « à sa fougue et à son inspiration immédiate 80 »,
mais observait un équilibre entre fantaisie et calcul. Le « soin réf léchi » attribué
à Beethoven par Hoffmann, dont il faisait l’éloge et dont il cherchait à mettre en
évidence les manifestations en analysant la structure de la 5e symphonie, n’est
donc pas l’autoréf lexion du processus créateur, dont les romantiques avaient
fait un élément essentiel de la création littéraire elle-même, mais simplement la
réf lexion tout court qui préside à la composition, réf lexion qui, dans la théorie
de la symphonie comme dans la poétique de l’ode, et, au-delà de ces champs

117
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

particuliers, dans toute l’esthétique du style sublime, a toujours constitué un


pôle opposé à l’enthousiasme, qui devait être pénétré d’idées pour ne pas rester
pure sensibilité errante et simple imagination débridée.
Si la réf lexion, ou lucidité, est donc dans une certaine mesure, chez
Hoffmann comme chez Jean Paul, l’instance qui s’oppose à une esthétique de
la simple éruption du sentiment telle que l’avait proclamée Daniel Schubart, le
porte-parole littéraire d’un Sturm und Drang musical 81 , l’expression qui, dans la
recension par Hoffmann de la 5e symphonie de Beethoven, a depuis toujours été
ressentie comme la marque linguistique la plus frappante d’une « interprétation
romantique déformante » est elle aussi empruntée à Jean Paul. Il s’agit de
l’expression « nostalgie infinie », qui constitue, dans l’analyse structurelle que
donne Hoffmann de la 5e symphonie, le corrélat esthétique de l’« unité véritable »
et de la « cohérence interne », remplissant par là une fonction centrale. Malgré le
« désordre apparent » de la surface musicale,
toute âme sensible et attentive sera, du début jusqu’au dernier accord, la proie d’un
sentiment unique et durable : cette nostalgie indicible, tremblant devant les mystères
qu’elle pressent […]. Outre l’agencement interne de l’instrumentation, c’est surtout
cette étroite parenté des thèmes qui maintient l’auditeur dans une même disposition 82.

L’unité structurelle et l’unité esthétique sont deux aspects d’une même chose.
Dans le chapitre « Source de la poésie romantique » du Cours
préparatoire d’esthétique, Jean Paul esquisse – en recourant à des catégories
semblables à celles utilisées avant lui par Schiller comme par Friedrich et August
Wilhelm Schlegel, et plus tard par Karl W. F. Solger ou Hegel – une théorie de
l’opposition entre l’ère moderne chrétienne et l’ère antique païenne. Ce schéma
typologique embrassant à la fois l’esthétique et l’histoire culturelle, que les
différents auteurs ne firent que modifier ponctuellement, était autour de 1800
pour tous ceux qui avaient reçu une formation philosophique l’une des formes
de pensée qui allaient de soi. Il oppose au monde extérieur le monde intérieur,
au fini, ou limité, l’infini, au naïf le réf léchi, ou sentimental, et à la possession
tranquille du naturel la nostalgie de la nature.
— Que resta-t-il alors à l’esprit poétique, quand le monde extérieur se fut écroulé ?
— Ce monde intérieur, dans lequel l’autre s’écroula. […] Mais comme la finitude
ne concerne que les corps, et comme dans les esprits tout est infini ou inachevé,

118
LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN

le royaume de l’infini se mit à f leurir, en poésie, sur les cendres de la finitude. […]
au lieu de la joie sereine des Grecs apparut tantôt une nostalgie infinie, tantôt la
béatitude ineffable […].

Or l’art qui exprime la « ferveur imprécise » de la manière la plus adéquate, l’art


de la « nostalgie infinie », est selon Jean Paul la musique 83 .
Pour comprendre historiquement le concept de « nostalgie infinie »
et ne pas se contenter de le ressentir soi-même à son tour en l’esthétisant
vaguement, il faut donc le rapporter au contexte d’une théorie dont le schéma
catégoriel de base n’était pas du tout spécifiquement « romantique » mais faisait
partie du fonds commun philosophique de la fin du xviiie siècle, que Schiller
et Friedrich Schlegel partageaient en dépit de leurs divergences d’opinion et
de leur animosité réciproque. Dans son traité Poésie naïve et poésie sentimentale
[Über naive und sentimentale Dichtung], Schiller distingue le type du poète antique
de celui du poète moderne : « Je dirais volontiers qu’ils doivent leur puissance,
le premier à un art de la limitation, le second à un art de l’infini 84 . » Mais l’« art
de l’infini », qui se sent devenu étranger à la nature et aspire à un idéal, porte,
en tant que tentative pour atteindre ce qui ne peut être atteint, l’empreinte de la
nostalgie. « Mais parce que l’idéal est un infini qu’il n’atteint jamais, l’homme
cultivé ne peut jamais devenir parfait dans son espèce, tandis que l’homme
naturel peut le devenir dans la sienne 85 . » La poésie moderne, pour revenir à
elle, qui ne possède pas la nature comme expérience mais y aspire et la désire
comme idéal, est liée à la musique par une parenté intime (telle qu’elle existe
entre la poésie antique et les arts plastiques). Schiller qualifie Klopstock de
« poète musical » et commente cette caractérisation de la manière suivante :
Je dis « musical » pour rappeler ici la double parenté de la poésie avec la musique et
avec l’art plastique. En effet selon que la poésie imite un objet déterminé, comme le
font les arts plastiques, ou que, comme la musique, elle se contente de produire un
état d’âme déterminé sans avoir pour cela besoin d’un objet précis, elle peut être
appelée plastique ou musicale 86 .

Hoffmann objectait contre la musique à programme que l’on commettait une


erreur esthétique en « traitant comme un art plastique le moins plastique de
tous les arts 87 » ; son argumentation avait donc pour présupposé un système de
catégories qu’il partageait avec Schiller.)

119
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

Le fait que Jean Paul et Hoffmann appelaient l’ère moderne


chrétienne « romantique » – comme Friedrich et August Wilhelm Schlegel et
plus tard Solger et Hegel – peut être conçu comme la marque linguistique d’une
réinterprétation du schéma d’esthétique et de philosophie de l’histoire esquissé
plus haut, réinterprétation qui, à vrai dire, apparaît seulement comme une
modification superficielle ou l’introduction d’une nuance, et non comme une
transformation structurelle en profondeur du système de catégories. On peut
difficilement parler d’une opposition entre esthétique « classique » et esthétique
« romantique » – c’est-à-dire d’une césure entre deux époques se situant sur le
plan de l’histoire des idées et séparant Jean Paul et Hoffmann de Schiller –, étant
donné que des deux côtés, et en des termes similaires, l’essence de la musique est
associée à l’idée d’infini et à un sentiment de nostalgie pour ne former avec eux
qu’un seul et même complexe conceptuel.
Il existe toutefois une différence, et c’est en interprétant le concept
de « nostalgie infinie » dans le contexte de l’esthétique du sublime, à laquelle
Hoffmann l’intégra, qu’on la perçoit le plus clairement. Les exégètes du texte de
Hoffmann sur Beethoven n’ont semble-t-il pas vu à quel point il est en réalité
étrange que Hoffmann décrive la « nostalgie infinie » comme réaction à la
violence des moyens musicaux mis en œuvre par le grand style ou le style sublime.
[…] nous apercevons des ombres titanesques qui ondulent comme des vagues, resserrent
autour de nous leur cercle et, destructrices, ne nous laissent que la torture de cette
nostalgie sans fin […]. La musique de Beethoven suscite le frisson, la crainte, l’épouvante,
la douleur, et éveille cette nostalgie infinie qui est l’essence même du romantisme 88.

Si l’on définit le concept de « nostalgie infinie » par son emplacement dans le


système, il s’avère qu’il a pris la place qui, dans l’esthétique du sublime telle
que Kant l’avait conçue et que Schiller l’avait reprise en lui donnant une forme
propre à assurer efficacement sa diffusion, était occupée par l’idée que c’est
précisément au moment où l’homme est physiquement impuissant face à des
manifestations naturelles qui le saisissent et le terrassent que la supériorité de
sa raison se montre et se révèle de la façon la plus sûre.
Nous nommons sublime un objet dont la représentation fait sentir à notre nature
sensible ses limites, à notre nature raisonnable en revanche sa supériorité, sa
liberté vis-à-vis de toutes limites ; face auquel nous sommes donc physiquement
la partie faible, mais au-dessus duquel nous nous élevons moralement, c’est-à-dire
par des Idées 89 .

120
LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN

Dans la caractérisation par Hoffmann de la 5e symphonie de Beethoven, la théorie


du sublime de Kant est tout juste encore reconnaissable, motif de base à demi
effacé mais dont on peut reconstituer le contour. Cependant, à la différence de ce
qui se passe chez Kant, l’instance intérieure qui s’oppose à une force extérieure
irrésistible n’est pas la raison, grâce à laquelle l’homme prend conscience de
lui-même et de son « être intelligible », mais un « désir sans objet » qui l’attire vers
le « royaume de l’infini » 90. Le pathos moral qui régnait chez Kant et Schiller fut
remplacé par un pathos religieux qu’il ne faudrait pas soupçonner de n’être que
pseudo-religieux, tandis que l’assurance et la sécurité offertes par l’« intelligible »,
où Schiller trouvait refuge lorsqu’il constatait l’impuissance de l’homme face
aux impressions sublimes, cédaient la place à une inquiétude dont la nostalgie
tourmentée s’accrochait à des pressentiments métaphysiques. Chez Hoffmann,
l’instance qui tient tête à l’effroi produit par le sublime fut d’une certaine façon
saisie par l’esprit moderne sentimental, que Schiller avait certes reconnu comme
étant la marque distinctive de l’ère historique tout entière dans laquelle il vivait,
mais sans le prendre en considération dans la théorie du sublime.
La proximité ou l’éloignement intérieur par rapport à Beethoven
qui se manifeste dans la recension par Hoffmann de la 5e symphonie n’est
absolument pas réductible à une formule simple parlant soit de compréhension
enthousiaste, soit au contraire de déformation romantique. La lettre de
Beethoven à Hoffmann du 23 mars 1820 91 est certes extrêmement aimable,
mais non spécifique, et en tirer la conclusion que Beethoven était entièrement
d’accord avec les thèses d’une recension écrite dix ans auparavant serait une
exagération totalement injustifiée.
D’un autre côté, confronté au fait que Hoffmann partit de la théorie
du sublime, qui constituait déjà au xviiie siècle le présupposé sur lequel reposait
l’esthétique de la symphonie, l’argument consistant à dire que dans le texte
critique de Hoffmann sur Beethoven, une œuvre « classique » est soumise à
une interprétation « romantique », qui, à cause de la césure séparant ces formes
de pensée dans l’histoire des idées, ne peut être que profondément déformante
– argument qui frappe par sa simplicité –, cet argument s’est révélé fragile et
caduc. Une analyse historique ne se réduisant pas à des formules doit néanmoins
faire face à une situation contradictoire, véritable provocation à la formulation de

121
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

paradoxes. La théorie de la symphonie qui suivait la poétique de l’ode entretenait


au xviiie siècle une relation étrangement déséquilibrée avec la pratique de la
composition, dans laquelle le nombre des œuvres que l’on peut sérieusement
comparer à des « odes pindariques » – quelques symphonies de Johann Stamitz,
Franz Beck, Carl Philipp Emanuel Bach et Joseph Haydn – est extrêmement faible
(même quand on essaie de les mesurer à l’aune de leur époque et non à celle de
Beethoven). Rétrospectivement, il semble qu’aucun compositeur avant Beethoven
n’a au fond véritablement satisfait et réalisé les attentes exprimées dans
l’esthétique de la symphonie. Et le fait que l’on eut recours à la poétique de l’ode
pindarique pour trouver des mots propres à caractériser la symphonie s’explique
probablement en grande partie de manière négative, par un malaise esthétique.
La musique instrumentale, dont le sens demeurait implicite et dont le caractère
expressif semblait souvent changer brutalement à l’intérieur d’un mouvement,
plongea le public des « connaisseurs et amateurs », qui donnait le ton en matière
d’esthétique et avait l’habitude de suivre un texte et un affect déterminé par des
mots lorsqu’il écoutait de la musique, dans le trouble esthétique, si bien qu’il se
trouva placé devant l’alternative suivante : ou bien, à l’instar de Rousseau, rejeter
la musique instrumentale comme un bruit confus, ou bien alors recourir à une
théorie qui donnait au « désordre apparent » une légitimation esthétique, à savoir
la théorie de l’« ode pindarique », dont le présupposé fondateur était l’esthétique du
sublime, esthétique qui, depuis la redécouverte du traité du pseudo-Longin, était
pourvue de la dignité que confère une légitimation antique. Élever la symphonie
au niveau du sublime représentait en quelque sorte la seule solution possible si
l’on ne voulait pas la rabaisser au rang de bruit vide.
Dire que les symphonies de Beethoven représentent le style sublime,
c’est les caractériser d’une manière qui semble privilégier indûment un aspect au
détriment des autres, mais c’est du moins énoncer un fait avéré dans l’histoire de
la réception de ces œuvres et qui se fait jour dans l’habitude que nous avons de
tirer des 3e, 5e, 7e et 9e symphonies le « type idéal » du genre chez Beethoven. Si l’on
comprend le sublime comme l’équilibre entre grandeur monumentale et finesse
de détail, entre saisissement et réflexion, l’affinité de Beethoven pour le sublime,
qui se manifeste aussi bien dans son enthousiasme pour Haendel que dans la
configuration associant l’infini extérieur du « ciel étoilé » et l’infini intérieur de

122
LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN

la « loi morale » qu’il retirait de sa lecture de Kant, est un fait évident qui n’a jamais
été nié. Et si Beethoven, en dépit d’une production qui couvre tous les genres
musicaux sans exception, fut avant tout considéré, par les contemporains comme
par les générations ultérieures, comme un compositeur symphonique, c’est sans
aucun doute parce qu’il combla une attente qui était depuis toujours attachée à ce
genre, mais fut rarement satisfaite. (Dans le public musical, la symphonie en sol
mineur de Mozart est passée quasiment inaperçue.) On peut aller jusqu’à rendre
compte des faits historiques par le paradoxe suivant : Beethoven seul a fait de la
symphonie ce pour quoi on l’avait toujours tenue sans qu’elle le fût réellement.
Quant à la recension de Hoffmann, ce ne fut rien de moins que le
document littéraire qui témoignait de l’évènement en train de se produire
dans les symphonies de Beethoven, cet évènement de l’histoire de la musique
que l’on peut comprendre comme la réalisation d’une intention esthétique du
xviii e siècle qui n’avait pas trouvé sa traduction dans les faits. Car ce qui donne sa

signification à la fusion opérée par Hoffmann entre dithyrambe et description,


ce n’est pas seulement qu’elle formula l’esthétique du sublime dans une langue
dont Schulz ne disposait pas, c’est aussi qu’elle tenta de mettre en évidence par
une analyse structurelle les manifestations concrètes de thèses esthétiques
chargées du poids que leur donnait une certaine philosophie de l’histoire,
c’est-à-dire de développer un discours qui suive pas à pas la réalisation par
Beethoven d’un programme esthétique né au xviii e siècle. Ce qui est décisif,
ce n’est pas seulement que l’équilibre entre saisissement et réf lexion repéré
et loué par Hoffmann dans la 5e symphonie était un lieu commun issu de la
théorie de l’ode, c’est aussi que cette caractérisation esthétique servit de point
de départ au développement d’une analyse musicale dans laquelle la « structure
interne » produite par la « haute lucidité » apparaît comme le pendant et la
condition de l’effet dont le style sublime de l’œuvre submerge l’auditeur. Et si
le fait que Hoffmann emprunta à Jean Paul le concept de « nostalgie infinie »
pour transformer, par un changement de nuance, l’élément moral présent dans
l’esthétique du sublime formulée par Kant et Schiller en un élément religieux,
est significatif, c’est dans la mesure où l’approche esthétique donna naissance
à une approche relevant de l’analyse structurelle : « nostalgie infinie » est le
nom de code de l’impression dont le corrélat dans l’ordre de la technique de

123
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

composition est pour Hoffmann la parenté latente des thèmes, qui assure la
cohérence interne de l’œuvre 92 . Hoffmann concevait le « motif rythmique »
dont le constant retour rattache de l’intérieur les éléments du mouvement
les uns aux autres comme le signe codé d’une nostalgie métaphysique 93 et
non comme la représentation musicale d’un caractère au sens où l’entendait
Körner 94 – c’est-à-dire comme l’expression sonore d’un éthos, qui selon ce
dernier se manifeste avant tout dans un rythme –, et c’est certainement là
une modification « romantique » de l’intention de Beethoven. Mais, et c’est
plus essentiel, Hoffmann comprit la portée historique du processus qui
consistait dans la réalisation par Beethoven du « type idéal » de la symphonie
que l’esthétique du xviii e siècle avait anticipé – or, d’une manière générale, la
critique se légitime moins par sa force de conviction dans le détail que par le
choix pertinent qu’elle fait du niveau où elle place son objet.

« LANGUE MYSTÉRIEUSE D’UN LOINTAIN ROYAUME DES ESPRITS »


MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE
D’E. T. A. HOFFMANN
1

L’esthétique musicale romantique, qui fut fondée par Wackenroder


et Tieck, reprise par E. T. A. Hoffmann qui lui donna une forme propre à assurer
efficacement sa diffusion, et ancrée par Arthur Schopenhauer dans un système
philosophique, était une métaphysique de la musique instrumentale, et plus
précisément de la musique instrumentale absolue, dépourvue de programme et
détachée d’affects définissables par des mots.
Quand on parle de la musique comme d’un genre autonome, on ne devrait jamais
penser qu’à la musique instrumentale qui, méprisant toute aide et toute inter-
vention extérieure, exprime avec une pureté sans mélange cette quintessence de
l’art qui n’appartient qu’à elle, ne se manifeste qu’en elle. Elle est le plus romantique
des arts – on pourrait presque affirmer qu’elle seule est vraiment romantique. La
lyre d’Orphée ouvrit les portes de l’Hadès. La musique ouvre à l’homme un royaume

124
MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN

inconnu totalement étranger au monde qui l’entoure, et où il se dépouille de tous les


sentiments qu’on peut nommer pour plonger dans l’indicible 95 .

Le concept de « romantique », qui forme le centre de l’esthétique


hoffmannienne, couvre néanmoins, comme presque toutes les catégories fonda-
mentales de la théorie de l’art, un champ si vaste qu’il semble presque impossible
d’identifier un lien interne entre ses significations, qui sont extrêmement
diverses. Le « lointain royaume des esprits » dont la musique est la « langue
mystérieuse » et en provenance duquel elle « parvient à nos oreilles », peut être
un Djinnistan ou une Atlantide métaphysique, dont nous pressentons confu-
sément l’existence supraterrestre lorsque nous entendons une symphonie de
Beethoven et vers laquelle une « nostalgie infinie » nous entraîne ; mais il peut
aussi prendre sur scène la forme concrète d’un opéra peuplé de fées et faisant
la part belle à la magie. Et d’un autre côté, Hoffmann ressentait la substance
romantique de la musique instrumentale moderne comme une substance
religieuse, ce qui ne l’empêchait pourtant pas de voir dans le style de Palestrina
la véritable musique d’église.
Il peut être tentant de parler – en faisant preuve de l’arrogance propre
au représentant d’une génération postérieure, qui, au lieu d’être exposé aux
problèmes, les observe protégé par la distance historique – de confusion absolue.
Mais ce n’est pas se donner une peine superflue que d’essayer de prendre au sérieux
les contradictions dans lesquelles Hoffmann s’empêtra, dans la mesure où il ne
s’agit pas de simples labyrinthes d’idées produits par un esprit exalté à la logique
déficiente mais de difficultés qui agitèrent un siècle tout entier et avaient leur
origine dans la chose elle-même, et non dans la réflexion planant au-dessus d’elle.
Dire que c’est uniquement quand elle est musique instrumentale
absolue, reposant sur elle-même, que la musique « exprime avec une pureté sans
mélange cette quintessence de l’art qui n’appartient qu’à elle, ne se manifeste
qu’en elle », c’est affirmer que l’autonomie esthétique fait partie des conditions
auxquelles elle est un art au sens fort du mot. Quand elle a besoin d’un « appui
extérieur », la musique se voit diminuée dans sa substance esthétique et, au
xix e siècle, qualifiée de « musique fonctionnelle » soupçonnée de trivialité. Dans

la musique d’église comme dans l’opéra, la prétention poussée à l’extrême à être


de l’art, dont la satisfaction détermine ensuite à son tour la possibilité pour la

125
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

musique d’être interprétée comme opus metaphysicum (Friedrich Nietzsche à


propos de Tristan et Isolde), est donc mise en péril par une aliénation au moins
partielle de la musique la privant de sa « quintessence » telle qu’elle se manifeste
dans la musique instrumentale. Cependant, d’un autre côté, c’est de son essence
métaphysique que la musique instrumentale absolue tire une affinité aussi
bien avec la substance religieuse de la musique d’église qu’avec le caractère
romantique de l’opéra. Le « mystérieux royaume des esprits » dont la musique
instrumentale absolue donne le pressentiment est donc, en dernière analyse,
nécessairement le même que celui qui, d’une part, accède sur scène à la réalité
dans l’opéra romantique – c’est-à-dire dans l’opéra compris dans sa véritable
essence – et, d’autre part, dans la musique d’église – dont le présent doit préserver
la substance religieuse qu’elle avait dans le passé –, dispose au « recueillement »
que Wackenroder avait déjà réclamé comme étant le comportement approprié à
l’égard des symphonies comme à celui des messes.
Dans l’essai Ancienne et nouvelle musique d’église (1814) 96 et dans
le dialogue Le poète et le compositeur [Der Dichter und der Komponist] (1813),
Hoffmann établit entre musique d’église et opéra une étrange proximité, qu’il ne
faudrait toutefois pas, en croyant régler ainsi la question, considérer comme un
blasphème véniel commis par un exalté. Il convient au contraire de la prendre
au sérieux sur le terrain de la philosophie de l’art, en y voyant une tentative pour
résoudre au moyen d’une figure de pensée analogue des problèmes inhérents à
l’un et à l’autre genre. Hoffmann discernait dans l’« ancienne » tragédie musicale
– les opéras de Gluck – une « parenté intime » avec l’« ancienne » musique d’église
– les messes et les oratorios de Palestrina jusqu’à Bach et Haendel –, et il n’hésitait
pas à parler, pour l’opéra comme pour la musique d’église, d’un « style sacré »
fondant la suprématie du passé et sa grandeur désormais perdue :
Nos tragédies musicales ont inspiré au compositeur génial un style élevé, que
je qualifierais volontiers de sacré, et c’est comme si l’homme f lottait sur les sons
qui s’échappent des harpes d’or des chérubins et des séraphins pour rejoindre le
royaume de la lumière, où le secret de sa propre existence s’ouvre à lui. – Ce que je
voulais indiquer, Ferdinand, n’est rien de moins que la parenté intime de la musique
d’église avec l’opéra tragique, dont les compositeurs d’autrefois tirèrent un style
propre, magnifique, dont ceux d’aujourd’hui n’ont aucune idée.

126
MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN

Pour Hoffmann, le spectacle offert par le présent, cette « époque


indigente » où la substance religieuse de la musique d’église ainsi que le caractère
romantique de l’opéra apparaissent diminués, n’est cependant pas une raison
pour se résigner, dans la mesure où l’essence métaphysique de la musique est
d’une certaine façon « préservée » – « préservée » <aufgehoben> au sens hégélien du
terme 97 – dans un autre genre, la symphonie. Hoffmann était obsédé par l’idée
qu’il devait être possible de restaurer la vraie musique d’église et le vrai opéra à
partir de l’esprit de la musique instrumentale absolue 98 . Et, si étrange que puisse
d’abord paraître cette hypothèse, il n’est pas du tout absurde de supposer que le
panégyrique de la symphonie – qui ne doit pas être sorti du contexte dans lequel
il s’inscrit chez Hoffmann – vise en fin de compte l’importance de la musique
absolue pour la rénovation de l’opéra et de la musique d’église.
Si l’opéra n’est avant tout rien d’autre qu’un drame des affects – et
cela signifie des sentiments définissables verbalement –, la musique, qui a pris
conscience dans la symphonie de sa « quintessence », l’arrache au terrestre et
l’élève à moitié dans le supraterrestre :
Dans la musique vocale, où la poésie suggère par des mots les mouvements de l’âme,
le sortilège de la musique opère comme cet élixir philosophal, dont quelques gouttes
transforment chaque breuvage en nectar divin. Toute passion – amour, haine,
fureur, désespoir – représentée à l’opéra, la musique la revêt de l’éclat d’une pourpre
romantique, et même les sentiments que nous éprouvons dans la vie nous la font
quitter pour le royaume de l’infini 99 .

Mais ce même « éclat d’une pourpre romantique », qui, dans la musique instru-
mentale moderne, apparaît pour ainsi dire concentré, illumine aussi la nouvelle
musique d’église, que Hoffmann anticipe et appelle de ses vœux plutôt qu’il ne
la trouve déjà réalisée dans le présent :
Or, il est certain que le compositeur d’aujourd’hui ne pourra guère concevoir
dans son âme qu’une musique parée de toute la luxuriance actuelle. L’éclat des
divers instruments, dont certains sonnent si magnifiquement sous les hautes
voûtes, transparaît partout ; pourquoi chercher à s’y soustraire, puisque l’Esprit
moteur de l’univers a doté de cet éclat l’art mystique de notre siècle pionnier de la
spiritualisation ? 100

L’« art mystérieux » dans lequel « l’Esprit moteur de l’univers » fit passer la


substance métaphysique de l’ancienne musique d’église est la symphonie

127
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

moderne, d’où doit maintenant, dans un mouvement inverse, émaner le salut de


la musique d’église. « En effet, on ne peut guère douter que la musique instru-
mentale se soit élevée récemment à des sommets que les maîtres de jadis ne
soupçonnaient pas […] 101 . »

L’esthétique de la musique d’église développée par Hoffmann est


fondée sur une philosophie de l’histoire et s’expose par là à des objections théolo-
giques de poids, qu’un historien ne peut toutefois que constater, sans avoir le
droit de prétendre prendre parti dans la querelle entre théologie et philosophie
de l’histoire ou prononcer un jugement.
L’« Esprit agissant » <waltender Geist>, qui, malgré la « futilité des
hommes », a empêché que la substance de l’ancienne musique d’église soit ruinée
et l’a fait passer dans la musique instrumentale moderne, est appelé à un autre
endroit « Esprit universel qui nous gouverne » <waltender Weltgeist>, si bien que
l’on ne peut s’empêcher de penser à la philosophie de l’histoire de Hegel.
La futilité des hommes n’est pas parvenue à entraver l’Esprit agissant qui progressait
dans l’ombre ; seul le regard pénétrant, détourné des images trompeuses où se
mouvaient les humains détachés des vérités saintes, percevait les rayons qui
trouaient l’obscurité, proclamant l’existence de l’Esprit – et il croyait en lui.

L’idée que l’essence de la « sainte musique », comme l’appelait Justus


Thibaut, est préservée dans la symphonie, c’est-à-dire que Beethoven est le gardien
de l’héritage de Palestrina, devait inévitablement, si elle était pensée jusqu’au
bout, mener à celle que certaines œuvres musicales, dès lors qu’on les écoute avec
un recueillement esthétique qui franchit ses limites pour atteindre au religieux,
transforment la salle de concert en église : la sécularisation du sacré avait pour
pendant la sacralisation du profane. Mais la musique d’église dont Hoffmann
appelait de ses vœux la restauration n’est pas symbolique, c’est la musique d’église
réelle, liturgique. Et il pense que la réforme pourrait partir des académies de
chant 102, qu’il souhaite associer au service religieux. « Dans les paroisses catho-
liques, l’académie serait chargée du culte musical ; dans les paroisses protestantes,

128
MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN

elle interprèterait des cantiques pendant le culte 103. » (Cette distinction veut dire
que la musique d’église est soit partie intégrante du culte, soit un ajout.)
Le concept de « culte musical » est à vrai dire profondément
problématique ; et en répétant avec insistance que la musique ne sert pas
seulement le culte mais qu’elle est bien plutôt « elle-même culte », Hoffmann se
hasarde à avancer une thèse extrêmement fragile du point de vue théologique, et
qui, si elle peut être justifiée, ne peut l’être que par la philosophie de l’histoire.
(La religion du sentiment de Schleiermacher maintient certes ouverte une voie
menant d’une contemplation esthétique transfigurée devenue recueillement
au sentiment religieux, mais elle ne légitime en aucun cas l’idée que la musique
serait « elle-même culte », puisqu’elle traite l’art comme moyen en vue d’une fin
qui est l’éveil religieux.)
Sans la conviction intacte de ce que le langage qui transmet la parole
de Dieu est substantiel, une musique d’église authentique est à peine concevable.
Une esthétique dont les présupposés comprennent une remise en cause radicale
du langage – et le scepticisme à l’égard du langage est le pendant indissociable
de l’élévation de la musique « pure », absolue, au métaphysique – porte ainsi
atteinte aux fondements de la musique d’église, dont la fonction dans la liturgie
consiste à soutenir et à mettre en lumière les paroles proclamées. (La musique
instrumentale n’est certes pas inadmissible, mais elle demeure liée à des actes
liturgiques qu’elle accompagne.)
La métaphysique de la musique instrumentale absolue, qui est au
centre de l’esthétique de Hoffmann, était inspirée par l’idée que la musique
est un langage supérieur au langage verbal : un langage exprimant ou donnant
l’intuition diffuse de l’indicible, de ce que de simples mots ne peuvent
atteindre. Le fossé qui sépare l’esthétique de Hoffmann de la théologie est donc
infranchissable : l’affirmation que le langage verbal est métaphysiquement
insuffisant est une maxime aussi fondamentale pour l’esthétique musicale
romantique qu’elle est purement et simplement destr uctrice pour une
dogmatique de la musique d’église.
Hoffmann intervertit d’une certaine façon les fonctions tradi­
tionnelles de l’élément verbal et de l’élément musical : le « purement musical »
– et si le concept hoffmannien de musique opéra un renversement révolution-

129
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

naire, c’est parce que, s’opposant radicalement à la tradition antique comme à


la tradition chrétienne, il faisait abstraction du langage et voyait en lui quelque
chose d’« extramusical » – apparaît comme le véhicule de la substance religieuse
et le langage comme un simple habillage et un commentaire. (Schopenhauer, qui
à vrai dire ne s’intéressa pas aux problèmes posés par la musique d’église, poussa
cette idée à l’extrême. La musique, écrit-il dans Le Monde comme volonté et comme
représentation [Die Welt als Wille und Vorstellung], n’illustre pas le texte, c’est le
texte qui illustre la musique. Il affirme également que sur le plan des principes,
le texte, qui n’est que la forme phénoménale correspondant à la forme essentielle
qu’est la musique, est remplaçable par un autre, et donc accidentel.)
La musique – comme musique instrumentale pure – s’élève au-dessus
du langage des mots et atteint l’indicible : c’est ce qui constitue son essence
métaphysique. Comme opus metaphysicum elle est substantiellement religieuse,
de telle sorte que, selon Hoffmann, une restauration de la musique d’église à
partir de l’esprit de la symphonie devrait être possible. Mais sa prétention à
susciter comme musique « pure », absolue, des pressentiments du supraterrestre
est incompatible avec le présupposé selon lequel la musique liturgique est un art
au service d’autre chose que lui, c’est-à-dire précisément non absolu. Pour pouvoir
être interprétée comme métaphysique, la musique doit être esthétiquement
autonome : une musique détachée de tout « appui extérieur » – que ce soit sur
des textes, des évènements scéniques, des actes liturgiques ou profanes, ou bien
encore des affects définissables par des mots – doit être fondée sur elle-même,
et ce n’est pas un hasard si le panégyrique écrit par Hoffmann à la gloire de la
musique instrumentale, qui « exprime avec une pureté sans mélange cette
quintessence de l’art qui ne se manifeste qu’en elle », constitue le corrélat d’une
étude de la « structure interne » de la 5e symphonie de Beethoven, structure qui
– comme réseau de relations entre des motifs – garantit sur le plan de la technique
de composition l’autonomie de l’œuvre. Mais en tant qu’elle accompagne des actes
et des paroles du service religieux, la musique d’église est fondamentalement
hétéronome (et puisqu’elle l’est esthétiquement, elle a le droit de l’être techni­
quement : une « structure interne » dotée d’une cohérence « purement musicale »
est certes possible, mais pas nécessaire). La dépendance dans laquelle se trouve la
musique par rapport à la liturgie met donc en péril son statut d’art, qui est pourtant

130
MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN

d’un autre côté la condition sine qua non de son interprétation métaphysique,
interprétation dont dépend à son tour l’utopie hoffmannienne d’une restauration
de la musique d’église à partir de l’esprit de la symphonie. Pour mettre l’accent
sur l’essentiel, on peut dire que Hoffmann se voit dans la nécessité aussi bien
d’affirmer l’autonomie de la musique que de la nier : de l’affirmer, parce qu’elle est
la condition de la substance religieuse qu’il attribue à la musique, substance qui
doit se transporter dans la nouvelle musique d’église qu’il appelle de ses vœux ; de
la nier, parce que le but liturgique compromet l’autonomie – et par là les ressources
qui doivent nourrir le recueillement.

Ce n’est pas un hasard si Hoffmann se sert des mêmes métaphores dans


les incantations par lesquelles il veut faire advenir une nouvelle musique d’église et
dans les propos exaltés qu’il tient sur un opéra véritablement romantique. En effet,
pour les deux genres, c’est l’idée d’une renaissance à partir de l’esprit de la musique
instrumentale absolue qui inspire les conceptions esthétiques de Hoffmann.
Puissent les temps être proches, où notre espoir [de voir naître une nouvelle musique
d’église] sera comblé ; puisse une vie de piété naître dans la paix et la joie, et puisse la
musique, déployant ses ailes séraphiques dans un essor libre et vigoureux, s’envoler
à nouveau vers l’au-delà qui est sa vraie patrie, et d’où rayonnent, pour apaiser le
cœur inquiet des hommes, le salut et la consolation ! […] Que le poète s’apprête au
vol intrépide qui le conduira au lointain royaume du romantisme ; qu’il y trouve le
merveilleux, qu’il doit transporter dans la vie, plein de vitalité et resplendissant de
fraîches couleurs, afin que l’on y croie de bonne grâce 104 .

L’« au-delà » qui est la patrie de la musique d’église et le « royaume du roman-


tisme » qui est celle de l’opéra se fondent l’un dans l’autre sans que l’on puisse
les distinguer.
Mais le problème qui consiste en ce qu’une musique d’église
spécifique apparaît strictement parlant superf lue, dès lors que la musique dans
son ensemble est d’essence religieuse, revient lui aussi dans l’esthétique de
l’opéra, sous une forme légèrement différente. En effet, le « lointain royaume des
esprits » dont la « langue mystérieuse » est la musique – comme musique « pure »,
absolue – n’a pas besoin d’être rendu concrètement présent sur scène pour être

131
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

présent esthétiquement : Hoffmann est obligé de présupposer que le romantisme


musical doit devenir romantisme théâtral ; c’est impossible à justifier. En outre,
la transformation en magie scénique permet difficilement d’éviter le danger
d’une trivialisation. Et surtout, il est impossible d’élaborer l’action d’un opéra
avec pour composante unique le monde des esprits : pour être un drame,
l’action d’un opéra a besoin du conf lit entre le Djinnistan romantique, d’où
viennent Ondine, Mélusine, Rusalka et Hans Heiling, et la réalité habituelle.
Mais pour que l’opposition de ces deux sphères, qui est constitutive sur le plan
dramaturgique, soit assurée, la représentation musicale de la réalité quotidienne
ne peut pas ne pas tomber dans le délibérément non romantique, et aller ainsi
à l’encontre de la « quintessence » de la musique. Aucun opéra romantique ne
peut être à chaque instant fidèle à l’idée esthétique du romantique, sur laquelle
il repose, sans se saborder lui-même en tant que drame musical.
Hoffmann a très bien vu le danger d’une trivialisation du romantique
par « le costume et le maquillage », qui poussèrent Wagner à formuler l’exigence
paradoxale d’un « théâtre invisible ». « Peut-on parler du commun en des termes
magnifiques ? La musique peut-elle annoncer autre chose que les merveilles du
pays d’où ses sons nous parviennent ? » Mais ce que Hoffmann était en mesure
d’opposer aux dysfonctionnements d’une pratique théâtrale dans laquelle le
« lointain royaume des esprits » n’était qu’un prétexte au déploiement d’artifices
de machinerie, n’était à la vérité rien d’autre qu’une exigence : il réclamait que
les « esprits sots et dépourvus d’esprit [sic] » de l’opéra fantastique habituel, qui
monopolisaient le terme « romantique », fussent chassés et remplacés par les
fantasmagories d’une imagination véritablement romantique. « Seul le poète génial
et habité par l’enthousiasme peut écrire un opéra véritablement romantique : car
lui seul ramène dans la vie les apparitions merveilleuses du royaume des esprits. »
Pour qui ne se laisse pas entraîner par l’enthousiasme de la langue
à passer sur les contradictions sans les voir, la dramaturgie de l’opéra dont
Hoffmann esquisse rapidement les contours – sans oser livrer le plan d’une
théorie complète, qui aurait inévitablement fait apparaître des ruptures – se
révèle contenir des propositions rigoureusement incompatibles. D’un côté, il
affirme avec exaltation la participation commune du poète et du compositeur
au « lointain royaume » du romantisme. (Les métaphores religieuses rappellent

132
MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN

le lien qui, de manière latente, rend solidaires l’esthétique de l’opéra et celle de


la musique d’église.) « Le poète et le musicien sont ici les membres étroitement
parents d’une même église : car le secret du mot et du son est un seul et même
secret, que l’ordination suprême leur a révélé. »
D’un autre côté, l’homme de théâtre qu’était Hoffmann était conscient
du fait que dans l’opéra, ce n’est pas la langue qui est décisive, mais l’action comme
enchaînement d’évènements scéniques, et qu’un livret se conforme d’autant plus
parfaitement à la loi formelle du genre qu’il est compréhensible à l’état de simple
pantomime. « Quasiment sans comprendre un mot, le spectateur doit pouvoir
se faire une idée de l’action à partir de ce qu’il voit se produire. » Hoffmann
reconnaissait donc, fût-ce à contrecœur, le peu d’importance de la langue
poétique, sans toutefois prendre conscience de la différence fondamentale qui
sépare ce que Verdi appela plus tard parola scenica des parties du texte qui servent
uniquement de véhicule à l’expression musicale : la différence entre une langue
« scénique », remplissant une fonction dramatique et dotée de relief par des mots
clés, qui doit être comprise du public, et la pseudo-langue d’un pezzo concertato,
qui n’est pas elle-même éloquente mais doit uniquement aider la musique à l’être,
était purement et simplement incompatible avec les présupposés poétologiques de
Hoffmann. « En ce qui concerne les paroles, c’est lorsqu’elles expriment avec force
et concision la passion ou la situation qui doit être représentée qu’elles sont le plus
au gré du compositeur. » « Même le simple adieu suffira au compositeur, qui doit
être inspiré non par les paroles mais par l’action et la situation, pour peindre à
traits puissants l’intimité de l’âme du jeune héros ou de l’amant quittant celle qui
l’aime. » Il est évident que ces propos sont proches du concept de parola scenica ; mais
il n’était pas question pour Hoffmann d’élaborer une théorie de la pseudo-langue.
Dans la mesure où il s’agit d’une manifestation extrême de qualités
mélodiques spécifiquement vocales, un pezzo concertato auquel « le ah et le oh
de l’âme », comme disait Hegel, suffisent tout à fait à donner sa base verbale, est
séparé de l’idée d’une restauration de l’opéra à partir de l’esprit de la musique
instrumentale par un fossé qui apparaît comme infranchissable. Mais ces
deux principes ont en commun le présupposé selon lequel la musique est un
langage qui, exprimant l’indicible, s’élève au-dessus d’un langage verbal ; et chez
Wagner, les traditions du pezzo concertato et du style symphonique se fondent

133
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

parfois ensemble jusqu’à devenir indiscernables, comme dans le quintette des


Maîtres chanteurs.
Si Hoffmann esquiva les problèmes liés au rapport entre langue et
scénario plutôt qu’il ne chercha à les résoudre, il semble qu’il n’ait absolument
pas pris conscience du fait qu’il existe entre l’idée de l’opéra romantique et sa
structure dramatique un hiatus qui ne put que rarement être comblé. Il n’y a au
fond qu’un seul instant où le romantique tel que l’envisageait Hoffmann peut
devenir évènement théâtral : celui où le « merveilleux », le « lointain royaume des
esprits » apparaît à l’improviste dans la réalité quotidienne. Et l’on peut concevoir
les opéras romantiques, d’Ondine et Hans Heiling jusqu’à Rusalka en passant par le
Vaisseau fantôme et Lohengrin, comme des solutions ou des tentatives de solution
apportées à un seul et même problème : celui consistant à développer à partir de
l’instant romantique et au-delà de lui une dialectique tragique susceptible aussi
bien de fonder l’action d’un opéra que d’être représentée par la musique sans que
celle-ci perde son caractère romantique.
Comme nous l’avons dit, le fait que le monde quotidien terrestre, qui
entre en conf lit avec le monde romantique supraterrestre, contraint à « parler
du commun en des termes magnifiques » et à « annoncer » par la musique « autre
chose que les merveilles du pays d’où ses sons nous parviennent », fait partie de la
structure d’un opéra romantique en tant que drame ; et le vibrant appel lancé par
Hoffmann : « que le poète s’apprête au vol intrépide qui le conduira au lointain
royaume du romantisme », n’est pas à même de réparer cette rupture esthétique.
On peut montrer la sphère qui s’oppose au « lointain royaume des esprits » comme
un monde d’affects terrestres (Ondine), on peut prendre le risque musical de la
tirer vers le banal pour la caractériser (Daland dans le Vaisseau fantôme), ou bien
encore on peut, pour éviter une rupture stylistique, la démoniser, de telle sorte
que l’opposition des deux sphères apparaisse comme un conflit entre magie noire
et magie blanche (Lohengrin) – toujours, sauf dans le dernier cas, le compositeur
est contraint de rendre immédiatement perceptible un conf lit qui rompt
partiellement le charme du vraiment romantique.
Dans un certain sens, on a affaire à la répétition d’une difficulté
dans laquelle Hoffmann s’empêtrait à propos de la musique d’église, à savoir
la contradiction suivante : c’est lorsqu’elle s’élève au-dessus du langage que la

134
MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN

Karl Friedrich Schinkel, décor pour la mise en scène berlinoise de l’Ondine de Hoffmann (1816).
Berlin, Schinkel-Museum, Nationalgalerie.

Le palais de Kühleborn, roi des esprits des eaux, tient dans la représentation qu’en donne Schinkel
à la fois d’une grotte où se forment des stalactites et d’une architecture monumentale d’ampleur
orientale. Il était inévitable que le royaume des esprits dont Hoffmann pressentait en imagination
l’image lointaine quand il écoutait des symphonies de Beethoven, prît, dès lors qu’il devait devenir
réalité concrète sur scène, presque automatiquement les traits d’un style oriental fictif tel qu’il
était, depuis le Moyen Âge, associé à l’univers du conte. L’élément romantique, qui voudrait en fait
rester de l’ordre de l’intuition, ne supporte guère de quitter ce registre pour être rendu visible et
prendre des contours bien dessinés. Quand il doit se réaliser, il tombe presque inéluctablement
dans un décoratif de fantaisie.

substance métaphysique de la musique est le plus sensible – langage vers lequel,


d’un autre côté, sa fonction liturgique l’oblige néanmoins à revenir. L’instant
romantique où le Hollandais volant apparaît sous son portrait comme s’il en
sortait, ou bien celui où Lohengrin est appelé dans la réalité par la vision d’Elsa,
est une situation qui au fond n’a pas besoin des mots et ne les supporte guère.
Et inversement, l’idée que la substance religieuse de la musique d’église et la
substance romantique de l’opéra sont conservées dans la musique instrumentale

135
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

absolue et que l’on peut pour ainsi dire les y récupérer, est une intuition
enthousiaste qui ne peut être esthétiquement présente dans la réalité du théâtre
ou de la liturgie qu’à quelques moments peu nombreux. Wagner créa, pour ce
que Hoffmann imaginait, le concept de « mutisme sonore » <tönendes Schweigen> :
la situation dans laquelle les mots sont impuissants et où, pour le dire dans la
langue de Wagner, marquée par l’inf luence de Schopenhauer, seule la « mélodie
orchestrale […] exprime l’essence la plus intime du monde », telle est la situation
véritablement romantique. Au fond, l’opéra romantique que Hoffmann est
censé avoir fondé comme genre est demeuré tout autant utopie que la nouvelle
musique d’église qu’il appelait de ses vœux.

OBSERVATIONS SUR LA NAISSANCE DE L’INTERPRÉTATION


ROMANTIQUE DE BACH

Dans une recension de la sonate en fa mineur de Reichardt,


E. T. A. Hoffmann remarquait en 1814 dans l’Allgemeine musikalische Zeitung qu’il
était peu vraisemblable qu’un compositeur s’inspirant, dans la musique vocale,
du sens exact d’un texte, parvienne aussi à d’heureux résultats dans la musique
instrumentale.
Car seuls les esprits les plus élevés, les plus puissants, ont reçu le don de contempler
la musique souveraine dans le royaume enchanté qui n’appartient qu’à elle, où le
verbe s’abîme dans la prescience de l’infini, qui gonf le la poitrine d’une indicible
nostalgie – le don de proclamer ses prodiges avec l’enthousiasme divin d’un prêtre
sacré. Seuls des Titans comme Haendel, Sébastien Bach, Mozart et quelques autres
ont été aussi grands dans la musique instrumentale que dans la musique vocale 105 .

L’argument proprement dit, formulé laconiquement par la seconde phrase, est


presque étouffé par la première, qui, par son ampleur exaltée, constitue un
hymne à la musique instrumentale, hymne qui rappelle jusque dans le choix des
termes employés la recension par Hoffmann de la 5e symphonie de Beethoven.
Or cette recension, écrite en 1810, fait partie des documents fondateurs de

136
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach

l’esthétique musicale romantique. L’analogie entre les deux textes ne signifie


donc rien de moins que l’appartenance, selon la conviction de Hoffmann, des
œuvres instrumentales de Bach – et de Haendel – à une tradition de la musique
instrumentale dans laquelle la musique comme art « pur » est parvenue à la
manifestation de son essence véritable, « purement romantique » 106 . C’est le
même « désir qu’on ne peut nommer » qui s’empare de Hoffmann à l’écoute des
fugues de Bach et des symphonies de Beethoven. Au lieu d’être séparés de la suite
du xviiie siècle par un fossé historique, Bach et Haendel représentent avec Haydn,
Mozart et Beethoven un classicisme musical qui est en même temps un classi-
cisme de la musique instrumentale et un classicisme de la musique allemande,
et ne fait qu’un avec eux. (Les catégories « classicisme » et « romantisme » ne
s’excluent pas l’une l’autre : dans la philosophie de l’histoire de Hoffmann, la
musique est l’art paradigmatique de l’ère moderne, chrétienne, « romantique »
– et non de l’Antiquité ; et en tant qu’art « romantique » elle atteint l’essence qui
lui est particulière et sa destination suprême, c’est-à-dire sa « classicité ».)
Il ne faudrait pas se laisser induire en erreur par le fait, peu
significatif, que le propos de Hoffmann avait en réalité pour but – avant d’en
être détourné par l’intuition, jaillie subitement, d’une continuité de la grande
musique instrumentale remontant jusqu’à Bach – d’affirmer un équilibre
entre musique vocale et instrumentale chez les « héros de la musique » (à la
différence du déséquilibre constaté chez des compositeurs inférieurs). Certes,
comme le montre le passage sur les Variations Goldberg dans la nouvelle Les
Souffrances musicales du maître de chapelle Johannes Kreisler [Johannes Kreislers, des
Kapellmeisters, musikalische Leiden] (1810), certaines œuvres instrumentales de
Bach étaient assez familières à Hoffmann, mais il connaissait peu, voire pas
du tout, sa musique vocale lorsqu’il écrivit en mars 1814 sa recension sur la
sonate de Reichardt. Ce n’est qu’en avril, pendant les travaux préparatoires à la
rédaction de l’essai Ancienne et nouvelle musique d’église, qu’il pria l’éditeur Härtel
de lui envoyer « n’importe quelle œuvre importante de Sébastien Bach », c’est-
à-dire eu égard au sujet de l’essai n’importe quelle œuvre de musique d’église.
(Et la messe en sol majeur qu’envoya Härtel n’est pas authentique.)
La connaissance inégale de l’œuvre ne surprend nullement. De
l’indigent article « Bach » dans le dictionnaire de Walther (1732) à la biographie

137
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

de Bach par Forkel (1802) en passant par sa notice nécrologique dans la


Bibliothèque musicale de Mizler (1754), l’accent a toujours été mis sur les œuvres
instrumentales, imprimées, jamais sur la musique vocale, non imprimée.
Et les œuvres sur lesquelles reposait la gloire ésotérique de Bach en tant que
« compositeur des compositeurs » à la fin du xviiie siècle étaient pour l’essentiel
– bien que Mozart connût quelques motets et que Haydn possédât une copie de la
messe en si mineur – Le Clavier bien tempéré et L’Art de la fugue 107.
Il n’est guère besoin de dire que l’interprétation par Hoffmann
de la musique instrumentale de Bach comme expression d’un « désir qu’on
ne peut nommer » et comme révélation d’une « magie » mystérieuse par
laquelle une musique élevée au-dessus du terrestre parle du supraterrestre,
est une réinterprétation romantique dans laquelle un historien peut voir un
malentendu fâcheux ensevelissant la tradition baroque. Mais si peu adéquate
que soit la métaphysique romantique de la musique instrumentale – la tentative
de comprendre Le Clavier bien tempéré et L’Art de la fugue comme des témoignages
de musique « absolue », c’est-à-dire d’une musique qui, en se « dégageant » des
déterminations empiriques, s’élève jusqu’au pressentiment de l’« absolu » – au
sens originel des œuvres de Bach, la portée historique de cette réinterprétation
au xix e et encore au xx e siècle a été incommensurable.
Il est déjà assez étrange que l’œuvre de Bach – que l’on peut carac­
tériser à grands traits comme « rhétorique » (communiquant des contenus) et
comme « fonctionnelle » (liée à des fins relevant du culte, de la sociabilité ou de
l’enseignement) – ait été mis à l’honneur dans l’esthétique musicale romantique
grâce au fait qu’on le considérait précisément au contraire comme « absolu » et
« autonome ». Mais le véritable paradoxe historique consiste en une complexe
dialectique : la musique de Bach fut ressentie, à cause de sa logique contraignante,
comme éloignée du monde et faisant abstraction des affects, et fournit ainsi
pour la toute première fois un objet adéquat à la conception romantique de la
musique – selon laquelle la musique est un « monde à part entière 108 » et atteint sa
destination supraterrestre suprême par sa richesse et sa « forme intérieure 109 »
close qui tourne sur elle-même, au lieu de devoir fournir une autojustification
terrestre comme expression du sentiment –, objet qui remplissait pour ainsi
dire les contours vagues de l’idée. Ce qui, en 1799, s’était présenté à l’esprit de

138
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach

Tieck comme une intuition vague, est devenu une idée capable de produire
de larges effets historiques, par l’application qu’en a faite Hoffmann en 1810
aux symphonies de Beethoven – application qui a consisté à abolir l’éthos et le
pathos beethovéniens, dissous ensemble dans l’idée d’une musique « absolue »,
et n’a donc pu être une complète réussite –, mais surtout par sa réinterprétation
de Bach en 1814 – réinterprétation dont la violence n’était guère perceptible
puisque Hoffmann faisait abstraction de la musique vocale.
L’application de la métaphysique de la musique instrumentale créée par
Wackenroder et Tieck aux compositions pour clavier de Bach s’est faite, semble-t-il,
par l’intermédiaire du pythagorisme romantique, c’est-à-dire de l’association
de l’instrumental et du « mécanique », d’une part, avec le mathématique et le
mystérieux, d’autre part. Parmi les Pensées extrêmement éparses [Höchst zerstreute
Gedanken] du maître de chapelle hoffmannien Kreisler figure la suivante :
Il y a des moments – spécialement quand j’ai beaucoup lu dans les œuvres du grand
Sébastien Bach – où les proportions musicales, et même les règles mystiques du
contrepoint éveillent en moi une terreur intérieure. – Musique ! – c’est avec un
frisson mystérieux, et même avec frayeur que je prononce ton nom ! – Ton nom à toi,
formule sanscrite de la nature exprimée en sons 110 .

La liaison étroite entre mathématique, magie et musique instrumentale, ainsi


que l’appropriation d’éléments de la tradition pythagoricienne dans un esprit
romantique et avec pour but une apologie de la musique instrumentale, sont
héritées de Wackenroder (chez qui, plus clairement que chez Hoffmann, le
concept du « mécanique » joue le rôle d’intermédiaire entre l’instrumental et le
mathématique) :
Mais de quelle sorte de préparation magique le parfum de cette étincelante
apparition d’esprits s’élève-t-il donc ? – Je regarde – et ne trouve rien d’autre qu’un
misérable tissu de proportions chiffrées, représenté de manière tangible sur du bois
percé, sur des supports de cordes en boyau et de fils de laiton. – C’est presque encore
plus merveilleux, et je pourrais croire que la harpe invisible de Dieu se fait entendre
en même temps que nos sons et donne au tissu humain de chiffres sa force divine 111 .

La métaphysique de la musique absolue au nom de laquelle Hoffmann


– comme plus tard Schumann – établit entre l’œuvre de Bach et l’œuvre de
Beethoven un lien qui relevait à la fois de l’esthétique et de la philosophie de
l’histoire, ne constitue en aucun cas le seul accès à Bach qui puisse être qualifié

139
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

de « romantique ». Mais l’idée d’une musique qui, en se « détachant » de toute


détermination terrestre – de fins aussi bien que de l’imitation d’affects –, s’élève à
l’expression du supraterrestre, de l’absolu, a sans aucun doute été, tant en général
qu’en ce qui concerne Bach en particulier, au centre de l’esthétique musicale
romantique. À côté d’elle apparaissent d’autres motifs tels que l’engouement
pour le passé allemand, le pathos patriotique et l’aspiration protestante à un
réveil. Mais d’abord ils ne sont que secondairement « romantiques » et ensuite,
sans que leur inf luence doive être niée, ils sont d’une importance moindre pour
la réception de Bach au xix e siècle.
Le penchant pour l’ancien et l’archaïque qui, dès 1782, amena
Reichardt à citer l’hymne de Goethe à la cathédrale de Strasbourg pour exprimer
l’impression produite sur lui par les œuvres de Bach et de Haendel, prit, vers
1800, une coloration nostalgique et un accent enthousiaste que l’on peut
ressentir comme « romantiques ». Reichardt était encore dans des dispositions à
demi sceptiques. D’un côté, la comparaison s’imposait à lui :
En entendant certains morceaux et passages de ces grands hommes (lorsqu’ils
étaient de Haendel plus encore que lorsqu’ils étaient de Bach), il m’est très souvent
arrivé ce qui est arrivé à Goethe à la vue de la cathédrale de Strasbourg. Je vais citer
le passage en entier 112 .

D’un autre côté, il fait suivre la citation de Goethe d’une demi-rétractation


remettant en cause l’analogie :
Quel dommage que le manque d’une plus grande humanité [c’est-à-dire le manque
d’expression humaine des affects] ait fait obstacle à nos deux plus grands musiciens,
et qu’ils n’aient pu présenter eux aussi une telle œuvre, totale, grande, vraie et
achevée [– une œuvre comme la cathédrale de Strasbourg] 113 .

Hoffmann fut le premier à adhérer sans réserve à la thèse selon laquelle une
perfection analogue était atteinte dans l’architecture gothique et dans la
musique de Bach.
On se disputa beaucoup aujourd’hui à propos de notre Sébastien Bach et des anciens
maîtres italiens. On ne parvenait absolument pas à se mettre d’accord sur le point
de savoir à qui revenait l’avantage. Mon spirituel ami dit alors : « La musique
de Sébastien Bach est avec la musique des anciens maîtres italiens dans le même
rapport que la cathédrale de Strasbourg avec l’église Saint-Pierre de Rome. » Avec
quelle profondeur cette image vraie et vivante m’a saisi ! 114

140
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach

Et l’« image » a produit des effets historiques. La redécouverte de la Passion selon


saint Matthieu, qui fut en réalité une première découverte, eut lieu dans le même
esprit que l’achèvement de la cathédrale de Cologne.
Le patriotisme, qui selon Leo Schrade 115 porta la « première vague
d’engouement pour Bach », et dont le point culminant fut atteint en 1802 dans
la biographie de Forkel, n’avait à l’origine aucune coloration romantique,
même si Schrade compte aussi Forkel au nombre des « romantiques ». La justi-
fication qu’il donne de cette caractérisation est du reste étrangement bancale,
puisqu’elle consiste à affirmer que Forkel se percevait lui-même éminemment
comme un homme des Lumières et croyait donc au « progrès constant » et
à « la perfection finale à sa propre époque ». Le pathos patriotique était – en
général comme en particulier dans la « vague d’engouement pour Bach » – en
même temps un pathos bourgeois. À l’opéra – plus exactement à l’opera seria –,
qui était considéré comme italien, féodal et frivole, on opposait – outre le
Singspiel – la musique instrumentale, que l’on ressentait comme allemande,
bourgeoise et sérieuse. Grâce à Haydn et à Beethoven, la musique instrumentale
atteignait, voire surpassait le haut degré de sophistication artistique de l’opera
seria, pendant qu’une évolution considérée par les patriotes comme analogue
menait le Singspiel allemand à la même réussite avec des œuvres comme La Flûte
enchantée ou Le Freischütz. La musique instrumentale, à laquelle s’attachait un
pathos patriotique – et à l’histoire nationale de laquelle on intégrait aussi les
œuvres pour clavier de Bach –, fut ensuite pourvue par Wackenroder, Tieck et
Hoffmann d’une métaphysique typiquement « romantique », si bien que dans la
réception de Bach comme dans la théorie de la musique instrumentale, l’élément
patriotique convergea avec l’élément romantique.
Enfin, la restauration protestante avait elle aussi une coloration
romantique. Elle fut le terreau sur lequel se développa une sympathie pour la
musique d’église de Bach – les passions, les motets et quelques cantates –, une
sympathie tantôt vive et tantôt hésitante parce que bridée par des scrupules
liturgiques. Cependant, la thèse de Schrade selon laquelle une vague patriotique
d’engouement pour Bach aurait été remplacée par une vague ecclésiastique – « Le
premier but de ce mouvement [de remise à l’honneur de Bach] est la conquête
de Bach pour la nation allemande. Le deuxième est différent, c’est le xix e siècle

141
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

qui le fixe : il s’agit de la conquête de Bach pour l’église et la liturgie 116 » – est


une exagération. Car le « vrai » Bach du xix e siècle fut – malgré l’évènement
de 1829 117 – le compositeur de musique instrumentale : un « compositeur
pour les compositeurs », dont les œuvres étaient louées en tant que paradigme

Karl Friedrich Schinkel, Cathédrale au-dessus d’une ville, 1813.


Munich, Neue Pinakothek, Bayerische Staatsgemäldesammlungen.

Au début du xix e siècle, la redécouverte de la Passion selon saint Matthieu – qui constitua en réalité
une première découverte, puisque l’œuvre n’avait pas été vraiment perçue par les contemporains
de Bach – a été très souvent comparée à l’achèvement de la cathédrale de Cologne, que le Moyen Âge
n’avait pas terminée. Mais comme le montrent le tableau de Schinkel et l’Église dans la montagne de
Caspar David Friedrich, la cathédrale n’était dans le mouvement romantique pas seulement une
réalité architectonique. Il n’est pas exagéré de dire qu’elle était une fantasmagorie. Et la réception
de Bach, qui tourna plus d’une fois à l’exaltation, a elle aussi été portée par des représentations
mentales analogues à celles qui entouraient l’image de la cathédrale, devenue une image onirique.

142
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach

de la musique absolue et inauguration monumentale d’une « ère de la musique


allemande » censée s’étendre, selon les interprétations, jusqu’à Wagner, Bruckner
ou Schoenberg. (Wagner concevait le drame musical comme un parachèvement de
la tradition instrumentale, symphonique ; et si Schönberg commenta l’intuition
du dodécaphonisme en affirmant que son invention assurait la domination
de la musique allemande pour encore un siècle, c’est qu’il se sentait l’héritier
d’une tradition qui avait été fondée par Bach.) Pour la réception de Bach au
xix e siècle, c’est moins la motivation liée à la musique d’église qui fut décisive que

l’association entre la métaphysique romantique de la musique instrumentale et


l’idée patriotique d’une époque de la musique allemande.

2
Hoffmann essaya de comprendre l’œuvre de Bach dans l’esprit de la
métaphysique romantique de la musique instrumentale et de la sauver pour la
mémoire des générations ultérieures en esquissant une philosophie de l’histoire
de la musique allemande. Parmi les esthéticiens qui tentèrent cette démarche,
s’il fut le plus inf luent historiquement, il ne fut pas le premier. En 1801 parurent
dans la troisième année de l’Allgemeine musikalische Zeitung des « Remarques sur
la manière dont la musique s’est développée en Allemagne au xviiie siècle », qui
portaient un regard rétrospectif sur le siècle tout juste passé. Ces remarques ne
sont rien de moins qu’un traité d’esthétique et de philosophie de l’histoire dans
lequel se dessinent pour la première fois les contours de l’idée d’une « ère de la
musique allemande » fondée par Bach. L’auteur de l’essai, Triest, était, comme
l’indiquent sommairement les dictionnaires, « prédicateur à Stettin ». En
musique c’était, semble-t-il, un dilettante, en philosophie un éclectique. Mais
c’est justement ce qui lui permit de relier ensemble des idées qui, tout en ayant
des origines très éloignées les unes des autres, étaient toutes représentatives de
l’époque du tournant du siècle, pour former un schéma qui s’avéra durable 118 .
Dans la partie des « Remarques » qui parut le 14 janvier 1801, il est
dit de Bach :
Et maintenant – quelle joie pour un habitant patriote de notre pays de savoir que le
plus grand, le plus profond harmoniste de toutes les époques écoulées jusqu’ici, qui
surpassa tout ce que l’Italie, la France et l’Angleterre avaient fait pour la musique

143
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

pure, qui étonna les musiciens de son temps, pourtant habitués aux œuvres savantes,
et donna aux générations suivantes des modèles encore insurpassés qui furent
considérés comme des mystères sacrés (malheureusement ils en sont aujourd’hui
réellement pour de nombreux compositeurs) qu’il n’est pas permis d’approcher sans
un secret effroi, même quand on dispose de connaissances préalables peu communes –
que cet homme, dis-je, fut un Allemand ! Le nom de Jean-Sébastien Bach rayonne haut
et clair, éclipsant ceux de tous les autres compositeurs allemands de la première moitié
du siècle passé. Il embrassa avec l’esprit de Newton tout ce que l’on avait jusqu’alors
pensé sur l’harmonie et érigé en exemple dans ce domaine, il explora ses profondeurs
de manière si complète et heureuse qu’il faut à juste titre le considérer comme le légis-
lateur de la véritable harmonie, qui est en vigueur jusqu’à aujourd’hui 119 .

Le ton patriotique adopté par Triest était caractéristique de la réception


de Bach vers 1800. Il est tout aussi explicite en 1801 dans les propos de Siebigke
sur Bach, qui ont été exhumés par Leo Schrade, et dans la monographie de Forkel
de 1802 120, alors que les traces de fierté nationale que l’on trouve dans les années 1780
chez Reichardt ou Hiller sont encore discrètes. (Mais il ne faut pas méconnaître le
fait que le récit abondamment circonstancié de l’anecdote impliquant un certain
Marchand, dont l’origine remonte à la notice nécrologique de 1754 121, constitue déjà
un témoignage d’enthousiasme patriotique dans la tradition sur Bach.)
En définissant Bach comme « le plus grand, le plus profond harmoniste
de toutes les époques écoulées jusqu’ici », qui aurait surpassé jusqu’aux Italiens
dans le style « savant », Triest s’inspire manifestement de Reichardt : « Il n’y a
jamais eu un compositeur, même parmi les Italiens les meilleurs et les plus
profonds, qui ait épuisé toutes les possibilités de notre harmonie comme l’a fait
J. S. Bach 122. » Mais quand Triest parle, presque comme le fera Hoffmann plus
tard, de « mystères sacrés » et de « secret effroi », il s’approprie le pythagorisme
romantique que Wackenroder avait, dans ses Épanchements d’un moine ami des arts
et dans ses Fantaisies sur l’art, intégré à la théorie de la musique instrumentale.
(Les écrits de Wackenroder, qui parurent en 1797 et 1799, faisaient partie des
nouveautés sur le marché du livre quand Triest rédigea son essai.)
La comparaison avec Newton, que Triest emprunta au Manuel
historique et littéraire sur des personnes célèbres et mémorables [Historisch-
literarisches Handbuch berühmter und denkwürdiger Personen] de Hirsching
(1795) – « Ce que Newton fut comme philosophe, Sébastien Bach le fut comme

144
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach

musicien 123 » –, semble, si l’on part de l’histoire des sciences, mal s’accorder avec
le recours à des éléments de tradition pythagoriciens – ou à ce qu’en disait la
rumeur. Mais pour un homme de lettres de la fin du xviiie siècle, l’étonnement
suscité par la mécanique universelle de Newton et le frisson d’effroi provoqué
par les secrets arithmétiques cachés dans le système des sons ou les artifices du
contrepoint se mêlaient l’un à l’autre sans distinction.
Pour mettre en évidence les implications romantiques de son
ébauche d’une esthétique qui est en même temps une philosophie de l’histoire,
il faut relier l’idée de « mystères sacrés » de la musique au concept de « musique
pure » développé par Triest. Dans la partie de l’essai parue le 21 janvier 1801, il
est dit de Bach :
Il en imposa rapidement, parce qu’il éveillait l’admiration et inf ligeait en somme
de cuisantes défaites même à de grands artistes. Seul un tel homme pouvait élever
la musique pure (voir l’explication de cette expression dans l’introduction) jusqu’à
des hauteurs éloignées, très éloignées, et il ne pouvait faire autre chose. En effet,
la musique pure est pour ainsi dire le modèle originel de l’art, issu d’une sphère
supérieure, et un homme qui trahit une connaissance aussi intime d’elle est comme
un magicien auquel on est tenté de prêter des forces surnaturelles 124 .

Pour distinguer entre « musique pure » et « musique appliquée », Triest


s’appuyait sur la Critique de la faculté de juger de Kant, parue en 1790. Selon Triest,
la « musique pure » n’est pas la même chose que la musique instrumentale, même
si elle est représentée au premier chef par des œuvres instrumentales. Cette
dichotomie est pensée sur un plan esthétique, et non pragmatique. La « musique
pure » est un « beau jeu de sons (beau au sens de façonné d’après les règles de l’art),
qui a de la finalité dès lors qu’une idée esthétique domine l’ensemble dans toutes
ses parties, même si elle est indéterminée ». (Le concept d’idée esthétique est
issu du paragraphe 53 de la Critique de la faculté de juger.) « La musique appliquée,
quant à elle, consiste à rendre sensible musicalement un sujet (ses sentiments et
ses actions). La poésie, la mimique etc. y occupent le premier rang 125. » (Triest
range les « pièces instrumentales caractéristiques » dans la catégorie « musique
appliquée », et les pièces vocales « dans lesquelles le texte ne dit rien » dans celle de
la « musique pure ». Cette dernière démarche est analogue à celle de Wagner, qui
qualifiait les lignes mélodiques de Rossini de « musique absolue ».)

145
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

La catégorie du « purement esthétique » auquel ne se rattache ni un


intérêt pratique, ni un intérêt théorique est issue de la Critique de la faculté de
juger, de même que l’identification, dans la musique, entre ce qui est purement
esthétique et ce qui est déterminable mathématiquement 126. Et la terminologie
de Triest, cette dichotomie entre « musique pure » et « musique appliquée » qui eut
une longue portée historique, repose, semble-t-il, sur une contamination entre,
d’une part, la distinction établie par Kant entre « beauté libre » <freie Schönheit> et
« beauté simplement adhérente » <bloß anhängende Schönheit> 127 et, d’autre part, le
partage entre « mathématiques pures » et « mathématiques appliquées ».
Cependant, Triest fut incité par les Fantaisies sur l’art de Wackenroder
éditées par Tieck à donner à ce qu’il avait emprunté à Kant une coloration
romantique. Chez Kant déjà, ce sont les « improvisations [musicales] (sans thème)
et même toute la musique sans texte » qui constituent, avec les « rinceaux pour
des encadrements ou sur des papiers peints », des exemples de « beauté pure » 128.
Mais c’est seulement plus tard, chez Triest, que la musique instrumentale, traitée
par Kant avec un mépris rappelant Rousseau, apparaît comme la « véritable »
musique et non comme seulement une ombre, un mode déficient de la musique
vocale. Et l’élément mathématique de la musique, dont Kant parlait de manière
sobre et empirique, en se référant à Euler, se voit conférer chez Triest une dignité
métaphysique, dans l’esprit du pythagorisme romantique : l’implication formelle
se change en un « mystère sacré » qui suscite un « secret effroi ». Pour Kant, la
« musique pure », dont le sens reste indéterminé, était « plutôt jouissance que
culture » 129. Elle se présente en revanche chez Triest – qui prend le contre-pied du
verdict de Kant en sollicitant la « permission des philosophes » pour faire observer
que même un « jeu de sons » simplement « beau » sans texte « cultive » [celui qui
l’écoute] 130 – comme « pour ainsi dire le modèle originel de l’art, issu d’une sphère
supérieure » 131 . Et l’image du « magicien » – l’association entre « mathématique,
magie et musique instrumentale » – est issue de l’essai de Wackenroder L’Essence
intérieure propre de la musique et la psychologie de la musique instrumentale
actuelle [Das eigentliche innere Wesen der Tonkunst, und die Seelenlehre der heutigen
Instrumentalmusik] : « Et tous les affects qui se font entendre sont régis et dirigés
par le système arithmétique froid et scientifique, comme par les étranges formules
incantatoires aux pouvoirs miraculeux d’un vieux magicien redoutable 132. »

146
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach

La « musique pure », comprise par Triest comme le « modèle originel »


de la musique « appliquée », a fait l’objet, dans l’esthétique du xix e siècle, de
conceptions variées : soit comme état rudimentaire, comme « beau jeu de sons »
qui doit nécessairement devenir de la « musique caractéristique » pour atteindre sa
destination historique (Adolf Bernhard Marx, Franz Brendel), soit, à l’exact inverse,
comme « musique absolue » dont l’émancipation par rapport à des caractères et des
sujets aux contours précis constitue une étape supérieure d’évolution. Il s’agissait
de décider si la « musique pure » restait en retrait par rapport à la musique appliquée
ou au contraire la dépassait – et une certaine interprétation de Bach, qui comptait
parmi ses topoi l’idée que des œuvres comme Le Clavier bien tempéré ou L’Art de la
fugue sont soustraites au monde des sentiments et affects que l’on peut saisir de
manière terrestre – l’expression la plus célèbre de cette idée étant le mot de Goethe
sur Bach 133 –, était directement concernée par cette décision.
La métaphysique romantique de la musique instrumentale, qui, dans
l’interprétation que Triest fait de Bach, apparaît étroitement liée à la catégorie
kantienne de « beauté libre » (par différence avec la « beauté simplement
adhérente »), s’opposait frontalement à la tradition de la représentation musicale
des affects, et ce de manière plus brutale dans la formulation de Tieck que dans
celle de Wackenroder. Dans l’essai Symphonies, qui fait partie du recueil des
Fantaisies sur l’art, Tieck concède à la musique vocale une affinité naturelle avec
l’expression des affects (et de fait, c’est le modèle de la musique vocale qui a servi
de support au développement de la théorie des affects au xviie et au xviiie siècle).
Mais selon Tieck – et sa thèse est un vrai défi polémique lancé à une tradition
d’esthétique musicale vieille de plusieurs millénaires –, la musique vocale est
une musique prisonnière, qui n’est pas encore parvenue à elle-même. « Mais
quoi qu’il en soit, cet art ne me semble jamais être un art à part entière ; il est
et demeure de la déclamation et du discours élevés à un degré supérieur. » En
faisant de la musique instrumentale la « véritable » musique, Tieck tend en
même temps à refouler l’expression d’affects, l’illustration de programmes et
la représentation de caractères, et à postuler une musique qui s’enferme en
elle-même, dans un monde artistique qu’il qualifie de « purement poétique ».
(L’expression ne signifie pas que la musique est dépendante de la poésie mais

147
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

qu’elle est elle-même poésie ; elle ne vise pas une « littérarisation » mais une
émancipation par rapport à la littérature.)
Dans la musique instrumentale, en revanche, l’art est indépendant et libre, il est le
seul à se prescrire ses lois, il improvise en jouant et sans poursuivre de fin, et pourtant
il remplit et atteint la fin suprême, il suit totalement ses obscurs instincts et exprime
par son badinage ce qu’il y a de plus profond, de plus merveilleux. […] Ces symphonies
[…] dévoilent dans un langage énigmatique ce qu’il y a de plus énigmatique, elles ne
dépendent pas des lois de la vraisemblance, elles n’ont pas besoin de se conformer à
une histoire ou à des caractères, elles restent dans leur monde purement poétique 134 .

Le choix fait en faveur d’une esthétique est donc étroitement lié


au choix fait en faveur d’un genre musical – la musique vocale ou la musique
instrumentale –, censé valoir comme paradigme de la « véritable » musique. Et
en concevant la musique instrumentale – la « musique pure » par opposition à
la musique « appliquée » ou « caractéristique » – comme un « modèle originel » et
non comme un mode déficient de la musique vocale, Triest trace déjà la voie qui
mène à l’esthétique romantique de la musique « absolue », c’est-à-dire à la thèse
selon laquelle la musique « détachée » de fonctions et de textes fait pressentir
l’absolu. Mais c’est précisément la musique instrumentale de Bach, dans
laquelle on reconnaissait, d’une part, un modèle de « logique musicale » close sur
elle-même (l’expression a semble-t-il été forgée par Forkel), et dont on ressentait
confusément, d’autre part, les fondements religieux, qui apparaissait comme
prédestinée à concrétiser et à permettre de saisir, par la perception esthétique, la
dialectique inhérente au concept d’« absolu musical ». Une réception de Bach qui
partait d’œuvres instrumentales imprimées et non d’œuvres vocales manus-
crites rencontra une esthétique au nom de laquelle des œuvres comme Le Clavier
bien tempéré et L’Art de la fugue se voyaient conférer une dignité qui relevait
de la « religion de l’art ». Cette dignité aurait été incompréhensible pour Bach,
mais elle faisait partie des conditions auxquelles son œuvre – compris comme
l’acte fondateur d’une « ère de la musique allemande » qui se présentait comme
l’époque de la musique instrumentale – put intervenir de manière déterminante
dans l’histoire de la composition musicale du xix e et encore du xx e siècle.

148
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach

Le schéma de philosophie de l’histoire dont Triest partait pour


conceptualiser l’évolution de la musique allemande au xviiie siècle reposait sur un
système de catégories esthétiques dont la reconstitution ne semble pas superf lue
si l’on cherche à comprendre à quelle configuration dans l’histoire des idées la
renaissance de Bach autour de 1800 devait son langage. Dans les grandes lignes,
qui transparaissent sous les repeints romantiques, il s’agit de l’appareil termi-
nologique de l’esthétique des Lumières, qui avait été utilisé en 1737 par Johann
Adolf Scheibe pour rejeter Bach dans un passé mort et enterré. Au premier
abord, cela peut surprendre que Triest ait pu intégrer dans une apologie des
termes et des antithèses qui avaient servi des décennies plus tôt à une critique
polémique. Mais cela montre seulement que le déplacement d’accents de valeur
dans un système de catégories ne signifie pas nécessairement son écroulement.
Le schéma de pensée demeure même si les jugements changent.
Dans l’éloge que Triest faisait de Bach, « le plus grand, le plus profond
harmoniste de toutes les époques écoulées jusqu’ici », se cachait, si on le lit dans
le sens des préjugés du xviiie siècle, un blâme.
Ses mérites ne s’étendent à proprement parler qu’à la musique pure, c’est-à-dire au
mécanisme de la musique, en particulier à l’harmonie et au style lié et fugué. Mais si
l’on parle de musique appliquée ou du style libre et d’autres choses semblables, non
seulement son contemporain Haendel lui est au moins égal, mais encore ses succes-
seurs, son fils C. P. E. Bach, un Graun, un Hasse et plus tard un J. Haydn, un Mozart
et d’autres trouvèrent une voie sur laquelle il ne s’était pas engagé 135 .

Pour le dire brutalement, Bach se situe dans la phase archaïque de l’histoire.


La caractérisation esquissée par Triest de différents stades
historiques reposait sur des oppositions de concepts comme « harmonie » et
« mélodie », « style lié » et « style libre », « musique pure » et « musique appliquée »,
« mécanisme » et « esprit esthétique ». Et ces antithèses formaient au xviiie siècle un
système : à chaque concept de l’un des côtés – « harmonie », « style lié », « musique
pure », « mécanisme » – on associait involontairement chacun des autres, sans
qu’il fallût se donner la peine de démontrer, pour une œuvre particulière, que
« l’esprit esthétique » faisait défaut à la « profondeur de pensée harmonique ».
Ce qui au départ aidait la pensée en vint à se substituer à elle : si l’un des

149
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

éléments était donné, on en concluait que l’autre l’était aussi, sans examiner la
chose sérieusement. (Comme le montrent les liens étroits qu’il entretient avec
« harmonie » – et donc contrepoint – et « style lié », le concept de « musique pure »
présente, outre les associations avec « beauté pure » et « mathématiques pures »,
également la connotation de « composition pure ».)
Le jugement de valeur que contient le concept de « mécanique »
– qui s’oppose à l’« esthétique » ou au « poétique » – se dessine nettement dans
la description faite par Triest de « l’esprit portant à aller au fond des choses »
qui caractérisait la musique allemande – comme, après Kant, la philosophie
allemande.
Sérieux et froids comme nous le sommes dans la vie sociale et dans la vie domestique,
portés à compter et à calculer plus qu’à ressentir, nul d’entre nous ne s’étonnera que
la première période des musiciens allemands du siècle passé ne présente que peu
d’œuvres, sinon aucune, d’où émane un esprit esthétique traitant le mécanisme de
la musique non comme une fin mais comme un moyen. C’est pour cette raison que
nous étions (et que nous sommes) si surabondamment riches de toutes sortes de
choses instrumentales 136 .

L’association de l’instrumental avec le mécanique et la négation de tout « esprit


esthétique » dans la musique instrumentale du début du siècle ont leur origine
chez Jean-Jacques Rousseau, qui cherchait la « vraie » musique dans la simplicité
pleine de sentiment des mélodies chantées. Dans la présentation polémique
de Rousseau, l’idéal tel qu’il se le représentait se détachait sur le fond sombre
d’une musique « gothique et barbare » dans le concept de laquelle il rassemblait
les contraires des caractéristiques de la « vraie » musique, à savoir le caractère
« calculé », « artificiel », « instrumental » et l’harmonie produite par un esprit
« abîmé dans ses réflexions ». Il apparaît paradoxal que Triest se soit appuyé sur
Rousseau – sur le Dictionnaire de musique de 1768 – et se soit même approprié
son verdict sur la musique instrumentale, en le limitant néanmoins à la phase
la plus ancienne de la période qu’il étudie. Et pourtant, c’était presque évident
dans la mesure où un auteur qui n’était pas un musicien professionnel ne pouvait
manquer d’emprunter à l’ouvrage le plus influent du siècle sur la musique. D’autre
part, la critique de la musique instrumentale pouvait à tout moment basculer dans
l’apologie, car entre les lignes de la description donnée par Triest, on discerne,

150
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach

telle une apparition fantomatique, l’association entre la caractérisation d’« instru-


mental » et celles de « bourgeois », d’« allemand » et de « porté à aller au fond des
choses », par opposition à l’opéra comme genre de cour italien et frivole.
Au concept de « mécanique » était associée, dans une intention à
moitié péjorative, la représentation que l’on se faisait du virtuose. À un art qui
suscitait l’étonnement, Triest opposait une simplicité capable d’émouvoir le
cœur. Il dit de Bach :
Au contraire, celui qui n’emploie l’art que comme moyen pour représenter en les
embellissant les sentiments et les actions des hommes [c’est-à-dire le compositeur de
« musique appliquée »] reçoit pour salaire non pas tant un étonnement momentané
que de l’amour et de l’agrément […] L’artiste purement cérébral qui brille dans la
musique pure ne peut que rarement ou jamais toucher ainsi tous ses auditeurs.
Cela n’est possible que dans la musique appliquée, qui rend sensible et élève à un
niveau supérieur la représentation plus déterminée des sentiments et des actions des
hommes, en lien avec la poésie (et la mimique) ; car ces œuvres ne sont pas destinées
seulement au connaisseur, mais aussi à celui qui ne possède pas de connaissances
techniques en la matière 137.

L’objection élevée contre l’artificiel, le savant, le virtuose et l’ésotérique était


issue d’une polémique qui avait opposé l’esthétique de l’Empfindsamkeit à la
tradition baroque et avait déjà un peu vieilli lorsque Triest en reprit les topoi
vers 1800. Ce qui avait été recherché et loué au xviie et au début du xviiie siècle
était depuis 1730 environ réprouvé et évité. Contre le connaisseur comme
instance de jugement, on mettait en avant l’auditeur dépourvu de connaissances
techniques, contre l’entendement, le sentiment, contre le studium, l’ingenium,
contre l’étonnement (admiratif ou perplexe), l’émotion, contre l’artificiel et le
compliqué, le naturel et le simple. Pour mettre l’accent sur le point qui nous
occupe, on peut dire que Triest répétait donc, au milieu d’un passage dont le
début était celui d’un panégyrique, le verdict de Scheibe, un verdict inscrit dans
le vocabulaire auquel Triest, en tant qu’héritier des Lumières et de l’Empfind-
samkeit, ne pouvait échapper. Mais entre les phrases qui expriment une distance
méfiante vis-à-vis de la tradition baroque et des catégories qui la supportent,
figurent celles, citées plus haut, dans lesquelles il est dit de la « musique pure »
– suspectée encore juste avant d’être « mécanique » – qu’elle est « pour ainsi dire
le modèle originel de l’art, issu d’une sphère supérieure, et [qu’]un homme qui

151
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

Carl Spitzweg, Ermite jouant du violon, avant 1863.


Munich, Schack-Galerie, Bayerische Staatsgemäldesammlungen.

Spitzweg était un humoriste, mais pas un caricaturiste. Rien n’était plus éloigné de ses intentions
que de se moquer de l’ermite violoniste, qui fait l’effet d’être un portrait du « moine ami des arts »
de Wackenroder et dont il faut se représenter le jeu au violon comme un « épanchement de cœur ».
Même chez Heine, l’ironie est certes une rupture, mais en même temps un vecteur du sentiment,
qui ne pouvait plus être exprimé de manière directe, dans une naïve immédiateté, sans tomber
dans un sentimentalisme ridicule. De manière analogue, chez Spitzweg, le tableau représentant
l’ermite exprime une distance humoristique vis-à-vis de la dévotion à l’art, cette distance étant un
moyen de retrouver une proximité qui sans elle serait perdue.

152
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach

trahit une connaissance aussi intime d’elle est comme un magicien auquel on
est tenté de prêter des forces surnaturelles ».
Il ne suffit pas de parler d’éclectisme. Car l’hésitation du jugement,
qui est liée à une coloration changeante des catégories – caractéristique tantôt
des Lumières et de l’Empfindsamkeit, tantôt du romantisme –, est révélatrice sur
le plan de l’histoire des idées. L’esthétique musicale romantique, dont Triest
a emprunté le pathos à Wackenroder et à Tieck, apparaît dans le contexte de
son essai comme un « néobaroque » qui restitue des concepts fondamentaux du
début du siècle en puisant dans l’esprit des années 1790.
L’« étonnement », catégorie centrale du baroque, qui avait été
suspecté par l’esthétique des Lumières et de l’Empfindsamkeit de n’avoir pour
objet qu’une virtuosité étourdissante à l’ostentation creuse, fut pour ainsi dire
rétabli dans ses anciens droits par le romantisme. Chez Wackenroder, il apparaît
sous la forme d’un saisissement provoqué par le « merveilleux ». Ce que l’on avait
ressenti comme « vide » vers le milieu du siècle, à l’époque où l’on était partisan
d’un idéal de touchante simplicité, on en faisait désormais, quelques décennies
plus tard, l’éloge en le qualifiant de « sublime ». Entre-temps, le sentiment
artistique véhiculé par les odes de Klopstock avait pénétré l’esthétique musicale,
surtout la théorie de la symphonie. Et l’on nommait à présent le saisissement
« dévotion » – un terme dans lequel sécularisation de la religion et sacralisation
de l’art se confondent.
Mais la dévotion à laquelle Wackenroder se sentait porté par les
symphonies dans les années 1790 – dévotion qui s’entend dans le cadre de
la religion de l’art – fut en quelque sorte réappliquée par Triest à la musique
d’église de Bach, c’est-à-dire à des œuvres qu’il subsumait, manifestement sans
les connaître, sous le concept de « musique pure » en déclarant leurs textes
incompréhensibles et pour cette raison indifférents.
Dans cette partie de l’Allemagne (la partie nord), l’exaltation que constitue la
dévotion ne devait pas être suscitée par la stimulation et l’étourdissement des sens
mais par une réf lexion sérieuse dans laquelle l’esprit s’abîme. Pour la soutenir, la
culture de l’harmonie était extrêmement importante ; en effet, qu’est-ce qui pouvait
entretenir cette réf lexion plus qu’une fugue et d’autres choses semblables, qui, bien
exécutées à l’orgue, plaisent même au non-connaisseur ? Le caractère supranaturel de
l’objet et un texte correspondant (souvent non poétique et même incompréhensible)

153
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

donnaient libre champ à tous les artifices et prouesses contrapuntiques, parce que
les paroles n’avaient pas beaucoup plus de valeur que les syllabes que l’on prononce
lorsqu’on solfie un morceau 138 .

« Profondeur de la pensée harmonique », « réf lexion où l’esprit s’abîme » et


« artifices contrapuntiques » n’apparaissent pas comme une mécanique virtuose
qui laisse le cœur vide, ils sont réinvestis dans la fonction que leur attribue la
musique d’église. Mais dans une inversion paradoxale du processus historique,
la dévotion religieuse est retrouvée par l’intermédiaire de la dévotion propre à
la religion de l’art, qui s’attache à la « musique pure » comme pressentiment du
« supranaturel ».

L’armature qui supportait la description donnée par Triest de la


musique allemande du xviiie siècle relevait à la fois de l’esthétique et de la philo-
sophie de l’histoire. Elle consistait en un système d’antithèses issues des Lumières
et de l’Empfindsamkeit mais réinterprétées par Triest dans un sens romantique ou
« néobaroque ». Et le jugement porté sur Bach oscillait selon que dans un passage,
le ton adopté par Triest était déterminé par la tendance antibaroque originelle de
l’appareil catégoriel ou par son remaniement romantique.
Cependant, à la différence des schémas proposés au milieu du siècle,
la construction historique élaborée par Triest n’est pas simplement antithétique
mais triadique et dialectique. Le troisième stade de l’évolution, que Triest
– encore marqué par la haute conscience de lui-même qu’avait le xviiie siècle et
non par le désir partagé entre présent et avenir caractéristique du xix e siècle –
considère comme atteint dans son propre présent, constitue le retour, à un
niveau supérieur, du premier après la traversée du deuxième. Ce qui apparaît,
sur le plan esthétique, comme l’appropriation et la coloration romantiques
de catégories baroques se veut, sur le plan de la philosophie de l’histoire, une
progression dialectique ; l’éclectisme se présente comme une synthèse. Dans
les jugements de Triest sur Bach, la restauration d’un passé archaïque apparaît
encore comme perturbée par des rechutes dans une polémique antibaroque
du type de celle de Scheibe, polémique qui s’annonçait déjà dans le système de

154
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach

catégories propre aux Lumières et à l’Empfindsamkeit. Une louange homogène se


concentre en revanche sur Carl Philipp Emanuel Bach, le représentant le plus
remarquable du troisième stade de l’évolution, qui est le but de l’histoire de la
musique telle qu’elle s’est déroulée jusqu’alors. Selon Triest, la « musique pure »,
qui tendait encore à la « mécanique » chez Jean-Sébastien Bach, se fait musique
« poétique » dans les sonates et les symphonies de son fils Carl Philipp Emanuel,
révélant ainsi sa véritable essence. Triest concentra sur C. P. E. Bach les attributs
d’un baroque romantisé, qui furent ensuite « restitués » à Jean-Sébastien, d’abord
par Hoffmann et plus tard par Schumann.
L’élément décisif fut la thèse selon laquelle la « musique pure »,
qui se caractérise par sa « profondeur de pensée harmonique » et sa virtuosité
contrapuntique, ne s’arrête pas au stade du « mécanique » mais s’élève jusqu’au
« poétique » : « Or, d’une manière générale, l’éloquence se distingue de la poésie
par le fait que l’entendement y est plus actif et plus dominant que l’imagination.
La musique prit aussi ce caractère 139. » Et Triest conçoit comme « rhétorique » l’art
de Jean-Sébastien Bach, ce qui est tout à fait pertinent si l’on s’en tient au seul mot :
Jusqu’alors, la seule chose que l’on avait appréciée dans les productions de cette sorte
[c’est-à-dire dans les pièces de « musique pure »], c’était un parcours harmonique plein
d’artifices. Plus encore que celles de la musique appliquée, leurs formes n’étaient
absolument que rhétoriques et non poétiques. Concertos, sonates, toccatas, préludes
et même ce que l’on appelait des fantaisies, tout témoignait de ce souci scrupuleux de
respecter les règles de l’art 140 .

L’idée que Triest se faisait de la rhétorique musicale de Bach était, si approprié


que semble le terme, tout à fait inadéquate. Dans le sens de l’affect antibaroque
hérité du deuxième tiers du siècle, il n’entendait par musique rhétorique rien
d’autre qu’un fatras de formules, une virtuosité ostentatoire dans le maniement
des figures sans contenu de fond et de vérité suffisant. « Dès lors que le thème
contenait ne fût-ce qu’une mélodie, que l’on pouvait, si nécessaire, faire entendre
sous dix renversements différents, on ne se souciait pas davantage de savoir si
elle était aussi censée dire quelque chose. »
La construction élaborée par Triest faisait de l’histoire de la musique
instrumentale allemande du x viii e siècle une évolution dialectique dans
laquelle la « musique pure » s’élevait du « rhétorique » au « poétique », et ce en

155
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

passant par une phase d’autoaliénation, de dépendance à la fois enrichissante et


appauvrissante par rapport à la « musique appliquée ». (On ne peut s’empêcher
ici de se rappeler involontairement la terminologie hégélienne, les catégories
« en soi », « hors de soi » et « pour soi ».) La « musique pure » de la première phase
de l’évolution, dont font partie les œuvres de Bach, n’était « absolument que
rhétorique, pas poétique ». L’« écriture galante » – l’adaptation de la musique
instrumentale aux postulats esthétiques du galant homme, du dilettante –
consistait en revanche à abandonner ou à réduire « l’harmonie savante et
profonde » et à essayer d’imiter instrumentalement le caractère mélodique et
destiné au chant de la « musique appliquée », dont Kant définissait l’esthétique à
l’aide des concepts d’« attrait » et d’« émotion ».
Or cette transplantation du style théâtral dans la musique pure provoqua un grand
vide et une grande uniformité dans les voix de l’accompagnement. De même que là (au
théâtre), le chant régnait seul et – du moins à l’époque – ne pouvait faire autrement,
de même on accordait ici à un instrument obligé, ou, au clavier, à la main droite, une
domination absolue. […] En passant de l’artificialité harmonique au vide mélodique,
la musique pure aurait donc en réalité perdu plus qu’elle n’aurait gagné, parce ce que
ce changement s’opéra non par un développement interne progressif mais par l’appli-
cation et l’imitation inadéquates du style théâtral. Heureusement il n’en fut rien, car
l’Allemagne vit se lever un homme qui reprit en main les rênes de la musique qui
s’affaiblissait. Il joignait l’originalité à une profonde application au travail et ouvrit à
la musique une voie que les autres n’avaient guère soupçonnée. Comme Ossian, il fit
vibrer les cordes de ses doigts, et si le tintement creux ne se tut pas complètement, il
recula du moins devant sa puissance magique aussi longtemps que celle-ci put agir 141 .

L’Ossian musical qui joignait à l’« originalité » de l’âge du génie la « profonde


application au travail » dont témoignent les normes et les modèles hérités de la
première phase d’évolution de la « musique pure », c’était Carl Philipp Emanuel
Bach. L’« écriture poétique » ou « esthétique » qu’il marque de son empreinte
assure, selon Triest, la médiation et l’équilibre entre les extrêmes que sont le
style « savant » et le style « galant », entre la virtuosité qui suscite l’étonnement et
la simplicité qui touche.
Non, Bach ne composait pas exprès de manière obscure et lourde, mais ces carac-
téristiques étaient la conséquence naturelle du cours de ses idées, dans lequel ne
pouvait le suivre ni le musicien mécanique (qui ne fait que calculer), ni celui qui
cherche seulement à divertir l’ouïe. En lui s’éveillait quelque idée esthétique,

156
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach

c’est-à-dire composée de concept et de sentiment, que l’on ne peut exprimer par des
mots, bien qu’elle frôle de près le sentiment déterminé que le chant peut nous repré-
senter et dont elle est pour ainsi dire le modèle originel 142 .

Si le concept d’« idée esthétique » provient de la Critique de la faculté de juger (§ 53),


l’idée que la musique instrumentale est le « modèle originel » de la musique
vocale est quant à elle d’essence romantique. Cependant, il n’est à ce stade guère
possible de distinguer l’esthétique romantique de Wackenroder et de Tieck, pour
laquelle Triest trouva un objet dans les symphonies de C. P. E. Bach – comme
plus tard Hoffmann dans celles de Beethoven –, du néobaroque de la fin du
xviiie siècle tel que les odes de Klopstock le marquèrent de leur empreinte dans le

domaine poétique. « Bach était un autre Klopstock, qui utilisait les sons au lieu
des mots. Est-ce la faute du poète auteur d’odes si ses sauts lyriques apparaissent
au vulgaire comme des non-sens ? »
Ce qui fut décisif pour l’histoire des idées, ce fut la thèse selon
laquelle la musique absolue, détachée de fonctions, de textes et de sujets,
ne reste pas en retrait par rapport à celle qui est liée au langage verbal mais
au contraire la dépasse, autrement dit la thèse selon laquelle le « vide » dont
l’esthétique des Lumières et de l’Empfindsamkeit parlait à propos de la musique
instrumentale pure peut être perçu par des initiés comme de la « sublimité ».
Ce fut Johann Abraham Peter Schulz qui recourut le premier à la nomenclature
de la poétique klopstockienne pour rendre justice à la musique absolue sur le
plan esthétique. Il le fit dans la Théorie générale des beaux-arts de Sulzer, qui avait
lui-même encore minimisé l’importance de la musique absolue, qu’il considérait
seulement comme un bruit agréable. Selon Schulz,
la symphonie est propre à exprimer le grand, le solennel et le sublime. […] Un tel
allegro est dans la symphonie ce qu’une ode de Pindare est dans la poésie ; comme
elle, il élève et ébranle l’âme de l’auditeur, et il faut le même esprit, la même imagi-
nation sublime et la même connaissance de l’art pour y réussir 143 .

Comme Tieck, Triest fit un pas de plus, non seulement en affirmant


l’autonomie esthétique de la « musique pure » – qui, selon Tieck, forme un
« monde à part entière » 144 – mais en faisant même de la musique instrumentale
le « modèle originel » de la musique vocale. Carl Philipp Emanuel Bach
a montré que la musique pure n’était pas une simple enveloppe pour la musique
appliquée, qu’elle n’en dérivait pas mais pouvait atteindre à elle seule de grandes

157
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

fins ; qu’elle n’avait pas besoin de se livrer à des tours et détours prosaïques ou tout au
plus rhétoriques en se donnant comme un simple jeu de l’ouïe ou de l’entendement
mais était capable de s’élever à une poésie d’autant plus pure qu’elle est moins
ramenée dans la région du sens commun par des mots (qui contiennent toujours des
idées secondaires) 145 .

Ce qui rend la « musique pure » « poétique », c’est précisément qu’elle se détache


du langage pour devenir elle-même langage.
Mais une théorie de la musique instrumentale qui, d’une part, plaçait
l’idée du sublime au centre dans l’esprit de la poétique klopstockienne et, d’autre
part, découvrait dans l’élan de l’imagination une instance esthétique située
au-delà de la dichotomie un peu vieillie entre « savant » et « galant », appelait sa
transposition de la figure de C. P. E. Bach – en qui, selon Triest, la dialectique
historique du siècle parvenait à son terme – à celle de Jean-Sébastien. Et ce n’est
pas un hasard si les caractéristiques constitutives de l’esthétique développée et
exposée par Triest à propos de Carl Philipp Emanuel – la prise de distance par
rapport à l’« attrait » et à l’« émotion », l’accentuation du sublime au lieu du beau
et la référence à une imagination imprégnée par la pensée –, se retrouvent dans
une apologie de Jean-Sébastien que Friedrich Rochlitz, l’éditeur de l’Allgemeine
musikalische Zeitung, écrivit vers 1800 146, pour ne la publier à vrai dire que des
décennies plus tard.
Bach donne donc peu de chose pour stimuler et divertir l’ouïe. À l’imagination il
offre une matière certes riche mais qui s’empare rarement d’elle de manière directe
et doit plutôt passer d’abord par la pensée. Quant au sentiment, il le saisit souvent,
mais la plupart du temps d’un côté où la plupart des gens ne se laissent pas saisir
volontiers, et encore moins souvent, et où même les plus capables et les meilleurs ne
peuvent pas suivre à tout moment : du côté du sublime et du grand 147.

Pratiquement comme Triest trois décennies plus tôt, Schumann


ressentait l’harmonie de Bach comme « audacieusement labyrinthique 148 » : il
évoque « Sébastien Bach [qui] creuse si profondément que la lampe éclairant le
fond du puits menace de s’éteindre dans les profondeurs […] 149 ». La « profondeur
de pensée abîmée dans ses réf lexions », qui était, au milieu du xviii e siècle,
suspecte parce que ressentie comme une autoaliénation de la musique,
fut, à l’exact inverse, comprise à l’époque romantique comme porteuse de

158
« MÉLODIES SANS PAROLES »

pressentiment et « poétique ». Schumann fit, à propos de Bach, l’éloge de ce que


Triest sentait lui aussi confusément, mais que, du fait de son hésitation entre le
système de catégories du milieu du xviiie siècle et l’inf luence de Wackenroder
et de Tieck, il n’osait louer ouvertement qu’à propos de Carl Philipp Emanuel :
l’association réussie de l’« originalité » et de la « profonde application au travail ».
Mais si je pense maintenant à la sorte de musique la plus élevée, telle que Bach et
Beethoven nous l’ont donnée dans certaines de leurs créations, si je parle d’états de
l’âme rares que l’artiste doit me révéler, si j’exige qu’avec chacune de ses œuvres il
m’emmène un pas plus loin dans ce royaume des esprits que constitue l’art, si, pour
le dire d’un mot, j’exige partout la profondeur et la nouveauté poétiques, dans le
détail comme dans l’ensemble […] 150 .

Le « royaume des esprits que constitue l’art » et auquel Bach donne accès est le
Djinnistan de Hoffmann, l’utopie d’une musique qui se met à part du monde
et devient par là capable de parler de ce qu’il y a de plus élevé. La musique de
Bach – sa musique instrumentale – représentait pour le xix e siècle l’idée d’une
« musique pure », d’une musique où les idées de « composition pure », de la
musique comme « monde existant pour lui-même » et de musique « absolue »
comme expression de l’« absolu », se fondaient les unes dans les autres.

« MÉLODIES SANS PAROLES 151 »

L’exigence d’une « coïncidence », d’une « interpénétration » ou d’une


« transition insensible » entre forme et contenu, entre phénomène sensible et
signification est une maxime fondamentale de l’esthétique classico-romantique
(entre le baroque et la modernité). Certes, il n’est pas légitime de généraliser
cette maxime jusqu’à en faire un principe universel, mais sa validité n’était pas
contestée à l’époque qui va des années 1770 au milieu du xix e siècle. On peut aller
jusqu’à dire que le principe selon lequel les sentiments constituent le contenu
de la musique ou sa signification était un lieu commun de cette période. De ce
fait, l’esthétique du sentiment, si elle voulait être une esthétique de la musique
comme œuvre d’art – et non comme simple structure exerçant une stimulation –,

159
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

était elle aussi confrontée à la difficulté suivante : se conformer aux critères


méthodologiques de la dialectique forme-contenu.
Pour ne pas tomber dans un réalisme grossier, l’esthétique du
sentiment peut partir d’une double affirmation : les sentiments exprimés ou
représentés par la musique ne sont pas déjà « donnés » en dehors de la forme
d’expression ou de représentation musicale, ou « avant » elle, mais n’adviennent
qu’« en » elle ; d’un autre côté, dire qu’il s’agit donc de sentiments qui existent
exclusivement « par » la musique serait s’égarer dans la direction opposée. Un
sentiment représenté musicalement n’est pas « saisissable » d’une autre manière
que dans la représentation : l’expression ne « renvoie » pas au sentiment mais le rend
« présent ». Néanmoins, dans le sentiment représenté ou exprimé musicalement
– le « sentiment sonore », comme l’appelait Friedrich Theodor Vischer 152 –, la
« coïncidence » du phénomène sensible et de la signification n’est pas quelque
chose d’immédiatement donné mais au contraire le résultat d’une médiation.
C’est Hegel qui a donné de la dialectique forme-contenu la formulation
la plus résolue. Seules les œuvres dont la forme et le contenu s’avèrent tout à fait
identiques sont de véritables œuvres d’art, écrit-il dans La Science de la logique 153.
Mais l’identité est produite dialectiquement : « le Rapport absolu du contenu et de
la forme » consiste en « leur renversement l’un dans l’autre, de telle sorte que le
contenu n’est rien d’autre que le renversement de la forme en contenu, et la forme rien
d’autre que le renversement du contenu en la forme » 154.
Cependant, pour que la dialectique ne reste pas le contour abstrait
et nu d’une esthétique s’épuisant dans le pur postulat, il faut la préciser
concrètement. Et il semble que l’on puisse comprendre plus exactement la
« transition insensible » par laquelle le contenu devient forme et inversement
en partant d’un problème qui, de la fin du xviii e au milieu du xix e siècle – de
Johann Nikolaus Forkel 155 à Friedrich Theodor Vischer 156 –, fit partie des thèmes
centraux de l’esthétique musicale, bien qu’il n’ait pas connu d’histoire continue.
Ce problème, c’est la question de savoir si les sentiments exprimés musicalement
sont « déterminés » ou « indéterminés » et dans quel sens ils le sont.
Ce qui lui donnait son acuité et son importance, c’est que le caractère
artistique d’une œuvre musicale n’était plus recherché – comme c’était encore le
cas à l’époque des Lumières – dans le respect de normes et de modèles généraux,

160
« MÉLODIES SANS PAROLES »

mais bien plutôt dans la manifestation d’une individualité et d’une originalité


uniques. Il fallait donc que la détermination – y compris celle des sentiments
que l’on considérait comme la substance des œuvres musicales – se situât dans
le particulier, dans ce qui ne peut pas être répété, et non dans le général, par
exemple un affect susceptible d’être nommé. Depuis la Critique de la faculté
de juger de Kant (1790), si ce n’est depuis plus longtemps encore, il était établi
que la signification ou le sens d’une œuvre relevant d’un art du « beau » ne
consistait pas en une idée située au-delà de la forme sensible esthétique mais
en la réalisation de l’idée dans l’œuvre en tant qu’objet individuel formé par
l’artiste. (La définition hégélienne du beau comme « apparence sensible de
l’idée » dépassait le concept classique d’art dans la mesure où elle laissait ouverte
la possibilité de saisir l’« idée » autrement que par l’« apparence sensible ».)
Félix Mendelssohn – écrivain brillant qui ne fit jamais imprimer
un mot sur la musique – se méfiait du langage. Et le titre Mélodies sans paroles
– l’une des trouvailles qui jalonnent l’histoire des titres – ne veut nullement dire
qu’une mélodie pour piano n’est que l’ombre d’une mélodie chantée, il signifie
à l’inverse que la « mélodie sans paroles » met en avant la « véritable » mélodie.
Dans une lettre à Marc André Souchay du 15 octobre 1842 que l’on cite souvent
mais qui n’a guère été interprétée de manière suffisante, Mendelssohn écrit :
Les gens se plaignent habituellement de ce que la musique est trop plurivoque, de ce
qu’on sait si peu ce que l’on doit se représenter quand on en écoute, alors que tout un
chacun comprend les mots. Mais chez moi, c’est l’inverse. Et pas seulement pour des
discours entiers, pour des mots isolés aussi ; eux aussi me semblent si plurivoques,
si indéterminés, si propices au malentendu par comparaison avec une musique bien
faite, qui vous remplit l’âme de mille choses meilleures que des mots. Ce qu’une
musique que j’aime me dit, ce ne sont pas des idées trop indéterminées pour être
formulées verbalement mais des idées trop déterminées. – Je trouve ainsi à toutes
les tentatives d’exprimer ces idées quelque chose de juste mais aussi à toutes quelque
chose d’insuffisant, et il en va également ainsi des vôtres. Mais ce n’est pas votre
faute, c’est la faute des mots, qui ne peuvent tout simplement pas faire mieux. – Si
vous me demandez ce que je me suis représenté en composant [certaines des Mélodies
sans paroles], je vous dirai : rien d’autre qu’une mélodie, telle que vous la trouvez dans
la partition. Et si, en composant l’une ou l’autre, j’ai eu à l’esprit un ou des mots déter-
minés, je refuse quand même de les révéler à qui que ce soit, parce que le même mot
ne veut pas dire pour l’un ce qu’il veut dire pour l’autre, parce que seule la mélodie

161
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

peut dire la même chose à l’un et à l’autre, éveiller en eux le même sentiment – mais
ce sentiment ne s’exprime pas par les mêmes mots 157.

Il ne faut pas nécessairement se laisser troubler par le fait que


Mendelssohn parle d’abord d’« idées », puis de « sentiments », car il entend
manifestement par « idée » une représentation dont l’objet est avant tout un
sentiment. Ce qui est essentiel et étonnant dans cette lettre, qui a toujours
été ressentie comme une esthétique in nuce, c’est bien plutôt la résolution avec
laquelle Mendelssohn oppose au concept de sentiment « indéterminé », qui
était une catégorie centrale de l’esthétique populaire, l’idée d’un sentiment
« déterminé » par la musique, c’est-à-dire par les moyens de la musique absolue.
L’idée que la musique exprime des sentiments indéterminés et que
ceux-ci constituent la substance esthétique des œuvres musicales fut la cible
des attaques polémiques d’Eduard Hanslick contre l’« esthétique du sentiment »,
qu’il qualifiait de « viciée » 158 . Et à première vue, l’argumentation de Hanslick
semble dépourvue de toute lacune et irréfutable. Selon lui, parler de sentiments
indéterminés associés à de la musique ne porte pas à conséquence tant que l’on
n’entend pas par là autre chose que la représentation de la « dynamique des
affects », la reproduction de formes de mouvement lentes ou rapides, nettement
marquées ou vacillantes 159 . Cependant, ce qui est indéterminé n’est pas propre
à former la substance esthétique des œuvres musicales, car ce qui fonde leur
caractère artistique, c’est l’individualité qu’elles expriment :
Quel est alors l’élément positif, créateur, à l’intérieur de l’art musical ? Un sentiment
indéfini n’offre en lui-même aucun contenu ; une fois qu’un art s’en empare, il lui
reste encore à lui donner forme. Toute activité artistique consiste au contraire à
individualiser, à imprimer la marque du déterminé à partir de l’indéterminé, du
particulier à partir du général 160 .

Si la détermination de la substance esthétique est donc la condition détermi-


nante d’une œuvre qui prétend avoir un caractère artistique, alors l’esthétique du
sentiment se révèle une impasse. En effet, un sentiment déterminé ne peut être
pour Hanslick qu’un sentiment déterminé par des mots exprimant des signifi-
cations – un affect susceptible d’être nommé –, et les significations dont les mots
sont porteurs sont par principe inaccessibles à la représentation musicale.

162
« MÉLODIES SANS PAROLES »

La musique, comme « langage indéterminé », ne peut restituer des concepts, on en


conviendra. Psychologiquement, la conclusion s’impose : la musique ne peut pas
exprimer des sentiments déterminés. Le caractère déterminé des sentiments repose
bien en effet dans leur noyau conceptuel 161 .

Rappeler que la musique vocale, dans laquelle la « dynamique » des sentiments


peut être rapportée par les paroles à des affects aux contours nets, est capable
d’atteindre la détermination du sentiment n’est pas pour Hanslick une objection
pertinente, car on ne peut tirer de la musique vocale une esthétique censée
valoir comme théorie de « la » musique. « Ce que la musique instrumentale est
incapable d’accomplir ne saurait valoir pour la musique en général, car elle seule
est la musique pure et absolue 162. » Mais si la détermination des sentiments, qui
est à la fois conceptuelle et transmise par la médiation des mots, est un élément
« extramusical » qui ne peut pas être pris comme point de départ d’une esthétique
musicale, alors la détermination qui fait partie des conditions que les œuvres
musicales doivent remplir pour avoir un caractère artistique ne peut pas être
recherchée dans les sentiments mais uniquement dans les structures sonores.
Ce côté idéel dans la musique relève du son et non d’un concept qu’il faudrait ensuite
traduire par des sons. Ce qu’il y a d’essentiel dans le point de départ de la compo-
sition, ce n’est pas la prémisse de dépeindre musicalement une passion déterminée,
mais l’invention d’une mélodie déterminée 163 .

Mendelssohn partageait avec Hanslick la conviction fondamentale


suivante : il faut que la substance esthétique de la musique soit « déterminée »,
mais la détermination des sentiments par des mots porteurs d’une signification
constitue un élément « extramusical » et donc impropre à fonder une esthé-
tique musicale. Et pourtant, l’esthétique de Mendelssohn est une esthétique
du sentiment : elle est portée par l’idée que la détermination des structures
sonores, opposée par Hanslick à la détermination du sentiment, en est en vérité
le fondement ou le corrélat.
L’idée qu’un sentiment – Hanslick dirait la « dynamique » du
sentiment – constitue un « matériau » auquel les structures sonores donnent une
« forme », que la musique « actualise » donc en quelque sorte – pour dire les choses
dans le langage de la scolastique – un sentiment « potentiel », est certes inhabituelle
mais tout à fait concevable. Et on peut même donner à la détermination du rapport

163
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

entre sentiment et structure sonore une tournure dialectique, en affirmant avec


Hegel, dont Mendelssohn a suivi certains cours, que non seulement le contenu « se
mue instantanément » en forme mais aussi la forme en contenu.
La conviction de Mendelssohn selon laquelle la détermination de
sentiments exprimés musicalement est une détermination de la musique – et
non simplement la reproduction d’une détermination « extramusicale » déjà
donnée – se retrouve de manière surprenante chez son antithèse musicale
Richard Wagner, et ce à propos des poèmes symphoniques de Franz Liszt. « Le
musicien, au contraire, fait totalement abstraction de l’évènement tel qu’il se
passe dans la vie courante, il en abolit complètement les contingences et les
détails et sublime au contraire tout ce qu’ils contiennent selon son contenu
affectif concret, que seule la musique peut donner déterminé. » L’affirmation
selon laquelle le contenu affectif tiré par abstraction de la « vie courante »
est « concret » fait d’abord l’effet d’un paradoxe. Mais ce que Wagner a en tête
– et, bizarrement, il est d’accord avec Mendelssohn sur ce point –, c’est une
détermination que « seule » la musique « peut donner » et non des mots porteurs
de significations. Le fondement de l’esthétique wagnérienne d’un langage fait
à la fois de mots et de sons musicaux, fondement que Nietzsche a reconnu bien
qu’il demeure latent et n’apparaisse que dans quelques phrases des écrits de
Wagner, est l’idée de musique absolue, à laquelle le compositeur fut converti
par la métaphysique de Schopenhauer, parce qu’elle convergeait avec des
expériences qu’il avait faites en concevant Tristan et Iseult.

« UN MONDE À PART ENTIÈRE 164 »

L’idée que la musique peut prendre une qualité « poétique » est chez
Robert Schumann, dont les catégories esthétiques proviennent pour l’essentiel
de Jean Paul, liée à la représentation d’une association entre musique et poésie.
Certes, cette association ne se fixe pas sous forme de musique à programme,
mais elle en partage la structure esthétique fondamentale : langage et musique
cherchent ensemble et en interaction à saisir une substance « poétique » qui
n’appartient pas primordialement à l’un ou à l’autre des deux arts mais constitue

164
« UN MONDE À PART ENTIÈRE »

ce qui, dans chacun d’eux, est de l’« art » au sens fort, compris comme une qualité
et non comme un simple concept général sous lequel sont subsumés les arts.
(Selon la représentation populaire, un texte est « illustré » ou « commenté » par
la musique. Schopenhauer a opposé à cette représentation la thèse inverse : pour
lui, c’est la musique qui est illustrée ou commentée par un texte. Mesurées à
l’aune de l’idée schumannienne d’une qualité « poétique » de la musique, l’une et
l’autre position sont unilatérales et déforment une relation dialectique pour en
faire un simple rapport entre ce qui fonde et ce qui est fondé.)
Relier étroitement musique et poésie par une dialectique esthétique
dans laquelle l’accent peut être mis sur l’un ou l’autre pôle, c’est-à-dire qui
inclut aussi bien l’idée d’une essence « proprement poétique » de la musique
que celle d’une essence « proprement musicale » de la poésie (Walter Pater),
est donc une démarche caractéristique du romantisme. On n’en est que plus
étonné de constater que dans l’un des premiers témoignages de l’esthétique
musicale romantique, les Fantaisies sur l’art de Ludwig Tieck (1799), le terme
« poétique » appliqué à la musique ne désigne pas son association avec la poésie
mais au contraire la frontière qui les sépare. La musique « poétique » dont parle
Tieck n’est rien d’autre que la musique « absolue », qui ne reçut ce nom qu’un
demi-siècle plus tard de Richard Wagner et d’Eduard Hanslick.
Ces symphonies peuvent représenter une pièce de théâtre colorée, variée, confuse
et belle dans sa progression telle que le poète ne pourra jamais nous en donner ; car
elles dévoilent dans un langage énigmatique ce qu’il y a de plus énigmatique, elles
ne dépendent pas des lois de la vraisemblance, elles n’ont pas besoin de suivre une
histoire et des caractères, elles restent dans leur monde purement poétique 165 .

(Le mot « confus » désigne, comme dans la poétique baroque, un moyen artis-
tique et non un défaut esthétique.)
Le paradoxe d’une « pièce de théâtre » sans « histoire » ni « caractères »
permet de définir par la périphrase une œuvre d’art qui constitue un « monde
pour lui-même » – c’est-à-dire une « pièce de théâtre » –, mais ne raconte pas
d’« histoire » représentant ou imitant un fragment de réalité et ne montre pas
non plus de « caractères » qui aient des contours nets et soient définissables par
des mots porteurs de significations. En forçant à peine le trait, on peut ramener
le propos de Tieck à la formule suivante : la musique instrumentale – comme art

165
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

« purement poétique » – est la véritable poésie, que « le poète ne pourra jamais
nous donner ».
À la différence de la peinture et de la poésie, la musique n’est pas
imitation – ni imitation de la nature, ni mimésis de la mimésis poétique – mais « un
monde à part entière ». Mais ce que Tieck entend par « musique » – et l’évidence
avec laquelle il présente une affirmation inhabituelle est frappante –, c’est avant
tout la musique instrumentale.
La musique vocale pure devrait probablement se mouvoir dans sa propre force,
dans l’élément qui lui est particulier, sans aucun accompagnement instrumental,
de même que la musique instrumentale va son propre chemin et ne se préoccupe
d’aucun texte, d’aucune poésie sur laquelle on l’aurait composée, crée pour elle-même
de la poésie et se commente elle-même poétiquement 166 .

(Ce passage annonce le schéma esthétique fondamental de l’antithèse entre


Palestrina et Beethoven sur laquelle Hoffmann fonde son essai Ancienne et
nouvelle musique d’église.)
La thèse selon laquelle c’est justement en se séparant de la poésie et
en « cré[ant] pour elle-même de la poésie » que la musique devient « poétique »,
apparaît d’abord comme l’accentuation paradoxale d’une tendance caractéristique
du xviii e siècle. Cette tendance consiste, d’un côté, à conférer à la musique
instrumentale une autonomie esthétique, mais, d’un autre côté, à justifier cette
autonomie en concevant la musique instrumentale comme un langage propre,
un « langage des sentiments » opposé au « langage des mots ». L’analogie entre « le
langage ou le discours des sons 167 » et le langage des mots justifie l’abolition de la
dépendance extérieure de la musique vis-à-vis de la poésie.
Mais, comme Fr iedr ich Sch legel, Tieck considérait « toute
expression du sentiment » comme « de la musique à un degré inférieur » 168 . Il
lui fallait donc justifier l’autonomie de la musique instrumentale autrement
que ne le faisait l’esthétique des Lumières représentée par Mattheson. Et de fait,
sa théorie de la musique instrumentale est une esthétique du « merveilleux »
qui s’oppose à celle des Lumières.
Les différentes sonates, les trios et quatuors pleins des raffinements de l’art sont
pour ainsi dire les exercices d’entraînement qui conduisent à cette perfection de l’art
[que l’on trouve dans les symphonies]. Le compositeur dispose ici d’un champ infini

166
« UN MONDE À PART ENTIÈRE »

pour montrer sa puissance et sa profondeur d’esprit ; il peut ici parler le sublime


langage poétique qui dévoile en nous ce qu’il y a de plus merveilleux.

Le terme « merveilleux » trahit l’appartenance de la métaphysique romantique


de la musique instrumentale à une tradition qui fut représentée dans la poétique
du xviiie siècle par Johann Jacob Bodmer et Johann Jacob Breitinger. En partant
de cette tradition, on peut expliquer pourquoi la séparation d’avec la poésie fut
formulée comme une prétention « poétique » et non simplement comme une
prétention à l’« autonomie ».
Dans sa Poétique critique [Critische Dichtkunst] de 1740, Breitinger relia
une tradition poétologique à une idée philosophique : il comprit que l’on pouvait
fonder métaphysiquement l’esthétique baroque du « merveilleux » sur l’idée
leibnizienne des « mondes possibles » si l’on interprétait le merveilleux comme
l’imitation d’un des mondes possibles que Dieu aurait pu créer mais n’a pas créés.
Mais parce que la disposition présente du monde des choses réelles n’est pas
absolument nécessaire, le Créateur aurait pu, s’Il avait poursuivi d’autres intentions,
créer des êtres d’une tout autre nature, les lier entre eux dans un autre ordre et leur
prescrire de tout autres lois. Or, puisque la poésie est une imitation de la Création et
de la nature pas seulement dans le réel mais aussi dans le possible, ce qu’elle produit,
qui est un mode de la création, doit nécessairement fonder sa vraisemblance soit sur
l’accord avec les lois et le cours de la nature tels qu’ils existent à présent, soit sur les
forces que la nature, pour autant que nous puissions le concevoir, aurait pu exercer
si elle avait poursuivi d’autres intentions 169 .

Un équilibre précaire est préservé entre le principe antique d’imitation et le


principe moderne de création : comme représentation d’un monde préformé
dans les pensées de Dieu, la poésie est imitation, mais dans la mesure où ce
monde – qui n’est que possible et non réel – doit nécessairement être réalisé pour
sortir de sa virtualité, la poésie est en même temps création.
Breitinger s’efforce, sans abandonner explicitement le postulat Ut
pictura poesis erit 170, de distinguer la poésie de la peinture. Selon lui, la peinture
est avant tout une imitation du réel, alors que la poésie est primordialement une
imitation du possible, c’est-à-dire une imitation qui, en tant que réalisation du
virtuel, est aussi une création.
Un poème bien inventé doit donc être considéré comme une histoire véritable venant
d’un autre monde possible. Et de ce point du vue, le poète est aussi le seul à mériter le

167
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

nom de poiétès, de créateur, parce que non seulement il donne par son art des corps
visibles à des choses invisibles, mais encore crée pour ainsi dire les choses qui ne
sont pas perceptibles pour les sens, c’est-à-dire les fait passer de l’état de possibilité à
celui de réalité et leur communique ainsi l’apparence et le nom de la réalité 171 .

Dès 1561, Jules César Scaliger avait affirmé que seule la poésie est
production de quelque chose qui est (condere), alors que la peinture est simple
imitation de quelque chose de donné (narrare). Dans la Querelle des arts, le poète
apparaît comme un alter deus dont l’œuvre est une altera natura.
L’idée qu’une œuvre d’art, en tout cas un poème, est une « création »
– idée qui, dans le langage courant moderne, est devenue si triviale que c’en
est insupportable –, est née d’une réinterprétation chrétienne du concept
antique de poiésis, qui plaçait l’art à côté de l’artisanat. La question de savoir
où se situait l’origine de l’idée (platonicienne) d’objets qui ne sont pas donnés
par nature et que l’on ne peut pas expliquer non plus en les présentant comme
le perfectionnement de ce qui est donné par nature constituait un problème.
Ce problème, à vrai dire, a toujours suggéré la solution qui consistait à parler
de « création » dans un sens dépourvu de pathos, c’est-à-dire d’une fabrication
qui n’imite pas, pas plus qu’elle ne la réalise, une idée conçue préalablement,
mais produit d’elle-même originellement aussi bien l’idée que sa réalisation.
(Si Breitinger a reculé devant une formulation radicale, à savoir l’abandon du
principe d’imitation au profit de l’idée d’une « création » artistique, c’est autant
à cause de scrupules théologiques que par piété vis-à-vis de l’Antiquité. L’idée
d’une création qui est en même temps imitation d’un monde possible opérait
une médiation entre l’idée de « génie original », l’héritage antique du principe
de mimésis et une conscience chrétienne pas assez audacieuse pour imiter la
démonstration de force caractéristique de la Renaissance effectuée par Scaliger
lorsqu’il parlait du poète comme d’un alter deus.)
En toute rigueur, les arguments avancés pour séparer la poésie de la
peinture et l’élever au-dessus d’elle – pour Breitinger comme pour Scaliger, la
musique se situait hors de l’horizon de la théorie esthétique – étaient faibles. Tout
comme la poésie, la peinture peut aussi bien imiter un monde réel que réaliser
un monde possible. Autant la mise en avant du « merveilleux » ou des « mondes
possibles » apparaît comme trop unilatérale dans la poétique, autant elle est

168
Le mot de kleist sur la basse continue

convaincante dans l’esthétique musicale, dès lors que l’on entend par musique
avant tout la musique instrumentale, et le « changement de paradigme » qui a
substitué la musique instrumentale à la musique vocale comme modèle concret
pour la théorie esthétique a été le pas décisif franchi par l’esthétique musicale
romantique de Wackenroder et de Tieck, de Hoffmann et de Schopenhauer.
(Dans le point de départ fondamental de sa démarche, Hanslick est un héritier
du romantisme.) La musique instrumentale – et elle seule – est « un monde à part
entière ». Or l’idée de la production d’un « autre monde possible » était depuis
Scaliger et Breitinger – et on peut être certain que Tieck, qui était un insatiable
lecteur, connaissait la Poétique critique – liée à la représentation du « poétique »
comme « fabrication » qui est une « création », représentation dans laquelle se
superposent une idée antique et une idée chrétienne. Et il en résulta chez Tieck
le paradoxe que c’est précisément l’autonomisation de la musique vis-à-vis de
la poésie qui le conduisit à parler de poésie musicale, c’est-à-dire d’un « monde
purement poétique » constitué par la musique.

LE MOT DE KLEIST SUR LA BASSE CONTINUE


1

Les comparaisons sont bancales – ce constat est tellement éculé que


l’on est involontairement tenté de prôner l’emploi de métaphores comme moyen
auquel devrait recourir un langage scientifique humaniste. Il n’est à vrai dire
nul besoin de rappeler que l’utilisation poétologique de termes musicaux – de
« contrepoint » et « basse continue » à « fugue » et « forme sonate » en passant par
« leitmotiv » – donne presque toujours une idée faussée de la réalité. Cependant,
l’essentiel dans une comparaison musicale n’est pas la réponse qu’elle donne
– réponse qui en général s’avère vague et insaisissable – mais la question qu’elle
permet de repérer. L’emploi de métaphores sert à détecter, à circonscrire les
problèmes dans une première approche.
Il n’est donc pas surprenant que les liens entre musique et poésie – plus
généralement entre musique et langage – fassent partie, tant dans l’esthétique

169
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

littéraire que dans l’esthétique musicale, des thèmes dont le traitement est grevé
de spéculation, et ce dans des proportions tout aussi inspirantes que dissuasives.
Et ce ne furent en aucun cas exclusivement des dilettantes de l’esthétique qui
se laissèrent aller à des hypothèses sur les relations latentes et mystérieuses
entre musique et poésie, mais en nombre à peine moindre les poètes et les
compositeurs eux-mêmes, comme si une ultime révélation sur l’essence de leur
propre art avait été cachée dans l’autre.
Dans une lettre de Kleist, la basse continue apparaît de manière
surprenante comme modèle pour un projet pas encore réalisé de théorie de
la poésie. Si l’on essaie d’interpréter ce texte en se fondant sur une analyse,
au moins sommaire, de quelques présupposés très fréquents dans les théories
esthétiques qui franchissent les frontières entre les arts, c’est justement la
catégorie qui semble la plus évidente, à savoir le concept d’harmonie, qui s’avère
la plus problématique.
Le très grand nombre d’emplois musicaux du mot part certes d’une
seule et même signification fondamentale : l’harmonie est l’accord sonore entre
des éléments différents ou opposés. Mais eu égard au fait que les éléments
différents qui s’agencent ensemble par l’harmonie peuvent être un son aigu et
un son grave, deux intervalles faisant partie du système des sons – l’un séparant
deux sons simultanés, l’autre deux sons successifs –, une voix du haut et une voix
du bas dans un morceau à plusieurs voix, une consonance et une dissonance
ou bien encore un accord qui s’éloigne de la tonique et un autre qui ramène à
elle, il n’est pas étonnant que l’emploi métaphorique du concept d’harmonie
dans la théorie de la poésie pêche souvent par confusion en ce qui concerne le
phénomène musical auquel il est fait référence.
En outre, les degrés d’abstraction que l’on observe dans l’emploi
du concept d’harmonie comme de celui de musique sont extrêmement divers.
Entre les phénomènes sonores auxquels le terme de « musique » est réservé
à l’époque moderne, la mécanique céleste ainsi que la proportionnalité
psychophysiologique qui étaient appelées dans l’Antiquité et au Moyen Âge
respectivement « musica mundana » et « musica humana », et les structures
mathématiques que l’on concevait dans la tradition pythagoricienne comme
l’essence et l’origine commune des phénomènes harmoniques extérieurement

170
Le mot de kleist sur la basse continue

Par la ruse, le général Basse est surpris dans ses lignes fortifiées et vaincu, dessin anonyme.
La Haye, Gemeentemuseum (photo © Archiv für Kunst und Geschichte, Berlin).

La basse continue <Generalbass>, telle un dragon qu’un saint Georges compositeur transperce de
sa lance, apparaît certes encore sous la forme d’une contrebasse, mais ce qui est visé, c’est moins
la pratique du basso continuo chiffré que la théorie de l’harmonie dans son ensemble. Les basses
simples attaquées par les troupes innombrables de triples, de quadruples et même de quintuples
croches déchaînées symbolisent un système de règles conservateur qui, selon le caricaturiste,
tombe sous les coups d’une modernité révolutionnaire caractérisée par des masses chaotiques de
notes semblables aux masses populaires qui combattent sur les barricades.

divergents, il existe des différences qui apparaissent comme irréductibles. Si


on met l’accent, dans l’esprit pythagoricien, sur le fondement mathématique,
3
à savoir l’assemblage de proportions comme  21 , 23 et 4 , la question de savoir
si l’on se représente la mécanique céleste – l’harmonie des sphères – comme
réellement sonore ou non est, en toute rigueur, secondaire, car ce qui était

171
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

considéré comme essentiel, c’était la structure et non le son, l’aspect extérieur


acoustique. Quant à l’idée d’une « musica humana », d’une harmonie entre le corps
et l’âme ou entre des parties de l’âme, elle se fondait sur un concept de musique
totalement abstrait et détaché du phénomène sonore.
L’emploi du terme d’« harmonie » comme métaphore poétologique est
donc rendu doublement difficile, à la fois par l’extrême diversité des utilisations
musicales du mot et par un niveau d’abstraction qui oscille entre des extrêmes.
De son côté, l’affinité que l’on a cru découvrir au xix e et au début du xx e siècle
entre musique absolue et poésie absolue se révèle problématique, du fait que l’on
se perd dans les labyrinthes de la théorie du langage mais que l’on peut rarement
dire avec une certitude suffisante quelle conception implicite du langage on est
en droit de présupposer chez un poète. Quant à une conception explicite que l’on
puisse ressentir comme adéquate, on ne peut presque jamais en identifier une
sur la base des documents disponibles.
Si captivant que ce soit le sujet, nous n’évoquerons pas les voies
tortueuses suivies par l’histoire lexicale, dont la reconstitution imposerait
des digressions sur Novalis et Paul Valéry, Ludwig Tieck, E. T. A. Hoffmann,
R ichard Wagner, Ludw ig Feuerbach et Eduard Hanslick. Plutôt que
d’entreprendre une telle reconstitution, il peut suffire de rappeler que la
musique absolue constitue un objet d’envie poétologique. En effet, elle est
vue comme un langage qui n’a pas été corrompu par un idiome quotidien,
ou courant, trivial et éculé dont la poésie ne peut que chercher à s’écarter,
déployant à cette fin des efforts presque désespérés. D’une certaine façon, la
musique est à priori, dès le premier son qui se fait entendre, déjà de la poésie, ou
en tout cas elle semble l’être aux yeux des poètes, qui la ressentent et l’exaltent
comme le plus pur des deux arts.
Or cette idée d’une musique absolue, dépourvue de texte et non
rattachée à des affects empiriquement tangibles et désignables verbalement,
était étroitement liée à une autre idée, la représentation préromantique, puis
irrésistiblement trivialisée au xix e siècle, selon laquelle la musique ouvre à son
auditeur, ou lui permet de pressentir, un royaume inconnu, le Djinnistan ou
l’Atlantide de Hoffmann. Même des phénomènes sonores dépourvus de tout
caractère spectaculaire donnaient lieu à des rêveries métaphysiques. Mais
la véritable idole de l’esthétique romantique fut la symphonie, dont l’idée se

172
Le mot de kleist sur la basse continue

mêlait quelquefois – chez Kleist comme chez Wackenroder et Hoffmann –, de


manière étrange et paradoxale, à l’idée de la musique d’église catholique, du
style de Palestrina. Au xviiie siècle, les Encyclopédistes avaient fait peu de cas de
la musique instrumentale à cause de l’indétermination de ce qu’elle exprime et
l’avaient considérée comme du bruit certes agréable mais vide. À l’inverse, son
absence d’objet et de contenu conceptuel fut précisément le motif qui poussa les
romantiques à voir en elle un langage éloigné des basses réalités empiriques et
à l’élever au-dessus du langage des mots. Dans la hiérarchie des langages, celui
des concepts et celui des sentiments échangèrent en quelque sorte leurs places.
On attribuait à la musique absolue, émancipée vis-à-vis du langage
et le dépassant, la signification grandiose d’un « organon de la philosophie »
(Schelling). Cette signification s’opposait radicalement à la justification terre
à terre que l’on avançait pour élever la basse continue au rang de métaphore
poétologique, de la même façon qu’une esthétique portée par une ambition
métaphysique s’oppose fondamentalement à une méthode pour artisan. C’est
cette opposition qui amena Arnold Schoenberg à prendre résolument parti,
dans sa Méthode d’harmonie de 1911, contre l’esthétique et pour la méthode
de type artisanal. À vrai dire, la fonction que la comparaison avec la basse
continue remplit dans la théorie de la poésie est fort équivoque ; et en essayant
de reconstituer le problème dont la métaphore doit faire prendre conscience, on
ne peut guère éviter des hypothèses spéculatives qui frôlent les limites de ce qui
est philologiquement supportable.
Manifestement, le déclencheur a été l’expérience que la musique, bien
qu’elle soit – comme on le pensait depuis le début du xviiie siècle – un langage des
sentiments et non un langage des concepts, dispose néanmoins d’une syntaxe
exacte, à savoir d’un lien strictement régulé établissant une cohésion entre
des accords. Or, si l’on part de ce que, pour simplifier grossièrement, la poésie
s’éloigne à une certaine distance du langage des concepts et se rapproche d’un
langage des sentiments, alors, au vu du fait que la syntaxe trouve son fondement
dans la sémantique, la théorie de la poésie se voit confrontée à un problème
non résolu, à savoir la possibilité d’une syntaxe aux contours nets coexistant
avec une sémantique qui a tendance à se dissoudre dans le registre polysémique
du pressentiment confus. Il n’est donc nullement étonnant que la théorie de la

173
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

poésie ait espéré être stimulée et d’une certaine façon confortée par la théorie de
la musique, qui semblait offrir une syntaxe précise en dépit d’une sémantique
vague et insaisissable. Dans son Histoire générale de la musique de 1788, Johann
Nikolaus Forkel parlait à la fois et pour désigner une même chose d’un langage
musical des sentiments et de logique musicale, par quoi il entendait la basse
continue. Ce discours était attractif pour la théorie de la poésie, même si l’on ne
pouvait guère faire correspondre une réalité précise aux expressions employées.

Pendant l’été 1811, quelques mois avant sa mort, Heinrich von Kleist,
alors en proie à un désespoir extrême qu’il tentait d’adoucir par des rêveries
utopiques, écrivait à Marie von Kleist :
Je sens que toutes sortes de désaccords au sein de mon âme se sont encore plus
désaccordés sous la pression des conditions fâcheuses dans lesquelles je vis, et que le
fait de jouir sereinement de l’existence, si je pouvais y parvenir, suffirait peut-être à
les dissiper et à me faire recouvrer l’harmonie. Dans ce cas, je laisserais reposer l’art
pendant peut-être un an ou plus, pour me consacrer uniquement à la musique et à
quelques sciences dans lesquelles je voudrais me perfectionner. Cet art, en effet, je
le considère comme la racine ou, pour m’exprimer scolairement, comme la formule
algébrique de tous les autres ; et de même que nous avons vu un poète – auquel je n’ai
d’ailleurs pas l’audace de me comparer – appliquer aux couleurs toutes les idées qu’il
puisait dans son art, de même j’ai, depuis ma jeunesse la plus reculée, appliqué aux
sons toutes les idées générales que je tirais de la poésie. Je crois que la basse continue
contient les notions essentielles permettant d’expliquer la poésie 172 .

Cette lettre est étrange. En effet, d’un côté elle constitue – outre la
description d’une rêverie musicale dont il sera question plus loin – le seul texte
conservé dans lequel Kleist parle avec insistance de musique, mais d’un autre
côté, elle attribue à la musique et à sa théorie une signification qui fait qu’elles
atteignent semble-t-il les racines de la conception kleistienne de la poésie.
Kleist avait reçu une formation musicale, il jouait de la clarinette
et avait manifestement eu pour professeur Joseph Baer (Beer), le plus célèbre
clarinettiste de l’époque. Ces données ne sont, certes, pas indifférentes, elles
sont toutefois secondaires pour l’interprétation de la lettre, qui est moins un
document d’esthétique musicale que de théorie de la poésie. Mais la substance

174
Le mot de kleist sur la basse continue

poétologique qu’il importe d’en dégager est difficile à reconstituer si l’on ne


s’entend pas sur le sens qu’ont les termes « accord » ou « désaccord », « formule
algébrique » et « basse continue » en théorie musicale, car ils forment dans
la lettre une configuration dont la structure n’est en aucun cas repérable
immédiatement sans peine.
Kleist était encore conscient de l’origine musicale des mots « accord »
et « désaccord » employés métaphoriquement pour désigner des états psychiques,
comme le montre le fait qu’il les relie au terme « harmonie ». L’expression « accord »
et le souhait d’étudier la musique dans une retraite solitaire s’enchaînent donc
avec évidence, sans que l’utopie d’un « état différent », pour le dire avec Robert
Musil, soit rabaissée par là au statut de représentation mentale fugace, née d’une
association d’idées simplement suscitée par le medium linguistique. Il faut au
contraire prendre au sérieux et à la lettre le fait que la musique apparaît comme
la figure d’un désir qui reste inassouvissable – et ce d’autant plus résolument
qu’une autre lettre de la même époque à Marie von Kleist fait apparaître avec plus
de précision et d’insistance les motifs tant biographiques que poétologiques sur
lesquels reposait, durant l’été 1811, le recours à la musique et à la théorie musicale :
Quand je lis ou quand je suis au théâtre, il m’arrive de sentir autour de moi un appel
d’air venu de ma toute première jeunesse. La vie, qui me fait l’effet d’un désert, prend
soudain un aspect magnifique et des forces s’éveillent en moi, que je pensais mortes.
J’ai alors envie de suivre mon cœur là où il m’entraîne, sans plus tenir compte de
rien, sinon de ma propre satisfaction intérieure. J’ai été trop dominé jusqu’à présent
par le jugement des hommes ; La Petite Catherine de Heilbronn [Käthchen von Heilbronn],
notamment, en porte des traces 173 .

L’« état différent » dans lequel Kleist se sentait transporté par moments


était, d’une part, associé à l’idée de musique et déclenchait, d’autre part, des
réflexions poétologiques dont la réalisation dans La Petite Catherine de Heilbronn
apparaissait à Kleist comme imparfaite et troublée par des compromis, ce qu’il
aurait aimé rectifier après coup. C’est évident étant donné le lien qui existe
entre les deux lettres citées. Et quand Kleist est saisi, en écoutant de la musique,
par l’évocation d’un « pays inconnu » (lettre à Luise von Zenge du 16 août 1801),
il est manifestement inspiré par l’esthétique musicale du premier romantisme

175
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

représentée par Wackenroder et Tieck, ou par l’Hesperus de Jean Paul. Il est indif-
férent que cette influence s’exerce de manière directe ou indirecte.
L’hypothèse qu’une lettre dont la substance poétologique consiste
en l’invitation à « suivre [son] cœur là où il [vous] entraîne », soit étroitement
et indissolublement liée – non seulement chronologiquement mais aussi sur le
fond – à une autre dans laquelle la musique est présentée comme la « formule
algébrique de tous les autres arts », peut d’abord sembler fantaisiste. Elle perd
cependant l’apparence du paradoxe dès lors que l’on prend conscience de ce que
le rapport problématique entre la conception de la musique comme « langage des
sentiments », née au début du xviiie siècle, et son interprétation traditionnelle
comme « mathématique sonore », qui remonte à l’Antiquité, n’est pas une lubie
fugace de l’épistolier Kleist, qui, victime d’un dérangement mental, s’égarerait
dans la spéculation, mais rien de moins que le problème central autour duquel
tournait toute l’esthétique musicale du xviiie et du début du xix e siècle. Si peu
qu’Immanuel Kant et Wilhelm Heinrich Wackenroder aient en commun par
ailleurs, la difficulté qu’il y a à opérer une médiation entre l’élément expressif
et l’élément mathématique de la musique constitue, dans la Critique de la faculté
de juger comme dans les Épanchements d’un moine ami des arts, le point de départ
de complications dialectiques qui restent sans solution tant dans le traité
philosophique du premier que dans les nouvelles et essais du second. Ainsi donc,
si Kleist a donné une tournure poétologique à cette problématique d’esthétique
musicale, il est clair que le dilemme auquel il songeait se concentrait autour de
la question de savoir comment une poésie qui permet de « suivre [son] cœur là
où il [vous] entraîne » peut néanmoins prendre une forme qui ne le cède en rien
à la rigueur d’une « formule algébrique ».
C’est seulement en partant d’un contexte dont le centre obscur
consiste en la relation entre la musique comme « langage des sentiments » d’une
part et comme « mathématique sonore » d’autre part, que l’on peut découvrir
ce qu’a voulu dire Kleist quand il a affirmé, dans la phrase déterminante de
sa lettre, que « la basse continue contient les notions essentielles permettant
d’expliquer la poésie ».
Il n’est guère besoin de dire qu’il ne pensait pas à la pratique de la basse
continue, c’est-à-dire à l’art de jouer sans préparation des accords indiqués en

176
Le mot de kleist sur la basse continue

abrégé par une voix de basse chiffrée. Et ce que Hugo Riemann a appelé l’« ère
de la basse continue », l’époque à laquelle le basso continuo constituait une voix
réelle et assurait la cohésion de la structure musicale, faisait partie en 1811,
lorsque Kleist écrivit la lettre citée, d’un passé vieux de presque un siècle.
Il ne reste donc pas d’autre option que de comprendre « basse continue » comme
renvoyant à la théorie de l’harmonie fondée par Jean-Philippe Rameau en 1722,
que plusieurs auteurs spécialisés ont effectivement appelée, jusqu’au milieu du
xix e siècle, « basse continue » ou « théorie de l’harmonie ». Il n’est pas nécessaire de

tenir compte du problème de théorie musicale contenu dans l’interchangeabilité


des dénominations, car il ne fait aucun doute que Kleist n’en avait pas conscience.
Pour l’esquisser grossièrement, on peut dire qu’il consiste dans la contradiction
suivante. La théorie de l’harmonie peut être conçue soit comme une interprétation
de la basse continue, soit comme une solution de remplacement : comme une
interprétation parce que Rameau substituait à la basse continue réelle une
basse fondamentale hypothétique censée expliquer la nécessité qui gouverne
l’enchaînement des accords ; comme solution remplaçant la basse continue dans la
mesure où la cohésion du tissu musical n’était plus attribuée au basso continuo en
tant que voix réelle audible mais à une solidarité fonctionnelle abstraite existant
entre les notes fondamentales des accords substituées à lui.
Si Kleist a pu faire de la basse continue, dont Beethoven a dit une fois
qu’elle était inviolable, un modèle poétologique, c’est seulement – à première
vue, en tout cas – en partant d’une erreur de théorie musicale. En lui attribuant
cette erreur, on ne prend qu’un faible risque historico-philologique, parce
qu’elle a été un préjugé commun à toute une époque, partagé par presque tous les
contemporains. En associant basse continue et formule algébrique – et c’est bien
sur cette association que repose la lettre –, Kleist s’est, en gros, fourvoyé dans
une impasse dans laquelle la théorie musicale de l’époque s’est constamment
égarée et qu’elle n’a pourtant jamais quittée – avec l’étrange aveuglement
dont on fait preuve quand on prend quelquefois une pure et simple faute de
raisonnement pour un problème scientifique certes encore non résolu mais
fondamentalement susceptible de l’être.
Le terme de « basse continue » est de toute évidence un nom de code
qui renvoie à ce que Forkel avait appelé en 1788 « logique musicale », à savoir le fait

177
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

que les accords – la sous-dominante ou son relatif, la dominante et la tonique –


forment un enchaînement qui donne l’impression d’être nécessaire. Mais l’idée
que cette impression a des raisons mathématiques – et cela signifiait au xviiie et
au xix e siècle des raisons inhérentes à la structure arithmétique de la série des
harmoniques naturelles d’un son – était un préjugé erroné que l’on peut certes
expliquer historiquement mais pas justifier sur le fond.
Premièrement, l’échelle des harmoniques naturelles d’un son
contient dans sa partie inférieure l’accord parfait majeur, mais pas l’accord
parfait mineur. La partie supérieure de la série des fréquences ou des chiffres est
quant à elle sans importance pour la théorie musicale, parce qu’elle se perd dans
l’infini et englobe donc finalement tout – entre autre l’accord parfait mineur –,
mais sans plus rien expliquer.
Deuxièmement, la série des harmoniques naturelles d’un son
explique certes – dès lors que l’on accepte, d’une manière générale, le modèle
naturel comme explication – la structure des différents accords, mais pas
leur enchaînement dans la cadence. Or c’est précisément cette connexion, le
phénomène fondamental de la tonalité, qui constitue le véritable objet de la
théorie de l’harmonie.
Troisièmement, une échelle d’harmoniques naturelles est certes
représentable par une série de chiffres, mais c’est le phénomène acoustique et
non la structure mathématique qui sert de principe d’explication à la théorie
musicale. Il est indifférent que les fréquences des sons formant l’accord parfait
majeur soient dans le rapport 4/5/6, dans la mesure où c’est une tout autre
donnée, physique celle-là, qui sert à expliquer le caractère consonant de l’accord
parfait majeur – à savoir le fait, perceptible par l’ouïe, que dans la série des
harmoniques naturelles les sons do, mi et sol se fondent ensemble. En d’autres
termes, ce n’est pas parce que l’acoustique dont part la théorie musicale contient
un élément mathématique, que la musique est déjà une « mathématique sonore ».
En outre, le présupposé de la philosophie platonico-pythagoricienne selon
lequel les chiffres et les rapports entre les chiffres sont des principes agissants
et susceptibles d’expliquer les choses – présupposé sans lequel cela n’a pas de
sens de parler de « mathématique sonore » – avait été abandonné par les sciences
physiques et naturelles modernes des xviie et xviiie siècles.

178
Le mot de kleist sur la basse continue

Du point de vue de l’histoire des idées, la démarche consistant à fonder


mathématiquement la musique avait donc commencé par être un théorème
scientifique, puis était devenue une spéculation sectaire ou une métaphore
poétique. Néanmoins, cela n’empêcha ni la théorie musicale ni la philosophie d’y
persister avec constance. C’est en outre secondaire pour l’interprétation de la lettre
de Kleist, parce qu’une vague analogie et une connaissance scientifique valable et
établie peuvent aussi bien l’une que l’autre remplir la fonction qui consiste à faire
prendre conscience d’un problème poétologique. Ce n’est pas parce que Kleist, en
cherchant à exprimer plus clairement un paradoxe poétologique non résolu, est
tombé sur une « fable convenue » de théorie musicale sur laquelle il a cru pouvoir
s’appuyer, que l’on ne doit pas prendre son questionnement aussi au sérieux qu’il
le faisait lui-même.

L’idée d’une théorie de la basse continue qui « contient les notions


essentielles permettant d’expliquer la poésie » a été conçue par Kleist en analogie
à la Théorie des couleurs [Farbenlehre] de Goethe, qu’il lisait comme une poétique
codée. La Théorie des couleurs, qui a manifestement incité Kleist à développer
des réf lexions qu’il portait en lui depuis sa « toute première jeunesse », contient
dans sa cinquième section didactique un chapitre sur le « Rapport avec l’acous-
tique » (§ 747 à 750) qui fait partie du contexte qu’il faut prendre en compte pour
interpréter la lettre de Kleist.
Les tentatives qui ont été entreprises antérieurement pour découvrir
ou construire des analogies entre la couleur et le son pèchent, selon Goethe, par
un défaut fondamental : « La couleur et le son ne peuvent être en aucune façon
comparés entre eux ; mais tous deux peuvent être ramenés à une formule qui leur
est supérieure, et dont ils peuvent être déduits, chacun pour soi cependant 174 . »
Goethe avait l’intuition que cette « formule supérieure » était possible,
mais il ne pouvait la fixer en mots et en signes. Le rapport qu’elle entretient avec
la « formule algébrique de tous les autres arts » que Kleist croyait pouvoir trouver
dans la musique ou la théorie musicale peut être défini plus précisément si l’on
suppose que Kleist connaissait non seulement la Théorie des couleurs, qui était

179
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

disponible dans sa totalité depuis 1810 et qu’il évoque explicitement, mais aussi
la traduction commentée par Goethe de l’Essai sur la peinture de Diderot, qui
était parue en 1805. L’aphorisme de Diderot : « L’arc-en-ciel est dans la peinture
ce que la basse fondamentale est dans la musique », inspira en effet à Goethe une
glose critique qui donne des contours plus nets à l’emploi métaphorique du mot
« basse fondamentale » ou « basse continue » :
Ce n’est pas parce que l’arc-en-ciel et le prisme nous la montrent qu’il y a une
harmonie. Bien plutôt, ces phénomènes sont harmonieux parce qu’il y a une harmonie
supérieure universelle, aux lois de laquelle ils sont eux aussi soumis. L’arc-en-ciel ne
peut nullement être comparé à la basse fondamentale en musique […], il est aussi peu
la basse continue des couleurs qu’un accord parfait majeur n’est la basse continue de
la musique ; c’est bien plutôt parce qu’il y a une harmonie des sons qu’un accord parfait
majeur est harmonieux. Mais si nous poursuivons nos recherches, nous trouvons
aussi un accord parfait mineur, qui, s’il n’est nullement compris dans l’accord parfait
majeur, l’est en revanche dans l’ensemble du cercle de l’harmonie musicale.

Goethe distingue trois degrés d’abstraction du concept d’harmonie


et reproche à Diderot de les avoir indûment mélangés. Ce sont les suivants :
1. La série des harmoniques naturelles d’un son, que Diderot compare à l’arc-en-ciel
– car par « basse fondamentale » il n’entend rien d’autre que la série des harmoniques
naturelles, dont Rameau croyait pouvoir déduire la basse fondamentale –, contient
certes l’accord parfait majeur mais pas l’accord parfait mineur.
2. La série des harmoniques naturelles d’un son fait donc partie d’une « harmonie
musicale » plus large, qui inclut et explique aussi l’accord parfait mineur, et que
Goethe appelle « basse continue » ou « basse fondamentale ».
3. Au-delà de cela, l’harmonie des sons comme celle des couleurs se fonde sur
une « harmonie supérieure universelle ». Comme nous l’avons dit, Goethe
l’appelle dans la Théorie des couleurs « formule supérieure », sans hasarder la
démarche délicate qui aurait consisté à tenter de la préciser ou de la décrire par
une périphrase.
La « formule supérieure » de Goethe, qu’il faudrait chercher au-delà de la théorie
spécifique du son et de celle des couleurs, ne semble d’abord guère comparable
à la « formule algébrique de tous les autres arts » que Kleist croyait avoir
découverte dans la musique ou la théorie musicale elles-mêmes et non dans une
structure sous-jacente fondant de manière cachée la théorie du son comme celle

180
Le mot de kleist sur la basse continue

des couleurs. Kleist en reste à ce qui est tangible, à savoir la « basse continue » ;
Goethe se plonge dans quelque chose d’intuitif qui se dérobe à la démonstration.
Il est pourtant possible d’établir un lien entre les deux si l’on
présuppose chez Kleist comme chez Goethe, aux endroits cités, l’idée tacite,
agissant à l’arrière-plan, d’une nature qui forme le fondement porteur de ce que
Kleist appelle la « racine » ou la « formule algébrique de tous les autres arts ».
On est en droit de supposer sans se livrer à des explications
circonstanciées que Kleist – comme Goethe – ne partait pas du concept de nature
de la science moderne, en dépit de ses études de physique, mais de celui de la
philosophie antique, plus précisément aristotélicienne, en tout cas dans le
contexte poétologique. De plus, il est vraisemblable qu’il suivait la tendance
qui amenait, autour de 1800, de plus en plus d’auteurs à entendre par « nature »,
dans un contexte poétologique, une energeia et non un ergon. August Wilhelm
Schlegel avait utilisé la distinction scholastique entre natura naturans et natura
naturata pour opposer aux postulats de l’esthétique de l’imitation, qui dataient
de la Renaissance, l’idée que ce n’est pas la nature existante, donnée, qui
constitue le principe ou l’origine de l’art, et dont sa théorie doit partir, mais la
nature productive, qui agit de l’intérieur dans le poète et le peintre et produit
des effets sur le monde extérieur.
Or la nature productive – et ainsi se referme le cercle de l’inter­
prétation hypothétique de la lettre de Kleist – est selon Novalis déterminée
par des « rapports musicaux » : « Les rapports musicaux me semblent être
véritablement les rapports fondamentaux de la nature 175. »
Il est connu que Kleist était impressionné par Novalis. Et comme il
fut chargé en 1808 par la famille Hardenberg « de publier les œuvres complètes
de Novalis » (lettre à Ulrike von Kleist du 8 février 1808), il ne fait pas de doute
que sa connaissance des Fragments ne se limitait pas au choix qui avait été
imprimé en 1798 dans l’Athenäum sous le titre de Pollen [Blütenstaub].
En outre, la configuration de concepts sur laquelle repose la lettre à
Marie von Kleist de l’été 1811 peut presque intégralement être mise en relation
avec des fragments de Novalis. L’association des trois mêmes éléments – des
« accords » et « désaccords » comme états psychiques, des structures musicales
contenues dans l’âme de même que dans toute la nature et dans tous les arts, et

181
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

enfin la rêverie d’une vie utopique qui serait « jouissance » – revient chez Novalis
dans des formulations analogues ou presque identiques.
Le mot accord renvoie à des dispositions musicales de l’âme. L’acoustique de l’âme est
un champ encore obscur mais peut-être très important. Vibrations harmonieuses et
disharmonieuses.
Toute jouissance est musicale, et par là mathématique. La vie suprême est une
mathématique 176 .

Ce sont les mêmes concepts – « vie », « jouissance », « accord », « musique » et


« mathématique » – que Kleist et Novalis, dans des formulations quelquefois
troublantes et paradoxales, relient ensemble pour former un tissu dans lequel
finalement, si l’on se laisse aller à la rêverie intellectuelle, même les choses les
plus éloignées semblent être solidaires les unes des autres. Établir que Kleist s’est
inspiré de Novalis et que sa lettre est une mosaïque serait de la pédanterie philo-
logique, cela va sans dire. Il suffit de prendre conscience de certaines analogies,
qui justifient que l’on ait recours à Novalis pour interpréter le concept de nature
de Kleist, déterminé par des « rapports musicaux ».

Les scènes finales de La Petite Catherine de Heilbronn et du Prince de


Hombourg sont des moments où se produit un miracle qui, pour être mis en
scène, n’en demeure pas moins un miracle. Bien qu’aucune indication scénique
n’y fasse la moindre allusion, ces scènes semblent être nécessairement remplies
de musique, mais d’une musique qui, si ce paradoxe est permis, ne peut pas être
mise en sons. Et l’on est tenté de penser au « silence sonore » dont Wagner parlait
en 1860 dans son essai sur la « Musique de l’avenir » [« Zukunftsmusik »] 177. Cet
anachronisme est sans doute tolérable, dans la mesure où l’expérience musicale
primordiale dont partait Wagner aussi bien que Kleist était la symphonie classique
des années voisines de 1800, dans laquelle les premiers romantiques voyaient de
la musique absolue.
Il vient aussitôt à l’esprit de mettre en relation cette musique
indispensable, même si elle est à proprement parler imaginaire, sans laquelle
un miracle n’est guère pensable au théâtre, avec une rêverie musicale que Kleist

182
Le mot de kleist sur la basse continue

a racontée deux fois presque dans les mêmes termes. Et ces passages de lettres,
dont la concordance, à près d’un an de distance, peut être comprise comme un
signe de l’importance que Kleist accordait à l’expérience qu’il y décrit, montrent
d’autre part à quelle sorte de musique il songeait quand il croyait pouvoir puiser
en elle les plus profondes révélations sur l’essence de la poésie. Le 19 septembre
1800, il écrivait à Wilhelmine von Zenge :
Mais parfois, quand je marche contre le vent d’ouest, solitaire dans le crépuscule,
et surtout quand je ferme alors les yeux, j’entends de véritables concerts, intégra-
lement, avec tous les instruments depuis la f lûte délicate jusqu’au grondement de
la contrebasse. Ainsi, à l’âge de neuf ans, je m’en souviens, un jour que je longeais
le Rhin et marchais contre le vent du soir en écoutant autour de moi les vagues de
l’air et de l’eau, j’ai entendu un adagio émouvant, avec toute la magie de la musique,
toutes les inf lexions mélodiques et l’accompagnement harmonique. C’était comme
un véritable orchestre, comme un Vaux-Hall au complet ; oui, je crois même que tout
ce que les sages de la Grèce imaginèrent au sujet de la musique des sphères ne pouvait
être plus doux, plus beau, plus céleste que cette étrange rêverie 178 .

La lettre adressée par Kleist à Adolfine von Werdeck le 28 juillet 1801 contient la
seconde version de ce récit :
Ah ! Je me rappelle que dans mon ravissement parfois, fermant les yeux, surtout un
jour que je longeais le Rhin et que les vagues de l’air et celles du f leuve vibraient
autour de moi, j’ai entendu toute une symphonie, mélodie et accords d’accompa-
gnement, depuis la f lûte délicate jusqu’au grondement de la contrebasse. Cela
ressemblait à une musique d’église et tout ce que les poètes nous racontent au sujet
de la musique des sphères n’aurait pas été plus charmant que cette étrange rêverie 179 .

Les sentiments provoqués par un « adagio émouvant » rappellent le


19e jour de la poste au chien dans l’Hesperus de Jean Paul 180. Et l’association entre
symphonie et musique d’église catholique – la tendance qui poussait, à l’écoute
de la musique dépourvue de texte et détachée d’affects déterminés quant à leur
objet et dotés de contours nets, à en tirer une intuition de l’absolu telle qu’elle
était par ailleurs communiquée par les messes et les motets de Palestrina –
provient des Épanchements d’un moine ami des arts de Wackenroder.
Mais ce qui est déterminant quand on essaie d’appréhender plus
précisément ce que Kleist entendait par les « rapports musicaux » de la nature,
qui sont en même temps des « rapports musicaux » de la poésie, c’est l’idée de la
musique des sphères, que l’on n’est nullement en droit de balayer d’un revers

183
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE

de main comme simple topos tiré de l’arsenal culturel de l’époque. Dans les
extraits de lettres cités, Kleist appelle la musique des sphères, de la structure
mathématique de laquelle il était sans aucun doute conscient, une « étrange
rêverie », parce que c’est comme rêverie qu’il en avait fait la vivante expérience.
Ces passages sont donc un indice tendant à montrer que la « formule algébrique »
de l’art qu’il cherchait dans la musique n’était pas si éloignée qu’on le supposerait
au premier abord du « silence sonore » par lequel la musique atteint les racines de
la poésie, et ce dans ses instants utopiques suprêmes.
Le rapport entre la « mathématique sonore » et une imagination
musicale qui se perdait dans des intuitions métaphysiques inquiétait Wackenroder.
Lorsque Hoffmann interpréta en 1810 la 5e symphonie de Beethoven, il crut
trouver dans le concept de « caractère élevé et réfléchi » qu’il emprunta à Jean Paul
la formule de conciliation qui résolvait la contradiction. C’est ce même rapport qui
constituait, précisément comme paradoxe résistant à la résolution, le centre obscur
autour duquel tournait la conception de la musique chez Kleist – une conception
porteuse d’implications poétologiques. Dans la musique harmonieuse des sphères,
que Kleist ne citait pas comme topos littéraire mais dont il croyait avoir l’intuition
par une expérience de ses propres sens, la « formule algébrique » de l’art et l’« état
différent » qui, dans les moments utopiques des pièces de Kleist, suscite l’idée d’un
« silence sonore », sont une seule et même chose.

184
CHAPITRE 3

ESTHÉTIQUE
DU QUOTIDIEN MUSICAL
ROMANTISME ET BIEDERMEIER
1

On ne sait pas avec certitude dans quelle mesure l’expression


« Biedermeier musical » s’applique de manière pertinente à des faits tangibles
ou n’est qu’un fantôme conceptuel. Quoi qu’il en soit, elle semble reposer sur
trois conditions. Premièrement, du point de vue de l’histoire culturelle, la
Restauration (1815-1848) est déterminée – aussi bien à Vienne qu’à Berlin et à
Leipzig – par des traits auxquels correspond le mot « Biedermeier » (qui a pour
connotations l’étroitesse, le confort et l’ardeur mise à se former). Néanmoins,
l’histoire littéraire et l’histoire de la musique n’attribuent pas nécessairement
à une époque la même marque distinctive que l’histoire culturelle : pour
Grillparzer et Stifter, Mörike et Annette von Droste, la catégorie du Biedermeier
est sans aucun doute trop étroite.
Deuxièmement, il existe bon nombre de phénomènes musicaux pour
lesquels le mot « Biedermeier » (en tant que terme emprunté au langage quotidien)
s’est toujours imposé – dès 1913 chez Walter Niemann 1 et 1924 chez Hans
Joachim Moser 2, c’est-à-dire avant que, vers 1930, le concept de Biedermeier ne se
fixe dans l’histoire des idées et l’histoire littéraire pour désigner une époque 3 .
Parmi eux, on peut citer les Singspiele de Lortzing, les chœurs de Silcher ou
l’historicisme recueilli et borné d’Eduard Grell. Biedermeier et « romantisme » ne
s’excluaient pas pour autant. Chez Niemann, les représentants d’un Biedermeier
musical figurent en même temps au titre de « romantiques secondaires ou
postromantiques », et à propos de Spohr, Moser parle d’une part d’une attitude
Biedermeier et, d’autre part, de « musique de chambre romantique » 4 .

187
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

Troisièmement, le « problème du Biedermeier » apparaît scienti­


fiquement comme l’envers du « problème du romantisme ». Il exprime l’embarras
dans lequel se retrouve un historien de la musique quand il désigne la Restauration
dans son ensemble (en tout cas en Allemagne) comme l’époque du romantisme,
ainsi que le veut la convention, mais se montre en même temps réceptif aux
arguments et aux descriptions insistantes de Gustav Becking 5 , pour lequel
seuls Weber et Schubert, Schumann et Mendelssohn étaient « à proprement
parler » des romantiques au sens plein du terme. La « première génération
romantique » de Becking, incarnée par Hoffmann et le prince Louis Ferdinand,
est en revanche une construction problématique 6 . Mais peut-on traiter Spohr
et Marschner, Lortzing et Friedrich Schneider, Loewe et Robert Franz par le
mépris en les qualifiant de simples « maîtres de second rang » dont les tendances
non romantiques (ou, pour atténuer le rigorisme de Becking, partiellement ou
majoritairement non romantiques) ne changent rien à la marque apposée à
l’époque par le romantisme sur le plan de l’histoire des idées ?
Walter Niemann a parlé de « romantiques secondaires 7 » – comme s’il
s’agissait de romantiques de rang subalterne, mais en tout cas de romantiques –,
Ernst Bücken de « réalistes 8 » – il voulait parler non de réalisme musical
à la Moussorgsky, mais de la docilité des compositeurs face à la réalité
sociale –, Horst Heussner de représentants du Biedermeier musical en tant
que style esthétique à part entière ne pouvant être évalué à l’aune de critères
romantiques 9 . Heinz Funck 10 part du concept de « génération » pour « verser
les musiciens allemands nés entre 1815 et 1830 (parfois même plus tôt) au
compte [du Biedermeier] » : « Dans l’histoire de la musique, le Biedermeier est
la période qui va de 1835 à 1860 environ, dans certains cas jusqu’en 1870. »
Cette tentative ne convainc pas. Premièrement, sur le plan de l’histoire de
la composition, les années 1830-1850 ont été marquées par Mendelssohn et
Schumann, et les années 1850-1870 par Wagner et Liszt, de sorte qu’on peut
difficilement parler d’un Biedermeier, c’est-à-dire d’une période allant de 1835 à
1860 ou 1870 et principalement marquée par le Biedermeier. Et deuxièmement,
les années 1815-1830 ont vu naître certes Carl Reinecke, Theodor Kirchner et
Cornelius Gurlitt, mais aussi Bruckner, Peter Cornelius et Joachim Raff ; en
outre, Kreutzer et Lortzing étaient nés plusieurs décennies plus tôt.

188
ROMANTISME ET BIEDERMEIER

Le concept de Biedermeier musical – c’est par là qu’il pèche – a été utilisé


pour subsumer des phénomènes qui n’ont en commun qu’une caractéristique
négative, à savoir que pour diverses raisons, on ne peut pas les mettre au compte
du romantisme. Cependant, la distance intérieure entre Spohr et Lortzing,
Schneider et Kirchner ou Silcher et Robert Franz est trop grande pour qu’il
soit possible de formuler un concept de style – l’expression synthétique d’un
complexe de caractéristiques musicales – qui les engloberait tous sans être vide
ou insignifiant. Il est symptomatique que Heussner, qui compte aussi bien
Spohr que Lortzing et Nicolai au nombre des compositeurs Biedermeier 11 , se
sente involontairement poussé à quitter sans cesse le terrain de l’histoire de
la composition pour lui préférer celui de l’histoire des institutions, et que là
où son argumentation porte sur l’histoire de la composition et des genres – il
évoque la montée en puissance du lied et de la pièce lyrique pour piano, le goût
pour la scène de genre dans l’opéra et le Singspiel et la tendance à utiliser des
thèmes pittoresques ou apparentés au lied dans la symphonie 12 –, la frontière
entre Biedermeier et romantisme soit f luctuante au point de devenir indistincte.
On peut se demander si le Voyage d’hiver de Schubert est vraiment « marqué par
des éléments Biedermeier 13 ». Les historiens de la littérature peuvent qualifier la
Restauration dans son ensemble d’époque Biedermeier 14 , puisqu’après 1815 – en
Allemagne en tout cas – le romantisme s’effondra ou sombra dans l’épigonalité.
Il en va tout autrement en histoire de la musique, où il est problématique de
décrire toute cette époque en la plaçant avant tout sous le signe du Biedermeier
– et c’est précisément ce que fait Heussner, quand il va jusqu’à inclure des
phénomènes comme le culte des virtuoses 15. En effet, si l’on s’attache à l’histoire
de la composition, la Restauration constitue une époque romantique, dont les
limites chronologiques sont d’une part l’opus 1 de Schubert et d’autre part la
mort de Mendelssohn et de Schumann.
Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier que sous la Restauration – à
une époque où le genre musical considéré comme le plus important n’était pas
la symphonie, et encore moins le quatuor à cordes, mais l’opéra –, l’opéra italien
et français avait la faveur du public en Allemagne comme ailleurs, malgré
l’enthousiasme patriotique pour le Freischütz, et que l’inf luence italienne ou
française se fait sentir de manière frappante précisément chez des compositeurs

189
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

comme Nicolai et Flotow, qui apparaissent comme des représentants du


Biedermeier. Contrairement à un préjugé douteux, l’histoire de la réception n’est
pas un simple appendice moins important que l’histoire de la composition, des
idées ou des institutions. Or sous l’angle de la réception, la Restauration fut
plutôt l’époque de Rossini et plus tard de Meyerbeer que celle de Beethoven et
de Schumann, bien qu’elle apparaisse comme telle rétrospectivement, quand
on réduit l’histoire de la musique en général à celle de la composition, ce qui est
typique de la transformation du présent en passé.
Il serait vain de chercher à concevoir la coexistence d’éléments
hétérogènes comme la coïncidence chronologique extérieure de phénomènes
appartenant à des stades d’évolution différents. Personne ne peut dire si le
« juste milieu » de Meyerbeer (comme disait Schumann) est intérieurement
« antérieur » ou « postérieur » au romantisme de Schumann ou au Biedermeier
de Silcher. On ne peut pas juger de la « chronologie interne » en se demandant
si un phénomène dure ou non au-delà de l’époque qui l’a vu naître. En effet,
ce qui survit peut apparaître comme un « progrès » qui l’emporte sur quelque
chose de « dépassé », mais aussi comme quelque chose dont l’ancienneté atteste
l’authenticité, et qui se maintient face à une « mode ».
D’un autre côté, ces tendances contradictoires – et c’est la coexistence
d’oppositions tranchées qui forme la marque spécifique de cette époque – ne sont
pas simplement définissables comme des « styles » divergents, si l’on entend par
« style » un complexe intimement cohérent de caractéristiques musicales. Certes,
l’unité d’un style ne se montre pas nécessairement dans un élément substantiel
qui serait récurrent dans toutes les manifestations d’une époque. Elle peut aussi
se révéler dans une cohérence fonctionnelle. La cohérence interne du baroque
musical, par exemple, ne peut ainsi être décrite que fonctionnellement, comme
un réseau d’antithèses qui se complètent. Mais même en donnant au concept
de style une acception large, il semble que les phénomènes qui constituent le
Biedermeier musical forment moins un « style », dans lequel, comme dans le
romantisme musical, l’histoire de la composition et celle des idées interfèrent
entre elles, qu’une « culture musicale » ou un « environnement » musical, dans
lesquels l’histoire de la composition est solidaire de celle des institutions,

190
ROMANTISME ET BIEDERMEIER

non pas simplement de manière empiriquement contingente et à cause d’une


contrainte extérieure, mais en vertu d’une cohérence intime et essentielle.

L’esthétique musicale romantique de Wackenroder et de Tieck,


d’E. T. A. Hoffmann et de Robert Schumann a été tellement trivialisée à la
fin du xix e et au xx e siècle qu’il est difficile de se reporter par la pensée à une
époque où elle faisait l’effet d’une provocation paradoxale. Mais au début du
xix e siècle, la thèse de Tieck selon laquelle la musique était « un monde à part

existant pour lui-même », c’est-à-dire le principe de l’autonomie esthétique,


s’opposait diamétralement à l’habitude qui prévalait de chercher le sens de la
musique dans des textes, des évènements ou des activités qu’elle accompagnait.
Et en affirmant que la musique révèle une vérité inaccessible autrement que
par des formes sonores, Hoffmann enfreignait la conviction du public cultivé
selon laquelle la musique était une forme d’expression inférieure à la poésie
ou à la philosophie, « plutôt jouissance que culture », comme le formulait Kant
[Critique de la faculté de juger, § 53].
Il semble exister une contradiction entre, d’une part, la théorie
romantique du génie souverain et de l’œuvre d’art autonome et, d’autre part,
la réalité sociale du xix e siècle – une réalité dans laquelle, après la disparition
de la culture aristocratique, la production d’œuvres d’art était soumise aux
mêmes conditions que celle d’autres objets utilitaires. Vue depuis notre
époque de critique de l’idéologie, la « religion esthétique » du romantisme
est exposée au soupçon d’être intenable, prétentieuse et coupée de la réalité.
Toutefois, l’inf luence du principe d’autonomie sur l’évolution de la technique
de composition – inf luence que l’on reconnaît immanquablement tant dans
l’idée beethovénienne de forme que dans l’harmonisation wagnérienne ou le
travail de Brahms sur le motif – ainsi que la diffusion de l’esthétique du génie
dans la conscience collective, sont des faits tangibles, plus précisément des
« faits sociaux » (y compris selon les normes strictes d’Émile Durkheim). Même
la partie la plus conservatrice du public, bien souvent perplexe ou hostile face
aux résultats de l’autonomie, n’a quasiment jamais contesté la souveraineté du

191
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

génie sur le plan des principes, mais tout au plus dans tel ou tel cas particulier.
Pour l’historien de la musique – en tout cas pour celui de la composition, des
idées et de la réception –, le principe romantique d’autonomie et l’ambitieux
concept d’art mis en avant par « l’époque artistique » <die Kunstperiode> ne sont
donc pas moins « réels » que les positions opposées « plus réalistes », représentées
par le « juste milieu » (Schumann) du grand opéra, d’une part, et le Biedermeier
musical, d’autre part. En résumé, un compositeur de la Restauration pouvait, dès
lors qu’il n’opposait pas aux tendances socioéconomiques de l’ère industrielle
naissante la prétention romantique à l’autonomie d’un « monde à part », soit
se plier à elles – comme le faisaient les maniéristes du grand opéra, qui était
« an art and a business » (W. L. Corsten) –, soit s’y soustraire en s’appuyant sur des
institutions et des traditions préindustrielles – attitude qu’il faudrait considérer
comme Biedermeier.
Les différences entre les positions apparaissent clairement quand on
examine leur rapport variable à la catégorie de la nouveauté musicale. Les efforts
déployés par un compositeur pour frapper par sa nouveauté peuvent – au moins
en partie – être compris comme l’effet d’une contrainte socioéconomique non pas
justifiée ou causée par l’idée esthétique d’originalité, mais seulement exprimée
ou masquée par elle. Les conséquences tirées de ce présupposé furent quant
à elles diverses. La première possibilité qui s’offrait à un compositeur était de
rester fidèle à une nouveauté frappante qui avait du succès et d’en faire – avec de
légères modifications – sa manière. C’est ce que fit Meyerbeer à partir de Robert
le Diable. La deuxième voie possible, suivie par Wagner et Liszt, consistait, sous
l’impérieuse conduite d’une conscience esthétique qui interdisait de devenir
l’épigone de soi-même, à innover toujours plus radicalement dans la technique de
composition. Enfin, on pouvait, comme le fit plus d’un compositeur Biedermeier,
chercher, en restant dans les limites préétablies des traditions propres à chaque
genre, des modèles formels et des techniques, des idées qui permettaient d’être
original dans le détail sans avoir un propos fondamentalement nouveau. (Il va
sans dire que cette distinction permet de dégager des types idéaux qui peuvent
servir moins à classer de manière univoque les compositeurs qu’à décrire des
mélanges aux proportions changeantes. Ainsi, les trois tendances coexistent chez
Mendelssohn, mais à parts inégales.)

192
ROMANTISME ET BIEDERMEIER

Tracer la frontière entre romantisme et Biedermeier, c’est mettre au


jour un certain nombre de présupposés sur lesquels se fonde l’emploi de ces termes
dans le langage courant de l’historien de la musique. Quand on s’y essaie, on se
heurte à la difficulté suivante : il s’agit de phénomènes, ou d’ensembles complexes
de phénomènes que l’on ne peut pas comparer et opposer directement, parce que
pour leur rendre justice, il faut changer de point de vue.
Personne ne doute que cela ait un sens de parler d’esthétique musicale
romantique, d’exégèse musicale romantique et de compositions romantiques
(même si l’on peut discuter sur la question de savoir si Schubert est par ailleurs un
« classique 16 » et Wagner un « réaliste 17 »). En revanche, ni la théorie musicale du
début du xixe siècle, ni les institutions musicales de la Restauration ne semblent
devoir être qualifiées de « romantiques » (alors que l’on peut tout à fait parler d’un
système baroque d’institutions musicales). Les œuvres de Beethoven analysées
par Adolf Bernhard Marx 18 sont romantiques par leur ton et leurs métaphores,
mais c’est en vain que l’on cherche des traits romantiques dans sa théorie de la
composition. Entre le romantisme comme style dans l’histoire de la composition et
des idées, d’une part, et, d’autre part, le système de l’institution musicale, il n’existe
pas du tout de lien étroit tel qu’il était évident au xviie et encore au xviiie siècle.
Personne ne voudra affirmer que les associations de pratique du chant choral
et les fêtes musicales périodiques de la Restauration constituaient le corrélat
institutionnel de compositions à caractère romantique, dans le sens où le genre du
grand opéra, comme expression de l’esprit de la monarchie de juillet, formait une
unité avec l’institution (les représentations de Robert le Diable, des Huguenots et du
Prophète données hors de Paris étaient de simples reflets des premières). Même
les schubertiades étaient en tant qu’institution, malgré l’essence romantique
des œuvres autour desquelles se rassemblait le cercle des initiés, un phénomène
Biedermeier 19, teinté il est vrai de bohème, un mode de vie alors rare parmi les
compositeurs, qui gagnaient en général leur vie comme musiciens exécutants.
Fait significatif, la seule institution indubitablement romantique, la confrérie de
David, n’exista jamais que dans l’imagination de Schumann.
À l’inverse, le Biedermeier musical se caractérisait à la fois par une
proximité intrinsèque avec des institutions musicales existantes – proximité
qui marquait sa technique de composition – et par une étrange faiblesse de son

193
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

ambition sur le plan de l’esthétique musicale, voire une méfiance des « bons
musiciens » envers « l’écriture ». Plus exactement, rassembler les oratorios de
Spohr, de Schneider et de Loewe ou les chœurs de Silcher, c’est-à-dire des œuvres
musicales liées intérieurement ou extérieurement à des institutions comme les
associations de chant choral et les fêtes musicales, sous l’étiquette de Biedermeier
musical, a probablement un sens, bien que l’on puisse difficilement parler d’une
unité de style. En effet, Schneider et Silcher ou bien Spohr et Lortzing n’ont
stylistiquement rien ou presque en commun. L’« effondrement du style » au
xix e siècle – que l’on peut déplorer comme « décadence » ou au contraire saluer

comme « émancipation » par rapport à l’autorité d’un style dominant – force


à fonder l’historiographie de la musique sur autre chose que sur des concepts
stylistiques, qui soit donnent l’impression d’être forcés, soit sont éclatés au point
de perdre leur sens, qui est de constituer, dans le domaine de la technique de
composition, le corrélat d’un « esprit du temps ». Et s’il s’avère que la proximité
ou l’éloignement par rapport aux institutions caractéristiques d’une époque (ou
aux nouvelles formes caractéristiques prises par des institutions d’origine plus
ancienne) constitue un critère pour distinguer deux groupes de compositeurs,
plus précisément un critère essentiel dans la mesure où il coïncide avec d’autres,
alors il est méthodologiquement justifié de forger des catégories permettant une
classification et de parler de Biedermeier musical pour désigner un phénomène
qui s’oppose à son contemporain, le romantisme musical, bien qu’il ne s’agisse
pas d’un style définissable en termes de technique de composition.
Quant au deuxième critère distinctif, le manque d’ambition
philosophique (mais pas toujours littéraire), il n’interdit pas d’assembler des
fragments de lettres et d’autobiographies ainsi que des propos tenus dans
des articles pour former une « esthétique musicale du Biedermeier ». En tant
qu’« esthétique des musiciens », cette esthétique trouverait même peut-être
grâce aux yeux de Hermann Kretzschmar, le contempteur de l’« esthétique des
philosophes 20 ». Cependant, il faudrait la construire ou la reconstituer à partir
de notations allusives, alors que l’esthétique romantique est, dans l’histoire de la
musique, un fait évident dont l’effet historique n’est guère moindre que celui des
œuvres romantiques. Cela fait une différence décisive.

194
ROMANTISME ET BIEDERMEIER

Pour définir le romantisme musical, il faut donc au premier chef


associer l’histoire de la composition à celle des idées, tandis que pour définir
le Biedermeier musical, il la faut combiner avec celle des institutions. Sous la
Restauration, le système des idées (romantiques) et celui des institutions (non
romantiques) sont séparés par un fossé. Les institutions ne sont pas porteuses des
idées dominantes et les idées ne sont pas une fonction des institutions existantes.

L’idée d’un accord parfait constant entre l’histoire des idées et


celle de la composition, sous la dictée d’un esprit propre à l’époque, était un
préjugé de l’histoire intellectuelle. Il trouvait son fondement moins dans la
réalité de l’histoire musicale que dans des postulats méthodologiques. Pour
un observateur dépourvu de tels préjugés, il est indéniable que les idées qui
portaient l’esthétique musicale romantique possèdent une existence et une
importance autonomes à côté des œuvres qui, selon le consensus (à vrai dire
pas totalement unanime) des historiens, représentent le romantisme musical.
L’esthétique musicale romantique de Wackenroder et de Tieck est apparue deux
décennies avant la musique romantique de Weber et de Schubert. L’histoire des
idées et celle de la composition n’ont donc pas la même chronologie. Certes,
Gustav Becking a tenté de nier ou de maquiller ce fait en parlant d’une première
génération de compositeurs romantiques, du même âge que Wackenroder et
Tieck (mais aussi que Beethoven), et au nombre desquels il comptait Hoffmann
et le prince Louis Ferdinand. Mais, pour le dire brutalement, la justification
de la thèse en implique déjà la réfutation. En effet, ce n’est pas aux œuvres
musicales de Hoffmann et du prince Louis Ferdinand que Becking attribuait
un caractère romantique, mais uniquement à l’expérience déclenchée par
la musique, à savoir l’intuition du « royaume des esprits » : « Il n’existe nulle
part d’expression réelle du royaume des esprits ; il est seulement ce à quoi l’on
pense, il faut l’ajouter librement à ce que l’on entend 21 . » Mais l’enthousiasme
de Hoffmann fait aussi entrer de la musique non romantique – des œuvres
de Palestrina, Bach ou Mozart – dans la sphère du « Djinnistan » romantique.
Les compo­sitions non romantiques de Hoffmann donnent tout autant lieu à

195
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

des intuitions romantiques que d’autres œuvres non romantiques. Hoffmann


entendait la musique de Mozart sur un mode romantique, comme l’expression
d’un « désir infini ». Pourtant, on répugnerait à qualifier, pour cette seule
raison, la musique de Mozart de romantique. De même, le fait que Hoffmann en
soit le compositeur ne suffit pas à légitimer que l’on annexe au romantisme des
œuvres dont le style ne le permet pas. Dès lors que l’on n’admet pas l’intention ou
le rêve éveillé du compositeur comme la seule ou l’ultime instance esthétique,
la thèse de Becking, qui devait sauvegarder l’unité de l’esprit d’une époque, est
donc caduque. Et il faut reconnaître que pour le romantisme, l’histoire des idées
et celle de la composition sont partiellement indépendantes l’une de l’autre.
Becking qualifie Weber et Schubert de « deuxième » génération des
romantiques, Schumann et Mendelssohn de « troisième » génération. Selon
lui, ils sont les premiers chez qui le romantisme est « réalisé » dans la musique
elle-même – dans le tissu de la composition –, alors qu’auparavant il devait être
« ajouté par l’auditeur ». Bien qu’il soit à peine plus jeune que Mendelssohn
et Schumann, Wagner dépasse les frontières de ce que Becking entend par
« romantisme musical ». La musique allemande a été marquée principalement
par Mendelssohn et Schumann dans les années 1830 et 1840, puis par Liszt et
Wagner dans les années 1850 et 1860. On peut donc sans exagération affirmer
que Wagner et Liszt appartiennent à une autre époque que Schumann et
Mendelssohn. Ce fait va à l’encontre du schéma générationnel de Becking.
Le concept de romantisme pertinent pour l’histoire de la composition
ne coïncide pas avec celui de l’histoire des idées (sans pour autant que l’histoire
des idées ait moins sa place dans l’histoire de la musique que l’histoire de la
composition). Et une semblable divergence partielle des points de vue apparaît
quand on essaie de décrire le Biedermeier musical. S’attendre à un accord parfait
constant entre l’histoire de la composition et celle des institutions, dont le lien
étroit constitue l’essence du Biedermeier musical, c’est formuler une exigence
que l’évolution effective de la musique ne peut pas satisfaire. Il s’agit en effet
d’une réalité qui ne peut se réduire à des formules simples.
Chronologiquement, les associations musicales, les chorales et les
fêtes musicales de la Restauration ne peuvent pas être qualifiées sans réserve
d’« institutions Biedermeier ». La naissance des associations de pratique du chant

196
ROMANTISME ET BIEDERMEIER

choral de Berlin, Leipzig et Dresde est antérieure à l’année 1815, qui ouvre la période ;
et les fêtes musicales, qui gravitaient autour de l’exécution d’oratorios de Haendel,
s’appuyaient sur le modèle des « Handel Commemorations » organisées à Londres
dans les années 1780 22. Les institutions de la Restauration ont aussi perduré, en
apparence intactes, au-delà de l’année 1848. Cependant, la première caractéristique
majeure de l’époque Biedermeier est la diffusion rapide des associations musicales.
D’une manière générale, l’origine de nombreux phénomènes constitue plutôt
pour l’histoire intellectuelle et sociale une simple anticipation, tandis que le
moment véritablement décisif pour une caractérisation historique est celui où ils
s’imposent largement dans la réalité. La deuxième caractéristique était l’empreinte
bourgeoise au sens strict dont étaient marquées les institutions. Parallèlement aux
théâtres de cour, qui constituaient une survivance du passé, ce sont au premier
chef des associations bourgeoises qui portaient la vie musicale allemande de la
Restauration, et non, comme au xxe siècle, des agences commerciales (qui existaient
à vrai dire déjà) et des instances étatiques.
Le compositeur n’était plus dépendant de commanditaires
auxquels il accordait, sous la pression socioéconomique ou par soumission
intellectuelle, une inf luence sur ses œuvres. Mais d’un autre côté, il ne faisait
pas encore face exclusivement à un public anonyme réagissant soit de manière
indifférenciée – pour ainsi dire « statistiquement », par ses applaudissements
ou l’achat de billets –, soit par l’intermédiaire des critiques publiées dans la
presse. Historiquement, les institutions bourgeoises de la Restauration, dans
lesquelles prédominait l’inf luence de notables, ont constitué une transition
entre, d’une part, la culture aristocratique, qui avait encore porté Beethoven
dans les premières décennies de sa carrière, et, d’autre part, la culture moderne
de masse, dont la caractéristique fondamentale est l’anonymat – un anonymat
auquel la division du public en auditoires spécifiques, par exemple pour la
musique ancienne ou la musique contemporaine, ne change pas grand-chose.
Les associations musicales bourgeoises sont, d’une part, antérieures
à la Restauration et ont, d’autre part, survécu au milieu du siècle. Elles sont nées
dans l’ombre de la culture aristocratique et conservaient encore au xx e siècle
une large base sociale. Mais c’est uniquement pendant la période Biedermeier
qu’elles ont été représentatives pour l’histoire de la musique. Du point de vue

197
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

de l’histoire de la composition, c’est pour elles qu’ont été écrites des œuvres
importantes telles que les oratorios de Spohr et de Mendelssohn. Du point de
vue de l’histoire sociale, elles ont porté, à côté des théâtres de cour, une culture
musicale de qualité. Enfin, du point de vue de l’histoire intellectuelle, elles
ont donné une expression institutionnelle à certaines tendances dominantes
de l’époque, au premier rang desquelles le républicanisme patriotique, qui
ne s’organisait pas encore sous forme de parti mais sous forme d’association
– association dans laquelle la musique avait une fonction centrale.
En ramenant l’infinie diversité des phénomènes à un type idéal 23 , on
peut affirmer que l’association musicale de l’époque Biedermeier se caractérisait
par l’imbrication de trois fonctions : une fonction de sociabilité, une fonction
culturelle et une fonction de représentation bourgeoise. La sociabilité n’était en
aucun cas simplement juxtaposée à la musique – que ce fût comme appendice
ou comme élément premier (revendiqué ou non comme tel) –, mais s’affirmait
également au sein de la musique elle-même, ouvertement dans le chant choral
masculin, de manière moins patente dans le concert symphonique (qui n’était
pas encore un concert symphonique au sens moderne du terme). Son programme
« mêlé », composé de mouvements symphoniques, d’extraits d’opéras et de
pièces virtuoses ou sentimentales pour solistes – tel qu’il prédomina jusqu’au
milieu du siècle à peu près – montre que formation et divertissement n’étaient
pas encore deux fonctions séparées. Or, l’absence de frontière entre elles
était caractéristique de la sociabilité bourgeoise telle qu’elle était pratiquée à
l’époque Biedermeier. C’est seulement dans la seconde moitié du siècle – et cette
évolution traduit un changement de fonction du concert comme institution –
que le concert à programme mêlé se scinda en deux extrêmes : le concert
symphonique doté de prétentions d’une part, et le concert de divertissement
d’autre part. Ce dernier n’est pas nécessairement destiné à un public différent, il
remplit simplement une autre fonction de la musique. La musique à forte valeur
artistique et la musique triviale se séparèrent en deux contraires incompatibles
pour la sensibilité esthétique 24 .
La représentation est un élément facilement identifiable dans la culture
musicale de la grande bourgeoisie berlinoise, cette « aristocratie bourgeoise »
qui organisait des concerts privés tels que les « musiques du dimanche » chez les

198
ROMANTISME ET BIEDERMEIER

Mendelssohn, mais elle reste discrète. Pendant un moment, un moment heureux


dans l’histoire de la bourgeoisie, le difficile équilibre entre une culture qui fait
ses preuves dans la sociabilité, une sociabilité qui assure la représentation et une
représentation qui se sait portée par la culture, a pu être préservé.
Les grandes fêtes musicales, en particulier celles du cours inférieur
du Rhin inaugurées en 1817, étaient marquées par une représentation différente
mais non moins caractéristique. Les piliers des programmes, les oratorios de
Haendel et les symphonies de Beethoven, remplissaient les uns comme les
autres une double fonction dans la conscience des auditeurs et des exécutants.
Il s’agissait en premier lieu de transmettre une autre idée de la dignité de la
musique et de son rang intellectuel que celle véhiculée par la formule dépréciative
de Kant « plutôt jouissance que culture ». En second lieu, il s’agissait de saisir
par les sons un sentiment d’appartenance communautaire que la bourgeoisie
allemande de la Restauration n’avait pas le droit d’exprimer publiquement par
ailleurs. L’enthousiasme musical avait une coloration politique.
Le lien étroit entre sociabilité, culture et représentation bourgeoise,
caractéristique des institutions musicales de l’époque Biedermeier, s’est
affaibli de plus en plus après le milieu du siècle, à la suite de la trivialisation
de la sociabilité dans les chœurs (disparition de l’aspiration à la culture), de
l’abandon des associations musicales par les notables et de la réduction de
l’élément politique, désormais présent sous des formes autres que musicales
(perte de représentation), ou de la transformation de l’auditoire des concerts en
public anonyme de la grande ville (déclin de la sociabilité). Cultures musicales
privée et publique, qui se fondaient l’une dans l’autre à l’époque Biedermeier,
se séparèrent de plus en plus nettement, à l’exception de cercles périphériques
dans lesquels l’élément de représentation survivait à l’état de vestige d’un passé
révolu. Les concerts domestiques de Theodor Billroth à Vienne, dont le style de
sociabilité rappelle les « musiques du dimanche » des Mendelssohn, étaient un
reste de culture Biedermeier au milieu de la seconde moitié du xix e siècle, époque
caractérisée par la construction de grandes salles de concert.

199
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

On voit bien qu’il existe dans le Biedermeier musical un lien étroit


entre, d’une part, les institutions bourgeoises et, d’autre part, certaines tendances
de composition non romantiques. Cependant, il est difficile de mettre des mots
sur ce lien si l’on veut éviter d’assimiler purement et simplement adaptation à
des institutions et faible niveau musical, ce qui reviendrait à opposer au roman-
tisme le Biedermeier musical comme corpus d’œuvres de moindre rang. (D’un
autre côté, il est évidemment illusoire de croire que l’on pourrait éviter les
jugements esthétiques dans une description stylistique comparative.)
Cherchant une catégorie susceptible d’être opposée au concept
de « romantisme », Ernst Bücken, qui pratiquait la critique du style, parlait
de « réalisme » musical 25 . Mais ce qu’il décrivait ou esquissait – à partir des
exemples de Spohr et de Loewe – est moins un style musical que, d’une part,
un style de vie – déterminé par le « sens des réalités 26 » – et, d’autre part, un
rang esthétique (ce qui est en contradiction avec le sens que Bücken prétendait
donner au terme de « réalisme », censé désigner un style). La « bonhommie » qu’il
attribue au larghetto de la première symphonie de Spohr (1811) – qu’il compare
au mouvement lent de la 5e symphonie de Beethoven 27 – est un euphémisme pour
trivialité pure et simple. On peut qualifier de « réaliste » le fait qu’un compositeur
écrive des phrases courtes et « carrées » que le public peut saisir sans peine. Il
n’en demeure pas moins que dans les propos de Bücken sur Spohr, le résultat
de la limitation « réaliste » à des formules évidentes n’était pas du « réalisme »
comme style musical mais une imitation épigonale de Haydn, dans laquelle la
modestie tourne à l’indigence. Dans le vocabulaire employé par Bücken se cache
un piège logique tendu au lecteur. L’expression « réalisme » est utilisée pour
désigner un état d’esprit. Mais comme, dans d’autres contextes – appliquée à
Moussorgsky ou à Janáč ek –, elle sert à décrire un style, elle provoque l’illusion
que chez Spohr aussi, le « réalisme » – le sens des exigences du temps présent –
est un style musical. La subordination esthétique de principe du Biedermeier au
romantisme, qui devait justement être évitée par l’emploi du mot « réalisme »
désignant en apparence un style, en constitue l’arrière-plan.

200
ROMANTISME ET BIEDERMEIER

L’intrication, dans le Biedermeier musical, entre histoire de la


composition et système des institutions – phénomène que Bücken a peut-être
voulu désigner, mais qu’il a manqué en déformant la catégorie de « réalisme » –
ne peut pas être saisie en termes de « style ». Il faut la comprendre comme la
caractéristique d’une phase de l’évolution historique qui a conduit la musique
élaborée de la détermination fonctionnelle à l’autonomie esthétique. Elle
constitue la transition entre le principe plus ancien, dominant jusqu’au
xviiie siècle, selon lequel fonctionnalité et prétention artistique ne s’excluent pas

mais au contraire se soutiennent mutuellement 28 , et la maxime romantique,


poussée à l’extrême par la doctrine de l’art pour l’art, selon laquelle le caractère
artistique des œuvres musicales suppose leur autonomie et leur clôture sur
soi – la « finalité sans fin » de Kant –, de sorte que la musique fonctionnelle,
dépendante d’évènements et d’actions extramusicaux – la musique liturgique
aussi bien que la musique de danse – tendent à sombrer dans la trivialité.
Il semble établi qu’un oratorio sacré composé pour une fête musicale
fait partie de la musique de concert et non de la musique d’église et constitue
donc de l’art autonome et non fonctionnel. Mais l’impression que la salle de
concert se transforme en église – impression qui s’empara de Mendelssohn lors
de l’exécution de la Passion selon saint Mathieu 29 –, et la conviction, prédominante
dans l’élite cultivée de la Restauration, que la substance du christianisme était
conservée non dans des actions liturgiques mais dans le sentiment religieux
individuel, rendent f luctuantes les frontières de ce qui, d’après les concepts
du xix e siècle – qu’un historien ne peut rejeter à priori au nom des normes
théologiques du xx e siècle –, peut s’appeler musique d’église. Non que Le Jugement
dernier de Friedrich Schneider et le Paulus de Mendelssohn soient à classer
dans la musique fonctionnelle. Mais on peut tout aussi difficilement parler
d’autonomie esthétique, laquelle constitue, au plan de l’histoire des idées, le
pendant de l’institution qu’est le concert moderne, qui fait largement abstraction
des fonctions de sociabilité, de représentation et de divertissement.
Pour ce qui constitue l’extrême opposé dans la série des institutions et
des genres musicaux – le salon et la pièce de salon comme type même du profane –,
il en va de même que pour la fête musicale et l’oratorio sacré. Parler d’autonomie
esthétique – de contemplation oublieuse de soi et du monde, qui comprend une

201
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

œuvre musicale comme un enchaînement de pensées sonores – à propos de la


musique de salon, y compris de celle de « bonne facture » (Friedrich Wieck), serait
un sacrilège qui attenterait aux catégories de la « religion de l’art ». D’un autre côté,
les fins de représentation et de divertissement que remplit une pièce de salon ne
sont pas des « fonctions » dans le même sens que l’accompagnement musical d’une
action liturgique ou d’un cortège festif dans lequel le pouvoir se manifeste par le
faste et se tourne vers l’extérieur par la « représentation sur la place publique » 30.
Dans le salon bourgeois, reflet du salon aristocratique, ni la représentation comme
démonstration de culture esthétique – la « musique de salon de bonne facture »
était destinée au « dilettante cultivé » 31 – ni le divertissement comme reprise
d’attitudes typiques du concert, ne sont purement fonctionnels. Si l’on accepte
de considérer l’idée de culture comme le corrélat intellectuel de l’autonomie
esthétique et les concerts, ramenés à un « type idéal », comme son corrélat
institutionnel 32, on peut plutôt dire que dans le cas de la musique de salon, la
musique fonctionnelle reproduit certains aspects de la musique autonome. (Et par
cette imitation partielle, qui apparaît le plus clairement dans la musique de café,
elle se soumet à un jugement esthétique auquel, de l’avis de ses apologètes, elle est
en soi, en tant que domaine de plein droit, soustraite.)
Les institutions et les genres intermédiaires entre fonctionnalité et
autonomie esthétique – au sein de la musique de haut niveau artistique – sont
donc caractéristiques de l’époque Biedermeier. Certes, on pourrait objecter que
cette affirmation ne contribue pas à cerner un concept de Biedermeier musical
mais énonce seulement une condition à laquelle le romantisme musical
contemporain était également « soumis ». Mais le point essentiel est précisément
que le romantisme ne se « soumettait » pas au système des institutions, sans
toutefois pouvoir le modifier. Un des signes distinctifs du romantisme musical
est l’opposition aux institutions et aux modes de pensée dominants, perçus
comme un « juste milieu » (Schumann) empêchant l’idée de musique romantique
– la participation à la « vérité esthétique » d’un « monde à part existant pour
lui-même », le Djinnistan de Hoffmann – de se réaliser pleinement et de manière
adéquate dans la réception. Tacite mais nettement sensible chez Schubert, cette
opposition devint explicite et polémique chez Schumann et Wagner, tandis que
Mendelssohn, qui tendait parfois vers le Biedermeier, était partagé. Au contraire,

202
ROMANTISME ET BIEDERMEIER

le Biedermeier musical se caractérise par l’adaptation à l’environnement existant,


adaptation dont il n’est pas établi à priori qu’elle diminue la valeur esthétique
des œuvres, comme l’affirme la doctrine romantique. Spohr et Schneider, Loewe
et Lortzing composaient – sans ressentir la soumission au « principe de réalité »
comme une perte et une concession – pour le système existant des institutions
musicales et à l’intérieur des limites de la conscience musicale collective forgée
par ces institutions. Mendelssohn, quant à lui, était en proie à une contradiction.
Il faisait la distinction entre des œuvres qu’il faisait éditer – et voulait donc voir
considérées comme des « textes », comme des « œuvres » avec tout le poids que les
romantiques donnaient au terme –, et des morceaux qu’il faisait certes exécuter
mais pas imprimer ; et on pourrait désigner les compositions qu’il ne publiait
pas, ou consentait à contrecœur à publier sous la pression de son éditeur, comme
la « part Biedermeier » de son œuvre, moins dans le sens d’un style que l’on
pourrait définir en termes de technique de composition que dans celui d’une
attitude face à la musique.
Le Biedermeier musical, qui rassemble des compositeurs à l’écriture
très différente, ne peut par conséquent guère être défini comme un style, c’est-
à-dire comme un complexe de caractéristiques récurrentes liées entre elles de
l’intérieur. Néanmoins, il est possible de nommer quelques traits généraux
par lesquels le Biedermeier se distingue du romantisme. Ces traits peuvent être
directement rattachés à l’affinité avec les institutions et les formes de conscience
musicale existantes.
En premier lieu, la construction de la période musicale est plus
régulière dans le Biedermeier que dans le romantisme, plus schématique
aussi que dans le classicisme, dont la syntaxe musicale – malgré le principe
de symétrie – est portée selon Th. Georgiadès 33 à la « discontinuité », à une
structure « non carrée » qui ne doit cependant pas être comprise comme une
exception à la norme de la « quadrature » (Hugo Riemann l’a interprétée comme
la modification élaborée d’un schéma simple), mais comme une forme de plein
droit, tant sur le plan esthétique que sur celui de la technique de composition. La
tendance à la régularité syntaxique propre au Biedermeier musical ne s’observe
pas seulement dans les cycles de variations et les « pièces faciles » pour piano, les
Singspiel et les « chansons dans le style populaire », dans lesquels la simplicité

203
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

est imposée par le genre, mais aussi, dans une mesure à peine moindre, dans les
symphonies et les oratorios. Les genres relevant du style « élevé » sont envahis
par une syntaxe qui caractérisait initialement le style « intermédiaire » ou « bas ».
En deuxième lieu, dans le Bieder meier musical, l’harmonie
d’ensemble, c’est-à-dire le parcours tonal, est presque toujours schématique.
Quand elle se risque à des combinaisons inhabituelles, c’est uniquement dans
le détail. Étrangement, les extrêmes se rejoignent, dans la mesure où il en va
de manière analogue dans l’opéra italien de la Restauration. Les chromatismes
de Spohr, souvent loués ou déplorés comme excessifs, s’épuisent dans des
effets momentanés. Cela les distingue fondamentalement des constructions
tonales à grande échelle de Schubert – guère perceptibles pour les auditeurs
et donc « étrangères à la réalité » – dans lesquelles d’audacieuses expériences
chromatiques et enharmoniques rendent la tonalité incertaine 34 .
En troisième lieu, les romantiques – Weber à vrai dire seulement
après une certaine résistance initiale – se revendiquaient comme des
« beethovéniens », comme des adeptes non seulement du premier mais aussi et
surtout du dernier Beethoven, dont les œuvres stimulèrent vers 1830 l’activité
créatrice de Schumann comme de Mendelssohn (quatuors à cordes opus 12 et 13).
Les compositeurs du Biedermeier – Spohr aussi bien que Lortzing et Nicolai – se
sentaient en revanche attirés au premier chef par Mozart, auquel ils s’efforçaient
de succéder de loin, modestement.
Dans l’histoire de la musique telle qu’elle était appréhendée à la
Restauration, Mozart représentait un classicisme perçu comme un paradigme
intemporel et non simplement comme le style propre à une époque. Non que le
classicisme eût pu sans dommage esthétique être platement imité dans les diverses
caractéristiques de sa technique de composition (il ne faudrait pas assimiler le
Biedermeier musical aux triviaux épigones de Mozart actifs au début du xixe siècle).
Mais un compositeur pouvait, sans pour autant tomber dans un plagiat stylistique
indigent, rester fidèle à l’idée de « noble simplicité » dont les œuvres de Mozart
constituaient, selon les éloges de l’époque, l’expression parfaite et la réalisation.
Beethoven, au contraire, était considéré comme un « romantique », c’est-à-dire
comme un « génie original » qu’un compositeur postérieur, s’il voulait être un
authentique beethovénien, ne devait pas imiter – sauf à en devenir un impuissant

204
ROMANTISME ET BIEDERMEIER

Johan Christian Berger, Jenny Lind lors d’un concert donné dans une église à Stockholm, 1850.
Stockholm, Musikmuseet.

Un concert donné dans une église ne faisait pas partie intégrante d’un service religieux. C’était
un évènement profane pour lequel on utilisait l’espace offert par l’église. Mais la musique que l’on
chantait ou que l’on jouait – qu’elle fût d’origine sacrée ou profane – était sacralisée dans le sens de
la religion de l’art inaugurée par Wackenroder. Le rayon de lumière qui traverse le vitrail pendant
le concert de Jenny Lind est le symbole d’une transcendance qui est attribuée à la musique comme
art. Dans un échange paradoxal, l’art dans l’église aliène à l’espace liturgique sa fonction originelle,
mais se trouve en même temps entouré d’un nimbe religieux, qui s’exprime picturalement dans
un évènement naturel, le rayon de lumière imaginaire.

205
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

épigone –, mais devait à l’inverse suivre en s’efforçant comme lui de dire toujours
quelque chose de nouveau et de personnel. Beethoven, qui représentait moins
un style qu’une morale esthétique, était le modèle d’une démarche artistique
consistant à s’affranchir des modèles. Le Biedermeier musical, caractérisé par sa
vénération privilégiée pour Mozart 35, tendait donc – y compris là où il résistait à
la tentation de l’épigonalité – au classicisme, à la reformulation d’idées esthétiques
classiques, anhistoriques, dans un langage musical modifié. En résumé, Spohr
essayait en quelque sorte de dire la même chose que Mozart avec d’autres mots.
Le romantisme, quant à lui, faisait sienne – non sans quelques réserves – la norme
esthétique de l’« époque du génie », le postulat de l’originalité.
La référence de Schumann à Bach était contradictoire. D’un côté,
Schumann voulait, en se plongeant dans un passé « poétique » – supérieur au
« juste milieu » du présent –, faire advenir un « nouvel âge poétique 36 ». L’étude
de Bach, comme celle de Beethoven, stimulait la recherche de l’originalité et
d’une voie personnelle. D’un autre côté, Schumann, même si son objectif
n’était pas la restauration d’un style ancien – ou alors seulement dans des
œuvres secondaires, dans lesquelles la réception de Bach est extérieure et par
conséquent non significative –, avait pour but de traduire une idée de Bach dans
un autre langage musical, celle d’une composition dans laquelle la rigueur ne
nuit pas à l’expressivité mais qui, au contraire, doit sa « poésie » à la richesse
formelle et au contrepoint.

Au début du xix e siècle, l’expression « romantisme » désignait – de


même ou presque que le terme « classicisme » – non seulement une orientation
du style ou du goût, mais aussi un niveau esthétique. La combinaison d’éléments
historico-descriptifs et esthético-normatifs est caractéristique du concept de
classicisme. Leur dissociation l’éclaircit 37, mais en le réduisant. Dans le cas
du concept de romantisme, la seule modification réside en ceci que le roman-
tique n’apparaît pas comme un modèle pour l’imitation ou comme une norme
à laquelle on se soumet, mais comme une idée ou une sphère dont une œuvre
fait partie ou reste exclue. « Le goût romantique est rare, écrit Hoffmann dans

206
ROMANTISME ET BIEDERMEIER

sa recension de la 5e symphonie de Beethoven, plus rare encore le talent roman-


tique ; c’est sans doute pourquoi si peu de compositeurs savent faire résonner
cette lyre qui ouvre le royaume merveilleux de l’infini 38 . » Chez Hoffmann
– et plus encore chez Friedrich Schlegel ou dans l’esthétique de Hegel –, la
catégorie esthétique de « romantique » est teintée de philosophie de l’histoire.
Le romantisme musical, dans lequel « cette quintessence de l’art qui n’appartient
qu’à [la musique instrumentale] ne se manifeste qu’en elle 39 », représente une
phase tardive de l’évolution de la musique, atteinte seulement dans la musique
instrumentale autour de 1800. Comme le concept de « classicisme », celui de
« romantisme » associe des représentations relevant respectivement de l’esthé-
tique, de l’histoire et de la philosophie de l’histoire. Le romantisme est censé à
la fois donner à voir l’essence propre de l’art, constituer le style d’une époque
et marquer un point culminant dans l’évolution de l’art. Et les deux concepts
visent les mêmes compositeurs : Mozart et, surtout, Beethoven. Deux diffé-
rences essentielles ont permis de limiter l’application du concept de romantisme
à Beethoven et aux « beethovéniens » (les « romantiques » dans la termino-
logie ultérieure). Premièrement, le caractère classique de « modèle » attribué à
une écriture a été réinterprété pour devenir la « participation » romantique à
une sphère – le Djinnistan de Hoffmann. Deuxièmement, l’idée classique de
« perfection par l’achèvement » s’oppose à l’idée romantique d’« infini » 40.
Si le concept de romantisme est ainsi, à l’origine, doté d’une
connotation esthétique positive, celui de Biedermeier prend plutôt une coloration
négative dans le langage courant des historiens de la musique. Le synonyme
de Biedermeier employé par Walter Niemann, l’expression « romantisme
secondaire 41 », inclut ouvertement un jugement, et quand Hans Joachim Moser
parlait – non sans une sympathie sensible, mais tout de même avec une certaine
condescendance – de « petits maîtres du Biedermeier 42 », il voulait dire par là que
la caractéristique du Biedermeier musical était d’être représenté par des « petits
maîtres ». Pourtant, on serait bien avisé de ne pas céder à la tentation – si forte
soit-elle – de définir la différence entre romantisme et Biedermeier comme une
simple différence de niveau esthétique. Les raisons qui doivent conduire à éviter
ce jugement réducteur sont moins générales que spécifiques. S’il faut se garder
de considérer le Biedermeier comme un sous-romantisme, ce n’est pas tant parce

207
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

qu’il serait un « style » propre 43 et que les principes nous interdiraient d’évaluer
esthétiquement des styles les uns par rapport aux autres, que pour une raison
inhérente au cas particulier, à savoir que la légitimité historique du procédé
consistant à soumettre le Biedermeier aux critères de jugement du romantisme
– l’originalité et l’autonomie – n’est pas clairement établie.
Friedrich Blume a rejeté l’opposition entre « génialité et épigonalité »
à propos du xix e siècle comme une « antithèse seulement apparente » 44 , en
arguant qu’elle trahissait une arrogance dont l’historien n’avait pas à faire
preuve face à la musique non originale, une musique dont, selon lui, chaque
époque a besoin et qui est par conséquent esthétiquement légitime. Pour être
juste, l’argumentation de Blume doit néanmoins être nuancée du point de
vue historique. Sans aucun doute, au xviie siècle et encore au début du xviiie – à
l’époque baroque à laquelle se réfère Blume –, l’imitation de modèles n’était pas
considérée comme une épigonalité condamnable mais au contraire comme une
louable piété. Mais au xx e siècle, c’est de toute évidence exactement l’inverse : on
peut dire sans exagération que dans la musique contemporaine, ce qui est non
original et médiocre est esthétiquement et pratiquement superf lu.
Concernant le problème du conventionnel et de l’épigonal, le début
du xix e siècle apparaît comme une période de transition contradictoire. Pour
l’historien de la musique, une des caractéristiques de la Restauration est que d’un
côté, les idées romantiques d’originalité et d’autonomie esthétique s’imposaient
dans les écrits philosophiques, poétiques, mais aussi journalistiques sur la
musique sans guère rencontrer de résistance, tandis que d’un autre côté, dans
la pratique musicale, la non-originalité et l’accomplissement de fonctions
extramusicales conservaient encore un reste de la légitimité qu’ils avaient eue
pendant des siècles. Certes, « musique de maître de chapelle » n’était plus un titre
de gloire, mais ce n’était pas encore une insulte. Si le romantisme prédominait
dans la sphère des idées, le Biedermeier musical gardait une place non négligeable
dans la réalité quotidienne de la composition et des institutions.
La critique romantique, dont le but est de distinguer rigoureusement
art et non-art, musique « poétique » et musique « prosaïque » (Schumann), n’est
pas à même de rendre justice aux manifestations musicales du Biedermeier. En
témoigne l’écart entre les jugements portés sur les œuvres qui reposent sur la

208
ROMANTISME ET BIEDERMEIER

rhétorique des « tons 45 » ou des « genres du beau 46 ». Un « ton » – par exemple le


ton « naïf » ou le ton « sentimental », le ton « pathétique » ou le ton « gracieux » –
était conçu à l’époque Biedermeier (de même du reste que dans les décennies et
les siècles qui avaient précédé l’« esthétique du vécu » de l’« époque du génie »)
comme un mode d’écriture qu’un poète ou un musicien choisit délibérément
en fonction de son projet artistique, et non comme une forme d’expression
vers laquelle il se sent poussé de l’intérieur. Quand un lied ou une pièce pour
piano est traité dans le « ton populaire » ou dans le « ton des salons », cela ne
signifie pas que le compositeur s’épanche sur ses sentiments et ses attirances.
Cela veut simplement dire qu’il sait faire entendre un « ton », un condensé de
caractéristiques musicales, de connotations et de voix forgé par la tradition. Le
critère de l’originalité – l’obligation faite au compositeur de dire quelque chose
de personnel, de non conventionnel – est pris à contre-pied par la rhétorique
des « tons » ; et le reproche d’« inauthenticité » n’a pas lieu d’être puisque le
compositeur ne recherche pas l’« authenticité », l’expression sincère de soi-même.
(L’« alternance des tons », le passage du pathos au ton populaire ou de la naïveté
au ton de la conversation, n’est pas un signe d’indétermination esthético-morale
et de faiblesse, mais un principe artistique.)
Le Jugement dernier de Friedrich Schneider – l’oratorio allemand
représentatif pour la période allant de 1820 à 1836 (l’année du Paulus de
Mendelssohn) – repose, comme l’a montré Martin Geck en se référant à
l’Esthétique de la musique [Ästhetik der Tonkunst] de Ferdinand Hand 47, sur
le principe de l’« alternance des tons ». La forme de l’œuvre est déterminée
par le calcul raffiné que Schneider a mis en œuvre pour opposer le sublime,
le pathétique, le merveilleux, le terrible, le sentimental et le gracieux dans
un système de contrastes. Consciemment ou involontairement, Schneider a
exploité jusqu’à épuisement les ressources de l’esthétique des « genres du beau ».
Bien que Geck ait découvert dans Le Jugement dernier l’efficacité de la
rhétorique des « tons », qui constitue un principe contraire à l’idée d’originalité,
il a en même temps, en s’appuyant sur des critères de l’esthétique romantique,
reproché à Schneider de n’avoir pas composé de manière expressive, de
l’intérieur, mais d’être un simple « arrangeur de stimuli déclenchant des
sentiments 48 ». L’utilisation de toutes les ressources des « genres du beau » dans

209
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

la composition apparaît au romantique venu après comme de l’« inauthenticité »,


les efforts déployés pour obtenir une « alternance des tons » élaborée comme une
recherche de l’effet pour le plaisir et l’imitation de traditions stylistiques comme
de la « trivialité » : « le Jugement dernier – une soirée de musique triviale festive 49 ».
Non qu’il faille justifier les procédés de Schneider. Ce qui est contestable, c’est
de juger une œuvre reposant sur la rhétorique des « tons » du Biedermeier en se
référant à la distinction romantique entre « authenticité » et « inauthenticité ».
Le Biedermeier musical est dans l’ombre du romantisme. La
rhétorique des « tons » est tombée dans l’oubli, l’affinité de la composition avec
des institutions bourgeoises telles que la fête musicale et la chorale – pour ne
pas parler du salon – s’est vue soupçonnée de trivialité, et les phénomènes de
transition entre autonomie esthétique et fonctionnalité – de même que les
fondements intellectuels de ces formes intermédiaires, à savoir la religion du
sentiment et la conciliation entre représentation bourgeoise, soif de culture et
sociabilité – ont été dénigrés par les générations ultérieures comme formant
le « mauvais xix e siècle ». Les idées et les œuvres qui ont perduré, surnageant
au-dessus de la masse de la culture musicale, étaient d’origine romantique. C’est
pourquoi la Restauration apparaît rétrospectivement comme l’ère de la musique
romantique. Mais dans la réalité du début du xix e siècle telle que la voyaient les
contemporains, elle fut plutôt l’époque du Biedermeier musical.

MUSIQUE TRIVIALE ET JUGEMENT ESTHÉTIQUE


« La faveur du public est ma seule loterie. »
Sir Walter Scott
« Ce drôle écrit pour de l’argent, on le sait bien. »
Ludwig van Beethoven

« Musique triviale » n’est pas une expression neutre. Cette désignation


inclut un jugement dont il n’est pas établi s’il est légitime ou s’il trahit une
arrogance qui f lotte au-dessus de son objet sans rapport avec lui. La teneur du

210
Musique triviale et jugement esthétique

jugement est elle aussi équivoque. Il peut être fondé au premier chef sur des consi-
dérations morales ou relevant de l’esthétique et de la technique de composition.
« Trivial » signifie « commun, plat, quotidien, usé ». En 1826, Hans
Georg Nägeli s’indignait à propos de quelques mesures de la symphonie Jupiter,
dont il jugeait la simplicité solennelle éculée :
Que l’on compare, dans le premier allegro, les mesures 19-21 et 49-54, puis, dans
la deuxième partie, les mesures 87-89 et 117-122. Cette simple alternance entre un
accord parfait et un accord de sixte et quarte sur la même fondamentale est déjà
triviale en soi, c’est même un des lieux communs les plus usés et les plus communs
[sic], tel que seuls les auteurs les plus communs [sic] l’introduisent dans leurs compo-
sitions pour orchestre, afin de pouvoir commodément faire entrer les cors dans
leurs tutti. Mais ici, cette trivialité est en outre doublement mise en parallèle, et
apparaît donc quatre fois dans le même mouvement 50 .

La critique de Nägeli, pour bornée qu’elle soit, est néanmoins révélatrice. Elle
trahit une manière d’écouter qui s’attache aux détails et en attend de l’ori-
ginalité. La formule harmonique simple paraît banale à Nägeli parce qu’il
néglige le contexte qui la fonde et la justifie. Or le manque de cohérence entre
les éléments d’un ensemble est une caractéristique de la musique triviale. Et le
jugement erroné de Nägeli contient, déformée par son incompréhension de la
forme symphonique, une vue juste sur la nature du trivial : une musique qui met
en avant le détail sans être originale est triviale.
Dès que le jugement esthétique se tourne vers les productions
musicales de second ordre, il prend presque toujours une coloration, voire
une détermination morale. Les justifications éthiques, qui, dans le grand art,
sont obsolètes et exclues depuis Kant comme non pertinentes, perdurent dans
l’art mineur. On lit que la musique triviale est vile et mauvaise 51 , que le kitsch
représente « le mal dans le système de valeur de l’art 52 », et ces affirmations
sont proférées avec une indignation scandalisée que ne suscite guère ce qui est
simplement éculé ou indigent. Ce qui exerce un attrait par des moyens primitifs,
qui séduit par des couleurs criardes et bigarrées est rejeté 53 . La méfiance
religieuse face au plaisir profane et la méfiance pragmatique face à la distraction
et au rêve éveillé s’unissent à une sensibilité esthétique qui ne supporte pas ce
qui est émoussé et indifférencié pour prononcer le verdict du « trivial ».

211
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

Le jugement exprimé par la tournure « musique triviale » n’est pas


intangible. Il faut prendre au sérieux l’objection selon laquelle la musique
triviale est de la musique utilitaire, dont la signification est déformée par une
analyse en termes d’esthétique et de technique de composition. Considérer de la
musique fonctionnelle comme si elle était autonome est, semble-t-il, aberrant.
Et pourtant, il n’est pas sûr que la distinction entre objet utilitaire
et œuvre d’art soit un terme ultime que l’analyse ne pourrait pas dépasser. La
thèse opposée serait que la trivialité est le mode déficient d’une musique qui
a été antérieurement à la fois fonctionnelle et artistique, qu’elle constitue le
reliquat que la musique autonome a laissé derrière elle en se séparant de la
musique utilitaire.
Pour « accéder » de manière appropriée à la musique utilitaire, il faut,
selon Heinrich Besseler, accomplir soi-même – éventuellement avec d’autres –
l’action accompagnée par la musique. C’est ce qu’il appelle en allemand le
Mitvollzug, littéralement le « co-accomplissement ». Pour lui, la musique
fonctionnelle ou « musique d’usage » n’est pas perçue comme un objet mais
comme une partie intégrante d’un processus fondamentalement extramusical.
Le comportement du danseur constitue un cas d’école.
Il n’écoute pas mais adopte un comportement actif qui irradie, sans prendre explici-
tement la musique comme objectivement présente. Pour lui, la musique n’a aucune
existence objective. […] Il n’est pas ici question d’écoute au sens du concert. Le
danseur laisse la musique guider sa propre activité musicale et chorégraphique, il
entend la musique tout au plus comme nous entendons sans le vouloir des propos qui
ne nous sont pas destinés <Mithören>) 54 .

Un jugement esthétique supposant de la distance serait inadéquat ici. Comme


la musique n’est pas saisie objectivement, « la valeur d’une musique de danse
en tant que telle se détermine uniquement d’après sa plus ou moins grande
adéquation aux attentes de la société à laquelle elle est destinée 55 ». Les chansons
qui accompagnent le travail, celles chantées en groupe – « l’accès à ces musiques
consiste toujours à participer à une activité 56 » – ainsi que la musique liturgique
doivent aussi être comprises comme de la « musique d’usage ».

212
Musique triviale et jugement esthétique

Ici aussi, la musique n’est que l’ornement et l’amplification d’une attitude fonda-
mentale extramusicale, la prière, et l’accès approprié à cette musique consiste à
adopter cette attitude fondamentale, c’est-à-dire à prier avec les autres <Mitbeten> 57.

On note que l’antithèse entre « musique d’usage » et musique « objective »


rappelle la distinction établie par Heidegger entre « outil qui se trouve à portée
de main » et « chose que l’on a sous la main » 58 .
Besseler utilise la polysémie du mot « Mitvollzug » pour opposer, dans
un seul et même mouvement de la pensée, l’activité en musique à la passivité
de l’écoute, le groupe soudé à l’individu isolé et la musique fonctionnelle à la
musique autonome. Pourtant, la distinction entre musique « d’usage » et musique
« objective » – l’antithèse entre fonction et objet –, qui est censée soustraire toute
la musique utilitaire au jugement esthétique, y compris à l’affirmation selon
laquelle elle serait triviale, est plutôt une construction de « types idéaux » (à la
valeur heuristique indéniable) qu’une description de la réalité musicale.
1. Les fonctions de la musique « d’usage » évoquées par Besseler
– la danse, la sociabilité et la liturgie – sont soumises à des évolutions
historiques. Il est aisé de constater qu’au xviie et au xviiie siècle, elles tendent à
la représentation. Mais en tant que cérémoniel, elles deviennent « objectives »
et donc, en même temps que la musique, qui prend également un caractère
représentatif, accessibles à un jugement esthétique.
Le fait que la musique liturgique comme art n’est pas possible à
toutes les époques engage lui aussi à pratiquer l’analyse historique. Pour décrire
les conditions dans lesquelles la musique d’église peut revêtir un caractère
artistique, il faudrait prendre en compte aussi bien l’histoire de la liturgie et de
la piété que l’évolution de la technique musicale et de la conscience esthétique.
Si, dans les périodes fastes d’un genre de musique liturgique, les différents
éléments convergent, ils divergent au contraire dans les périodes d’indigence. Il
serait illusoire de s’attendre à ce que l’« esprit de l’époque » donne constamment
vie au genre avec la même intensité. Mais puisque la musique liturgique a la
possibilité d’être de l’art, elle est évaluée à l’aune de ce critère, et si elle n’en est
pas, elle tombe sous le coup du jugement de trivialité.
2. La fonctionnalité pure est un cas extrême. Entre une musique qui
sert seulement de véhicule et n’est rien prise pour elle-même et la possibilité

213
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

opposée, celle de la stricte autonomie, il existe des degrés intermédiaires


qui constituent une grande partie de la réalité musicale. Mais si fonction et
caractère artistique ne s’excluent pas, il faut compléter l’approche de la musique
sous l’angle fonctionnel par le procédé inverse, une analyse des fonctions du
point de vue musical.
En schématisant grossièrement, on peut partir de l’hypothèse que le
caractère artistique de la musique fonctionnelle est en danger quand, d’une part,
l’importance de la fonction – son rang social ou sa « teneur substantielle », pour
parler en termes hégéliens – est faible et que, d’autre part, le but que doit remplir
la musique lui impose d’étroites limites. En général, la musique de danse est à
la fois d’un contenu pauvre et limitée dans sa forme par la fixation du schéma
rythmique, de la durée du morceau et de son articulation en séquences, fixation
qui touche aussi la mélodie et l’harmonie. Inversement, une messe est portée par
le grand prestige de sa fonction et les seules contraintes qui s’imposent à sa forme
sont le texte et quelques normes du style d’église, qui ont rarement été rigoureuses.
Dans le cas d’une musique dont la valeur réside entièrement dans son
utilité, un jugement reposant sur la distance esthétique peut être non pertinent
ou erroné. Mais si l’on admet que les différences de niveau dans la fonction
– comme celle entre une musique de danse et une messe – coïncident souvent
avec des différences de niveau musical, le jugement esthétique qualifiant un
morceau de trivial est plutôt étayé que contredit ou annulé par la prise en
compte de la fonction.
3. La musique utilitaire serait l’objet adéquat d’une « histoire de
l’art sans noms », car l’une de ses caractéristiques est d’être indifférente à
l’origine des mélodies qu’elle utilise. Les méthodes d’appropriation – parodie et
contrafacture 59 (écriture de nouvelles paroles sur un air connu), adaptation et
arrangement – sont plus typiques de cette musique que celles de production. Ce
qui compte, ce n’est pas la destination originelle d’un morceau mais l’utilisation
que l’on peut en faire 60.
L’approche caractéristique de la musique « d’usage » devient
problématique quand elle porte atteinte à une musique conçue comme une
œuvre autonome. Originalité et intégrité sont des concepts fondamentaux de
l’esthétique du xix e siècle, une théorie de l’art qui a fait prendre conscience de

214
Musique triviale et jugement esthétique

la différence entre musique autonome et musique fonctionnelle. Faire d’une


musique une utilisation qui ne se préoccupe pas de sa forme et de sa signification
originelles, c’est, selon les normes esthétiques, une déformation : une
trivialisation. Sous le règne de l’esthétique, arracher des morceaux à l’ensemble
dont ils font partie – l’exemple-type de cette pratique est la transformation du
« Tilleul » [« Der Lindenbaum »] de Schubert 61 en chanson populaire –, modifier
la partition et changer l’effectif, sont des actes suspects.
On pourrait objecter que le jugement esthétique – le verdict « trivial » –
est inadéquat à la musique « d’usage » même quand la musique fonctionnelle se
nourrit, telle un parasite, des œuvres et des moyens de la musique autonome.
On mettrait en avant que ce qui est déterminant en dernière instance, c’est le
« mode d’existence » de la musique, que l’on fait fausse route en voulant juger
une forme d’existence d’après les normes d’une autre, l’intangibilité du texte
étant indéniablement une norme de la musique « objective ». Poussée jusqu’à ses
conséquences extrêmes, cette thèse force à abandonner le concept d’« identité »
des compositions musicales. Dès lors que l’on considère le « mode d’existence »
comme la dernière instance, le menuet de la symphonie en mi bémol majeur
de Mozart n’est plus la « même » œuvre quand il est extrait de son contexte
symphonique et utilisé comme musique de danse. Il se transforme en un
morceau anonyme de musique fonctionnelle.
Inversement, le jugement esthétique qui rejette l’adaptation comme
trivialisante présuppose l’idée d’identité. Pour apparaître mutilé, il faut que le
menuet soit le « même » morceau et non un « autre ».
La difficulté semble impossible à résoudre. En effet, on voit bien
que le concept de « manière d’être » est construit par abstraction à partir de la
musique fonctionnelle et qu’il en va de même pour le concept d’œuvre identique
et la musique autonome, de sorte qu’il n’y a pas d’instance de décision neutre. (Il
serait faux de croire que l’« objectivité » est aussi explicable uniquement comme
« mode d’existence ». L’identité des œuvres musicales n’est pas appréhendable
comme « mode d’existence », et pourtant elle fait partie des catégories
fondamentales de l’esthétique de la musique autonome. Le concept de « mode
d’existence » n’est donc pas suffisant.) La philosophie du « monde de la vie 62 »
n’est pas réductible à la philosophie transcendantale ni celle-ci à celle-là.

215
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

D’après Besseler, la musique « d’usage » est « plus originelle » que la


musique « objective » 63 . Mais si l’évolution tend vers l’objectivation, alors ce
sont finalement les catégories esthétiques développées à propos des œuvres
autonomes qui priment. Le procédé consistant à publier des arrangements
en tant que textes, portant le nom de l’arrangeur comme s’il était un auteur,
exprime, ne serait-ce qu’inconsciemment, la soumission de la musique utilitaire
aux normes dominantes de l’esthétique, c’est-à-dire aux concepts d’identité,
d’intangibilité et d’originalité. Les pratiques de la musique « d’usage » cherchent
à s’aligner sur celles de la musique autonome, mais c’est justement quand elle
fait figure de parvenue que la musique fonctionnelle est triviale.
Le fait que les normes esthétiques s’imposent comme instances de
jugement, si bien qu’il apparaît comme justifié d’appliquer à la musique d’usage
le qualificatif péjoratif de « trivial », doit donc être compris historiquement. Les
jugements esthétiques sont en même temps des jugements historiques.
4. Certaines formes de pratique musicale font douter que l’approche
« d’usage » soit antérieure à l’approche « objective ». Il semble plutôt que
l’objectivation n’ait pas été précédée par la « participation à une activité »
(Mitvollzug), mais que la séparation des modes d’écoute ait été précédée par leur
indistinction.
Du virtuose jusqu’au musicien des rues qui fait la manche et dont la
musique, au lieu de procurer une sensation agréable, est au contraire une gêne
déplaisante, il s’agit de jouer devant autrui. Cette démarche n’est sans doute pas
plus récente que la pratique de la musique « d’usage ». Le fait de s’associer à la
personne et à l’action du musicien ne peut pas être séparé de l’attention portée
à la musique comme objet et, comme dans le cas de celui qui écoute quelqu’un
raconter une histoire, il serait inadéquat de distinguer un élément premier d’un
élément second. Historiquement, le fait qu’un musicien – comme interprète – se
soumette à une œuvre qui lui est donnée en tant que texte, est un phénomène
tardif. Mais cette même scission entre objet et représentation a aussi donné
naissance à une virtuosité pour laquelle la musique n’est que le support presque
indifférent d’une démonstration technique et gestuelle, et rien en elle-même.
La pratique musicale en société, dont les formes suprêmes sont la
chanson polyphonique du xvie siècle et le quatuor à cordes de la fin du xviiie siècle,

216
Musique triviale et jugement esthétique

a plusieurs fois été comparée à une conversation. Toutes deux ont en commun
que l’on ne peut déterminer si l’objet est la substance de la sociabilité ou si c’est
l’inverse. Il serait inadéquat de vouloir distinguer le moyen et la fin. Seule
l’abolition de l’état d’indétermination caractéristique de la pratique musicale
en société met en avant soit la musique comme œuvre soit la sociabilité comme
« manière d’être ». (Par rapport à la conversation, la discussion sur un thème
donné et le bavardage creux dont la seule raison d’être est la fonction sociale
sont l’un comme l’autre des formes dégradées.) La chanson à boire, décrite
par Besseler comme de la musique « d’usage » 64 , est un mode déficient et non
« originel » de sociabilité musicale.
Les inventions de Bach ne sont pas des études. L’idée de s’exercer à l’art
sur des compositions qui n’en sont pas est une innovation du xixe siècle. L’étude
résulte de la division de la pièce pour instrument seul en œuvres « objectives »
et en exercices « d’usage ». La perception qui accompagne les exercices se réduit
à entendre sans le vouloir et, dans le cas extrême de l’étude techniquement utile
mais musicalement absurde, elle peut aller jusqu’au refus d’écouter. Mais entendre
sans le vouloir – de même que jouer sa partie d’une musique qui n’est qu’une simple
fonction de la sociabilité – est une forme dégradée de la perception musicale.
La dissociation entre, d’une part, l’action en musique, collective
ou non (Mitvollzug), et, d’autre part, l’objectivation, est l’une des origines de
la banalité musicale. Les reliquats abandonnés derrière elle par la musique
autonome après sa séparation d’avec la musique fonctionnelle – la pièce virtuose,
la chanson à boire ou l’étude – tombent dans la trivialité.
5. La musique triviale est pour une large part de la musique
fonctionnelle qui se présente comme objective, sous forme de pièce de concert ;
et le quiproquo est l’une des caractéristiques de la banalité musicale. De la
fonction originelle d’une danse ou d’une marche, il ne reste qu’un souvenir, mais
même dotée seulement d’une existence diluée, secondaire, la fonction est aussi
déterminante pour l’effet produit par le morceau que la manière dont il est fait
musicalement. En déduire qu’un jugement esthétique ne pourrait dès lors être
prononcé serait cependant une erreur. En effet, plus d’une musique autonome
joue sur l’évocation de telle ou telle fonction. Le souvenir ou l’évocation d’une

217
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

fonction n’est donc pas une caractéristique distinctive de la marche détournée


en pièce de concert et ne la préserve pas du jugement de trivialité.
6. La musique de divertissement est soit le fond sonore de la
conversation soit son substitut.
En Italie, le public qui se réunissait à l’opéra passait la soirée à se divertir. La musique
chantée sur scène faisait elle aussi partie de ce divertissement. On l’écoutait de
temps en temps, quand la conversation s’interrompait. Pendant la conversation et
les visites mutuelles dans les loges, la musique continuait. Sa tâche était celle qui
incombe à la musique jouée pendant les grands dîners, à savoir transformer les
conversations, d’ordinaire timides, en bruyants éclats de voix 65 .

Quand elle comble les blancs d’une conversation ou occupe les pauses d’une activité,
la musique de divertissement n’est ni « d’usage » et fonctionnelle, ni « objective » et
autonome. D’une part, elle est trop vague pour être un « objet » ; d’autre part, l’état
de distraction qu’elle suppose et perpétue apparaît comme la caricature de l’écoute
invo­lontaire de celui qui entend sans prêter attention (Mithören).

Selon John H. Mueller, juger de la musique triviale sur des critères


construits par abstraction à partir d’œuvres d’art est une « malheureuse
outrecuidance 66 ». Pour lui, la croyance à des « normes absolues » résulte d’un
aveuglement métaphysique. Chez Mueller, la métaphysique apparaît, comme
s’il était marxiste, dans le rôle d’une justification supraterrestre spécieuse de
privilèges terrestres. D’après lui, pour être une science, l’esthétique doit se faire
sociologie ; et une fois devenue de la sociologie empirique, elle ne peut rien
constater d’autre que des « normes de groupe » non réductibles les unes aux autres.
Juger une œuvre de Bach « ennuyeuse » et un tube « primitif »
sont par conséquent – toujours selon Mueller – deux jugements également
légitimes, puisqu’ils résultent de deux normes de groupe dont aucune ne peut
s’arroger de priorité sur l’autre. Cette affirmation passe sous silence ou nie
la différence élémentaire qui existe entre les jugements reposant sur une
appréciation clairvoyante de la manière dont l’objet est fait et ceux reposant sur
l’incompréhension. Deux présupposés sont ici étrangement pris l’un dans l’autre :
un irrationalisme esthétique qui ne peut concevoir la musique que comme

218
Musique triviale et jugement esthétique

déclenchant des sentiments et non comme un objet intentionnel, et un empirisme


méthodique qui, par crainte de l’incertain et du spéculatif, se cramponne à
des « opinions » et à des « décisions » (celle d’aller ou non à un concert) comme
instance ultime, et soupçonne la question du rapport entre un jugement et la
chose sur laquelle il porte d’être une divagation métaphysique. Le moins certain
– l’« opinion », toujours vague – est censé tenir lieu de certitude dernière.
Mueller attribue à la sociologie empirique de la musique une validité
universelle. Ses présupposés ou préjugés esthétiques et méthodologiques – le
fait qu’elle soit tributaire d’une forme dégradée d’esthétique du sentiment et
trouve son origine dans l’étude des marchés – en font néanmoins la théorie toute
trouvée de la musique triviale.
1. Mueller associe la méthode de la sociologie empirique, consistant
à enregistrer des opinions et des décisions, à la prétention de fonder une
esthétique 67. La quaestio facti et la quaestio juris se fondent l’une dans l’autre,
de sorte que le nombre élevé de personnes souscrivant à un jugement apparaît
comme la seule source fiable du droit. Pourtant, la démarche n’est qu’en
apparence dépourvue de préjugés. Adepte de la sociologie empirique, Mueller
revendique haut et fort son absence de sensibilité artistique lorsqu’il qualifie
avec mépris de « phénomènes asociaux  68 » les œuvres musicales qui ne
s’intègrent pas au système institutionnel existant. Son jugement, en apparence
descriptif, se caractérise en vérité par une normativité latente et implique un
parti pris en faveur du goût des masses.
2. L’expression « qualité » est équivoque. Elle signifie « manière dont
une chose est faite » mais aussi « valeur ». Mueller utilise ce double sens pour
masquer la différence entre les jugements émanant du goût, qui représentent
une « norme de groupe », et les jugements émanant de la connaissance, qui se
rapportent aux propriétés d’une œuvre musicale. Il peut ainsi présenter les uns
et les autres comme de simples projections. « Nous attribuons à l’œuvre d’art des
qualités qui existent en réalité dans nos têtes 69 » ; « Du fait de notre tendance
humaine à projeter dans l’objet quelque chose qui, en réalité, bourdonne dans
nos têtes, nous supposons souvent que la valeur d’une composition lui est
immanente 70. » Un jugement de valeur se fonde sur un jugement concernant la
chose. L’idée que la pertinence du jugement de valeur dépend de la recevabilité

219
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

du jugement concernant la chose – par exemple de la capacité de celui qui juge à


percevoir si les parties d’une œuvre sont juxtaposées sans rapport entre elles ou
au contraire liées par un développement utilisant le principe de la variation – est
étrangère à Mueller. Le concept d’« auditeur qualifié » apparaît entre des guillemets
sarcastiques 71 ; la clairvoyance est dénoncée comme étant de l’outrecuidance.
3. Une analyse qualitative des opinions musicales réduirait la
pertinence de la méthode statistique, et pour préserver du doute la prétention
de la sociologie empirique à être le fondement d’une esthétique scientifique,
Mueller est contraint de renier le concept d’« objet esthétique » et de réduire
l’écoute musicale au schéma « stimulus – réaction ». Selon cette approche, la
musique n’est pas un objet susceptible d’être saisi ou manqué mais un protocole
expérimental. « L’histoire de la musique est l’histoire d’expériences qui aspirent
à être validées par l’approbation sociale 72. »
Mais la dissolution de l’objet esthétique en un ensemble de stimuli
est une caractéristique de la musique triviale ; et une théorie sociologique qui
conçoit les œuvres musicales comme des protocoles expérimentaux, comme des
provocations à la « jouissance spontanée » et à la « distraction esthétique » 73 n’est
pas autre chose qu’une apologie de la banalité musicale. Elle ne fonde pas une
esthétique comme science rigoureuse mais travestit une « norme de groupe ».
L’empirisme reproche à l’esthétique métaphysique d’être une idéologie, mais ce
reproche retombe sur lui.
4. Le goût de minorités numériquement et financièrement faibles ne peut pas
perdurer, sauf peut-être en marge de la majorité. Les grands systèmes du goût
musical sont stables parce qu’ils s’appuient sur des soutiens matériels concrétisés
par d’énormes investissements financiers, qu’il s’agisse de salles de concerts, de
facture instrumentale, d’établissements d’enseignements, d’édition musicale, etc. 74

En reconnaissant que les « systèmes du goût » s’appuient sur des intérêts,


Mueller dévoile la faiblesse de la méthode empirique. En effet, cette concession
va à l’encontre du présupposé selon lequel les opinions et les décisions consti-
tuent une instance ultime, et contredit l’affirmation du caractère « spontané »
de la jouissance esthétique. Pourtant, Mueller ne remet pas un instant en cause
sa prétention à fonder une esthétique scientifique sur la sociologie empirique,
qui consiste à recueillir des réactions à l’intérieur du système institutionnel

220
Musique triviale et jugement esthétique

existant. Ayant chassé la métaphysique, il attribue la place de principe fondateur,


qu’elle a laissée vide, aux « énormes investissements financiers ». Le fait que
la « volonté de tous », l’opinion dominante en matière de musique, dépende
d’intérêts extraesthétiques n’empêche pas Mueller de l’introniser « volonté
générale », c’est-à-dire raison esthétique.
Dans les conditions dictées par la méthode empirique, il est impos-
sible de contredire ce qui est banal et galvaudé en musique. Pour que cela puisse
être perçu comme une déformation et une trivialisation, il faut que l’élaboration
de l’opinion soit mesurée à l’aune de l’objet esthétique, de sa teneur en substance
et en signification.

Quand elle va au-delà d’une manifestation de mépris ou de dégoût,


la critique de la trivialité se fonde souvent sur l’idée d’une musique universelle,
non divisée. Si la banalité se répand, c’est, pense-t-on, à cause de la séparation
entre grand art et art mineur. Selon cette analyse, la dégradation du populaire
en trivial a pour revers, pour complément, le mouvement opposé par lequel la
capacité qu’a une œuvre de cultiver son auditeur se referme sur elle-même pour
confiner à l’ésotérisme.
1. Cependant, l’universalité est plus une utopie qu’une réalité du passé.
Elle a été réalisée dans quelques œuvres autour de 1800, telles que La Création et
La Flûte enchantée, où elle apparaît comme un fragile équilibre entre des parties
hétérogènes. Et presque en même temps, Kant a déclaré dans la Critique de la faculté
de juger que l’instance du jugement esthétique était le sensus communis.
Quant aux siècles antérieurs aux Lumières philanthropiques, l’idée
d’un art universel leur était étrangère même quand sa réalisation était à portée
de main. Le mépris pour la musique de basse extraction était une évidence à
une époque dont la pensée sociale était marquée par le concept de privilège.
L’utilisation occasionnelle de chansons populaires comme matériau pour des
œuvres d’art ne changeait rien ou presque à la distance qui, dans la conscience
des musiciens et de leur public, séparait la musique élaborée, notée, des pratiques

221
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

traditionnelles non écrites. La condescendance souligne même la distance


plutôt qu’elle ne l’abolit.
Dans l’histoire de la musique, la nouveauté au xix e siècle n’est pas
la division mais l’idée qu’il s’agit d’une mauvaise chose. L’idée d’universalité
a commencé à jouer le rôle de conscience esthétique 75, et la peur grandissante
de la banalité – hantise qui pousse à se réfugier dans l’ésotérisme – est depuis
lors accompagnée par son opposé, à savoir le sentiment qu’il faut compenser ou
abolir la distance. Le lieu commun selon lequel l’avenir réparera l’injustice faite
à une œuvre par le présent exprime, outre le besoin d’être compris et de survivre
à sa propre mort, l’aspiration à un état situé par-delà la séparation entre grand
art et art mineur.
2. Au xix e siècle, les efforts entrepris pour « élever » la musique triviale
sont divers. Tout aussi vive est, d’un autre côté, la polémique contre un juste
milieu dans lequel une condescendance motivée par la philanthropie ou des
visées commerciales rencontre des parvenus de la musique mineure aspirant à
être anoblis. La médiocrité est la caricature de l’univers.
Schumann dénonce un juste milieu musical qui va de Henri Herz à
Meyerbeer, Wagner attaque la « médiocrité », qui « ne nous apporte pas quelque
chose d’inconnu et de nouveau, mais donne à ce que nous connaissons une
forme plaisante et f latteuse » 76 . La trivialité masquée suscite une colère telle que
la trivialité non dissimulée, qu’elle soit cynique ou naïve, n’en suscite jamais ou
presque. « En effet, il n’y a plus qu’à ambitionner de tromper, en même temps que
le public, le véritable jugement esthétique – ce qui revient à peu près au même
que de présenter une marchandise légère et défectueuse comme lourde et de
bonne qualité – pour faire apparaître le phénomène le plus repoussant 77. » Le
médiocre fait extérieurement concurrence au bon et le menace intérieurement.
Il en est plus proche que le mauvais, et c’est sans aucun doute l’un des motifs
de la polémique. Mais en même temps, la médiocrité semble avoir été honnie
comme déformation et dégradation de l’universalité à laquelle on voulait croire
en tant qu’idée même si elle ne pouvait guère être atteinte dans la réalité.

222
Musique triviale et jugement esthétique

La musique triviale force à s’aventurer sur le terrain de l’esthétique


du contenu. Une analyse abstraitement formelle serait un procédé insuffisant.
Il mettrait au jour une indigence du trivial qui, certes, est caractéristique, mais
reste incompréhensible en dehors du rapport avec les « contenus » représentés.
1. Ce n’est pas un hasard si les tentatives de défendre la trivialité contre
ses contempteurs s’appuient de manière stéréotypée sur l’argument suivant : la
forme sous laquelle apparaît la musique, et qui constitue l’objet de la critique, est
secondaire et son « contenu » – dans le cas des chansons, le lien entre le caractère
mélodique, le texte et la fonction – déterminant. Selon Philipp Spitta 78, le chant
choral masculin du xix e siècle ne peut être compris que comme une unité
d’éléments musicaux et patriotiques. Et si l’on avait comparé, par provocation, un
hymne national mal composé et un cancan bien composé, cela aurait été ressenti,
à juste titre, comme une adhésion non à l’esthétique mais à l’anarchie.
Le texte, la fonction et le caractère mélodique et rythmique forment
un complexe dont les éléments sont liés entre eux et interdépendants parce
qu’ils agissent les uns sur les autres. (Le procédé de la parodie, justement
fréquent dans la musique triviale, semble aller à l’encontre de cette cohérence
d’ensemble. Et pourtant, l’effet produit par certaines contrafactures serait
atténué, voire supprimé, si le « contenu » d’origine était totalement effacé. La
parodie profane à l’œuvre dans les couplets satiriques et la parodie sacrée que
constituent les chants de l’armée du salut se nourrissent l’une comme l’autre du
contraste ironique ou grandiloquent avec le contenu refoulé.)
Les caractères musicaux qui dépendent de fonctions sociales ou
institutionnelles – les fonctions étant souvent plus profondément ancrées dans
la conscience que les textes – sont des propriétés historiques. Démontrer par
la psychologie expérimentale qu’ils ne sont pas des propriétés naturelles des
compositions mélodiques et rythmiques n’est pas difficile, mais vain. Si l’on
demande à des auditeurs de juger des mélodies dont ils ne connaissent ni les
textes ni les fonctions, le protocole expérimental fait disparaître le « contenu »
de la musique sans que son existence historique soit réfutée.

223
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

Les mélodies dont l’existence se confond avec celle des textes et


des fonctions ne commencent à apparaître comme triviales que quand les
« contenus » – religion du sentiment, pathos révolutionnaire ou patriotisme
accompagnant la promotion de la culture physique – se galvaudent ou deviennent
suspects. La forme musicale, sur laquelle peuvent porter l’analyse en termes de
technique de composition et la critique esthétique, est un reliquat mort.
2. Que forme et contenu soient inséparables est un lieu commun
que personne ne nie, mais qui ne suffit pas à résoudre l’opposition entre
esthétique de la forme et esthétique du contenu ou à la réduire au statut de
problème seulement apparent. La consommation « pathologique » de musique
contre laquelle polémiquait Hanslick n’était pas une chimère mais une
réalité quotidienne. Elle est devenue suspecte, ce qui ne doit pas conduire à se
méprendre sur son existence et sa signification historiques.
La querelle sur la question de savoir dans quelle mesure la musique
peut représenter ou suggérer un contenu – un complexe pictural ou psychique – a
occulté une autre question sans doute non moins importante que celle des limites
esthétiques de la musique : la forme doit-elle être conçue comme une fonction
du contenu ou est-ce l’inverse ? Un contenu est, pour employer la terminologie
de la psychologie de la forme [Gestaltpsychologie], soit « fond », soit « figure ». En
tant que « figure », il constitue l’objet premier de l’attention, tandis que la forme
musicale, les relations mêmes entre les sons, apparaissent simplement comme un
fond et un support. Mais on peut aussi faire l’expérience de ce même contenu en
tant qu’arrière-plan, sans qu’il faille le renier. Au lieu de se muer entièrement en
une disposition psychologique, l’écoute musicale, portée par elle, s’oriente vers la
forme comme objet sonore. Le contenu devient une fonction de la forme.
L’esthétique du contenu, c’est-à-dire le principe selon lequel la
forme doit être conçue comme « fond » et le contenu comme « figure », est aussi
problématique que l’affirmait Hanslick, non toutefois parce qu’elle serait une
erreur réfutable mais parce qu’elle tend à la banalité. Le cercle des contenus
susceptibles d’une représentation ou d’une périphrase musicale est étroitement
limité. Si les contenus, qui, pris en eux-mêmes, restent vagues, semblent riches et
nuancés, ils le doivent aux formes. Une écoute musicale qui s’accroche aux contenus

224
SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE

et ramène les formes au rang d’arrière-plan provoque donc un appauvrissement.


Elle réduit les formes, mais aussi les contenus, à des contours indigents et abstraits.
La faiblesse de l’esthétique du contenu consiste par conséquent à
méconnaître la dialectique à laquelle sont soumis les contenus dans la musique,
à négliger le paradoxe qui fait que c’est précisément quand ils ressortent qu’ils
deviennent des linéaments schématiques. Mais c’est de ce défaut que résulte
l’affinité de l’esthétique du contenu avec la musique triviale, dans laquelle
la réduction de l’écoute – la dégradation de la forme en simple matière dont
se nourrissent sentiments et dispositions psychologiques – contamine les
compositions musicales elles-mêmes. La musique de divertissement exécute
pour ainsi dire le jugement prononcé par l’esthétique du contenu. Hanslik
a développé une rigoureuse esthétique de la forme et il semble qu’il faille,
pour rendre justice à sa signification historique, la comprendre comme une
polémique contre la trivialisation de la musique.

SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE


1

Le terme de « musique triviale » – mi-expression à la mode galvaudée


par un emploi non réf léchi, mi-renvoi codé au fait contre nature qu’une science
se laisse entraîner justement par des objets banals dans des paradoxes méthodo­
logiques – est devenu une appellation générique désignant des compositions
musicales dont le caractère artistique est censé être nié. Le domaine qu’elle
recouvre va, en passant par la musique de salon et de promenade, des chansons
de cuisine et de rue à des œuvres de Tchaikovsky et Dvořák suspectes de kitsch
au regard de la tradition beethovénienne et de ses critères tant sur le plan
esthétique que sur celui de la technique de composition. Comme il est défini
négativement, le concept de « musique triviale » pèche par l’hétérogénéité et
l’absence de rapport entre les phénomènes qu’il rassemble dans une unité forcée,
leur seul point commun étant qu’ils ne sont pas considérés comme faisant partie
de l’art. Par conséquent, il n’est guère étonnant que la discussion sur la trivialité

225
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

musicale, quand il s’agissait de formuler des critères concrets, ait sombré dans
la confusion. « La » musique triviale, au sens large qu’a pris le terme, est une
chimère, un fantôme conceptuel. Et si les réf lexions sur la musique triviale
du xix e siècle, au lieu de tenter vainement une caractérisation d’ensemble, se
limitent à un domaine partiel, celui de ce qu’on peut appeler la « musique inter-
médiaire », il n’est nul besoin de justifier ce choix en détail. Le répertoire de la
musique de divertissement et de salon visé par le concept de « musique intermé-
diaire » est déjà bien assez varié.
La musique mineure a toujours existé, transmise de manière orale
et anonyme. La musique « intermédiaire », qui est un phénomène typique du
xix e et du xx e siècle, s’en distingue extérieurement par le fait qu’elle est notée

et imprimée, et se présente comme l’œuvre d’un compositeur, même si son


caractère d’œuvre peut, selon des critères strictement esthétiques, être mis en
doute. D’un autre côté, elle reste exclue de l’ambitieux concept d’art qui s’est
développé à la fin du xviii e siècle, sans être nécessairement mal composée
du point de vue de l’artisanat musical. (La musique mineure des époques
antérieures est « sans art », dans la mesure où elle enfreint les règles artisanales,
la « musique triviale » est « étrangère à l’art » car esthétiquement problématique.)
Le concept d’art de l’« époque artistique », qui inclut l’idée qu’une
composition musicale est une œuvre autonome, un « monde existant pour
lui-même », comme le formulait Ludwig Tieck, est la catégorie centrale de
l’esthétique du xviiie au xx e siècle. La théorie de l’art et la philosophie du beau,
la tradition aristotélicienne et la tradition platonicienne des siècles antérieurs,
ne sont pas de l’esthétique dans le même sens que la discipline née vers 1750.
Une fois inauguré le règne de l’esthétique sur la conscience musicale, la
musique fonctionnelle, qui remplit un but au lieu de valoir pour elle-même,
fut reléguée à la périphérie de l’art, ou fut même rejetée hors de son domaine.
La musique utilitaire et la musique comme art, qui étaient allées de pair aux
siècles précédents, se séparèrent et furent désormais tenues pour opposées par
les rigoristes de « l’art pour l’art ».
Jusqu’au xviii e siècle, la musique dans son ensemble, aussi bien la
musique élaborée que la musique mineure, était liée à des fonctions. À l’ère
de l’esthétique, la division en art autonome, d’une part, et musique utilitaire,

226
SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE

d’autre part, exposa la musique fonctionnelle, même religieuse, au soupçon de


trivialité. Le concept moderne, esthétique d’art, qui divergeait de la théorie de
l’art plus ancienne, était indissolublement rattaché à l’œuvre autonome.
D’un autre côté, l’idée qu’à des époques antérieures, la distance
ressentie entre la musique élaborée et la musique mineure était moindre
qu’au xix e siècle, est problématique. La société musicale sans classes est un
fantôme, une utopie projetée sur le passé. Ce qui est nouveau au xix e siècle, c’est
uniquement la séparation entre musique autonome et musique fonctionnelle,
mais dans la musique des époques antérieures, il existait aussi des hiérarchies,
sur le plan de la technique de composition et sur le plan social, à l’intérieur de
la musique fonctionnelle.
La « musique intermédiaire » du xixe siècle est, de même que la musique
utilitaire coupée de l’art autonome, un phénomène propre à l’ère de l’esthétique.
Elle constitue en quelque sorte l’ombre obscure des œuvres autonomes. Ce serait
néanmoins une erreur de la qualifier sans hésitation de musique utilitaire,
pour la soustraire à l’emprise des critères esthétiques, qui valent certes pour la
musique autonome mais pas pour la musique fonctionnelle. La musique de salon
et de divertissement est bien plutôt ambivalente : elle est aussi « intermédiaire » au
sens d’hybride. D’un côté, à la différence de la musique d’église, de représentation
ou de danse, elle n’apparaît pas comme le simple accompagnement ou support,
l’accessoirisation sonore d’un processus extramusical, et n’est donc pas à
proprement parler fonctionnelle. D’un autre côté, à la différence cette fois
de la musique de concert, elle n’existe pas pour elle-même comme objet de
contemplation esthétique. Sa signification ou son rôle est ouvert et indéterminé.
Elle peut, sans que cela contrevienne à son sens, être écoutée comme une pièce
de concert ou être reléguée au rang de fond sonore d’une conversation, ou bien
encore, dans un dosage changeant, être perçue à la fois de l’une et l’autre manière.
On pourrait élever l’objection suivante : le divertissement est, de
même que les buts liturgiques ou profanes de la musique plus ancienne, une
fonction qui soustrait un morceau de musique à la compétence du jugement
esthétique et en détermine même la forme. Le pot-pourri – la juxtaposition
ou l’enchaînement de moments musicaux certes charmants en eux-mêmes
mais ne formant pas un tout cohérent – correspond exactement, en tant que

227
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

forme archétypique de la musique de divertissement, à une écoute distraite et


sporadique qui tantôt se concentre sur la musique et tantôt s’en détourne. Et dès
lors que l’on considère la musique de représentation et de table du xviiie siècle
comme de la musique fonctionnelle, il faut accorder le même droit à la musique
de promenade et à la musique de café du xix e siècle, dans lesquelles la bourgeoisie
imite, sous une forme dégradée, des modèles aristocratiques.
Mais cette argumentation, si juste qu’elle puisse paraître, présente
une lacune : elle méconnaît ou sous-estime l’ambition esthétique de la « musique
intermédiaire », ambition qui place la musique de divertissement dans la
dépendance de la musique élaborée. Même quand elle ne repose pas directement
sur des adaptations, la musique de café se nourrit d’une substance qui lui est
étrangère, à savoir la musique de concert et la musique de chambre, dont elle
imite ou parodie l’attitude, tout en détachant de leurs structures musicales
certains éléments pour en faire des clichés, des effets isolés condamnés à l’usure.
Le pot-pourri n’est donc pas seulement une forme qui se justifie par la fonction
et s’explique par le but de divertissement et les conditions de l’écoute distraite.
Il apparaît comme la négation et le morcellement de formes appartenant à la
musique de concert et à la musique de chambre. Partant, il peut être mesuré à
l’aune de ces formes, dans la mesure où il en est substantiellement dépendant.
Distinguer socialement la « musique intermédiaire » de la musique
élaborée, de la musique comme art au sens exalté du terme, est tout aussi
difficile, voire impossible, que de l’en distinguer fonctionnellement. L’hypothèse
selon laquelle le kitsch serait au xix e siècle l’art ou le substitut d’art de la petite
bourgeoisie, mais pas celui des catégories sociales cultivées, ne peut guère être
prouvée. Elle est du reste peu vraisemblable, dès lors que l’on définit la « culture »
concrètement comme déterminant un statut sociologique et que l’on ne se réfugie
pas dans la tautologie consistant à qualifier de « cultivés » ceux qui comprennent
la musique élaborée et se tiennent à l’écart de la « musique intermédiaire »,
autrement dit du kitsch. Si l’on opère avec des catégories sociologiques grossières,
il semble que la musique comme art et la musique « intermédiaire », la musique
de chambre de Brahms et la Prière d’une vierge 79, aient été destinées à la même
bourgeoisie. La divergence la plus nette dans la conscience musicale du xixe siècle,
le fossé entre art et non-art, avait donc un fondement exclusivement esthétique et

228
SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE

non social. Et l’indifférenciation sociale renforçait l’opposition esthétique, dont


l’une des plus anciennes expressions connues est la polémique de Schumann
contre la musique « prosaïque », plutôt qu’elle ne l’atténuait.

Ludwig Richter, Musique domestique, 1855.


Dresde, Staatliche Kunstsammlungen, Kupferstich-Kabinett
(© Deutsche Fotothek, Dresde).

Le titre de Musique domestique [Hausmusik], donné en 1855 par l’historien de la culture


Wilhelm Heinrich Riehl à un recueil de Cinquante chansons de poètes allemands [Fünfzig Lieder
deutscher Dichter], fut le mot d’ordre d’une contre-culture censée résister, par une musique « simple
et honnête », à l’inf luence du « grand monde musical blasé ». La « musique domestique », un art issu
de l’esprit Biedermeier, était le contraire d’une « musique de salon » dont les amateurs se sentaient
transportés à Paris, la « capitale du xix e siècle », quand ils imitaient – bien maladroitement – les
prouesses des virtuoses. Il y a toujours eu une musique susceptible d’être appelée « musique
domestique », mais lorsque le terme fut mis en circulation en 1855 – et c’était incontestablement
une trouvaille linguistique –, il prit une coloration idéologique.

229
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

Il n’est pas établi qu’il soit permis à l’historien de partir de la diffé-


rence entre art et non-art comme si elle était un fait. Cette séparation nette peut
susciter la contradiction de la part de sceptiques développant le point de vue
suivant : la dichotomie esthétique en tant que schéma de pensée ou préjugé du
xix e siècle n’est pas la condition mais l’objet d’un examen et d’une critique histo-

riques. En outre, la différence entre art et non-art, entre valeur esthétique et


absence de valeur esthétique n’est pas une différence spécifique et fondamentale
mais une différence de degré. On passe insensiblement de l’un à l’autre. C’est
une erreur de tracer une frontière rigide, comme le montrent les variations de
l’évaluation esthétique : il n’est pas rare que la même œuvre musicale ait été
considérée alternativement comme de l’art et du kitsch.
Mais cette argumentation est bancale. Premièrement, l’inter­
prétation de la dichotomie esthétique comme jugement de valeur dans un
sens concret, c’est-à-dire l’assimilation du non-art à de la mauvaise musique,
n’est pas exacte. L’adjectif « mauvais » peut renvoyer aussi bien à des défauts
techniques de la composition qu’à un caractère moralement ou esthétiquement
discutable. Cependant, quand Schumann distingue entre art et non-art, entre
musique « poétique » et musique « prosaïque », il n’est guère question des règles
de fabrication de la musique : le métier est présupposé dans l’art, sans être
déterminant – le kitsch aussi peut être techniquement impeccable. Le verdict
porté sur la musique « prosaïque », un non-art qui se travestit en art, contient
certes des éléments moraux, mais il est rare qu’ils soient évoqués ouvertement
depuis que Kant les a exclus du jugement esthétique. Le concept d’art renvoie en
tout cas au premier chef à une qualité située au-delà des exigences techniques
et des implications morales, celle à laquelle pense Schumann quand il emploie
le mot « poétique ». Le « poétique », le Djinnistan de Hoffmann, apparaît comme
une sphère à laquelle une œuvre musicale a part ou dont l’accès lui est interdit,
non comme une qualité qu’elle posséderait à un plus ou moins haut degré. Et
s’il est incontestable que l’on ne peut faire qu’une différence graduelle entre de
la musique techniquement bonne et de la musique techniquement mauvaise,
il est d’un autre côté tout aussi indéniable que dans les conditions dictées par

230
SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE

l’ambitieux concept d’art élaboré à la fin du xviiie siècle, l’art et le non-art sont
séparés par un saut qualitatif. Si l’on rejette cette dichotomie comme un préjugé
que l’historien n’aurait pas à s’approprier, on se retrouve donc dans la situation
délicate de devoir abandonner en même temps le concept d’art propre au xix e
siècle.
Deuxièmement, la dichotomie entre art et non-art n’était pas
seulement une élucubration ésotérique partagée par quelques-uns. Au contraire,
elle pénétra dans la conscience collective et même dans la pratique musicale, de
sorte qu’il est difficile de la réduire à une simple idéologie, à un préjugé erroné
du xix e siècle sur lui-même. La séparation esthétique engendra une séparation
institutionnelle. À partir du milieu du siècle, le répertoire des concerts
symphoniques évolua. Les fragments d’opéras, romances et morceaux à effet,
qui avaient jusqu’alors fourni des intermezzi divertissants intercalés entre des
œuvres ou des mouvements symphoniques, furent exclus des programmes, ou
du moins virent leur part diminuer. Ce changement doit être compris comme
une intervention de la sensibilité artistique rigoriste dans la pratique. Le public
devint allergique à la juxtaposition de morceaux foncièrement différents qui se
contestaient mutuellement leur droit esthétique à l’existence, mais continua de
goûter dans un autre cadre la « musique intermédiaire » chassée de sa proximité
avec l’art. La dichotomie n’a donc pas été seulement proclamée mais aussi
pratiquée ; et inversement, l’apparition d’une hiérarchie entre différents types
de concerts ne fut pas sans inf luence sur les choix faits par les compositeurs tant
sur le plan esthétique que sur celui de la technique de composition. Il en résulta
une interaction entre composition, institutions et critique, qui approfondit le
fossé entre art et non-art.
Troisièmement, il est certes indéniable que la frontière entre
musique élaborée et musique « intermédiaire » ou triviale a été tracée de manière
diverse à travers les âges – pas seulement par le gros du public, mais aussi par
les personnes aptes à en juger –, mais ce serait une erreur d’en conclure que
cela ramène la différence spécifique fondamentale qui existe entre elles à une
différence de degré. La difficulté logique est la même que dans le cas du problème
de la consonance, où elle est néanmoins plus facile à cerner. La différence entre
consonance et dissonance est certes « par nature » une différence de degré,

231
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

mais en termes de technique de composition, dans la polyphonie élaborée, elle


est une différence spécifique ; les intervalles et les accords se divisent en deux
classes opposées. Et l’évolution historique de la frontière entre consonance et
dissonance – rendue possible par l’existence d’une simple différence de degré au
sein du substrat donné « par nature » – ne change rien au fait qu’à chaque époque
– sauf dans la musique nouvelle du xx e siècle, où cette différence est abolie –,
elle a été traitée et perçue comme spécifique. Le mode de perception musical
– comme antithèse entre l’une et l’autre et non comme passage progressif de l’une
à l’autre – reste fondamentalement le même. Il en va de même pour la dichotomie
esthétique. Certes, les critères qui déterminent la classification comme art ou
comme non-art sont soumis à des variations historiques ; cependant c’est moins
l’idée porteuse fondamentale de musique élaborée qui évolue – du moins au sein
de l’époque qui va du milieu du xviiie siècle au début du xx e – que la perception de
telle ou telle composition musicale, qualifiée soit d’art soit de kitsch. Un morceau
de Tchaikovsky qui tombe du répertoire des concerts symphoniques dans celui
de la musique de divertissement semble pour ainsi dire prendre une nouvelle
coloration et se modifier dans sa composition interne. Le contexte dans lequel
il se retrouve devient une caractéristique de l’œuvre elle-même. La dichotomie
esthétique et la dichotomie institutionnelle s’inf luencent l’une l’autre.

Les genres musicaux du xix e siècle qui ont été les plus exposés à la
trivialisation, à la déchéance esthétique et institutionnelle, sont aussi ceux qui
ont été ressentis comme typiquement romantiques : le lied, la pièce lyrique pour
piano et le poème symphonique. Le kitsch apparaît comme l’envers du roman-
tisme. Et l’on peut même se demander si la musique « intermédiaire » doit, d’un
point de vue historique, être considérée comme une forme dégradée de la musique
romantique ou si inversement la musique romantique n’est pas à comprendre
comme un anoblissement de la musique « intermédiaire ». En tout cas, la musique
romantique au sens non éculé du terme n’est rien d’autre qu’un petit nombre
d’œuvres poétiques qui se distinguent d’une masse innombrable de morceaux
prosaïques avec lesquels elles partagent certaines caractéristiques extérieures.

232
SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE

La musique « intermédiaire » doit donc être mesurée à l’aune des


principes et des structures de la musique romantique, et non de la musique
classique ou classicisante. La forme sonate de Beethoven et de la tradition
beethovénienne – à laquelle, outre Brahms, appartient aussi Schoenberg –
fournit des critères tant sur le plan esthétique que sur celui de la technique
de composition. Mais il serait inadapté de fonder sur eux le jugement porté
sur la musique intermédiaire, qui s’en trouverait faussé. Et les objections
indifférenciées contre la forme musicale avancées pour justifier le dénigrement
de la musique triviale ne portent pas. Il n’est pas rare que des œuvres
incontestablement majeures du romantisme, des pièces pour piano de Schubert,
Schumann ou Chopin, présentent un rapport problématique à la forme, plus
précisément à l’élément architectonique de la forme autant qu’à son élément
logique. En premier lieu, la conviction que c’est le contenu qui prime met en
péril la forme architectonique, qui se fige ou se dissout. D’un côté, il semble
que la forme puisse légitimement être schématique, puisque seul le contenu
importe, mais d’un autre côté, la rigoureuse assimilation de la forme au contenu
rend certains morceaux tendanciellement amorphes. En second lieu, l’élément
logique de la forme perd de l’importance par rapport à des connexions d’ordre
associatif, sans que l’on puisse pour autant parler d’effondrement. Dans les
œuvres extérieures à la tradition classique ou classicisante, la cohérence interne
et celle du sens musical ne résultent souvent pas du travail sur les thèmes et les
motifs. Cela ne signifie aucunement qu’elles font défaut ou sont menacées.
La « Rêverie » [« Träumerei »] de Schumann, modèle ou utopie latente
d’un nombre incalculable de morceaux kitsch, a fait l’objet d’une polémique
entre Alban Berg et Pfitzner 80 , pour lequel elle était née d’une simple idée.
Berg, qui voulait mettre en avant le caractère élaboré de la pièce, l’a analysée
principalement sous l’angle du « développement par la variation ». Des liens
à demi cachés entre des motifs et des intervalles – dans la mesure 1, les notes
mi-fa-la sont censées constituer une variante du saut de quarte do-fa – sont,
d’après Berg, la caractéristique décisive qui distingue la mélodie de Schumann
d’un morceau de musique triviale comme le Printemps de Hildach 81 .
Mais la « Rêverie » n’est pas un mouvement de sonate classicisant.
C’est une pièce de caractère de style romantique. Et si l’on tient compte de ce

233
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

Träumerei

Robert Schumann

234
SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE

genre et de cette tradition stylistique, sa qualité d’œuvre d’art tient moins


aux liens entre intervalles découverts – ou plutôt construits – par Berg qu’aux
structures rythmico-harmoniques, qui donnent une impression de flottement et
d’éloignement. La première mesure apparaît, à cause du retard dans le changement
d’harmonie, comme une mesure à 5/4, et la deuxième comme une mesure à 3/4,
puisqu’à nouveau on ressent le changement d’harmonie comme le signe d’un
début de mesure. Les séquences de la mesure 3, 2/4 + 2/4, montrent cependant
que l’irrégularité, 5/4 + 3/4, doit être rapportée à un fond constitué d’une mesure
régulière, 4/4 + 4/4. Égalité des mesures et changement s’équilibrent.
Un deuxième élément qui détermine le caractère « poétique » du
morceau est le constant retour du même, qui décrit en quelque sorte des cercles
rêveurs. Cette mélodie ne consiste en rien d’autre qu’en huit répétitions modifiées
d’une même idée, agencées selon un schéma qui suggère celui de la forme lied en
trois parties A 1 :││ B A 2 : a1 a 2,1 a1 a 2,1 a3,1 a1 a 2,2. Que Schumann varie l’idée pour
éviter la monotonie est évident. Mais ce qui ne l’est pas, et qui détermine le rang
éminent de la pièce, c’est l’art de la différenciation fonctionnelle. Ainsi, par
exemple, la phrase finale a2,2 apparaît premièrement (selon le schéma de la forme
lied) comme une reprise, deuxièmement (pour assurer la cohérence de la logique
musicale) comme une continuation et troisièmement (d’après la règle qui prescrit
de placer le point culminant d’une mélodie dans sa dernière partie) comme l’apex.
Le saut de sixte do-la est mélodiquement identique au passage correspondant de
la deuxième phrase (a2,1). Dans l’harmonie, en revanche, le la aigu n’est pas séparé
de la note fondamentale par une octave comme dans la phrase a 2,1, mais par une
neuvième, comme dans a3,1 et a3,2. Tout se passe comme si, dans la reprise, une
conséquence était tirée des variantes de la partie intermédiaire. Et comme le la
est, d’une part, atteint en passant par le plus grand intervalle de la mélodie, la
sixte, et, d’autre part, associé à la dissonance la plus radicale, il apparaît comme le
point culminant du morceau.
La Méditation ou Ave Maria de Gounod, une mélodie ajoutée au
premier prélude du Clavier bien tempéré de Bach, est réputée kitsch. On a cherché
à justifier ce verdict par des caractéristiques situées sur le plan de l’esthétique
ou de la technique de composition. Mais en dehors de l’écart entre le pathos
lyrique de l’arrangement et la « noble simplicité » du modèle, on n’a pu en relever

235
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

Ave Maria
Méditation sur le premier prélude de Jean-Sébastien Bach

Charles Gounod

(avec un sentiment contemplatif)

236
SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE

237
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

238
SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE

aucune. Selon les règles du métier, la composition de cette mélodie, qui est l’un
des morceaux les plus célèbres du xix e siècle, est irréprochable.
Les cinq parties (mesures 5 à 8, 9 à 15, 16 à 23, 24 à 28 et 29 à 37) sont
articulées de manière plastique, et en même temps étroitement liées entre elles.
La première apparaît comme l’introduction, la deuxième comme l’exposition
d’une phrase qui est ensuite variée dans les sections 3 à 5. Le caractère méditatif
de la pièce repose, par une lointaine analogie avec la « Rêverie », sur la répétition
et la modification constantes d’une même idée ; on pourrait même parler
de monotonie nuancée avec art. Gounod varie le motif des mesures 9-10 en
déplaçant le saut d’octave de la première vers la deuxième mesure et la répétition
d’une même note, à l’inverse, de la deuxième vers la première. Les deux éléments
des mesures 16-17 sont réemployés, dissociés, dans les mesures 25 et 29. Dans la
mesure 25 on retrouve le saut d’octave, et dans la mesure 29 le mouvement de
tierce, inversé (descendant alors qu’il était ascendant).
La pièce de Gounod peut donc apparemment être analysée comme
une œuvre d’art. Mais si l’on adopte la perspective qui a fait apparaître le
caractère élaboré de la « Rêverie », des ruptures et des incohérences se font
jour dans l’Ave Maria. En premier lieu, l’articulation rythmique et la base
harmonique s’écartent l’une de l’autre au lieu de s’étayer mutuellement comme
dans la « Rêverie ». La mélodie et les accords qui en constituent le fondement,
autrement dit l’ajout et le modèle, sont quelquefois décalés dans le rapport de
l’un à l’autre, c’est-à-dire extérieurement compatibles mais pas justifiés l’un
par l’autre. Mélodiquement ce sont les mesures 16 à 19 qui correspondent aux
mesures 9 à 12, tandis qu’harmoniquement ce sont les mesures 17 à 20.
En second lieu, les variations de la phrase sans cesse récurrente ne
sont pas fondées fonctionnellement mais au contraire dictées par la recherche
de l’effet, de « l’effet sans cause », pour citer la définition de Wagner, qui
constitue elle-même un effet rhétorique. Si, comme cela a été dit, une répétition
de note peut être remplacée par un saut d’octave et inversement, c’est que le
pathos débordant du saut d’octave, auquel la mélodie doit une grande partie du
sentiment qu’elle exhibe, n’est, du point de vue de la technique de composition,
qu’un simple ajout, et par conséquent, du point de vue esthétique, qu’une pure
gesticulation. La différence entre l’art et le kitsch se cache dans les détails 82.

239
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

Appendice

1. On a quelquefois fait l’éloge d’œuvres musicales situées au-delà de


la dichotomie entre musique triviale et musique comme art, au motif qu’elles
offraient « plusieurs niveaux ». Mais la pluralité esthétique et sociale de niveaux
peut être « objective » ou « subjective » et il convient de distinguer les deux choses.
Au xix e siècle, la « musique intermédiaire » était, à peu près autant que les œuvres
qui remplissent de hautes exigences artistiques, la musique de la bourgeoisie. Ce
n’est donc pas la musique qui a plusieurs niveaux, mais la conscience musicale
du public. D’un côté, les œuvres comme La Flûte enchantée et La Création étaient
accessibles à différentes strates de public sans malentendu, prétention déplacée
ni condescendance. Mais d’un autre côté, à l’inverse, un public qui reçoit à la fois
– même si les situations sont différentes – des sonates de Brahms et d’indigentes
pièces de salon embrasse différentes strates de musique. Établir une correspon-
dance simple entre niveaux esthétiques et couches sociales, comme on le fait
quand on affirme que la distinction entre art et non-art n’est que le jugement ou
le préjugé d’une « couche sociale qui impose son goût », revient donc à déformer
l’histoire réelle de la musique.
2. Le concept de « trivialité esthétique » n’est pas seulement
équivoque et intrinsèquement divisé. Il englobe même des éléments opposés
et contradictoires. Le mépris exprimé par le mot « trivial » frappe d’une part les
œuvres épigonales, figées et creuses, et d’autre part celles qui se situent dans
les bas-fonds selon les critères de l’esthétique et de la morale. Pour résumer, au
risque de forcer légèrement le trait : la médiocrité douteuse et un classicisme
éculé tombent ensemble sous le coup du verdict de trivialité. Mais si large que
soit donc le concept de trivialité, l’usage courant distingue nettement entre
trivialité et kitsch sur le plan de l’histoire des styles. Le kitsch est presque
toujours du romantisme déchu ou du maniérisme dégradé, dont les poses sont
conservées alors que la substance s’est éteinte. Le terme de « trivial » s’impose
quant à lui plutôt quand il s’agit de classicisme épigonal. Le kitsch et le trivial se
distinguent donc moins par leur degré d’appauvrissement esthétique que par le
fait qu’ils sont les formes abâtardies de styles différents.

240
SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE

3. Personne ne nie que la dichotomie esthétique, la division de la


musique en art et non-art, ne puisse, en tant que schéma de pensée du xixe siècle,
faire l’objet d’une étude historique s’interrogeant sur les conditions et les
conséquences de ce jugement au plan de l’histoire des idées et de l’histoire sociale.
Mais il y a controverse sur la question de savoir si le saut qualitatif, la différence
spécifique entre art et non-art, ou entre le « poétique » et le « prosaïque », réside
dans des caractéristiques analysables de la chose elle-même, ou si les phénomènes
présentent exclusivement des différences de degré sur lesquelles le schéma de la
dichotomie fut plaqué à titre secondaire dans la conscience esthétique du xixe siècle,
lorsque des caractéristiques techniques et stylistiques choisies – et susceptibles
d’être remplacées par d’autres en cas d’évolution du goût – furent décrétées signes
de la frontière entre trivialité et art. Pour les tenants de la deuxième thèse, tracer
une frontière précise entre l’Ave Maria de Gounod et la « Rêverie » de Schumann est
purement arbitraire, malgré la différence de degré que l’on peut démontrer entre le
niveau des deux œuvres. Mais ceux qui pensent ainsi que la différence spécifique
est un élément d’idéologie fondé sur l’auto-illusion et la prétention, et que seul
l’étagement graduel est une réalité tangible oublient que les attendus sur lesquels
s’appuie l’établissement d’une différence de degré sont historiques au même
titre que les critères dont part une distinction entre art et non-art, « poétique » et
« prosaïque ». Le saut qualitatif entre une étude de Chopin et une étude de Czerny
fait tout autant partie de la réalité musicale historique transmise par la médiation
de la tradition (et il n’y a pas de réalité musicale immédiate) qu’une différence de
degré entre deux études de Chopin. Le jugement esthétique selon lequel une œuvre
est relativement plus ou moins réussie qu’une autre n’est pas moins problématique
ou légitime que l’affirmation selon laquelle un morceau de musique est de l’art au
sens plein du terme ou n’en est pas.
4. Les adeptes du purisme méthodologique, qui sont enclins à exclure
le jugement de valeur du discours scientifique sur l’art comme si c’était un
retard ou une tare métaphysique, s’appuient parfois sur l’argument suivant : le
reproche de trivialité ou de kitsch qui s’attache à un morceau de musique est,
disent-ils, injustifiable dans la mesure où absolument tout ce que l’on reproche
au kitsch a aussi déjà été dit contre des œuvres dont personne n’oserait mettre
en doute le caractère artistique. Mais cette objection n’est pas recevable. En effet,

241
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

premièrement, la validité des concepts, critères et arguments esthétiques est


limitée historiquement et géographiquement. Ainsi, par exemple, la catégorie
de l’épigonal, qui est un des éléments sur lesquels se fonde l’appréciation d’un
morceau comme trivial, n’est pas pertinente pour des œuvres antérieures au
milieu du xviiie siècle, et dans certains genres, le traditionalisme est même resté
aussi légitime au xixe siècle qu’il l’était au xviie. Deuxièmement, ceux qui prônent
l’abandon du jugement ne tiennent aucun compte de la complexité structurelle
des jugements esthétiques rationnels. C’est ce qui se produit par exemple quand
ils sont confrontés à l’affirmation selon laquelle la musique triviale tend à la
forme du « pot-pourri ». Ils répondent alors du tac au tac que Beethoven lui-même
n’a pas toujours dédaigné ladite forme. La thèse de Richard Hohenemser selon
laquelle la trivialité musicale est de l’évidence qui se fait valoir – c’est-à-dire de
l’évidence non pas en tant que telle mais assortie d’une prétentieuse emphase –, est
fondamentalement convaincante. En outre, il s’agit d’une définition composée, et
en cela elle présente la structure logique que l’on peut attendre d’un jugement de
valeur fondé. Il est indéniable que cette définition est parfois prise en défaut, mais
cela devrait conduire à la nuancer plutôt qu’à la rejeter et à l’abandonner. L’une des
conditions qui la complètent – et que Hohenemser n’a pas vue – semble être que
l’évidence qui se fait valoir constitue un effet isolé – au lieu d’être justifiée par le
contexte, comme c’est quelquefois le cas chez Gluck ou Beethoven –, et qu’elle ne
procède pas d’une intention parodique. (Il serait exagéré de penser que face au
reproche de trivialité, on pourrait à tout coup trouver dans la parodie un refuge
esthétique. La trivialité parodique de certains « tubes » est d’abord et avant tout
triviale. La parodie sert de vecteur à la trivialité, et non l’inverse.)
5. Le postulat, en apparence rigoureux, selon lequel il faudrait au
fond, avant de parler de kitsch à propos d’un morceau de musique, énoncer et
justifier les critères sur lesquels ce jugement s’appuie, est en réalité bancal. Le
mot « kitsch » remplit une double fonction. Dans la querelle entre les factions
artistiques, il n’est guère plus qu’un « bruit exprimant la désapprobation », à
la restriction près qu’il se prête mieux, comme nous l’avons dit plus haut, à la
critique de la musique expressive ou maniériste qu’à celle de la musique abstraite
ou classicisante. En effet, de même que par la tradition, par l’accumulation et la
correction réciproque des jugements au long des décennies et des siècles, les

242
SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE

grandes lignes d’un consensus sur le « musée imaginaire » des œuvres d’art
se dégagent, de même, à l’opposé, un accord – non exempt de perturbations,
certes, mais suffisamment solide – se fait jour sur la question de savoir quelles
productions musicales – parmi celles qui sont parvenues jusqu’à nous au mépris
de la présomption selon laquelle la « furie de la disparition » s’empare avant tout
des œuvres de mauvaise qualité – doivent être considérées comme kitsch. Le
consensus issu de la tradition est en tout cas la donnée première et la formulation
de critères du kitsch n’est, si tant est qu’elle soit possible, rien d’autre que le
résultat d’une analyse du consensus, une analyse qui cherche les présupposés
latents dans l’ensemble complexe formé par les opinions venues du passé. Sous
l’action de la réf lexion, les préjugés donnent naissance à des jugements.
6. La thèse selon laquelle le kitsch vit exclusivement de la fonction
psychologique qu’il remplit est censée expliquer pourquoi certaines nullités
sont populaires et d’autres non. Mais la justification psychologique ne suffit
pas à rendre raison du phénomène du kitsch. Premièrement, le nombre de
souhaits latents dont la primitivité rejoint celle du kitsch est faible ; et le recours
à des besoins refoulés n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi, parmi les
innombrables morceaux qui visent la même fonction psychologique, l’un a
du succès et les autres non. Deuxièmement, une pièce comme la « Rêverie » de
Schumann, dont personne ne nie le caractère artistique, ne se prête guère moins
à la projection du refoulé que la Prière d’une vierge. Il en résulte, si l’on maintient
la définition exclusivement psychologique, que la musique fait partie du kitsch
aussi longtemps qu’elle est utilisée comme kitsch.
7. Il semble exister une contradiction totale entre, d’une part,
l’affirmation selon laquelle un morceau de musique peut être techniquement
irréprochable et néanmoins esthétiquement discutable, c’est-à-dire le
phénomène du kitsch bien composé, et, d’autre part, le postulat qui veut que les
jugements esthétiques, pour être critiques, doivent s’appuyer sur des analyses
techniques. Mais le concept de « technique musicale » n’est pas univoque, et
l’emploi équivoque du terme brouille l’argumentation. Le mot « technique » peut
désigner des règles artisanales grossières susceptibles d’être codifiées, et dont le
respect ne peut empêcher le morceau écrit de se révéler kitsch. Il faut distinguer
de la technique dans ce premier sens des éléments techniques plus subtils qui

243
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL

n’apparaissent qu’à l’analyse de morceaux précis et au niveau desquels d’infimes


différences peuvent quelquefois suffire à marquer la limite entre art et non-art,
entre « poésie » et « prose » musicale. Aucune règle de la corporation des
musiciens n’interdit, au retour d’une phrase musicale, de substituer à des sauts
d’octave des répétitions d’un même son. Pourtant, le fait que dans l’Ave Maria
de Gounod, des sauts d’octave démonstratifs puissent être remplacés par des
notes répétées sans éclat sans que la cohérence au sens musical en soit affectée,
apparaît comme la confirmation technique de l’impression esthétique selon
laquelle l’expressivité des sauts d’octave est un effet rajouté sans assise dans la
substance de la musique. (L’argumentation est aussi brouillée par l’équivocité
du concept d’art, qui est semblable à celle du concept de « technique musicale ».
Le concept moderne d’art, qui se caractérise par son exaltation, n’a supplanté
qu’à la fin du xviii e et au xix e siècle le concept plus ancien, de provenance
aristotélicienne et beaucoup plus terre à terre, que l’on pouvait définir comme la
somme de règles artisanales. Au xvie et au xviie siècle, le non-art n’était donc rien
d’autre que les compositions mauvaises ou insuffisantes, qui contrevenaient
aux règles de la corporation sans que les écarts par rapport à la norme pussent,
comme c’était possible pour certaines licences, être légitimés en tant que figures
de rhétorique musicale, en tant que moyens de représenter le texte.)
8. Essayer de formuler des critères du kitsch se situant à la fois
dans le registre esthétique et dans celui de la technique de composition est,
premièrement, difficile et, deuxièmement, sujet au soupçon de contresens.
Ceux qui tentent de le faire se voient objecter que le kitsch n’existe pas comme
phénomène doté de caractéristiques tangibles mais uniquement comme vocable
dont il faut examiner les fonctions sociales, à savoir des fonctions de rejet de ce
qui est jugé dépassé, et de fondation ou de justification d’une conscience d’élite.
Pour désigner ces représentations opposées, on pourrait parler d’un concept
substantiel et d’un concept fonctionnel de kitsch. Cependant, les tenants d’une
définition exclusivement fonctionnelle – personne ne s’oppose à une définition
partiellement fonctionnelle – se trompent quand ils supposent que leurs
adversaires sont des réalistes dogmatiques du concept, qui hypostasient le kitsch,
comme l’art, pour en faire une idée à laquelle une composition musicale a part ou
non. Au contraire, la thèse que le kitsch doit être appréhendé dans la chose même

244
SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE

et pas uniquement dans la conception de la chose veut simplement dire qu’il s’agit
d’une qualité que la tradition a agrégée à un phénomène, exactement comme les
caractéristiques formelles et structurelles par lesquelles la musique se distingue
du substrat acoustique qui est à son fondement. Ces deux éléments sont d’origine
et d’essence historiques, et le préjugé selon lequel les caractéristiques esthétiques
sont « subjectives » tandis que les caractéristiques structurelles sont « objectives »
est une erreur ou du moins l’exagération d’une différence de degré en une
différence de nature. La « poésie » comme qualité esthétique propre par exemple à
une pièce pour piano de Schumann est « objective » dans le même sens – au sens où
elle engage l’objet et les relations intersubjectives – qu’un fait structurel comme
l’introduction d’une césure par la cadence dominante-tonique malgré l’absence
de pause ou, inversement, l’intervention d’une pause à l’intérieur d’un motif et
non comme signe musical de ponctuation.
9. La tendance des musicologues à invalider le concept de kitsch
semble liée au fait que l’ambitieux concept d’« art », qui constitue l’instance
opposée au concept de kitsch, a semblé s’effriter ces dernières décennies dans
la pratique des compositeurs et dans la réf lexion esthétique. L’inf luence de la
pratique ne remet du reste nullement en cause la tendance scientifique, dont la
légitimité ne dépend pas d’un lien de motivation mais d’un lien de justification.
Par méfiance vis-à-vis de l’idée d’art, ressentie comme éculée, on hésite à
condamner le kitsch. Or, le kitsch est précisément ce qui est le moins concerné
par les efforts de l’avant-garde conduisant, sous leur forme extrême, à l’abolition
du concept d’art. Il est toujours, comme il y a des décennies, le parasite d’une
culture musicale dominée par les catégories du romantisme musical. Si l’on
considère l’avant-garde comme représentant le présent, alors l’esthétique
du beau expressif, contre laquelle Schoenberg polémiquait déjà en 1911, est
morte et révolue. Mais cela ne touche pas le kitsch, pour lequel le point de vue
du xix e siècle, les critères par lesquels la « poésie » se distingue de la « prose »
musicale, restent pertinents sans restriction. Le kitsch est un résidu du xix e
siècle. À ce titre, il peut et doit même être mesuré à une aune désuète.

245
CHAPITRE 4

DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE
À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE
1

Attendre d’une notion fondamentale de l’esthétique du xix e siècle


qu’elle soit univoque, ferme de contours et précisément délimitée serait le signe
d’un manque d’expérience philosophique. À supposer que l’on parvienne à
enfermer dans les limites d’une définition ce qui se laisse difficilement saisir,
une telle approche systématique réduirait à une série de banalités insignifiantes
des catégories esthétiques qui ont donné lieu dans la réalité historique a une
stupéfiante f loraison de pensées et de conceptions. Ainsi en est-il de la notion
de « caractère 1 » : sa signification ne peut être fixée par le recours immédiat à une
définition terminologique, sous peine d’apparaître erronée ou tronquée ; elle doit
être au contraire explorée dans tous ses détours, par le biais d’une description des
fonctions qu’elle a remplies dans des contextes historiques changeants.
« La notion de caractère n’a été suffisamment examinée jusqu’ici dans
aucune esthétique », écrivait en 1886 Eduard von Hartmann 2, à qui personne ne
songerait à reprocher son manque d’érudition. Il est certain que l’esthétique n’a
pas produit de vastes études sur le caractère au même titre qu’elle a pu produire
des réf lexions sur le sublime ou le laid – et à fortiori sur le beau ; on n’en trouve
pas même trace chez Friedrich Schlegel, Jean Paul ou Arnold Ruge, auteurs que
l’on ne saurait pourtant soupçonner de classicisme. Le caractère, pour peu qu’il
en soit question, n’apparaît que de façon sporadique et ne fait l’objet d’aucun
souci d’analyse conceptuelle, comme si la signification du terme allait de soi.
1. Dans son essai intitulé Sur la représentation du caractère en musique
paru en 1795 dans Die Horen [Les Heures], Christian Gottfried Körner opposait
le caractère – éthos – à l’affect – pathos 3 . Si l’affect, cette « tempête de passion »

249
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

qui s’abat sur les âmes, est aussi violent que passager, le caractère apparaît au
contraire comme ce qui possède stabilité et permanence. Comme l’écrivait
en 1795 Wilhelm von Humboldt, également dans Die Horen, l’expression d’une
intériorité, par quoi le beau caractéristique se distingue du beau vide et formel,
doit « délaisser l’image de l’affect passager pour s’élever vers celle du caractère
permanent, formé par la réunion harmonieuse de tous les aspects, et non
plus par un seul 4 ». L’affect, que faisait ressortir l’esthétique baroque, apparaît
comme une puissance « étrangère au moi », venue pour ainsi dire du dehors,
tandis que le caractère, tel que conçu par l’esthétique classique antibaroque,
donne l’impression de venir de l’intérieur.
Pourtant, dans les « pièces de musique caractéristique » du début du
xix siècle, genre alors très populaire, c’est précisément la description d’affects
e

qui – outre la peinture sonore – constitue le « caractère » évoqué par leurs titres.
La Didone abbandonata (1821) de Muzio Clementi, modèle par excellence de
« sonate caractéristique 5 », a été décrite à juste titre par Friedrich Rochlitz comme
l’expression d’affects changeants et non d’un caractère pérenne 6 . De même, ce
sont des situations et des sentiments que dépeint la musique dans l’opus 81 de
Beethoven (1809-1810), lui-même défini comme une « sonate caractéristique ».
2. Dans la querelle portant sur la légitimité esthétique du contingent,
la fonction dévolue à la notion de « caractère » est ambivalente. On peut, sans
faire violence au terme, appeler « caractéristique » à la fois ce qui est spécifique
et ce qui est individuel ; certains esthéticiens ont ainsi associé le caractéristique
à l’individuel pour légitimer le contingent. Dans Le Collectionneur et les siens de
Goethe (1798/1799), le narrateur – le « moi » – exige de l’artiste, non pas qu’il
présente une singularité fortuite, mais qu’il « se mette en quête d’une pluralité
d’individus, de variétés, de genres, d’espèces, à tel point qu’en définitive ce n’est
plus la créature, mais le concept de la créature qui se présente à lui, et qu’il peut
enfin représenter au moyen de son art » ; et le « visiteur », en bon défenseur du
caractéristique, lui répond : « L’œuvre d’art frapperait certainement par son
caractère 7. » Pour Hegel, qui, bien qu’aucun dogme n’eût été à même d’entamer
son sens historique, inclinait clairement au classicisme, le postulat selon lequel
une œuvre d’art doit être « caractéristique » signifiait qu’en soient exclues les
contingences n’appartenant pas à « la chose » : « Mais, suivant la détermination

250
LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE

du caractéristique, ne peut entrer dans l’œuvre d’art que ce qui fait apparaître
et concourt essentiellement à exprimer ce seul contenu à l’exclusion de toute
autre chose 8 . » D’un autre côté, Hegel – qui, comme Friedrich Schlegel, tenait
pour « caractéristique » l’ensemble de l’art « romantique » (post-antique) 9 –
reconnaissait que celui-ci avait empreint son « intérieur », son « contenu », dans
la matière non seulement du spécifique, mais de la contingence individuelle :
« L’art romantique […] tisse aussi son intérieur dans la trame de la contingence
de la culture extérieure et accorde à ces traits marqués de non-beauté un espace
de jeu non réduit 10 . » Ainsi, selon qu’elle apparaît dans un contexte classique
ou romantique, la notion de caractère revêt des significations différentes, qui
mettent l’accent tantôt sur le spécifique tantôt sur l’individuel.
3. Indépendamment des querelles d’écoles, le caractéristique a toujours
été conçu comme ce qui est doté de contours fermes et d’une forme précise, par
opposition au vague et à l’évanescent. (C’est en se référant à la notion de « caractère »
que Carl Seidel 11 , en 1829, s’inscrit en faux contre l’interprétation donnée par
E. T. A. Hoffmann de Beethoven, qui dilue à ses yeux la détermination musicale
dans une indétermination poétisante). Mais cette déterminité <Bestimmtheit> qui
appartient à l’essence même du caractère a fait l’objet de conceptions différentes,
voire opposées, dans l’esthétique de la fin du xviiie et du xixe siècles : une lecture
classiciste y voit la marque de l’esprit qui forge et donne forme depuis l’intérieur ;
l’approche réaliste la conçoit au contraire comme ce qui donne sa netteté à la
représentation d’un donné extérieur. Dans ses Fragments de l’Athenäum, Friedrich
Schlegel parle en 1798 de la « plus spirituelle caractérisation » et de l’« imitation la
plus sensuelle » 12 : il oppose ainsi le principe de la caractérisation à l’esthétique de
l’imitation, qu’il méprise. De même, Wilhelm von Humboldt, en 1795, oppose au
beau formel, qui s’épuise dans la « figure extérieure », une expressivité fondée sur
le « caractère intérieur » :
Où prévaut l’expression, l’âme <Gemüth> domine les traits et les empêche de prendre
toute licence. Ainsi, à la différence d’une formation <Bildung> purement esthétique,
une telle formation ne trouve pas son explication dans ces traits eux-mêmes, et
l’attention délaisse la figure extérieure pour se tourner vers le caractère intérieur 13 .

Le caractère apparaît ici comme ce qui relève de l’esprit. Prenant le contrepied


de la terminologie de Schlegel, Friedrich Theodor Vischer voit quant à lui

251
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

dans le « style caractéristique », opposé au style « idéal », le « style du dessin et


de la peinture » :
Ici, la musique s’avance jusqu’à l’extrême de ses possibilités ; elle représente et
objective, elle devient une musique de caractère et de genre, musique épique, drama-
tique, orchestique, qui décrit la nature et des individualités 14 .

Le rapport polémique au principe d’imitation, qui fondait chez Friedrich


Schlegel la notion de « caractère », s’est renversé en un rapport apologétique.

Les contradictions et les incohérences internes dont souffre la notion


de caractère dès lors que l’on essaie de la saisir d’un point de vue systématique,
plutôt que de l’inscrire dans un contexte historique, sont le fait d’affrontements
esthétiques dans lesquels les concepts fondamentaux appartenant à l’arsenal de
l’adversaire, loin d’être abandonnés, sont investis d’une signification nouvelle. Ce
n’est pas que l’on opposait le caractéristique au beau : c’était une autre conception
du beau et du caractéristique que l’on opposait à leur conception existante.
1. Chez Goethe, Wilhelm von Humboldt et August Wilhelm Schlegel,
dont les idées irrigueront pendant des décennies toute l’esthétique après 1800,
le caractère apparaît comme une condition et une composante du beau. August
Wilhelm Schlegel, dans l’une de ses contributions aux Fragments de son frère
Friedrich, a cette formule apodictique : « La beauté sans caractère est une chose
impensable 15. » La distance marquée par l’esthétique du classicisme vis-à-vis du
goût pour le caractère, qui viendrait menacer l’idée du beau, est plus syncrétique
que polémique : il ne s’agit pas pour le classicisme d’exclure le caractère, mais
de postuler qu’il est une composante du beau, autrement dit de récuser son
autonomisation et donc son aspect « partiel ». Pour Humboldt le beau, la norme
esthétique, est le juste milieu et le point d’équilibre entre le gracieux, qui tend
au vide et à l’insignifiance, et le caractéristique, qui verse dans le laid lorsqu’il
est poussé à l’extrême 16 . Dans Le Collectionneur et les siens de Goethe, le « moi »,
à l’encontre de l’« invité », qui se présente comme un « caractéristicien », réunit
ces catégories essentielles de l’esthétique classiciste, qui dans la réalité de la
pratique artistique tendaient à diverger, dans une formule d’équilibre et de

252
LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE

modération : « […] ainsi pourrais-je dire que le caractéristique forme la base,


que sur lui reposent la simplicité et la dignité, que le but supérieur de l’art est la
beauté et son ultime effet le sentiment de la grâce 17. »
Le beau musical, qui selon la conception classiciste peut comprendre
des éléments caractéristiques mais ne doit pas se fondre en eux, s’incarne chez
Hegel dans la mélodie :
La beauté véritablement musicale, de ce point de vue, consiste en ce qu’il y ait, certes,
une progression allant de l’élément simplement mélodique à quelque chose de
pleinement caractérisé, mais qu’à l’intérieur de cette particularisation, le mélodique
reste préservé comme l’âme portant et unifiant le tout […] 18 .

Il est à ce titre significatif que Hegel, guidé par son instinct classiciste, choisisse
Rossini contre Weber 19 .
2. Humboldt et Goethe – dont Le Collectionneur et les siens esquissait
le portrait intellectuel d’un « caractéristicien » – voyaient dans la prévalence
du caractère une tendance de leur époque, mais ils soulignaient son aspect
« partiel » et la subsumaient (en théorie) sous la norme supratemporelle du
beau caractéristique. Dans l’essai de Friedrich Schlegel intitulé Sur l’étude de la
poésie grecque [Über das Studium der griechischen Poesie] (1797), la prééminence
du caractéristique apparaît au contraire comme une signature de l’époque
moderne, qui doit être saisie dans le cadre d’une philosophie de l’histoire et non
pas « intégrée » dans un système esthétique. Parmi les traits de la modernité,
Schlegel distingue « la totale prépondérance du caractéristique, de l’individuel et
de l’intéressant dans toute la masse de la poésie moderne [au sens de post-antique,
NdA], mais par excellence dans les époques tardives 20 ». Le caractéristique, on
le voit, est assimilé ici à l’individuel et non au spécifique. « Même en musique,
la caractéristique des objets individuels s’est accrue outre mesure, de façon
tout à fait contradictoire avec la nature de cet art 21 . » En 1797, Schlegel, qui a
encore un pied dans le classicisme, rejoint Goethe dans une même critique de
l’hégémonie du caractéristique. Mais pour lui, et c’est là l’essentiel, le caractère
n’est pas dépendant du beau – d’un idéal dans lequel il doit être aboli sous peine
de rester partiel (Hegel aurait dit : « abstrait »). En tant qu’élément autonome, il lui
apparaît comme le principe esthétique d’une époque par laquelle il est nécessaire
de passer, quand bien même certains y verraient une période de transition

253
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

malheureuse. L’esthétique normative s’est dissoute – même si pas totalement –


dans la philosophie de l’histoire. Un demi-siècle plus tard, Vischer, opérant
une régression normative – ou pire : un retour à un normativisme emprunté et
timide – par rapport aux avancées de Schlegel, justifiera certes l’autonomisation
du caractéristique comme un besoin esthétique, mais le jugera trop partiel et lui
opposera l’universalité du beau (on soupçonne ainsi Vischer de fondre ensemble
la notion de « beau style », qui est un style parmi d’autres, et la catégorie supérieure
du « beau », qui est la quintessence de l’esthétique) :
Le beau style […], certes, ne satisfait pas en lui-même toutes les exigences : car on
veut percevoir le haut et l’idéal, le caractéristique et le gracieux, etc., non seulement
comme des éléments, mais dans ce qui les distingue en propre et les rend autonomes ;
mais il est, par son universalité, le sommet du style musical 22 .

C’est encore le système qui déploie sa voûte céleste sur les faits de l’histoire.
3. Malgré l’absence d’une musique antique susceptible d’être
imitée, la querelle des Anciens et des Modernes a également jeté son ombre sur
l’esthétique musicale. Dans l’essai Sur l’étude de la poésie grecque de Friedrich
Schlegel, qui en 1797 se réclamait encore du classicisme, la progression du
caractéristique dans la musique apparaissait comme attentatoire à « la nature de
cet art » ; un demi-siècle plus tard, en 1856, Josef Bayer interprète son hégémonie
exactement à l’inverse, comme l’accession à un stade de développement
supérieur. Esthéticien éclectique, Bayer identifie les époques de l’histoire de
l’art – les styles archaïque, classique et moderne – aux concepts fondamentaux
du système esthétique, à savoir le sublime, le beau et le caractéristique ; mais
il soutient aussi que le beau doit se comprendre en même temps comme une
catégorie globale, supérieure, comme l’essence même de l’esthétique. Surtout,
le style caractéristique apparaît chez Bayer non plus comme un déclin dû à
l’autonomisation fâcheuse d’un élément dépendant, mais comme l’expression
d’une élévation vers le spirituel : « Quand la mélodie s’équilibre avec l’harmonie
et le rythme, le cœur pur de la beauté musicale se révèle – une reproduction de
l’idéal plastique dans le domaine des sons. » Or, quand la musique
atteint à la pleine capacité d’expression de ses moyens sonores, elle s’élève alors,
comme la peinture, du beau style au style caractéristique. […] À ce stade, la beauté
[comprise comme catégorie supérieure, NdA] ne sera pas purement sensible et
immédiate, ce sera une beauté spirituelle et médiée 23 .

254
LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE

La dépendance de Bayer à l’égard de Hegel est aussi évidente que les différences
qui les séparent. Celles-ci vont clairement dans le sens d’un émoussement, ce
qui n’ôte toutefois rien à l’intérêt des réflexions de Bayer en tant que document
d’une certaine tendance esthétique. Les trois styles dégagés par Bayer – le sublime
archaïque, le beau classique et le caractéristique moderne – qui se marquent de
façon paradigmatique dans l’architecture, la sculpture et la peinture, ne sont rien
d’autre que les formes d’art symbolique, classique et romantique distinguées par
Hegel. Mais là où, pour Hegel, le passage à la suprématie du « spirituel » impliquait
que l’art devienne étranger à lui-même (par l’amenuisement de l’élément sensible)
et finissait par aboutir à une « fin de l’art » (aboli dans la religion et la philosophie),
Bayer se pose en apologiste du moderne : à l’encontre du classicisme nostalgique
de Hegel, il loue le style caractéristique comme le stade le plus élevé de l’art.
4. Les schémas hérités de la philosophie de l’histoire ne suscitaient
plus que méf iance à l’époque du néokantisme, qui n’y voyait qu’une
métaphysique hybride. Ils furent soit rejetés, soit « sauvés » à la faveur de leur
réinterprétation typologique. Tenant d’une esthétique que l’on peut qualifier
de « scolastique », Johannes Volkelt concevait le beau et le caractéristique, non
comme les signatures esthétiques d’âges différents, mais comme des catégories
ou principes esthétiques coexistants. Volkelt, cependant, ne se sentait pas
moins éloigné de l’esthétique normative que de la philosophie de l’histoire. À
la différence de Goethe et de Humboldt, il définissait le caractère, non comme
une composante du beau, norme toute-puissante, mais comme son alternative
et son antithèse. L’essence de l’esthétique réside selon Volkelt dans l’« unité
organique » d’un phénomène 24 . Cette unité peut être aisée et s’obtenir sans
effort, ou bien difficile et s’imposer contre des résistances ; Volkelt qualifie de
« belle » l’unité aisée, et de « caractéristique » l’unité difficile 25. Il est convaincu
d’avoir le premier reconnu la signification fondamentale de l’opposition entre
beau et caractéristique, et le rôle d’une telle différence dans la catégorisation
esthétique 26 . Mais indépendamment de la question de savoir si l’on tient pour
fondamentale cette distinction entre unité obtenue sans effort et unité difficile,
l’emploi qui est fait ici du mot « caractéristique » rompt avec la tradition
terminologique : il s’agit plus d’une réinterprétation de la notion que de la
découverte de sa signification véritable.

255
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

La catégorie du « caractéristique » se teinte de significations diverses


selon le rôle polémique ou apologétique qu’on lui fait jouer. Concept contra-
dictoire en lui-même, le caractère embrasse un large spectre de propriétés
distinctives. Qu’un esthéticien de la musique choisisse d’extraire d’un tel
complexe l’élément spirituel – le « caractère intérieur », pour parler comme
Humboldt – ou le réalisme de la peinture sonore, cette décision est toujours liée
aux présupposés historico-philosophiques sur lesquels repose son projet esthé-
tique. Lorsqu’en 1797 Friedrich Schlegel, dans Sur l’étude de la poésie grecque, parle
d’une « caractéristique des objets individuels » dans la musique – caractéristique
qu’il réprouve –, il désigne par là le principe d’imitation 27 ; un an plus tard, dans
ses Fragments de l’Athenäum, il évoque une « caractéristique spirituelle » qu’il
oppose à l’« imitation la plus sensuelle » 28 et interprète la « musique instru-
mentale pure » – sous l’inf luence manifeste des enthousiastes Wackenroder et
Tieck – comme une philosophie sonore, pour mieux l’éloigner du « plat point
de vue de la soi-disant ingénuité » qui la fait apparaître comme un « langage
du sentiment » 29 . Non que les convictions de Schlegel en matière d’esthétique
musicale aient changé : c’est toujours le spirituel qu’il loue dans la musique et
le principe d’imitation qu’il rejette comme étant insuffisant et dépassé. Mais la
notion de « caractère » a changé de fonction et de signification : si l’art moderne,
où le caractéristique, l’intéressant et le frappant prédominent, était perçu en
1797 comme un déclin, Schlegel y voit en 1798 la manifestation d’un âge roman-
tique à venir. C’est pourquoi, après avoir souligné en 1797 l’aspect négatif de
la catégorie du « caractéristique » – le réalisme de la peinture sonore –, il met à
présent en avant son aspect positif, sa dimension spirituelle.
Le caractère revêt chez Franz Brendel une fonction tout aussi
ambivalente. Dans ses déclarations sur Berlioz et Liszt, la teneur de la notion
change et se déplace au gré du jugement esthétique qui doit être rendu et du schéma
historico-philosophique qui fonde son attendu. Dans la critique de Berlioz qu’il
expose en 1851 dans ses cours sur l’histoire de la musique (Geschichte der Musik),
Brendel entend surtout par « caractéristique » l’élément réaliste et la peinture
sonore, et le point de vue qui sous-tend son jugement relève du classicisme le plus

256
LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE

strict : mesuré à l’aune de la norme du beau caractéristique énoncée par Goethe et


Humboldt, qui établit un moyen terme entre le beau formel et le caractéristique, le
« réalisme » de Berlioz apparaît comme partiel, c’est-à-dire comme une dérogation
à l’universalité esthétique des symphonies de Beethoven :
Chez Berlioz, en outre, le traitement musical est principalement réaliste, comme
c’est aussi le cas de la poésie et de la peinture des Français. […] C’est l’aspect caracté-
ristique de ce traitement qui constitue le centre de gravité de son œuvre. Seules les
natures artistiques les plus élevées et les plus universelles parviennent à réunir les
deux principaux facteurs de tout art que sont l’élément susdit et la beauté sensible
principalement formelle. Chez d’autres talents, certes grands mais partiaux, ces
deux facteurs restent disjoints. Ainsi de Berlioz, chez qui le trait incisif du dessin et
la vêture réaliste se font valoir çà et là aux dépens de la beauté 30 .

Si le concept de « caractérisation » (partielle), auquel il associait l’idée


de peinture sonore et de réalisme musical, était en 1851 31 pour Brendel une
catégorie plutôt négative, le panégyrique Franz Liszt als Symphoniker qu’il rédige en
1859 révèle aussi bien un changement de jugement et de construction historico-
philosophique qu’une nouvelle teneur du terme « caractéristique ». Pour Brendel,
l’idéologue de la nouvelle école allemande, les poèmes symphoniques de Liszt et la
« nouvelle musique » des années 1850 réalisent le principe du caractéristique, qui
n’apparaît plus comme un phénomène esthétique partiel ni comme le reniement
de l’idée de beau classique, mais comme l’expression la plus haute de la modernité,
une modernité qui constitue le but et l’accomplissement de l’histoire de la musique
au sens où le spirituel ressort en elle de façon autonome. L’apologiste de Liszt, qui
célèbre le spirituel dans l’art, relève dans la notion de « caractéristique » d’autres
aspects que le critique de Berlioz, que laissait perplexe le réalisme musical de la
Symphonie fantastique :
Il s’ensuit que la création artistique consiste, dans ses stades plus anciens, en la réali-
sation positive de la loi naturelle, et se poursuit plus tard par la négation de cette loi,
du point de vue sensualiste en somme. C’est le principe du caractéristique énoncé
par [A. B.] Marx. […] De cette manière, il peut donc bien arriver qu’une combinaison
ne se justif ie plus seulement par l’analyse technique de l’harmonique, mais
directement par l’idée. […] Là où l’oreille est juge règnent d’autres lois que lorsque le
caractéristique apparaît comme principe 32 .

257
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

Brendel se concevait comme un hégélien. Mais il exaltait l’émancipation de


l’esprit dans la musique, là où Hegel aurait mis en garde contre une abstraction
qui rendrait l’art étranger à son essence.
Dans son étude sur la musique du xixe siècle et sa pratique [Die Musik
des neunzehnten Jahrhunderts und ihre Pf lege] (1855), ouvrage encensé par Liszt,
Adolf Bernhard Marx – auquel Brendel se réfère en 1859 – esquissait une théorie
du caractère en musique, dont l’ambiguïté paraît parfaitement résumer l’histoire
hautement contradictoire de la notion. Marx, dans sa croyance indéfectible en
l’idée de progrès, retrace l’histoire de la musique comme une évolution allant de
formes manifestant une « sensualité élémentaire » à un art « de la raison abstraite »,
puis à une expression « de l’âme » et enfin « de l’esprit » 33 ; dans la tendance
moderne à la caractérisation musicale il souligne l’élément « spirituel », par quoi
la musique a su s’élever à la fois au-dessus de la simple « raison » et de sa vocation à
n’être qu’un « langage du cœur ». Mais d’un autre côté, la musique caractéristique,
telle qu’elle s’affirme à l’époque contemporaine, se distingue à ses yeux par une
inclination au pictural et au colorisme – par un art de l’instrumentation qui
permet au compositeur de trouver des « tons locaux » :
N’est-ce pas en particulier au monde plein de vie des instruments que C. M. Weber
et, à son exemple, Meyerbeer et Wagner doivent ces tons locaux qui confèrent à
certains de leurs tableaux dramatiques leur teinte si spécifique, qui ne s’accorde
qu’au pur instant ? 34

Le concept de « caractérisation », de « détermination » musicale, tel


que conçu par Marx 35, semble lui-même pâtir d’une certaine indétermination.
Pour concilier ou raccorder le « spirituel » et le « coloriste » par-delà leurs
divergences, Marx les rassemble sous le concept de « contenu » musical, qu’il
oppose à l’élément purement formel et structurel ; et d’autre part, à la façon d’un
Wackenroder, d’un Tieck et d’un Hoffmann, il romantise les instruments de
l’orchestre en voix spirituelles :
De tout autres êtres entourent encore l’imagination du compositeur, voix de
la nature, insaisissables et sans figures, dont le son retentit depuis des régions
supérieures. Ce sont les voix de l’orchestre. […] Dès que le jeu sonore acquiert une
signification, un contenu spirituel déterminé, la question de savoir qui parle en
lui ne peut plus laisser indifférent. Aussi certain que les voix humaines […] font
entendre leur caractère propre, le sens dirigé vers le caractéristique doit également

258
LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE

reconnaître dans les violons et les f lûtes, les cors et les trompettes, des entités diver-
sement organisées, et choisir parmi elles selon son impulsion du moment 36 .

Si Marx fait ainsi converger les deux éléments, « spirituel » et « coloriste », de la


caractérisation musicale – captation de la littérature mondiale par la musique
à programme de Liszt d’un côté, et goût pour la peinture de « tons locaux » de
l’autre –, c’est le fait, avant tout, d’une tendance à fonder l’esthétique sur des
antithèses abstraites, telle que l’opposition entre « déterminité » et « indéter-
minité », ou entre « contenu » et « forme » : d’une part, le « spirituel » et le
« coloriste », par leur « déterminité », se démarquent l’un comme l’autre de « l’indé-
terminité » de simples mouvements émotionnels ou de simples humeurs ; d’autre
part, en tant que marqueurs de « contenus », ils constituent une antithèse à la
« forme musicale », qui comme « forme pure » encourt le soupçon d’être « vide ».

Si la présentation d’un contenu – qu’il soit éthos, « idée poétique »


ou sujet invitant au colorisme musical – constituait le trait esthétique saillant
du style caractéristique par opposition au style du beau formel, on peut dire
de façon négative que c’est le déchirement de la mélodie qui, sur le plan de la
technique compositionnelle, est perçu par Hegel – et par Wagner des décennies
plus tard – comme le défaut le plus marquant de la caractérisation (partielle).
Hegel, qui se dit déconcerté par la « violence » des contrastes musico-
dramatiques du Freischütz de Weber 37, définit la caractérisation musicale
comme un effet momentané, tenu de rester un élément subordonné, et l’élément
mélodique comme l’« unité qui rassemble le tout », dans laquelle doivent se
fondre les singularités :
Tout aussi important, par ailleurs, est le rapport qui doit s’instaurer ici entre
l’élément de la caractérisation, d’un côté, et l’élément mélodique, de l’autre. Le
réquisit principal me paraît être, sous ce rapport, que l’élément mélodique, en tant
qu’unité qui rassemble le tout, remporte toujours la victoire sur la dispersion en
traits caractéristiques éparpillés isolément 38 .

L’autonomisation du caractéristique apparaît comme un phénomène partiel – en


termes hégéliens : comme une « abstraction » – qui produit un durcissement de
la musique, laquelle devient étrangère à son essence.

259
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

Dès qu’elle s’aventure, ici, dans l’abstraction de la déterminité caractéristique, la


musique est presque inévitablement conduite à se fourvoyer et à tomber dans une
âpreté trop prononcée, dans la dureté, dans quelque chose de foncièrement opposé
au mélodique, et à abuser du disharmonique lui-même.

La polémique de Hegel contre Weber, à laquelle s’associe une apologie de Rossini 39,


est un modèle de critique classiciste contre le romantisme – critique qui se serait
muée en effroi si Hegel avait fait l’expérience du néoromantisme musical.
Cette critique adressée à Weber, auquel Hegel reproche d’avoir
disloqué la mélodie en fragments, ressurgit à un endroit où on ne l’attendait
guère : dans Opéra et drame de Wagner, au détour d’un passage où la musique de
Weber est définie comme un moment dans une évolution historique dont le drame
musical est l’aboutissement nécessaire. Wagner y reprend des motifs de la critique
classiciste contre Weber pour appuyer sa construction historico-philosophique.
La terminologie wagnérienne, du reste, repose moins sur un
système esthétique qu’elle n’est dictée par les exigences du jour. Le concept de
« caractéristique » est un mot clé des apologistes de Meyerbeer, que Wagner
reprend pour le retourner contre Meyerbeer lui-même ; à l’instar de Hegel,
mais indépendamment de lui, il reproche à la musique caractéristique son
déchirement mélodique :
Nous avons vu enfin comment le compositeur [Wagner parle ici de Meyerbeer, NdA]
a trouvé dans la tendance la plus désespérée de la musique instrumentale, un genre
singulier de mosaïque mélodique qui lui offrait, par ses assemblages fantaisistes, le
moyen de paraître à tout moment – aussi souvent qu’il le désirait – original et rare ;
procédé auquel il croyait pouvoir imprimer, grâce à l’emploi le plus merveilleux de
l’orchestre, calculé pour une surprise purement matérielle, le cachet d’une caracté-
ristique très spéciale 40 .

Lorsqu’il s’oppose à Meyerbeer, Wagner écrit « caractéristique » entre


guillemets 41 : par la citation, il renverse la fonction originairement apologétique
du terme en une fonction polémique. Or, il ne parle guère autrement de Weber. Et
il est difficile de voir clairement ce qui distingue le terme de « caractéristique », tel
qu’il l’emploie sans guillemets pour la musique de Weber 42 – et pour la « mosaïque
mélodique 43 » qu’il reproche à l’Euryanthe – du même terme et du même reproche
appliqués à Meyerbeer. Pourtant une telle distinction devait bien exister aux
yeux de Wagner, qui vénérait Weber et détestait Meyerbeer. La seule différence

260
Hegel et la musique de son temps

claire est d’ordre moral : s’agissant de Weber, il est question d’erreur 44 ; dans le cas
de Meyerbeer, il s’agit d’un « effet sans cause », autrement dit d’un leurre 45. Mais
quant à la chose même, hormis les guillemets impliquant une censure morale,
Wagner ne fait guère de différence. Selon lui, chez Weber comme chez Meyerbeer
l’élément de caractérisation musicale est vide de toute substance et sans consis-
tance intérieure, dans la mesure où il n’est pas fondé dans le drame mais doit
être produit par la musique elle-même : une musique qui, n’étant pas « motivée »
dramatiquement, apparaît comme une « mélodie absolue », mais qui – à la diffé-
rence de la « mélodie absolue » de Rossini – ne se satisfait pas d’elle-même, car elle
tend au contraire au caractère, ou à son apparence ; c’est pourquoi, au lieu de se
déployer librement comme une « mélodie absolue », elle se brise en morceaux,
dont chacun est en lui-même intéressant et saisissant, mais auxquels il manque
cette cohésion intérieure qui (selon Hegel) fait le propre du mélodique.
La conception esthétique et historico-philosophique de Wagner tend
à opérer la synthèse qu’il accomplit lui-même dans le drame musical – l’histoire
apparaît comme préhistoire au regard rétrospectif qui s’en saisit. Au beau purement
formel – la « mélodie absolue » de Rossini – Wagner oppose le caractéristique devenu
autonome – la « mélodie brisée » de Weber et de Meyerbeer –, pour mieux prôner sa
propre conception d’une mélodie « infinie » : une mélodie fondée dans le drame qui
lui donne une cohérence interne, autrement dit ni « absolue » ni « brisée », mais dans
laquelle s’équilibrent et s’abolissent des partialités divergentes. Si, pour Wagner,
la musique de Weber et de Meyerbeer pèche par une caractérisation immotivée,
lui-même aspire à réaliser une mélodie caractéristique motivée, à chaque instant
expressive et éloquente, sans formules ni rafistolage gratuit.

HEGEL ET LA MUSIQUE DE SON TEMPS


1

Le rapport des grands philosophes allemands des xviiie et xix e siècles


à la musique – à l’exception notable de Nietzsche – se caractérise par une relation
étrangement biaisée entre expérience musicale, idée philosophique et impact

261
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

Wilhelm Schadow, Mignon, 1828.


Leipzig, Museum der bildenden Künste.

Mignon, la créature énigmatique du Wilhelm Meister de Goethe, est devenue chez Shadow, le
directeur de l’académie de Düsseldorf, une allégorie de l’art – ou de la poésie, qui est l’essence
commune de tous les arts. Les accessoires, ailes d’ange, lys et luth, parlent un langage dont la
surévidence gâche l’effet de « noble simplicité » censé émaner du tableau. L’œuvre d’art comme
idée, promue par Schadow, menace de basculer dans la peinture de salon, qu’il réprouve. L’idée
peinte, que le classicisme confondait avec l’« apparition sensible de l’idée », tend ici au kitsch.

262
Hegel et la musique de son temps

historique. Une expérience musicale pauvre, comme chez Kant et Schelling, ou


prisonnière de préjugés, comme chez Hegel ou Schopenhauer, n’a pas empêché
les philosophes d’accéder à de nouvelles connaissances en matière d’esthétique
musicale, sous la contrainte de leur système en quelque sorte – connaissances
qui furent ensuite reprises par les musiciens eux-mêmes, quoique d’abord
avec réserve, et intégrées dans la pensée « sur » la musique, voire parfois dans
la pensée « en » musique. Hermann Kretzschmar établit une distinction entre
une « esthétique des musiciens » en prise avec son objet et une « esthétique des
philosophes » planant dans l’air raréfié de l’abstraction ; or cette distinction est
ignorante de l’histoire, car elle méconnaît le fait, aussi notoire que paradoxal,
que les spéculations les plus abstraites ont eu les conséquences les plus tangibles
dans l’histoire musicale. Qu’un tel impact historique ait reposé en partie sur
des malentendus pourra déconcerter de prime abord : mais l’historien, à qui
aucune doctrine ne peut faire oublier l’importance du hasard dans l’histoire, y
voit un phénomène habituel et ne s’en inquiète nullement ; il ne se sent pas tenu
de résoudre un tel hiatus par quelque artifice interprétatif.
Il s’agit donc ici de montrer que si la question « Hegel et la musique de
son temps » n’est pas anodine du point de vue de l’histoire culturelle, elle est très
délicate à traiter du point de vue de l’histoire des idées ; pour ce faire, un détour
apparent par la réception de Kant et de Schopenhauer paraît le moyen le plus sûr.
La Critique de la faculté de juger de Kant a fondé le « formalisme
esthétique » en musique : c’est un fait établi de l’histoire de la réception, qu’il
serait absurde de contester, mais qui, par un fait étrange, va à rebours de
l’intention première de son auteur. Dans les chapitres où il parle de musique,
non sans quelque embarras du reste, Kant se montre clairement favorable à la
théorie des affects. Mais l’impact historique de son livre, y compris en matière
d’esthétique musicale, vient des paragraphes qui définissent le jugement
esthétique – pour le dire vite – de façon « purement formelle ». Le fait que
l’analyse conceptuelle kantienne ait signé l’acte de naissance du formalisme
esthétique en musique reposait sur une erreur : à l’encontre de Kant, le jugement
esthétique a été identifié sans plus de façon au jugement sur l’art. Autrement
dit : le jugement sur l’art, dont Kant était convaincu qu’il devait impliquer des
dimensions éthiques et pratiques si l’on voulait que l’art soit « culture » plutôt

263
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

que simple « jouissance », a été réduit au jugement esthétique, qui excluait


les éléments éthiques et pratiques de la connaissance du « beau en soi ».
Cette réduction erronée a produit le formalisme esthétique en musique, que
Kant avait amené sans le vouloir. Si ce malentendu fit date, c’est parce que la
théorie kantienne du jugement esthétique était propre à fournir une caution
philosophique à une idée littéraire conçue à la même période, dans les années
1790, par Wackenroder et Tieck : l’idée d’une musique instrumentale absolue,
autonome, qui n’a nul besoin de se légitimer par les fonctions qu’elle remplit ni
par les affects qu’elle présente ou suscite. La musique, proclamait Tieck, est « un
monde à part entière 46 » ; il avait alors en tête la « musique instrumentale pure »,
dont le romantisme, prenant le contre-pied de l’esthétique traditionnelle de la
musique vocale, faisait le paradigme du discours philosophique sur la musique.
L’idée de musique absolue ne procède pas tant d’expériences musicales que de
postulats littéraires : elle est le fruit d’une transposition du « topos d’indicibilité »
poétique dans le champ musical. Cela n’empêche que son impact historique fut
considérable – un impact dont la raison tenait entre autres au prestige nouveau
dont le genre symphonique jouissait dans les années 1790 auprès des cercles
cultivés de toute l’Europe grâce aux succès londoniens de Haydn.
Cette conjonction entre les distinctions conceptuelles de Kant,
l’exaltation de Wackenroder et de Tieck inspirée de Jean Paul et les titres de
noblesse que Haydn était parvenu à donner à la symphonie, la hissant, de simple
divertissement éphémère, au rang de haut phénomène de culture comparable
à la littérature et à la peinture, cette conjonction est assurément étrange et
paradoxale. Mais on ne peut guère nier qu’elle soit à l’origine des conceptions
musicales qui, associées ensuite au bouleversement suscité par Beethoven, sont
devenues la doctrine musicale dominante de tout le xix e siècle.
Pour peu qu’on ne se laisse pas leurrer par une interprétation
harmonisante, on observe une contradiction comparable entre intention et impact
historique dans la philosophie de la musique de Schopenhauer, qui fut sans aucun
doute la plus influente du xixe siècle. Ce que Schopenhauer esquissait en 1819 dans
le premier volume du Monde comme volonté et comme représentation n’était ni plus
ni moins qu’une métaphysique de la musique instrumentale absolue, conçue
sous l’influence de Wackenroder et de Tieck. Mais la réappropriation, à partir de

264
Hegel et la musique de son temps

1854, de la philosophie schopenhauerienne par Wagner réinscrit celle-ci dans un


contexte historico-musical nouveau, dans lequel sa fonction, certes importante,
s’est étrangement éloignée de son sens initial.
Pour Wagner, la réception de Schopenhauer ne signifie rien de
moins que le renversement – inavoué – de ses convictions antérieures en matière
de dramaturgie et d’esthétique musicale. En 1851, dans Opéra et drame, Wagner
déclarait encore que la musique était un moyen mis au service du drame ;
deux décennies plus tard, il parle du drame comme d’un « acte de la musique
devenu visible ». La musique exprime la substance véritable d’une action dont
les évènements scéniques et leur saisie verbale ne représentent qu’un ref let
extérieur. D’un mot : c’est le drame qui illustre la musique, et non pas la musique
qui illustre le drame.
Le fait que Wagner soit devenu schopenhauerien n’est évidemment
pas dû à une simple inf luence « extérieure ». Outre certaines implications
politiques étroitement liées aux raisons esthétiques, une telle évolution
tient aussi aux expériences touchant au rapport entre musique et drame qui
s’imposèrent à Wagner pendant la composition de Tristan et Isolde : expériences
qui allaient à l’encontre de la théorie autrefois défendue dans Opéra et drame. Or
cette réception de Schopenhauer par Wagner eut des conséquences inattendues
dans l’histoire de la musique : vers la fin du xix e siècle, la conception et la
réception esthétiques des genres musicaux liés à la littérature – le drame musical
et le poème symphonique, qui constituaient le terrain vocal et instrumental du
« parti du progrès en musique » inspiré de Wagner et de Liszt – se firent sous
les auspices d’une philosophie qui était à l’origine, on l’a dit, une métaphysique
de la musique instrumentale absolue et autonome. Et contrairement à ce
que pourraient croire les contempteurs de la philosophie, l’interprétation
esthétique n’était pas un appendice idéologique extrinsèque à la réalité musicale
manifestée dans les œuvres : elle était une maxime qui exerçait une inf luence
profonde sur la pratique compositionnelle, sur la pensée « en » musique, maxime
qu’un théoricien de la musique doit prendre tout autant au sérieux que ce
qui « est dans les notes ». Elle explique par exemple que Richard Strauss, tout
en écrivant de la musique à programme, n’ait cessé d’affirmer que la forme
musicale était et devait être autonome : cette affirmation était tout à fait dans

265
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

l’esprit de Schopenhauer, car si la musique exprime « l’essence » des choses,


et le programme leur simple « apparence », il est nécessaire que la musique
en tant que structure trouve son fondement et sa cohésion en elle-même. De
même, Gustav Mahler, autre schopenhauerien admirateur de Wagner, pouvait
revendiquer, puis récuser plus tard les contenus programmatiques de ses
premières symphonies, sans que la substance de ces œuvres en soit aucunement
affectée, car le programme ne représentait pour lui qu’un « versant extérieur »
de la musique, qui ne comportait en dernier ressort aucun enjeu métaphysique,
quelle que fût la fonction psychologique qu’il pouvait assurer dans la conception
ou la réception de la musique : pour le compositeur comme pour l’auditeur,
le programme pouvait faire office de véhicule de l’imagination musicale,
pourvu que l’on garde à l’esprit que le seul et véritable but de la contemplation
esthétique était de se défaire des constructions auxiliaires pour parvenir à la
compréhension véritable de la musique, une musique dans laquelle, d’après
Schopenhauer, l’essence du monde revêt une forme sonore.

Cet excursus consacré aux voies tortueuses par lesquelles les philo­
sophies kantienne et schopenhauerienne ont pénétré l’histoire de la musique
nous a convaincus de la nécessité d’établir, sous peine de simplifications
grossières, des distinctions précises entre l’expérience musicale qui fonde une
esthétique, les intentions philosophiques que celle-ci poursuit et les effets histo-
riques qu’elle produit.
Si la question « Hegel et la musique de son temps », outre l’occasion
qu’elle offre de peindre une scène de genre de l’histoire culturelle, peut
donc intéresser l’histoire des idées, c’est parce que l’on attend d’une analyse
suffisamment nuancée qu’elle nous éclaire sur le rapport précaire entre
expérience musicale, motivation philosophique et impact historique, et qu’elle
débouche sur des conclusions sensiblement différentes de celles auxquelles nous
a conduits l’examen de la réception de Kant et de Schopenhauer. Pour confirmer
une telle hypothèse, il faudrait donc pouvoir montrer que le rapport de Hegel aux
évènements musicaux majeurs survenus à Berlin dans les années 1820 – la « folie

266
Hegel et la musique de son temps

Rossini », la réception de Beethoven, la première du Freischütz et la redécouverte


de la Passion selon saint Matthieu – est étroitement lié aux motifs philosophiques
de son esthétique musicale, de sorte que son impact historique, son influence sur
la pensée « sur » et « dans » la musique, découlent précisément de la relation, si
paradoxale soit-elle, entre expérience et spéculation. (Le fait que la redécouverte
de la Passion selon saint Matthieu – en réalité sa première découverte, l’œuvre
étant restée sans écho pendant un siècle – soit comprise dans la « musique des
années 1820 » ne devrait pas dérouter le lecteur. Une époque est tout aussi marquée
par l’empreinte de ce qu’elle reçoit que par les œuvres qu’elle produit. Pour citer un
exemple contemporain : la renaissance de Mahler, qui coïncidait avec un regain
d’intérêt pour l’Art nouveau, ne fut pas moins caractéristique des années 1960
et 1970 que les tendances compositionnelles qui, sous l’influence de John Cage,
dominaient alors la musique postsérielle ; tant que l’on n’a pas corrélé ces deux
phénomènes l’un à l’autre comme les deux faces d’une même médaille – l’intérêt
pour Mahler et les techniques modernes de montage et de collage, de même que
la « tonalité nouvelle », qui est en vérité une « expressivité nouvelle » –, il paraît
impossible de déchiffrer la signature historico-musicale de notre présent.)

Rien ne serait plus injuste que de reprocher à Hegel d’être passé à côté
d’évènements importants qui se produisaient près de lui. Qu’il ne cite pas un
nom comme celui de Hölderlin – on pourrait dire aussi : qu’il évite de le citer –
ne veut pas dire qu’il ignorait la réalité que recouvrait ce nom. Les évènements
et les œuvres que Hegel passe – ou semble passer – sous silence ne sont parfois
pas moins caractéristiques et révélateurs des motifs qui déterminent sa pensée
que les faits qu’il mentionne ou les documents qu’il cite.
Il n’est donc pas exagéré de dire que le silence de Hegel à propos
de Beethoven, qui n’a jamais été interprété par les commentateurs, est un
silence éloquent, qui demande à être déchiffré. Lorsqu’il voulait résumer en
une formule la signature musicale du début de la Restauration, l’historien de
la musique viennois Raphael Kiesewetter parlait de l’« époque de Beethoven et
de Rossini » : devant cette dichotomie, qui ne renfermait et n’exprimait rien

267
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

de moins qu’une opposition entre deux conceptions de la musique en général,


Hegel prit sans équivoque le parti de Rossini contre celui de Beethoven. Si
les puristes esthétiques qui donnaient le ton à Berlin critiquaient le « vide
intérieur » de Rossini, Hegel, auquel sa probité intellectuelle interdisait de nier
ses sympathies musicales, récusait résolument un tel reproche :
Les adversaires décrient notamment la musique de Rossini en disant qu’elle ne fait que
chatouiller l’oreille sans avoir rien à lui dire ; mais si on écoute plus attentivement ses
mélodies, cette musique est au contraire pleine de sentiment, spirituelle et pénétrante
pour l’être intime et le cœur, même si elle n’entre pas dans le mode de caractérisation
tel qu’il est en faveur auprès du strict entendement musical allemand 47.

La « folie Rossini » qui s’emparait alors de toute l’Europe n’épargna donc pas
non plus Hegel, qui saisit l’occasion d’un séjour à Vienne pour aller écouter
des opéras du maître italien. Du reste, que l’on puisse lire une saillie contre le
« strict entendement musical allemand » dans une esthétique procédant de la
Phénoménologie de l’esprit ne manque pas d’ironie.
De Beethoven, on l’a dit, il n’est en revanche jamais question, et l’on
peut supposer que ce silence patent était le fruit d’un sentiment ambivalent, où
se mêlaient de façon étrange une méfiance invétérée à l’égard de la direction
prise par la musique instrumentale de Beethoven et la crainte de polémiquer
ouvertement contre un phénomène musical d’un rang aussi incontestable.
Cette hypothèse, qui semble de prime abord tomber sous le verdict de Gottfried
Benn selon lequel la « psychologie n’est que pur scandale », se mue en probabilité
philologiquement fondée quand on prend conscience que la théorie hégélienne
de la musique instrumentale contient une réponse masquée à l’apologie
de Beethoven que Hoffmann avait fait paraître en 1810 dans l’Allgemeine
musikalische Zeitung – apologie dont de larges parties avaient été reprises plus
tard dans le premier volume des Phantasiestücke, de sorte qu’il est difficile de
supposer que Hegel, lecteur insatiable, ne connaissait pas cet essai. Après tout,
on vivait à Berlin à proximité immédiate les uns des autres, même si l’on se
tenait intérieurement à distance.
Le passage de l’Esthétique qui résume le mieux l’opinion de Hegel
sur la musique instrumentale pure est celui où il pose au départ une différence
entre le langage, qui utilise le son phonique comme simple moyen au service de

268
Hegel et la musique de son temps

la compréhension conceptuelle, et la musique, où les sons tendent à perdre leur


fonction de signes et à revendiquer une existence et une signification autonomes :
Si nous regardons, maintenant, la différence entre l’utilisation poétique et musicale
du son, la musique ne rabaisse pas le son à l’élément phonique, mais le prend
lui-même, et pour lui-même, comme élément, en sorte qu’il est traité comme une
finalité pour autant qu’il est son. Par là même, puisque le royaume des sons n’est pas
censé servir de simple désignation, il peut accéder dans cet affranchissement à un
mode de configuration qui laisse sa propre forme devenir sa fin essentielle comme
édifice sonore artistique. Récemment, surtout, la musique est revenue ainsi dans
son élément propre en s’émancipant de toute teneur déjà claire pour elle-même ;
cependant, elle a aussi perdu d’autant en puissance sur la totalité de l’intérieur, dès
lors que le plaisir qu’elle peut offrir ne s’adresse qu’à l’un des aspects de l’art, savoir,
celui du simple intérêt pour la dimension purement musicale de la composition et de
sa virtuosité, aspect qui est seulement l’affaire des connaisseurs, et concerne moins
l’intérêt artistique universellement humain 48 .

Il est plus que probable que Hegel, l’antiromantique, se réfère secrè-


tement dans ce passage à la recension par Hoffmann de la 5e symphonie de
Beethoven : car tous deux décrivent un même phénomène, dont l’importance est
capitale pour l’histoire de la musique et qui, dans la conscience des contempo-
rains, s’incarnait avant tout dans l’œuvre de Beethoven. À ceci près qu’ils jugent
ce phénomène depuis des positions contraires.
Le « musical pur », dans lequel Hegel voit le résultat d’une réduction,
c’est-à-dire d’un mode déficient de la musique, n’est autre que cette musique
instrumentale autonome dont Hoffmann proclame avec enthousiasme que
« méprisant toute aide et toute intervention extérieure, [elle] exprime avec une
pureté sans mélange cette quintessence de l’art qui n’appartient qu’à elle, ne
se manifeste qu’en elle 49 ». Si Hegel déplore que la musique se libère « de toute
teneur déjà claire pour elle-même », Hoffmann voit là une émancipation, une
transformation par laquelle la musique devient le symbole de l’« indicible ».
Perçue au xviiie siècle comme inférieure au langage verbal du fait de son manque
de « déterminité », la musique est élevée à présent, pour la même raison, au-dessus
de celui-ci – par une inversion non pas des prémisses, mais des conséquences :
« La musique ouvre à l’homme un royaume inconnu totalement étranger au
monde sensible qui l’entoure, et où il se dépouille de tous les sentiments que
l’on peut nommer pour plonger dans l’indicible 50. » La « non-conceptualité » de

269
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

la musique, qui à l’époque des Lumières la rendait suspecte de n’être qu’un bruit
vide, est réinterprétée par Hoffmann comme l’expression d’« intuitions » où se
donne à entendre, ne serait-ce que vaguement, un fragment de métaphysique. La
perte de « l’intérêt artistique universellement humain », enfin, que diagnostique
Hegel, et qui, au xx e siècle, prendra la forme d’un clivage du public entre initiés
et non-intéressés, est pour Hoffmann le prix inévitable que la musique doit
payer pour « exprimer avec une pureté sans mélange cette quintessence de l’art
qui n’appartient qu’à elle ». Si Haydn passe encore pour être, plus que Mozart
et plus encore que Beethoven, « accessible au plus grand nombre », il faut, écrit
Hoffmann, « pénétrer fort avant dans la structure interne de la musique de
Beethoven » pour pouvoir la saisir 51 .
Les tendances que Hegel tenait pour dangereuses – le repli de
la musique « dans son élément propre », le fait qu’elle « s’émancipe » d’un
« sentiment que l’on peut nommer », le fait qu’elle en appelle au jugement
du « connaisseur » plutôt qu’aux sentiments de l’« amateur », pour reprendre
le langage du xviii e siècle – sont celles-là mêmes en lesquelles Hoffmann
reconnaissait les signes du temps ; et contrairement à Hegel, Hoffmann se sentait
en accord avec ce temps. C’est donc bien à l’esthétique musicale romantique
et à sa métaphysique de la musique instrumentale que s’oppose ouvertement
Hegel. Opposition d’autant plus surprenante qu’elle montre que la dialectique
de l’émancipation et de l’aliénation, de l’autonomie et de la perte de substance,
dont on pourrait croire qu’elle n’est apparue qu’avec la Nouvelle Musique du
xx e siècle, était comprise dès l’époque du romantisme comme le problème central

d’une esthétique musicale fondée sur la philosophie de l’histoire.


Quant au contexte philosophique dans lequel s’inscrit la dialectique
hégélienne de la musique instrumentale autonome, il n’est autre à l’évidence
– fait largement ignoré des commentateurs – que la thèse célèbre et abondamment
citée de Hegel sur la fin de l’art, ou plus exactement : sur sa perte de substance.
Il serait un peu cuistre et inutile de redire ici ce que cette thèse
signifie et ce qu’elle ne signifie pas. Il nous suffira de rappeler cette implication
selon laquelle la perte de substance religieuse, loin d’exclure un gain de
virtuosité artificielle, en constitue précisément le revers :

270
Hegel et la musique de son temps

L’art ne vaut plus pour nous comme le mode suprême sous lequel la vérité se procure
l’existence. […] On peut bien espérer que l’art poursuivra toujours son ascension et
deviendra toujours plus parfait, mais sa forme a cessé d’être le besoin suprême de
l’esprit 52 .

Le processus historique que Hegel qualifie de « fin de l’art » correspond


à ce que les esthéticiens et les historiens d’art décrivent quant à eux comme le
passage de la fonctionnalité à l’autonomie, comme l’« émancipation » de l’art et son
accession à lui-même, à une existence et à une signification autonomes. Lorsqu’il
parle de la perte de substance de l’art, Hegel n’exclut pas la possibilité que l’art
« poursuive toujours son ascension et devienne toujours plus parfait ». Cette
ambivalence dialectique ne signifie rien d’autre que ceci : l’autonomie de l’art est
un progrès de l’artificialité (formelle) qui se paie nécessairement d’une perte de
teneur (religieuse). L’unité de la substance et de la forme artistique, que Hegel
voyait réalisée dans la « religion de l’art » antique – dans la présence physique du
dieu à l’intérieur de la statue divine –, est rompue. Et ce n’est pas contredire Hegel
que d’avancer, en forçant un peu sa thèse, que la fin de l’art comme religion désigne
le début de l’art comme art. En tout état de cause, la signification métaphysique et
le caractère esthético-technique de l’art – par quoi, selon les prémisses de l’époque
moderne, l’art devient art – entrent en opposition dans la pensée de Hegel.
Le rapport entre expérience musicale et motivation philosophique, que
nous nous sommes proposé de restituer au début de cette étude, a été mis ainsi en
évidence. Hegel, manifestement, était attiré par Rossini et rebuté par Beethoven.
Son silence au sujet de Beethoven prend sens pour peu que l’on déchiffre sa
théorie de la musique instrumentale autonome comme une polémique cachée
contre l’apologie de Beethoven par Hoffmann ; mais ce silence dit surtout que la
musique absolue, qui s’émancipe du contenu émotionnel que l’on peut nommer
et qui, devenue forme ou structure pure, prétend à la dignité métaphysique d’un
langage situé au-delà et au-dessus du verbal, était aux yeux de Hegel une voie
mauvaise, sur laquelle « l’intérêt artistique universellement humain » ne pouvait
que s’affaiblir. Non qu’il ait ignoré la grandeur de Beethoven, qui ne faisait plus
guère débat dans les années 1820 ; mais par une étrange analogie avec la critique
dont Schoenberg, au xxe siècle, fera l’objet de la part de certains conservateurs, il y
voyait une grandeur aux conséquences funestes.

271
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

La dialectique d’une musique perdant de sa substance dans le


mouvement même où elle parvient « à elle-même » était donc, dans le contexte
de l’esthétique hégélienne, ou de sa philosophie historique de l’art 53, une version
spécifique, appliquée à un domaine précis, de sa thèse sur la fin de l’art – thèse
selon laquelle, nous l’avons dit, on peut constater, ou du moins ne pas exclure, une
progression de l’artificialité comme revers d’une disparition de la teneur religieuse.
La phrase formulée par Eduard Hanslick en 1854 en guise de réponse
à Hegel, selon laquelle la forme musicale en tant que telle est « esprit » – phrase
qui résume le mieux le processus historique qui s’opérait dans la musique
instrumentale de Beethoven –, était précisément ce que Hegel niait, et ne
pouvait que nier dans le cadre de son propre système. Il est probable qu’il avait
parfaitement compris le phénomène musical historique qui se manifestait dans
les symphonies de Beethoven, mais il y était rétif.

Ainsi, la musique absolue, affranchie de tout contenu ou de toute


expression d’affects déterminables par des concepts, apparaissait aux yeux de
Hegel comme une voie mauvaise, sur laquelle un plus grand raffinement formel
se payait d’une perte de l’« intérêt artistique universellement humain ». Mais à
l’extrême inverse, la subordination sans réserve de la musique aux fins de la
caractérisation scénique ou textuelle – qu’il observait également dans les années
1820 – menaçait selon lui l’essence même de la musique : c’était là un abus auquel
il s’opposait ouvertement. Chose frappante, l’objet qui s’attirait le blâme de
Hegel n’était autre que le Freischütz de Weber, qui avait remporté un triomphe à
sa création berlinoise en juin 1821, puis la même année et l’année suivante sur
presque toutes les scènes allemandes. Il est peu probable que le jugement abrupt
de Hegel ait été dicté par un ralliement à Spontini contre les partisans de Weber,
même s’il ne faut pas sous-estimer l’inf luence du parti berlinois de Spontini,
non seulement à la Cour, mais aussi dans les cercles bourgeois. (Il serait en
tout cas trop facile de réduire la controverse à une opposition entre l’opéra de
Cour d’orientation franco-italienne et un opéra national bourgeois.) Plus qu’un
simple point de vue partisan, le verdict de Hegel rappelle l’indignation perplexe

272
Hegel et la musique de son temps

Anselm Feuerbach, La Poésie musicale, 1856.


Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle
(photo © Archiv für Kunst und Geschichte, Berlin).

Au xviiie siècle, on entendait par « poésie musicale » les œuvres poétiques destinées à être mises en
musique. Cette dame, qui pourrait provenir d’un tableau vénitien du xvie siècle et dont le violon
semble avoir été à l’origine un luth, est cependant le symbole d’une poésie qui semble reconnaître
dans la musique son essence secrète. L’idée, formulée par Walter Pater en 1873, que tout art aspire à
ressembler à la musique avait été peinte par Feuerbach quelques années plus tôt.

273
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

de Franz Grillparzer à l’égard de la musique de Weber. Grillparzer reprochait à


Weber de déchirer et mettre en pièces la mélodie au nom de la caractérisation,
c’est-à-dire de détruire ou de contrarier par des effets ponctuels la cohérence
d’ensemble, la connexion mélodique déployée sur de longs passages. (Même
Wagner, qui se concevait comme l’héritier de l’opéra romantique allemand et
saluait Weber comme son modèle, parlait en 1851, dans Opéra et drame, d’« étrange
mosaïque mélodique » à propos du Freischütz.)
Le contexte philosophique dans lequel s’inscrit la critique de Hegel
contre Weber n’est autre que le débat sur le caractère dans l’art, qui agitait dans
les années 1790 les cercles du classicisme de Weimar et ceux du romantisme
d’Iéna, quoique ces derniers partissent de prémisses différentes et parvinssent
à des conclusions divergentes. On se contentera de mentionner de nouveau ici le
dialogue de Goethe Le Collectionneur et les siens (1798-1799), l’essai de Humboldt
Sur la forme masculine et féminine [Über die männliche und die weibliche Form] (1795)
et le traité de Friedrich Schlegel Sur l’étude de la poésie grecque (1797). Nul besoin
d’entrer dans les détails et les ramifications d’un tel débat, qui révèle un sens
aigu des subtilités de la théorie esthétique propre aux années 1790 ; il suffira
d’indiquer, dans le cadre de cet excursus d’histoire des idées consacré à Hegel,
que la principale controverse portait sur le problème de savoir si le caractère
devait s’envisager comme une simple composante dépendante et tributaire du
beau, ou bien si l’art obéissait à une loi de l’évolution imposant un progrès allant
du beau au caractéristique, autrement dit de la non-autonomie du caractéristique
à son autonomie. Si l’on ne dédaigne pas les formules synthétiques puisées dans
l’histoire des idées, on dira que la première conception relève d’un classicisme
normatif, tandis que la seconde ressortit à la philosophie romantique de l’histoire.
La critique du Freischütz est par conséquent le signe et l’expression
d’une sensibilité fondamentalement classiciste, que Hegel partageait avec
Goethe et Humboldt. L’autonomisation du caractéristique apparaît comme
un phénomène partiel – Hegel aurait dit : une « abstraction » – dont résulte un
durcissement de la musique, qui devient étrangère à son essence véritable.
Tout aussi important, par ailleurs, est le rapport qui doit s’instaurer ici entre
l’élément de la caractérisation, d’un côté, et l’élément mélodique, de l’autre. Le réquisit
principal me paraît être, sous ce rapport, que l’élément mélodique, en tant qu’unité

274
Hegel et la musique de son temps

qui rassemble le tout, remporte toujours la victoire sur la dispersion en traits carac-
téristiques éparpillés isolément. La musique dramatique d’aujourd’hui, par exemple,
cherche souvent son effet dans de violents contrastes, en contraignant artificiellement
des passions opposées à lutter dans un seul et même mouvement musical. […] De tels
contrastes déchirés, qui nous poussent de côté et d’autre sans la moindre unité, sont
d’autant plus contraires à l’harmonie de la beauté, qu’ils associent dans une caractéri-
sation nette et accusée des choses immédiatement opposées, si bien qu’il ne peut plus
être question d’une jouissance et d’un retour de l’intérieur à soi dans la mélodie. De
manière générale, l’unification du mélodique et du caractéristique implique le risque
d’outrepasser sans y prendre garde, en faveur de la précision descriptive, la frontière
subtilement tracée du beau musical […]. Dès qu’elle s’aventure, ici, dans l’abstraction
de la déterminité caractéristique, la musique est presque inévitablement conduite à
se fourvoyer et à tomber dans une âpreté trop prononcée, dans la dureté, dans quelque
chose de foncièrement opposé au mélodique, et à abuser du disharmonique lui-même 54.

Lorsqu’il parle de « contrastes déchirés » qui, dans la « musique dramatique


d’aujourd’hui », détruisent la mélodie en tant qu’« unité qui rassemble le tout »,
Hegel a en tête le Freischütz de Weber, comme l’atteste un passage du premier
livre de l’Esthétique où l’objet de son aversion est nommément cité :
Le rire et les larmes peuvent cependant tomber abstraitement l’un à l’écart de l’autre,
et ont dès lors aussi été utilisés à tort dans cette abstraction comme motif artistique,
comme c’est le cas par exemple avec le chœur des rieurs dans le Freischütz de Weber.
Le rire en général est le déchaînement d’une hilarité qui, cependant, doit garder
quelque retenue, sauf à compromettre l’idéal 55 .

On peut difficilement reprocher à Hegel, qui ne cachait pas qu’il était profane en
matière de musique, de n’être pas capable de comprendre la structure musicale du
« déchaînement sans retenue de l’hilarité » dans le chœur des rieurs, et de n’y voir
que l’expression d’un réalisme cru tombant hors du cadre musical (techniquement,
il s’agit du déploiement progressif, et métriquement irrégulier, d’un accord de
quinte et sixte du quatrième degré – la raillerie s’exprimant par un martèlement
de huit croches par mesure, qui a de fait quelque chose d’irritant). Reste que cette
expérience musicale négative du Freischütz et à travers lui de la musique roman-
tique moderne, tout comme l’interprétation de la musique absolue proposée par
Hoffmann, sont inséparables de motifs philosophiques qui sous-tendent une
esthétique musicale, sans que l’on puisse pour l’heure débrouiller totalement les
problèmes chronologiques et philologiques liés à une telle corrélation.

275
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

C’est un lieu commun de l’histoire de la philosophie que de dire du


système esthétique de Hegel qu’il constitue en même temps une philosophie
historique de l’art, et réciproquement. Ce lieu commun, toutefois, ne doit pas
nous induire en erreur : système et philosophie de l’histoire ne s’accordent pas
toujours sans heurts. La critique du Freischütz, fondée sur un scepticisme de
principe à l’égard de la notion de caractère, montre qu’en tant qu’esthéticien de la
musique Hegel était avant tout un classiciste, et non un philosophe de l’histoire.
Dans l’évolution vers une forme de caractérisation autonome, non subordonnée
au beau, Hegel pouvait aisément voir la signature esthétique de la modernité,
car cette possibilité avait été déjà esquissée au tournant du siècle par Friedrich
Schlegel, sous forme certes aphoristique, mais en des termes aussi hardis que
stimulants. Quant à l’esthétique musicale du milieu du siècle, les études et
publications journalistiques d’Adolf Bernhard Marx et de Franz Brendel, dont
la dialectique hégélienne formait l’armature philosophique, expliquaient et
justifiaient esthétiquement les tendances du « parti du progrès en musique »
– les efforts de dramatisation musicale et scénique de Meyerbeer, la musique
à programme de Liszt, la couleur musicale locale dans l’opéra romantique et
l’émancipation du timbre en un paramètre autonome dans l’écriture de Berlioz –
en invoquant cette notion de caractère que Hegel récusait encore.
Hegel, à la différence des hégéliens du Vormärz 56 , soutient que le
caractère en musique n’est esthétiquement recevable qu’en tant que composante
dépendante du beau : l’effet momentané, écrit-il, doit être aboli dans l’unité et
la continuité de l’élément mélodique. On pourrait donc dire, de façon grossière,
que Hegel, contrairement à ses futurs adeptes, se rallie à une esthétique
classiciste normative plutôt qu’historico-philosophique – une esthétique qui,
dans une sorte d’intrication paradoxale, se veut tout à la fois la construction
d’un système et une représentation de l’histoire.
Est-ce à dire que l’identité entre système et histoire n’était qu’une
apparence qui, sans cesse menacée de l’intérieur, et eu égard à des phénomènes
concrets tels que la tendance moderne à la caractérisation, imposait de trancher
sans équivoque en faveur du classicisme ou de l’historicisme ? Une telle conclusion
serait trop courte. Si Hegel, déconcerté par la musique absolue, lui réglait son
sort par une formule dialectique – la musique, en s’accomplissant comme art

276
Hegel et la musique de son temps

autonome, subissait une perte de substance spirituelle –, l’interprétation du


caractéristique, dont il n’est pas impossible de retracer l’histoire (bien qu’on ne
puisse lui donner la forme d’une compilation de citations), est plus nuancée et
révélatrice qu’il n’y paraît.
Le caractère en musique eut ses apologistes, tels Marx et Brendel.
Reprenant, on l’a dit, les concepts hégéliens, ils y voyaient un progrès vers l’empreinte
<Ausprägung> du spirituel dans la musique, un dépassement de ce que Marx appelait
« le point de vue sensualiste ». Ce que ses adeptes ultérieurs regardaient comme
l’histoire d’un progrès, Hegel l’interprétait à l’inverse comme l’histoire d’un déclin :
« L’art romantique […] tisse aussi son intérieur dans la trame de la contingence de
la culture extérieure et accorde à ces traits marqués de non-beauté un espace de jeu
non réduit 57. » Mais on ne rendra pas justice à l’intention de Hegel en se contentant
d’expliquer que, sous les auspices d’une philosophie de l’histoire qui était en même
temps une esthétique normative et classiciste, la période postclassique ne pouvait
qu’apparaître comme une époque de déclin. Une telle explication, sans être fausse,
serait à tout le moins biaisée. Car la dialectique hégélienne de la caractérisation
musicale a ceci d’ironique que l’élévation de l’esprit au-dessus de la sphère
artistique, le passage du primat de l’art à celui de la philosophie, produit dans l’art
– qui perdure malgré sa perte de substance – un état qui, certes, apparaît comme un
déclin du fait du retrait de l’esprit, mais qui présente en même temps une analogie
avec l’empreinte principalement philosophique de l’esprit. Si l’art voit diminuer sa
substance spirituelle, il n’en participe pas moins à l’esprit du temps représenté par
la philosophie. Et l’on pourrait dire – en suivant la direction de la pensée hégélienne
par-delà même son auteur – que c’est dans cette double détermination que réside
l’essence du caractère en musique qui marque l’évolution musicale au début et au
milieu du xixe siècle, une évolution qui, conformément à l’ambition revendiquée
par Hegel de saisir son époque en concepts, se laisse interpréter par les catégories
de la philosophie hégélienne. En tant qu’héritière de l’esprit de Hegel, l’esthétique
musicale prônée par les hégéliens du milieu du siècle était à la fois illégitime et
légitime : illégitime, car l’unité entre substance spirituelle et figure artistique, que
Hegel voyait seulement réalisée dans les statues des dieux antiques, était également
accordée à la caractérisation comprise comme tendance esthétique de la modernité ;
mais légitime, car pour Hegel aussi le caractéristique musical, qu’il avait en horreur,

277
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

et le spirituel, qui quittait le domaine de l’art pour migrer vers la philosophie,


étaient liés par cette sorte d’affinité intérieure qu’exprimait le concept d’« esprit
du temps », ce vocable à la mode à l’époque du Vormärz. Jugé à l’aune de normes
classicistes, l’esprit, tel qu’il s’élabore dans le caractéristique – cet art d’une époque
principalement philosophique –, peut paraître gauchi : il n’en reste pas moins esprit.

La redécouverte en 1829 de la Passion selon saint Matthieu par


Mendelssohn – découverte que l’œuvre de Bach pouvait être célébrée, non pas
seulement comme un monument mort, mais comme une œuvre vivante offerte
à la pratique musicale – fut un évènement dont Eduard Devrient, qui tenait le
rôle de Jésus, écrivit qu’il « fit une extraordinaire sensation dans les cercles
cultivés de Berlin ». Il semble que Hegel ait assisté à la première, le 11 mars, aux
côtés de Schleiermacher, Droysen et Heine ; il est en tout cas certain qu’il fut
à la reprise le 21 mars, car Therese Devrient rapporte dans ses mémoires une
anecdote perfide sur un propos qu’il aurait tenu au banquet qui suivit le concert.
Comme Zelter l’écrit à Goethe le 22 mars, Hegel aurait déclaré alors :
« Ce n’est pas de la vraie musique ; on est allé plus loin depuis, même si l’on est
encore loin du compte. » Si improbable qu’il paraisse, ce témoignage mérite,
comme nous le verrons, une interprétation sérieuse.
Le passage des Cours d’esthétique où Hegel vante avec enthousiasme la
musique d’église de Bach, et en particulier « la forme de l’oratorio, qui n’a trouvé
son accomplissement que dans le protestantisme 58 », dit tout autre chose que le
propos rapporté par Zelter. Si l’on considère toutefois que les derniers Cours ont
été tenus au semestre d’hiver 1828-1829, il n’est pas exclu que le jugement de Hegel
ait été d’abord influencé par les rumeurs exaltées qui circulaient à Berlin autour
de la musique de Bach, avant qu’il ne décrive plus tard son expérience musicale
dans les termes rapportés par Zelter – une expérience qui mérite, je l’ai dit, un
déchiffrage philosophique, bien qu’elle relève nécessairement de la spéculation.
Hegel, dans l’Esthétique, adoptait le même ton que celui d’Adolf
Bernhard Marx relatant dans la Berliner allgemeine musikalische Zeitung le haut
fait de Mendelssohn :

278
Hegel et la musique de son temps

Comme première espèce principale, nous pouvons désigner la musique liturgique, qui,
dans la mesure où elle a affaire, non à la sensation subjective singulière, mais à la
teneur substantielle de toute sensation, ou la sensation universelle de la communauté
prise comme totalité, reste en majeure partie de consistance épique, même si elle ne
relate pas d’évènements en les traitant comme tels. […] Dans la mesure où elle se réfère
à l’intercession du prêtre pour la communauté, elle a trouvé son statut proprement
dit dans le culte catholique, comme messe, et plus généralement comme élévation
musicale lors des actions et fêtes liturgiques les plus diverses. Les protestants, eux
aussi, ont contribué à la création de telles œuvres musicales, qui montrent une très
grande profondeur, non seulement de la sensibilité religieuse, mais aussi de la consis-
tance musicale et de la richesse d’invention et de réalisation ; on peut citer ici comme
exemple, avant tout, J. S. Bach, maître dont on n’a que récemment réappris à estimer,
dans toute son étendue, le génie grandiose, authentiquement protestant, énergique,
et pourtant, pour ainsi dire, docte. Mais, à la différence de la tendance catholique, ce
qui se développe tout spécialement ici, à partir des fêtes de la Passion, est la forme de
l’oratorio, qui n’a trouvé son accomplissement que dans le protestantisme 59 .

À la lumière du système philosophique qui sous-tendait l’esthé-


tique musicale de Hegel, la question de savoir si la Passion selon saint Matthieu,
lorsqu’il l’entendit après avoir seulement lu à son sujet, lui apparut comme une
empreinte pure ou troublée du religieux en musique – troublée par ce que Moritz
Hauptmann appelait l’« écume française » –, semble au fond moins importante
que celle de l’interprétation esthétique et historico-philosophique générale qu’il
tentait de donner de la musique d’église dans son ensemble, catholique comme
protestante, qu’elle fût de Palestrina ou de Bach.
Si la musique en général, dans le système hégélien, apparaît par principe
et en premier lieu comme un art de l’« intériorité abstraite » et sans objet – art dans
lequel le cœur et l’âme, saisis en sons, s’entendent eux-mêmes –, la musique d’église
réalise pour Hegel la possibilité de « mettre en musique » la « chose même », et non
seulement son reflet subjectif dans la sensibilité de l’individu :
Dans d’anciennes musiques religieuses, des Passions, par exemple, les détermi-
nations profondes impliquées par le concept de la Passion du Christ, prise comme cette
souffrance, cette mort et cet ensevelissement divins, ont souvent été conçues de telle
sorte que ce n’est pas une sensation subjective qui s’énonce, sensation de compassion
poignante, ou d’une douleur humaine singulière causée par cet évènement, mais c’est
pour ainsi dire la chose même, c’est-à-dire la profondeur de la signification, qui se
meut à travers les harmonies et leur déroulement mélodique. […] il ne s’agit pas [pour

279
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

l’auditeur] de voir concrètement la douleur de la crucifixion, la mise au tombeau, ni qu’il


s’en fasse seulement une représentation générale, mais il doit revivre au plus profonde de
soi ce que cette mort et ces souffrances divines ont de plus profond, s’y plonger de toute
l’intimité de son être, en sorte que la chose, dès lors, devienne une réalité qu’il perçoit
en lui-même, qui éclipse tout le reste et emplit de ce seul contenu le sujet tout entier 60.

L’unité de la substance spirituelle, religieuse, et de la forme sonore,


que Hegel croit repérer ainsi dans certaines œuvres de l’ancienne musique
d’église, est une interprétation esthétique et historico-philosophique qui n’est
naturellement pas sans rappeler l’idée de présence physique du dieu dans la
statue divine antique – cette idée qui avait conduit Hegel dans la Phénoménologie
de l’esprit à forger le terme de « religion de l’art ». Nul besoin de s’aventurer dans
les arcanes de la structure du système hégélien pour entrevoir ici que l’ancienne
musique d’église représente une culmination « classique » – entre les stades de
développement antérieur du « symbolique » et ultérieur du « romantique » –
équivalente, dans le domaine musical, au sommet représenté dans l’évolution
de l’art en général par la sculpture antique comme quintessence du « classique ».
En d’autres termes : le schéma de l’histoire universelle de l’art se reproduit à
échelle réduite à l’intérieur de la musique, laquelle est conçue dans son ensemble
comme un art « romantique » appartenant à la troisième période.
Il est évident que dans le cadre d’un « art romantique », qui est l’art
d’une époque chrétienne, l’identité « classique » entre substance religieuse et
forme sensible devait prendre une forme et une signification tout autres que dans
l’Antiquité ; du point de vue formel, cette transformation peut se caractériser
comme un déplacement de l’objectif vers le subjectif. Mais l’essentiel est ailleurs :
le fait que la philosophie historique de l’art proposée par Hegel, de même que la
philosophie de l’histoire en général, ait puisé en dernière instance son inspiration
dans la philosophie de la religion, a eu des répercussions dans la structure
systématique de l’esthétique musicale. Ce croisement entre histoire de l’art et
histoire de la religion confère, me semble-t-il, un tour philosophique au propos sur
la Passion selon saint Matthieu rapporté par Zelter, aussi borné que celui-ci paraisse.
Une telle interprétation, toutefois, n’atteindra son but que par un détour apparent,
à l’occasion duquel Hegel et Hoffmann devront être à nouveau confrontés.

280
Schelling et la théorie du rythme musical

L’essai sur l’Ancienne et [la] nouvelle musique d’église que Hoffmann


rédige en 1814, et que Hegel connaissait sans aucun doute, part d’une
contradiction inextricable, qui détermine la structure du texte et la rend en
même temps difficile à cerner : d’un côté, Hoffmann célèbre en la musique
d’église de Palestrina jusqu’à Bach un moment à jamais révolu de réalisation
de la substance religieuse dans la musique ; de l’autre, il voit dans la musique
instrumentale de Beethoven un progrès musical qui ne se limite pas à des
éléments techniques et formels, mais peut prétendre à une signification
métaphysique. À la fin de son essai, Hoffmann laisse vaguement ouverte la
possibilité de restaurer la substance authentiquement religieuse à partir de
l’esprit d’une musique instrumentale interprétée dans un sens métaphysique.
Si l’on rapporte le propos attribué par Zelter à Hegel sur la Passion selon
saint Matthieu à ce problème esquissé par Hoffmann, cette petite phrase ne montre
alors ni plus ni moins que ceci : à la fin de sa vie, son Esthétique achevée, Hegel
envisage lui aussi la possibilité que la substance religieuse de la musique ne soit
pas réservée à l’ancienne musique d’église, dont la principale œuvre protestante
a été manifestement pour lui une expérience musicale décevante, mais puisse
être restaurée sous les auspices de la musique instrumentale de Beethoven, dont
l’interprétation métaphysique par Hoffmann lui paraissait auparavant suspecte.
Cette lecture, dont le fondement philologique est indéniablement
très fragile, est sans nul doute de celles qui s’attireront le reproche de
« surinterprétation » : un reproche que devront toutefois supporter avec f legme
tous ceux qui ne veulent pas se contenter de paraphraser des textes en tournant
autour d’eux avec leurs mots plus faibles.

SCHELLING ET LA THÉORIE DU RYTHME MUSICAL

L’« esthétique des philosophes », comme l’appelait Kretzschmar


non sans une pointe polémique, a ses contempteurs parmi les historiens et
les théoriciens de la musique, qui la soupçonnent de s’égarer dans les hautes
sphères de la spéculation. Or, le fait que les philosophes soient rarement des
musiciens de métier ne devrait pas empêcher de considérer favorablement

281
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

leurs théorèmes, pour autant qu’ils contiennent des idées solides – ni de faire
preuve d’indulgence s’il s’y mêle quelque dilettantisme –, quand bien même
ces théorèmes sont déduits des catégories prédéfinies d’un système philoso-
phique et ne procèdent pas de l’expérience musicale immédiate. La théorie, à
première vue confuse et paradoxale, du rythme musical forgée par Schelling le
montre bien : plus que les observations d’esthétique générale, ce sont parfois les
réf lexions liées à des concepts fondamentaux de musique ou de théorie musicale
qui méritent toute notre attention et gagnent à être traduites, depuis la termi-
nologie d’une esthétique philosophique, dans le langage courant de la théorie
musicale – qu’elles enrichiront par là même. Les connaissances essentielles – ou
les échecs significatifs de la pensée –, qui décident de l’utilité et des défauts d’une
esthétique, nichent souvent plus dans les détails de la théorie de la musique, où le
bon sens du musicien n’attend pas grand-chose d’utile du philosophe, que dans
les grands systèmes, que l’on tient pour être le domaine réservé de ce dernier et
dont les résultats, se dit-on, ne méritent pas que l’on s’en occupe sérieusement.
La proximité avec l’objet de leur préoccupation quotidienne dont se targuent les
musiciens implique souvent qu’ils n’y voient finalement plus rien dont il vaille
la peine de parler. À l’inverse, il n’est pas exclu que la distance supposée que la
pensée philosophique, décriée comme abstraite, observe à l’égard des phéno-
mènes musicaux soit la seule à permettre de rendre visible des problèmes par
trop dissimulés sous d’apparentes évidences.
La Philosophie de l’art [Philosophie der Kunst] que Friedrich Wilhelm
Joseph Schelling exposa à Iéna en 1802-1803, puis redonna à Wurtzbourg en
1804-1805 dans une version modifiée, ne fut publiée qu’après la mort de son
auteur, en 1859 61 , de sorte que son effet immédiat demeura limité et que son
inf luence indirecte, posthume, fut contrariée par l’effondrement de la pensée
spéculative autour de 1850. La philosophie hégélienne a entraîné la philosophie
schellingienne dans sa chute. À une époque de positivisme mâtiné de kantisme,
l’indifférence marquée du public instruit à l’égard des prémisses systématiques
de la philosophie de Schelling était telle qu’il eût été étonnant que l’on s’intéressât
à ses conséquences en matière de théorie musicale, d’autant plus qu’elles étaient
entachées du soupçon de dilettantisme.

282
Schelling et la théorie du rythme musical

La théorie du rythme que Schelling élabore au § 79 de sa Philosophie de


l’art – et dont nous verrons qu’elle a laissé des traces évidentes dans l’esthétique
de Hegel – s’inscrit dans une construction schématico-dialectique qui, partant
du « rythme » (§ 79) et de la « modulation » – au sens de diastématique (§ 80) –,
fait émerger la « mélodie » (§ 81) comme composante musicale essentielle. Si son
modèle dialectique sous-jacent peut paraître trivial, les présupposés latents qu’il
décèle dans la catégorie de rythme n’en sont pas moins remarquables.
Conformément à l’usage du terme en vigueur au xviii e et au début
du xix siècle, Schelling entend par « rythme » non pas simplement l’ordre des
e

durées, sens que le mot a pris dans la théorie de la musique moderne, mais
un retour périodique et régulier d’évènements indépendant de leur ordre
de grandeur : la régularité de périodes entières est autant un rythme que la
régularité de temps battus et comptés. À la différence des théories du rythme
professées par les esthéticiens et théoriciens de la musique du xviiie siècle, pour
lesquels une succession simple et régulière de battements était un phénomène
élémentaire en amont duquel la réf lexion ne pouvait remonter, Schelling repère
dans la stricte régularité un problème méritant que l’on y consacre l’« effort »
philosophique « du concept ». Ce qui, dans la théorie musicale, apparaît comme
une prémisse inquestionnée constitue un résultat précaire pour la philosophie,
qui d’une certaine manière revient là un pas en arrière :
Je n’utiliserai pour ma démonstration, en effet, que le concept très général de rythme,
lequel n’est, en ce sens, rien d’autre qu’une division périodique du semblable, rattachant
ce qu’il a d’uniforme à la diversité, rattachant donc l’unité à la multiplicité. La sensation
qu’une pièce musicale suscite en sa totalité est une sensation entièrement homogène,
unique ; elle peut être gaie ou triste, mais cette sensation qui, à elle seule, eût été entiè-
rement homogène, reçoit des divisions rythmiques sa variété et sa diversité 62.

À première vue, il semble que Schelling décrive ici – sur le modèle


de Sulzer dans sa Théorie générale des beaux-arts 63 – la différenciation d’une
suite régulière de coups en temps mesurés lourds et légers, ou accentués et non
accentués. Serait « périodique » le retour dans l’alternance entre temps fort et
temps faible. L’explication selon laquelle une « sensation homogène » qu’« une
pièce musicale suscite en sa totalité » reçoit « sa variété et sa diversité » de la
« division périodique », montre cependant que Schelling ne pense pas ici à une

283
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

alternance entre temps forts et temps faibles, mais seulement à une articulation
régulière de ce qui est au départ non articulé – la division d’un déroulement
musical en sections de même longueur ; la « diversité » constituée par le rythme
consiste donc d’abord en une simple différenciation de parties, en lieu et place
d’un f lux homogène et sans césure. Au cinquième alinéa du § 79, Schelling
compare le rythme dont il était « jusqu’à présent » question à « des points de
même grandeur, à égale distance » ; la différenciation en temps accentués et non
accentués, qu’il appelle la « mesure », n’est traitée qu’à l’alinéa suivant :
Nous n’avons caractérisé jusqu’à présent que le genre le plus imparfait de rythme,
où toute l’unité dans la diversité repose sur la seule égalité des intervalles dans la
succession. En voici une image : des points de même grandeur, à égale distance. C’est
le degré le plus bas du rythme 64 .

La théorie du rythme esquissée par Schelling repose donc sur


un paradoxe à première vue insoluble, et propre à nourrir le préjugé hostile à
l’encontre d’une ingérence de la philosophie dans la théorie de la musique : l’affir-
mation, en soi contradictoire, selon laquelle la « diversité » naît de la régularité, de
la « division périodique » entendue au sens de « points de même grandeur, à égale
distance ». La variété résulterait ainsi de son strict contraire, la monotonie.
Afin d’arracher un sens dialectique tant soit peu cohérent et
convaincant à cette thèse étonnante qui semble entremêler les notions
d’« égalité » et de « différence », tentons de comprendre quels sont les phéno-
mènes que recouvre pour Schelling la catégorie du non-rythmique – du substrat
qui doit être ordonné par le rythme. Le rythme est pour lui – selon la tradition
antique, qu’il tient pour acquise – l’ordre du mouvement, et le mouvement se
présente tout d’abord comme un f lux homogène et non articulé d’évènements
comparable à une ligne ininterrompue. Le fait que Schelling rapporte en
premier lieu la « division périodique », qu’il nomme rythme, à une « sensation
homogène, unique » est donc un tribut à la tradition antique, qui associe le
concept de « rythme » à celui de « mouvement » – interprété à l’époque de
l’Empfindsamkeit comme mouvement du sentiment.
L’idée que seule la « division du semblable » – de l’homogène non
articulé – fait naître « la variété et la diversité » est donc, à proprement parler, un
lieu commun. Mais affirmer comme Schelling qu’une division « périodique »

284
Schelling et la théorie du rythme musical

Carl Gustav Carus, Le Monument à Goethe, 1832.


Hambourg, Kunsthalle
(photo © Ralph Kleinhempel).

Le cadre des hautes montagnes creusées de ravins et nappées de brouillard fait partie intégrante
du monument dédié à Goethe que Carus – sans songer qu’il puisse être un jour réalisé – ébauche
dans ce tableau. La contradiction interne que Carus voyait chez Goethe lui semblait extrême et
irréconciliable : cette image qui la représente semble se briser en morceaux que plus rien ne lie les
uns aux autres. Au milieu du chaos se laisse cependant deviner une harpe, symbole de l’harmonie.
Cet instrument, dont le classicisme faisait l’emblème même de la musique, était par ailleurs commu-
nément joué dans les salons.

285
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

– c’est-à-dire régulière comme le seraient des « points de même grandeur, à égale


distance » – est la condition même de « l’alternance », voilà qui n’a rien d’une
évidence. Il semblerait en effet qu’une articulation irrégulière soit plus à même
de produire de la « diversité » qu’une articulation régulière : il paraît d’emblée
peu vraisemblable qu’une stricte régularité de césures puisse produire une
rythmisation de ce qui est homogène et inarticulé. Cependant, pour Schelling,
qui pense en quelque sorte depuis les extrêmes, le contraire du régulier n’est pas
l’irrégulier (lequel reste ordonné), mais ce qui n’obéit à aucune règle :
[Pour le voir clairement,] il n’est que de se représenter les éléments du rythme
comme des éléments en eux-mêmes tout à fait équivalents, comme par exemple les
sons isolés d’une corde seule ou comme les coups d’un tambour. Qu’est-ce qui peut
rendre signifiante, émouvante, plaisante, une telle suite de coups ? Des coups ou
des sons qui se sont succédé sans aucun ordre ne nous font aucun effet. Mais dès
qu’une régularité s’introduit dans les sons les plus dénués de signification selon leur
nature ou leur matière, même désagréables en eux-mêmes, dès qu’ils reviennent à
intervalles réguliers et forment ensemble une période, on a une sorte de rythme, si
rudimentaire soit-il – notre attention est irrésistiblement sollicitée 65 .

Ce qui n’obéit à aucune règle, observe Schelling, c’est ce qui est sans lien
interne : là où ne règne aucun ordre, les phénomènes se désolidarisent en une
diversité sans relation – les « sons isolés », dont la durée changeante ne permet
de reconnaître aucune mesure commune, aucun système de référence, restent
« indifférents » les uns aux autres.
La théorie de Schelling, qui oppose à l’absence de règle la stricte
régularité, la proportion 11 , laisse ouverte la question de savoir pourquoi un
rapport tel que 21 ne saurait être considéré lui aussi comme du rythme (seules des
proportions plus complexes, qui ne peuvent plus être perçues comme telles, font
basculer la régularité rythmique en une absence de règle, ou plus précisément :
en une absence de règle esthétique, puisqu’elles peuvent très bien reposer sur une
règle mathématique inaccessible aux sens). Il semble qu’une mésinterprétation de
la rythmique quantitative antique soit la cause de ce rétrécissement du concept de
rythme. L’habitude acquise aux xviiie et xixe siècles de rapporter les mètres grecs à
une structure de temps réguliers a empêché de comprendre que les valeurs longues
et brèves, à l’origine, étaient juxtaposées comme des quantités non réductibles l’une
à l’autre, que donc 12 n’était pas un rythme ternaire, composé de temps égaux,

286
Schelling et la théorie du rythme musical

mais un rythme élémentaire, irrégulièrement binaire – un rythme non « compté ».


Prisonnier du système rythmique de son temps, on décomposait aux xviiie et
xix e siècles les iambes, les trochées et les dactyles en temps battus, de sorte que

l’idée schellingienne d’un ordre et d’une connexion créés par un retour régulier
(de temps comptés) dans une succession de valeurs temporelles changeantes – qui,
en tant que simples quantités, se juxtaposent sans cohérence entre elles ni unité
de référence commune – pouvait s’appliquer également aux mètres antiques. Si le
rapport entre longue et brève pouvait se concevoir comme un rythme, ce n’était pas
de façon immédiate, mais par le biais d’une scansion régulière de un à trois.
À la diversité sans cohérence, Schelling oppose la diversité cohérente,
dont la connexion, à son sens, procède d’une stricte régularité, mais une
régularité porteuse d’une distinction entre un premier et un second élément :
Dans tout ce qui est, en soi, occupation de pure intensité, l’homme, poussé par sa
nature, tente donc d’introduire par le rythme une multiplicité ou une diversité.
Nous ne supportons pas longtemps la monotonie de tout ce qui est, en soi, dénué de
signification – ainsi, lorsque nous comptons –, nous créons des périodes.

Quand Schelling parle de « périodes » dans la « monotonie » du comptage, il


n’entend pas par là, comme les théoriciens du rythme du xviiie siècle, une alter-
nance de temps accentués et non accentués, ou de temps lourds et légers, mais
seulement un retour de valeurs analogues – l’articulation en un premier et un
second élément, puis de nouveau en un premier et un second élément. Une telle
idée peut paraître étonnante et déroutante au premier abord ; elle fait sens si l’on
songe que la distinction abstraite entre une chose et une autre – sans gradation
quantitative, qualitative ou dynamique – recèle déjà une amorce de « diversité »
– laquelle parvient à notre conscience à travers son apparent contraire, la
régularité. Schelling part manifestement de l’idée qu’une « pure identité » d’évè-
nements – et en l’espèce « identité » ne signifie pas « égalité », mais « mêmeté » – ne
contient ni régularité ni différenciation : celles-ci, au contraire, naîtraient
conjointement de l’abolition de la « pure identité ». Des « points de maintenant »
qui s’alignent de façon indifférenciée ne sont pas « égaux » : pour une conscience
captive de l’instant et pour ainsi dire sans mémoire, ils sont toujours « le même ».
L’« égalité » suppose la distinction – un premier élément fixé dans la mémoire
se détache d’un second – et la comparaison d’éléments distincts ; la « mêmeté »

287
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

est au contraire une indistinction pure et simple. Elle est en tant que telle non
rythmique, de sorte que la distinction la plus élémentaire entre un premier
et un second éléments apparaît déjà, par contraste, comme un rythme, fût-il
du « degré le plus bas ». Le fait que cet un et cet autre soient définis comme des
« points de même grandeur, à égale distance », sans différence ni quantitative
ni qualitative, ne signifie rien d’autre que ceci : Schelling voyait dans la stricte
régularité d’évènements le moyen terme et l’intermédiaire entre une diversité
sans relation d’une part, et une « mêmeté » indistincte de l’autre : une issue,
en quelque sorte, entre une divergence sans mesure commune et cohésive, et
une « pure identité » où des « points de maintenant » successifs coïncident les
uns avec les autres. La « mêmeté » indistincte appartient donc, comme le f lux
homogène et la diversité incohérente, au domaine du non-rythmique, qui doit
être ordonné par le rythme – la « division périodique » – pour devenir musique.
Si Schelling juxtapose les différents types de non-rythmicité dans
un ordre plus associatif que déductif, leur seul lien étant que tous sont des
négations du rythme, l’Esthétique de Hegel – dont la théorie du rythme s’appuie
sur Schelling sans le nommer – établit entre eux un rapport qui constitue
un commentaire et une interprétation de ce que Schelling voulait dire, les
différents éléments s’y éclairant mutuellement et constituant les parties d’un
raisonnement général. On pourrait presque dire que Schelling fut mieux
compris par Hegel qu’il ne se comprenait lui-même.
Chez Hegel, la succession des « points de maintenant », dont chacun
est différent et cependant toujours « le même », apparaît comme une expérience
élémentaire du temps d’où naît la réf lexion (Hegel, contrairement à Schelling,
ne s’inscrit donc pas dans la lignée d’Aristote, qui liait le temps et le mouvement
l’un à l’autre, mais de saint Augustin, dont la profonde confusion devant
les paradoxes du « maintenant » constitue le deuxième locus classicus de la
philosophie antique sur le temps) :
Troisièmement, l’extériorité dans l’élément de laquelle le temps se meut ne permet
assurément pas que s’établisse l’unité véritablement subjective du premier instant
avec l’autre, en lequel le maintenant s’abolit, mais le maintenant, néanmoins, reste
toujours le même dans son changement ; car tout instant est un maintenant, et il n’est
pas […] différent de l’autre, pris comme simple instant […] 66 .

288
Schelling et la théorie du rythme musical

(L’« unité subjective » qui fait encore défaut à la simple succession de « points


de maintenant » est l’unité de la conscience, dans le souvenir de laquelle un
premier instant persiste à côté d’un second, au lieu, comme le décrit Hegel, de
s’effacer en lui.)
De cette « mêmeté » des « points de maintenant », dont le premier
s’évanouit dans le deuxième comme le deuxième dans le troisième, résulte
pour Hegel le f lux indifférencié et homogène du temps, un phénomène dont
Schelling faisait précisément le point de départ depuis lequel le rythme pouvait
se détacher comme une « division du semblable ». La « pure identité » des points
temporels se tourne chez Hegel en une « durée indifférenciée » :
Mais, inversement, comme le temps est la genèse et la disparition ininterrompues
de ces instants, qui, pris comme simples instants, ne diffèrent nullement les uns des
autres dans cette abstraction non particularisée, le temps se révèle être tout autant le
f lux égal et uniforme, et la durée indifférenciée en elle-même 67.

Hegel distingue ensuite entre la durée indéterminée, dans le f lux


versatile de laquelle chaque « point de maintenant » est « le même » que tout autre,
et la durée déterminée d’un son, dont la fin, pour une conscience qui fixe le temps
dans sa mémoire, marque un instant qualitativement différent du commen-
cement. Cependant, marquer une simple différence de quantité temporelle, sans
une mesure commune à laquelle les sons puissent se rapporter et qui les rattache
les uns aux autres, reviendrait à échanger un type d’indétermination contre un
autre : de l’homogène indifférencié on ne ferait que passer à un hétérogène sans
cohérence. Seule la substruction d’une unité de temps compté sous la diversité
des durées sonores permet de créer un rythme que la conscience réceptrice soit à
même de garder en mémoire – mémoire qui seule lui permet de se constituer en
soi identique à travers l’alternance des impressions et des sensations :
La durée d’un ton, selon ce principe, ne se poursuit pas dans l’indéterminé, mais abolit,
avec son commencement et sa fin, qui par là même deviennent un commencement et une
cessation déterminés, la série pour elle-même indifférenciée des moments temporels.
Mais lorsque de nombreux sons, maintenant, se succèdent, et que chacun reçoit pour
lui-même une durée distincte de celle des autres, alors n’est posée à nouveau, à la place
de cette première indétermination vide, inversement, que la multiplicité arbitraire, et
par là tout aussi indéterminée, de quantités particulières. Ce vagabondage sans règle
contredit tout autant à l’unité du Je que la continuation abstraite […] 68.

289
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

Toute réf lexion philosophique qui s’absorbe dans des phénomènes


élémentaires, y devinant des pièges béants sous les choses les plus quotidiennes,
sera soupçonnée par les lecteurs impatients de vouloir considérer des évidences
jusqu’à ce qu’elles apparaissent dans toute leur étrangeté. Et la découverte que ces
apparentes évidences ne sont souvent, bel et bien, qu’une simple façade masquant
des problèmes inextricables, apparaîtra comme importune et n’empêchera pas
le bon sens de continuer à identifier l’élémentaire au non-problématique et de le
traiter, sans souci de théorie, comme une simple donnée, telle qu’elle se présente
dans la pratique quotidienne.
Pourtant, il n’est pas rare que des éléments dont on pouvait croire au
départ qu’ils n’ont d’existence que dans la pensée abstraite – qu’ils ne signifient
rien dans la pratique et ne méritent pas que la réf lexion y épuise ses efforts –
acquièrent, à un stade de développement ultérieur, une place dans la réalité
qui, de simple matière à spéculation, les transforme en objets de l’expérience
immédiate. Ainsi de ces types d’arythmicité dont Schelling avait découvert qu’ils
étaient une condition latente du rythme, niée par la « division périodique » : de
cette « durée indifférenciée », de cette « diversité indéterminée » et de cette « pure
identité » entre simples « points de maintenant », on peut dire sans trop exagérer
que la musique postsérielle de ces dernières décennies – après l’effondrement
de la rythmique mesurée et comptée – les a fait sortir de la sphère spéculative
et les a réalisées musicalement en tant que possibilités sensibles de l’expérience
moderne du temps : une expérience du temps qui, parce qu’elle nie le « rythme »,
ne cesse pas pour autant d’être un phénomène musical – lequel ne prend sens
que resitué dans le cours de l’histoire de la musique. Le non-rythmique, qui
chez Schelling et Hegel n’était que le négatif d’un rythme par lequel la musique
se constituait en tant que telle, est devenu lui-même musique, et substitut de
rythme, dans la pratique compositionnelle du présent. Des questions abstraites,
découvertes sous la surface de réalités musicales élémentaires par une réf lexion
philosophique prétendument éloignée de la réalité, se révèlent ainsi les éléments
concrets d’un phénomène dont l’étiquette de « métamusique » ne signifie
nullement qu’il a renoncé à avoir valeur de musique.

290
Classicité, romantisme, modernité

CLASSICITÉ, ROMANTISME, MODERNITÉ


1

La philosophie de l’histoire propre à une époque, le système de


catégories selon lequel on se comprenait alors soi-même et concevait le passé,
font l’objet d’une historiographie qui s’emploie à retracer les faits connus par
ladite époque, les principes sur lesquels celle-ci se fondait et les méthodes qui
étaient les siennes. Sans doute l’idée de fonder sur une ancienne philosophie
de l’histoire l’interprétation historique de l’époque dans laquelle elle a vu le
jour, autrement dit de traiter celle-ci non comme un simple matériau, mais
comme un schéma interprétatif, est-elle étrangère aux historiens. Elle n’en est
pas pour autant absurde. Il faudrait se demander comment cette idée s’articule
au principe selon lequel une époque doit être comprise à partir d’elle-même et
jugée selon ses propres critères, principe que personne ne met en doute parmi
ceux qui se prévalent d’une pensée historique.
Le postulat de l’autonomie des époques est équivoque. Dans le cadre
de l’histoire d’une technique ou d’une science, il signifie que l’obsolescence
d’une découverte ou d’une invention ne diminue pas la gloire de celui qui en
fut l’auteur ; ce qui nous apparaît comme primitif ou indigent était peut-être
ingénieux dans le siècle d’où il vient, et ce serait se bercer d’illusion et d’orgueil
que de faire comme ces nains de la parabole médiévale qui, juchés sur les épaules
de géants, se prétendaient supérieurs du fait que leurs regards portaient plus
loin 69. Mais la justice historique à l’égard des œuvres techniques ou scientifiques
reste abstraite ; l’utilité et la vérité des inventions et idées plus anciennes ont
été réfutées, oubliées ou sont devenues banales. Il en va autrement de l’art :
l’exigence de faire sien des points de vue passés signifie ici qu’il est possible, non
seulement de reconnaître la valeur d’œuvres dont la genèse remonte à plusieurs
siècles, mais de conserver et de restaurer la teneur même de ces œuvres, fût-ce
seulement de façon secondaire, via la conscience de la distance historique.
C’est donc une habitude de pensée bien rodée, quoique rarement
explicitée, que de distinguer des types d’historicité, des formes d’existence et de
déroulement historiques. L’histoire d’une science ou d’une technique obéit à une

291
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

autre loi formelle que celle d’un art ; le principe du progrès, premier et central
pour l’une, est second et périphérique pour l’autre. Par ailleurs, la possibilité
n’est pas exclue qu’à certaines époques antérieures l’histoire d’un art et celle
d’une technique, contrairement à aujourd’hui, aient suivi des cours analogues
et donné forme à un type d’historicité aussi différent de l’historicité de l’art dont
nous sommes coutumiers que de celle de la technique.
La philosophie – y compris celle de l’histoire – ressemble-t-elle
davantage à une science (ou à une technique), qui progresse en laissant derrière
elle son passé comme un tas de décombres, ou à un art dont la transformation
n’abolit ni ne condamne à l’obsolescence ce qui appartient au passé ? Difficile
à savoir. Les philosophies ne se distinguent pas seulement par leur contenu,
elles diffèrent également par le concept de la philosophie dont elles procèdent.
Mais si l’on admet que la philosophie de l’histoire d’une époque, à l’instar des
œuvres d’art et de l’esthétique que cette époque a produites, est dans sa teneur
indépassable, la démarche habituelle consistant à fonder des représentations
historiques sur une philosophie de l’histoire étrangère aux époques décrites,
par exemple l’idée d’évolution ou d’égalité de droits entre toutes les époques,
devient alors méthodologiquement contestable.
Aussi vrai qu’il serait réducteur et dogmatique de vouloir décrire
une période musicale passée en se cantonnant dans les frontières du système de
catégories qui lui était contemporain, il semble tout aussi indéniable que la forme
de pensée historico-philosophique d’une époque – et même les époques auxquelles
on dénie habituellement toute conscience historique au sens moderne du terme
possèdent une philosophie de l’histoire – n’est pas sans exercer une influence sur sa
forme d’existence et de déroulement historique. Le changement extraordinairement
rapide des techniques et des styles musicaux que l’on observe depuis un siècle est
sans nul doute corrélé à la généralisation de la pensée historique, c’est-à-dire de
l’idée que le moment de la genèse d’une œuvre fait partie de sa substance et que l’art,
pour être authentique, doit donc toujours être nouveau.
Les objections, qu’elles soient valables ou infondées, sont faciles
à deviner. L’une consiste à dire que la science historique peut exister sans
philosophie de l’histoire et n’est donc pas concernée par sa problématique. Il
est cependant nécessaire de distinguer entre l’exploration des faits, qui suit des

292
Classicité, romantisme, modernité

méthodes exactes, et le récit ou la construction historiques, la présentation de


vastes contextes, qui ne se conçoivent guère sans présupposés philosophiques,
qu’ils soient explicites ou implicites. L’ordre même dans lequel sont placées
les biographies de compositeurs est déjà sous-tendu par une théorie, qui n’est
rien moins qu’évidente : l’idée, d’une part, que l’histoire de la musique est faite
principalement par des individus et non par des groupes et, d’autre part, qu’une
œuvre d’art, pour parler comme Dilthey, est l’expression d’un « moment de vie »,
autrement dit que le savoir biographique est apte à éclairer la réflexion esthétique.
Un second argument, plus valable, serait que la philosophie de
l’histoire est, partiellement du moins, une science, qu’elle est donc à ce titre
susceptible de corrections, en sorte qu’il ne serait pas trop présomptueux
d’affirmer d’une époque passée qu’elle s’est trompée sur son propre type
d’historicité 70 . On pourrait dire ainsi que la philosophie de l’histoire incluse
dans le concept de « Renaissance » était une erreur : car dans la querelle musicale
des Anciens et des Modernes, les défenseurs des premiers méconnaissaient et
mésinterprétaient cette Antiquité dont ils postulaient ou désiraient le retour.
Les normes étrangères et extérieures qu’ils prétendaient imposer à leur époque
étaient en réalité propres et internes à celle-ci ; ce n’était pas la tragédie antique
qui formait le modèle de l’opéra, mais une interprétation erronée de celle-ci, qui
n’en constituait pas moins une véritable théorie de l’opéra.
Autant une philosophie de l’histoire appartenant au passé – que ce
soit l’opposition de l’ancien et du moderne, une pensée du progrès ou un schéma
décliniste – ne saurait être prise à la lettre comme une théorie sur l’époque,
autant il serait faux et présomptueux de l’ignorer comme une simple erreur dont
serait revenue l’historiographie moderne. Si le type d’historicité représenté par
une époque et la philosophie de l’histoire qu’elle produit ne coïncident pas, ils ne
sont pas pour autant indépendants l’un de l’autre. Pour l’historien, une pensée
historique ancienne est à la fois un matériau et un schéma interprétatif qui peut
orienter, du moins heuristiquement, sa recherche. Pour comprendre l’histoire
de la musique qui fut celle du xix e siècle et ne pas se contenter de la consigner, il
faut prendre en considération la philosophie par laquelle cette époque a tenté de
se saisir elle-même en concepts : une philosophie qui gravitait autour des termes
de classicité, de romantisme et de modernité.

293
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

En ouverture du premier numéro de la Neue Zeitschrift für Musik de


l’année 1835, Robert Schumann écrivait :
La brève période de notre activité nous a valu maintes expériences. Notre conviction
avait été affirmée d’emblée. Elle est simple, et la voici : rappeler avec énergie le passé
et ses œuvres ; appeler l’attention sur ce fait que cette pure source peut seule vivifier
de nouvelles beautés artistiques – puis combattre comme anti-artistique le passé
immédiat qui ne tendait qu’à exalter la virtuosité extérieure – enfin préparer un
temps nouveau de poésie, en aider et en hâter l’avènement 71 .

Le programme esquissé dans ces phrases par Schumann repose sur une
conception historico-philosophique puisant à trois sources différentes 72 : une
expérience puissante et profonde de l’art ancien, de la musique de Bach 73 , qui
marque largement la pensée musicale des romantiques Schumann, Mendelssohn
et Chopin ; l’épreuve douloureuse d’un présent perçu comme « prosaïque »
et « mécanique » ; et l’attente d’un avenir « plus poétique ». Conscience de la
tradition, critique du temps présent et croyance dans le progrès s’imbriquent et
se complètent au lieu de se contredire.
Le présent – Schumann parle d’un « passé immédiat », d’une époque
morte et liquidée mais qui ne le sait pas encore – constitue le moment d’antithèse
de cette triade historico-philosophique, le moyen terme malheureux entre un
« temps classique » révolu et un temps « romantique » non encore atteint. La
situation en vigueur, que Schumann désigne sous le terme de « modernité »,
s’avère superficielle, confuse et sans valeur au regard de ce qui précède comme
de ce qui est à venir, de ce qui n’est plus comme de ce qui n’est pas encore. L’œuvre
représentative de l’époque, ce sont Les Huguenots de Meyerbeer, contre lesquels
Schumann engage une polémique d’une stupéfiante virulence.
Cette ébauche de philosophie de l’histoire est complétée par une
typologie des compositeurs que Schumann expose la même année, en 1835. Dans
son article intitulé « Le psychomètre » [« Der Psychometer »], Schumann évoque
les « classiques », les « musiciens du juste milieu » et les « romantiques » comme les
trois partis entre lesquels un compositeur est tenu de choisir 74. Les noms suffisent
à attester que ces partis représentent des stades historiques, ce qu’énonce par
ailleurs explicitement une recension des œuvres de Kalliwoda datée de 1836 :

294
Classicité, romantisme, modernité

L’époque contemporaine est caractérisée par ses partis. À l’instar des partis
politiques, on peut diviser les par tis musicaux en Libéraux, Centristes et
Réactionnaires ou en Romantiques, Modernes et Classiques. À la droite siègent
les Anciens, les Contrapuntistes et Antichromatiques, à la gauche la jeunesse, les
bonnets phrygiens, ceux qui méprisent la forme, qui ont l’insolence du génie, parmi
lesquels les Beethovéniens occupent une place éminente. Au juste milieu hésitent
pêle-mêle jeunes et vieux. On leur doit la plupart des productions du jour, créatures
de l’Instant, engendrées et aussitôt anéanties par lui 75 .

L’amalgame entre « classiques » et « réactionnaires » peut sembler


étrange et provocant, si l’on s’en tient à une lecture trop rapide. Inutile de dire
que ce ne sont pas les classici auctores eux-mêmes que Schumann vise ici, mais
leurs adeptes et épigones obtus, qui ne tolèrent rien hormis les anciens : ces
« cantors », que Schumann, avec une ironie provocatrice, met en garde contre
une ouverture de Berlioz, à l’écoute de laquelle ils risqueraient de « s’évanouir »
et de « crier au sans-culottisme » 76 . En les qualifiant de « classiques », Schumann
renvoie à ses adversaires le mépris dont ils chargeaient pour leur part le terme
de « romantique » 77. Le point essentiel, dans cette « ancienne vérité » à laquelle
se référaient les « classiques » – ou les « réactionnaires » –, n’est pas tant son
caractère ancien que le fait qu’elle se veut intemporelle 78 et représente un
modèle qui, soustrait à l’histoire, survit inaltéré à ses vicissitudes. Les panégy-
ristes aveugles du « classique » ont une pensée « anhistorique » ; ils rejettent la
conscience historique qui, apparue au xviiie siècle, s’imposera dans le cours du
xix e siècle, et surtout au xx e siècle, comme la forme de pensée dominante.

À l’opposé, les « romantiques » ou « libéraux », tels que Schumann


les conçoit en 1835 et parmi lesquels il compte – hormis lui-même – Chopin,
Mendelssohn et quelques compositeurs de moindre envergure, sont certes des
adversaires et des contempteurs de la réaction, mais ils ne s’opposent pas à l’ancien.
Aussi vrai que ce « temps nouveau de poésie » qui reste à venir et auquel on aspire
ne peut être une reproduction de ce qui est passé et n’est plus, il est indispensable
que les « nouvelles beautés artistiques » s’affermissent au contact du « passé et de
ses œuvres » 79. Schumann admire la grandeur passée, mais il est conscient de la
distance historique qui la sépare du présent, une distance qu’il intègre pour ainsi
dire dans ses compositions par le recours aux techniques et aux styles anciens. Ce
qui, de l’histoire, transite dans le temps présent n’est pas conçu comme un modèle

295
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

intemporel, ni comme une antiquité <Vorzeit> morte, mais comme notre propre
passé : un passé qui, certes, ne peut se répéter, mais qui est le nôtre et que nous
devons conserver si nous ne voulons pas être dénués de substance.
Ce qui caractérise les produits de la « modernité », que Schumann
abhorre au point d’être parfois tenté d’invoquer la maxime de Friedrich Schlegel
sur le caractère non critiquable de ce qui est mauvais 80, c’est le morcellement : le
manque de cohérence, le mélange d’éléments hétérogènes. Dans une recension
de l’Ouverture de fête op. 78 de Marschner, Schumann écrit à propos de ces
« douzaines d’ouvertures du juste milieu » que l’on y trouve «  41 d’italien, 41  de
français, 18 de chinois, 3 d’allemand et une somme égale à zéro 81 ».
8
Le concept de « moderne », au reste, est ambigu et contradictoire
en soi. D’un côté, dans son acception historico-philosophique, il désigne une
période intermédiaire entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, une
époque en soi sans substance, qui ne prend sens qu’en tant qu’antithèse et
stade dialectique préalable d’un « temps nouveau de poésie ». Mais de l’autre,
dans la description faite par Schumann du juste milieu musical, le moderne se
rapproche de la mode, un phénomène difficilement conciliable avec la notion
de stade historico-philosophique, comme le montre avec force la divergence des
concepts de temps qui sous-tendent ici les différents phénomènes.
La mode est soumise à un vieillissement brutal : ce qui était actuel
hier est aujourd’hui obsolète et presque insupportable. « Ce qui paraîtra bientôt
le plus vieux, c’est ce qui d’abord aura paru le plus moderne », écrit Gide dans
Les Faux-Monnayeurs 82. Or si la loi qui livre à la risée le fétiche de l’an passé est
impitoyable, les critères qui distinguent la « nouveauté du jour » de ce qui est
« passé de mode » sont aléatoires et interchangeables. Et le fait que cette variabilité
ne soit pas fondée dans la chose, mais soit au contraire arbitraire, signifie – pour
employer une formule paradoxale – que celle-ci se situe hors de l’histoire ; car le
temps de la mode, contrairement au temps historique, est par principe réversible.
L’intemporalité que le compositeur « classique », dans la philosophie
schumannienne de l’histoire, reconnaît à l’« ancienne vérité » se situe à l’opposé
du caractère momentané, passager et fugace de la mode. Mais ces deux extrêmes
– le phénomène de la classicité et celui de la mode – se rejoignent négativement

296
Classicité, romantisme, modernité

en ceci que tous deux se soustraient aux catégories de la conscience historique,


l’un par sa prétention à abolir le temps, l’autre par l’inversion possible du temps.
Le canevas historico-philosophique de Schumann est équivoque. Les
types qu’il oppose représentent des stades historiques, une triade temporelle ;
mais en même temps chacun diffère des autres, consciemment ou non, dans
son rapport à l’histoire en général. En se recommandant d’un modèle perçu
comme intemporel, les « classiques » – ou « réactionnaires » – récusent le cours
de l’histoire, qui, loin de laisser intacte l’œuvre passée, en transforme la teneur :
une teneur dont le moment de la genèse est l’un des éléments. Les « modernes »,
le « parti du juste milieu » des années 1830, sont les augures ou les adeptes d’une
mode dont l’aujourd’hui pourrait être l’hier et l’hier l’aujourd’hui, sans que
rien de décisif ne change. Les « romantiques », enfin, se sentent portés par la
conscience de vivre dans un présent qui est un présent vrai, substantiel et pas
seulement effectif et empirique, dans la mesure où il conserve en lui le passé
et anticipe l’avenir. Achim von Arnim écrit ainsi en 1805 dans son essai Sur
les chants populaires [Von Volksliedern] : « Il y a un avenir et un passé de l’esprit,
comme il y a un présent de l’esprit ; et sans les premiers, qui a le second ? 83 »

Franz Brendel disait de Schumann – auquel il succéda comme


rédacteur en chef de la Neue Zeitschrift für Musik – qu’il était « résolument
moderne », à la différence de Mendelssohn, qui
bien que tout à fait moderne par certains côtés, l’est nettement moins par d’autres,
et seulement au sens où il est un continuateur de Beethoven ; car en même temps
Mendelssohn se rattache au courant romantique 84 .

Les positions « romantique » et « moderne » se sont ici inversées par rapport au


sens que leur donnait Schumann. Par « moderne », Brendel ne désigne pas une
époque intermédiaire, le stade de la conscience malheureuse et déchirée entre
passé et avenir, mais la part de présent qui est garante de l’avenir et le porte en
elle ; les compositeurs auxquels il songe sont Liszt, Wagner et Berlioz, et non pas
Rossini ou Meyerbeer.

297
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

Deux raisons expliquent que le concept de « moderne », que Schumann


employait en 1835 comme une invective, revête dix ans plus tard un sens positif,
alors même que Brendel pense en la matière partager les vues de Schumann.
La première, c’est que l’idée de qualifier de « romantisme » le sans-culottisme
musical – ou de « sans-culottisme musical » le romantisme – constituait de la
part de Schumann un forçage terminologique. Certes, depuis Victor Hugo, le
mot « romantique » était associé en France au libéralisme politique, mais dans
la conscience des contemporains allemands, il évoquait l’idée d’un art tourné
vers un Moyen Âge stylisé de façon romanesque. Si le terme était synonyme
de « progressiste » et de « moderne » autour de 1810, sous la plume d’August
Wilhelm Schlegel et de Madame de Staël, ce n’était pas parce qu’il exprimait
une quelconque sympathie pour le sans-culottisme, mais parce qu’il constituait
le mot d’ordre de la jeunesse d’alors, qui s’opposait au classicisme de ses aînés.
La deuxième raison est que Brendel est un apologiste du progrès moins
traversé par le doute que Schumann. Un compositeur méprisant le passé aurait
certes paru borné à l’historien qu’il était, mais l’idée que l’œuvre de Bach puisse
être un modèle, une « pure source » capable de « vivifier de nouvelles beautés
artistiques », comme l’écrivait Schumann, lui est étrangère. Il est bien plutôt
convaincu que les stades antérieurs de l’histoire s’abolissent dans le présent, dont
Liszt, Wagner et Berlioz sont à ses yeux les dignes représentants, et proclame que
le parti du progrès qu’on appelle aujourd’hui la nouvelle école allemande n’est un
parti qu’au sens où peut être désigné à l’origine par ce terme tout grand phénomène
de l’histoire universelle qui fait profession d’assimiler entièrement l’ancien et d’être
le seul, plus tard, à se substituer à lui sans préjudice du droit historique de celui-ci 85 .

Si Brendel concède au passé un « droit historique », ce n’est guère plus que sous la
forme d’un sceau apposé sur un certificat de décès.
Le pathos du progrès et la conscience historique se complètent bien
plus qu’ils ne s’excluent l’un l’autre. Brendel est historien ; il essaie, certes parfois
sans grand bonheur, de saisir ou de reconstituer une réalité historique en étant
conscient de la distance qui la rend étrangère à son propre temps. Même lorsqu’il
le conçoit comme un stade précurseur du présent, Brendel se sent séparé du
passé par un écart insurmontable, qu’il serait pour lui naïf d’ignorer ou de nier.
Il insiste sur la distance historique : comme théoricien et apologiste du progrès,

298
Classicité, romantisme, modernité

Joseph Fischer, Le Prince Nicolas II Esterházy, 1809.


Budapest, Országos Széchényi Könyvtár.

Le prince, qui joue de la clarinette pour lui-même dans une solitude que seul un chien partage,
ne se distingue en rien, dans la sphère privée, d’un bourgeois mélomane retiré du monde et
plongé dans sa contemplation. La culture esthétique, qui dans les décennies entre Révolution et
Restauration suspendit pour un temps – à défaut de les abolir tout à fait – les différences entre
ordres sociaux, n’a pas seulement gagné les salons : il semble qu’elle ait pénétré jusqu’aux lieux où
le particulier est seul avec lui-même.

299
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

pour ménager une place au nouveau ; et comme historien, parce qu’il est conscient,
à l’instar de Schleiermacher, que la compréhension historique et indirecte ne
devient nécessaire que lorsque la compréhension immédiate et irréfléchie échoue.
C’est précisément parce qu’il relie avant tout le présent à l’avenir et l’arrache à la
tradition qu’il peut être historien – un historien qui porte sur le passé un regard
distancé et le laisse inchangé, au lieu de se l’approprier en le réinterprétant.
La tradition, telle que la comprend Schumann, est au contraire une
traduction du passé dans notre propre langue : mais une traduction dans laquelle
le caractère étranger de l’original reste reconnaissable. Aussi tranchée qu’ait été
son opposition aux « classiques » et aux « réactionnaires », qui s’accrochaient à
l’ancien comme si c’était, pour reprendre les mots de Glarean, une « ars perfecta,
cui nihil addi potest », Schumann n’était pas un historien insistant sur le caractère
étranger du passé. Son sens de la tradition tenait un milieu précaire et menacé
entre la réf lexion et l’immédiateté, entre la conscience d’une distance histo-
rique et le sentiment d’une affinité avec « le passé et ses œuvres », entre l’amour
d’un lointain tenu pour inaccessible et l’effort pour ramener la chose passée
dans le présent.

Le terme de « moderne » est équivoque. La césure historique qu’il


désigne varie selon les cas entre deux extrêmes allant du ve au début du xixe siècle,
et ce parfois chez un seul et même auteur. Parmi les historiens de la musique, la
norme historico-philosophique consiste au xixe siècle à faire commencer l’époque
moderne avec la naissance de l’opéra et l’abandon de la stricte composition dans
le stile antico. Krause 86 et Fischer 87 distinguent trois âges : l’antique, le chrétien et
le moderne. Quant à Schilling 88, il sépare explicitement le schéma tripartite de
l’opposition bipartite entre musique antique et musique moderne : la « véritable
histoire de la musique moderne », écrit-il, commence aux alentours de 1600.
La définition que Brendel donne de la modernité est aussi peu
univoque que le jugement qu’il porte sur elle. D’un côté, lorsqu’il évoque le début
des « temps modernes », il a en tête la césure historique de 1600 89 ; de l’autre, il dit
de Mozart qu’il « marque, par sa position historique, le point d’inf lexion entre

300
Classicité, romantisme, modernité

l’époque ancienne et l’époque nouvelle, le point jusqu’où s’étend l’ancienne et


où commence la nouvelle 90 ». Et s’il fait l’éloge de Schumann en le qualifiant
de « résolument moderne 91 », le mot « moderne » exprime ailleurs son malaise
vis-à-vis de certaines tendances de son temps, notamment dans l’opéra italien
depuis 1730, auquel il reproche « son sentimentalisme et sa dispersion modernes,
sa recherche permanente de l’effet 92 ».
Cette négligence, ou indifférence, à l’égard des équivoques se mue en
véritable confusion dans le projet d’histoire de la musique conçu par Köstlin, que
Friedrich Theodor Vischer intégra dans son Esthétique ou Science du beau [Ästhetik
oder Wissenschaft des Schönen]. Le schéma duel d’August Wilhelm Schlegel, la
triade des théoriciens de la Renaissance et le lexique employé par les membres
du mouvement Jeune-Allemagne et de la nouvelle école allemande 93 y sont
juxtaposés sans rapports entre eux. D’abord, Köstlin oppose au « principe plastique
antique » un « principe moderne et germanique » et déclare que l’« introduction de
l’harmonie » au ixe siècle marque le début de la « musique des temps nouveaux » 94.
Mais par ailleurs il dissocie l’« époque moderne » à la fois de l’« Antiquité » et du
« Moyen Âge » 95. La « modernité », enfin, désigne à ses yeux l’époque postérieure
à la mort de Beethoven, une époque qui, conformément au schéma historico-
philosophique de Hegel, constitue le stade de la conscience malheureuse 96.
Dans les années 1830 et 1840, la conscience de soi des modernes,
qui se croyaient suffisamment dénués de préjugés pour, comme l’écrit Brendel,
« reconnaître clairement les exigences du temps 97 », est affectée – dans un
curieux contre-pied au pathos du progrès – par le jugement abrupt de Hegel sur
l’irrésistible perte de substance de l’art. On lit dans les Cours d’esthétique :
[…] et surtout, l’esprit de notre monde actuel, plus précisément l’esprit de notre
religion et de notre culture rationnelle, semble avoir dépassé le niveau où l’art
constitue la manière privilégiée d’être conscient de l’absolu. La nature toute spéci-
fique de la production artistique et de ses œuvres ne satisfait plus notre plus haut
besoin ; nous n’en sommes plus à pouvoir vénérer religieusement les œuvres d’art et
à leur vouer un culte ; l’impression qu’elles produisent est à présent plus tempérée,
plus rassise, et ce qui s’éveille en nous par leur intermédiaire nécessite encore
une plus haute pierre de touche, une caution d’une autre ampleur. La pensée et la
réf lexion ont éclipsé le bel art 98 .

301
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

La thèse de Hegel se fondait moins sur une philosophie de l’art que sur une
philosophie de la religion, de sorte qu’il eût été possible de la récuser – ou du
moins de la corriger – en s’appuyant sur une interprétation de la teneur de l’art
indépendante de l’histoire de la religion ; si son effet fut cependant si profond,
c’est parce qu’elle saisissait en concepts l’insatisfaction que l’époque avait d’elle-
même. Brendel a beau être convaincu que le progrès est, en art aussi, la loi de
l’histoire, il n’empêche qu’il reprend la pensée de Hegel, dans une phrase qui,
sans le nommer, ressemble à s’y méprendre à une citation 99 .
Penser du reste que Hegel parlait d’une fin de l’art, qui survivrait
à sa propre mort, telle une ombre, dans les œuvres modernes, c’est commettre
une simplification grossière, que discrédite le fait qu’elle néglige le système
même dans lequel s’inscrit la thèse de Hegel. La pensée hégélienne sur l’art était
moins centrée sur l’art en tant que tel que sur l’art comme religion – et ce, non
seulement dans la Phénoménologie, mais aussi dans l’Esthétique, quoique de façon
plus dissimulée. Une fois reconnu son caractère partial – du fait qu’elle était
motivée par une philosophie de la religion –, la thèse provocante de Hegel n’a
plus besoin d’être considérée comme son dernier mot sur l’art. Il est possible de
la pousser plus avant par le biais d’une critique immanente, sans avoir à faire
voler son système en éclats : et ce, en s’appuyant sur la dialectique de la réf lexion,
dont Hegel a conçu le modèle dans le cadre de la philosophie de l’histoire.
La réf lexion, qui ne laisse rien dans la nuit de l’immédiateté, est
la signature de l’âge moderne. Cette tendance, comme le constatait Amadeus
Wendt en 1836, s’est imposée jusque dans la musique :
Car premièrement nous sommes portés par une époque dans laquelle la réf lexion
pénètre tous les états et où aucune manifestation de la vie de l’esprit, pour peu qu’elle
soit de quelque importance, ne peut se dérober à la question de savoir quelle signifi-
cation elle revêt dans l’ensemble du développement spirituel. Aucun spécialiste ne
pourra nier qu’avec Beethoven une grande époque s’est ouverte précisément dans la
musique, au cours de laquelle la musique profane a atteint le sommet de son énergie
et de sa signification. Une telle époque étant passée, et les idées qu’elle a mises au
jour ayant pénétré le public dans leur immédiateté, la réf lexion sur leur effet et leur
signification s’affirme alors d’autant plus puissamment que le présent s’attache
à traiter celles-ci sous les configurations les plus diverses, tout en manifestant le
besoin urgent de développements nouveaux 100 .

302
Classicité, romantisme, modernité

La façon dont Wendt, et plus tard Brendel 101, reprennent l’idée hégélienne selon
laquelle la réf lexion marque en même temps une fin et un début, en ce qu’elle
dissout un état ancien et en prépare un nouveau, témoigne de l’impact que la
philosophie de l’histoire a pu avoir sur les critiques et les historiens de la musique.
Cette pensée, cette réf lexion n’a plus aucun respect pour l’immédiat dans lequel elle
ne reconnaît qu’un principe particulier. Une scission se produit alors entre l’esprit
subjectif et l’esprit général. […] Nous avons remarqué que cet état marque la décadence
d’un peuple. […] Mais là même réside le commencement d’un principe plus haut. Cette
scission contient et entraîne le besoin de l’unification, car l’Esprit est un 102.

Mais cette scission, d’un autre côté, n’est pas pour Hegel une chose purement
négative, que l’on pourrait supporter parce qu’elle est provisoire et entraîne
– ou du moins laisse espérer – un retournement dialectique ; elle est au contraire
un état autonome, capable aussi de produire des choses positives : « Cependant,
dans ce retour en soi de l’Esprit, la pensée apparaît comme une réalité particu-
lière : les sciences naissent. »
Pour des motifs analogues, dans un esprit qui tolère la réflexion mais
considère toutefois qu’une époque dominée par son règne ne peut être qu’un
simple entre-deux, Brendel évoque « la grande quantité d’écrits sur la musique
parus ces dernières années. […] On pourrait dire sans exagérer, écrit-il, que le
centre de gravité de notre époque, concernant la musique, se situe, en partie du
moins, dans ce domaine 103 ». Partant de l’idée que ce qui s’écrit sur la littérature
fait partie de la littérature, Brendel, par une analogie à première vue paradoxale,
tend à ranger la théorie et la critique musicales dans le domaine de la musique. Ce
n’est pas en rejetant la pensée et en s’efforçant de sauver du moins une apparence
d’immédiateté à défaut de l’immédiateté perdue, mais en radicalisant au
contraire la réflexion, que Brendel pense pouvoir dépasser le stade de la scission.
« Nos manques mêmes sont nos espoirs, écrivait Friedrich Schlegel en 1794, car
ils naissent de la domination de l’entendement, dont le perfectionnement, si
lent soit-il, ne connaît pas de bornes 104. » Brendel est convaincu que son époque,
dont il ne se dissimule pas la faiblesse et le déchirement, mais en laquelle il voit
cependant un progrès par rapport au passé, ne doit pas
être conçue seulement comme celle du déclin, de la dissolution de l’art tel qu’il
existait jusqu’ici, mais s’envisager tout autant comme un temps de création

303
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

nouvelle ; elle ne se laisse entièrement saisir que sous ce point de vue, lequel explique
cet enchevêtrement d’éléments si divers : à savoir qu’elle le cède en santé, force,
productivité à l’époque antérieure, mais qu’elle recèle au fond d’elle-même un noyau
de signification créatrice infinie 105 .

Pour Brendel, c’est la théorie et la critique de la musique qui opèrent une


médiation entre l’ancien et le nouveau ; celles-ci, pareillement à l’esprit de
scission dans la philosophie hégélienne de l’histoire, représentent à la fois la
« ruine » et « le commencement d’un principe plus haut » :
L’essence de l’art d’aujourd’hui [Brendel songe à Wagner et à Liszt, NdA] consiste
principalement en ceci qu’il ne s’édifie plus de façon naturaliste [c’est-à-dire
instinctive] sur les bases données, mais qu’au contraire théorie et critique se sont
interposées entre le passé et le présent : notre art porte en lui la théorie et la critique
comme présupposés 106 .

Brendel attribue à l’histoire une signification semblable à celle qu’il accorde à


la théorie et à la critique. De même que seule la connaissance de l’histoire du
monde et de la culture « fait de l’homme cultivé ce qu’il est, l’histoire de l’art
libère l’artiste d’une appréhension purement instinctive de sa tâche 107 ». Le
passé n’est plus une tradition que l’on s’approprie de façon irréf léchie : il doit
être pénétré par la conscience historique. « L’histoire, écrivait Droysen, est
ce processus par lequel l’humanité prend progressivement conscience d’elle-
même ; elle est la conscience de soi de l’humanité 108 . » Elle est la « connaissance
de soi », dans laquelle le passé est saisi comme la voie qui nous a conduits à
devenir ce que nous sommes tout en nous émancipant de lui.

Dans le Cas Wagner, Nietzsche écrit : « La même catégorie d’homme


qui s’enthousiasmait pour Hegel, s’enthousiasme aujourd’hui pour Wagner ;
dans son école, on écrit même à la manière de Hegel ! 109 » Il semble que cette
remarque sarcastique vise précisément Brendel. En termes plus sobres, et pour
citer Hermann Lotze : « L’école de Hegel a dominé sans partage l’esthétique
allemande dans le dernier quart de siècle 110. » À l’instar de Hegel, on cherchait
alors à développer en esthétique une pensée historique systématique, à saisir à
la fois le système comme histoire et l’histoire comme système.

304
Classicité, romantisme, modernité

Pourtant, si écrasante que semblât la grandeur du philosophe des


philosophes, l’hégémonie de Hegel n’était rien moins qu’évidente. Pour qui
n’était pas saisi par l’ivresse de la spéculation – qui au milieu du siècle fit place
au dégrisement –, la philosophie hégélienne, en forçant la réunion de l’idée
et du devenir, qui s’excluaient dans la pensée platonicienne, dut faire l’effet
d’une provocation intolérable. S’il était commun de penser que toute chose
réelle se transforme inévitablement, l’idée qu’une vérité puisse n’être pas fixe
mais soumise à des changements avait de quoi inquiéter et était difficilement
concevable. Ce principe de l’histoire de l’esprit est devenu une banalité courante
au xx e siècle ; lorsqu’il fut conçu par Hegel, on y voyait un paradoxe.
Le fait que la philosophie hégélienne ait survécu précisément dans la
théorie et l’histoire de l’art – sous une forme il est vrai estompée – à l’effondrement
de la métaphysique qui eu lieu autour de 1850, n’est pas le fruit d’un hasard
de l’évolution scientifique : cela tient à la nature même d’une discipline dans
laquelle la séparation entre pensée historique et pensée systématique eût été un
coup de force. L’historien de la politique peut suspendre son jugement moral ;
l’historien de l’art peut difficilement suspendre son jugement esthétique. Le
concept d’« effet historique », décisif dans l’histoire politique, ne suffit pas en
histoire de l’art pour rendre justice à un phénomène. Le fait qu’une œuvre
reste sans conséquences et se situe en quelque sorte hors de l’évolution, au lieu
d’agir sur elle et d’en changer le cours, ne veut pas dire qu’elle est insignifiante
et négligeable ; elle peut prétendre au contraire au rang suprême et se voir
reconnaître comme un fait d’histoire, et cela en vertu d’un jugement esthétique
et non pas historique, c’est-à-dire fondé sur le concept d’impact historique. Mais
dans la mesure où l’histoire de l’art n’est guère pensable sans une imbrication
entre pensée historique et esthétique, le problème de la philosophique hégélienne
de l’histoire – de la corrélation entre système et processus – reste d’actualité. Un
empiriste qui le dédaignerait et n’y verrait que vague spéculation serait, même
en tant qu’empiriste, à l’étroit dans son propre domaine.
La nécessité d’une complémentarité et d’une interaction entre pensée
historique et pensée esthétique, qui est constitutive de l’histoire de l’art, et le
labyrinthe de problèmes où nous entraîne la tentative d’agréger ou d’unifier ce
qui tend à diverger dans la tradition philosophique platonicienne, ne se révèlent

305
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

peut-être nulle part avec autant d’évidence que dans les efforts, sans cesse
répétés et abandonnés, visant à développer le contenu du concept de « classique »,
ou de « classicité », et à examiner cette catégorie sous l’angle de la philosophie
de l’histoire, plutôt que d’en user comme d’une simple étiquette accolée à un
ensemble de caractéristiques. Les résultats auxquels est parvenue la philosophie
de l’histoire musicale au xixe siècle sont, il est vrai, si confus que l’on comprend
que Paul Valéry ait soupçonné le vocable « classique » de n’être qu’un mot vide
avec lequel il est impossible de penser sérieusement 111 – même si, d’un autre côté,
il serait naïf de prendre pour argent comptant le mélange de résignation et de
rancune et la sobriété retorse que donnent à entendre ces mots de Valéry.
L’intrication entre philosophie de l’histoire et esthétique n’a jamais
eu un sens univoque, ni chez Hegel ni chez les historiens de la musique versés
dans la philosophie qui s’appuyaient sur lui. L’essai de définition du classique
– ou de la classicité – s’est d’abord soldé par cette contradiction qui veut qu’il soit
compris à la fois comme une norme, qui est intemporelle, et comme une époque
singulière, qui en tant que telle est unique. Quand Hegel parle de l’art classique,
dont les statues des dieux antiques présentent pour lui le paradigme, il conçoit
ce terme dans son sens classiciste non édulcoré : l’art classique apparaît comme
le point de perfection 112 de l’histoire, l’art symbolique comme un stade préalable,
l’art romantique comme une survivance :
En effet, la forme classique a atteint l’apogée de ce que peut accomplir la matéria-
lisation sensible artistique, et s’il y a en elle quelque chose de déficient, c’est
uniquement l’art lui-même et la limitation de la sphère artistique 113 .

Cependant, chaque fois que Hegel traite de cette question, ses formulations
ne permettent pas de décider si l’art romantique, qu’il juge inférieur à l’art
classique, lui est d’autre part supérieur en tant que figure de l’idée ; autrement
dit, s’il participe à cette élévation de la religion et de la philosophie au-dessus
du stade de l’art antique qui survient à l’âge romantique. S’il parle bien d’une
perte de substance de l’art post-antique, Hegel suggère, mais sans le dire de façon
univoque, que l’art du Moyen Âge et de l’époque moderne, qui porte l’empreinte
de l’esprit chrétien et philosophique, est parvenu au-delà de l’esprit de l’Antiquité.
Tandis que chez Hegel le romantisme – qu’il assimile au moderne –
possède un caractère ambivalent, le moderne apparaît sans équivoque dans

306
Classicité, romantisme, modernité

le système de Christian Weisse, hégélien renégat, comme le but et le point


culminant de l’histoire : comme la synthèse du classique antique et du romantique
médiéval 114. C’est dans le temps présent, dont l’emblème est la chouette de Minerve,
que l’esprit d’époques passées – de l’Antiquité et du Moyen Âge – parvient à la
conscience de lui-même ; si l’Antiquité est classique et le Moyen Âge romantique,
ce n’est pas en eux-mêmes, dans leur existence immédiate, mais pour nous et dans
la réflexion. Et pour Weisse, qui se proclame résolument alexandrin, c’est cette
seconde existence du passé, la survivance de ce qui fut dans la forme de la culture,
qui est la plus élevée. L’affaiblissement des dieux antiques, auxquels on croyait,
en allégories que l’on cite est compris par Weisse comme une émancipation, à
l’inverse de Hegel, qui voyait dans la séparation de l’art d’avec la religion une perte
de substance 115. C’est là une divergence de jugement historico-philosophique sur
le moderne qui est plus décisive que les différences extérieures par lesquelles
le système de Weisse se démarque de celui de Hegel – à savoir la séparation des
concepts de « moderne » et de « romantique » et le rabaissement de l’art symbolique
oriental, qui constituait chez Hegel le début de l’histoire de l’esprit dans l’art, au
rang de simple stade préliminaire.
Si Weisse, qui était philosophe de métier, avait conscience des
difficultés soulevées par la tentative d’enrôler la philosophie historique de l’art de
Hegel au service d’une justification du moderne, certains historiens et critiques
musicaux étaient pour leur part si convaincus de la continuité sans faille de
l’esprit du temps dont ils étaient l’incarnation, qu’ils ne pouvaient voir aucune
contradiction entre la doctrine de Hegel et leur propre foi dans le progrès de l’art,
deux dogmes auxquels ils adhéraient avec un égal enthousiasme. Wolfgang Robert
Griepenkerl transpose ainsi dans le domaine musical l’opposition entre classique
et romantique, tout en considérant par ailleurs que la musique n’est devenue un
art au sens emphatique du terme qu’à l’époque moderne, post-antique, c’est-à-dire
« romantique » selon la terminologie hégélienne, de sorte que s’impose à lui l’idée
d’un moment classique à l’intérieur même de l’âge romantique :
La musique comme art propre seulement à la conscience moderne atteint avec Mozart
le point du classique, qui est organiquement nécessaire dans le développement de
l’idéal, le mot « classique » étant pris dans sa signification historique, qui est la seule
admissible. […] C’est le principe romantique qui, dans la musique, est représenté pour

307
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

la première fois dans toute son étendue par Beethoven. Mais l’essence du romantique
réside dans le fait que l’idée ne se limite plus dans la manifestation extérieure et ne
s’y sent plus satisfaite comme dans le classique ; forte de son caractère infini et de sa
liberté, qu’elle a acquis dans la vision chrétienne du monde, elle parvient à briser la
forme et à quitter les plus hauts sommets du fini, tel l’aigle de l’esprit 116 .

La définition que Griepenkerl donne du romantique est clairement redevable à


Hegel ; le paradoxe même qui veut qu’il existe un point classique dans le roman-
tisme, une époque classique au sein d’un art qui, dans son ensemble, est romantique
et porte la marque de la « vision chrétienne du monde », est préfiguré chez Hegel
– non pas, il est vrai, dans son esthétique de la musique, mais dans son esthétique
de la poésie. Cependant, lorsqu’il exalte, en bon « beethovénien », le romantisme de
Beethoven comme une percée de l’esprit hors de la forme, Griepenkerl n’hésite pas
à faire fi de la thèse hégélienne d’une perte de substance de l’art moderne. Le fait
que le romantisme, ou la modernité, marque un progrès dans l’histoire de l’esprit
signifie pour lui qu’il marque également un progrès dans l’art.
Si Griepenkerl ne craint pas parfois d’user des termes de façon
équivoque, la largesse avec laquelle Brendel emploie des concepts historico-
philosophiques tels que « classique » et « romantique » incite à parler d’une
véritable prolifération terminologique. L’enthousiasme spéculatif de Brendel, son
goût pour la construction de l’histoire sèment la confusion dans le langage. Et le
concept de « classique » ne peut que s’écrouler sous le poids des significations dont
le charge Brendel. D’une part, il est contradictoire, car s’il ne désigne plus une
norme extrahistorique, il ne s’est pas encore réduit à un simple nom d’époque ;
il se tient dans un entre-deux indécidable. D’autre part, il est employé avec une
telle prodigalité qu’à trop embrasser il finit par ne plus signifier grand-chose.
Comme dans la théorie artistique d’August Wilhelm Schlegel, le classique désigne
tout d’abord l’antique et le plastique par opposition au romantique, au moderne
et au pictural 117. « Classique » est ensuite une épithète du « beau » style, ou style
« libre », que précède le style « sublime » ou « lié », dont Bach et Haendel furent les
représentants 118. Mais par ailleurs chaque style, même le style « sublime » ou « lié »,
atteint son moment classique, sa classicité propre 119. Il existe en outre un classique
national – un classique de la musique italienne, par exemple, qui survient à une
autre époque que celui de la musique allemande 120 . Outre les nations, enfin,

308
Classicité, romantisme, modernité

chaque genre – la musique d’église, l’opéra ou la musique instrumentale – s’élève


aussi à son point classique, à sa propre classicité 121.
Le fractionnement du concept de classique, qui fut poussé à l’extrême
par Brendel, est une conséquence de l’idée d’organisme 122 . C’est l’idée selon
laquelle l’histoire, y compris celle de la musique, repose sur un retour périodique
aussi bien à grande échelle – dans les courants universels de l’Antiquité et
de l’époque moderne – que dans des phases plus brèves, et se déroule selon le
schéma immuable croissance-épanouissement-déclin. Bien qu’elle soit faite par
des hommes, l’histoire est comprise comme une histoire naturelle. Et parler
d’un moment classique, d’une classicité, de la musique italienne et allemande,
du style de la musique d’église, de l’opéra ou de la musique instrumentale, n’a
de sens qu’à condition de supposer que toute évolution naturelle progressant
sans entrave ni interruption atteint un point de perfection 123 analogue à celui
des autres évolutions. Pour parler comme Herder : « […] toutes les variétés de
lumières humaines ont ceci de commun que chacune s’efforce d’atteindre un
point de perfection » – point qui, poursuit cependant Herder,
s’il est atteint ici ou là par un concours de circonstances heureuses, ne peut ni se
maintenir éternellement ni revenir, mais commence une série descendante. Toute
œuvre la plus parfaite en effet, dans la mesure où l’on peut demander de la perfection
aux humains, est un apogée dans sa catégorie ; après elle, il ne peut donc plus y avoir
qu’imitations ou efforts malheureux pour la surpasser 124 .

La théorie organiciste de l’histoire est d’origine antique 125 ; elle fut reprise par
les humanistes et transposée par Glarean dans le domaine de la musique 126 .
Cependant, à partir du deuxième tiers du xixe siècle, l’idée que l’ou puisse
comparer entre eux des processus de développement atteignant chacun un « point
de perfection » a été mise en doute, et les constructions historico-philosophiques
qui reconnaissaient une classicité particulière à chaque nation ou à chaque genre
musical n’y ont pas survécu. En ralliant la thèse selon laquelle rien ne se répète
dans l’histoire, on se fermait à la possibilité de parler de stades préalables et de
stades de déclin : non pas que l’on fût convaincu à priori de l’absence de phases
imparfaites dans l’histoire – supposer que toutes les époques seraient de rang égal
ne serait pas moins métaphysique et dogmatique que de poser leur inégalité –, mais
parce que l’on se voyait dans l’impossibilité, eu égard à la non-comparabilité des

309
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

stades de développement, de démontrer empiriquement la précellence de l’un ou


de l’autre. Le renoncement au jugement – et avec lui la faillite de la catégorie de
classique – obéissait à des motifs méthodologiques ; en tant que restriction que les
historiens s’imposaient à eux-mêmes, il était le signe d’un passage de la philosophie
de l’histoire à l’écriture de l’histoire comme science positive.

EXPÉRIENCE HISTORIQUE ET EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

L’« historicisme », la prédominance d’œuvres du passé dans le réper-


toire de concert et d’opéra, est un phénomène à la fois sociohistorique et esthétique.
À ce fait extérieur, dont l’explication ne peut procéder que d’une analyse des insti-
tutions musicales, correspond une réalité intérieure : l’empreinte laissée dans la
conscience par des œuvres dont l’environnement a disparu.
Le terme d’« historicisme » n’est pas arbitraire, mais il mérite d’être
interrogé. D’une part, il existe une connexion indéniable entre le traditionalisme
tenace qui domine la pratique musicale et l’apparition de la conscience historique
à partir du xviiie siècle. L’histoire comme science du passé et l’historicisme, qui
est son affermissement – ou sa restauration – dans la pratique, sont étroitement
liés ; et quand bien même il apparaîtrait qu’elle recèle certains malentendus, une
telle corrélation n’en serait pas invalidée pour autant.
Mais d’autre part, le fait d’isoler des œuvres musicales, de les abstraire
de leur environnement, est précisément « anhistorique ». L’idée qu’une œuvre
d’art est un monde clos en soi, dont l’essence esthétique s’est entièrement détachée
des conditions historiques de sa genèse, est propre à la philosophie romantique
de l’art et non à la science historique <Historie>, qui se condamnerait elle-même à
l’insignifiance si elle tenait la genèse et le contexte d’une œuvre pour indifférente.
Le deuxième trait qui distingue entre l’histoire comme science et
l’historicisme de la pratique musicale est l’expérience de la distance extérieure
avec le passé comme d’une distance intérieure. Pour autant qu’elle soit plus
qu’une simple compilation et une articulation chronologique de faits, la théorie
de la musique est une discipline herméneutique : une tentative visant à découvrir
la conscience d’une époque révolue à partir de textes transmis. L’herméneutique,

310
Expérience historique et expérience esthétique

en tant que méthode soumise à certaines règles, serait superf lue s’il existait
une écoute non prévenue, à laquelle toute musique, si éloignée soit-elle dans
le temps ou la géographie, pourrait se découvrir sans détour. Or une telle
inconditionnalité est une fiction. La compréhension immédiate se révèle une
compréhension prévenue, empreinte d’habitudes qui colorent, voire distordent
ce qui est étranger ou passé : elle est un malentendu. C’est la découverte d’une
probable non-compréhension première et le scepticisme à l’égard de nos propres
réactions immédiates qui rendent la compréhension historique possible. Le
passé doit d’abord être ressenti comme étranger, pour pouvoir être saisi ensuite
indirectement, par le biais d’une reconstitution de ses conditions.
L’écart entre science historique et historicisme se creuse encore si,
par une expérience de pensée certes spéculative, mais nullement aberrante, on
adosse l’historicisme de la pratique à une théorie qui s’appuie sur les concepts de
« nature », de « raison » et de « goût ». Quand l’historicisme est apparu au xixe siècle,
les idoles du xviiie siècle étaient déjà quelque peu flétries. Et pourtant, leur utilité
pour légitimer un canon de chefs-d’œuvre ou un langage musical immuable était
aussi indubitable que leur position antithétique à celle du concept d’histoire.
L’idée qu’une réalité ou qu’un texte dussent faire l’objet d’une compréhension
« historique » signifiait pour l’herméneutique du xviii e siècle qu’ils étaient
contraires à la nature, à la raison ou au goût, et que seule la connaissance de
leur contexte historique permettait de comprendre et de pardonner de telles
aberrations. La « conditionnalité historique » était un motif d’excuse.
À la raison et à la nature, la théorie de l’art substitue le concept
du « beau », qu’elle interprète dans un sens psychologique ou métaphysique.
Comprise comme métaphysique, l’esthétique est antinomique à l’histoire. L’idée
phare de l’esthétique platonisante, qui veut qu’une œuvre d’art soit d’autant plus
soustraite à l’histoire qu’elle participe à l’idée du beau, est incompatible avec
l’herméneutique historique. D’autant plus étroit est le lien d’une telle esthétique
avec l’historicisme de la pratique musicale, qui fait valoir le « beau intemporel »
contre la « mode » que représente pour lui le temps présent.
Si l’historicisme est par conséquent le corrélat d’une métaphysique
du beau, l’herméneutique historique héritière de Hegel est liée pour sa part à
une philosophie de l’histoire du beau, pour laquelle expérience esthétique et

311
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

expérience historique ne sont qu’une seule et même chose. L’environnement


historique n’est pas une condition extérieure et contingente de la création, que
le résultat abolirait et rendrait esthétiquement indifférente : il intervient dans
la teneur même de l’œuvre. La présence d’une œuvre dans son temps apparaît
comme un élément essentiel, comme un « présent substantiel ».
Certaines œuvres ont dû attendre des décennies avant de connaître
une réception adéquate – non pas au sens où l’on s’y serait accoutumé, mais en
vertu d’une compréhension qui en saisit la nouveauté en tant que telle. En dépit
de ce retard, l’époque de leur genèse est comprise en général comme un « présent
substantiel ». Une inversion de la direction du regard pourrait cependant n’être
pas dénuée de valeur épistémologique. On pourrait concevoir une chronologie
qui parte non pas de la genèse mais de la réception des œuvres pour montrer
leur concordance interne avec une époque.
Cette double détermination possible du « présent substantiel »
ne change toutefois rien au principe qui veut que les œuvres d’art soient
« historiques », principe que l’esthétique comprise comme philosophie de
l’histoire partage avec la science historique conçue comme herméneutique.
À côté de cette histoire porteuse d’exigence herméneutique, il existe
cependant aussi une histoire antiquaire plus modeste qui, bien que reléguée dans
son ombre, n’est pas moins importante. Cette histoire se contente de présenter
la genèse des œuvres en étant consciente de ne rien dire, ou peu, sur leur teneur
esthétique. La question de l’essence, elle la laisse à l’esthétique, qui, séparée de
l’histoire, peut en retour s’affermir en une métaphysique du beau. L’élévation
à la dignité du beau est en quelque sorte le revers de la résignation dont est
empreinte l’ascèse méthodique des efforts antiquaires. Cette juxtaposition
directe de l’esthétique et de l’histoire n’est pas perçue comme un défaut : pour une
esthétique platonisante la démarcation nette entre ces disciplines est le reflet et la
conséquence d’une césure radicale entre œuvre d’art et monde quotidien.
L’histoire antiquaire et l’historicisme se rejoignent dans une même
affinité avec l’esthétique dogmatique, une même vénération du passé tenu pour
impérissable. Du point de vue de l’histoire herméneutique, l’historicisme fait
l’effet d’un malentendu : d’une négation de la conscience historique. Mais il

312
Expérience historique et expérience esthétique

partage avec l’histoire antiquaire à la fois l’inclination pour les choses passées
et une conception de l’art fondée sur une métaphysique du beau.
Dans son essai Science de l’art et art [Kunstwissenschaft und Kunst] paru
en 1892 dans le recueil intitulé Zur Musik, Philipp Spitta, le plus grand historien
de la musique au xix e siècle avec August Wilhelm Ambros, se réclame sans
ambiguïté de l’histoire antiquaire, qu’il sépare strictement de l’esthétique et du
jugement artistique :
Les approches de la science de l’art et de l’art ne doivent jamais se confondre. Une
frontière nette doit être tracée entre ces deux domaines afin d’éviter qu’ils ne se
portent mutuellement préjudice 127.

Tout amalgame entre les deux disciplines, tout croisement entre l’esthétique
comprise comme philosophie de l’histoire et la science historique comprise
comme herméneutique, n’est pour Spitta que confusion : « Des points de vue
historiques sont établis pour servir de critère du jugement, là où seuls y sont
habilités les points de vue esthétiques 128 . »
D’après Spitta, l’« être » est l’objet de l’esthétique, du jugement sur
l’art, et le « devenir » l’objet de l’histoire :
L’art et l’histoire se conduisent l’un vis-à-vis de l’autre comme l’être et le devenir.
Le jugement que porte un artiste sur une œuvre d’art n’est conditionné de façon
décisive que par la manifestation finie et close en elle-même 129 .

L’érudit, au contraire,
est captivé par la partie, non par le tout, par le conditionné, non par l’inconditionné.
Ainsi, face à l’œuvre d’art et à son créateur, à la personnalité artistique, il ne veut pas
tant savoir ce qu’ils sont que la façon dont ils sont devenus ce qu’ils sont 130 .

L’« être » esthétique, concept opposé au « devenir » historique, apparaît


chez Spitta sous une forme singulièrement dédoublée : il est à la fois idée du beau
et « portion de vie » d’une individualité, pour parler comme Schleiermacher. D’un
côté, quand il parle de jugements « absolus », Spitta pense au prédicat « beau », dont
on peut dire qu’il désigne moins une propriété attachée à un objet qu’une idée.
Car juger d’une chose en disant qu’elle est belle, pour autant que ce ne soit pas un
discours vide, implique toujours que l’objet nous procure une idée de ce qu’est
la beauté en général ; tandis que dire d’un bruit qu’il est fort implique rarement
l’idée que ce bruit nous fait apercevoir ce qu’est l’intensité sonore.

313
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

Jakob Götzenberger, Soirée musicale chez le professeur Thibaut à Heidelberg.


La « chorale » dirigée par Anton Friedrich Justus Thibaut, homme de loi de Heidelberg, qui
entendait redonner vie à la musique ancienne de Palestrina jusqu’à Haendel, était un pôle
d’attraction pour les voyageurs, bien qu’elle fût privée. Y assistèrent entre autres Mendelssohn et
Schumann, mais aussi Hegel. Dans son livre Über Reinheit der Tonkunst [Sur la pureté de l’art musical]
(1825), dont il n’y eut pas moins de sept éditions jusqu’à la fin du siècle, Thibaut prend fait et cause
pour un « historicisme en pratique », selon l’idée que les œuvres musicales du passé ont leur place
dans la réalité esthétique contemporaine. Cette maxime, devenue depuis longtemps une évidence,
bousculait les habitudes de pensée au début du xix e siècle, époque où prévalait encore l’idée que la
musique était un art rapidement périssable.

D’un autre côté, Spitta considère les œuvres d’art comme l’expression
d’une individualité et d’une « portion de vie » : « L’artiste doit exiger que
l’observateur voie l’œuvre avec les yeux de l’artiste 131 . » « Il [le musicien] veut
être resitué dans le cadre temporel où il a fait paraître son œuvre au monde 132. »
L’idée que la présence d’une œuvre dans son temps fait partie de sa substance

314
Expérience historique et expérience esthétique

n’est donc pas étrangère à Spitta. Mais il hésite à concevoir l’histoire comme
une herméneutique et l’herméneutique comme une histoire. La science
historique consiste pour lui en la présentation du « devenir » ; juger « jusqu’où
s’est étendue et perpétuée la force de l’artiste », c’est la seule question « qui
importe à l’examen historique » 133 . La catégorie centrale de l’histoire, d’après
cette conception, est le concept d’« impact historique », qui est issu de l’histoire
politique. La compréhension de l’individualité des personnes et des œuvres, que
Schleiermacher et Dilthey érigeaient en principe d’une histoire herméneutique,
est selon Spitta – qui était pourtant collègue de Dilthey à Berlin – le ressort
de l’examen esthétique, et avant tout du jugement des contemporains : « Les
contemporains d’un grand artiste n’ont rien d’autre à faire que de tenter de
comprendre son individualité 134 . » L’individualité qui s’exprime dans une œuvre
d’art relève du concept d’« être », autrement dit du domaine de l’esthétique,
domaine dans lequel l’histoire n’a pas à intervenir.
L’expérience esthétique, où se croisent la participation au beau et la
compréhension d’une individualité, ne comporte pour Splitta aucun jugement
de valeur sur une œuvre. Certes, l’artiste doit « être resitué dans le cadre temporel
où il a fait paraître son œuvre au monde ». Mais « l’appréciation précipitée ne
vaut rien ». L’estimation de l’importance d’un compositeur est « laissée à la
postérité. Celle-ci sera à même de juger jusqu’où s’est étendue et perpétuée la
force de l’artiste, et c’est la seule question qui importe à l’examen historique ».
L’invocation de la postérité n’est pas un topos vide chez Spitta.
Associée à l’idée que le temps de la genèse appartient à la substance d’une œuvre,
que la postérité n’en reçoit donc qu’une image pâlie, elle signifie que l’expérience
et le jugement divergent. La juste compréhension est affaire des contemporains ;
l’appréciation revient à l’historien. La disparition du rapport intime apparaît
comme la condition d’un jugement sûr.
D’un autre côté, l’expérience immédiate, la compréhension « à partir du
moment », n’est pas pour Spitta la seule forme de présent esthétique d’une œuvre :
Il existe un petit nombre d’œuvres anciennes qui ont toujours exercé un effet
puissant sur le présent, si grande que soit la distance temporelle qui les en sépare.
C’est sur elles que l’on prend habituellement appui quand on affirme que le beau
véritable reste le même à toutes les époques. Il serait sans doute plus juste de dire

315
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

ceci : en elles, la riche teneur artistique aussi bien de la personnalité créatrice que
de leur époque tout entière se manifeste avec une si grande énergie que celle-ci
ramène irrésistiblement le spectateur ou l’auditeur dans le passé, d’une façon telle
que l’étranger lui devient immédiatement familier et que la contingence temporelle
lui apparaît comme une nécessité artistique 135 .

L’étranger devient familier : cette formule dialectique décrit bien


l’expérience esthétique qui sous-tend l’historicisme romantique. Celui-ci se
distingue du traditionalisme naïf, de la perpétuation irréf léchie d’une tradition
dont la validité est tenue pour intemporelle, par une discontinuité interne.
Le fait que la participation au beau soit recherchée dans le retour au passé est
équivoque. Les œuvres d’une époque antérieure qui parviennent jusqu’au
temps présent ne répondent pas seulement d’elles-mêmes, elles transportent en
même temps leur époque, comme un temps perdu 136 . Là où l’historicisme naïf
s’accrochait à une métaphysique du beau intemporel, l’historicisme sentimental
jouit des choses passées et devenues étrangères comme de choses passées, sous
la forme du souvenir. L’historicisme romantique est l’expérience du lointain
comme réalité proche, de l’étranger comme réalité familière.
La réception historiciste est à la fois apparentée et opposée à la
production historiciste, à l’imitation de techniques et de styles compositionnels
anciens. Il existe une ressemblance entre le virtuose qui s’approprie des modes
d’écritures passés en les imitant et adopte un ton étranger comme si c’était le
sien, et l’esthète qui se « transporte par empathie » dans toute chose, si éloignée
soit-elle. Mais pour l’historiciste romantique, qui entend la musique du passé
comme étant du passé, bien conscient de la distance historique qui l’en sépare, la
reproduction d’une telle musique, qu’on la nomme restauration ou renaissance,
est nécessairement suspecte ; car ce qu’il goûte, c’est la dimension étrangère et
non répétable de ce qui est révolu. La nostalgie sentimentale s’attache à ce qui
ne se renouvelle pas.

316
La critique musicale comme critique du langage

LA CRITIQUE MUSICALE COMME CRITIQUE DU LANGAGE

L’époque du Vormärz, période d’agitation politique et intellectuelle


portant l’empreinte philosophique de Hegel, se concevait elle-même comme
un âge de la critique. De cette critique – y compris de la critique musicale, qui
restait encore principalement une critique de la composition –, on attendait
plus qu’un simple ref let de la réalité : elle devait intervenir dans celle-ci pour
mieux la transformer.

La critique, une philosophie de l’histoire ?

Successeur de Schumann à la Neue Zeitschrift für Musik, Franz Brendel


parvient à sauver dans les années 1850 une part de l’esprit du Vormärz emporté
par l’effondrement de la Révolution de 1848 et la chute de l’hégélianisme. Dans
son histoire de la musique en Italie, en Allemagne et en France [Geschichte der
Musik in Italien, Deutschland und Frankreich] publiée en 1852, Brendel soutient
l’idée que la théorie et la critique constituent, dans l’évolution de la musique,
une instance de médiation entre l’ancien et le nouveau :
L’essence de l’art d’aujourd’hui consiste principalement en ceci qu’il ne s’édifie plus
de façon naturaliste [comprendre : instinctive, NdA] sur les bases données, mais
qu’au contraire théorie et critique se sont interposées entre l’ancien et le présent :
notre art porte en lui la théorie et la critique comme présupposés.

Du point de vue de l’histoire des idées, cette déclaration de Brendel


est une variante de la thèse hégélienne de la « fin de l’art » – thèse qui veut que la
« teneur essentielle », à l’âge moderne, délaisse la forme de l’art pour celle de la
philosophie. On lit ainsi dans les Cours d’esthétique de Hegel :
[…] l’esprit de notre monde actuel, plus précisément l’esprit de notre religion et
de notre culture rationnelle, semble avoir dépassé le niveau où l’art constitue la
manière privilégiée d’être conscient de l’absolu […] ; ce qui s’éveille en nous par
[l’]intermédiaire [des œuvres d’art] nécessite encore une plus haute pierre de touche,
une caution d’une autre ampleur. La pensée et la réf lexion ont éclipsé le bel art 137.

Prenant le contre-pied de Hegel, dont il reste en même temps tributaire, Brendel


explique que l’art, non seulement ne se laisse pas dissoudre dans la réf lexion,
mais est capable d’accueillir l’élément de réf lexion en son sein.

317
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

Il eût été inutile, et purement antiquaire, d’exhumer cette thèse de


Brendel – qui semble un pan oublié du xixe siècle –, si la tendance qu’il nomme ici, la
« loi de la réflexion progressive » (Jürgen Habermas), n’avait pas pris précisément
dans la Nouvelle Musique du xxe siècle une tournure extrême, qu’aucun adepte du
« parti du progrès » en musique n’aurait pu imaginer un siècle plus tôt. Tous ceux
qui n’éprouvent ni indifférence ni indignation perplexe face à l’histoire récente
de la composition, mais lui portent au contraire un certain intérêt, ou se sentent
du moins concernés par elle, seront ainsi portés à prendre conscience du rôle joué
par la théorie et la critique dans le processus d’évolution de la musique. (Vitupérer
l’« intellectualisme » et prêcher un « retour en arrière » n’a aucun sens, puisqu’on
peut appliquer à la « domination de l’intellect » ce que Friedrich Schlegel écrivait
déjà en 1794 : « Nos manques mêmes sont nos espoirs. »)

Critique implicite et critique explicite

Par la « critique », dont Brendel fait un élément moteur de l’évo-


lution de l’histoire musicale, il faut entendre deux choses : la réf lexion des
compositeurs, qui prend forme dans des œuvres musicales, et la réf lexion
des journalistes, qui s’exprime dans des jugements publics. Que la critique
explicite des journalistes fasse ou doive faire écho à la critique « implicite »
des compositeurs, cela paraît une évidence ; mais à mieux y regarder, une telle
exigence s’avère des plus précaire et nécessite restriction. Un journalisme qui
se bornerait à traduire à destination du public les intentions des compositeurs
– restituant ainsi publiquement le processus interne de critique et d’auto­
critique continue qui conduit l’évolution musicale –, pour ne porter ensuite
qu’un jugement ponctuel sur les œuvres, un tel journalisme manquerait à
certaines de ses fonctions essentielles. S’il est banal de dire que la critique joue le
rôle à la fois d’une médiatrice et d’une contre-instance, une telle fonction ne doit
pas valoir seulement pour les cas isolés, mais s’appliquer aux principes mêmes.
Dans la Nouvelle Musique du x x e siècle, la critique interne des
compositeurs obéit à des tendances que l’on peut à bon droit qualifier de
« technicisation » et d’« historicisation ». La technique musicale, qui au
xix e siècle, quand on parlait encore de « métier », s’imposait comme allant de soi,

318
La critique musicale comme critique du langage

est devenue dans la Nouvelle Musique l’objet d’un questionnement continuel,


du fait précisément de son caractère problématique. Le travail de composition
est soumis à une « contrainte de réf lexion » qui trouve son expression dans
les commentaires des compositeurs, par lesquels ceux-ci s’adressent moins
au public qu’ils ne cherchent – certes publiquement – à s’entendre avec
eux-mêmes. Il n’est du moins pas trop de dire que l’on ne peut plus désormais
se reposer sur le métier appris, et qu’il faut au contraire réinventer la technique
compositionnelle à chaque œuvre nouvelle. Si donc la langue des compositeurs
est devenue ces dernières décennies un jargon technique produisant un effet
souvent rebutant ou effrayant sur les non-initiés, cela est imputable, non pas
tant à une arrogance supposée des compositeurs eux-mêmes, qu’à une situation
précaire qui contraint aussi bien à l’ésotérisme qu’à la publicité.
L’« historicisation » de la pensée (qui ne doit pas être confondue avec
le retour au passé) s’atteste dans une tendance dont on ne perçoit plus combien
elle est étrange, tant elle est répandue : la tendance à toujours considérer de façon
historique le présent et les actions qui s’y font. Dans le cas extrême, le jugement
esthétique consistant à établir si une œuvre est bonne ou non est remplacé par
la question de la « valeur » qu’elle acquiert dans le processus historique, lequel
n’apparaît plus comme une simple condition de l’émergence de l’œuvre, mais
comme sa substance véritable. L’œuvre qui vient d’être créée est considérée
moins sous son aspect esthétique – comme configuration autonome – que sous
le point de vue de son « actualité » historique : en tant qu’expression et document
d’un présent qui n’est autre qu’un instant éphémère, lequel s’épuise lui-même
dans le fait de conduire à l’instant suivant et de s’« abolir » en lui. Les œuvres,
en définitive, ne font plus saillie hors de l’histoire, comme des entités isolées et
closes en elles-mêmes, mais sont de simples marqueurs, balises d’un processus
évolutif qui passe par elles et les dépasse.
La « technicisation » du langage dont on use pour débattre de la
musique et de son évolution est en contradiction radicale avec les présupposés
qui fondaient à l’origine la critique musicale des xviiie et xix e siècles. À l’époque
des Lumières et du romantisme, la critique musicale était le plus souvent affaire
d’amateurs cultivés ; et lorsque des compositeurs comme Robert Schumann
ou Hugo Wolf écrivaient sur la musique, le style qu’ils adoptaient n’était

319
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

guère différent de celui d’écrivains mélomanes comme Friedrich Rochlitz


ou Ludwig Rellstab : soucieux de ne pas passer pour des cuistres, les experts
s’orientaient vers l’idéal culturel des dilettantes, et non l’inverse. Le jugement du
spécialiste, soupçonné de ne toucher que la partie « mécanique » de la musique,
avait moins de valeur que le jugement amateur fondé sur des considérations
esthétiques, qui tentait de rendre justice à l’élément « poétique » de celle-ci.
Le consensus d’amateurs éclairés, qui valait comme instance
décisionnaire, a été remplacé au xx e siècle par une configuration doublement
dominée par le jugement expert et par la prise en compte de points de vue
gestionnaires. (Si l’on prend cette évolution en bonne part, on peut parler d’un
équilibre entre « compétence » et « politique ».) Non que l’opinion du public
ait perdu toute inf luence ; mais la parole journalistique n’est plus comme au
xix e siècle l’expression publique de jugements émis par des mélomanes éclairés :

c’est désormais le public qui s’oriente vers ce que dit la critique – une critique
dont il respecte l’expertise, même lorsqu’elle va à rebours de ses propres
impressions. Et face aux instances administratives, le public n’a aucun pouvoir
– il n’a pas son mot à dire, par exemple, dans l’élaboration des saisons d’opéra –,
même s’il exprime clairement son opinion en allant voir ou en boudant les
spectacles. (La vente des billets n’est pas déterminante dans le budget d’un
théâtre subventionné.)
Le journalisme semble donc placé devant le dilemme suivant :
d’un côté, il n’a aucun impact sur les institutions, où prévalent des points
de vue administratifs tels ceux de la législation sociale ; de l’autre, il est pris
en tenaille entre l’exigence de parler pour le public et celle de traiter avec
sérieux les problèmes des compositeurs, autrement dit de se laisser gagner
par leur jargon technique. Tout retour à une critique traduisant le consensus
d’amateurs éclairés est manifestement impossible. (Nombreux sont ceux qui
n’osent même plus parler d’« amateurs éclairés » ; mais nul besoin de partager
leur crainte pour admettre qu’il est devenu difficile de dire exactement ce que
l’on entend par là.)

320
La critique musicale comme critique du langage

Habitudes langagières

Ce dilemme de la critique n’est toutefois pas inéluctable. Car il existe


une approche par laquelle elle peut exercer une réelle inf luence, tout en prenant
résolument parti pour le public, et ce même dans une situation où seules les
expertises et les instances administratives semblent donner le ton : cette
approche, c’est la critique du langage, l’analyse et la transformation des discours
adoptés pour parler de musique. On aurait tort de minimiser l’impact des
habitudes langagières. Le simple fait qu’un tube de variété puisse être qualifié
de musique au même titre qu’un quatuor à cordes, là où la presse de boulevard
ne sera jamais considérée comme de la « littérature » au même titre que la poésie
moderne, a des conséquences immenses et proprement incalculables. (Certaines
statistiques de radiodiffusion, qui sont hautement préjudiciables à la Nouvelle
Musique, perdraient leur présupposé langagier si le concept global de musique
n’existait pas, ce concept qui nous paraît aussi évident qu’un concept analogue
de littérature nous semblerait absurde.)
En intervenant dans le langage par lequel sont traités des faits
musicaux, la critique transforme en même temps la chose même : une chose qui,
loin de se réduire tout entière à une réalité sonore, naît au contraire de la mise
en forme théorique du substrat acoustique. Or les catégories qui permettent
au donné acoustique de se transformer, de simple objet de la physique, en
configuration musicale, sont dans une large mesure médiées par le langage :
notre écoute est inf luencée par la terminologie à travers laquelle on a appris à
exprimer des faits musicaux.
Cela ne veut pas dire qu’une critique musicale qui se conçoit comme
une critique du langage devrait tenter de remplacer le jargon technique du xx e
siècle par le vocabulaire issu du langage des esthéticiens du xix e siècle. L’idée
est simplement que le langage des amateurs comme celui des experts ont des
implications qui doivent être explicitées pour être ensuite confirmées et
affermies, ou amendées et combattues. Cette intervention de la critique du
langage dans le cours de l’histoire musicale, du reste, n’est pas un phénomène
inhabituel. L’inf luence des grands critiques musicaux des xix e et xx e siècles tient
pour une large part au fait qu’ils ont réussi à imposer de nouvelles conventions

321
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

langagières. Et l’on peut dire sans exagération que certaines décisions prises
dans l’histoire de la musique ont été amenées par des critiques, du fait qu’elles
interviennent au sein même du langage (lequel, plus qu’un simple ref let, fait
partie des fondements de la chose même).

Le « musical pur »

La thèse centrale du traité Du Beau musical (1854) d’Eduard Hanslick


– sans nul doute le critique musical le plus inf luent de la fin du xix e siècle –,
thèse selon laquelle le « contenu » de la musique consiste en des « formes sonores
en mouvement », valut à son auteur, sa vie durant, d’innombrables attaques.
Or, tandis qu’on polémiquait encore contre Hanslick, personne au xix e siècle
ne semblait remarquer qu’un des postulats essentiels de son esthétique était
en passe de s’imposer subrepticement dans la conscience générale : le postulat
selon lequel la musique instrumentale est la quintessence du « musical pur »
– ou pour le dire de façon abrupte, l’idée qu’un texte ou un programme constitue
un ajout « extramusical » à la « musique proprement dite ». (Hanslick tenait les
programmes pour arbitraires, les textes pour interchangeables.) Franz Brendel,
apologiste de la musique à programme, objectait à Hanslick qu’un programme
appartenait bel et bien à la « musique » en tant qu’« objet esthétique ». Mais cet
avis resta sans écho même chez les partisans du « parti du progrès » musical,
dont il était le grand représentant. D’une certaine manière Brendel parlait dans
le vide. Pourtant, à bien y regarder, son interprétation résultait d’un concept
de musique plus ancien : ce concept traditionnel qui pose que la musique
ne s’épuise pas dans le fait sonore représentable instrumentalement, mais
embrasse dans son principe – pour reprendre Platon –, outre l’harmonie et le
rythme, également le logos, le langage. Jusqu’au début du xix e siècle, une musique
sans texte apparaissait comme un mode déficient de musique (le texte, corréla-
tivement, n’était pas considéré comme un ajout langagier « extramusical »).
On ne saurait surestimer l’inf luence de cette thèse selon laquelle la
musique instrumentale, la musique absolue, représente le « musical pur ». Elle
s’exerce aussi bien dans la réception que dans la composition musicale. S’il était
courant au xviiie et au début du xix e siècle de concevoir la musique vocale avant

322
La critique musicale comme critique du langage

tout comme la présentation ou l’illustration d’un texte et d’affubler la musique


instrumentale d’un programme imaginaire, il est devenu à l’inverse habituel, au
xx e siècle, de négliger les textes des opéras et des mélodies et d’écouter la musique

vocale de façon abstraite, comme s’il s’agissait d’une musique instrumentale. Or


la thèse de Hanslick, dont on peut dire sans exagération qu’elle a fait date dans
l’histoire de la musique, trouve sa substance dans le langage qu’il fut à même de
suggérer au public musical : dans le concept discret de « musique pure. »

Logique musicale

Il est un concept dont l’impact historique, quoique moindre, est


comparable à l’inf luence exercée par la thèse de Hanslick : ce concept issu du
xviiie siècle, mais qui ne s’est imposé qu’à la fin du xix e siècle, avec Hugo Riemann,

comme l’une des évidences qui déterminent de façon aussi vive que discrète
la pensée sur la musique et l’écoute musicale, c’est le concept de « logique
musicale ». Que la musique absolue soit un raisonnement sonore, que l’on puisse
donc comparer le développement motivico-thématique et harmonique d’un
morceau à un traité dans lequel chaque détail serait une conséquence de ce qui
précède et un préalable à ce qui suit, c’est là une idée qui ne va nullement de
soi ; depuis la fin du xix e siècle, elle compte pourtant parmi les principes esthé-
tiques profondément enracinés qu’un amateur de musique respecte, même s’il
n’est pas en mesure de répondre entièrement aux exigences qu’elle implique.
La musique, pour autant qu’elle ne provienne pas du sous-sol de la musique
triviale, est là pour être « comprise » et pas seulement pour être « goûtée » : c’est
un lieu commun incontesté de la critique, dont le bien-fondé est reconnu par
tous, y compris par ceux qui affirment de certaines œuvres, ou de la Nouvelle
Musique dans son ensemble, qu’ils n’en « comprennent pas » le sens.
Riemann était, en matière de musique, un conservateur pour lequel
la tonalité était une loi naturelle qui ne devait en aucun cas être enfreinte. Or
c’est précisément dans la Nouvelle Musique, dont il avait horreur, que le concept
de « logique musicale » s’est imposé comme mot d’ordre esthétique et instance
de légitimation décisive. La « seconde école de Vienne », surnommée la « clique
de Schoenberg » par ses adversaires, n’est pas pensable sans le principe d’une

323
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE

logique opérant dans la musique comme une contrainte interne. Et la querelle


opposant partisans et adversaires d’Arnold Schoenberg portait pour une large
part sur la question de savoir si la technique dodécaphonique était – en tant que
« logique musicale » – une héritière légitime ou illégitime du travail thématique
et motivique tel qu’il avait été développé par Beethoven et Brahms. Schoenberg
se concevait comme un exécuteur testamentaire du classicisme, en vertu de
cette idée de logique musicale que Riemann, champion du conservatisme, avait
découverte comme étant la substance historique des classiques viennois.

Matériau musical

Le concept de «  matér iau musica l  » élaboré en 1949 par


Theodor W. Adorno dans Philosophie de la nouvelle musique [Philosophie der
neuen Musik] n’a pas seulement ref lété l’histoire de la Nouvelle Musique : il l’a
profondément inf luencée. Ce fait fut vite reconnu à la fois par ses partisans et
par ses adversaires. À la différence des inf luences exercées par le concept de
« musical pur » de Hanslick et le principe de « logique musicale » de Riemann,
l’action d’Adorno sur le langage du discours musical – et de ce fait sur la musique
elle-même – n’était pas latente, mais manifeste. Le matériau musical, explique
Adorno, n’est pas une simple matière se prêtant à n’importe quelle mise en forme :
il porte d’emblée une empreinte historique, par laquelle il contraint les compo-
siteurs – sous peine d’échec – à des évolutions déterminées. Cette thèse a joué
un rôle direct dans le processus qui a conduit de la musique dodécaphonique à la
musique sérielle, puis de la musique sérielle à la musique aléatoire. La pensée
sur la musique intervenait – aux yeux de tous – dans son histoire. Si l’évolution
musicale des années 1950 est comparable à un pan d’histoire scientifique au cours
duquel des problèmes ont conduit à des solutions et les solutions soulevé d’autres
problèmes, et si ces évènements ont été conçus et accomplis en ce sens par les
compositeurs eux-mêmes, cela est largement dû à la pensée d’Adorno, que les
compositeurs ont faite leur. Le concept de « tendance du matériau », qui résume
en un mot clé les thèses adorniennes, est devenu en tout cas un slogan de l’avant-
garde, et a produit en tant que tel l’évolution qu’il prétendait décrire. Les décisions

324
La critique musicale comme critique du langage

prononcées dans les œuvres en matière d’histoire musicale étaient prédéfinies


dans le langage, lequel portait l’empreinte de la pensée d’Adorno.
Il est à peine besoin de dire que les effets historiques de grande
ampleur, tels que ceux qu’ont produits les réf lexions de Hanslick, Riemann et
Adorno, ne se commandent pas de façon arbitraire : une critique qui, de propos
délibéré, voudrait mettre sens dessus dessous la langue du discours sur la
musique demeurerait impuissante et inefficace. Mais le fait qu’une critique qui
intervient à même le langage ait la possibilité d’inf luencer la chose même, et ce
radicalement, est l’une des raisons pour lesquelles la critique musicale, dans la
situation aujourd’hui précaire où elle se trouve, étant menacée à la fois par le
jargon technique des compositeurs et par le déclin culturel du public lecteur, n’a
pas lieu de s’avouer battue. Elle est loin d’être aussi faible qu’elle pourrait être
tentée de le croire dans ses moments de découragement.

325
CHAPITRE 5

« TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN


MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT 1 »
EDUARD HANSLICK ET LE CONCEPT DE FORME MUSICALE

« Des formes sonores en mouvement <tönend bewegte Formen>, tel est


le contenu de la musique 2 » : c’est sur cette phrase paradoxale, qui rendit célèbre
le livre d’Eduard Hanslick, Du Beau musical (1854), que culmine une polémique.
Et un demi-siècle durant, le débat des esthéticiens de la musique tourna autour
du sens négatif de la phrase, cette condamnation de « l’esthétique viciée du
sentiment 3 ». En revanche, le concept de forme utilisé par Hanslick fut accepté
comme allant de soi.
Dans les formulations de Hanslick, l’expression « la musique » est
un raccourci ; il faut entendre par là « le beau musical ». Et la phrase sur les
« formes sonores en mouvement » doit s’entendre comme la thèse opposée à
l’esthétique du sentiment de Daniel Schubart. Schubart, tout comme Hanslick,
posait la question suivante : « Qu’est-ce que le beau musical ? » Mais sa réponse
est opposée : le beau est expression, et l’expression est « épanchement du cœur 4 ».
Si Schubart représentait le Sturm und Drang en matière d’esthétique
5
musicale  , l’esthétique de Hanslick repose, quant à elle, sur la thèse du classicisme
selon laquelle le beau est achevé en soi 6 . L’œuvre musicale, écrit Hanslick,
apparaît « comme une construction spécifiquement esthétique, indépendante
de notre faculté de sentir, construction que l’observation scientifique doit saisir
dans sa structure interne, indépendamment de l’échafaudage psychologique
de son processus de création et des effets qu’elle provoque 7 ». Hanslick ne
conteste pas que la musique puisse, dans son processus de création et dans les
effets qu’elle provoque, être un épanchement du cœur ou un symbole sonore 8 ;
cependant, le beau musical, la composante esthétique de la musique est pour lui
la « forme sonore en mouvement ».

329
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

Bien que Hanslick ait entendu cette thèse dans un sens philosophique,
ses critiques – Hermann Lotze, August Wilhelm Ambros et Hugo Riemann –
l’ont traitée comme une proposition psychologique et, à ce titre, l’ont rejetée
ou en ont restreint la portée 9 . Et Hanslick lui-même, inquiété par l’esprit du
temps, finit par renier, non pas certes ses convictions en matière d’esthétique
musicale, mais bien leurs présupposés. Dans les éditions ultérieures du livre, les
phrases qui distinguent l’esthétique de la psychologie ne figurent pas 10 et le mot
de « métaphysique » y est remplacé par celui de « science <Naturwissenschaft> » 11 .
Mais Hanslick ne se tint pas de façon conséquente à son refus de
la métaphysique 12, et il était impossible qu’il s’y tînt. Jusque dans les éditions
ultérieures, la phrase portant sur les « formes sonores en mouvement » est
précédée d’une définition sans laquelle cette phrase serait incompréhensible :
celle des formes sonores comme « idées musicales » 13 . Le terme d’« idée », écrit
Hanslick, désigne « toujours le concept purement et parfaitement présent en
son effectivité » 14 . La dette est manifeste à l’égard de la logique hégélienne, de la
définition de l’idée comme « unité du concept et de l’objectivité 15 ».
« Les formes qui s’élaborent à partir de sons […] ne sont pas les lignes
délimitant un vide mais l’esprit qui se donne forme à partir de lui-même 16 »  :
cette phrase n’est rien d’autre qu’une reformulation du concept d’« idée
musicale ». Hanslick ne dit pas seulement que la forme est expression de
l’esprit, mais qu’elle est elle-même esprit. Dans son esthétique, la « forme » est
donc analogue à l’« idée » : un concept intermédiaire entre essence <Wesen> et
phénomène <Erscheinung>. Et l’affirmation selon laquelle les « formes sonores en
mouvement » sont le « contenu » de la musique est plus qu’un paradoxe qui défie
l’esthétique du sentiment : Hanslick peut bel et bien affirmer que les formes
– puisqu’il les entend comme idées – sont un contenu qui apparaît et se réalise
dans le matériau sonore 17.
Les critiques de Hanslick n’ont pas compris son concept de forme.
Hugo Riemann, qui définit le « formel pur », en termes de théorie musicale,
comme le concept qui résume les « multiples relations de hauteur et de durée
sonores », reprocha à Hanslick de « perdre de vue l’essentiel, à savoir que le
mouvement mélodique doit être d’abord et avant tout une émotion <Empfindung>
s’écoulant librement » 18 , « épanchement spontané de l’émotion de l’artiste 19 ».

330
Eduard hanslick et le concept de forme musicale

Cette définition que Riemann donne du « formel pur » est si générale qu’elle
pourrait aussi, semble-t-il, constituer le corrélat en théorie musicale du concept
esthétique de forme que donne Hanslick.
Une analyse plus précise montre toutefois que l’opposition esthétique
implique aussi une opposition en théorie de la musique. Riemann entend par le
« formel pur » les fonctions harmoniques et rythmiques des sons et groupes de
sons, fonctions que l’on peut déterminer par des catégories telles que tonique
et dominante, temps fort et temps faible, point de départ et terminaison. Au
« formel pur » des périodes mélodiques, il oppose le « contenu des phrases »,
le « thématique » 20 , qui, lui, ne peut être saisi par les concepts généraux de la
théorie musicale. Un thème, en tant que figure concrète, en tant qu’individualité
mélodique, est selon lui expression de sentiments, « épanchement spontané de
l’émotion ». À l’irrationnel, au « sentiment sonore », s’oppose le rationnel sous
la forme de lois. Riemann était convaincu que le « formel pur », les fonctions
harmoniques et rythmiques, reposaient sur des lois fondées dans la nature de
l’objet et de l’homme.
Le contraste avec Hanslick est brutal. Contrairement à Riemann,
Hanslick considère que les degrés de consonance, fondés en nature et formulables
mathématiquement, sont de l’ordre de la simple matière de la musique, non de
l’ordre de sa forme. « Les mathématiques ne font que régler la matière élémentaire
en vue de son traitement par l’esprit ; elles jouent un rôle latent dans les rapports
les plus simples, mais la pensée musicale se fait jour sans leur secours 21. » Ce n’est
qu’au-delà du donné naturel que l’harmonie, selon Hanslick, devient forme ; et en
tant que forme, elle n’est pas une loi, mais une « production de l’esprit humain 22 »,
« ce que l’esprit musical universel a été en mesure d’élaborer rationnellement,
mais non de façon nécessaire, comme un résultat inconscient 23 ».
Au sein de l’harmonie, système des fonctions tonales que Riemann
concevait comme « formel pur » et réglé par des lois naturelles, Hanslick
distingue donc une composante matérielle et une composante formelle : en
tant que matière, l’harmonie obéit à des lois naturelles ; en tant que forme,
elle est esprit agissant dans l’histoire. Le fait que l’esprit soit forme et la forme
esprit signifie en théorie musicale que le domaine des lois naturelles se limite
à l’élémentaire. À l’élément matériel, Hanslick oppose « l’esprit du langage »

331
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

musical, dont, se référant à Jacob Grimm 24 , il reconnaît l’action autant dans


l’élaboration de systèmes sonores 25 que dans la création de pensées musicales
individuelles. La musique est « un langage 26 », la composition musicale « un
travail de l’esprit sur un matériau propre à l’esprit 27 ».
Certes, l’idée consistant à fonder le concept de « forme musicale » sur
celui d’« esprit du langage » musical tend à dissoudre l’esthétique dans l’histoire.
Hanslick recula devant cette conséquence logique ; il reprochait même à Hegel
d’avoir substitué, « sans y prendre garde, son point de vue, qui est en premier lieu
celui de l’histoire de l’art, [à] celui de l’esthétique pure 28 ». C’est sur ce caractère
d’« esthétique pure » que s’appuie la polémique de Hanslick contre l’esthétique du
sentiment, polémique dont l’argument décisif revient à objecter que « l’effet produit
par la musique sur le sentiment ne possède […] ni la nécessité, ni l’exclusivité, ni
la permanence dont un phénomène devrait faire preuve pour prétendre devenir
un principe esthétique 29 ». D’un autre côté, Hanslick ne peut que reconnaître que
l’esprit qui se réalise dans des formes, c’est-à-dire le beau musical, n’est lui-même pas
éternel. « Il n’existe aucun art qui use de formes aussi nombreuses et proches dans le
temps que la musique. […] On peut dire sans injustice d’une foule de compositions,
autrefois placées au-dessus de la moyenne de leur temps, qu’elles ont été belles 30. »
La contradiction est insoluble. Une esthétique de l’esprit du langage musical se
transforme nécessairement en histoire ; mais en tant qu’historien, Hanslick serait
à vrai dire forcé de tolérer, aux côtés de sa propre esthétique, celle de Schubart en ce
qu’elle représente une époque passée.
Il s’ensuit que l’esthétique de Hanslick doit à son tour s’entendre
historiquement. La méthode consistant à classer les textes d’esthétique musicale
par « courants 31 » et à ranger Hanslick parmi les « formalistes » aux côtés de
Kant, Herbart et Nägeli, n’est pas d’un grand secours. Le concept de forme de
Hanslick demeure opaque tant qu’on ne le comprend pas historiquement, c’est-
à-dire comme la réponse à une question qui, sous diverses formulations, domine
l’esthétique musicale depuis les années 1790.
Le concept de « langage sonore », étroitement lié à celui de forme
dans l’esthétique de Hanslick, est une catégorie intermédiaire censée abolir
l’opposition entre « sentiment sonore » et « mathématique sonore ». Ce concept
remplissait déjà une fonction similaire en 1788 chez Johann Nikolaus Forkel 32,

332
Eduard hanslick et le concept de forme musicale

qui cependant ne mettait pas encore en relation « langage sonore » et « forme ». La


catégorie de « langage sonore » avait au contraire pour but d’atténuer la querelle
sur la primauté de la mélodie ou de l’harmonie, qui au xviiie siècle divisait les
esthéticiens de la musique en factions rivales.
Le concept d’harmonie englobait l’idée du contrepoint et des
mathématiques ; le contrepoint était considéré comme la combinaison des
intervalles, et un intervalle comme la forme sous laquelle se manifeste une
proportion numérique. En face de ce concept d’harmonie, on trouve l’idée
selon laquelle les sons étaient l’expression d’émotions, « des signes naturels
des passions 33 », l’un des topoi de l’esthétique musicale depuis les Réf lexions
critiques de l’abbé Dubos en 1719. Si la différence entre ces deux conceptions de
l’intervalle mélodique, l’écart mélodique entre deux sons, d’une part, et la relation
harmonique entre deux sons, d’autre part, se creuse au xviiie siècle jusqu’à devenir
une antithèse, cela réside moins dans la nature de l’objet lui-même que dans le
rattachement de cette question à des conceptions et des controverses d’esthétique
et de philosophie de l’histoire : querelles sur la musique antique et moderne, sur
sensus et ratio, sur le génie et la règle, sur la musique vocale et instrumentale.
Forkel tenta de résoudre le problème par un jugement de Salomon,
en affirmant qu’il existe une corrélation étroite entre l’expression de l’émotion
et l’harmonie 34 . Selon lui, un rapport musical entre les sons représentant des
émotions correspond à un lien interne entre les affects représentés. Le modèle de
Forkel est le langage : de même que la grammaire du langage conceptuel exprime la
relation entre les caractéristiques d’un objet, de même la grammaire de la musique
exprime les rapports entre les composantes successives d’un sentiment 35.
Par « forme », Forkel entend exclusivement la « forme extérieure », la
régularité des mesures et la symétrie des phrases mélodiques. La « signification
intérieure » ou la « conduite sonore intérieure », qu’il oppose à la « forme
extérieure » 36, est l’expression harmoniquement réglée des émotions.
Dans la théorie du « langage sonore » que développe Forkel, il manque
les éléments de spontanéité et d’activité 37. Forkel considère le « langage sonore »
comme une réserve d’« expressions artistiques », de signes simples ou composés
renvoyant à des émotions elles-mêmes simples ou composées. Hanslick, en
revanche, souligne le fait que l’essence d’un langage, y compris du langage

333
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

musical, est activité, « travail de l’esprit, accompli sur un matériau que l’esprit
peut pénétrer », et action de la « rationalité [de l’esprit] musical universel ». Une
langue ne peut être saisie complètement que par la stylistique, la grammaire
n’y suffit pas. Hanslick conçoit le « travail de l’esprit », dans une dépendance
immédiate ou indirecte vis-à-vis de Humboldt 38, comme « forme ».
C’est à la Critique de la faculté de juger que l’esthétique musicale doit
l’idée selon laquelle la forme est spontanéité et la spontanéité forme. Il faut dire
que le concept de forme chez Kant représente plutôt un défi qu’une solution. La
musique est, selon lui, un « jeu des sensations 39 ». Dans le concept de « sensation »
confluent la qualité sensorielle et le sentiment 40 : la distinction décisive sépare
réceptivité et spontanéité, matière affectante et forme imposée ; et autant les
qualités sensorielles que les sentiments sont à ranger dans la matière affectante.
Kant définissait le beau musical comme une « forme dans le jeu de nombreuses
sensations 41 », et par « forme » il entendait la « forme mathématique » des relations
entre les sons 42. Kant partage ainsi avec Forkel la teneur de l’esthétique musicale :
les sons « exprime[nt] de pures sensations », la mélodie et l’harmonie sont la
« forme de la composition de ces sensations » ; et l’unité interne d’une œuvre
musicale, « l’idée esthétique [d’un] ensemble cohérent », dépend d’un « certain
thème, qui constitue l’affect dominant dans le morceau de musique » 43 . Mais,
chose déconcertante, Kant définissait d’une part le beau musical comme « forme
mathématique », et d’autre part la « forme mathématique » comme un élément
évanescent, qui se dissout dans l’effet qu’il produit sur le sentiment 44 . C’est
pourquoi, selon Kant, la musique est « plutôt jouissance que culture 45 ».
Schiller voyait lui aussi dans le pouvoir affectant de la musique la
caractéristique première de celle-ci. « Mais comme dans le royaume de la beauté,
tout pouvoir, dans la mesure où celui-ci est aveugle, doit être aboli, ce n’est que
par la forme que la musique devient esthétique 46 . » La méfiance exprimée par
Kant n’est pas pour autant éteinte : « la musique même la plus spirituelle, peut-on
lire dans la 22e lettre sur l’éducation esthétique de l’homme, a en vertu de sa matière
et en tout état de cause une affinité pour les sens plus grande que ne le souffre la
véritable liberté esthétique […] 47 ». Schiller ne formule donc le principe formel
que comme postulat.

334
Eduard hanslick et le concept de forme musicale

Le doute de Schiller à l’égard de la réalité esthétique de la forme


musicale, telle qu’il la comprenait, peut sembler surprenant si l’on songe aux
œuvres musicales du xviiie siècle, mais perd l’apparence du paradoxe quand on
pense à l’esthétique et à la théorie de la musique. La « forme mathématique » de
la musique n’était pas représentée selon Kant par des « concepts déterminés » ;
et la « forme extérieure » des œuvres musicales était réduite à « quelque chose
de fortuit », jusque dans les traités de composition, dont elle constitue pourtant
l’objet 48 . En 1787, Heinrich Christoph Koch classe dans la « forme extérieure »,
outre la division en périodes, la conduite des modulations, la disposition des
cadences et l’agencement des parties, également le développement des idées
mélodiques. Seul le « dessein » est « essentiel », qui doit « fixer tout ce qui touche
au caractère et à l’effet que le tout doit produire » 49 . Le dessein englobe les idées
mélodiques, sans développement ni transitions 50 ; et la cohésion des idées
n’est pas conçue comme forme, mais comme accord harmonieux des valeurs
d’émotion 51 . L’unité du tout est fondée dans l’unité de l’affect 52 ; et puisque la
« forme extérieure » est « fortuite », elle peut et doit même être schématique 53 . Le
corrélat de l’esthétique du sentiment est le schématisme de la théorie des formes
musicales ; Adolf Bernhard Marx, auteur d’une théorie des formes fondatrice,
voyait encore la « plus haute réalisation » d’une œuvre musicale dans une
« succession d’états d’âme » 54 .
Le concept de forme développé par Schiller trouva donc peu d’écho
dans l’esthétique et la théorie de la musique ; ni la forme « mathématique », ni
la forme « extérieure » n’étaient en mesure de remplir le concept d’une forme
susceptible d’« agir sur nous avec la calme puissance de l’art antique ». La forme est
unité interne, vivante et active dans chaque détail 55. Or l’esthétique et la théorie
musicale du xviiie siècle définissaient l’unité interne comme affect ou sentiment ;
et l’affect ressortissait au concept de réceptivité, non à celui de spontanéité.
Schelling tenta de résoudre le problème formulé par Schiller grâce à la
thèse selon laquelle l’essence de la musique, « la musique dans la musique », était
le rythme 56 . En termes de théorie musicale, Schelling entend par « rythme » la
même chose que Forkel : la régularité des mesures, des groupes de mesures et des
périodes 57. Mais en termes esthétiques, il l’interprète de façon diamétralement
opposée. Si le rythme n’était pour Forkel que « forme extérieure », il apparaît chez

335
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

Schelling en tant que « forme interne ». À l’inverse, l’expression de l’affect, dans


lequel Forkel voyait la « signification intérieure » de la musique, est rabaissée
par Schelling à une « émotion [matérielle et] purement naturelle 58 ». Le rythme,
« uni-formation de l’unité dans la multiplicité 59 », est l’aspect « plastique » de
la musique 60 ; et dans la mesure où la musique est essentiellement rythme 61 ,
Schelling la compte parmi les arts donneurs de forme, les arts « plastiques » 62.
Hanslick définit lui aussi la composition musicale comme activité
donneuse de forme, une activité « plastique ». Il ne s’appuya cependant pas sur
Schelling, dont la Philosophie de l’art n’est publiée qu’en 1859, mais développa
son concept de « plastique musical » en opposition à l’Esthétique de Hegel et aux
Leçons sur la musique de Hans Georg Nägeli, de 1826. Le lien entre les différentes
théories, qui semblent à première vue difficilement comparables, réside dans
l’unité d’un problème : celui de définir la contrepartie de la force affectante de la
musique sans retomber dans l’idée kantienne de « forme mathématique », dont
on a révélé l’insuffisance.
Nägeli semble anticiper la thèse de Hanslick lorsqu’il écrit que
la musique n’a « aucun contenu » mais « seulement des formes, des liaisons
réglées de sons et d’ensembles de sons réunis en un tout » 63 . Toutefois, ce
n’est pas le concept de forme, mais celui de « jeu » qui constitue chez Nägeli
la catégorie centrale et l’antithèse au concept d’affect. La musique cherche
à « éliminer l’affect par le jeu 64 ». La dette à l’égard de Schiller est manifeste ;
chez Nägeli également, le jeu est un « état moyen 65 », une « disposition libre 66 »
entre souffrance et activité, réceptivité et spontanéité. D’autre part, le mot de
Stimmung (état d’esprit, atmosphère, ambiance), que Schiller utilise dans le
sens d’Ausgleich (équilibre), prend chez Nägeli une signification dans laquelle
conf luent le concept schillérien de jeu et la description que fait Wackenroder des
« miracles de l’art musical ». L’âme « f lotte vers le bas et vers le haut, portée par
ce jeu de formes, dans toute la région immense des sentiments, suivant tantôt le
f lux, tantôt le ref lux 67 ». Ce n’est pas le contour net d’une forme plastique, mais
« l’imagination », qui n’est liée à « aucune règle ni forme artistique existante »,
qui caractérise pour Nägeli « le comble de la liberté et de l’idéalité » 68 .
Hegel partage cette méfiance envers la cécité de l’affect. Pour autant,
la distanciation vis-à-vis de la « puissance élémentaire » du son 69 , le passage du

336
Eduard hanslick et le concept de forme musicale

« bouleversement actuel de l’intérieur » à « une perception de soi, un libre séjour


auprès de soi » 70 ne lui semblent pas être des définitions suffisantes de l’état
esthétique. L’« écoute de soi-même », ou les montées et descentes du sentiment que
décrit Nägeli, tombent sous l’accusation d’« abstraction » 71 . Le fait que la musique
soit l’art de « l’intériorité abstraite » est la variante hégélienne du reproche de
Kant affirmant qu’elle est « plutôt jouissance que culture ». Elle ne s’élève au
niveau « réellement artistique » que par un contenu, par la transmission de
la « profondeur non éclose de la sensation 72 » avec « la profondeur intérieure
substantielle d’un contenu 73 ».
Le présupposé de Hegel, à savoir que la « perception de soi », les
montées et descentes du sentiment, sont abstraites et sans substance, est repris par
Hanslick 74. C’est cependant l’idée hégélienne d’objectivité musicale qui déclenche
son opposition. Selon Hegel, « l’existence sensible » de la musique « ne s’accuse pas,
comme dans les arts plastiques, en une perexistence spatiale extérieure durable,
ainsi qu’en la visibilité concrète d’une objectivité étant-pour-elle-même, mais elle
dissipe, au contraire, son existence réelle en la disparition temporelle immédiate
de celle-ci » 75. Hanslick, au contraire, conteste le fait qu’il existe une différence de
principe entre les figures <Gestalten> spatiales et temporelles ; selon lui, la musique
est elle aussi un art plastique, donneur de forme <bildend>. Et en tant que figure
plastique, une « forme sonore en mouvement » remplit la fonction que Hegel
assignait au contenu : opposer à une « intériorité abstraite » une « objectivité étant-
pour-elle-même ». La thèse selon laquelle « les formes sonores en mouvement »
sont le seul contenu de la musique est donc dirigée contre Hegel et signifie que
l’objectivité musicale est fondée dans la forme.
À la différence de Schelling, Hanslick ne définit pas le rythme
mais le thème comme la composante plastique de la musique, conçue comme
« uni-formation de l’unité dans la multiplicité ». « Tout [dans un édifice sonore] est
la suite libre et l’effet du thème, qui conditionne et modèle, domine et remplit 76 »,
écrit-il. Dans le concept de thème qu’utilise Hanslick, on retrouve tous les traits
définitoires qui, depuis les années 1790, avaient constitué les instances opposées
à la « puissance élémentaire » du son : objectivité, unité interne et spontanéité.

337
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE 77 »

D’après la conception esthétique prédominante qui se manifeste dans


le langage quotidien, les textes d’œuvres vocales sont une partie de la musique. En
revanche, on range les sources littéraires dont s’inspire la musique à programme,
ainsi que les buts remplis par la musique fonctionnelle, parmi les composantes
« extramusicales », qui sont certes liées à la musique mais ne participent pas de
sa substance. C’est par le terme d’« autonome » que l’on distingue la musique
« véritable » de la musique fonctionnelle, et c’est par le concept d’« absolu » qu’on
la distingue de la musique à programme. Ou encore, plus précisément : bien que
la musique à programme constitue, en termes esthétiques, une unité faite de la
musique et du programme, et que la musique fonctionnelle constitue, en termes
pragmatiques, un tout fait de la musique et de sa fonction, l’une et l’autre sont
formées, dans le langage dont on use pour en parler, d’une partie « musicale »
et d’une partie « extramusicale ». Et même la musique vocale se retrouve prise
dans une contradiction, quoique dans une moindre mesure que la musique à
programme : considérée dans son ensemble, elle est tenue pour « de la musique »,
mais d’un autre côté on la voit comme la réunion « du texte et de la musique ».
La musique tant vocale qu’instrumentale peut être soit fonctionnelle
soit autonome. Et la musique à programme appartient à la musique autonome car
elle dépend certes d’un « support extérieur », mais ne remplit en règle générale
aucun but « extramusical ». (On introduit la confusion dans les concepts si l’on
se contente d’une opposition entre musique autonome et musique fonctionnelle,
sans y ajouter l’opposition entre une esthétique de l’autonomie et une esthétique
de l’hétéronomie : il résulte de cette double terminologie la proposition
paradoxale selon laquelle la musique à programme est un art autonome reposant
sur une esthétique hétéronome.)
Dans les disciplines humanistes, il est traditionnel de faire confiance
à l’esprit du langage courant, autant qu’il est possible, mais la structure du
concept de musique ainsi esquissée, bien qu’elle ne paraisse pas poser de difficulté
particulière, se trouve à y regarder de plus près constituer un problème épineux.
Premièrement, une controverse a été menée au début du xix e siècle
autour de la prééminence de la musique vocale ou de la musique instrumentale :

338
« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »

c’est-à-dire autour de la question de savoir lequel de ces genres devait être


considéré comme la musique « véritable ». Cette querelle a beau sembler dépassée
et oubliée, elle ne fut pourtant jamais tranchée ni apaisée : en bannissant de la
science les moments normatifs, dans un esprit positiviste, on fait disparaître le
problème, mais on ne le résout pas.
Deuxièmement, l’habitude consistant à concevoir les textes comme
des éléments « musicaux » ou « internes » dans la musique vocale, et au contraire
comme des éléments « extramusicaux » et « externes » dans la musique à
programme, ne va absolument pas de soi. Il demeure en tout cas que Hanslick,
qui est celui qui exposa cette problématique de la façon la plus explicite, s’est
refusé à accorder à la musique vocale un statut esthétique différent de celui de
la musique à programme.
Troisièmement, il existe entre musique autonome et musique absolue
une affinité objective que l’on ne peut ignorer en se contentant de distinguer
les concepts ; affinité qui est réelle, en termes d’histoire de la musique, dans
la mesure où l’on en a tiré des conséquences en termes d’esthétique de la
réception : il est indéniable en effet qu’on a eu tendance, sous l’autorité du
principe d’autonomie, à repousser esthétiquement au second plan les textes non
seulement de la musique à programme, mais aussi de la musique vocale.
Quatrièmement, le statut logique du concept de « musique
fonctionnelle » est d’une ambiguïté et d’une confusion qui menace de rendre
ce terme scientifiquement inutilisable. Même en ethnologie, il manque un
mot adéquat pour exprimer le fait que dans certaines cultures, il n’existe pas
de concept de musique indépendant de tout contexte : musique et fonction y
forment un tout indissociable.
Cinquièmement, la distinction terminologique, apparue dans les
années 1920, entre musique d’usage <Umgangsmusik> 78 et musique « appliquée »
<angewandte Musik> a des implications objectives dont la portée n’a, semble-t-il,
pas encore été perçue. Ces deux catégories se révèlent normatives, de façon
latente, même si c’est avec un signe positif pour l’une et négatif pour l’autre.

339
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

Dans le langage courant de l’esthétique musicale, on désigne du


terme de « musique » tant la musique vocale en son entier que la partie que l’on
peut séparer du texte. Et ce double usage clivé est si profondément enraciné que
l’on ressent à peine encore à quel point il est étrange si on le prend stricto sensu.
La possibilité d’abstraire une composante par tielle appelée
« musique » d’une musique vocale qui, prise comme un tout, porte elle aussi le
nom de « musique », ne signifie certes pas pour autant que ce soit la musique
instrumentale qui représente cette composante et, en quelque sorte, son
autonomisation. Quand on parle de cette composante partielle, la « musique »
pour soi, séparée de la musique vocale, on veut plutôt dire une composition
abstraite, qui ne coïncide pas avec la musique exécutée aux instruments.
La dichotomie entre musique vocale et musique instrumentale se fonde
– si l’on prend les termes au mot – moins dans l’opposition entre rattachement au
texte et atextualité que dans la distinction entre la production par des « outils
sonores naturels » ou « artificiels » – on parlait au Moyen Âge de musica naturalis et
de musica artificialis. Si, en termes pragmatiques, la musique exécutée vocalement
est presque toujours identique à la musique textuée, cela ne signifie absolument
pas qu’elles doivent être identifiées l’une à l’autre en termes logiques également.
Il faut se représenter la composition abstraite, que l’on nommait
« harmonie » dans la théorie musicale ancienne, comme un phénomène sonore
situé au-delà de la distinction entre production vocale et instrumentale. Et, à
bien y regarder, il ne faut absolument pas l’identifier à la musique instrumentale
absolue – sans fonction ni programme : imprécision dont souffre l’esthétique
formaliste. Le fait que la musique instrumentale soit atextuelle ne signifie pas
qu’elle représente la « musique pure et absolue », comme le prétend Hanslick.
Entre rattachement au texte ou atextualité, d’une part, et exécution vocale ou
instrumentale, d’autre part, il existe, comme on vient de le dire, une différence
logique que n’efface pas le fait que, dans la pratique, la musique rattachée à un
texte coïncide en règle générale avec la musique vocale, et la musique atextuelle
avec la musique instrumentale (dans la mesure où l’on ne désigne pas la musique
à programme comme « textuée »).

340
« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »

La thèse de Hanslick selon laquelle la musique instrumentale est


une « musique pure et absolue », si on l’analyse – avec une précision quelque peu
excessive –, signifie donc d’une part que la musique atextuelle est la musique
« véritable », et suggère d’autre part que la musique instrumentale représente la
composition abstraite de façon plus « pure » que la musique vocale, alors même
que la composition abstraite se situe au sens strict par-delà l’alternative opposant
production vocale et production instrumentale. La première chose est un postulat
qui fit époque, la seconde au contraire signifie une confusion des concepts.
Ce postulat était formulé avec une intention polémique. L’affirmation
de Ludwig Tieck, d’E. T. A. Hoffmann, d’Arthur Schopenhauer et d’Eduard
Hanslick, selon laquelle la musique instrumentale est la musique « véritable »
dans laquelle se lit l’essence de la musique, doit se comprendre comme l’antithèse
d’une conviction qui était allée de soi pendant des millénaires. Le fait que le
langage – le logos – faisait partie, avec l’harmonia et le rhythmos, des constituants
de la musique, était un topos qui n’avait jamais été remis en cause depuis
l’Antiquité jusqu’au xviiie siècle. Certes, l’existence d’une musique instrumentale
autonome et qui s’émancipait progressivement de la musique vocale, n’a été en
aucune façon contestée ou ignorée aux xviie et xviiie siècles ; mais on refusait de
lui accorder une importance esthétique : comme le langage lui faisait défaut, elle
passait au contraire plutôt pour un mode déficient de la musique vocale.
Au xix e siècle a eu lieu une inversion des accents. La musique vocale,
pour le dire en forçant le trait, a été rabaissée du statut de modèle de la musique
instrumentale à celui d’une musique instrumentale à laquelle on aurait adjoint
un rajout « extramusical », le texte. En qualifiant la musique instrumentale de
« musique pure et absolue », Hanslick a passé sous silence le fait qu’il ne pouvait
à vrai dire pas être question d’une représentation « pure » d’une composition
abstraite, puisque celle-ci était exécutée par des « outils sonores artificiels » : au
xix e siècle, l’esthétique de la musique instrumentale, comme à l’inverse celle de la

musique vocale aux époques antérieures, reposait en partie sur une usurpation.

341
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

Le formalisme esthétique avec lequel Hanslick fit époque en 1854


se présente en surface comme une polémique contre l’« esthétique viciée du
sentiment », mais au fond il s’agit d’un postulat concernant la frontière du concept
de musique. L’esthétique de la musique instrumentale non programmatique, celle
de la « musique pure et absolue », doit être considérée comme l’esthétique de « la »
musique en général. Hanslick ne conteste en aucune façon l’existence de spéci-
ficités esthétiques de la musique vocale et de la musique à programme, qui les
différencient de la musique instrumentale « pure » ; mais il refuse de tirer de ces
spécificités des conséquences pour l’esthétique de « la » musique.
On pourrait lui rétorquer qu’il va complètement de soi qu’une
esthétique musicale, pour mériter ce nom, doive englober la musique tant vocale
qu’instrumentale. Pourtant, face à cette objection de bon sens, Hanslick a raison
dans la mesure où « la » musique est certes un concept large qui recouvre la
musique vocale et instrumentale, mais que ce concept est formel, non substantiel,
sans contenu. Une idée concrète de ce qu’est « la » musique ne peut être retirée
que de la musique vocale ou bien de la musique instrumentale : en décrivant les
effets de « la » musique, on doit décider si l’on inclut l’inf luence des textes ou si
on l’exclut. Qu’il le sache ou non, quiconque considère que la représentation de
sentiments sur lesquels on peut mettre un nom fait partie de l’essence de « la »
musique, parle de la musique vocale ou de la musique à programme ; à l’inverse,
quiconque conteste, comme le fait Hanslick, le caractère déterminé des affects,
s’appuie sur la musique instrumentale « pure ». Sur la base d’une théorie de la
musique vocale, la polémique contre l’« esthétique viciée du sentiment » aurait
été absolument impossible.
Ce que la musique instrumentale est incapable d’accomplir ne saurait valoir pour la
musique en général, car elle seule est la musique pure et absolue. […] [Il faudra] admettre
que le concept même de musique ne peut s’éclair[er] depuis une œuvre composée à
partir d’un texte. Dans la musique vocale, on ne peut qu’approximativement séparer ce
qui relève des mots, de l’action ou des décors, si bien que le compte de chaque art ne peut
être établi avec précision. Il nous faut même écarter les œuvres musicales qu’accom-
pagnent un titre ou un programme, là où il s’agit du contenu de la musique. L’unité que
la musique forme avec la poésie élargit sa puissance, mais non ses limites 79.

342
« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »

Les termes choisis par Hanslick sont suggestifs. En effet, autant il est
anodin, dans le langage courant de l’esthétique musicale, de dire d’un texte qu’il
fait partie intégrante de la musique, autant il serait linguistiquement erroné de
parler de la littérature comme d’une partie de la musique. Mais la rhétorique
de Hanslick ne devrait pas faire perdre de vue le fait que son argumentation se
mord la queue. Hanslick pose en effet que seule la musique instrumentale est
« spécifiquement musicale » – et plus généralement que l’essence d’une chose est
constituée exclusivement des caractéristiques spécifiques qu’elle possède pour
elle-même – pour affirmer ensuite que les effets de la musique vocale ou de la
musique à programme qui vont au-delà de ceux de la musique instrumentale ne
font pas partie des effets de la « musique elle-même ».
Si maintenant on range la musique vocale en son entier – texte inclus –
dans « la » musique, de sorte que le caractère déterminé des affects, qui distingue
la musique vocale de la musique instrumentale, forme un trait essentiel de la
musique « au sens propre », alors l’esthétique de Hanslick s’effondre. On le voit,
il n’est pas toujours nécessaire que le spécifique soit l’essentiel.
La thèse selon laquelle le langage est une composante « extramusicale »
est généralement acceptée dans le cas de la musique à programme, ce qui n’est
pas le cas pour la musique vocale. Les programmes passent pour être des
soutènements extérieurs, esthétiquement discutables, d’une musique qui n’est
pas assez solidement fondée en elle-même – chose que contestait Richard Strauss.
À l’inverse, on n’attend absolument pas de la musique vocale qu’elle soit capable
de subsister sans texte en tant que « musique ». En d’autres termes : on reproche
à la musique à programme une dépendance « vis-à-vis de l’extérieur » que l’on
admet sans peine, comme une évidence, dans le cas de la musique vocale.
La différence établie entre le texte de la musique vocale et celui de la
musique à programme peut se justifier, semble-t-il, si l’on affirme que dans la
musique vocale, le texte appartient à « l’objet esthétique », ce qui n’est pas le cas
dans la musique à programme. Le fait que dans le cas de la musique à programme
il doive être lu en même temps que la musique pour être esthétiquement présent,
au lieu d’être perçu acoustiquement, n’est cependant pas aussi crucial qu’il y
paraît à première vue, car même dans le cas de la musique vocale, la lecture
simultanée du texte n’était pas inhabituelle aux xviiie et xix e siècles.

343
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

D’un côté, on peut donc justifier le fait que Hanslick traite toute la
musique textuée – la musique vocale comme la musique à programme – depuis
le même point de vue, celui du caractère déterminé de l’affect. De l’autre, si l’on
ne se laisse pas abuser par la virtuosité rhétorique de Hanslick, on voit que son
esthétique ne procède pas de façon descriptive mais repose sur un postulat :
celui qui veut que les textes représentent des composantes « extramusicales »,
dont les effets spécifiques ne doivent pas être comptés au nombre de ceux de « la
musique elle-même ».
Le concept d’« extramusical » qui porte l’argumentation de Hanslick
est une catégorie précaire et ambiguë dans la mesure où il désigne des réalités qui
sont ou ont été en lien étroit avec la musique mais dont on peut toutefois affirmer
qu’elles ne font pas partie de « la musique elle-même ». Ou plus précisément : des
composantes qui, dans l’Antiquité, ont été des caractéristiques constitutives de
la musique, comme le rhythmos et le logos – le mouvement de danse et le langage –,
ont été exclues de la musique « véritable » grâce au concept d’« extramusical », bien
que l’on continue à les appliquer à la musique. (On peut également dire qu’ils ont
été relégués à la périphérie du concept de musique ; il serait en tout cas absurde de
qualifier d’« extramusical » l’ensemble de ce qui n’est pas musique : en un certain
sens, l’« extramusical » fait lui aussi partie de la musique.)
Le concept étroit de musique, qui exclut des fonctions telles que la
danse et des composantes partielles telles que le langage, a survécu comme idée
à l’expression Tonkunst, dans laquelle il trouvait une formulation adéquate 80 .
(Le terme de « musique artificielle », qui devait prendre la place de Tonkunst,
n’est pas parvenu à s’imposer dans la langue savante, et encore moins dans la
langue courante.) Le mot Tonkunst a beau être tombé en désuétude en allemand
moderne, les traces de l’esthétique hanslickienne, dont il constituait le centre,
ne se sont pas effacées : même des auditeurs dont la pratique d’écoute se limite à
la « musique d’usage », lorsqu’on leur demande de définir le concept de musique,
ont involontairement tendance à le définir comme « Tonkunst » dans l’une ou
l’autre de leurs formulations théoriques.

344
« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »

L’histoire de la musique n’englobe pas seulement l’histoire de la compo-


sition, mais aussi celle de la réception : c’est là un constat répété à satiété au cours
des dernières décennies dans les discussions théoriques autour de la discipline,
mais dont on n’a pour l’instant guère tiré de conséquences pratiques pour elle.
Aussi n’est-il pas superflu de rappeler le fait qu’autour de 1800 on avait tendance,
dans l’imagination esthétique, à rendre textuée la musique atextuelle et donc à faire
à rebours, dans la réception, l’évolution de l’histoire de la composition vers une
« musique pure et absolue », tandis qu’à l’inverse, il est devenu habituel au xxe siècle
de négliger les textes de la musique vocale et surtout de la musique à programme, et
de transformer ainsi la musique textuée en musique atextuelle.
De prime abord, il semble paradoxal d’utiliser le paradigme de la
musique instrumentale absolue comme référence dans l’écoute de la musique
vocale ou de la musique à programme, mais cette tendance s’explique semble-t-il
par l’hypothèse selon laquelle existe, entre musique autonome et musique absolue,
une affinité qui a conduit, sous le primat du principe d’autonomie – principe qui
englobe également la musique à programme et une partie de la musique vocale –, à
faire de la musique absolue la norme en termes d’esthétique et de psychologie de la
réception, norme dont la validité finit par gagner le domaine de la musique textuée.
Il serait faux de comprendre cette affinité comme une simple corré­
lation : même certains genres de la musique vocale sont, on l’a dit, esthétiquement
autonomes, et à l’inverse, une grande partie de la musique instrumentale est liée
à une fonction. Il ne s’agit donc pas d’une correspondance stricte, mais d’une
proximité interne, historiquement fondée et il est vrai si prononcée qu’elle a
entraîné des conséquences de grande portée en termes d’esthétique de la réception.
L’affinité entre musique instrumentale et autonomie esthétique
– de même que l’affinité inverse entre musique vocale et fonctionnalité – se
comprend lorsqu’on part du principe que ce sont les « grandes formes » qui
orientent en premier lieu l’esthétique d’une époque, et donc que les procédés
par lesquels des cohérences se mettent en place sur de longues périodes de temps
sont déterminants en termes d’esthétique de la réception.

345
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

Jusqu’au xvie siècle, et pour l’essentiel encore au xviie siècle, les grandes
formes de la musique sont, d’une part, marquées par la vocalité et, d’autre part,
justifiées par leur fonction. C’était en premier lieu le texte qui garantissait une
cohérence dans des œuvres de grandes dimensions, où se manifestait en même
temps leur destination religieuse ou profane : le fondement de la structure était
aussi celui de la fonction. À l’inverse, les grandes formes des xviiie et xixe siècles,
dont le modèle et le paradigme sont fournis par la forme sonate, sont par essence
instrumentales et en grande partie indépendantes de fonctions « extramusicales ».

Theophil Hansen, esquisse du nouveau bâtiment


de la Société des amateurs de musique à Vienne, 1864.
Vienne, coll. Gesellschaft der Musikfreunde.

Au cours du xix e siècle se constitua un canon selon lequel on pensait pouvoir choisir, parmi des
styles du passé jugés d’une manière ou d’une autre praticables, celui qui correspondrait dans une
certaine mesure à la fonction du bâtiment et à l’idée qu’il était censé exprimer. On construisit
ainsi des musées de style égyptien, des théâtres au fronton de temple grec, des églises gothiques et
des châteaux Renaissance. Mais pour les salles de concert, aucune solution ne se prêtait vraiment
aux associations d’ordre historique. Et avec sa façade Renaissance surplombée par un fronton à
la grecque, le bâtiment de la Société des amateurs de musique [rapidement connu sous le nom de
Musikverein] apparaît comme l’expression d’une gêne stylistique.

346
« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »

On peut montrer l’évolution historique grâce aux changements qu’a


subis le concept d’« élément sous-jacent ». En 1558, Gioseffo Zarlino qualifie de
soggetto tant le cantus firmus que le texte. Et de fait, le texte constitue, d’une part
– tout comme le cantus firmus –, une ossature globale de la forme dans le tout et
exprime, d’autre part, la fonction que doit remplir l’œuvre. (Dans des pièces sans
cantus firmus, qui sont constituées de groupes traités en imitation et mis les uns
à la suite des autres, il n’est pas rare – lorsque la tonalité est faiblement affirmée
et que les moyens qui caractérisent les « temps de la forme », début, milieu et fin,
sont insuffisamment développés – que le texte soit la seule ossature qui assure
la cohérence formelle du tout : pour constituer une forme, il est possible, mais
non nécessaire, d’avoir recours à des techniques abstraitement musicales qui
lient entre eux les éléments à grande échelle – le fait que ces techniques soient
souvent absentes ne signifie pas pour autant une « désagrégation de la forme ».)
Au soggetto du xvie siècle s’oppose le thème du xviiie siècle (qui s’est
d’abord également appelé « sujet » <Subjekt>) comme élément « sous-jacent » de
la musique. Or, au mot de « thème » on associe automatiquement la musique
instrumentale – ce qui n’est pas le cas du mot de « mélodie », catégorie opposée
à celle du « thème » aux xviiie et xix e siècles. Mais si un thème fonde une œuvre,
ce n’est pas comme une ossature qui porte la composition, c’est comme une
esquisse qu’on élabore. En d’autres termes : depuis le xviii e siècle, la grande
forme est moins une structure reposant sur un fondement qu’un processus qui
se développe à partir d’un dessein exposé au début – comme l’aurait dit Koch.
Musique vocale, composition à partir d’une ossature, structure
architectonique et fonctionnalité, d’une part ; musique instrumentale, traitement
thématique, processualité et autonomie esthétique, d’autre part : si l’on prend
conscience qu’existent, entre ces deux séries, des corrélations historiques qui
déterminent entièrement la pensée musicale – la pensée « en » musique –, il n’est
pas étonnant que les types de réception, qui varient d’une époque à l’autre, se
montrent dépendants des principes sous-jacents aux grandes formes.
Même la musique vocale – tout comme la musique à programme –
peut être esthétiquement autonome. Toutefois, en termes d’histoire de la
composition, la substance de la musique autonome est constituée par la
« musique pure et absolue », dont l’essence implique de développer de grandes

347
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

formes à partir de thèmes – développement compris au sens de traitement


thématique.
Lorsque j’évoque la prémisse selon laquelle ce sont les grandes
formes d’une époque qui décident de l’attitude de réception prédominante,
j’entends moins la réalité psychologique du phénomène de réception qu’un
postulat esthétique dominant que reconnaissent même ceux qui ne sont pas
en mesure d’y satisfaire. Personne, sous peine de confondre le rêve éveillé
de l’esthétique d’une époque avec sa réalité psychologique, ne conteste que
l’« écoute de la forme » est en général faiblement développée. Mais l’injonction
à concevoir le mouvement de sonate comme grande forme, et non comme un
simple pot-pourri, n’est pas remise en cause dans le principe par les défauts qui
affectent la réalité de l’écoute musicale.

Quand on décrit des cultures qui ne connaissent pas du tout de musique


dépourvue de fonction, ou bien la connaissent seulement comme phénomène
périphérique, il faudrait à vrai dire, pour éviter de succomber à un « ensorcel-
lement [de notre pensée] par le langage 81 », entendre le concept de musique d’une
façon si large qu’il englobe, outre le fait sonore, également son but. Et ce concept
étendu de musique ne serait en aucune façon une construction abstraite privée de
justification historico-philologique : le temps mesuré et le mouvement de danse
étaient indissociablement confondus dans le concept grec originel de rhythmos ;
et le rhythmos dans sa double signification, qui n’était pas encore sentie comme
double, faisait partie des caractéristiques constitutives de la définition du concept
de musique, qui impliquait donc une composante fonctionnelle.
En outre, affirmer qu’« une fonction est remplie » par la musique, se
révèle au sens strict imprécis ou erroné dans des cultures auxquelles est étranger
le concept étroit de musique tel que l’entend l’esthétique de l’autonomie. Au
contraire, la musique et la fonction forment un tout qu’il faudrait désigner par
un concept général dont ne disposent pas les langues européennes. Quand on
parle de « danse », on ne veut en général pas dire le tout formé par la musique et

348
« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »

le mouvement – cela même que l’antiquité nomme rhythmos –, mais seulement le


mouvement, qui s’appuie sur une « musique à danser ».
Ce serait se méprendre que de voir dans l’expression « musique
fonctionnelle » le concept général recherché. Dans le langage quotidien, qui
ref lète la manière de penser dominante, le terme de « musique fonctionnelle »
n’exprime en rien le fait que la musique et la fonction forment un tout ; il
désigne ou postule bien plutôt une subordination de la musique à la fonction : le
phénomène sonore apparaît comme un moyen pour atteindre une fin extérieure
à lui. Le rapport entre musique et fonction continue donc à se concevoir comme
la relation d’une composante « interne » à une composante « externe ». Certes,
l’accent se déplace sur l’élément « externe » ; le pas déterminant, qu’il nous
est difficile de franchir, consisterait cependant à abolir la dichotomie entre
phénomène « intramusical » et fonction « extramusicale », dichotomie qui ne
rend compte d’une réalité esthétique que depuis le xviiie siècle.
Il est difficile d’exprimer par un mot unique le fait que musique
et fonction forment un tout, parce que l’expression « musique fonctionnelle »
est marquée dans ses connotations par l’esthétique de l’autonomie, dont elle
est la négation ; mais on devrait au moins essayer de trouver dans la langue un
équivalent à une réalité qui constitue la règle hors d’Europe.
Si l’unité de la musique et de la fonction pouvait s’appréhender
par la terminologie, on pourrait alors, sans crainte de malentendu, parler de
déplacement d’accents à l’intérieur de cette unité formant un tout. Mais tant
que, dans l’expression « musique fonctionnelle », on pense à une musique
subordonnée à la fonction, il s’avère presque impossible de décrire de façon
adéquate un type de musique de sociabilité caractérisé par le fait que le
phénomène sonore peut être au premier plan sans que ce type de musique cesse
pour autant d’être un tout formé par la musique et la fonction.
Outre les fonctions, ce sont aussi les textes qui sont considérés comme
« extramusicaux » à la lumière des présupposés d’une esthétique de l’autonomie
qui prend pour référence la « musique pure et absolue » ; toutefois, si l’on accorde
foi au langage quotidien, les fonctions apparaissent comme celui des deux
termes qui est le plus éloigné du concept étroit de musique : au xix e siècle, les
implications du rhythmos ont été encore plus complètement oubliées que celles

349
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

du logos. Aussi les catégories « musique de danse » et « musique vocale » diffèrent-


elles par leur structure logique. La « musique de danse » est une musique destinée
à la danse, sans que pour autant le mouvement de danse – comme c’est le cas
pour le rhythmos antique – soit inclus dans le concept de musique. La « musique
vocale », au contraire, n’est pas une musique « appliquée » à un texte : le langage
fait partie, sinon de la musique « véritable », du moins de « l’objet esthétique ».
Le concept de « musique fonctionnelle » est apparu en négation du
principe d’autonomie esthétique et affiche son origine en quelque sorte sur
lui-même. Il se révèle inadéquat dès que l’on se place sur le terrain du domaine
qu’il est censé désigner. Il n’est possible de ranger la musique d’Église et la musique
de danse dans une seule et même catégorie, celle de « musique fonctionnelle », que
tant que l’on définit négativement le caractère fonctionnel : comme étant ce qui
n’est pas autonome. Si au contraire on met l’accent sur les fonctions dans leurs
manifestations concrètes – plutôt que sur le fait général que la musique remplit une
fonction, quelle qu’elle soit –, alors ce sont les différences entre genres musicaux
qui passent au premier plan. Il n’est pas besoin de parler de fonctionnalité
tant que celle-ci est évidente. C’est ainsi qu’à l’intérieur de ce domaine de la
fonctionnalité, si tant est que l’on puisse encore le traiter comme un tout, se
dessinent plus nettement les différences qui apparaissent insurmontables entre
la musique d’Église et la musique de danse. Le terme de « musique fonctionnelle »
est caractéristique d’une vue de l’extérieur. Il constitue la catégorie opposée à
l’esthétique de l’autonomie à l’époque où celle-ci était prééminente.

En parlant de la « musique pure et absolue », Hanslick pensait à la


musique instrumentale du classicisme viennois et de la tradition qui en est issue.
La musique « véritable », telle qu’il la comprenait, représente le résultat tardif
d’une longue évolution : évolution menant à un « point de […] perfection 82 »
détaché du processus historique.
Dans la langue du classicisme, la musique « pure » s’oppose à une
musique « appliquée » dont le concept ne recouvre pas moins que l’ensemble de la
musique fonctionnelle. Le caractère « appliqué » est cependant secondaire dans

350
« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »

l’ordre de la logique : l’usage que l’on fait de la chose est logiquement subalterne
par rapport à la chose telle qu’elle apparaît pour soi.
Quiconque parle de musique « pure » et « appliquée » postule donc
un ordre logique qui contrecarre l’ordre chronologique, c’est-à-dire historique :
cet ordre logique veut considérer le type tardif, la « musique pure et absolue »,
comme le type essentiel, « véritable », par rapport auquel le type antérieur se
comporte comme une forme préparatoire dans laquelle l’essence est encore en
germe, sans être encore développée.
Ce n’est pas un hasard si ce fut dans les années 1920, à une époque où
l’on cherchait à rehausser l’importance esthétique de la musique utilitaire, que l’on
a tenté d’expérimenter scientifiquement une manière de voir opposée. Lorsque
Heinrich Besseler parle de « musique d’usage » pour la différencier de la « musique
de concert » <Konzertmusik> (il parlera plus tard de « musique de représentation »
<Darbietungsmusik>), il renverse la hiérarchie établie au xixe siècle entre musique
« pure » et musique « appliquée ». L’accent n’était pas mis explicitement sur l’aspect
normatif ; néanmoins la tendance est indéniable. La différence établie entre
musique d’usage et musique de concert, qui se réfère à l’opposition établie par
Heidegger entre « outil qui se trouve à portée de main » et « chose que l’on a sous la
main » 83, était soutenue par l’idée selon laquelle il existait à l’origine un concept
ancien de musique qui englobait musique et fonction dans une unité indivisible,
et qu’en avait été tiré un concept tardif qui coupait la musique du « monde de la
vie » au sens de Husserl 84. Et c’est au plus ancien, en tant qu’élément originel, que
revient une priorité non seulement historique, mais ontologique.
Le classicisme de Hanslick, caractéristique du xixe siècle, s’oppose chez
Besseler à une « pensée de l’origine » dans laquelle se manifestent les « Contre-
Lumières » et l’anticlassicisme du xxe siècle. À une époque où la « forme essentielle »
d’une chose est identifiée à son origine, le fait que la « musique d’usage » soit le
type historiquement le plus ancien signifiait que c’était la musique fonctionnelle
– et non la « musique pure et absolue » – qui était la musique « véritable ».
Une pensée scientifique, qui exige la neutralité vis-à-vis des valeurs,
ne peut que trouver suspect le fait que la « pensée de l’origine » dissimulée dans
le concept de « musique d’usage », et le classicisme où s’enracine l’idée d’une
« musique pure et absolue », s’opposent comme des affirmations de normes

351
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

antithétiques : la certitude que l’essence d’une langue doit se chercher dans


son origine est empiriquement aussi peu fondée que la conception opposée
selon laquelle l’essentiel n’apparaît qu’à un stade plus tardif de l’évolution. Et
l’on peut être tenté de postuler une terminologie neutre, qui ne soit pas grevée
par une controverse autour des déterminations essentielles. Selon des critères
positivistes, le problème de savoir si l’essence d’une chose se montre à son
origine ou au « point de […] perfection », est purement et simplement un faux
problème. Ou plus précisément, c’est une apparence trompeuse qui voudrait
que l’on puisse, sans faire intervenir de normes, formuler la double affirmation
suivante : que, d’une part, le « sous la main » soit tiré du « à portée de main » et
soit donc secondaire ; que, d’autre part, la « chose » sous la main représente ce
qui est logiquement primaire, et que l’usage sous forme d’« outil » représente
l’application d’un donné. Mais en réalité, la décision d’accorder une priorité
ontologique à l’élément existentiel ou bien à l’élément logique est inévitable.
La « pensée de l’origine » contient un aspect utopique dans la mesure
où elle suppose que le processus d’abstraction des « choses que l’on a sous la main »
à partir des « outils qui se trouvent à portée de main » est révocable. Cependant,
une fois accompli ce pas, qui signifie une distanciation et une objectivation, les
« choses que l’on a sous la main » apparaissent immanquablement à la conscience
comme logiquement premières. Et par analogie, il faudrait se demander si la
découverte, effectuée par le classicisme, du fait que le phénomène sonore est
capable d’exister esthétiquement pour soi – sans un usage que l’on en fait ni un but
qu’il doit remplir – rend visible une structure que l’on ne peut plus effacer après
qu’elle est apparue. Le fait que des auditeurs dont la pratique musicale consiste en
musique utilitaire, lorsqu’on leur demande de définir le concept de musique, le
décrivent pourtant dans le sens de la « musique pure et absolue », serait donc un
signe de ce qu’il s’agit chez Hanslick de dégager une structure fondamentale dont
la signification n’est en rien affectée par le fait qu’elle n’est devenue reconnaissable
que dans les conditions historiques du classicisme. En tout état de cause, pour
nous, générations postérieures, il n’est plus possible de revenir sur la conception
selon laquelle « la musique » est constituée du phénomène sonore pour soi.

352
Langage parlé et langage sonore

LANGAGE PARLÉ ET LANGAGE SONORE


1

L’esthétique romantique – dont on ne peut jamais être sûr que les


obscurités ne sont pas profondes, et dont la profondeur est toujours sujette au
soupçon de n’être qu’obscurité – s’est enferrée dans le paradoxe étrange selon
lequel la substance de la littérature était sentie comme « musicale » et à l’inverse
l’essence de la musique comme « poétique ». L’explication consistant à dire que
ces métaphores désignent une qualité qui distingue l’art du pseudo-art ne
manque pas de pertinence, et elle suffit à faire comprendre que l’esthétique de
chacun des deux arts – comme si elle avait atteint les limites de ses possibilités
internes – n’a fait qu’emprunter le nom de l’autre.
La différence dont il s’agit n’est pas une différence de degré entre des
œuvres réussies et des œuvres manquées, mais une différence de principe entre
littérature et non-littérature, ou entre musique et non-musique. (La dichotomie
établie par Benedetto Croce entre « poesia » et « non-poesia » constitue un analogon
exact de l’opposition faite par Robert Schumann entre musique « poétique »
et musique « prosaïque ».) Mais la question que ces métaphores, à défaut d’y
répondre, sont censées du moins rendre perceptible et laisser ouverte en tant
que problème, est sans aucun doute différente dans la théorie littéraire et dans
l’esthétique musicale. (La phrase de Schumann selon laquelle l’esthétique de l’un
de ces arts est celle de l’autre, à la seule différence du matériau, est « romantique »
au mauvais sens du terme, en ce qu’elle masque des différences essentielles.)
Des écrivains qui – comme K leist – s’enthousiasmaient pour
une poétique née de l’esprit de la musique, étaient fascinés par le fait que
celle-ci se présente en même temps comme langage des sentiments et comme
calcul rigoureux : comme expression de l’indicible, inaccessible aux mots
(Jean Paul, Hesperus, 1795), et comme objet d’une théorie harmonique dont on
était convaincu qu’elle avait un fondement mathématique (à tort ou à raison,
ce n’est pas ici la question). La coïncidence des extrêmes apparaissait comme
« miracle de l’art musical 85 » et en même temps comme élément démonique
(W. H. Wackenroder, Épanchements d’un moine ami des arts, 1797).

353
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

À l’inverse, le concept de musique « poétique » trouvait son fondement


dans le contexte d’une esthétique dont le problème central consistait dans la
justification d’une musique instrumentale autonome, « absolue » – affranchie de
textes, de programmes, d’intrigues liturgiques ou profanes, d’actions scéniques
et même d’affects conceptuellement définissables (L. Tieck, Fantaisies sur l’art,
1799 ; E. T. A. Hoffmann, recension de la 5e symphonie de Beethoven, 1810) : une
musique représentant d’elle-même un « discours sonore », au lieu de se contenter
d’accompagner ou d’illustrer le langage (Johann Mattheson, Le Maître de chapelle
accompli [Der vollkommene Capellmeister], 1739).
Il faut dire que le concept de « discours sonore » ou de « langage des
sons », malgré l’usage désinvolte qu’on en fait depuis deux décennies, n’est rien
moins qu’univoque et peut désigner un langage des sentiments, langage de
l’indicible, inaccessible aux mots, ou bien un langage qui exprime certes des
pensées, mais des pensées spécifiquement musicales. Et, si tant est que l’on ne
recule pas devant une simplification grossière de l’histoire des idées qui mène à
l’extrême limite de la correction historiographique, on pourrait caractériser la
théorie du langage des sentiments comme une esthétique de la sensibilité, l’idée
d’un discours sonore comme une esthétique classique et l’élévation de la musique
instrumentale « pure » et absolue dans la sphère du métaphysique comme une
esthétique romantique : la musique est capable « d’émouvoir » en ce qu’elle est
l’expression d’un cœur ému (C. P. E. Bach, Essai sur la vraie manière de jouer des
instruments à clavier [Versuch über die wahre Art das Clavier zu spielen], 1753) ; en tant
que « logique musicale », elle doit être comprise (Forkel, Sur la théorie de la musique
[Über die Theorie der Musik], 1777) ; et en tant que langage au-delà ou au-dessus
du langage articulé, elle peut être propice à un état « recueillement » esthético-
religieux (Wackenroder, Épanchements d’un moine ami des arts).
Le lieu commun qui affirme que la musique est « langage des
émotions » – idée teintée de religion artistique à la Wackenroder, laquelle partagea
avec d’autres sacralisations du profane le sort d’une inexorable trivialisation –,
était au centre de l’esthétique populaire du xixe siècle dont les vestiges perdurent
jusqu’à nos jours – à l’instar des restes de la couche sociale qui l’a portée : la
bourgeoisie cultivée. À l’opposé, l’esthétique musicale classique, qui partait de
l’idée d’une logique musicale et d’un discours sonore, n’a guère été reçue à sa juste

354
Langage parlé et langage sonore

mesure : Hanslick, qui la présenta sous sa forme éditorialement la plus efficace,


quoique polémique (Du Beau musical, 1854), fit scandale au lieu d’être reconnu
comme le théoricien de la tradition classique. À cause de quelques formulations
incisives, son interprétation fut ressentie comme destructrice.
La bourgeoisie cultivée, dont l’esthétique était inspirée, comme
on le disait, par le musée imaginaire des chefs-d’œuvre classiques et servait
en retour à fonder et à justifier l’établissement d’un répertoire fixe, chose
que le xviii e siècle ne connaissait pas encore, rejetait néanmoins le « savoir
académique » musical ; or si ce savoir n’est ni assimilé ni utilisé correctement,
la tradition classique demeure dans une très large part à proprement parler
inaccessible. (Cette ambivalence à l’égard de ce que Forkel nommait la « logique
musicale » et que Friedrich Schlegel comparait à une méditation philosophique,
trouve un exemple caractéristique dans le fait étrange que Schumann qualifia
de pure « dissection » anatomique sa propre analyse détaillée de la structure de
la Symphonie fantastique de Berlioz, la soupçonnant donc d’être quelque chose
d’étranger à l’art véritable ; si bien que l’on ne sait pas ce que l’on doit considérer
comme décisif : cette métaphore rebutante, ou bien le fait que Schumann a
malgré tout écrit et publié cette analyse.)
Au xix e siècle, le classicisme musical fut reçu sous le signe de
l’esthétique romantique – ou de celle de la sensibilité –, l’esthétique de
Wackenroder, de Tieck et de Hoffmann, et ce malgré l’existence de catégories
fondant l’esthétique musicale classique, il est vrai éparses et peu développées. Et
la reconstitution de ce qui est ainsi resté fragmentaire et à demi latent est plus
urgente, en termes historiographiques, que la simple répétition de ce qui est
d’ores et déjà populaire et usé du fait même de sa popularité ; dans cette mesure,
il est sans doute justifié de mettre au premier plan le concept de « pensée
musicale » <musikalischer Gedanke> comme catégorie centrale de l’interprétation
classique du caractère langagier de la musique – plutôt que la catégorie du
« sentiment sonore » <tönendes Gefühl> (F. Th. Vischer) qui constituait encore
le centre de l’esthétique chez Riemann, alors même qu’en tant que théoricien,
celui-ci postulait l’existence d’une « logique musicale ».

355
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

Dans la théorie du langage sonore dont Hanslick brosse les contours


en 1854, le caractère langagier de la musique apparaît comme le rapport entre
des « pensées » exprimées par des sons, et des « phrases » dans lesquelles elles
prennent formes.
Dans la musique, il y a bien un sens et une logique, mais de nature musicale ; elle
est un langage, que nous pouvons parler et comprendre, mais qu’il nous est impos-
sible de traduire. Une connaissance profonde est à l’œuvre dans l’emploi du mot
« pensées » à propos d’œuvres musicales : un jugement exercé distingue facilement,
là comme dans l’ordre du discours, ce qui est pensée véritable et ce qui n’est que lieu
commun. De la même façon, nous reconnaissons le caractère rationnellement clos
d’un groupe sonore en l’appelant « phrase » 86 .

Dans la structure périodique simple décrite par Riemann comme le


« schéma fondamental normatif » de la syntaxe musicale, le « caractère rationnel-
lement clos » résulte, d’une part, d’une analogie de motifs des débuts de demi-phrases
et, d’autre part, de la complémentarité harmonique des conclusions de demi-
phrases. Et les relations aussi bien motiviques qu’harmoniques ressortissent au
concept de « logique musicale », qui s’explique et se justifie plus aisément dans le
cas de structures harmoniques que dans le cas de structures diasthématiques et
rythmiques. Qu’il faille distinguer un accord en tant que phénomène sonore de la
fonction harmonique qu’il remplit au sein d’une tonalité, voilà qui tombe immédia-
tement sous le sens : la différence entre ce qui est acoustiquement présent et ce qui
est représenté musicalement est évidente. Cependant, la séparation entre une face
externe, perceptible, et une face interne, logique, de la mélodie, séparation que Koch
entreprit d’établir en 1787 dans le deuxième volume de son Essai de manuel de compo-
sition [Versuch einer Anleitung zur Composition], était une entreprise émaillée de
difficultés qui exposaient cette séparation au soupçon de n’être que métaphorique.
Koch compare sous « le point de vue logique » les deux phrases d’une
période musicale avec un sujet et un prédicat :
L’idée principale contenue dans les deux premières mesures de celle-ci, ou son
sujet [reçoit] des deux mesures suivantes, ou prédicat, une certaine direction, une
certaine détermination. Que l’on tente donc, si l’on trouve cela trop subtil ou trop

356
Langage parlé et langage sonore

spécieux, de former autrement, de diverses manières, les deux dernières mesures,


c’est-à-dire de lier d’autres prédicats au sujet.

La description de Koch, si elle ne rend pas justice aux termes de « sujet » et de


« prédicat », signifie au moins que, dans la mesure où le sens du début dépend de
la continuation, il existe une composante invariable de la première phrase – la
forme sonore – qui peut se différencier d’une composante variable – la signifi-
cation musicale. Ainsi la mélodie elle-même, de même que l’harmonie, possède
« deux niveaux » : le sens d’une phrase dépend autant du contexte motivique que
la fonction harmonique d’un accord dépend de la cohérence tonale.
Le fait qu’il soit possible de transposer la différence entre la forme
sonore de l’énoncé et sa signification, et que cela suffise à justifier le terme de
« langage sonore », n’est pas aussi assuré que ne le pensait Koch. Et la question
de savoir si cette possibilité est suffisante ou non ne peut probablement pas
être tranchée ni rendue plausible de façon systématique, dans la généralité,
mais seulement historiquement, au cas par cas – par rapport à une certaine
conception du langage et au degré d’évolution correspondant de la pensée
musicale comprise comme pensée « en » musique.
C’est dans le concept de forme développé par Hanslick, catégorie
centrale de son esthétique, que l’on peut lire la direction dans laquelle chercher
les prémisses de philosophie du langage qui sous-tendent l’idée de langage
sonore. L’exposé que fait Hanslick est vague et ambigu : il permet, d’une part,
l’interprétation simple selon laquelle la forme est la forme sous laquelle apparaît
ou s’exprime une idée ; et, d’autre part, cette conception de la forme rappelle
la catégorie scholastique de « forma formans », de la forme qui crée à partir
d’elle-même. L’accentuation décisive de l’activité de l’esprit, activité qui prend
forme dans le phénomène sonore, est cependant essentielle.
Le concept de « forme » trouve dans la musique une concrétisation tout à fait singu-
lière. Les formes qui s’élaborent à partir de sons, ne sont pas vides, mais bel et bien
remplies ; elles ne sont pas les lignes délimitant un vide mais l’esprit qui se donne
forme à partir de lui-même. […] La composition est un travail de l’esprit sur un
matériau propre à l’esprit 87.

357
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

La possibilité de parler d’idées musicales exprimées dans un langage


musical présuppose d’une part, en termes d’histoire des idées, une théorie du
langage qui mette l’accent sur la forme des énoncés linguistiques plutôt que sur
leur référence à un objet extérieur ; d’autre part, une telle possibilité était rendue
prévisible par l’apparition de procédés compositionnels qui suggéraient, voire
exigeaient une différenciation entre les idées musicales et les formes sonores sous
lesquelles elles apparaissent. En d’autres termes, dans la corrélation entre l’objet
auquel se réfère une idée, l’idée elle-même et la forme sonore de l’énoncé dans
laquelle elle prend forme, la référence extérieure, que ne connaît pas la musique,
devait d’une part passer à l’arrière-plan, et d’autre part la différence entre forme
sonore et signification, certes possible en musique, mais qui ne va pas de soi à
toutes les époques, devait devenir déterminante pour la pensée musicale.
Dans le traité de Wilhelm von Humboldt sur La Différence de
construction du langage dans l’humanité [Über die Verschiedenheiten des menschlichen
Sprachbaues], probablement écrit à la fin des années 1820, au chapitre « De la
nature du langage » il est exclusivement question des interactions réciproques
entre pensée et « système sonore » (le système des phonèmes), non de l’objet des
énoncés linguistiques. Et le paragraphe fondamental ne contient pas une seule
phrase qui ne soit transposable telle quelle au langage sonore :
Le langage est l’organe qui donne forme au contenu de la pensée. L’activité intellec-
tuelle qui circule de manière purement spirituelle, intérieure ou pratiquement sans
laisser de traces, doit au son d’acquérir dans la parole une existence extérieure et
perceptible pour les sens, et à l’écriture un corps durable. Ce qui est produit de cette
façon, ce sont toutes les sortes de paroles prononcées et écrites, mais le langage est
le concept qui résume les sons effectivement et potentiellement produits de cette
manière par l’activité intellectuelle […] C’est pourquoi l’activité intellectuelle ne
peut faire avec le langage qu’une seule et même réalité indissoluble ; on ne peut
même pas voir simplement dans le premier ce qui génère, et dans le second ce qui
est généré. Car bien que toute parole prononcée soit certes toujours une production
de l’esprit, elle n’en est pas moins déterminée par les sons et les lois du langage,
puisqu’elle appartient au langage déjà existant auparavant, en dehors de l’activité
de l’esprit ; et, du fait que cette parole repasse immédiatement dans le langage en
général, elle agit en retour sur l’esprit en le déterminant 88 .

358
Langage parlé et langage sonore

Il est inutile de dire qu’il serait absurde de faire entièrement


abstraction de la référence à un objet extérieur dans le cas du langage parlé.
Toutefois, une théorie du langage pour laquelle l’objet de l’énoncé linguistique
n’est pas donné avant toute langue mais n’est formé et construit qu’au travers de
la langue – en tant qu’unité de l’« activité intellectuelle » et du « système sonore » –,
est plus utilisable en esthétique musicale qu’une conception qui donne le primat
à la référence à l’objet extérieur et dans laquelle le langage apparaît comme la
simple reproduction d’une structure du monde préexistante.
Si le langage sonore ne correspond donc pas exactement ni complètement
au langage parlé, il n’en est pas moins, selon les prémisses de l’époque classique,
analogue à lui dans une mesure suffisante et qui justifie le « caractère langagier »
de la musique, si l’on met l’accent, dans le cas du langage parlé, sur la relative
autonomie de la forme linguistique vis-à-vis du monde des objets extérieurs – c’est-
à-dire sur la différence entre le monde des expériences et celui des idées, qui sont
exprimés et constitués par des langues différentes les unes des autres – et dans la
mesure où, d’autre part, on réussit à prouver dans le cas de la musique la différence
possible et les interactions réciproques entre « activité intellectuelle » et « système
sonore », telles que Humboldt les voyait comme constitutives du langage et telles
que Hanslick pensait les reconnaître dans la musique sans toutefois entreprendre,
il est vrai, de démontrer analytiquement son hypothèse.

Par idée musicale, on n’entend en général, sans surcharger le terme de


réflexions esthétiques, rien d’autre qu’un thème qui forme l’objet ou le point de
départ d’un travail motivique ou thématique ou de variations qui le développent.
Cependant, le concept de « thème » est plus trompeur qu’il n’y paraît dans l’usage
courant de la théorie musicale ; et c’est au plus tard quand on tente de définir
le substrat qui sert de base au travail motivico-thématique – ou à la variation
développante, comme Schoenberg nommait ce procédé – que l’on se rend compte
que ce n’est pas une précision superflue que de distinguer la forme sonore d’un
thème de l’idée musicale qui se trouve derrière, et donc de distinguer dans le
terme une composante réelle et une composante intentionnelle.

359
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

Les analyses musicales, formelles et structurelles, qui mettent


en regard un thème ou un motif et ses variations, et interprètent le processus
thématique comme un développement, reposent sur la prémisse en apparence
anodine, mais en réalité problématique, selon laquelle la forme fondamentale qui
se trouve au début, possède une priorité de principe sur ses variantes postérieures.
Si l’on prend au mot le concept de développement, il signifie qu’il existe une
concordance entre distance temporelle et écart substantiel. Et les symboles par
lesquels on note les variantes (a1 a2 a3 a 4) suggèrent, par l’absence de différenciation
entre l’ordre chronologique et l’ordre logique, une telle convergence. L’implication
selon laquelle ce qui vient plus tôt est en même temps ce qui est objectivement le
plus proche, n’est toutefois rien moins qu’évidente. Et ce n’est pas parce que la
musique est un processus inscrit dans le temps qu’il ne faut considérer comme
possible que les relations qui suivent le schéma simpliste selon lequel le deuxième
résulte du premier, et le troisième du deuxième : l’effort de mémoire nécessaire
pour reconnaître dans ce qui est chronologiquement tardif une chose logiquement
antérieure est faible ou du moins raisonnable. La variante a2 peut tout à fait, bien
qu’elle précède a3, être la plus éloignée en termes de contenu.
En outre, la « véritable » version d’une idée musicale ne se trouve pas
toujours à la première place, et dans certaines œuvres – comme dans le premier
mouvement de la sonate en ré mineur, opus 31 no 2, de Beethoven – il est douteux qu’il
existe une manifestation « véritable » de la pensée qui fonctionne comme « forme de
référence » des autres. (« Forme de référence » <Bezugsgestalt> est l’interprétation du
concept de thème que propose l’encyclopédie Die Musik in Geschichte und Gegenwart :
interprétation qui correspond à l’usage dominant du terme, mais pas toujours à la
réalité musicale.) Il est tout à fait possible que la « figure primitive » n’apparaisse
qu’à la fin, ou que les différentes figures sous lesquelles se présente une idée
musicale « n’aient d’autre parenté que celle que chacune a avec chaque autre » (pour
citer la définition donnée par Schoenberg de la série de douze sons et pour laisser
ainsi entendre que la pensée musicale qui sous-tend la dodécaphonie était déjà
préfigurée dans le domaine des processus thématico-motiviques 89).
Mais si l’on présuppose que la formulation dans laquelle apparaît un
thème n’a nul besoin d’être la formulation primaire ou centrale, et que quelquefois
il n’existe pas de formulation primaire ou centrale, on ne peut faire autrement

360
Langage parlé et langage sonore

que de concevoir les structures thématiques – de même que les structures


harmoniques – comme des structures « à deux niveaux ». Il est nécessaire que
la figure sonore fixée par la partition soit distincte de l’idée musicale qui ne se
résout pas dans le phénomène acoustique et ne peut quelquefois être définie que
comme le modèle commun de plusieurs manifestations ou variantes. (Lorsque
la structure thématique n’est pas présente dans une forme fondamentale, mais
uniquement dans des formes changeantes, on a affaire à un cas particulier qui
montre le fait général avec d’autant plus de netteté.)
C’est pourquoi, dès lors que l’on distingue figure sonore et idée
musicale, il demeure, en plus du type de processus thématique que désigne le
terme de « développement », les quatre possibilités suivantes :
1. il est possible que l’ordre logique diffère de l’ordre chronologique, et que
donc la variante substantiellement la plus proche soit la plus éloignée dans le
temps, ou inversement (ce qui oblige l’analyse musicale à utiliser un double
système de notation) ;
2. il est possible que la « véritable » forme d’un thème ne se trouve pas au début,
mais naisse progressivement, au cours du morceau ;
3. il est possible qu’il n’existe pas du tout de manifestation primaire de l’idée
musicale, qui représente la « forme de référence » de variantes postérieures, et
qu’à sa place ce soit un réseau de phénomènes qui n’ont « d’autre parenté que
celle que chacun a avec chaque autre » – de « variations sans thème », en quelque
sorte – qui détermine la forme musicale ;
4. il est possible que des motifs qui ont été exposés tout d’abord indépendamment
les uns des autres et sans lien apparent entre eux, se révèlent ensuite, après
adaptation ultérieure des uns aux autres, être les composants d’une seule et
même configuration thématique.
La distinction opérée entre forme sonore et idée musicale constitue
donc un corrélat de la différence entre ordre logique et chronologique, qui fait
partie des particularités des édifices linguistiques complexes : il n’est pas rare
que la succession des parties de la structure logique profonde des phrases ou
des complexes de phrases soit partiellement modifiée, voire inversée, dans la
structure de surface. Et le fait que l’on puisse affirmer la même chose des rapports
de motifs dans la musique instrumentale depuis le xviiie siècle est peut-être la

361
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

justification la plus pertinente de l’habitude de désigner la musique comme


langage sonore, qui exprime certes des pensées, « mais des pensées musicales ».

LA « COMPRÉHENSION » DE LA MUSIQUE
ET LA LANGUE DE L’ANALYSE MUSICALE
1

Dans le « Fragment sur les rapports entre musique et langage », qui


ouvre le volume Quasi una fantasia, Theodor W. Adorno écrit : « Interpréter
le langage, c’est le comprendre ; interpréter la musique, c’est la jouer <Musik
machen> 90 . » Il serait absurde de prêter à Adorno l’intention de privilégier
le simple « faire » de la musique au détriment d’une réf lexion qui cherche à
pénétrer une œuvre pour la comprendre. La phrase envisage bien plutôt une
« exécution » de la musique qui aille au-delà d’une « compréhension » conçue
en analogie avec celle du langage plutôt que de rester à la traîne par rapport
à celle-ci. « On nomme “interprétation”, en musique, l’exécution qui, globa-
lement, conserve la similitude avec le langage, tout en gommant dans le détail
tout ce qui présenterait cette similitude. »
Il est certes précaire de différencier la « compréhension » langagière
de l’« exécution » musicale. Aussi longtemps que la compréhension ne se
heurte pas dans la conversation à des obstacles qui l’interrompent, même la
« compréhension » de la langue est d’abord une « exécution » irréf léchie ;
on « comprend » une langue – pour parler avec Wittgenstein – lorsqu’on
s’approprie un « jeu de langage » comme un fragment de « forme de vie » 91 . (Pour
parodier Adorno : comprendre une langue, c’est en faire usage.) À l’opposé, la
« compréhension » réf lexive, celle qu’un herméneute a à l’esprit lorsqu’il parle
de « comprendre un texte », suppose une distance intérieure vis-à-vis de ce
qui a été dit ou écrit et que l’auditeur ou le lecteur ne peut plus s’approprier
immédiatement, par un accès direct, mais doit se rendre compréhensible
pour ainsi dire par le biais d’une « traduction ». La compréhension
mutuelle, entendue comme simple « exécution », se transforme alors en une

362
La « compréhension » de la musique et la langue de l’analyse musicale

« interprétation » qui constitue un « art » – art dont la doctrine artistique est


l’herméneutique. La compréhension primaire, « naturelle », se trouve remplacée
par une compréhension secondaire, « artificielle ».
La distinction entre « exécution » et « interprétation », qui fait éclater
le concept de compréhension en un concept double, n’est pas moins pertinente
dans la musique que dans le langage. La compréhension de la musique, qu’on
l’écoute ou qu’on la joue, est au départ une exécution irréf léchie. On ne se rend
compte de rien, mais on s’attarde pour ainsi dire dans des relations sonores qui
– tout comme un « jeu de langage » – constituent un fragment de « forme de vie ».
« Comprendre » signifie cependant : « comprendre quelque chose
comme étant quelque chose ». Et le « quelque chose » « comme » lequel la musique
doit être « comprise », semble se dérober à toute tentative de mettre la main
sur lui. On peut même douter du fait qu’il y ait un sens quelconque à parler de
« compréhension » dans le cas d’un art sans concepts ni objet comme l’est la
musique instrumentale (sans programme).
Ce que l’on entend dans le langage quotidien par l’expression
« comprendre la musique », se manifeste moins par une analyse « sémantique »
que par une analyse « pragmatique », c’est-à-dire par la description des situations
dans lesquelles on parle de « comprendre la musique ». Dans le langage courant,
dans le cadre de la relation exécutant-auditeur, ou enseignant-élève, lorsqu’on
dit qu’un morceau de musique a été ou n’a pas été compris (par l’exécutant ou
par l’auditeur), on ne veut en général rien dire d’autre que le fait que l’on a saisi
ou rendu de façon adéquate quelque chose qui n’est pas noté, ou du moins pas
précisément noté. Si l’on tombe d’accord sur le fait le tempo choisi pour la pièce
était adapté, que la division en phrases et en périodes apparaissait clairement,
que la voix principale se détachait nettement des voix secondaires, et que les
allongements agogiques ainsi que les accents rhétoriques n’étaient ni négligés
ni exagérés, alors la musique est considérée comme « comprise », sans qu’une
déclaration verbale ait été nécessaire quant à son « sens ». Le prédicat « compris »
exprime que règne le consensus à propos de la manière de rendre ce qui n’est
pas dans la partition. Ce n’est que lorsque le consensus est perturbé ou brisé
– en cela, le rapport entre exécutant et auditeur est tout à fait comparable à la
situation de conversation dans laquelle on peut observer le fonctionnement du

363
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

langage – qu’il faut compléter et soutenir la « compréhension » pour laquelle


jusque-là suffisait une « exécution », par une « compréhension » qui s’appuie sur
une « interprétation » (verbale).
La formule en apparence confuse (ou bien vide de sens) selon laquelle
la musique – plus précisément : la musique « absolue » – « ne signifie rien d’autre
qu’elle-même », implique, d’une part, que le processus sonore, l’évènement
acoustique, au lieu de s’épuiser en lui-même, possède ou exprime une quelconque
« signification », et que dans la musique on peut faire la distinction entre ce qui
est présent et ce qui est représenté ; mais cette formule dit également, d’autre
part, que la « signification » est une signification musicale et non extramusicale.
Entendre une progression d’accords comme un enchaînement tonique/
sous-dominante/dominante/tonique est, pour parler avec Carl Stumpf 92, « une
affaire de conceptualisation et de pensée qui établit des relations », et c’est une
façon de parler qui n’est absolument pas métaphorique, mais bien adéquate à la
réalité, que de parler d’une « compréhension » musicale, par laquelle « quelque
chose » – le donné acoustique, physiquement mesurable – est saisi « comme étant
quelque chose » – une cadence fonctionnelle. Pour « comprendre » les rapports
fonctionnels tonaux, un auditeur n’a pas besoin de connaître les noms donnés
aux significations des accords ni le fragment de théorie que ces dénominations
impliquent : la capacité à faire la différence entre des formations régulières
et agrammaticales ne suppose en aucune façon une conscience des catégories
syntaxiques. Si difficile que soit la détermination précise de ce que veut dire
l’expression « signification d’accords », et si fondée que soit la méfiance envers
le concept d’« esprit objectivé 93 », il est très probable qu’il ne s’agit ni d’une
simple théorie « à propos » de la chose, accessible aux seuls « initiés », ni d’une
accoutumance à des formules devenues habituelles que l’on pourrait échanger
contre n’importe quelles autres – rendues tout aussi plausibles par un usage
suffisamment long. Les « significations » sont, d’une part, issues de possibilités
(et non de contraintes) qui résident dans la « nature de la chose » et, d’autre part,
constituées historiquement, par une tradition.
La langue courante, qui conçoit comme « compréhension » de
la musique le fait de saisir ou de rendre adéquatement ce qui n’est pas noté,
manque de précision mais n’en est pas moins sensée : elle manque de précision,

364
La « compréhension » de la musique et la langue de l’analyse musicale

parce que dans la catégorie de « ce qui n’est pas noté », elle jette pêle-mêle des
données acoustiquement saisissables, « réelles », tels des allongements agogiques
et des accents rhétoriques, et des éléments « non réels », « intentionnels », comme
les fonctions sonores et harmoniques ; elle est néanmoins sensée parce que
dans le cas des petites différences effectuées lors de l’exécution comme dans
celui des fonctions sonores et harmoniques, il s’agit là de caractéristiques
sur lesquelles repose l’impression que la musique est « similaire au langage ».
La « compréhension » de « ce qui n’est pas noté » apparaît ainsi comme une
« compréhension » de la musique en tant que « langage sonore ».

On a si souvent usé et abusé du topos selon lequel la musique est


un langage, que l’agacement avec lequel certains esthéticiens ont tendance à
l’écarter d’un revers de main, comme ils le feraient d’une erreur, paraît tout
à fait compréhensible. Cependant, la ténacité avec laquelle ce topos a survécu
à toutes les attaques dont il a fait l’objet peut être considérée comme un signe
– sinon comme une preuve – du fait qu’il remplit une fonction dans laquelle on
aurait peine à le remplacer. Il est caractéristique que Hanslick repousse cette
métaphore comme prêtant à confusion 94 sans pouvoir pour autant se passer
d’elle 95, si bien qu’il a pu être cité par H. H. Eggebrecht comme un défenseur du
concept de « langage sonore », et par G. Mayer comme son adversaire 96 .
Il est vrai que les déclarations divergentes de Hanslick n’ont pas
toutes le même poids. L’argument qu’il oppose à l’analogie de la musique et du
langage a moins d’importance que la compréhension de leurs affinités, qu’il a
atteinte auparavant dans le traité Du Beau musical. « Mais la différence essentielle
et capitale est la suivante : dans le langage, le son n’est qu’un signe, à savoir un
moyen en vue d’exprimer quelque chose de parfaitement étranger à ce moyen,
tandis que dans la musique, le son est la chose même, il est à lui-même son propre
but 97. » Cette affirmation est inattaquable tant qu’elle ne vise rien d’autre que le
lieu commun qui veut que la musique – la musique « absolue » – soit un art sans
concept ni objet. Elle est toutefois erronée si elle veut dire que dans la musique il
n’existe pas de distinction entre ce qui est présent et ce qui est représenté – entre

365
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

le donné acoustique et sa signification musicale. Hanslick parle du « son » comme


s’il avait oublié la conclusion à laquelle il était arrivé lui-même, à savoir que dans
le cas du langage, ce mot ne qualifie que le matériau phonétique, mais que dans
le cas de la musique il désigne tant la composante « réelle » que la composante
« intentionnelle » – tant ce qui se fait entendre que sa fonction (musicale).
Il est indéniable que le fait que la musique n’ait pas d’objet réduit
sa similitude avec le langage, si bien que l’on ne peut parler que d’une analogie
partielle. (La doctrine de la nouvelle école allemande, telle que Wagner la
formule avec le plus de netteté en 1857 dans sa lettre ouverte « Sur les poèmes
symphoniques de Franz Liszt » [« Über Franz Liszts symphonische Dichtungen »],
est en premier lieu une théorie de la musique vocale et à programme, si bien que
la divergence des opinions est en partie fondée dans les objets auxquels elles
se réfèrent.) Si l’on suppose toutefois qu’il suffit qu’une distinction entre ce
qui est présent et ce qui est représenté se manifeste de façon constante (et non
sporadique) pour justifier la caractérisation de la musique comme « langage »
– et quiconque contesterait cette supposition serait contraint d’exclure du
concept de « langage » une poésie qui serait sans objet sans que les mots perdent
pour autant leur « signification » –, alors le terme de « langage sonore » n’est en
aucun cas la métaphore vague dont on l’a souvent taxé, mais au contraire une
description pertinente du fait réel que la musique, à l’instar du langage ou « en
tant que » langage, est « composée de plusieurs niveaux » : que le « matériau »
sonore, le donné acoustique, exprime un « sens ». Hanslick a même parlé, tout
comme plus tard Schoenberg, de « pensées musicales » :
Dans la musique, il y a bien un sens et une logique, mais de nature musicale ; elle est
un langage, que nous pouvons parler et comprendre, mais qu’il nous est impossible de
traduire. Une connaissance profonde est à l’œuvre dans l’emploi du mot « pensées » à
propos d’œuvres musicales : un jugement exercé distingue facilement, là comme dans
l’ordre du discours, ce qui est pensée véritable et ce qui n’est que lieu commun 98 .

Le caractère intraduisible de la musique, l’impossibilité de séparer le sens musical


de la formulation par laquelle il est exprimé, signifie certes une restriction, mais
pas une abolition de son caractère langagier. (Il n’est pas nécessaire que la totalité
des caractéristiques constitutives d’un concept soient données dans tous les objets
qui ressortissent à ce concept – pour citer Ludwig Wittgenstein 99 :

366
La « compréhension » de la musique et la langue de l’analyse musicale

Au lieu d’indiquer un trait commun à toutes les choses que nous appelons langage,
je dis que ces phénomènes n’ont rien de commun qui justifie que nous employions le
même mot pour tous – mais qu’ils sont tous apparentés les uns aux autres de bien des
façons différentes. Et c’est en raison de cette parenté, ou de ces parentés, que nous
les appelons tous « langages ».)

La similarité de la musique avec le langage, qui permet de parler


d’une parenté entre musique et langage, ou de parler de la musique « comme »
d’un « langage », doit être conçue au premier chef comme un phénomène histo-
rique – comme le résultat d’une évolution dans laquelle la musique était au
départ liée au langage, avant d’apparaître elle-même comme langage.
L’objection de Hanslick, selon laquelle « lorsque l’on traite de la
spécificité d’un art, les différences [par rapport à un domaine voisin] sont
plus importantes que les ressemblances 100 », est fragile dans la mesure où
elle amalgame une tautologie et une erreur : la tautologie qui veut que des
« différences » apparaissent lorsqu’on décrit la « spécificité » d’une chose ;
l’erreur qui veut que les caractéristiques qui différencient un art des autres
soient par principe les caractéristiques décisives qui constituent son essence.
(Hegel, contre lequel Hanslick polémique sans le dire, avait affirmé le
contraire.) La thèse de Hanslick est discutable pour des raisons historiques :
elle contredit la tendance à l’évolution au cours de l’histoire. L’« émancipation
de la musique instrumentale », dont l’esthétique de la musique « absolue » est
le ref let théorique chez Hanslick (l’« esthétique viciée du sentiment », qu’il
combattait, était au premier chef une esthétique de la musique vocale, de l’opéra
et du lied), ne signifiait justement pas que la musique se retirait en elle-même
en tant que « formes sonores en mouvement », mais qu’elle pouvait se séparer
du langage sans que son caractère artistique et ses prétentions esthétiques en
soient amoindris, parce qu’elle-même était devenue un langage qui représentait
des « rapports de sens » au lieu de se présenter simplement comme un « bruit
agréable » (pour rappeler le préjugé de l’esthétique du xviiie siècle à l’encontre de
la musique instrumentale). C’est la « spécificité » de la musique, et même de la
musique « absolue », que de n’être pas « spécifiquement » musicale dans certaines
de ses caractéristiques décisives.

367
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

Salle de concert de Cincinnati, 1896.


La conception de la « religion de l’art », comme on l’appelait depuis Schleiermacher, s’exprime
incontestablement dans le fait qu’une salle de concert, aux proportions fixées selon des critères
d’acoustique, puisse se présenter de l’extérieur comme une église – quoique avec des tours curieu-
sement basses, comme si on avait tenu compte de leur absence de fonction. Et vers la fin du siècle,
la mode de revêtir de pompeux atours les bâtiments ordinaires – gares, casernes ou prisons – était
elle-même devenue si courante qu’une salle de concert dissimulée sous une apparence gothique
pouvait faire songer à une gare.

Le langage « en tant que » quoi apparaît la musique n’est pas


indépendant du langage « par lequel » on parle de la musique. (En dépit du mépris
où certains praticiens tiennent la théorie et l’esthétique « qui boitillent derrière
l’art », les écrits sur la musique sont sans aucun doute non seulement un document
sur l’histoire de la musique, mais aussi une partie de cette histoire.) C’est
pourquoi l’une des façons d’accéder au « langage » de la musique est une analyse
de la langue des textes qui lui sont consacrés.

368
La « compréhension » de la musique et la langue de l’analyse musicale

La langue n’est pas seulement une collection de noms pour désigner


des choses et les qualités des choses, mais un système de signes dont les rapports
grammaticaux visent à correspondre aux rapports dans l’ordre des objets – à
une structure des relations dans la chose elle-même. Les différences et les
liaisons entre les signes linguistiques se comprennent comme les corrélats de
différences et de liaisons entre les objets et les caractéristiques désignés.
Si l’on étudie la langue des analyses musicales du point de vue de la
correspondance voulue mais pas toujours atteinte entre structure des objets
et structure grammaticale, on voit apparaître comme leur caractéristique la
plus frappante une substantivation dont on ne sait pas avec certitude si, et dans
quelle mesure, elle a son fondement dans la chose même, ou si elle repose sur un
« ensorcellement par le langage 101 ». Dans l’analyse que propose Walter Riezler 102
du premier mouvement de la Symphonie héroïque de Beethoven, description
parfaitement sobre et sans outrances pseudo-poétiques, le sujet grammatical,
dont la musique constitue à chaque fois l’« activité », change quasiment d’une
phrase à l’autre. Le sujet est ou bien le compositeur (qui « pose » un thème ou
« clôt » une phrase) ou l’auditeur (qui « se trouve » dans une tonalité), ou bien
la musique en général (qui « se fraie un chemin dans un passage étroit ») ou un
instrument (qui « expose » une mélodie), un thème (qui « revient » toujours sur
la même note) ou un intervalle (qui « tourne autour » d’une note centrale). Si l’on
prend au mot la description, la symphonie se présente alors alternativement
comme l’œuvre du compositeur, comme des évènements dans le cours desquels
l’auditeur se projette mentalement, comme la production d’instrumentistes,
comme un processus qui se développe à partir de lui-même, ou comme un
« drame » dont les acteurs sont les thèmes et motifs.
Cependant, cette description ne se veut certainement pas une
invitation à changer continuellement de point de vue pendant l’écoute de la
Symphonie héroïque. Au contraire, l’analyse pourrait être formulée autrement
sans perdre sa substance : il semble indifférent que le sujet de la phrase qui décrit
une réalité soit l’instrument qui expose un thème ou bien le thème lui-même.
Et parfois les points de vue esthétiques que suggère la langue de Riezler sans
toutefois véritablement les signifier, vont jusqu’à s’exclure mutuellement : il
est difficile de concevoir la musique à la fois comme l’œuvre du compositeur

369
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

et comme un processus qui se développe à partir de lui-même. (Le fait qu’elle


« soit » l’œuvre d’un compositeur ne veut pas dire qu’elle doive être toujours
présente comme telle dans la conscience esthétique, mais que toujours l’origine
est une composante partielle du présent esthétique.) La structure grammaticale
de l’analyse n’est donc pas, comme le montre l’étude la plus superficielle, un
corrélat de la forme esthétique dans laquelle une œuvre se présente comme objet
d’une perception musicale, mais le résultat d’une compulsion à substantiver, qui
provient de la langue elle-même, et d’une compulsion à faire alterner les formes
de substantivation, qui provient des règles stylistiques humanistes.
Dans l’expérience première de la musique, que l’on peut rendre
accessible en ôtant une par une les couches de la perception musicale qui sont liées
au langage, il semble que soit absente la relation sujet-prédicat, laquelle provient
de la structure grammaticale du discours sur la musique. La langue dans laquelle
les analyses musicales sont formulées masque le fait que la musique apparaît
en premier lieu comme un processus sans sujet ; la substantivation est une
transformation de la façon première dont se présentent les phénomènes sonores.
(Dans la description de Riezler, l’alternance des formes de substantivation, dont
pourtant le caractère arbitraire est probablement évident, ne gène pas le lecteur
et passe inaperçue, ce qui montre bien que la substantivation est ressentie comme
« impropre » et n’est donc pas prise au pied de la lettre.)
Il serait toutefois exagéré de se contenter de parler d’« ensorcellement
par le langage ». Une transformation comme celle que subit la perception
musicale sous l’inf luence de facteurs réf lexifs liés à la langue, n’est pas
nécessairement une falsification ou une déformation. Et si un certain type
d’expérience musicale semble bel et bien être premier et manifeste dès l’abord,
cela ne signifie absolument pas qu’il soit le seul à être adéquat et esthétiquement
légitime. Croire que le dernier mot doit revenir à ce qui est originel est un
préjugé qui ressortit moins à la nature de la chose qu’à un « malaise dans la
culture » qui, au xx e siècle, a atteint même la philosophie académique.
La substantivation de la musique, bien qu’elle contraste avec
l’expérience première et immédiate, est esthétiquement parlant à prendre tout à
fait au sérieux. (Et ce n’est pas le recours à la relation sujet-prédicat comme telle,
mais son usage irréf léchi et arbitraire que l’on pourrait reprocher à la langue des

370
La « compréhension » de la musique et la langue de l’analyse musicale

analyses musicales.) Les points de vue esthétiques suggérés par les formulations
de Riezler déjà citées sont toutes fondés sur des expériences musicales : des
expériences sinon « originelles », du moins forgées par l’histoire.
Il est parfaitement compréhensible que l’idée d’un compositeur vu
comme sujet agissant s’insinue dans la contemplation esthétique, et c’est même
inévitable dans le cas de mouvements symphoniques dont le déroulement
semble mû moins par lui-même que par des interventions « du dehors », des
impulsions toujours nouvelles. Et dans le cas d’œuvres dont la cohésion interne
est basée sur le travail thématique et la « variation développante », l’habitude de
parler de « l’histoire d’un thème », comme s’il s’agissait du développement d’un
caractère – habitude que des compositeurs comme Arnold Schoenberg partagent
avec des esthéticiens comme August Halm – s’impose de façon si naturelle que
l’évitement de cette métaphore semblerait plus artificiel que son utilisation.
La substantivation, tant qu’elle sert à désigner des expériences comme celle
du compositeur qui « intervient » ou du thème qui « se développe », n’est donc
absolument pas « impropre », mais bel et bien adéquate.
Elle est l’expression d’une modification historique profonde de la
musique à la fin du xviiie siècle : modification qui n’a certes pas sa source dans la
langue dans laquelle on réfléchissait sur la musique et dans laquelle on en parlait,
mais qui a sans doute été influencée par elle. Tout d’abord, le remplacement du
« style d’une teneur 103 » du baroque tardif par une phrase musicale « discontinue »,
dont le cours est soumis à de constantes « interventions » 104, puis « l’émancipation »
de la musique instrumentale et le début d’une « époque des processus
thématiques » (K. H. Wörner), de même enfin que la naissance d’une littérature
esthético-analytique qui tente d’expliciter la « pensée » contenue dans la musique
(le terme de « logique musicale » est forgé par Forkel en 1788), sont des aspects
différents du même processus. La substantivation secondaire de la représentation
esthétique, qui transforme le mode de perception originel – substantivation qui
est la condition de formulations analytiques dont la structure grammaticale soit
fondée, au moins en partie, dans la chose même et qui ne soient pas le simple
véhicule d’un « ensorcellement par le langage » – apparaît comme le corrélat d’une
musique instrumentale « émancipée » d’où semble parler un sujet et qui peut être
comprise par ailleurs comme « histoire », voire comme « drame » des thèmes, étant

371
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

parvenue à se séparer du langage articulé sans perte de sa valeur esthétique, parce


qu’elle était devenue elle-même similaire au langage.
Le changement constant des substantivations, qui rendait la structure
grammaticale de l’analyse de Riezler inadéquate à son objet et la faisait reconnaître
comme « impropre », apparaît comme une faute à éviter dès lors qu’il faut – certes
pas toujours, mais parfois – prendre esthétiquement au pied de la lettre la
relation sujet-prédicat. Ce n’est toutefois pas un hasard ou le simple résultat d’une
négligence, mais bien plutôt l’expression d’une difficulté insoluble : difficulté qui
fait que des idées qui s’excluent mutuellement, comme celle d’un compositeur qui
« intervient » et celle d’un « drame » des thèmes, peuvent être données en même
temps, fût-ce obscurément, dans l’expérience esthétique. L’alternance arbitraire
des sujets de phrase, sujet d’agacement logique dans la description de Riezler,
forme ainsi le ref let déformé de la simultanéité paradoxale de déterminations
divergentes, simultanéité qui, pour être à peine saisissable dans le langage, est
pourtant esthétiquement réelle dans la perception musicale.

L’herméneutique moderne, telle qu’elle est représentée de la façon


la plus visible par l’étude Vérité et méthode [Wahrheit und Methode] (1960) de
Hans-Georg Gadamer, part de l’idée que la compréhension d’un fait n’est pas
seulement exprimée mais constituée par le langage 105. Celui-ci ne formule pas
après coup des déterminations qui auraient déjà été compréhensibles en-deçà,
mais apparaît comme la condition même de l’intelligibilité.
Une critique de la langue comme celle que Heinrich Schole 106 a
dirigée contre l’analyse par August Halm 107 du premier mouvement de la sonate
en ré mineur, opus 31 no 2, de Beethoven – Schole reprochant à la description de
Halm une « mythologie » et une « dialectique en paroles » –, vise donc en même
temps le type de compréhension musicale que représente la langue de Halm.
Le début de la sonate – l’accord parfait arpégé dans le largo (mes. 1),
le motif contrastant dans l’allegro (mes. 3), le retour transposé du motif  largo
(mes. 7), l’extension du motif allegro (mes. 9) et l’exposition du thème principal
(mes. 21) – apparaît dans la terminologie « énergétique » de Halm comme un
« jeu de forces » :

372
La « compréhension » de la musique et la langue de l’analyse musicale

Le thème du début, un accord qui avance comme une mélodie lente, portait en son sein
son opposé. Ascendant, il annonce un élan qui se dissimule toutefois sous le costume
du calme ; son antagoniste qui le suit immédiatement était une aspiration au repos
déguisée dans l’habit de la vivacité. Dans la suite, cela est rectifié, de telle sorte que les
ambiguïtés sont levées. L’élément vivace est libéré de son cercle [Halm veut dire qu’il
« part de la pour revenir à la » 108], il se précipite loin au-delà des limites du début ; le
thème du début prend part à sa force : et c’est ainsi qu’il « s’impose » à la mesure 21 109 .

Halm comprend le motif largo, l’accord arpégé de sixte sur la


dominante, comme une forme préparatoire du thème principal, et son analyse,
dont la langue a déconcerté Schole, n’est rien d’autre que la tentative de saisir
la façon dont le thème principal « émerge » d’un commencement rudimentaire,
comme le résultat d’un « discours » musical : un débat entre des personnages qui
sont les motifs et les tempi exposés au début.
La critique de Schole, si convaincante qu’elle apparaisse au premier
abord, est une vue étroite, dans la mesure où il commence par isoler chaque motif
et n’a ensuite aucune peine à démontrer qu’un auditeur ignorant l’analyse de
Halm n’entend aucunement un « élan dissimulé sous le costume du calme » dans
le complexe formé par les caractéristiques suivantes : largo – accord arpégé de sixte
sur la dominante – mouvement ascendant 110. En argumentant « du dehors », la
polémique manque l’intention de Halm : celle de saisir par les mots un ensemble de
rapports musicaux. Ce n’est pas « en soi », hors du contexte de la sonate en ré mineur,
que le motif largo représente un « élan dissimulé sous le costume du calme », et le
motif allegro qui contraste avec lui, une « aspiration au repos déguisée dans l’habit
de la vivacité », mais exclusivement du point de vue selon lequel le thème principal
émerge du motif largo par le truchement de l’allegro. Le motif allegro apparaît,
selon les termes de Halm, comme une « antithèse qui renforce » ; il constitue « la
matière » – la résistance –, « dont a besoin la force » – la tendance du motif largo à
évoluer vers le thème principal –, « pour agir, pour se sentir elle-même » 111 – c’est-
à-dire « se sentir » être le thème préfiguré dans le motif largo. Par une langue
métaphorique, que Schole a ressentie comme « mythologisante », Halm tente de
rendre sensible une évolution musicale qui serait impossible à saisir de façon
adéquate par une terminologie simplement descriptive – par exemple par le constat
trivial que le thème principal est un accord arpégé à l’instar du motif largo, et qu’il
est allegro à l’instar du motif contrastant. Et lorsqu’il parle d’une opposition, d’une

373
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

scission interne du motif largo, il veut seulement dire que, du point de vue d’un
« développement » qui mène du motif largo, comme condition, au thème principal,
comme but, on peut ressentir une opposition interne entre les caractéristiques
largo – accord statique, d’une part, et mouvement ascendant – accord arpégé de
sixte sur la dominante, d’autre part : une absence de repos et de résolution, qui à
la fois exige une continuation et une cohérence et représente un défi. Le résultat
confère rétrospectivement au commencement une signification qu’il n’avait pas de
lui-même ; dans le donné acoustique, l’ensemble des rapports formels fait ressortir
des caractéristiques autres que dans le cas d’une perception isolée.
Le « développement » que Halm a mis en mots et rendu conscient
par ses mots comme phénomène musical n’est pas un fait qui est « noté sur
la partition » : dans les parties allegro situées entre le motif largo et le thème
principal, le motif largo n’est contenu ni explicitement ni de manière allusive,
si bien qu’il ne peut être question de « variation développante » qui mènerait du
début au thème. Mais si l’on veut rendre intelligible le fait que l’allegro jusqu’à
la mesure 20 ne constitue pas une simple introduction à un thème (mes. 21)
dont l’accord parfait arpégé rappelle celui du motif largo, mais que bien plutôt
l’« émergence » du thème principal à partir du motif largo intervient par le
truchement du motif contrastant allegro et de ses extensions, alors il devient
presque inévitable de recourir à une façon de parler qui s’expose au soupçon de
« mythologisation » et de « dialectique en paroles ». Si l’on conçoit la composition,
le « travail de l’esprit sur un matériau propre à l’esprit », comme une « pensée »
musicale, alors la compréhension de la musique, le fait de la reconstituer en
écoutant, et en lisant-écoutant, apparaît comme la « pensée du pensé ». Et la
pensée « sur » la musique n’est pas séparée de la pensée « en » musique de façon
aussi abrupte que ne le croient ou n’affectent de le croire les contempteurs de la
théorie et de l’esthétique, qui tentent de protéger jalousement le fait de « faire
de la musique » de l’immixtion de la réf lexion. On comprend la musique plus
précisément lorsqu’on ne craint pas l’effort de rendre consciente la structure de
la langue dans laquelle on parle d’elle.

374
Sur l’« esthétique viciée du sentiment »

SUR L’« ESTHÉTIQUE VICIÉE DU SENTIMENT »

L’esthétique du sentiment, que Hanslick nommait « viciée » en 1854


dans la préface de son traité Du Beau musical, se présente encore et toujours, un
siècle après, comme la philosophie populaire dominante de la musique. Et
l’herméneutique musicale est, dans une proportion non négligeable, interpré-
tation et paraphrase des affects, sentiments, éléments expressifs et ambiances,
dont on pense qu’ils forment la teneur de la musique. Dans la conscience générale
du public musical – dont un historien ne peut ignorer les catégories et dont il doit
bien plutôt faire son point de départ, afin de les nuancer, les abolir ou les rejeter –,
l’approche analytique est associée à l’esthétique formaliste, l’approche herméneu-
tique à l’esthétique du contenu. Même si l’on considère cette dichotomie comme
un clivage malheureux – un reste de « mauvais xix e siècle » –, on ne peut que
l’accepter comme un fait historique : comme une forme de pensée esthétique qui
a fait l’histoire de la musique.
Si l’esthétique du sentiment a tenu bon face à la polémique incessante
et méprisante à laquelle elle a été exposée pendant un siècle – se trouvant certes
intimidée, mais non battue en brèche (on la pratique sans se réclamer d’elle) –,
cela n’indique pas forcément qu’on lui a opposé des arguments irrecevables : la
force objective des objections et leur absence d’effet dans la société ne s’excluent
pas mutuellement. Le fait que le verdict philosophique prononcé à l’encontre de
l’esthétique du sentiment n’ait pas été exécuté par le public musical est en tout cas
l’occasion d’étudier les raisons qui fondent ce verdict. Non qu’il faille attendre
de nouveaux arguments ; mais il n’est pas superf lu de réf léchir aux anciens, si
abstrus qu’ils paraissent. Car l’« esthétique viciée du sentiment » est loin d’être
morte et enterrée ; et il n’est pas à exclure qu’elle survive aux arguments par
lesquels on lui conteste le droit à l’existence esthétique.

Le besoin de se laisser entraîner par la musique dans un état d’esprit


ou une humeur particuliers fait naître le soupçon que l’on use d’elle comme
d’un simple véhicule servant à amener un état dans lequel c’est l’état d’esprit,

375
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

l’état d’âme lui-même (Stimmung) – et non la musique – qui constitue l’objet de


l’attention et du plaisir. L’auditeur se tourne vers lui-même au lieu d’être dirigé
vers l’œuvre musicale ; il s’abîme dans son propre état affectif, qui a été produit
par la musique, sans que le phénomène sonore se constitue comme œuvre,
comme objet esthétique pour la conscience de l’« auditeur affectif » – qui n’est
pas un auditeur qui écoute vraiment, mais un « auditeur distrait ».
Le fait qu’un type de perception esthétique soit poussé à une extrémité
dans laquelle il se retourne en son propre contraire – une perception non
esthétique – n’est certes pas une raison suffisante pour rejeter en bloc ce type de
perception. Aussi usé et déconsidéré que puisse apparaître le mot « Stimmung »,
il devrait être possible, au prix d’un effort minime de conscience historique,
de s’approprier son sens premier, ou du moins de le rendre intelligible malgré
la distance, afin de reconnaître sa signification originelle dans sa légitimité
esthétique. La Stimmung, en tant qu’élément esthétique, est un état affectif que l’on
cherche à atteindre afin de pouvoir saisir la musique comme un « monde à part
entière 112 » (Tieck) ; elle ressemble à une enveloppe dont s’entoure la perception
musicale afin de se protéger du monde extérieur et de permettre l’expérience de
l’édifice musical comme d’une « œuvre isolée, fermée » – ce qui est, selon Walter
Benjamin, la « réalité suprême de l’art 113 ». La coloration mélancolique ou joyeuse
de cet état affectif est un aspect tout à fait secondaire en regard du phénomène
fondamental, à savoir que l’on se sent transporté dans un état d’esprit ou une
humeur esthétiques, états favorables à la réception de la musique comme objet
esthétique. État d’esprit et humeur ne sont donc pas une alternative esthétiquement
condamnable à la perception d’objets musicaux comme œuvres et comme
structures, mais au contraire une condition fondamentale de la constitution de ce
« monde » dans lequel un objet esthétique peut simplement se montrer comme tel.

Que l’esthétique du sentiment et l’herméneutique soient fondées


uniquement subjectivement, et que l’esthétique formelle et l’analyse structurelle
le soient au contraire objectivement, voilà une assertion qui à force d’inlassable
répétition a fini par se parer des apparences d’une évidence sur laquelle il ne

376
Sur l’« esthétique viciée du sentiment »

serait pas besoin de revenir. Elle est toutefois problématique. Sans même avoir à
réfléchir au sens à donner aux expressions « subjectif » et « objectif » – réflexions
qui aboutiraient rapidement à une impasse –, on peut simplement rappeler ici
que ni les caractéristiques structurelles, ni les traits expressifs de la musique
n’appartiennent à son substrat acoustique, à la réalité sonore : les formes comme
les caractères expressifs sont bien plutôt des composantes intentionnelles.
Qu’un accord représente la dominante ou la tonique ou que l’écart entre deux
sons joue le rôle d’un intervalle motivique ou bien d’un intervalle mort 114, c’est
« affaire de conceptualisation et de pensée qui établit des relations », pour parler
avec Carl Stumpf : le résultat de la mise en forme de la matière acoustique par
des catégories. Si donc les structures musicales ne sont pas aussi objectives que le
prétendent les tenants d’une théorie du reflet naïve, l’esthétique du sentiment, de
son côté, n’est pas aussi subjective qu’elle apparaît dans la théorie de la projection.
Les composantes structurelles aussi bien qu’affectives se constituent dans une
relation sujet-objet que l’on peut décrire phénoménologiquement comme inten-
tionnalité, et les divergences qui, dans les controverses d’esthétique de la musique,
ont été accentuées jusqu’à devenir des positions diamétralement opposées, ne
sont en réalité que de simples différences de degré. Il serait temps de remplacer
l’inutile polémique sur les principes par une étude dépassionnée des gradations.
Celui qui ressent un morceau de musique comme mélancolique
ne veut pas dire que ce morceau « est » mélancolique, mais qu’il « produit cet
effet » : il donne une impression de mélancolie sans que l’auditeur lui-même
soit obligatoirement d’humeur mélancolique et sans qu’il soit contraint de tirer
de cette impression de mélancolie des conclusions sur un état d’âme passé du
compositeur. La mélancolie apparaît comme une détermination – intentionnelle
et non réelle – de la musique elle-même, détermination qui n’est attribuée à
l’objet esthétique que si elle est perçue par un auditeur doué de sensibilité. D’un
point de vue phénoménologique, le caractère d’expression est inhérent à l’objet,
mais exclusivement dans la relation actuelle à un sujet.

377
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

On a toujours objecté à l’esthétique du sentiment que la composante


expressive dans laquelle elle cherche l’essence de la musique est dans une trop faible
mesure intersubjective – « subjecti[ve]-universel[le] 115 », pour parler avec Kant –, en
tout cas dans une mesure plus faible que ne le sont les caractéristiques structurelles
sur lesquelles s’appuie l’esthétique de la forme, pour déterminer le caractère artis-
tique des œuvres musicales. Il faut certes démêler l’argumentation – sous peine
de voir le débat devenir un dialogue faussé dont les répliques biaisées s’emboîtent
mal – en séparant l’élément empirico-descriptif – l’assertion concernant les degrés
d’intersubjectivité – de l’élément métaphysico-normatif – les thèses au sujet de
l’essence ou du caractère artistique de la musique : le manque d’intersubjectivité
– supposé ou constaté par la psychologie expérimentale – des valeurs affectives
éveillerait à peine l’intérêt, s’il s’agissait d’un effet périphérique et annexe de la
musique et non – comme le revendique l’esthétique du sentiment – de l’essence de
la musique en tant qu’art. (Hanslick ne faisait pas seulement reproche à l’esthé-
tique du sentiment d’élever une caractéristique vague, juste intermittente et non
permanente au rang de caractéristique essentielle de la musique, il lui opposait
surtout que l’effet de la musique sur le sentiment, pour impérieux qu’il soit, était
sans pertinence esthétique pour la définition du beau musical.)
Si l’on peut certes débattre de l’aspect normatif de l’argumentation,
mais pas en disputer (au sens scolastique du mot, c’est-à-dire décider de l’issue
du débat par des raisons), l’affirmation empirique du manque d’intersubjectivité
a alors besoin – sans pour autant devoir être contestée – d’un commentaire
historique. La compréhension empathique des affects représentés musicalement
était liée aux xviiie et xix e siècles à des conditions esthético-sociales qui, pour
la majeure partie d’entre elles, ont disparu : il semble que le vocabulaire du
« langage des émotions » musical (Forkel) ait été compris de façon parfaitement
« intersubjective », parce que premièrement les œuvres se tenaient à l’intérieur
des limites d’un seul et unique langage musical – on connaissait à peine la musique
des époques et des styles antérieurs –, deuxièmement le public au sein duquel
régnait un consensus subjectif au sujet des valeurs affectives, était restreint et
porté par des conditions culturelles identiques ou similaires, et troisièmement

378
Sur l’« esthétique viciée du sentiment »

le langage musical reposait sur des traditions qui s’étaient formées peu à peu et
ne faisaient l’objet que de remises en question précautionneuses et partielles.

On a affirmé alternativement au sujet de l’expressivité de la musique


– des affects qu’elle exprime, des caractères expressifs qui lui sont attachés
et des effets sur le sentiment qui en émanent – qu’ils étaient « plus définis » et
« plus indéfinis » que la caractérisation des sentiments par le langage articulé. La
querelle musicale est, il est vrai, un dialogue faussé. Car le concept d’« indétermi-
nation » signifie qu’un sentiment exprimé musicalement est sans objet, un affect
in abstracto (Schopenhauer), et qu’un sentiment dont l’objet n’est pas défini reste
lui-même indéfini. En revanche, la thèse selon laquelle l’expression des sentiments
en musique est trop définie pour être traduite en mots, signifie qu’elle suit les
sentiments jusque dans des ramifications et des transformations que ne peut
atteindre le langage articulé – hormis dans de rares instants lyriques.
L’apparence selon laquelle ces deux affirmations constituent une
thèse et son antithèse, est donc trompeuse. L’indétermination due à l’absence
d’objet et la détermination vue comme une différenciation poussée à l’extrême
ne s’excluent nullement ; et l’on pourrait aller jusqu’à affirmer que l’expression
musicale gagne en connotations ce qu’elle perd en dénotations.
Par ailleurs, la comparaison avec le langage articulé sur laquelle repose
l’explication de l’expression musicale esquissée ci-dessus, n’est pas pertinente. Si
l’on suppose (et c’est là la seule supposition justifiable) que les caractères expressifs
attachés à la musique elle-même – non pas les sentiments réels du compositeur ou
de l’auditeur – constituent le véritable objet de l’esthétique du sentiment, alors
on voit que les sentiments dont la musique s’empare avec le caractère défini que
célèbre Mendelssohn ne sont nullement des affects qui existent aussi en dehors
de la musique et sans elle, et dont la musique serait la reproduction sonore, mais
des qualités qui ne sont sentiments à part entière qu’en tant que sentiments
formés par la musique. Si l’on ne peut pas les traduire dans le langage et que le
langage ne les atteint pas, c’est donc qu’ils ne parviennent à être ce qu’ils sont
que dans une forme d’expression musicale, et cela ne veut nullement dire que le

379
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

langage articulé, parce que plus pauvre et plus indifférencié, resterait en retrait
par rapport à la musique lorsqu’il s’agit de caractériser des sentiments réels. La
musique n’est pas la représentation plus définie d’affects saisissables également
par le langage, mais l’expression autre de sentiments autres.

Dire que les caractères expressifs attachés à un objet musical ne


peuvent être traduits qu’imparfaitement par le langage, est un lieu commun
– utilisé à des fins apologétiques ou polémiques – dont plus personne ne doute
depuis que l’on a montré le caractère discutable des méthodes d’herméneu-
tique musicale développées par Hermann Kretzschmar et Arnold Schering.
L’explication habituelle, et séduisante par sa simplicité, selon laquelle le
caractère intraduisible résulte de l’indétermination – donc de l’absence d’objet –
est probablement erronée. Car les traductions ne visent pas les objets ou les
contenus qui sont désignés par les mots et les phrases, mais la signification et
le sens. L’absence d’objet de la musique ne peut donc pas être un obstacle à une
traduction de significations – si tant est qu’elles existent.
Si l’on comprend le sentiment formulé en sons comme la
signification d’un motif musical, alors c’est l’inverse : c’est précisément à cause
de sa détermination, qui est une détermination spécifiquement musicale, que
l’expression musicale est intraduisible. Dans la mesure même où ce n’est que
par l’expression musicale qu’un sentiment exprimé musicalement devient le
sentiment qu’il se révèle être, une transformation en langage est exclue.
Cependant, l’expression musicale n’est pas pensable sans un
fundamentum in re psychique ; le sentiment formé musicalement, l’« intériorité
sonore », est certes un sentiment autre, mais non radicalement autre que le
sentiment réel quotidien. Le rattachement – « en dernière instance » – à un
élément psychique réel est tout aussi incontournable que la connexion à la
langue commune pour la poésie hermétique. Or le processus esthétiquement
décisif qui confère à l’objet son caractère artistique est l’éloignement par rapport
à la réalité du sentiment ou à la langue commune.

380
Sur l’« esthétique viciée du sentiment »

Le mot « mélancolique » est un piètre raccourci pour désigner le


caractère expressif d’un morceau de musique dont l’écoute rend mélancolique.
La langue de l’herméneutique procède par abstraction, la musique au contraire,
par individualisation. Hanslick a insisté sur cette différence, mais partageait par
ailleurs avec l’esthétique du sentiment, contre laquelle il n’en polémiquait pas
moins, un présupposé fragile : il identifiait le sentiment in abstracto, que l’on peut
désigner par un mot, avec la valeur de sentiment qu’il n’est possible d’atteindre
que par la musique, afin de pouvoir en conclure que l’individualisation de la
musique ne signifiait pas une nuance apportée au caractère expressif, mais
devait être conçue comme un aspect « purement musical ».

La polémique menée par Hanslick contre l’« esthétique viciée du


sentiment » s’appuyait moins sur des faits que l’on peut décrire que sur des normes
que l’on doit établir. Hanslick ne contestait ni les effets affectifs qui émanent parfois
de la musique (il se contentait d’ironiser à leur propos), ni la possibilité que des
compositeurs ou des interprètes « s’expriment eux-mêmes » par des sons. Il affirmait
cependant que la composante expressive était sans importance pour la définition
du beau musical. (C’est une thèse sur le beau musical, et non une description de la
réception de la musique, qui forme la colonne vertébrale de son traité.)
Selon lui, le beau musical doit être conçu de façon « purement
musicale ». Hanslick était un dogmatique de la musique absolue, un partisan
de la maxime (déjà formulée par Hoffmann et Nägeli) selon laquelle on ne
pouvait affirmer de « la » musique en général que ce qui était vrai pour la
musique instrumentale (sans programme). Pourtant la réduction du concept
de musique au fait sonore – l’habitude de désigner textes, programmes et affects
représentés comme des ingrédients « extramusicaux » – ne va nullement de soi.
Le concept de musique de millénaires entiers, celui de l’Antiquité ou du Moyen
Âge comme celui de l’époque moderne jusqu’au xviiie siècle, était plus large et
incluait de tels ingrédients.
L’affirmation selon laquelle les composantes expressives sont
« extramusicales » – tout comme les textes qui en définissent l’objet – s’appuie

381
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

donc, d’une part, sur une idée étroitement délimitée historiquement de ce


qu’est la musique. Il est, d’autre part, tout à fait douteux que la conception de
Hanslick rende compte de la réalité de la réception musicale, et ce même à
l’époque à laquelle son concept réduit de musique (mais non certes ses thèses
esthétiques) était accepté et s’établit dans la langue courante. Hanslick, tout
comme l’esthétique du sentiment, partait de l’idée qu’il existait une relation de
correspondance entre le sentiment représenté et la musique qui le représentait,
et il objectait seulement à l’esthétique du sentiment que pour définir le beau
musical, l’important n’était pas la « relation externe » d’un motif musical à
un sentiment, mais la fonction du motif dans le tout constitué par la forme
musicale. Une analyse phénoménologique montre cependant qu’il n’est pas
nécessaire qu’il s’agisse d’une « relation externe » – à un sentiment réel du
compositeur ou de l’auditeur –, mais qu’un auditeur rendu mélancolique par un
morceau de musique exprime une qualité qui s’attache à la musique elle-même.
Or, si les caractères expressifs ne sont pas les composantes « extramusicales »
que concevait Hanslick – en accord avec l’esthétique du sentiment de son
temps –, alors la thèse selon laquelle le « purement musical » coïncide avec la
forme musicale, à l’exclusion de l’élément expressif, se révèle fragile.

ESTHÉTIQUE DU SENTIMENT ET THÉORIE DES FORMES MUSICALES


1

L’analyse formelle des œuvres musicales est impopulaire. Les réserves


qu’elle rencontre se révèlent aux métaphores qui les désignent couramment. Dans
un essai consacré à la Symphonie fantastique, Schumann écrivait :
Assurément, Berlioz n’a jamais disséqué la tête d’un bel assassin – il a étudié la
médecine dans sa jeunesse – avec plus de répugnance que je n’en ai éprouvé en anato-
misant cette première partie de sa symphonie. Et de surcroît, ai-je été de quelque
utilité à mes lecteurs en pratiquant cette dissection ? 116

Il semble presque que Schumann, l’anatomiste, se sentait lui-même meurtrier ;


la dissection suppose la mort de l’œuvre qu’elle dissèque.

382
Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales

La comparaison entre les analyses musicale et médicale devint un


topos. Franz Brendel, qui succéda à Schumann comme rédacteur en chef de la
Neue Zeitschrift für Musik, parlait de la forme comme de la « structure osseuse
et musculaire » d’une œuvre musicale. Et la métaphore exprimait un mépris :
« l’esprit » était selon lui l’élément « originel », la forme l’élément « secondaire » 117.
On trouve le même jugement chez August Wilhelm Ambros, l’historien de la
musique le plus important du xixe siècle avec Philipp Spitta. Il appelait la théorie
des formes musicales « une sorte d’anatomie comparée 118 » qui lui paraissait sinon
inutile, du moins inférieure. Il la traitait avec une condescendance dissimulée.
« Que l’on me pardonne d’avoir parlé de mainte grande œuvre non pas avec la
froideur de l’anatomiste, mais avec l’ardeur de l’amant 119. » La musique est pour
lui certes un « art architectonique » ; « mais le corps du morceau de musique
réclame aussi une âme » 120. Adolf Bernhard Marx lui-même, qui avait consacré
des centaines de pages à la théorie des formes, ne voyait en elle rien d’autre que le
fondement d’une « esthétique de la musique » qu’il ne se sentait pas la compétence
d’écrire 121. Une musique digne de ce nom était selon lui l’expression d’un « monde
intérieur 122 » ; elle dévoilait « une succession d’états d’âme et le pressentiment,
voire la conscience plus lumineuse d’une certaine existence, dans la mesure où
celle-ci était tournée vers la vie de l’âme et en faisait partie 123 ».
La théorie des formes musicales du xix e siècle, la description de types
comme la forme sonate, la variation ou le rondo, ne peut donc se comprendre
pour soi, en tant que discipline isolée. On ne lui rend justice que lorsqu’on
se rend compte qu’elle était pensée comme complément de l’esthétique, de la
théorie de la musique vue comme « langage des émotions ». Le schématisme que
l’on a toujours reproché à la théorie des formes et le sentimentalisme esthétique
vont de pair. L’un est le revers et la justification de l’autre. Certes, la distinction
entre contenu et forme n’était pas pensée comme une séparation ; personne ne
contestait que contenu et forme constituent une unité. On imaginait néanmoins,
comme on l’a vu, cette inséparabilité sur le modèle de l’âme et du corps et l’on
considérait le corps avec mépris. La forme passait pour être la simple enveloppe
du contenu, et la théorie des formes pour être l’analogon de l’anatomie ou de la
physiologie ; on laissait l’âme à l’esthétique, qui représente en quelque sorte la
théologie de la religion artistique. « Et c’est ainsi, d’ailleurs, que règnent dans la

383
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

musique, tant la plus grande profondeur d’intimité et d’âme, que l’entendement


le plus strict, en sorte qu’elle réunit en elle-même ces deux extrêmes prompts à
s’autonomiser l’un par rapport à l’autre 124 . » (Hegel)
Mais dans la mesure où la forme musicale était, selon les mots de
Brendel, l’élément secondaire, elle pouvait se permettre d’être conventionnelle. La
distinction entre forme et esprit, entre le fait sonore et la teneur sentimentale ou
symbolique qui constituait ou garantissait le caractère artistique d’une œuvre – en
d’autres termes l’expérience qui indiquait que l’élément audible n’était qu’un signe
extérieur –, signifiait une indifférence plutôt qu’une opposition aux règles et aux
schémas traditionnels. Ce serait déformer la réalité historique que de penser que ce
fut en premier lieu l’accent mis sur le contenu, le sujet de l’œuvre ou l’« idée poétique »
qui amena à des modifications profondes des formes musicales. Les sonates des
romantiques Weber et Chopin sont, formellement parlant, plus conventionnelles
que celles du classique Beethoven. Comme l’a bien vu August Halm, la sonate a
en quelque sorte pris conscience de sa propre forme avec Beethoven. Cette prise
de conscience signifiait cependant que la forme devenait un problème exigeant
encore et toujours de nouvelles solutions. Si l’esthétique du sentiment est le corrélat
d’un schématisme formel, alors c’est, à l’inverse, dans la concentration sur la forme
qu’est donnée l’impulsion à la transformation de celle-ci.

La théorie des formes musicales est issue de la rhétorique. Siegfried


Dehn, l’un des théoriciens de la musique les plus inf luents du xix e siècle, parlait
encore en 1840 de « rhétorique, ou théorie des formes ». L’équivalence des deux
termes est, il est vrai, le signe du rétrécissement et de la modification d’un
concept de rhétorique musicale plus riche à l’origine : une réduction causée par
la séparation de l’esthétique et de la composition. Jusqu’au milieu du xviiie siècle,
dans la rhétorique musicale, sur le modèle de la rhétorique oratoire, la théorie de
la forme était étroitement liée aux instructions concernant l’art ou la technique
propre à émouvoir les sentiments et les passions des auditeurs. La théorie des
formes et celle des affects s’interpénétraient.

384
Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales

Le Maître de chapelle accompli de Johann Mattheson – et cela voulait


dire en même temps : le compositeur accompli – parut en 1739, à la fin d’une
époque. Ce livre fut la dernière théorie complète de la composition qui ne fût
pas éclatée en exercices d’écriture, théorie des formes et esthétique. Ce livre
était une rhétorique et une poétique, une théorie de la fabrication de discours
musicaux et d’œuvres musicales, et en tant que tel il englobait tout ce qui faisait
de la musique un art : une ars par opposition à l’usus sans concept de simples
musiciens ambulants. Le socle en est constitué par les règles de la syntaxe
musicale, de la structuration d’un « discours sonore » <Klangrede>, selon le terme
employé par Mattheson, en incises (kommata), membres (kôla) et périodes.
Mattheson plaçait le schéma classique de l’éloquence judiciaire au fondement de
l’agencement des parties d’une œuvre musicale.
Notre organisation du discours (dispositio) musicale ne diffère de la construction
rhétorique d’un simple discours que dans le sujet traité ou l’objet du discours ; il
s’ensuit qu’elle doit observer les six parties qui sont prescrites à un orateur et qui
sont : exorde (exordium), narration (narratio), proposition (propositio), confirmation
(confirmatio), réfutation (confutatio) et péroraison (peroratio) 125 .

Il est vrai que la tentative de Mattheson d’analyser une aria de Marcello


d’après le modèle rhétorique fait violence au morceau 126 . Selon lui, le thème de
l’air repris plusieurs fois, la ritournelle, doit être vu successivement comme
exordium, narratio, propositio et confirmatio, sans que l’alternance des termes soit
justifiée par un changement de fonction musicale du thème. La chose décisive
n’est pourtant pas l’échec de l’expérience mais le présupposé dont elle émane.
L’explication par le concept de « discours musical » veut dire que Mattheson
concevait les formes musicales comme des contenus sédimentés. Comprendre
une dispositio comme une forme signifiait en même temps s’assurer des
contenus qui font d’un agencement de parties un « discours sonore » signifiant.
L’ordre de l’exordium et de la narratio, de la propositio et de la confirmatio trouve
son fondement dans le contenu et ne peut donc être inversé en tant que forme.
D’une forme conçue comme découlant de contenus, on passe sans
solution de continuité à l’idée que le but de la musique est de représenter et de
provoquer des affects. Une musique qui ne touche pas les passions était pour
Mattheson du bruit inerte. Il est vrai que la rhétorique musicale, malgré l’accent

385
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

mis sur l’effet, supposait une conception concrète et objectivante des caractères
expressifs musicaux. L’habitude plus tardive de parler d’« expression » ou d’« état
d’esprit » prête à confusion ou du moins à malentendu quand on doit décrire de la
musique du début du xviiie siècle. Le mot « expression » fait penser à un sujet qui
se tient derrière l’œuvre et parle de lui-même dans le « langage des émotions »,
le mot « état d’esprit » à un complexe de sentiments dans lequel l’auditeur se
plonge, tourné vers son propre état. Mais les caractères affectifs sont en premier
lieu conçus comme rapportés à l’objet, comme l’a montré Kurt Huber 127. Dans
un premier mouvement, l’impression de sérieux, de tristesse ou d’aff liction est
involontairement attribuée à l’objet sonore comme étant l’une des qualités. Ce
n’est pas que le motif musical exprime l’aff liction ou place dans un état d’esprit
aff ligé, mais il apparaît lui-même comme aff ligé. Ensuite seulement, si tant
est que ce moment arrive, l’impression de sentiment, rapportée à l’objet, est
ressentie comme état ou interprétée comme signe : l’entrée dans un état d’esprit
que l’auditeur ressent comme étant le sien, tout comme l’idée que ce caractère
affectif est l’expression d’une personne, sont secondes.

La rhétorique et la poétique musicales, qui chez Mattheson étaient


encore une théorie complète de la composition, se sont disloquées en plusieurs
morceaux un demi-siècle plus tard, dans l’Essai de manuel de composition de Koch.
La forme, écrit ce dernier, n’est rien d’autre que l’« habillage » ; elle constitue
selon lui la partie « mécanique » de la composition, partie qui se différencie de
sa teneur « poétique » 128 . Or si la composante « mécanique » et la composante
« poétique » s’écartent l’une de l’autre, le concept de poiêsis se trouve détourné de
son sens originel, auquel se tenait encore Mattheson ; il ne vise plus la fabrication
et la confection d’une œuvre, mais son âme, que la partie mécanique entoure
comme une enveloppe. En face du « caractère intérieur », à savoir « l’esprit des
morceaux de musique », on trouve leur « facture extérieure », soumise à des
« règles mécaniques », qui représente un aspect secondaire et presque indif-
férent, voire méprisable 129 .

386
Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales

Ce que Koch qualifiait d’âme d’une composition est moins un caractère


affectif rapporté à un objet qu’un mouvement d’expression attribué au compositeur
ou à l’artiste interprète et conçu comme un « épanchement » spontané du cœur.
Même des professeurs de théorie comme Kirnberg, qui avaient encore grandi
dans la crainte du contrepoint, ne reculaient pas devant un sentimentalisme qui
identifiait le sujet esthétique – lequel, à l’instar du « moi lyrique » d’un poème, parle
en musique – au sujet empirique du compositeur. Les sons étaient conçus comme
les « signes naturels » de processus ou d’états psychiques réels.
Une possibilité d’éviter la rupture entre esthétique du sentiment
et théorie des formes était esquissée dans le concept rousseauiste de dessein
d’une œuvre musicale. Le dessein, ou ébauche <Anlage> est, d’après la Théorie
générale des Beaux-Arts de Sulzer, que cite Koch, « la représentation des parties
essentielles d’une œuvre […]. Elle constitue l’âme de celle-ci et fixe tout ce qui
a trait à son caractère intérieur et à l’effet qu’elle doit produire » ; afin d’amener
ce concept vers le domaine musical de la technique compositionnelle, Koch a
ajouté à cette définition « que nous devons entendre par le terme de dessein
d’un morceau de musique les idées principales du morceau, déjà liées les unes
aux autres, qui se présentent au compositeur toutes ensemble comme un tout
achevé, et en outre les traits harmoniques principaux de celui-ci » 130. En 1768,
dans son Dictionnaire de musique, Jean-Jacques Rousseau avait défini le « dessein »
comme « l’invention et la conduite générale du sujet, la disposition de chaque
partie, et l’ordonnance générale du tout » 131 . Il semble donc à première vue que
le dessein soit chez Koch un concept médiateur dont le rôle serait d’empêcher
que ne s’ouvre, dans la poétique musicale ou la théorie de la composition, une
brèche entre les deux extrêmes que constituent, d’une part, une esthétique du
sentiment inconsistante, que Hanslick nommait « pathologique », et, d’autre
part, un artisanat borné. Si elle n’était que « langage des émotions », la musique
serait pur dilettantisme, un produit naturel sans art ; si elle n’était que forme,
elle serait terre à terre, production mécanique et sans valeur. En face de ces deux
possibilités, le dessein s’entendrait comme une structure mentale et intelligible,
qui ne forme ni l’intérieur ni l’extérieur d’une composition mais qui, en tant
que condensé des pensées musicales principales, manifeste en elle-même la
liaison des deux aspects.

387
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

Mais l’équilibre auquel Koch semblait songer se révèle être un échec.


Koch ne conçoit pas le dessein comme une médiation entre contenu et forme,
mais il l’oppose, en tant qu’« âme » de l’œuvre, à la forme entendue comme
« habillage ». Tout ce qui est dérivé des thèmes et motifs du dessein par répétition,
variation, continuation et élaboration 132, c’est-à-dire, pour parler avec Riemann,
la « logique » formelle, ressortit au concept de « facture extérieure », au
« mécanique ». Or, en qualifiant de seulement « mécanique » le développement
des pensées musicales, parce qu’il n’appartient pas au dessein, Koch méconnaît
la pensée musicale des compositeurs auxquels il se réfère, Haydn et Mozart, et
retombe dans une esthétique primitive qui considère contenu et forme selon
l’image du noyau et de l’enveloppe.
J’en viens maintenant à la forme des mouvements d’un morceau de musique. Il est
indéniable que d’une part leur forme est quelque chose de fortuit qui à vrai dire a peu
ou pas d’influence sur le caractère intérieur du morceau, et d’autre part il n’y a en effet
pas non plus de raison d’objecter grand-chose à la forme de nos mouvements, que ce soit
dans les grandes ou les petites œuvres. Et c’est là probablement la raison pour laquelle
beaucoup de grands maîtres ont travaillé leurs arias selon une seule et même forme 133 .

L’esthétique du sentiment de Koch est le corrélat d’un schématisme de la théorie


des formes. Comme l’habillage extérieur apparaît indifférent, il peut et doit
même être conventionnel. La raide objectivité du schéma et la subjectivité f luide
du langage musical des émotions sont dans un rapport de complémentarité.
« Facture mécanique » et « caractère intérieur » vont ensemble, même si c’est sur
le mode de l’opposition radicale. À la sentimentalité du contenu correspond la
rationalité de la forme, aux épanchements du cœur la période de huit mesures,
que Richard Wagner qualifiait de « carrée ».
On devine bien que Koch n’est que peu, voire pas du tout sensible
aux interactions vivantes entre les composantes de la musique, et il est encore
plus loin de les concevoir clairement, même si le concept de dessein constituait
un premier outil pour cela. Reconnaître ces interactions et les saisir par des
concepts était une tâche réservée à la théorie de la musique du xix e siècle.

388
Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales

Philipp Otto Runge, La Source et le Poète, 1805.


Hambourg, Kunsthalle.

Dans la mythologie personnelle de Runge, des éléments nordiques et antiques, des souvenirs
d’Ossian et d’Homère se fondent de manière étrange : le poète à la cithare (ou à la phorminx),
l’instrument des rhapsodes, rencontre dans une forêt de chênes les nymphes de la source, qui se sont
métamorphosées en putti. Mais ce syncrétisme insolite signifie simplement l’assemblage ou l’union
étroite de tous les symboles qui donnent à voir le mystère de l’inspiration poétique. La propension à
recourir aux éléments mythiques constituait une marque d’autant plus distinctive du romantisme
que les avis se partagèrent à ce sujet vers le milieu du siècle : si le mythe fut monumentalisé par
Wagner – et d’une autre manière par Liszt –, Hanslick s’efforça de le chasser de l’esthétique.

389
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

Dans la Théorie de la composition musicale [Die Lehre von der musika-


lischen Komposition], qu’Adolf Bernhard Marx a fait paraître en quatre volumes
entre 1837 et 1847, l’expression « musicologie » désigne l’esthétique, la philo-
sophie de la musique 134 . Titulaire dans les années 1830 d’une chaire universitaire
de musique et directeur de la musique à l’Université de Berlin, Marx ne pouvait
qu’être hégélien dans ses activités de philosophe et de théoricien de la musique,
c’est là presque une évidence. Il comprenait les formes musicales comme des
productions de la Raison dans l’histoire de la musique. « Toutes les formes en
général, peut-on lire dans l’introduction à la théorie des formes, sont le condensé
de toutes les façons dont la raison artistiquement créatrice produit son œuvre,
l’ensemble des œuvres d’art 135. » La « raison artistiquement créatrice » dont parle
Marx est moins la raison subjective de l’artiste que la raison objective de l’histoire
de l’art, qui se sert de la composition musicale comme d’un outil. Chez les classici
auctores, écrit Marx à un autre endroit, l’art atteint « ses moments de vie les plus
élevés, qui ne sont eux-mêmes rien d’autre qu’une incarnation, une individuali-
sation de l’idée générale de l’art 136 ».
« Le contenu et la forme » sont pour Marx « indivisiblement un » 137. Il
dédaigne et condamne l’enseignement de schémas fixes utilisables comme des
recettes ; la forme des œuvres doit « être expliquée d’après leur contenu » 138 . Et
il conçoit l’unité du contenu et de la forme comme une « rationalité interne ». Il
ne lui suffit pas de décrire et d’analyser le donné empirique de façon sobre et
banale ; il vise emphatiquement à la vérité de l’effectivité. « Le concept de forme
dans sa vérité », peut-on lire dans le vocabulaire hégélien, n’est saisi que lorsqu’on
comprend comment la forme fondamentale apparaît et se réalise dans « l’écart »,
le général dans le particulier, le « vrai général » dans le « concrètement vrai » 139.
Les formes que Marx décrit et qu’il conçoit comme l’expression
d’énergies donneuses de forme, reposent dans leurs traits principaux sur le
principe de l’équilibre : une telle balance est atteinte lorsque la partie initiale
du morceau revient après le contraste d’une partie médiane ou les péripéties
d’un développement. Le modèle sur lequel Marx se fonde est le type ABA, qu’il
appelle « forme lied » pour le caractériser comme une chose simple et naturelle.

390
Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales

La forme musicale contient un aspect quasi spatial que pointe la comparaison


avec l’architecture qui se fige comme topos au xix e siècle ; en effet, quand on jette
un regard rétrospectif sur le déroulement du morceau, les parties en paraissent
juxtaposées. Ces traits architectoniques sont cependant contrecarrés, surtout
dans la partie de la forme sonate nommée développement, par des traits
dynamiques souvent ressentis comme dramatiques. L’instant décisif de la forme
sonate, le moment dans lequel les tendances opposées se rencontrent de la façon
la plus nette, est, comme l’a vu Halm, la préparation de la reprise et la reprise
elle-même. D’une part, le retour de la partie initiale produit la symétrie de la
forme ; d’autre part, la reprise apparaît comme le résultat du développement,
comme le but qu’il cherche à atteindre. Le thème, qui est simplement posé au
départ, est, à la fin, un résultat. Dans la forme sonate, que Marx célèbre comme
étant la plus haute forme atteinte jusque-là, la composante architectonique et la
composante dynamique sont imbriquées en une interaction vivante.
Dans l’essai de Goethe sur l’« Inf luence de la nouvelle philosophie »
[« Einwirkung der neuen Philosophie »], on peut lire :
Dans les recherches physiques, la certitude s’est imposée à moi que le plus haut devoir,
à côté de l’observation des objets, était d’assigner précisément toutes les conditions
d’apparition d’un phénomène et de viser, autant que faire se peut, la complétude des
phénomènes, parce qu’il faut enfin qu’ils s’organisent nécessairement les uns par
rapport aux autres, ou plutôt qu’ils empiètent les uns sur les autres, et parce qu’ils
doivent produire une forme d’organisation aux yeux du chercheur et manifester
l’ensemble de leur vie intime 140 .

Il est indéniable que Marx, directement ou indirectement, se situe sous


l’inf luence de la pensée morphologique de Goethe. Sa théorie des formes est en
effet portée par le principe selon lequel les formes musicales doivent être saisies
de façon génétique et non pas seulement classificatoire. Elles apparaissent dans
un processus de devenir, qui certes forge des types particuliers, aux contours
nets, mais qui pousse au dépassement de ce qui s’est ainsi solidifié et rigidifié.
D’autre part, Marx, adepte enthousiaste de la « rationalité interne » de l’histoire,
ne regarde pas l’évolution comme un foisonnement arbitraire. Au contraire, les
différentes formes, si grandes que soient extérieurement leurs différences, lui
apparaissent comme des variantes d’une seule forme ou règle fondamentale qui

391
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

les traverse toutes et les agrège en une série. La théorie des formes, écrit-il avec
un pathos emprunté à Hegel, ne serait
rien qu’une collection de modèles morts […] si toutes les formes n’étaient pas sous-
tendues par une pensée fondamentale profonde, vivante et vivifiante. Cette pensée
qui porte toutes les formes déjà existantes jusqu’à aujourd’hui et toutes celles qui
apparaîtront peut-être à l’avenir, ne peut être encore que suggérée provisoirement
ici mais ne pourra être exposée et avérée qu’au moment de l’achèvement de la théorie
complète des formes 141 .

Les types de morceaux musicaux, depuis la forme lied jusqu’à la forme sonate en
passant par les diverses variantes du rondo, constituent selon Marx une série en
évolution gouvernée par la loi de progression qui mène d’une coordination et d’un
agencement souples des parties à leur subordination et leur fusion plus étroites.
« Ce n’est plus le singulier (les phrases singulières, prises isolément) qui doit être
considéré dans sa singularité », peut-on lire dans l’introduction au chapitre consacré
à la forme sonate, « mais l’union intime des singularités (phrases prises isolément)
en un tout ; ainsi le tout dans son unité interne devient la chose principale 142 » (par
« phrases », Marx entend les différentes parties ou périodes de la forme sonate).
Il est vrai que Marx n’a pas atteint une réalisation parfaite de ce qu’il
entrevoyait. D’une part le général, qui fusionne en une unité les formes spécifiques
d’œuvres prises isolément, lui apparaît comme le résultat d’une abstraction du
particulier. « Or le condensé des traits fondamentaux sur lesquels coïncident une
masse d’œuvres d’art singulières s’appelle la forme artistique 143 . » Les types de
morceaux de musique qui sont décrits dans la théorie des formes étaient ainsi des
concepts génériques abstraits, résultant du processus consistant à ne pas tenir
compte des caractéristiques distinctives d’un groupe d’œuvres musicales et à ne
retenir que leurs caractéristiques communes. D’autre part, cependant, Marx ne
considère justement pas le général comme un concept générique mais comme
une règle du point de vue de laquelle les formes apparaissent comme les membres
d’une série évolutive. « Chaque forme prise pour elle-même n’est que partielle 144 »,
formule-t-il de façon apodictique. Elle a besoin d’être complétée par d’autres
– non pas certes tirées de l’art vu comme un ensemble d’objets esthétiques isolés,
clos sur eux-mêmes et les uns par rapport aux autres, mais dans la science ou la
philosophie de l’art, qui saisit le donné par des concepts et met au jour le système

392
Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales

caché et éparpillé dans l’empirie. Dans la « série des figures fondamentales », ainsi
que Marx nomme les formes, il voit l’œuvre d’une « rationalité constante » 145 .
Les formes musicales sont « l’esprit qui se donne forme de l’intérieur », comme
l’exprimait Hanslick ; et elles constituent un continuum.
Les deux points de vue, celui qui procède par abstraction et celui
qui procède génétiquement, coexistent chez Marx. Par l’abstraction, les formes
s’appauvrissent et perdent en particularités distinctives : elles se réduisent à des
schémas. À l’opposé, une théorie morphologique qui les met en relation les unes
avec les autres comme membres d’une série et fait naître une forme de l’autre,
leur confère une richesse toujours croissante en caractéristiques définitoires.
La « rationalité constante » dont Marx était convaincu qu’elle avait une action
inexorable, signifie un progrès vers un état plus différencié dans lequel le
simple, la forme fondamentale, n’est pas effacé mais conservé.
Il n’est pas rare pour autant que Marx, en partie pour des raisons
pédagogiques, retombe dans le procédé par abstraction, ce qui fait réapparaître, en
même temps que le schématisme de la théorie traditionnelle des formes, son revers
de médaille, une esthétique du sentiment qui se perd dans le vague. L’« analyse
pittoresque et poétique », pour parler avec Jérôme de Momigny, n’était pas étrangère
à Marx. Il n’est pas parvenu à se séparer du schéma de l’âme et du corps, de l’idée
selon laquelle la forme serait l’extérieur, et le sentiment l’intérieur de la musique.

Au début du xix e siècle, dans l’œuvre de Beethoven, que Marx a placée


comme modèle d’observation à la base de sa théorie des formes, le général, la
forme comme type, se trouvait en interaction vivante avec ce qu’il y avait à
chaque fois de particulier, à savoir la thématique d’une phrase. La thématique se
déployait dans les limites et dans le respect de la loi de la forme, et la forme était
emplie par la thématique et justifiée de l’intérieur par elle. Mais au milieu du
siècle, l’équilibre est rompu entre la composante architectonique et la compo-
sante dynamique. Soit le développement thématico-motivique s’étendait à toute
la phrase, et la structure formelle perdait alors en importance ou devenait

393
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

méconnaissable. Soit les formes se figeaient quand on cherchait à les conserver


inchangées, et devenaient des schémas privés de vie.
Tant chez Brahms que chez Liszt, pourtant aux antipodes l’un de
l’autre sur le plan musical, le déroulement musical est déterminé de façon
moins architectonique que dynamique, par le développement des thèmes et des
motifs. Et l’idée s’est donc imposée de remplacer la théorie des formes, dans la
mesure où elle n’était pas rétrospective et portée par des intérêts historiques,
par l’analyse des œuvres ; car la thématique et son élaboration est l’élément à
chaque fois particulier et unique, qui se soustrait à la pensée classificatrice.
Hugo Riemann, le théoricien de la musique le plus important autour de 1900,
s’est néanmoins refusé à tirer les conséquences de cet état de fait, en dissolvant
purement et simplement la théorie des formes ou en la traitant comme une
simple heuristique. Il a tenté de sauver la tradition en faisant de la distinction
entre thème et non-thème la différence fondamentale dont devrait procéder
toute connaissance des formes musicales 146. Cependant le terme de « non-thème »
est problématique. Parce que c’est un concept négatif, il englobe des réalités
hétérogènes, des éléments inessentiels comme essentiels. Selon Riemann,
introductions, transitions et ajouts doivent être rangés dans la même catégorie
que le développement et l’élaboration, la « variation développante » des thèmes
et des motifs ; car ce qui est dérivé d’un thème n’est lui-même pas thématique.
Les termes choisis, en apparence intemporels, se révèlent être
l’expression et la justif ication d’une tendance conservatrice. Riemann
cherchait à maintenir comme élément premier dans la théorie la composante
architectonique qui, si l’on excepte Bruckner, était passée à l’arrière-plan. C’est
pourquoi il a accentué la distinction entre ce qui est thème et ce qui ne l’est pas,
entre les parties en relief et les parties en creux d’une forme conçue quasiment
comme espace, et atténué la différence entre les parties de remplissage,
de complément et d’ornement d’une part et le développement thématico-
motivique de l’autre, différence devenue depuis longtemps un aspect décisif du
déroulement musical. L’expression « non-thème » était, sans que Riemann en
soit conscient, un moyen de nier un demi-siècle d’histoire des formes musicales.
Chez lui, comme un siècle à peine auparavant chez Koch, la forme
musicale conçue de façon architectonique, c’est-à-dire comme disposition claire

394
Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales

des parties, constitue le corrélat d’une esthétique du sentiment dont il résume


le dogme en écrivant emphatiquement que la « musique absolue […] s’écoulant
librement du cœur » n’est rien d’autre que « l’épanchement spontané de l’émotion de
l’artiste » 147. Mais l’esthétique du sentiment pèche, dans la mesure où l’on parle de la
musique comme d’un art, par une contradiction interne que Riemann n’élude pas.
Il est tout à fait indéniable que jusqu’à un certain point, le danger existe à l’évidence,
lorsqu’on observe l’essence de la musique, de tomber dans le formalisme, et lorsqu’on
se concentre sur les rapports multiples de hauteur et de durée des sons, de négliger
le principal, à savoir que le mouvement mélodique doit être d’abord et avant tout une
émotion qui s’écoule librement. D’autre part, la forme de musique conditionnée par
l’harmonie et le mètre est certes indispensable, et même, comme nous l’avons dit,
c’est elle qui fait de l’art un art 148 .

Ce qui fait de l’art un art, selon Riemann, n’est pas la chose principale mais
la chose annexe quoique incontournable. Être art est un aspect secondaire
de l’art : on ne saurait formuler de façon plus incisive le dilemme dans lequel
tombe l’esthétique du sentiment. Si un théoricien de l’envergure de Riemann
s’empêtre dans un paradoxe d’une netteté aussi frappante, on doit en chercher la
raison moins dans un échec subjectif que dans une difficulté objective. Quand
un homme d’une envergure significative commet une erreur, cette erreur est
elle-même significative ; celle de Riemann montre que rien ne pouvait plus
sauver le rapport de complémentarité réciproque, auquel il tentait de rester
fidèle, entre théorie des formes et esthétique du sentiment.

Le livre d’August Halm intitulé Deux cultures musicales [Von zwei


Kulturen der Musik], aujourd’hui presque tombé dans un injuste oubli, était l’une
des approches nouvelles de l’avant-guerre qui eurent des conséquences radicales
par la suite, dans les années 1920. Paru au cours d’une polémique conduite contre
l’herméneutique appliquée par Paul Bekker à Beethoven, devant les conclu-
sions de laquelle l’intéressé lui-même s’est incliné, l’ouvrage a scellé la ruine de
l’esthétique du sentiment. Le concept d’« idée poétique », centre autour duquel
l’esthétique du contenu n’avait cessé de graviter dans des ouvrages systématiques
aussi bien que dans la presse, est écarté avec un geste de mépris. Selon Halm, l’idée

395
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

poétique est « sans importance ; à supposer qu’elle ait une justification, elle ne
sert pas à la compréhension » 149. Ce n’est pas d’émotions qu’il est question chez
Halm, mais d’énergies à l’œuvre dans le « jeu de forces » sonore qu’est la musique.
Rudolf Schäfke employa le terme d’« énergétique » pour désigner le « mouvement »
dans lequel il classait, outre l’esthétique de Halm, également celles d’Ernst Kurth
et de Heinrich Schenker. Arnold Schering, à qui cette métaphore mi-vitaliste,
mi-physique était suspecte, parlait pour sa part d’« ingénierie musicale ».
La « mécanique » de la musique, qui constituait depuis le xviiie siècle
l’antithèse méprisée du « caractère intérieur » de la musique, toile de fond
sur lequel se détachait la « poésie musicale », revenait ainsi à l’honneur dans
l’esthétique. Halm écrit au sujet du premier mouvement de la sonate en ré
mineur, opus 31 no 2, de Beethoven :
Comme dans de nombreux cas, Beethoven ne nous donne pas tant des thèmes
que seulement des motifs, et ceux-ci servent de substrat, de matériau à une action
exécutée ou subie, à un évènement mécanique, de signes et de témoins d’un état
dynamique, de symboles de force 150 .

L’envie et la nécessité de polémiquer ne sont pas pour rien dans le plaisir évident
que prend Halm à user ici d’une langue sobrement technique. Il ne faut pas
toujours le prendre au mot ; il n’est pas rare qu’il aille même jusqu’à employer
comme synonymes les concepts habituellement antagonistes de « mécanique »
et d’« organique » : le concept supérieur qui les tient ensemble est celui du
dynamique. Or une forme, en tant qu’elle ordonne un évènement dynamique,
n’est pas un squelette ou un schéma que l’on remplit, mais une loi qui règle des
énergies. Selon la définition de Halm : « Les formes musicales sont les lois vitales
de la musique 151 . » Et l’analyse formelle, que Schumann ne pratiquait qu’avec
répugnance, est déclarée seul procédé pertinent : « J’avoue dès l’abord avoir
l’intention de montrer que l’aspect musical, technique et artistique est ici aussi
le plus intéressant, car il est l’aspect véritable et essentiel […] 152. » Le contraste
avec la tradition est brutal : la partie « mécanique », auparavant méprisée, se
trouve célébrée, la partie « poétique », auparavant célébrée, se trouve méprisée.
Avec l’esthétique du sentiment, entachée du reproche de
dilettantisme au mauvais sens du terme, c’est aussi son corrélat, le schématisme
de la théorie des formes, qui est mort et enterré. L’énergétique n’est pas une

396
PRÉMISSES ESTHÉTIQUES DE LA « FORME SONATE » CHEZ ADOLF BERNHARD MARX

théorie des formes aux contours fixes, mais un ensemble d’instructions pour
analyser les objets musicaux individuels. Halm met en œuvre l’évolution que
Riemann cherchait à éviter, à savoir la dissolution de la théorie des formes dans
l’interprétation d’œuvres singulières.

PRÉMISSES ESTHÉTIQUES DE LA « FORME SONATE »


CHEZ ADOLF BERNHARD MARX
1

Au fondement des modèles interprétatifs sur la base desquels des


phénomènes musicaux comme « la » forme sonate – dont Charles Rosen (dans
Sonata Forms) avait sans aucun doute raison d’affirmer qu’elle n’existait qu’au
pluriel – deviennent l’objet d’une théorie qui croit découvrir dans l’infinité du
particulier les contours du général, il y a presque toujours des prémisses esthé-
tiques implicites sans lesquelles on ne peut pas les comprendre entièrement, mais
dont la reconstruction est parfois difficile et n’est possible que lorsqu’on prend plus
au sérieux qu’elles ne semblent le mériter à première vue des métaphores qu’un
auteur emploie apparemment en passant et sans grande prétention théorique.
La théorie des formes musicales d’Adolf Bernhard Marx (1837-1847)
doit sa célébrité à une image destinée à devenir une formule toute faite, tant elle
allie prégnance et banalité : l’idée consistant à caractériser le thème principal de
la forme sonate comme « masculin » et le thème secondaire comme « féminin » 153
fut trivialisée à outrance pendant un siècle et s’attira par ailleurs de la part des
spécialistes les moqueries qui sont le revers de la popularité.
Si l’on essaie – en passant outre la résistance que l’on éprouve à s’occuper
de conceptions obsolètes – de tirer au clair la part d’objectivité et de vérité de cette
métaphore ainsi que ses présupposés esthétiques, il apparaît de bonne méthode
de commencer par argumenter de façon négative et de partir de critères qui sont
évités ou qui manquent chez Marx dans la théorie de la forme sonate.
Le principe général de la forme musicale, l’« opposition primordiale »
entre « repos-mouvement-repos » 154 se manifeste selon Marx dans la tripartition

397
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

en exposition, développement et réexposition. Le développement apparaît


comme la « partie en mouvement » ; le mouvement modulatoire ne découle pas du
contraste des tonalités de l’exposition, mais constitue seulement une opposition
par rapport au « repos » de la première partie 155 . Ainsi, le ton de la dominante
dans le thème secondaire est moins une antithèse qui déclenche un processus de
modulation que « la tonalité la plus proche », et la différence entre les tonalités est
en quelque sorte abolie et ressaisie dans un rapport supérieur d’affinité.
Cette tendance surprenante à considérer le contraste des tonalités
comme un aspect subordonné à un aspect de cohésion ou de complémentarité,
s’explique par la manière d’interpréter le thème secondaire.
En général, nous savons du thème secondaire les choses suivantes : premièrement,
il doit former un tout avec la phrase principale par l’état d’esprit intérieur, tout
comme, extérieurement, par sa modulation et sa mesure identique (l’un et l’autre
aspect pouvant connaître des exceptions), et doit donc conserver une certaine unité
et union, mais deuxièmement s’en détacher résolument comme étant autre chose, en
opposition, par son contenu, notamment par sa progression harmonique, pourquoi
pas également par la forme ; phrase principale et secondaire se font face comme deux
opposés qui s’unissent intimement en un tout englobant pour former une unité
supérieure. Dans ce couple de phrases, troisièmement, c’est la phrase principale qui
est la première définie, donc définie dans sa première fraîcheur et énergie, et ainsi
formée de façon plus énergique, plus forte, plus absolue : elle est l’élément dominant
et directeur. La phrase secondaire, au contraire, est ce qui est formé après le premier
constat énergique, elle est ce qui sert de contraste, qui est conditionné et défini par ce
qui précède, et donc, d’après son essence même, nécessairement l’élément plus doux,
formé avec plus de souplesse que de force, en quelque sorte l’élément féminin par
rapport à l’élément masculin qui le précède. C’est justement en ce sens que chacune
des deux phrases est autre et que seule leur union est une chose plus élevée, plus
parfaite. Mais, quatrièmement, c’est cela, ainsi que la tendance même de la forme
sonate qui fonde le fait que l’une et l’autre ont la même justification 156 .

Les critères cités par Marx n’étaient rien moins qu’évidents en 1845.
1. Comme nous l’avons dit, il était inhabituel de mettre l’accent sur la
« parenté la plus étroite des tonalités » dans l’exposition, et cela faisait obstacle
à l’explication qui voyait dans le développement la conséquence de l’exposition,
de telle sorte que Marx se voyait renvoyé au schéma général « repos-mouvement-
repos ». Une interprétation des thèmes fondée sur l’analogie lui permettait
cependant d’anticiper une chose qui fut comprise presque un siècle plus tard par

398
Prémisses esthétiques de la « forme sonate » chez adolf bernhard marx

Arnold Schmitz (Beethovens « Zwei Prinzipe », 1923) dans le concept de « dérivation


contrastive » <konstrastierende Ableitung> (concept dont la fécondité analytique
est indépendante du fait de savoir si Beethoven, évoquant les « deux principes »,
parlait effectivement de la réalité décrite par Schmitz, ou encore si l’expression
vient vraiment de Beethoven ou fut interpolée par Anton Schindler).
Ainsi, ce n’est pas seulement grâce à l’état d’esprit qui règne dans le tout, grâce à la
parenté la plus étroite des tonalités et à l’identité de la mesure, mais même par des
motifs communs ou remémorés que la partie principale et secondaire ont part l’une
à l’autre ; et en même temps elles s’opposent l’une à l’autre d’une façon telle que d’un
côté est donné ce qui est refusé de l’autre 157.

(Le prototype d’une parenté dans l’opposition, ou d’une opposition dans la


parenté, est, chez Marx comme chez Schmitz, l’exposition de la sonate de
Beethoven en fa mineur, opus 2 no 1.)
2. Pour ne pas demeurer « figée », l’« unité et union » doit être animée
et précisée par des oppositions – opposition entre mélodie « énergique » ou canta­
bile (le « contenu »), entre « phrase » ouverte ou « période » close (la « forme »),
entre tonalité fondamentale ou ton de la dominante (la « modulation ») 158 .
3. La métaphore esthétique suggère au premier abord une hiérarchie
des thèmes.
4. En contrepartie, pourtant, Marx postule une égalité qui n’avait jamais
été affirmée par aucun théoricien ou esthéticien avant lui et qui n’atteindra ensuite
aucunement la popularité de la métaphore elle-même, car les termes consacrés
de « phrase principale et secondaire » ou de « thème principal et secondaire »
allaient tout autant à l’encontre du théorème de Marx, qui tentait de rétablir une
sorte de justice, que les implications sociopsychologiques de cette image, dont les
connotations étaient irriguées par les préjugés patriarcaux du xixe siècle.
Si l’on tente de localiser historiquement l’idée d’une relation entre
les thèmes qui, premièrement, s’exprime métaphoriquement par les termes
« masculin » et « féminin » ; qui, deuxièmement, présuppose cependant leur
égalité ; qui, troisièmement, assujettit les rapports de contraste – sans pour
autant abolir celui-ci – aux rapports de complémentarité ; et qui, quatrièmement,
s’enracine dans une substance commune mais développée dans des directions
contraires, on tombe sur le traité de Wilhelm von Humboldt intitulé « Über die

399
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

männliche und weibliche Form » [« De la forme masculine et féminine »], paru


en 1795 dans la revue de Schiller Die Horen et qu’il n’est donc pas invraisemblable
que Marx, lecteur infatigable, ait connu. De manière inattendue, la métaphore
en apparence triviale par laquelle Marx fit beaucoup de dégâts dans la langue
quotidienne des professeurs de musique, se révèle être le concept clef de prémisses
esthétiques latentes qui sous-tendent sa théorie des formes.
L’idée héritée de Humboldt était une idée de complémentarité interne
d’éléments antithétiques, qui permet de « fondre ensemble » dans l’imagination
ce qui doit rester séparé dans la réalité.
C’est pourquoi les traits des deux figures renvoient mutuellement l’une à l’autre ;
l’expression de la force dans l’une est atténuée par l’expression de la faiblesse dans
l’autre, et la délicatesse féminine prend force au contact de la solidité masculine.
Ainsi l’œil de chacune, insatisfait, se tourne vers l’autre, et chacune est complétée par
l’autre. […] Mais la beauté supérieure et parfaite ne nécessite pas la simple négation,
mais l’équilibre le plus précis […], et l’on n’obtient celui-ci que lorsqu’on fond
ensemble en pensée la caractéristique de chaque sexe et que l’on forme l’humanité à
partir du lien le plus profond entre la pure masculinité et la pure féminité 159 .

La particularité du théorème de Humboldt, particularité qui dépasse


la simple trivialité et dont le retour chez Marx rend vraisemblable une inf luence
directe, consiste en l’idée d’une substance commune qui se développe dans
des directions unilatérales, et dans le postulat qui en résulte de rétablir dans
l’intuition esthétique un équilibre qui apparaît bouleversé dans la réalité.
Or, il n’y a que de cette façon que chacun des deux sexes montre certes l’humanité
entière dans toutes ses particularités, mais dans une direction plutôt unilatérale ;
aussi l’un doit-il nécessairement amener à l’autre. C’est précisément parce qu’un
des côtés prédomine, que naît inévitablement le désir de voir prédominer l’autre, et
ainsi de restaurer l’équilibre bouleversé, sinon dans la réalité, du moins dans l’ima-
gination. […]
Mais puisque sur ce chemin il reste toujours un excès d’un côté, et donc de
l’autre un manque, alors aucun des deux ne satisfait au sentiment esthétique qui par
nature aspire à la complétude et n’a pas de cesse d’atteindre l’idéal. Il passe donc de
l’une de ces formations à l’autre et, en abolissant par les particularités de l’un celles
qui lui sont contraires chez l’autre, aspire à lier les deux en un tout, pour retenir
l’idéal pour quelques instants au moins 160 .

400
Prémisses esthétiques de la « forme sonate » chez adolf bernhard marx

Il n’est rien moins qu’évident, ou même naturel, que l’idée d’une


antithèse complémentaire qui se développe à partir d’une origine commune mais
dans des « directions unilatérales », de sorte que seule l’imagination est capable
de restaurer une unité intérieure qui, dans la réalité, reste divisée de manière
inconciliable, soit le modèle interprétatif de l’exposition d’un mouvement de
sonate. Il est en revanche frappant que l’exposition chez Marx – de même que
l’idéal « retenu pour quelques instants au moins » dans l’intuition esthétique
chez Humboldt – apparaisse comme un tout clos en lui-même – comme « repos »
avant le « mouvement » plutôt que comme une antithèse qui déclenche un
« mouvement » ; et tout aussi frappante est la découverte corrélative du principe de
la « dérivation contrastive ». Plus la théorie des formes de Marx semble précaire,
plus il est vraisemblable que le lien interne avec le traité de Humboldt procède
d’une influence due à une lecture plutôt que d’une analogie fortuite. Le théorème
de Humboldt est trop spécifique et la traduction qu’en fait Marx trop probléma-
tique pour que l’on puisse parler d’idées qui auraient été « dans l’air ».

Les théoriciens et historiens du xx e siècle qui, comme August Halm,


Leonard Ratner et Jens Peter Larsen, ont placé l’harmonie au premier plan, ont
reproché à Marx de considérer la forme sonate en premier lieu dans l’oppo-
sition des thèmes et non pas des tonalités, voyant dans cette idée une erreur
fondamentale qui avait fait des dégâts dans la théorie musicale pendant un
siècle. La théorie des formes de Marx est devenue le prototype d’un dogma-
tisme figé contre lequel allumer une polémique historiquement fondée. Après
qu’elle est devenue elle-même historique sous l’effet de la critique qu’elle a subie,
il convient probablement de ne plus l’attaquer en tant que système mais de la
considérer comme un document, et donc d’identifier les présupposés dont elle
part comme des caractéristiques de l’époque dont elle est issue.
Incontestablement, Marx ne rend pas justice à la forme sonate du
xviii e siècle. Le procédé employé par Haydn dans le premier mouvement de la

sonate pour piano en mi bémol majeur (Hob. XVI : 49), consistant à récapituler le
thème principal au début de la phrase secondaire, n’est compréhensible que si l’on

401
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

part du primat de l’harmonie, c’est-à-dire de l’idée que le thème secondaire – qu’il


soit nouveau ou non – a pour fonction de marquer l’entrée du ton de la dominante
– l’évènement harmonique – par une idée musicale prégnante. À cause de la sonate
de Haydn, Marx au contraire, qui voyait à l’inverse dans la différence des tonalités
un aspect secondaire et une simple mise en valeur de l’opposition thématique,
s’est retrouvé dans un embarras et une confusion terminologiques tels qu’il parle
de « domaines de la phrase secondaire » dont les limites seraient marquées par le
ton de la dominante, ainsi que d’un franchissement anticipé de la frontière, suivi
« après seulement de la phrase secondaire » 161. (Il entend par là la continuation de
l’idée initiale déviant de la phrase principale.) Il est probablement superf lu de
faire un commentaire sarcastique de cette logique perturbée.
Autant le primat du thème sur l’harmonie, primat dans lequel Marx
croyait reconnaître un principe général et suprahistorique, était peu présent dans
la sonate classique, qui constituait l’objet explicite de la théorie des formes, autant
celui-ci est caractéristique, à l’inverse, de la sonate romantique, qui représente
donc implicitement et sans doute inconsciemment la véritable substance
historique de la théorie, bien qu’il ne soit nulle part question chez Marx de
Chopin, de Mendelssohn ou de Schumann. Par conséquent, au lieu de déplorer les
défauts qui résultent du modèle formel de Marx pour l’analyse des mouvements
de sonate beethovéniens, on peut le concevoir comme l’indice d’une évolution
au cours de laquelle le centre de gravité de la forme sonate s’est progressivement
déplacé de l’harmonie – dont la complexification croissante sapait la clarté des
fonctions formelles – vers la thématique, jusqu’à rendre finalement possible, dans
la Nouvelle Musique du xxe siècle, le paradoxe d’une forme sonate atonale.
S’il est donc aisément concevable d’effectuer une distinction entre
l’objet manifeste et le modèle d’observation latent d’une théorie, il ne faut pas
sous-estimer par ailleurs l’inf luence exercée par des prémisses et implications
générales, philosophiques et scientifiques – sans lien spécifique avec la
musique. Les possibilités de formulations qui existent dans la culture générale
d’une époque et dont dispose un auteur sont à peine moins importantes pour le
contenu objectif de vérité de ses découvertes que les observations qu’il fait sur
les partitions. La sélection, la hiérarchisation et l’interprétation des faits dont
est « déduite » une théorie – avec les apparences de la simple induction – sont

402
Prémisses esthétiques de la « forme sonate » chez adolf bernhard marx

en grande partie dépendantes des catégories qui sont contenues dans la langue
d’une époque et qui délimitent l’horizon de la pensée.
La théorie des formes de Marx est une théorie génétique qui fait
procéder par degrés le plus différencié du plus simple. Elle rappelle, sans qu’il
doive être question d’une traduction directe de ses catégories fondamentales, la
morphologie de Goethe, dont le schéma conceptuel se trouvait sous les yeux de
tous au xix e siècle.
On ne se fait une idée de la richesse et de la profondeur de l’art que lorsqu’on embrasse
cette multitude d’œuvres en un seul coup d’œil dans lequel la raison créatrice cherche à
donner forme à toutes les possibilités de son monde, comme la nature dans la multitude
de ses formes donne forme à toutes les possibilités de l’existence. Que l’on commence
où l’on voudra : la pensée faite acte fait naître du plus simple motif le déroulement au
cours impossible à déterminer, clôt le déroulement en une phrase, unit phrase et contre-
phrase en une période, ouvre la période pour en faire un chant de deux, de trois parties.
Si l’on regroupe les traits fondamentaux de la forme rondo et de la forme sonate, cette
dernière étant la plus évoluée et renvoyant au plus haut développement de la figure la
plus simple (la forme lied en trois parties) et à l’antithèse fondamentale de toute musique
– repos, mouvement, repos – : partout règne la loi constante de la raison 162.

L’évolution qui mène de la forme lied, en passant par les cinq formes
rondo que distingue Marx, jusqu’à la forme sonate, qui conclut – provisoirement – le
processus génétique, consiste d’une part dans le passage d’une simple coordination
des parties à leur subordination, et d’autre part en un processus de différen-
ciation lié à une intégration croissante. Au lieu d’être juxtaposées identiques ou
semblables, les parties sont organisées fonctionnellement et ainsi mises en rapport
les unes avec les autres de façon plus claire. Tandis que se forment des diffé-
rences fonctionnelles toujours plus riches, le lien entre les parties devient toujours
plus étroit : la différence fonctionnelle par laquelle la forme sonate se distingue des
formes rondo constitue le corrélat d’une intégration formelle plus solide.
L’idée, qui ne va pas sans poser problème, selon laquelle la
différenciation fonctionnelle distinguant les organismes supérieurs des
organismes inférieurs est nécessairement liée à une subordination des parties,
a été formulée par Goethe en 1807 dans l’essai « Bildung und Umbildung
organischer Naturen » [« Formation et transformation des natures organiques »] :
Plus la créature est imparfaite, plus les parties sont identiques ou semblables les unes
aux autres, et plus elles ressemblent au tout. Plus la créature est parfaite, plus les

403
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

parties sont dissemblables les unes des autres. Dans le premier cas, le tout est plus
ou moins identique aux parties, dans le second le tout est dissemblable aux parties.
Plus les parties sont semblables, moins elles sont subordonnées les unes aux autres.
La subordination des parties indique une créature plus parfaite 163 .

Dans le concept de « subordination » convergent cependant plusieurs


idées qu’il faudrait séparer : le primat d’une partie par rapport à une autre et la
soumission de chaque partie au but du tout, soumission pour laquelle une diffé-
renciation fonctionnelle – qui, dans le principe, autorise tout autant une égalité
qu’une hiérarchisation – est amplement suffisante.
Marx distingue des parties « suspendues les unes à côté des autres »
de parties « entrelacées l’une dans l’autre », et l’« entrelacement intime » des
parties 164 , dont la dérivation contrastive apparaît comme le paradigme 165 ,
constitue le critère des formes plus tardives dans l’ordre génétique, dont la
« dernière et la plus évoluée » est la forme sonate 166. Mais ce n’est qu’en supposant
un primat du thématique sur l’harmonie que l’on peut rendre compréhensible
le passage de la forme rondo à la forme sonate ; or, c’est de la plausibilité de la
reconstitution de ce passage que dépend le fait de savoir si l’idée d’une théorie
des formes qui soit génétique et non pas simplement classificatrice est réalisable.
La différenciation fonctionnelle et l’intégration plus étroite des parties, par
quoi la deuxième forme rondo s’élève au-dessus de la première, à qui elle est
identique par sa structure, résultent, selon Marx 167, de l’autonomie croissante
de la partie médiane, laquelle, tout en restant subordonnée, a évolué, de la partie
intercalaire qu’elle était, pour devenir un thème secondaire. Et de la même
manière, la forme sonate naît des formes rondo génétiquement plus tardives en
remplaçant progressivement la simple alternance entre ritournelle et couplet
par une relation dans laquelle une opposition prégnante constitue en quelque
sorte la face extérieure d’un lien étroit des motifs agissant de l’intérieur.
On pourrait arguer que l’interaction entre une différenciation plus
riche et une intégration plus étroite – le critère d’évolution avancé par Marx –
n’est pas du tout affectée par la controverse des théoriciens évoquée plus haut
autour de la question de savoir si – comme on le supposait au xviiie siècle – la
thématique est une fonction de l’harmonie ou bien à l’inverse si – comme le dit
Marx – l’harmonie est une fonction de la thématique. Selon cet argument, une

404
Prémisses esthétiques de la « forme sonate » chez adolf bernhard marx

corrélation entre différenciation et intégration serait possible en supposant


l’une ou l’autre prémisse. Cette objection méconnaît cependant le fait que les
sept stades d’évolution depuis la forme lied en trois parties jusqu’à l’exposition
de sonate, se distinguent les uns des autres non pas du point de vue tonal, lequel
se limite chez Marx à la différence entre identité et altérité (tonalité principale/
ton de la dominante), mais uniquement par le degré de différenciation et
d’intégration thématiques. Sans la position dominante accordée à la thématique,
la morphologie ne peut plus être reconstituée.
En termes de théorie des sciences, la construction génétique que
Marx place au fondement de la théorie des formes est grevée par une difficulté :
le cours évolutif qu’il déduit de la « loi rationnelle » ne correspond pas, et n’a
pas à correspondre, au cours réel de l’histoire, qui pour l’empiriste représente
la dernière instance. La théorie des formes de Marx s’expose donc au soupçon
d’être pure spéculation. Historiquement, la quatrième et la cinquième forme
rondo, censées précéder la forme sonate dans l’ordre génétique, sont sans l’ombre
d’un doute le résultat d’un compromis entre la (troisième) forme rondo (thème
principal-thème secondaire 1-ThP-ThS 2-ThP) et la forme sonate : le fait que dans
les plans formels ThP-ThS 1-ThP-ThS 2-ThP-ThS 1 et ThP-ThS 1-ThS 2-ThP-ThS 1
le thème principal et le thème secondaire 1 soient au début respectivement dans
le ton principal et celui de la dominante mais qu’ils soient à la fin tous les deux
dans le ton principal, est, tout comme le retour du thème secondaire 1 après la
dernière ritournelle, une modification de la forme rondo sous l’inf luence de la
forme sonate, donc une conséquence de celle-ci et non sa prémisse historique.
(Les exemples analysés par Marx sont tirés de sonates de Beethoven.)
Selon les idées du début xix e siècle, où l’historicisme moderne
n’apparaît que progressivement, le fait que la « loi rationnelle » que Marx a cru
découvrir dans le système des formes musicales soit à l’œuvre dans l’histoire ne
signifie pas encore que l’évolution dans laquelle se réalise la « raison créatrice »
doive à chaque fois être soumise à la chronologie. Au contraire, ce qui est
génétiquement premier peut quelquefois être chronologiquement plus tardif ;
et bien que la « loi rationnelle » triomphe en dernière instance, l’histoire est,
outre l’« effectivité de la raison » (Hegel), un amoncellement de circonstances
fortuites susceptibles de gêner ou de détourner la réalisation de ce pour quoi « le

405
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

moment est venu ». C’est pourquoi ce n’est pas la chronologie extérieure, mais la
« rationalité » immanente qui est le critère auquel il faut mesurer les déductions
génétiques de la théorie des formes de Marx, si l’on veut rendre justice aux
présupposés du début du xix e siècle au lieu de les confronter à une exigence de
vérité sous-tendue par d’autres prémisses – historicistes – qui ne vaudront que
plus tard (et selon lesquelles une déduction systématique doit se légitimer par sa
conformité avec le déroulement historique).
Le passage de la quatrième forme rondo (ThP-ThS 1-ThP-ThS
2-ThP-ThS 1) à la cinquième (ThP-ThS 1-ThS 2-ThP-ThS 1) est plausible dans
la mesure où la possibilité d’omettre le retour médian du thème principal
résulte d’une intégration plus étroite du thème principal et du premier thème
secondaire. « Un tel poids est mis sur l’union du thème secondaire avec lui »
– le thème principal – « que l’on doit considérer l’union des thèmes principal
et secondaire comme un tout plus intime, qui importe plus que la répétition
suivante (médiane) du thème principal 168 . »
Par ailleurs, Marx caractérise non sans raison le rondo de sonate
classique, dont le schéma (ThP-ThS-ThP-Dv-ThP-ThS) laisserait supposer
qu’il le considérerait génétiquement comme la dernière étape avant la forme
sonate, comme une « forme mixte 169 », et ce d’un point de vue systématique
et non historique. Le critère évolutif dont part Marx, nous l’avons dit, était
l’« entrelacement intime » des thèmes principal et secondaire ; à l’inverse, le
retour du thème principal après le thème secondaire dans le rondo de sonate
lui apparaissait comme l’indice d’une simple alternance des parties, qui rend
nécessaire une conclusion extérieure sous forme de récapitulation du début
au lieu d’agir comme une complémentarité dont le principe se trouve en
elle-même. D’autre part, le développement dans la forme sonate se distingue
sans aucun doute du thème secondaire 2 dans la cinquième forme rondo par un
« entrelacement plus intime » avec l’exposition. Le rondo de sonate est donc une
forme hybride et contradictoire en ce qu’il aboutit, d’une part, à un lien plus
étroit (sous la forme du développement qui remplace le thème secondaire 2),
mais que, d’autre part, il contrecarre ce lien (par le retour du thème principal
entre exposition et développement, retour qui, si tant est qu’il ait réellement une

406
Prémisses esthétiques de la « forme sonate » chez adolf bernhard marx

fonction, ne peut être autre chose que le signe qui indique et compense en même
temps une intégration plus faible du thème principal et du thème secondaire).
La théorie des formes de Marx, malgré son peu de solidité face
aux critiques extérieures, est donc tout à fait close sur elle-même d’après des
critères internes, dont les fondements sont, en termes de théorie de l’histoire, la
morphologie goethéenne et l’hégélianisme de la Restauration.

Adolf Bernhard Marx, hégélien après la mort de Hegel, était pris au


piège d’un conf lit dont il pouvait aussi peu se sortir que les contemporains qui
partageait ses convictions en philosophie de l’histoire. D’une part, il croyait à la
nécessité d’un progrès ; de l’autre, l’ombre de la formule hégélienne sur la fin de
l’art planait sur l’image qu’il esquissait de l’avenir de la musique.
« On peut constater la nécessité du progrès dans l’art à une observation
simple : l’impossibilité de s’arrêter ou de répéter fidèlement ce qui appartient à
un point de vue antérieur, même si cela est demeuré proche de notre intérêt 170. »
Si Marx était convaincu que la substance des formes d’expression de la musique
était historique, et donc non répétable et éphémère, il a construit par ailleurs
la « loi rationnelle » qui définit le cours de l’histoire de la musique comme une
dialectique orientée de la musique et du langage, qui, par l’appropriation de
l’esprit du langage par la musique, atteint un résultat au-delà duquel un progrès
n’apparaît plus possible.
Ainsi le langage, expression définie de l’esprit, ne devait pas être lié seulement
extérieurement à la mélodie, mais il fallait qu’il fût fusionné avec elle de la façon la plus
intérieure, et qu’il devînt musique ; et à l’inverse, la musique devait devenir puissante
dans le langage au contenu défini. […] Il fallait finalement que la musique tentât pour
elle-même de saisir et de manifester la teneur spirituelle, autant qu’elle lui revenait. Il
ne peut y avoir autre chose ; partout se fait sentir la proximité de la frontière 171.

Pathos du progrès et résignation d’épigone s’interpénètrent inextrica-


blement. Et le dilemme qui veut que la « raison dans l’histoire » se manifeste dans
un système clos de formes classiques qu’elle cherche en même temps à dépasser
pour ne pas se figer, marque la théorie des formes de Marx jusque dans les détails

407
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

dans lesquels l’esprit d’une théorie se fait jour plus clairement que dans les procla-
mations programmatiques qui masquent les ruptures et les failles.
Les formes musicales, en tant que système où elles se complètent
mutuellement, et en tant qu’étapes du processus génétique par lequel elles
s’engendrent l’une l’autre, sont les manifestations d’une raison dans l’histoire.
« Toutes les formes prises dans leur totalité sont pour nous le condensé de toutes
les façons dont la raison artistique créatrice produit son œuvre, la totalité des
œuvres 172. » La « raison artistique créatrice » dont parle Marx est moins la raison
subjective de l’artiste que la raison objective de l’histoire de l’art qui se sert des
compositeurs comme d’outils. Et dans les œuvres du classicisme, « l’art atteint
ses moments de vie les plus hauts, qui eux-mêmes ne sont rien d’autre qu’une
incarnation, une individualisation de l’idée artistique générale 173 ». Dans le
classicisme s’achève la genèse des formes comme système. Comme œuvre de
la raison, l’histoire n’est pas un processus sans but, dans lequel s’étend un
« mauvais infini » (Hegel), mais une évolution vers un canon de formes qui
embrasse « toutes les formes prises dans leur totalité ».
Bien que l’art soit en quelque sorte condamné au progrès, parce
que l’arrêt serait un déclin, la chance d’un avenir de la musique qui ne s’enlise
pas dans la répétition épigonale ne peut donc résider dans la production de
nouvelles formes.
On a cru apercevoir un progrès de deux côtés. – Tout d’abord dans la forme des compo-
sitions. Comment cela serait-il possible ou aurait-il une quelconque signification ?
Celui qui s’en tient au juste concept de forme – mise en forme complète et rationnelle
du contenu spirituel – sait que les formes fondamentales dans notre art comme dans le
langage sont fixées depuis longtemps et ne changeront pas, et qu’en outre de grandes
séries de formes composées ont déjà été largement utilisées et modifiées, et que les
modifications et compositions sont accessibles à chacun, et doivent réussir et sont
justifiées si elles correspondent au contenu, mais sont fausses ou sans signification
sinon. Dans le meilleur des cas, le progrès ne réside donc pas dans la forme 174 .

(La distinction entre « forme fondamentale » et « formes composées » laisse


ouverte la possibilité de compter un principe comme celui de la « double fonction-
forme » de Liszt – principe selon lequel les parties de la forme sonate comme
mouvements sont en même temps les mouvements de la forme sonate comme

408
Prémisses esthétiques de la « forme sonate » chez adolf bernhard marx

cycle – au nombre des « compositions » qui « sont accessibles à chacun » mais


n’élargissent pas le fonds des « formes fondamentales ».)
L’opposition entre système clos et histoire ouverte, entre classicisme
et pathos progressiste se manifeste dans la théorie des formes comme une
contradiction entre l’interprétation de la forme sonate et le jugement esthétique,
teinté de philosophie de l’histoire, formulé à propos de la fantaisie. D’une part,
la forme sonate doit apparaître comme la « dernière et la plus évoluée » des
formations issues de l’« opposition primordiale de la musique », l’archétype
formel « repos-mouvement-repos » 175. Et la « fin de la théorie des formes (selon
son contenu essentiel) 176 » est atteinte avec les « formes mixtes » de la sonate et du
rondo, ainsi que de la sonate et de la fugue 177. D’autre part, porté par l’enthousiasme
de l’émancipation, Marx célèbre dans la fantaisie, dont il cite comme paradigme
l’opus 27 de Beethoven, la fantaisie en ut mineur KV 475 de Mozart et la Fantaisie
chromatique de Bach, la manifestation musicale de la liberté réalisée et concrétisée.
Ainsi nous sommes vraiment déjà arrivés au point où nous pouvons saisir librement,
et à nouveau quitter librement, chacune des formes constatées jusqu’ici – phrase
et déroulement, lied et fugue, rondo et sonate, quel que soit le nom que nous leur
donnons ou la manière dont nous les opposons – comme nous l’inspire sur l’instant
l’idée supérieure d’un tout ou bien encore notre humeur f lottant sans but ni entrave.
[…] Ce n’est que maintenant – alors que nous reconnaissons qu’il est possible et licite
de renoncer à toute forme définie à l’avance et de nous abandonner à la liberté de
notre esprit, qui ne connaît d’autre loi que lui-même – ce n’est que maintenant que
toute la théorie des formes est portée à son but, que nous sommes devenus libres en
elle, avec elle et par elle 178 .

La contradiction dans laquelle s’empêtre Marx lorsqu’il déclare que


le but de l’évolution formelle est d’une part la sonate et de l’autre la fantaisie,
peut se résoudre si l’on cherche refuge dans la dialectique et que l’on voit
comme fin du processus génétique, dans lequel l’idée de la forme se réalise,
l’autosuppression de celle-ci : la fantaisie, par opposition à la sonate, ne serait
donc pas la « dernière et la plus évoluée » des formes, mais le paradoxe d’une
forme au-delà du canon des formes.
Dans un contexte marqué par l’esprit de l’hégélianisme, il n’est pas
besoin de souligner que la « suppression » de ce qui est génétiquement premier ne
signifie pas une destruction. Il n’est jamais question chez Marx d’une ruine des

409
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »

formes, comme elle a été réclamée ou déplorée, respectivement, par les apologistes
naïfs ou les opposants du progrès musical. Au contraire, la liberté qu’il postule ne
devient liberté substantielle, fondée en raison, qu’en conservant et en maintenant
le système des formes – l’œuvre de l’histoire jusqu’à maintenant – comme
condensé des possibilités dont elle dispose par des compositions changeantes.
Dans l’idée de la liberté concrète – liberté que l’appropriation de la tradition
distingue d’une liberté abstraite, « inculte » et dépourvue de substance –, l’esprit
objectif qui produit les formes, et l’esprit subjectif qui se meut parmi elles selon sa
propre volonté, sont une seule et même chose.
On peut concevoir comme une contradiction, contradiction que
Hegel nommerait vivante, le fait que Marx a assigné à la théorie des formes
musicales des buts différents et même opposés, dont l’un, en tant qu’achèvement
du système, signifie une conclusion, tandis que l’autre désigne un chemin
ouvert – et donc le fait qu’il oppose la « loi rationnelle », qui exige une fin de
l’évolution dans un canon formel classique, à l’« esprit » complètement différent
et qui est, selon un mot de Jacob Burckhardt, un « fouisseur ». La découverte
d’une issue qui mène hors du dilemme est cependant moins essentielle que
la conclusion suivante : la difficulté même dans laquelle Marx s’est retrouvé
peut être comprise comme le signe et l’expression de la situation historique et
philosophique dont est issue la théorie des formes et dont elle porte les traces.

410
CHAPITRE 6

APORIES DE LA
MUSIQUE À PROGRAMME
THÈSES SUR LA MUSIQUE À PROGRAMME
1

Enfermer dans les limites d’une définition arrêtée le terme de


« musique à programme », terme qui possède la concision trompeuse d’une
formule frappante, voilà qui est probablement difficile voire impossible, parce
que les représentations associées à ce mot dépendent, pour une part non négli-
geable, des fonctions qu’il remplit depuis le milieu du xix e siècle dans la querelle
entre les musiciens de la nouvelle école allemande <Neudeutschen> et leurs adver-
saires 1 . Le contenu du concept est déterminé par des aspects pragmatiques. Les
partisans de la musique à programme ont tendance à recourir à une définition
large, les sceptiques à une définition étroite, car dans un but apologétique, il
est utile de ranger dans cette catégorie controversée des œuvres caractérisées
par des titres, comme les pièces pour piano de Schumann, dont la légitimité
esthétique ne fait aucun doute, tandis qu’à l’inverse, dans des propos à visée
polémique, on est tenté de limiter le domaine de la musique à programme au
genre, difficilement justifiable en théorie de l’art, de la peinture sonore.
Wilhelm Klatte, un partisan enthousiaste de Liszt, n’hésita pas à
étendre le concept à la musique vocale, dans la mesure où « ce n’est qu’avec le
soutien des mots que les sons acquièrent du sens, de l’intensité, voire en quelque
sorte l’effet d’une image 2 ». Les cantates de Bach seraient ainsi les paradigmes de
la musique à programme. Au contraire, Otto Klauwell, qui considérait la musique
à programme, dont il écrivait l’histoire, comme un genre inférieur, cherchait à
éloigner la Pastorale de Beethoven de ce concept suspect. Selon lui, il n’y avait de
sens à parler de musique à programme que pour des œuvres dont la forme était
inintelligible en soi et n’était fondée que par le programme 3. Or, du point de vue

413
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

logique, la thèse provocante de Klauwell repose sur un tour de passe-passe ; d’après


elle, on peut appuyer le préjugé esthétique selon lequel la musique à programme
est sans forme – préjugé que l’analyse la plus superficielle de quelques poèmes
symphoniques de Liszt suffirait à réfuter – en en faisant une caractéristique
définitoire : pour Klauwell, une musique à programme qui se présente sous une
forme solidement agencée cesse par là même d’être musique à programme.
Si, sans se soucier des positions extrêmes de l’apologie et de la
polémique, on analyse l’usage de l’expression « musique à programme » tel qu’il
s’est formé dans la langue courante de l’esthétique musicale depuis la fin du
xviiie siècle, quelques tendances se dessinent que l’on peut répertorier sans qu’il

soit pour autant judicieux de les fixer sous les termes rigides d’une définition.
Premièrement, on range dans la musique à programme la description
ou l’évocation de processus ou d’actions, mais non la peinture d’états, propre
à la pièce de caractère. Le portrait musical d’un tempérament singulier est de
la musique à programme dans une moindre mesure que le dialogue entre un
mélancolique et un sanguin esquissé musicalement par C. P. E. Bach sous la
forme d’une sonate en trio.
Deuxièmement, il semble, au moins au xixe siècle, que le terme de
« musique à programme » soit plus pertinent pour des œuvres orchestrales que
pour des pièces pour piano ; même l’étendue de l’œuvre n’est pas indifférente. La
réticence à parler de musique à programme est en tout cas moins forte dans le cas des
ouvertures de concert de Mendelssohn que dans celui de ses Romances sans paroles.
Troisièmement, il faut manifestement qu’un sujet, pour qu’il soit
considéré comme programme, soit individualisé. Le Saül de Kuhnau 4 est une
pièce à programme, mais pas la Mélancolie 5 de Beethoven. (Du reste le genre du
quatuor à cordes est le plus éloigné qui soit des intentions programmatiques : les
quatuors de Smetana et de Janáček ne correspondent pas à la tradition du genre.)

La musique à programme, genre musical solide en apparence, repré-


sente pour les psychologues expérimentaux 6 un défi dans l’application de leurs
méthodes, défi auquel il est difficile de résister justement parce que le problème

414
Thèses sur la musique à programme

se présente dans une simplicité dont on ne remarque pas tout de suite à quel
point elle est trompeuse. S’il semble que l’on puisse, sans arrière-pensée, essayer
de comparer les associations faites par des auditeurs qui ne connaissaient pas
un morceau de musique au préalable, avec les intentions programmatiques du
compositeur, cette tentative n’en est pas moins hasardeuse. Et si le résultat négatif
– il est exceptionnel que l’on devine le programme – est établi à priori, il ne dit
rien ou presque (et seule la correspondance avec le préjugé esthétique dominant
fait oublier à l’expérimentateur l’absence de pertinence du résultat).
Premièrement, une telle expérience manque l’essence esthétique
d’une musique à programme qui ne se limite pas à une peinture sonore (et un
historien ne devrait pas se laisser prendre au dépourvu en reprenant à son
compte le présupposé des polémistes selon lequel la peinture sonore serait le
paradigme de la musique à programme). Rien n’est plus faux que d’identifier le
programme, le texte formulé, avec « l’idée poétique » dont le processus sonore est
le « ref let sensible », pour parler avec Hegel. La teneur de l’œuvre est constituée
d’un élément tiers qui procède de la relation entre la musique et le programme :
entre une musique dont le programme précise l’expressivité, et un programme
dont « l’intention poétique », comme Wagner la nommait, est rendue accessible
par le sentiment de la musique 7. Ce serait un malentendu de comprendre le
programme comme un déchiffrement de la musique, alors qu’il est – lui et le
processus sonore – lui-même chiffre. Le test psychologique confond présupposé
et résultat : le programme, qui constitue un point de départ du processus
esthétique et non son but, et qui doit donc être donné et non pas deviné, est mis
sur le même plan que l’« idée poétique » qui résulte de l’interpénétration de la
musique et du programme.
Deuxièmement, le test psychologique qui doit condamner la
musique à programme en raison de son impossibilité esthétique pèche par
le fait qu’il procède et doit procéder de façon anhistorique. Les cobayes sont
traités non pas comme si c’était l’esprit de leur époque qui parlait par leur
bouche, mais comme s’ils représentaient purement et simplement le genre
auquel ils appartiennent. La méthode de la psychologie expérimentale est,
pour parler avec Windelband, « nomothétique », et donc orthogonale au
caractère historique de l’objet qu’elle doit saisir.

415
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

La question n’est pas de savoir si un auditeur en général – cette figure


universelle de l’auditeur n’existant pas en musique – peut déduire d’une œuvre
musicale le programme dont est parti le compositeur, mais de savoir dans
quelles conditions particulières et uniques dans le temps il a pu sembler faire
sens, au xix e siècle, d’essayer de « poursuivre la création » en musique – et telle
était bien toute l’intention de Liszt – de figures du mythe ou de la littérature
mondiale comme Prométhée et Orphée, Hamlet et Faust. Un test effectué sur
des cobayes qui ont grandi avec l’esthétique du « musical pur », de sorte que
leur écoute associative est soit embryonnaire, soit spontanée, ne saisit pas la
musique à programme telle qu’elle a réellement été au xix e siècle, mais seulement
sous sa forme pétrifiée. Il va à l’encontre d’une réalité fondamentale : les
poèmes symphoniques de Liszt, portés par une tradition culturelle, n’ont pas
survécu intacts à sa ruine. Aujourd’hui, un siècle plus tard, nul ne peut avoir la
prétention de décider si l’idée de musique à programme conçue par Liszt était
une erreur hybride que l’histoire a dépassée – si donc la survivance ou l’ambition
d’un phénomène décide de sa légitimité ou de son illégitimité esthétique –, ou
bien si au contraire les auditeurs du xx e siècle ont perdu la capacité et le droit
légitime de juger des poèmes symphoniques. En tout cas, le fait que le contexte
historique dont ils dépendaient n’existe plus ne justifie pas le recours à un
procédé « nomothétique » qui tente de démontrer l’impossibilité générale d’un
principe historiquement mort qui n’appartient qu’au passé.
Troisièmement, l’idée d’une perception objective, d’un common sense
musical en quelque sorte, dont on pourrait se réclamer pour juger du sens ou
du non-sens de la musique à programme, est une fiction. Ce n’est qu’au cas par
cas, et non de façon générale, que l’on peut arrêter le dessin des frontières qui
distinguent une écoute « appropriée », « raisonnable » d’une écoute primitive qui
ne saisit rien, d’une part, et, d’autre part, d’une écoute altérée par des préjugés – si
tant est que de telles frontières puissent être tracées. Le « caractère approprié » de
la perception, qui est présupposé des cobayes – sans quoi ils seraient mal choisis –,
ne peut pas être déterminé selon des critères musicaux généraux mais doit être
conçu comme un comportement adéquat à l’objet spécifique. On est donc renvoyé
à une analyse historique qui étudie le caractère esthétique de l’œuvre musicale
tel qu’il se présentait aux contemporains. (Ce qui ne veut pas dire que les critères

416
Thèses sur la musique à programme

de l’époque où elle est née soient les seuls à être pertinents ; dans l’histoire de la
réception d’œuvres musicales, la réception la plus ancienne n’a nullement été
toujours la plus adéquate. Mais il est probablement incontestable que les périodes
postérieures se distinguent les unes des autres par une plus ou moins grande
proximité ou distance intérieures par rapport à un morceau de passé et n’ont pas
les mêmes droits à émettre un jugement ; aussi est-il difficile de voir comme un
acte de justice historique le fait de généraliser – en le camouflant sous les traits
des résultats d’une expérience – les convictions esthétiques d’une époque qui,
justement, n’a qu’une affinité faible avec le genre du poème symphonique.)

Pour l’esthétique musicale, la musique à programme constitua


toujours, depuis ses débuts au xviiie siècle, un objet d’irritation qui provoqua de
violentes controverses. Il est vrai que les arguments par lesquels on lui dénia
son droit d’exister du point de vue esthétique varièrent, de même que les présup-
posés sur lesquels s’appuyait ce verdict. Et l’évolution de la critique est l’un des
documents les plus discutés des changements auxquels la chose même, le sens de
la musique à programme, fut soumise.
1. Dans les discours esthétiques du x viii e siècle, la musique à
programme apparaît comme un genre « pictural », auquel on opposa ce qui
émeut. Le concept du « pictural », qui inclut également des éléments que l’on
aurait nommés « caractérisants » au xix e siècle, était pris de façon plus large que
le terme de « peinture sonore » dans l’usage des xix e et xx e siècles. Style descriptif
et style expressif, si brutal que soit le contraste qui les oppose, ne sont pourtant
rien d’autre que des solutions différentes au même problème : la difficulté à
justifier esthétiquement l’existence d’une musique instrumentale autonome à
une époque dont le concept de musique était forgé par l’opéra. (La phrase de
Fontenelle 8 était manifestement la communis opinio des lettrés comptant parmi
les contempteurs de la musique instrumentale.) En affirmant que même une
musique qui ne fût pas liée au langage pouvait « peindre » ou « émouvoir », on
tentait de prévenir le reproche selon lequel elle n’était qu’un ensemble de sons
ou de bruits vides et insignifiants. (Il n’existait pas d’esthétique de la forme.)

417
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

Charles Batteux, dont le traité sur les beaux-arts (1746) dominait le


débat autour du milieu du siècle, rejetait la musique « picturale » comme un genre
inférieur 9 . Et elle apparaît chez Quantz, à l’instar d’une musique « travaillée »,
« savante », comme le reliquat d’une époque « baroque » passée qui tend à
l’artificialité 10. Seule la musique « émouvante », non la musique « picturale » devait
être considérée comme « musique naturelle ». Le fait de « singer les représentations
imagées extérieures » était selon Johann Nikolaus Forkel 11 indigne d’une musique
instrumentale capable de s’élever à la représentation des affects.
Il n’y avait qu’un moyen terme entre style descriptif et style expressif
qui pût sauver le style descriptif du jugement selon lequel il détournait la
musique de sa propre essence. Et la formule accommodante selon laquelle c’était
moins un objet qu’il fallait décrire que l’émotion qu’il excite, remonte au milieu
du siècle, au Discours préliminaire de D’Alembert 12. Lorsque Beethoven la reprit,
c’était déjà un topos.
2. L’esthétique musicale romantique, à l’instar de celle de la
sensibilité, a traité la musique « picturale » par la méfiance et la moquerie, mais
pour fonder son jugement elle s’est appuyée sur d’autres présupposés. Ce n’est
pas l’« émouvant », mais l’idée d’une « musique instrumentale pure » élevée à
une dignité métaphysique qui constituait l’instance opposée à une musique
« picturale » que l’on voyait comme une aberration esthétique ou comme un
genre bas, tout juste bon à divertir. À l’inverse de l’esthétique de la sensibilité,
Friedrich Schlegel interprétait la musique instrumentale comme un discours :
Mais celui qui a un sens pour les merveilleuses affinités dans tous les arts et toutes
les sciences, ne considérera pas la chose sous le plat point de vue de la soi-disant
ingénuité, d’après lequel la musique ne doit être que le langage du sentiment, et ne
trouvera pas impossible en soi une certaine tendance de toute musique purement
instrumentale vers la philosophie 13 .

On trouve le même jugement chez Schelling, et E. T. A. Hoffmann tira de l’oppo-


sition entre principe « plastique » et principe « musical » chez August Wilhelm
Schlegel la conséquence selon laquelle fallait interdire à la musique instru-
mentale de représenter des objets aux contours nets :

418
Thèses sur la musique à programme

Cette profonde originalité [de la musique] a été gravement méconnue par les auteurs
de musique instrumentale qui ont essayé de peindre des sensations définissables, voire
des évènements, traitant comme un art plastique le moins plastique de tous les arts 14.

Le genre « émouvant » et le genre « pictural », adversaires dans la querelle du


xviiie siècle, tombent l’un et l’autre, dans l’esthétique musicale romantique, sous

les coups du jugement selon lequel ils sont démodés et dépassés par la signi-
fication métaphysique atteinte par la musique instrumentale grâce à Haydn,
Mozart et Beethoven. Par ailleurs, la « musique instrumentale pure » comme la
comprenait Hoffmann ne peut être identifiée à la « musique absolue » au sens
d’Eduard Hanslick. Si Hoffmann rejetait la musique « picturale », cela n’excluait
pas le fait que pour lui le sens de la « musique instrumentale pure » était
d’emporter irrésistiblement « l’imagination de l’auditeur » dans « le tumulte
bariolé des apparitions fantastiques » 15.
3. La conception lisztienne de la musique à programme n’est pas si
éloignée de l’esthétique de Hoffmann que l’on pourrait spontanément le supposer
tant que l’on reste pris dans l’antithèse anhistorique figée entre musique absolue
et musique à programme. La peinture sonore réprouvée par Hoffmann est une
composante complètement secondaire dans les poèmes symphoniques : Liszt
partageait avec Hoffmann la conviction que la musique instrumentale était un
organon de la métaphysique ; et le programme des poèmes symphoniques ne se
distingue de l’imagination prônée par Hoffmann que par sa tendance à préciser
les associations indéfinies et prémonitoires et à les rattacher à des concepts et
des figures aux contours nets. En tout état de cause, la polémique romantique
à l’encontre de la musique « picturale » s’écarte sur des traits essentiels de
l’opposition à laquelle étaient confrontés les poèmes symphoniques de Liszt :
opposition dont la formule centrale était le concept de « musique absolue ».
Le terme de « musique absolue » désigne chez Wagner, qui en est
l’auteur, une musique sans motivation et par là sans substance, une musique qui
n’a pas de raison d’exister : d’une part, les mélodies de Rossini qui se sont détachées
de leur fondement, la langue, et, d’autre part, une musique instrumentale qui
s’est abstraite de la danse et de la pantomime et donc écartée de son origine 16 .
Cette expression polémique fut ensuite reprise dans la tradition de Hanslick et
retournée en un terme affirmatif qui ne dit rien d’autre que le fait que la musique,

419
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

pour avoir du sens, n’a pas besoin d’un appui et d’une motivation extramusicaux
mais peut être fondée en elle-même. La « musique absolue » est le mot clé d’une
esthétique de la « musique instrumentale pure » dans laquelle tout ce qui n’est pas
son apparaît comme « composante extramusicale ». Lorsqu’on parle de musique
tout court, il est toujours question de musique instrumentale et non vocale – en
accord avec Hoffmann et à l’encontre d’une tradition millénaire plus ancienne.
Au xixe siècle, au contraire du xviiie siècle, l’objet premier de l’esthétique musicale
est la symphonie beethovénienne au lieu de l’opéra italien.
Les présupposés esthétiques qui portent la critique du genre
« pictural » du xviiie siècle et de la musique à programme du xixe siècle – la tendance
à l’« émouvant », l’idée d’un « sanscrit » qui ouvre un « Djinnistan » métaphysique,
et le concept d’une musique instrumentale absolue, fondée en elle-même comme
forme close – divergent radicalement, et les changements de position dont est partie
la polémique sont le signe des transformations de l’objet même. (Il serait absurde
de formuler un concept abstrait et anhistorique de la musique à programme,
indépendant des conflits qui se sont déroulés dans la réalité historique.)
L’esthétique de la sensibilité polémiquait contre la tradition baroque :
contre un passé proche qui subsistait à l’état de vestiges. En se réclamant de l’idée
de nature dans la musique, on rejetait l’artificialité des figures d’hypotypose :
artificialité qui fait s’étonner l’entendement mais qui laisse l’âme vide. C’est
l’inverse pour l’esthétique de la musique absolue plus tard au xix e siècle : soutenue
par des penchants classicisants conservateurs, elle mettait en garde contre la
poursuite d’une voie vers l’avenir où il était à craindre que l’on ne s’égare.
Par ailleurs, l’ensemble des phénomènes qu’embrassait le concept
de « peinture musicale » ou de musique à programme, était historiquement
différent. Autour de 1750, chez Batteux et chez Quantz, ce n’est pas seulement la
peinture sonore au sens étroit qu’elle prit plus tard, mais également l’ensemble
du travail allégorique et de l’interprétation du texte musical qui s’expose, en tant
que musique « picturale », au jugement selon lequel il serait démodé. Au début
du xixe siècle, on éprouvait au contraire que la peinture de détail et une anxiété
pédante dans la caractérisation venaient troubler une musique instrumentale
« romantique » qui évoquait, en tant que chiffrement sonore, un au-delà dont on
avait l’intuition : la « poésie » musicale, qui déborde vers l’infini, ne devait pas

420
Thèses sur la musique à programme

s’abaisser à une « prose » terre à terre. Ce n’est pas par principe que Hoffmann et
Schumann rejetaient la musique à sujet, mais seulement lorsqu’elle tombait dans
le mesquin et le trivial. En revanche, dans la suite du xixe siècle et au xxe siècle, c’est
de l’élément « extramusical » que l’on se méfiera tout bonnement comme d’un ajout
hétérogène, comme si un motto, un sujet ou un programme venaient contrecarrer
ou perturber l’écoute formelle, qui importait au premier chef.

L’idée de musique à programme qui se constitua dans le courant


du xix e siècle dans la querelle autour des poèmes symphoniques de Liszt, est
marquée par l’opposition à l’idée de musique absolue : opposition qui fait partie
de la substance du concept. La musique à programme est moins une catégorie
dont les caractéristiques définitoires se prêteraient à une étude systématique,
que le mot clé d’un complexe d’idées caractéristiques de la nouvelle école
allemande vue comme phénomène historique.
Si l’on juge quand même nécessaire de donner une explication
systématique du concept, il faudrait au moins concéder que la musique absolue
et la musique à programme ne constituent pas deux classes entre lesquelles on
pourrait partager la musique instrumentale, mais ses deux extrêmes opposés
– de simples possibilités de pensée qui n’ont jamais été pleinement réalisées.
La réalité musicale se déploie en d’innombrables formes de transition entre les
idéals-types de la musique absolue et de la musique à programme 17.
La tentative de localiser les différentes sortes de musique « picturale »,
« poétique » et « caractéristique » sur une échelle entre musique absolue et
musique à programme, se heurte au fait que les « stades intermédiaires » et les
« modifications » s’exprimaient plus tôt que les extrêmes auxquels ils devaient
être rapportés. Le terme de « musique absolue » était tout aussi étranger au
xviii e et au début du xix e siècle que l’idée qu’il vise. Historiquement parlant,

l’« extramusical » n’est pas un ajout à la musique absolue, c’est au contraire la


musique absolue qui est une forme abstraite et réduite de types de musique
instrumentale ayant de tout temps comporté des composantes « extramusicales »
– qui n’étaient pas encore considérées comme « extramusicales ». De la musique

421
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

à programme comme les pièces bibliques [Biblische Historien] de Kuhnau ou les


symphonies d’après Ovide [Ovid-Symphonien] de Dittersdorf ne constituait pas
une alternative à une musique absolue dont le concept n’existait pas encore, mais
l’une des façons d’exprimer ou de représenter par la musique instrumentale
quelque chose qui ne s’épuisait pas en formes sonores. Certes, au xviiie siècle
également on a tracé des frontières esthétiques, mais d’une autre sorte que celles
que suggère l’antithèse, tirée de la langue du xix e siècle, entre musique absolue
et musique à programme : si l’on part de l’opposition entre musique « picturale »
et musique « émouvante » – et c’est la seule qui soit justifiable historiquement –,
alors la musique à programme de Kuhnau se retrouve dans la même catégorie
que les allégories du canon, du triton 18 et de la relation non harmonique dans les
cantates de Bach, allégories dont la classification comme musique à programme
serait hasardeuse. Certes, les caractéristiques distinctives qui sont devenues
constitutives du concept de « musique à programme » au xix e siècle, sont déjà
esquissées dans les Biblische Historien ; mais au début du xviii e siècle, elles ne
déterminent pas la discussion esthétique. (À l’inverse, la question de savoir si
l’« Orphée » de Liszt appartient au genre « pictural » ou « émouvant » est certes
possible dans les faits, mais historiquement inadéquate.)
La tentative d’expliciter systématiquement le concept de « musique
absolue » – dont dépend à son tour le sens de la catégorie de « musique à
programme » – se complique d’autre part d’une difficulté : il n’est pas question
ici seulement de la réalité effective de la composition dans la musique du
xix e siècle, mais également de tendances de la perception musicale qui s’imposent

moins chez les contemporains que chez leurs descendants. Musique absolue et
musique à programme sont, dans une mesure non négligeable, des catégories
de l’histoire de la réception. Les symphonies de Beethoven n’étaient pas de la
musique absolue à l’origine, mais le sont devenues par une réception dont les
analyses d’August Halm, de Heinrich Schenker et de Rudolf Réti apparaissent
comme l’expression théorique. Il n’est pas besoin de décider dans quelle mesure
ces analyses sont chacune individuellement fondée pour pouvoir affirmer
qu’elles sont les documents d’un processus que l’on peut désigner comme la
naissance de la musique absolue dans la conscience esthétique. À l’inverse,
l’écoute programmatique et associative s’est affaiblie et a perdu de son prestige

422
Thèses sur la musique à programme

esthétique et social. Si, au début du xix e siècle, au moment où cette forme d’écoute
correspondait à l’idée culturelle dominante, elle s’étendait même à des œuvres
auxquelles elle faisait violence, aujourd’hui on l’évite ou on la désavoue même
là où elle serait adéquate.

La polémique contre la musique à programme était menée, comme sa


défense, au nom de l’esprit, dont on concevait la musique comme l’objectivation.
Dans un dialogue faussé dans lequel les deux parties rencontraient rarement
l’adversaire là où il était réellement, on se reprochait mutuellement de s’en tenir à
un « point de vue sensualiste dépassé », comme le nommait Adolf Bernhard Marx.
Le rejet de la musique à programme par Hanslick s’appuyait sur la
conviction que la « musique pure et absolue 19 » n’avait pas besoin d’appui mais
pouvait exister pour soi, parce qu’elle était, dans un sens emphatique, « forme », ce
qui pour Hanslick signifiait « esprit qui se donne forme à partir de lui-même 20 ».
Pour lui, c’est la définition de la composition comme « travail de l’esprit sur un
matériau propre à l’esprit 21 » qui était décisive, et non la comparaison provocatrice
et appuyée avec un kaléidoscope, que l’on cite encore et toujours fielleusement,
même si Hanslick la restreignit en des termes qui se distinguent à peine d’une
rétractation 22. Ce n’est qu’en interprétant la forme musicale, le phénomène sonore,
comme objectivation de l’esprit, que Hanslick se sentit suffisamment armé pour
aller à l’encontre de « l’opinion équivoque d’Oulibicheff » selon laquelle « pour un
compositeur, l’esprit peut seulement consister en tout et pour tout à adapter sa
musique à un programme direct ou indirect 23 ». Les programmes sont superflus,
car la musique est ou peut être esprit pour elle-même.
En réaction à l’esthétique hanslickienne de la « musique pure et
absolue », Franz Brendel, l’idéologue de la nouvelle école allemande, construisit
en 1859 une philosophie de l’histoire de la musique qui remplit indéniablement
une fonction apologétique. Dans le schéma de Brendel, la musique à programme
représente une modernité dont la tendance dominante est de « se porter à une
précision toujours plus grande de l’expression 24 », tandis que le beau formel
apparaît comme un stade de développement inférieur, abandonné par l’esprit

423
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

du temps. Pour Hanslick, qui se considérait comme un empiriste, il dut être


difficilement supportable de se voir confronté à des arguments de philosophie
de l’histoire qui ne disaient pas que ses thèses étaient erronées, mais qu’elles
étaient démodées et « dépassées ». Brendel n’hésita pas à convoquer les grands
vocables de la philosophie, les antithèses nature et culture, sens et pensée, loi et
liberté, art beau et art caractéristique, pour désigner les stades d’une évolution
historique dont il célébrait les poèmes symphoniques de Liszt comme étant
l’apogée. Il écrit ainsi, dans Franz Liszt als Symphoniker :
Il s’ensuit que la création artistique consiste, dans ses stades plus anciens, en la réali-
sation positive de la loi naturelle, et se poursuit plus tard par la négation de cette
loi, du point de vue sensualiste en somme. […] De cette manière, il peut donc bien
arriver qu’une combinaison ne se justifie plus seulement par l’analyse technique de
l’harmonique, mais directement par l’idée 25 .

Le manquement aux règles de la composition musicale apparaît comme une


émancipation vis-à-vis de la loi naturelle, la musique à programme poétique
comme un dépassement du « point de vue sensualiste » que l’on ne peut pourtant
guère attribuer à la tradition d’un artisanat musical entre le xve et le xviiie siècle,
à laquelle Brendel pensait en premier lieu. Il faut dire que ce pathos du progrès a
été démenti : Brendel a été victime d’une ironie de l’histoire, car c’est justement à
l’esthétique méprisée de la musique absolue, à l’interprétation des formes musicales
comme « esprit qui se donne forme à partir de lui-même » qu’appartenait l’avenir,
dont Brendel croyait qu’il serait la chasse gardée de la musique à programme.
Au xxe siècle, on a vu se retourner contre les membres de la nouvelle
école allemande cette tendance à rejeter comme inférieures, et comme l’expression
d’un état de conscience démodé, les formes de composition et de réception
musicales qui contredisaient leur dogme esthétique et historique. Depuis la
période autour de 1910, qui apporta de profonds changements non seulement dans
la pratique de la composition, mais aussi dans la réf lexion esthétique, l’écoute
associative et programmatique est considérée justement par des psychologues
critiques tels que Heinrich Schole 26 comme un signe de faible musicalité. Mais
cette affirmation, bien qu’elle s’appuie sur des observations, est biaisée dans la
mesure où elle est anhistorique. La musicalité n’est pas seulement une catégorie
naturelle mais également un phénomène historiquement constitué. Et il n’est pas

424
Thèses sur la musique à programme

étonnant que l’écoute associative et programmatique reste rudimentaire et fruste


à une époque où elle est méprisée. En soi, l’écoute associative et programmatique,
en tant que possibilité esthétique, est tout aussi cultivée que l’écoute structurelle,
et il est indéniable qu’aux xviiie et xixe siècles – à une époque où le concept de culture
était déterminé par la littérature et la philosophie –, elle était plus différenciée et
plus richement développée qu’aujourd’hui.

Schumann considérait des programmes comme celui la Symphonie


fantastique de Berlioz comme « indignes et charlatanesques ». Non qu’il ait rejeté
par principe la musique à programme, appuyé qu’il était sur une esthétique de
la musique absolue. Mais le programme de Berlioz lui paraissait trop impudi-
quement biographique, inutilement détaillé et par plus d’un trait non poétique.
Si donc Schumann voyait dans un programme plutôt un ingrédient importun
qu’une composante substantielle – il ne voulait pas se voir expliquer l’idée
poétique d’une œuvre, mais la deviner –, Franz Brendel au contraire, successeur
de Schumann comme rédacteur en chef de la Neue Zeitschrift für Musik, était
convaincu du fait qu’un programme faisait partie de la chose même – de l’œuvre
comme objet esthétique, qui ne s’épuisait pas dans la simple partition et la réali-
sation sonore de celle-ci :
[…] et si autrefois j’ai établi pour principe que le programme ne devait apparaître que
comme un ajout, justement pour permettre [à l’auditeur] un surcroît de précision
dans sa représentation, je voudrais aujourd’hui le considérer jusque dans une
certaine mesure comme appartenant à l’œuvre d’art elle-même […] 27.

L’affirmation de Brendel selon laquelle le programme, peu différent en cela


du texte dans la musique vocale, n’est pas un simple commentaire qui vient
s’ajouter du dehors, mais constitue une partie de l’œuvre, a pu sembler étrange
ou même absurde à une époque où l’esthétique de la musique absolue s’était
presque établie comme une évidence – du moins dans la musique artificielle –,
mais n’est que logique si l’on présuppose que dans la musique à programme de
facture lisztienne, l’« idée poétique », le sens de l’œuvre résulte de l’imbrication
et de l’interaction entre phénomène sonore et programme.

425
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

En outre, au milieu du xx e siècle, au moment où écrit Brendel, la thèse


de Hanslick qui veut que seule la musique instrumentale soit la « musique pure
et absolue », que donc, lorsqu’on parle de musique en général, il ne doive toujours
être question que de musique instrumentale, n’était pas encore devenue une
communis opinio des gens cultivés. L’esthétique plus ancienne de la musique
vocale, dont les partisans ne pouvaient guère se représenter le sens musical
autrement que comme dépendant du langage, était certes affaiblie depuis le
romantisme, mais encore vivante. Et elle constituait l’arrière-plan des thèses
de Brendel. La théorie de la musique à programme, toute progressiste qu’elle
se croyait, se nourrissait donc d’une tradition condamnée à disparaître (ou à
sombrer dans l’esthétique triviale).
La domination du concept antique, platonicien, de musique s’est
étendue presque intacte jusqu’au début du xix e siècle. La musique se constituait
d’harmonia, de rhythmos et de logos, c’est-à-dire de relations sonores réglées, de
temps mesuré et de langage. Le langage n’était donc pas considéré comme une
composante « extramusicale » qui se surajoute à la musique « véritable », mais
faisait partie de la substance du concept de musique. Et la musique instrumentale
n’apparaissait pas comme « musique pure et absolue » mais comme ombre et
mode déficient de la musique vocale.
La phrase par laquelle Hoffmann postule en 1810 le primat esthétique
de la musique instrumentale, n’était pas triviale lorsqu’elle fut écrite, mais
plutôt paradoxale et provocante :
Lorsqu’on parle de la musique comme d’un genre autonome, on ne devrait jamais
penser qu’à la musique instrumentale qui, méprisant toute aide et toute inter-
vention extérieure, exprime avec une pureté sans mélange cette quintessence de
l’art qui n’appartient qu’à elle, ne se manifeste qu’en elle 28 .

Et lorsque Hanslick, un demi-siècle plus tard, reprit à son compte la conviction


de Hoffmann, il était encore si conscient du caractère insolite de cette thèse
qu’il se sentit forcé de sauver le logos, pris au sens de langage, auquel il avait
réduit le concept de musique, en concevant la forme musicale, la raison d’être 29
esthétique de la musique absolue, comme logos, pris au sens d’esprit ; de la sorte,
il entrait en opposition avec la doctrine esthétique selon laquelle l’esprit dans la
musique devait être transmis par un texte ou un programme 30.

426
Thèses sur la musique à programme

Les conséquences tirées par Hanslick du dogme du primat


esthétique de la musique instrumentale étaient si rigoureuses qu’elles ne furent
reprises que partiellement par les esthéticiens plus tardifs. À côté de l’opinion
presque universellement acceptée au xx e siècle, selon laquelle le lien entre un
programme et la création sonore auquel il se rapporte est « arbitraire 31 », on
trouve chez Hanslick l’affirmation encore et toujours violemment combattue
selon laquelle dans la musique vocale, il n’est pas rare de pouvoir intervertir des
textes qui expriment des affects extrêmement différents, sans pour autant faire
violence à la mélodie sur laquelle ils sont chantés 32. Ces deux thèses cependant,
la thèse éclairante comme la thèse insolite, reposent sur le même principe : sur
le présupposé qui fait du langage une composante « extramusicale » qui n’est
rattachée à la musique que dans un second temps. Une fois rompu le lien premier
et évident entre langage et phénomène sonore, alors tout ordonnancement
est soumis à un certain arbitraire, arbitraire que Hanslick tenait pour un fait
observable mais qui résultait en vérité plutôt du point de vue depuis lequel il
considérait la musique vocale et la musique à programme. Il est historiquement
inadéquat de séparer langage et création sonore, qui constituent ensemble et
en interaction mutuelle le concept musical de musique vocale et de musique
à programme, pour demander s’il est possible ensuite d’inférer l’une des
composantes de l’autre – la musique absolue, isolée, existant pour elle-même.
Il n’est pas besoin de pouvoir deviner une connexion pour la ressentir comme
éclairante une fois qu’elle est donnée.

Le préjugé tout aussi tenace que hasardeux selon lequel la théorie est
toujours à la traîne de la pratique – préjugé où se combinent une crainte de la
réf lexion et une vénération du génie tombée au rang de superstition –, déplace le
point de vue selon lequel dans l’évolution de la composition, la pratique a toujours
dû être reliée à de la théorie pour être de la composition et non de la simple impro-
visation. Mais si l’on entend le concept de théorie de façon suffisamment large,
celle-ci comprend au xix e siècle, outre l’amalgame de l’apprentissage musical avec
l’acoustique spéculative, également l’herméneutique, interprétation poétisante

427
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

de la musique instrumentale que l’on peut ranger au nombre des phénomènes


caractéristiques de la Restauration. Qu’elle soit devenue un objet de raillerie au
xx e siècle, époque dont la conscience musicale est marquée par l’esthétique de la

musique absolue, ne devrait pas empêcher d’essayer de lui faire justice.


Le reproche le plus pertinent auquel l’herméneutique s’est vue
confrontée – et ce dès le xix e siècle – est celui d’être arbitraire : d’après les
sceptiques, la relation d’une création sonore et d’un sujet poétique ne se fonde
pas sur la chose elle-même mais sur des associations fortuites. Toutefois, cet
argument est faible parce qu’il découle de la supposition erronée selon laquelle
un programme tel qu’esquissé par un herméneute se veut être la formulation de
l’idée poétique qui constitue la teneur de l’œuvre musicale. L’herméneutique,
pour peu qu’elle ne se méprît pas sur sa propre nature, avait un objectif plus
modeste : elle ne se proposait nullement d’esquisser ou de reconstituer un texte
dont la musique constituerait une paraphrase ou une illustration sonores, mais
uniquement de trouver des mots, ne serait-ce que balbutiants, qui, en relation
avec la musique, renvoyaient vers une idée poétique : idée qui ne résumait pas à
un sujet littéraire mais que l’on comprenait comme une substance insaisissable
commune aux différents arts. Le programme esquissé par un herméneute
ne devait donc pas être jugé sur la question de savoir s’il était objectivement
pertinent ou non, mais s’il était poétique ou trivial : adéquat ou inadéquat à
l’essence de l’œuvre musicale.
Il ne faut cependant pas négliger [écrit Wilhelm von Lenz en 1855] que la question
n’est pas d’exclure une autre interprétation, mais seulement de satisfaire à toutes les
exigences naturelles de la cohérence interne de l’idée proposée comme explication,
de la teneur de celle-ci, qu’il faut penser nécessairement poétique dans toute poésie
musicale – satisfaire en un mot à toutes les revendications que la tête et le cœur, la
raison et le sentiment sont justifiés à d’avoir vis-à-vis de l’interprétation 33 .

Le ton, le caractère et la nuance de l’interprétation sont décisifs, non pas le


contenu que l’on peut raconter et qui peut être interchangeable.
Or l’herméneutique musicale, fragment de la théorie de la musique,
constituait l’un des présupposés dont est issu le poème symphonique, pratique
compositionnelle de la musique à programme. Ce n’est pas à tort que Liszt

428
Thèses sur la musique à programme

expliquait la conception du poème symphonique comme une conséquence de la


réception de Beethoven :
Les tentatives, de plus en plus nombreuses depuis une quinzaine d’années, de
commenter les symphonies, quatuors et sonates [de Beethoven] et d’expliquer et de
fixer les impressions qu’ils nous donnent et les images qu’ils éveillent en nous dans
des traités poétiques et philosophiques, prouvent à quel point le besoin se fait sentir
de voir caractériser avec précision l’idée directrice des grandes œuvres orchestrales 34 .

(Si l’on ne veut pas forcer le trait et déformer de façon pseudo-réaliste la


conception romantique de Liszt, il ne faut pas assimiler sans autre forme de
procès l’« idée directrice » à la composante poétique de la musique ; à l’instar de
l’« intention poétique » dont parlait Wagner, ce n’est qu’un point de départ : un
présupposé dont ne procède le poétique que lorsque cette idée est rendue acces-
sible par le sentiment de la musique.)
La naissance du poème symphonique, type lisztien de la musique
à programme, est donc médiatisée par l’herméneutique musicale du début du
xix e siècle. Pour parler avec Brendel :

L’essence de l’art d’aujourd’hui consiste principalement en ceci qu’il ne construit plus


d’une façon naturaliste [– comprenez : de façon instinctive, sans réf lexion –] sur les
bases données, mais qu’au contraire théorie et critique se sont interposées entre le
passé et le présent : notre art porte en lui la théorie et la critique comme présupposés 35.

Si hasardeuse que soit l’affirmation de Brendel, née d’un enthousiasme aveugle


pour le progrès, et qui veut que ce soit seulement depuis le milieu du xixe siècle que
la musique porte en elle « la théorie et la critique comme présupposés », il n’est pas
moins pertinent d’observer que c’est la critique poétisante de la Restauration qui
est passée dans la pratique compositionnelle de la musique à programme.

La querelle autour de la nouvelle école allemande s’est focalisée


autour d’un débat sur le sens ou le non-sens de la musique à programme. Pour le
poème symphonique tel que Liszt le comprenait, le texte explicatif, le programme
exprimé en mots était pourtant un élément tout à fait secondaire. Liszt consi-
dérait comme seul élément décisif la précision de l’expression, l’intensité avec
laquelle la musique communiquait son objet à l’imagination et au sentiment. La

429
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

question de savoir si un texte programmatique était indispensable ou superflu, s’il


devait être détaillé ou pouvait rester allusif, dépendait de la nature du sujet et ne
fondait esthétiquement aucune différence générique. « Hungaria » est un poème
symphonique autant que « Mazeppa », « Orphée » autant que « Les Idéaux » [« Die
Ideale »]. La précision de l’expression visée par Liszt pouvait parfois s’atteindre
sans texte programmatique, et ce serait d’un compositeur pédant et dénué de
sens artistique que de formuler un commentaire si la musique exprimait sans
ambiguïté son contenu même sans appui littéraire.
Affirmer qu’un texte explicatif est nécessaire à la compréhension de cette symphonie
[écrit Liszt à propos de l’ouverture du Tannhäuser de Wagner] reviendrait à imiter ceux
dont Shakespeare dit qu’ils veulent blanchir les lys, peindre les violettes et dorer l’or 36 .

En insistant sur la précision de l’expression, qui représentait la


fin vers laquelle un programme esthétique ne constituait que le moyen, Liszt
tentait de provoquer un anoblissement esthétique de la musique instrumentale.
Cette notion devait dissiper le soupçon selon lequel la musique instrumentale
tendrait à la vacuité, au bruit inutile, soupçon que Hegel avait formulé sans
aménité dans des phrases sceptiques, citées par Liszt dans son essai sur Berlioz
tant il les ressentit comme un défi :
J’ai déjà dit précédemment que la musique est, de tous les arts, celui qui est le plus
apte à se libérer, non seulement de tout texte effectif, mais même de l’expression de
tout contenu déterminé, pour se donner satisfaction simplement dans une suite,
close en elle-même, de combinaisons, modifications, oppositions et médiations qui
échoient au domaine purement musical des sons. Mais la musique, en ce cas, reste
vide, insignifiante, et, privée comme elle l’est d’un des aspects principaux de tout
art, savoir, le contenu et l’expression spirituels, elle ne peut encore à proprement
parler être comprise dans l’art 37.

À la définition hégélienne de la musique comme art de l’« intériorité


abstraite », du sentiment sans concept, Liszt oppose l’exigence d’une expression
claire, dénuée d’ambiguïté : pour ne pas être inférieure, la musique doit « s’unir
aux intérêts de la pensée », et elle peut le faire par deux voies : la musique vocale
par « le choix de ses textes », la musique instrumentale « par des programmes » 38 .
Si Hegel, dont l’histoire considère qu’il fut alors le premier à appliquer le système
d’une hiérarchie entre les arts, avait parlé de l’abolition de la musique dans la

430
Thèses sur la musique à programme

poésie, Liszt, lui, postulait à l’inverse : « Dans ses chefs-d’œuvre, la musique


reprend de plus en plus les chefs-d’œuvre de la littérature 39 . »
Cette phrase provocatrice ne signif ie pas que la musique à
programme traduit en sons de façon tautologique ce qui est dit dans une œuvre
littéraire – entreprise aussi absurde que vaine –, mais qu’elle se conçoit comme
la continuation de la littérature par d’autres moyens. Lorsque Goethe et Byron
sont les détenteurs d’un idéal d’atmosphères spirituelles inspirant et dominant dès
leur époque les gens cultivés de tous les pays européens : – pourquoi la musique ne
devrait-elle pas se rattacher à ces nouvelles manifestations de l’esprit humain [?] 40

C’est l’« idéal d’une atmosphère spirituelle » ayant pris forme dans une œuvre
littéraire – Faust ou Childe Harold – et non une action que l’on peut raconter, qui
est le point de départ de la conception d’un poème symphonique.
Lorsque Liszt écrit le 16 novembre 1860 à Agnes Street-Klindworth
que « le renouvellement de la musique par la relation intérieure qui l’unit à la
poésie » est la « grande idée » de sa période weimarienne 41 , il entend par « poésie »
au premier chef  la substance poétique, « la poésie, qui est l’essence de tout art 42 » ;
certains textes littéraires n’entrent en ligne de compte que dans la mesure où
ils représentent les expressions d’une intention visant au « poétique » à laquelle
le compositeur peut revenir pour, en quelque sorte, « poursuivre l’écriture
littéraire » par des moyens musicaux. La « précision de plus en plus grande de
l’expression » vers laquelle, selon Brendel, l’art « tend en s’affinant dans son
évolution » 43 , ne transforme pas la musique en une copie de la littérature : elle
s’adresse à une substance poétique par-delà le texte. Dans sa lettre ouverte « Sur
les poèmes symphoniques de Franz Liszt », Wagner écrivait :
Sous ce rapport, je fus avant tout surpris par la précision éloquente extrême avec
laquelle le sujet me fut révélé : naturellement, il ne s’agissait plus d’un sujet tel qu’il
est caractérisé par les mots du poète, mais plutôt d’un autre tout différent, qui se
refuse à toute description et dont on se représente à peine comment il peut, dans son
atmosphère subtile, se traduire à notre sentiment d’une façon aussi claire, précise,
directe et indéniable 44 .

Cette précision de l’expression n’est pas une précision pseudo-réaliste mais


romantique, qui circonscrit ce « poétique » à l’essence duquel appartient
selon Hoffmann, de façon complètement inverse, une imprécision pleine de
prémonitions.

431
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

Franz Liszt dirigeant un concert lors de la 35e Fête musicale rhénane à Aix-la-Chapelle, en 1857.

La position surélevée du chef d’orchestre, qui domine du haut d’un podium placé au milieu du
public, se justifie, d’une part, par le nombre des exécutants, qui doivent tous pouvoir le voir.
D’autre part, la monumentalisation de la musique symphonique au xix e siècle implique également,
en une imbrication étrangement paradoxale, une subjectivation. Et le public a besoin d’un
substitut visible de la personne du compositeur, qui est présente de façon audible dans les œuvres :
c’est le chef d’orchestre, qui peut même être, dans une situation idéale, le compositeur lui-même.
Le rôle de plus en plus important du chef est ainsi fondé du point de vue esthétique : comme le dit
la formule, il se fait le champion du « créateur » en tant que « re-créateur ».

Lorsque Liszt postulait la précision, il ne voulait pas parler de


peinture sonore, mais d’une exactitude de la musique en tant que langage. La
thèse selon laquelle la musique est un langage fut certes tout aussi souvent
défendue que rejetée ; et chez bien des auteurs, comme Hanslick, son affirmation
côtoie sa réfutation 45. La discussion systématique de cette thèse, à laquelle nous
oblige le prestige actuel de la sémiotique et de la linguistique, doit cependant
être complétée et fondée par des analyses historiques, sous peine de demeurer

432
Thèses sur la musique à programme

stérile. Sans devoir décider du sens de l’analogie entre musique et langage, on


peut constater historiquement qu’elle fut comprise différemment au xviie et au
début du xviiie siècle, d’une part, et à la fin du xviiie et au xix e siècle, de l’autre.
Une comparaison de la langue courante avec les langues artificielles
fait apparaître que d’un côté, un vocabulaire est d’autant plus ésotérique
que l’on s’efforce de le rendre sémantiquement univoque, comme dans les
langues formalisées, et que de l’autre, le degré de plurivocité d’un vocabulaire
est corrélé à la dépendance au contexte extérieur, à la situation de parole. La
compréhension s’atteint donc ou bien sémantiquement, par un rigorisme qui a
pour conséquence l’ésotérisme, ou bien pragmatiquement.
Dans la musique du xviie et du début du xviiie siècle, dans les Concerts
spirituels de Schütz et les cantates de Bach, un vocabulaire ésotérique codifié par
la théorie des figures, certes univoque mais saisissable seulement pour le cercle
des initiés, côtoie les débuts d’un langage courant musical, dont l’intelligibilité
découlait des fonctions remplies par la musique. L’allégorie du triton 46 par
laquelle Bach parlait aux érudits dont il y avait bien peu parmi ses auditeurs,
était aussi lointaine pour eux que n’était indéniable la signification des citations
de chorals ou les rythmes de danse.
Les conditions dans lesquelles, un siècle plus tard, Liszt chercha
à réaliser le « principe parlant dans la musique », étaient exactement opposées
à celles de l’époque de Bach. D’une part, le vocabulaire fixe, la réserve de topoi
musicaux qui s’était constituée sous la domination du concept rhétorique de
musique, étaient largement tombés en désuétude à la fin du xviiie siècle et, de
l’autre, la musique artificielle s’émancipait des fonctions qui la limitaient et en
même temps la portaient au début du xviiie siècle. La possibilité s’affaiblissait donc
de préciser pragmatiquement le langage musical et de fixer les significations par
un contexte externe. Non qu’une telle précision soit impossible dans la musique
autonome ; au contraire, dans la musique instrumentale du xix e siècle sont
conservés des souvenirs de fonctions plus anciennes, notamment sous la forme de
caractères de danse, de marche, de prière ou de pastorale ; la musique à programme
se nourrit même de la transformation de composantes externes en composantes
internes, de l’« existence seconde » d’anciennes fonctions extérieures qui ont
comme migré vers l’intérieur des œuvres. Toutefois, replacée dans l’évolution

433
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

générale, la pragmatique musicale s’est estompée au fur et à mesure que s’imposait


l’esthétique de l’autonomie. (Même la musique à programme est de la musique
autonome : l’antithèse du principe d’autonomie, c’est la fonctionnalité, et non
le prétendu principe d’hétéronomie par lequel certains esthéticiens entendent
l’assujettissement de la musique instrumentale à des influences « extramusicales »
– programmes et titres caractérisant les œuvres).
L’affaiblissement du contexte extérieur comme la réduction du
fonds de topoi du langage musical peuvent être en partie compensés par une
différenciation et une précision du contexte interne, des relations internes au
langage. En d’autres termes : plus le vocabulaire est plurivoque et plus la situation
d’énonciation apparaît imprécise, plus les rapports syntaxiques doivent être
exacts et largement conçus afin que le langage doive demeurer intelligible.
Et Liszt lui-même tira la conséquence qui veut que ce sont moins les thèmes
et motifs musicaux pris pour eux-mêmes que bien plutôt les transformations
auxquelles ils sont soumis, et les relations établies entre eux, qui font le caractère
« parlant » d’un morceau de musique instrumentale :
Le langage consiste justement dans les changements infinis que peut subir un motif
à travers le rythme, la modulation, la mesure, l’accompagnement, l’instrumentation,
la transposition, etc. : à travers le langage, nous pouvons laisser ce motif exprimer
des pensées et presque une action dramatique 47.

C’est par son histoire qu’un thème devient éloquent. Et la technique lisztienne
de « transformation thématique », de « dérivation contrastive », n’est donc pas
un simple principe formel, qui doit à la fois produire et maintenir ensemble des
caractères musicaux extrêmement divers, mais également une tentative pour
faire parler la musique instrumentale en précisant son contexte interne.
Liszt partageait avec les partisans d’une « musique pure et absolue »
la mise en avant des liens entre les thèmes et les motifs : la « transformation
thématique » chez Liszt et la « variation développante » chez Brahms sont
des manifestations différentes du même principe. Lorsqu’un siècle après,
György Ligeti reprend l’idée lisztienne, il est impossible de décider s’il vise la
musique à programme ou bien s’il présuppose le concept abstrait de langage
musical tel qu’il fut forgé par Hanslick :

434
Thèses sur la musique à programme

Des moments musicaux n’ont de signification que s’ils renvoient à d’autres moments
musicaux : ce n’est pas la signification en soi qui est décelable, mais les transferts et
les changements de signification 48 .

10

Le concept de « musique à programme » semble impliquer, premiè-


rement, que le programme définit ou inf luence la conception de l’œuvre musicale
et, deuxièmement, qu’en tant que texte publié, il constitue un commentaire de
l’œuvre ou même, comme le dit Brendel, une partie de l’œuvre. La catégorie perd
ses contours précis dès lors que l’une des conditions tombe, donc soit lorsque
le compositeur dissimule le programme qu’il a à l’esprit, comme dans le cas du
morceau de concert en fa mineur de Weber, ou bien lorsqu’à l’inverse, comme
dans « Les Préludes » de Liszt, le programme n’a été associé qu’après coup à
l’œuvre déjà achevée.
Les partisans de la musique à programme s’efforcent d’étendre son
domaine en exhumant des programmes dissimulés, que ce soit chez Tartini
et Haydn ou chez Bruckner et Mahler, tandis que leurs adversaires utilisent
comme arguments pour réduire la musique à programme le fait que bien des
programmes et des titres caractérisant les œuvres sont des ajouts tardifs. (Dans
ce contexte, il semble presque incontournable de citer la lettre de Schumann à
Heinrich Dorn du 5 septembre 1839.)
Toutefois, le débat part d’une prémisse discutable : le primat de l’histoire
de la genèse sur celle de la réception. Il ne serait en rien paradoxal de renverser
cette argumentation. Pour parler la langue de la phénoménologie, on peut faire
la distinction entre la genèse d’une œuvre, qui est un moment biographique,
et sa validité esthétique, qui fait partie des faits sociaux ; et un phénoménologue
en tirerait la conséquence que la réception et l’interprétation esthétique d’une
œuvre devraient s’en tenir au texte qui a été publié et non à des anecdotes au sujet
d’une genèse qui est une affaire privée du compositeur. Cela signifie cependant
simplement ceci : à l’opposé exact de l’argumentation habituelle, un programme
ajouté après coup devrait être cité non par les opposants, mais par les partisans
de la musique à programme à l’appui de leur cause : car il s’agit de l’expression

435
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

d’une intention esthétique du compositeur, dont la validité ne dépend pas de


l’arrière-plan biographique qui ne concerne en rien le public. Pour une esthétique
phénoménologique, les programmes dissimulés sont donc sans pertinence, tandis
que l’ajout après coup d’un programme ne change rien à ce qu’il peut signifier.
Cette argumentation n’est assurément pas inattaquable. On pourrait
objecter que la séparation entre genèse et validité des faits biographiques et
esthétiques est un principe interprétatif du xx e siècle que l’on ne peut appliquer
sous aucun prétexte à des œuvres musicales du xix e siècle. L’idée selon laquelle
l’élément biographique serait esthétiquement indifférent était étrangère
au xix e siècle. Pour l’esthétique populaire – qu’un historien doit prendre au
sérieux, même si elle lui paraît triviale –, il était établi au contraire que l’on
« comprenait » une œuvre musicale lorsqu’on savait la déchiffrer comme un
fragment de biographie sonore. Et même Schumann, qui considérait comme
superf lu et « indigne » de détailler le programme de la Symphonie fantastique,
affirmait par ailleurs que la genèse faisait partie de l’objet esthétique même :
Les détails plus explicites, qui doivent évidemment intéresser à cause de la personne
du compositeur, lequel a vécu lui-même sa symphonie, se seraient suffisamment
transmis sans cela par la tradition orale 49 .

Le principe qui revient à prendre les composantes biographiques au


sérieux dans l’esthétique et en conséquence, à faire valoir les programmes dissi-
mulés comme des faits esthétiques, est-il justifié par la maxime qui veut que l’on
doive comprendre une époque passée à partir d’elle-même ? Ou bien, à l’inverse,
la relativisation historique de la distinction entre genèse et validité signifie-t-
elle que l’on sacrifie une connaissance méthodologique acquise au xxe siècle à un
simple préjugé que le simple fait qu’il provienne de l’époque à étudier ne suffit pas
à faire passer du statut d’erreur à celui de vérité ? La fin de ce débat n’est pas en vue.

LITTÉRATURE ET POÈME SYMPHONIQUE

Quand on l’analyse sommairement et dans une première approche,


le concept de « poème symphonique » forgé par Liszt dit qu’il s’agit, d’une
part, d’un genre qui revendique une dimension symphonique et, d’autre part,

436
Littérature et poème symphonique

d’œuvres qui doivent se comprendre comme des poèmes en sons. Et l’on est
tenté de partir de l’hypothèse selon laquelle l’idée poétique ne peut pas plus être
rendue intelligible sans le principe formel musical qu’à l’inverse le principe
formel musical sans l’idée poétique.
En revendiquant une place aux côtés de la symphonie au sein du
système des genres, le poème symphonique se distinguait de l’ouverture de concert
dont il procède. Joachim Raff, qui est à l’époque l’assistant musical de Liszt, indique
fin 1849 dans une lettre qu’il a « orchestré en partie et mis au net les ouvertures
de concert “Ce qu’on entend sur la montagne” et “Les 4 Éléments” ». (Le poème
symphonique rapporté après coup à l’ode de Lamartine « Les Préludes » était à
l’origine une ouverture à des chœurs sur Les Quatre Éléments de Joseph Autran.)
La signification esthétique du concept de symphonie sur lequel
s’appuyait Liszt peut se lire dans le fait qu’en 1850, sur le manuscrit de la
symphonie Ce qu’on entend sur la montagne, il a remplacé le mot « ouverture » par
le titre « méditation-symphonie ». Il est évident que l’expression « méditation »
marque le caractère pathétique et réf lexif de l’ode de Victor Hugo éponyme. Il
semble cependant qu’en outre elle vise un principe formel, que Liszt découvrit
en cherchant un équivalent musical à l’idée poétique de l’ode. (La symphonie de
la Montagne, dont Liszt joua les motifs à la princesse de Sayn-Wittgenstein dès
la fin de 1847 ou au début de 1848, est chronologiquement le premier des Poèmes
symphoniques, dont Liszt généralisa ensuite le principe formel en idée générique.)
Sans devoir détailler la méthode de la transformation thématique (décrite par
Alfred Heuss), ni le modèle de la double-fonction-form (William Newman) – le
principe qui projette une structure composée de plusieurs mouvements (le cycle
de la sonate) dans un seul mouvement (le cadre du mouvement de sonate) –, on
peut dire en général que de l’interaction entre un procédé de développement
motivique et une idée formelle a émergé une structure d’œuvre qui était, d’une
part, suffisamment f lexible pour se prêter à la représentation musicale de
programmes poétiques extrêmement différents, et satisfaisait, d’autre part, aux
revendications d’une « grande » forme – à la fois monumentale et différenciée,
et cohérente sur la durée : revendications qui justifiaient, dans la situation
historique après Beethoven, le concept de « symphonie ».

437
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

Si donc l’expression « méditation » désignait aussi bien le caractère


de cette ode de Victor Hugo que la méthode de la transformation thématique
et de l’emboîtement formel – développée par rapport à des caractéristiques
spécifiques du modèle poétique puis étendue à d’autres œuvres –, Liszt, en
choisissant finalement le terme de poème <Dichtung>, eut recours à un mot
dont les connotations sont presque impossibles à démêler, mais dont l’histoire
passée et plus récente n’est pas sans importance pour comprendre les prémisses
esthétiques qui portent le genre du poème symphonique. Et l’on exagère à
peine en affirmant que les variations de signification du terme « poème » font
comprendre aussi bien le triomphe de ce genre musical au milieu du xixe siècle
– aucune symphonie de valeur n’a été composée entre 1850 et 1870 – que son échec
ultérieur dans le contexte d’une modernité où le concept de poème est marqué
par Baudelaire, Mallarmé et Valéry. (Si, dans des pays dont l’esthétique officielle
ignore les prémisses poétologiques de la modernité, la tradition générique du
poème symphonique a pu être poursuivie sans interruption apparente, comme
si le concept de poème qui la fonde n’était pas vidé de son sens depuis longtemps,
c’est là un phénomène négligeable de « non-simultanéité du simultané » motivé
par des causes externes.)
Le mot célèbre de Mallarmé à Degas : « ce n’est point avec des idées qu’on
fait des vers, mais avec des mots 50 », signale avec une concision inégalée le point
sur lequel les prémisses esthétiques du poème symphonique et celles de la poétique
moderne sont inconciliables. Car pour le concept de poème sur lequel s’appuyait
Liszt – et il ne pouvait faire autrement, parce qu’il n’en existait pas d’autre et que
s’il avait existé, il aurait été inutilisable comme fondement d’un genre musical –,
l’idée était constitutive selon laquelle les mots ne sont que de simples porteurs
d’idées qui constituent la substance véritablement « poétique » d’un poème et qui,
détachées de la langue, peuvent être également exprimées par des sons.
Cependant, selon les critères de la théorie moderne du poème, la
conception du langage que présupposait Liszt en transformant des œuvres
poétiques en œuvres musicales, n’était pas « poétique » mais « prosaïque » : dans
l’usage quotidien, le langage est là pour s’abolir dans l’effet qu’il vise ; les mots
remplissant une fonction de simple médiation, ils s’effacent en tant que mots

438
Littérature et poème symphonique

dans les actions, images et impulsions qu’ils provoquent. Le langage sert un but
extérieur à lui-même.
À l’opposé, le poème – qui, comme l’exprimait Mallarmé, est fait
« avec des mots » – se caractérise par le fait que le mot lui-même accède à une
existence et à une signification indépendantes, comme création sonore et
comme faisceau de connotations. Et ce n’est pas un hasard si Valéry a ressenti
comme musical le mot poétique, qui selon Jean-Paul Sartre tend à ne pas être
la désignation d’un objet, mais à être lui-même un objet : « ces choses et ces
êtres connus […] se trouvent (permettez-moi cette expression) musicalisés 51 ».
Le texte dont est tirée cette phrase, une esquisse de 1927, est un commentaire
sur le concept de « poésie pure » que Valéry appelle à un autre endroit « poésie
absolue ». Et cela ne signifie rien de moins que le fait que le modèle d’observation
dont est partie sa réf lexion poétologique a été la musique absolue : il nomme
« purement poétique » un poème qui, du fait qu’il constitue un « monde en soi »
fait exclusivement de mots, se mesure à une musique qui, comme l’affirmaient
E. T. A. Hoffmann et Eduard Hanslick, était revenue à elle-même et à sa véritable
essence en tant que « musique pure et absolue ».
Alors donc que le concept de poème devenu grâce à Mallarmé le
concept dominant des avant-gardes, contient une analogie consciente avec la
musique, de sorte que le poème symphonique ne pouvait qu’apparaître obsolète
et dépourvu de substance dans le contexte historique d’une modernité musicale
liée à la modernité littéraire par des affinités internes, c’est justement à l’inverse
sur l’arrière-plan de l’échec auquel le genre était exposé dans les conditions de la
Nouvelle Musique, que le lien constitutif entre le concept plus ancien de poème et
les principes fondateurs du poème symphonique apparaissait le plus clairement.
Il est précaire de parler d’une « littérarisation » de la musique par
Liszt, car cela suggère l’idée fausse selon laquelle les programmes des Poèmes
symphoniques seraient de la littérature illustrée par de la musique. On s’interdit
la compréhension esthétique du genre créé par Liszt tant que l’on ne comprend
pas que ce n’est pas le programme, le texte littéral, mais la musique elle-même
– même si c’est en relation avec le texte – qui est le poème que la catégorie
générique désigne par son nom.

439
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

En outre, on aurait probablement une approche trop courte de la


question – en dépit du fait que Liszt était un compositeur français – si l’on partait
exclusivement de la distinction établie dans le français courant entre la poésie,
art du vers, et la prose comme discours non mesuré : distinction que Thomas
Mann a nommée un jour « claire et commode ». S’il n’est pas sans importance
que tous les poèmes symphoniques dont on peut nommer les modèles littéraires
se fondent sur des poèmes en vers, cela n’est pas décisif.
Séparer le poème, œuvre inventée, du non-poème – définir la
littérature, comme Wellek et Warren, par sa « fictionnalité », son rapport à la
réalité différent de celui de l’historiographie – est certes justifié dans la langue
courante, mais se trouve en conf lit avec l’habitude, tout aussi enracinée dans
la conscience commune, de ne pas utiliser l’expression « poème » de façon
descriptive, mais normative. Plus précisément : en tant nom collectif de ce
que Hegel nommait « poésie épique, lyrique et dramatique », le terme est tout
simplement descriptif et, tout comme la définition de la littérature par son
caractère « fictionnel », il n’exclut pas des œuvres ratées ou triviales. Or, si l’on
dit d’un drame ou d’un roman que c’est un « poème », une « œuvre littéraire »,
on ne se contente pas de constater l’appartenance à un genre, mais on prononce
un jugement de valeur. Et c’est cette qualité, à peine saisissable analytiquement,
mais intuitivement reconnaissable, de « littéraire » ou « poétique », que reven­
diquait Liszt pour les Poèmes symphoniques.
Cependant, on ne doit pas confondre l’esthétique avec la théorie des
genres sous peine de semer la confusion dans les catégories. Concernant la qualité
que Robert Schumann nommait « poétique » – par opposition à « prosaïque » – et que
Benedetto Croce distinguait, sous le nom de « poesia », de la « non-poesia » – tentant
par là de définir la « poesia » comme l’expression d’une intuition originale –, on
peut dire par principe qu’il s’agit exclusivement d’une caractéristique attachée
à des œuvres, et non à des genres entiers. (C’est pourquoi Croce, du moins dans
la théorie, a toujours radicalement nié la signification esthétique des genres.) Un
concept générique ne peut être fondé sur l’idée du poétique : ni dans le cas des
Pièces lyriques 52 pour piano ni dans celui des Poèmes symphoniques.
Parmi les connotations du concept lisztien de poème que l’on ne peut
négliger – bien qu’elles ne suffisent pas à constituer un concept générique –, il

440
Littérature et poème symphonique

Franz Liszt dirigeant un concert à Pest, en 1865.

Comme le montre le dessin paru dans l’Illustrierte Zeitung de Leipzig, Liszt célèbre la première
exécution de son oratorio La Légende de sainte Élisabeth [Die Legende von der heiligen Elisabeth] à
la manière d’un service religieux. La musique n’accompagne pas seulement le culte, comme le
montrait Hoffmann dans son essai Ancienne et nouvelle musique d’église, elle est elle-même culte.
Un texte religieux exprime donc – c’était la conséquence tirée par Liszt de sa conception de la
religion de l’art – ce que la musique contient depuis toujours en tant que substance. La musique,
qui est déjà par elle-même une religion, est confirmée dans son essence par un sujet comme la
légende de sainte Élisabeth.

441
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

y a l’impact religieux. L’idée de la « sainteté » de la parole du poète, devenue un


topos depuis Klopstock et Herder, constituait pour Liszt – dont la formation
intellectuelle principalement française ne devrait pas faire oublier sa participation
aux traditions de pensée allemandes – une évidence non réf léchie qui n’était
pas simplement un héritage culturel mais une conviction vécue. Sans devoir
reconstituer ici en détail le processus historique par lequel une langue religieuse
à l’origine se trouva appliquée à l’art (et à des relations humaines comme l’amitié
et l’amour), et par lequel l’art se trouva en retour investi d’une dignité religieuse
ou pseudo-religieuse, on peut dire que pour Liszt – qui sur ce point ne représente
pas seulement l’esprit de son temps, mais le porte même à son point extrême –, la
religion et l’art s’interpénétraient de façon presque impossible à distinguer.
Cependant, dans la mesure où le poème tel que Liszt l’entendait,
comprenait une composante religieuse, la substance idéelle était par principe
indissociable de la figure linguistique dans laquelle elle apparaissait. Les esquisses
de programme que Liszt ébaucha – résumés des poèmes, drames et tableaux à
l’origine de ses œuvres – pour la symphonie de la Montagne, « La Bataille des
Huns » [« Hunnenschlacht »], « Tasso, Lamento e Trionfo » [« Tasso, lamentation
et triomphe »] ou « Les Idéaux », montrent toutes que, d’une part, il faisait entrer
dans les modèles un trait religieux ou le renforçait s’il était déjà présent, et que,
d’autre part, il entendait dans la poésie qu’il tentait de transformer en musique
moins l’œuvre langagière dotée d’une forme que l’idée « qui est derrière ». (Le
poème de Schiller « Die Ideale » fut certes inscrit par fragments dans la partition
du poème symphonique de Liszt, mais avec une inversion des strophes, ce qui
revient à détruire sa « forme intérieure », et l’ajout d’une fin incompatible avec le
texte de Schiller, réduit de ce fait à n’être qu’un sujet.)
Il est peu vraisemblable que Liszt ait connu le traité de Herder Über
Bild, Dichtung und Fabel [Image, littérature et fable] de 1787 (bien que le poème
symphonique « Prométhée » ait été pensé à l’origine comme ouverture d’une
pièce chorale sur le Prométhée déchaîné de Herder). Les chemins de l’histoire
des idées ne sont cependant pas seulement ceux de la lecture mais dans une
mesure à peine moindre ceux du bouche à oreille, si bien que des hypothèses
établies sur des relations que l’on ne peut reconstituer strictement ne sont pas
nécessairement illusoires. Le traité de Herder, fondateur, selon des critères

442
Littérature et poème symphonique

internes – certes impossibles à étayer par des éléments externes –, du concept


lisztien de poème, part de l’idée que la littérature <Dichtung> n’est pas en premier
lieu un art, mais une force spirituelle créatrice d’images et de mythes : une
activité dont les productions ne prennent qu’à un degré d’évolution ultérieur
la forme de l’art, dans laquelle il n’est pas rare qu’elles perdent leur véritable
substance. Ce n’est pas dans des formations artistiques mais dans les mythes
et les images qui sous-tendent ces dernières comme manifestations d’un esprit
collectif, que consistait pour Herder la substance de ce qu’il nomme poésie. Et
s’il y a une chose de plus « poétique » qu’un mythe enchâssé dans la forme d’un
récit, c’est l’imagination créatrice de mythes, dont il est issu.
Eu égard à la conception herdérienne de la poésie, passée dans
la tradition allemande de l’histoire des idées, il est frappant de constater que
presque tous les sujets qui sont à l’origine des Poèmes symphoniques de Liszt sont
en réalité des mythes – et que leur façon de l’être faisait partie des conditions de
possibilité de leur composition : non seulement « Orphée » et « Prométhée », mais
également « Faust » et « Hamlet », « Hungaria » et « Héroïde funèbre », « Tasso »,
« Mazeppa » et « La Bataille des Huns ».
Ce n’est qu’au moment où Faust et Hamlet sont en quelque sorte
sortis des textes dramatiques de Goethe et de Shakespeare pour devenir des
figures mythiques dans le monde d’images de la mémoire collective, comme
c’est également le cas pour don Juan, qu’ils sont devenus pour Liszt des objets
possibles de poèmes symphoniques. Ce n’est pas Faust comme personnage
de théâtre que Liszt transforma en une configuration de thèmes et de motifs
musicaux, mais Faust comme rêve éveillé que la bourgeoisie cultivée allemande
prit pour sa propre conscience.
Chose déconcertante pour les exégètes, Liszt renonça à un programme
explicite dans le cas de « Hungaria » et d’« Héroïde funèbre », de sorte que ces
œuvres sont des poèmes musicaux sans être de la musique à programme au sens
strict ; et cette renonciation, dont semblait résulter une contradiction entre l’idée
générique et le caractère de l’œuvre, pouvait faire sens parce que les mythes
en question, exprimés musicalement – le mythe national hongrois et le mythe
révolutionnaire héroïque (en souvenir de l’année 1830, durant laquelle Liszt
esquisse une symphonie révolutionnaire), étaient suffisamment caractérisés par

443
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

le titre des œuvres. Le concept lisztien de poésie, qui portait en lui la théorie du
mythe de Herder, explique donc le paradoxe apparent selon lequel des œuvres sans
programme appartiennent à un genre que le programme contribue à caractériser.
Les programmes du « Tasso », de « Mazeppa » et de « La Bataille des
Huns » – à l’origine, Liszt caressait l’idée de faire la médiation entre le tableau de
Kaulbach et la musique en demandant à un poète de mettre en vers la substance
du sujet – sont des histoires, des narrations dont on peut même affirmer, si l’on
ne recule pas devant une certaine trivialisation, qu’elles sont « racontées » en
sons : mais des histoires que les descriptions musicales de Liszt transformèrent
en images archétypales – « Lamento e Trionfo », « mort et transfiguration »,
fracas de batailles et triomphe de la Croix (« Crux fidelis ») –, images qui dépassent
de beaucoup ce qui était suggéré par les modèles littéraires.
Si Liszt « poète symphonique », comme il se nommait, partait
de textes poétiques ou dramatiques, de tableaux et d’idées historiques pour
revenir aux mythes et aux mondes d’images qui en représentaient selon Herder
la véritable substance « poétique », cela signifie surtout qu’il concevait les
symphonies « comme » des poèmes et non pas seulement « sur » des poèmes. Il
était convaincu de pouvoir s’approprier la teneur de la littérature mondiale de
l’intérieur, en musique et par elle.
Certes la base de l’interprétation : la prémisse selon laquelle Liszt
– dans le droit fil de Herder – entendait par poésie une activité spirituelle
créatrice d’images et de mythes, ne se laisse pas démontrer directement ; on
peut néanmoins l’inférer indirectement dans ses écrits sur Berlioz et Schumann
– dont il est vrai que l’on ne sait pas avec certitude dans quelle mesure il en était
l’auteur. Dans l’essai sur Berlioz, il écrit :
À tout prendre, le symphoniste spécifique emmène ses auditeurs dans des régions
idéales qu’il laisse à l’imagination de chacun le soin de concevoir ou d’embellir […]
Mais le poète symphonique qui se fixe pour tâche de restituer avec la même clarté
une image qui existe distinctement dans son esprit, une suite d’états d’âme qui
apparaissent à sa conscience sous une forme déterminée et dénuée d’ambiguïté –
pourquoi ne pourrait-il pas s’efforcer d’atteindre à une pleine compréhension en
recourant à un programme ?

444
Littérature et poème symphonique

Il est frappant de constater, d’une part, que Liszt ne conteste pas le droit à l’exis-
tence du « symphoniste spécifique », mais se contente de limiter son action.
D’autre part, il caractérise le programme – le texte formulé en langage articulé –
comme un simple adjuvant : l’élément véritablement « poétique », « image » ou
« suite d’états d’âme », se constitue comme objet esthétique dans les interactions
entre le programme et la méthode musicale de la transformation thématique,
par laquelle un contexte aussi dense que nuancé de variantes de caractères
musicaux procède de motifs auxquels sont attachées des associations – contexte
qui suggère ce que Kant nommait « l’idée esthétique d’un ensemble cohérent
d’une indicible plénitude de pensées conforme à un certain thème 53 ».
Que la musique à programme représente le progrès, voilà qui était
pour Liszt une question musicale partisane.
La musique instrumentale s’avancera d’un pas de plus en plus assuré et conquérant
sur la voie du programme avec ou sans l’accord de ceux qui se considèrent comme les
juges les plus éminents en matière d’art.

Liszt associait cependant à son credo envers la musique à programme une mise
en garde contre une trivialisation de ce principe.
Mais les compositeurs qui suivent [le programme] même de loin dans leurs œuvres
– ils devraient songer à l’abus criant qui peut en être fait, ils devraient se rappeler
constamment ceci : un programme ou un titre ne se justifient que s’ils ont une
nécessité poétique, s’ils font partie de manière indissociable de l’ensemble et sont
indispensables à sa compréhension.

La phrase signifie sans ambiguïté aucune que ce n’est pas le programme comme
texte formulé, mais les interactions entre le programme et la structure musicale
– leur « relation interne », comme il le dit dans une lettre à Agnes Street-
Klindworth – qui constituent la composante poétique d’un poème symphonique.
Et Liszt rejetait explicitement la méthode revenant à faire du programme le
« soutènement extérieur » d’une musique incapable d’exister par elle-même et
qui ne gagne une apparence trompeuse de consistance esthétique que comme
illustration d’un morceau de littérature.
S’il fallait choisir entre un tel péché contre l’art et la suppression complète du
programme, alors il faudrait absolument préférer laisser se tarir l’une des sources
les plus abondantes de l’art plutôt que de chercher à couper son f lux vital en reniant
avec sa propre force ce qui le constitue.

445
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

On ne devrait donc pas négliger le fait que le « poète symphonique »,


justement en tant que « poète », ne pouvait qu’être un symphoniste au sens
emphatique, postbeethovénien du terme, et que c’est dans une structure
musicale caractérisée par la transformation thématique et l’emboîtement des
formes que la substance poétique, telle que la comprenait Liszt, trouvait sa réali-
sation esthétique. Si la musique est, comme le croyait Liszt, un langage amélioré,
alors elle n’est langage qu’en développant, à partir de thèmes et de motifs
rattachés à des associations, une cohérence sémantico-syntaxique qui, prise
comme un tout, représente ce que Liszt nommait « idée poétique » ; cela n’était
pas aussi différent, fondamentalement, de ce que Beethoven entendait par là,
que ce qu’affirmaient au xix e siècle les adversaires de la musique à programme.

L’IDÉE LISZTIENNE DE LA SYMPHONIE

L’histoire de la symphonie après Beethoven – qui ne peut guère se


comparer à l’histoire du genre avant lui car, au lieu de former une chaîne d’évè-
nements contigus, elle est restée centrée autour de Beethoven – apparaît dans
certaines descriptions obéir à une continuité parfaite qu’en réalité elle n’a pas
connue. Malgré Gade et Raff, dont il ne faudrait pas sous-estimer le talent, les
deux décennies comprises entre 1850 et 1870 ont été une période morte dans
l’histoire de la symphonie. Et si, en quelque sorte, une seconde ère de la symphonie
commença dans les années 1870 pour s’étendre jusqu’au début du xx e siècle,
une telle évolution était complètement imprévisible dans la mesure où l’on ne
pouvait aucunement espérer que de nouvelles solutions fussent apportées au
problème de la symphonie – problème consistant à réaliser une fois encore l’idée
générique de Beethoven avec les moyens d’une époque ultérieure. À un moment
où l’on se représentait l’histoire d’un genre musical comme un fragment
d’histoire naturelle, comme la vie et la mort d’un organisme, c’était en somme
en allant contre toutes les règles de la philosophie de l’histoire que Brahms et
Bruckner parvinrent à apporter ces nouvelles solutions – et le mot de Bülow
au sujet de la 1 re symphonie de Brahms semble exprimer son étonnement 54 .
(L’arrière-plan de cette histoire interrompue du genre explique également

446
L’idée lisztienne de la symphonie

pourquoi Wagner, aux alentours de 1850, crut la symphonie reprise et abolie


dans le drame musical, mais voulut écrire des symphonies à la fin de sa vie.)
Si donc il pouvait sembler, au milieu du siècle, que l’histoire de la
symphonie était arrivée à un terme qui ne laissait plus attendre de renaissance,
d’autre part le prestige esthétique de la symphonie comme genre dominant et
représentatif de la musique instrumentale – musique instrumentale investie
d’une dignité métaphysique depuis Wackenroder et Tieck – demeurait
provisoirement entier (et l’on ne devrait pas sous-estimer combien les idées
sur une chose peuvent intervenir dans l’évolution de celle-ci). L’idée lisztienne
du symphonique est elle aussi marquée par la tentative d’abandonner la forme
vidée de sens de la symphonie tout en sauvant les principes fondateurs du style
symphonique. (Le fait que la forme – la forme sonate – a encore été capable
d’affirmer sa place au xx e siècle, à l’opposé du sentiment historique de Liszt, ne
doit pas empêcher l’historien de voir qu’autour de 1850 l’idée qu’elle était morte
et enterrée était dominante et produisait des effets historiques.)
L’idée du symphonique telle que Liszt la concevait ne demeurait
aucunement limitée au genre de la symphonie, mais, du fait même que son
déclin semblait s’annoncer, cette idée pouvait empiéter sur d’autres genres qui
se trouvaient en quelque sort ennoblis par association avec le prestige esthétique
de la symphonie. Comme le montre la genèse du Tasso, le poème symphonique
procéda de l’ouverture, qui devint une « grande forme » en tant que poème
symphonique ; les concertos pour piano de Liszt représentaient le type pour
lequel Henry Litolff avait forgé quelques années auparavant le terme de « concerto
symphonique » ; et la Graner Festmesse, la Missa solemnis lisztienne, ne constitue
pas autre chose, au sens strict, qu’un poème symphonique avec voix. De même,
au fur et à mesure qu’autour de 1850, la forme de la symphonie semblait tomber
en désuétude, le principe du symphonique s’étendait à presque tous les genres
musicaux ayant de hautes prétentions. (On peut, sans forcer le trait, concevoir le
drame musical wagnérien comme un opéra imprégné de l’idée du symphonique,
et donc considérer comme signifiant, en termes de philosophie de l’histoire, la
coïncidence chronologique entre la conception du Ring et la genèse du poème
symphonique, du concerto symphonique et de la messe symphonique.)

447
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

Le symphonique, tel que Liszt l’entendait, était caractérisé


premièrement par la revendication d’une « grande forme », deuxièmement
par la technique du « traitement thématique », troisièmement par le principe
de « l’alternance des tons ou des caractères » et quatrièmement par l’idée d’une
« musique parlante ».
Pour la conscience du xix e siècle, les symphonies de Beethoven
constituaient, à côté des oratorios de Haendel avec lesquels elles partageaient
les programmes des Fêtes musicales rhénanes, la quintessence et le paradigme
d’une « grande forme » en musique. Dans les « grandes formes », l’étendue –
critère parfaitement digne de considération que l’on ne devrait pas négliger
dans la mesure où une œuvre se constitue de l’intérieur comme ensemble clos et
non pas comme simple succession de parties – est liée à une hauteur stylistique
qui lui sert d’intermédiaire et qui demeure présente même dans les parties
scherzando, et à une exigence rigoureuse en termes de techniques de composition
à laquelle peuvent répondre aussi bien la fugue chorale que le travail thématique
et motivique dans la musique instrumentale. Une affinité avec le monumental,
avec lequel la « grande forme » ne doit pourtant pas être identifiée, est manifeste.
Dans la musique instrumentale, l’idée de la grande forme est
étroitement associée au principe consistant à développer un discours musical
s’étendant sur des centaines de mesures à partir de la substance thématique,
en apparence insignifiante. (Au début du xix e siècle, on peut distinguer la
pensée « thématique » de la pensée « mélodique » qui règne dans l’opéra, et de la
pensée « motivico-figurative » qui règne dans la pièce de caractère.) Le travail
thématique beethovénien – technique consistant à séquencer des modèles et à les
soumettre à un processus selon lequel ils se trouvaient détachés et liquidés – en
était depuis longtemps arrivé à un stade de mécanisation, comme le montrent
les développements des sonates de Chopin. En outre, les thèmes lisztiens sont
rarement construits comme des périodes ou des phrases dotées de préambule
et d’épilogue ; semblables aux leitmotive wagnériens, ils se présentent bien plutôt
comme des idées musicales assez brèves et pourtant closes, qui n’autorisent
guère, en guise de processus de développement, que le séquençage, si bien que
la technique classique de développement est en quelque sorte retirée à la partie
développante. S’il voulait réaliser la grande forme comme traitement thématique

448
L’idée lisztienne de la symphonie

dans les conditions compositionnelles du milieu du siècle, Liszt, pour conserver


la fonction du travail thématique, devait donc échanger et remplacer la
technique de ce travail thématique – déjà épuisé par le développement motivique
dans l’exposition. Et le principe par lequel il s’est tenu à l’idée du discours
thématique sans s’accrocher comme un épigone aux procédés classiques, c’était
la transformation thématique et motivique, découverte par Alfred Hauss dans
une analyse exemplaire de la symphonie Ce qu’on entend sur la montagne. Une idée
musicale se trouve variée par le fait que le substrat mélodique et diasthématique
prend figure dans des rythmiques différentes et sur des tempi divers. En
termes techniques, la transformation telle que la pratique Liszt se différencie
radicalement du travail thématique au sens de Haydn et de Beethoven, et cela est
particulièrement sensible dans le fait que la transformation, si on veut la définir
d’une formule, consiste en variabilité rythmique avec identité diasthématique,
tandis que le travail thématique, à l’inverse, consiste en une variabilité
diasthématique avec identité rythmique. Cependant, les fonctions esthético-
formelles remplies par ces techniques sont tout à fait analogues : la grande forme
se constitue comme discours musical par des liens thématiques qui apparaissent
comme des manifestations de la logique en musique.
Dans le procédé de transformation thématique ou motivique, pratiqué
par Liszt dans le poème comme dans le concerto ou la messe symphoniques, une
composante esthétique et une composante formelle sont associées : esthétique
dans « l’alternance des tons et des caractères » et formelle dans la structure
à un ou à plusieurs mouvements. La disposition des caractères expressifs
musicaux, l’alternance des tons héroïque, martial, élégiaque, pastoral et léger,
ne sont nullement arbitraires ni interchangeables, mais gouvernées par une
certaine logique, même si elle est difficile à saisir : une succession peut paraître
rigoureuse, l’autre faire penser à un pot-pourri. Sans rigueur dans « l’alternance
des tons », le schéma classique du cycle de la sonate, constitué des allegro, adagio,
scherzo et finale, serait complètement inconcevable, car l’association mélodique,
telle qu’elle est explicitée par certains commentateurs, et de façon qui n’est pas
toujours convaincante, ne suffit pas à fonder l’impression de cohérence cyclique
qui émane de la succession des mouvements d’une sonate ou d’une symphonie.
L’expérience montre cependant que certaines sortes d’alternance de caractères

449
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

sont plus convaincantes que d’autres, et Liszt en tira parti pour obtenir diversité
et étendue à l’intérieur même d’un mouvement, par « alternance des tons », sans
s’exposer au danger de tomber dans le pot-pourri. Dans le concerto en la majeur,
le changement constant des tempi ne signifie en aucun cas une dislocation de la
forme. Les parties qui se présentent dans des mesures différentes sont au contraire
rapportées les unes aux autres par « alternance des tons », par transformation
thématique – parce qu’elles sont des rythmisations contrastées de la même
substance mélodique ou diasthématique – et d’autre part par rigueur esthétique
– parce qu’elles sont les membres d’un enchaînement de caractères. En termes
d’histoire des formes, le procédé de Liszt, qui se raccroche à la Wanderer-Fantasie
de Schubert et peut-être également à la Grande Fugue de Beethoven, et dont les
conséquences historiques vont jusqu’aux premières œuvres instrumentales de
Schoenberg, peut se définir comme une structure à plusieurs mouvements dans
une structure à un seul mouvement – plus précisément : une structure à plusieurs
caractères mélodiques et à tempi variés dans la structure à un seul mouvement du
plan de la forme sonate.
Enfin, le « principe parlant » – postulat que Wagner exalte avec une
insistance particulière dans la lettre ouverte « Sur les poèmes symphoniques de
Franz Liszt » et qui veut que la musique doive devenir un langage comparable
en précision au langage articulé, sous peine de rester mécanique et vain –
est étroitement lié au principe formel de la transformation thématique et
motivique qui lui sert d’intermédiaire, et ce en réalité parce que Liszt concevait
l’expressivité musicale comme largement dépendante du contexte : l’effet
d’un motif sonore, comparable à celui d’un langage, ainsi que la précision de
l’expression qu’il atteint, sont conditionnés par l’environnement dans lequel il
se trouve et par les relations dans lesquelles il est pris. Le ton élégiaque adopté
par un motif, la position du motif dans la coda d’un mouvement et enfin la
fonction qu’il remplit dans le processus thématique en tant que réminiscence de
l’idée principale – donc des composantes esthétique, formelle et thématique –, se
complètent et s’étayent mutuellement et constituent tous ensemble et par leurs
interactions le caractère langagier de la musique.
Tous les éléments définitoires du symphonique, communs au
poème, au concerto et à la messe symphoniques, se révèlent ainsi étroitement

450
L’idée lisztienne de la symphonie

liés les uns aux autres : la musique se précise en langage par les liens motiviques
qui procèdent de la transformation thématique ; le procédé de transformation
implique une différenciation par les tempi des parties dérivées les unes des
autres, différenciation dont résulte une expansion de la forme, sans que l’unité
formelle – qui demeure garantie dans « l’alternance des tons » par la rigueur
esthétique – soit menacée par le caractère de pot-pourri ; enfin, diversité et
étendue, dans la mesure où elles sont imprégnées de logique thématique,
constituent un tout clos qui réalise l’idée de grande forme.
Il serait erroné et partial de traiter la crise des formes musicales
qui se manifeste dans la conception lisztienne de l’époque weimarienne
exclusivement ou même seulement en premier lieu comme le problème de la
musique à programme. D’une part, aucun programme ne nous est parvenu
pour des œuvres centrales comme la sonate en si mineur et les concertos pour
piano ; d’autre part, l’idée selon laquelle la dislocation formelle serait une
conséquence de la composition s’attachant à suivre un programme, est aussi
fausse et bancale que, probablement, indéracinable. C’est un malentendu
grossier que de concevoir les symphonies et poèmes symphoniques de Liszt
comme de la musique illustrative qui ornerait la langue des textes d’images
musicales, bien que Liszt n’ait pas hésité à utiliser, outre les moyens expressifs
et symboliques, également ceux de la peinture sonore. La chose décisive est
que ce n’est nullement le programme qui exprime le véritable sens de l’œuvre,
sur lequel la musique viendrait ensuite pour ainsi dire balbutier, mais que ce
sont plutôt le programme et la musique ensemble et en interaction l’un avec
l’autre qui visent une idée ou un mythe par-delà les mots. Liszt n’a pas illustré
le texte du Hamlet de Shakespeare ou du Faust de Goethe par des thèmes ou des
constellations de thèmes musicaux, mais il a tiré d’une œuvre poétique le mythe
dont il a en quelque sorte poursuivi l’écriture en langage musical.
Or, si le programme représente moins le squelette porteur d’une
œuvre musicale qu’un point de départ pour l’imagination mythologisante, qui
est en même temps une imagination musicale, alors la forme musicale, au lieu
d’être liée à la disposition du texte programme, demeure livrée à elle-même et
aux problèmes issus de l’histoire des formes. Des conceptions comme la transfor-
mation thématique et motivique, les structures à plusieurs parties dans une

451
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

structure à un seul mouvement et l’idée de fonder la cohérence formelle sur


l’alternance des tons par rigueur esthétique, ne sont absolument pas déductibles
du caractère programmatique des symphonies et des poèmes symphoniques,
mais, comme on l’a vu, se révèlent être des solutions à des problèmes qui sont nés
au milieu du xix e siècle de l’évolution de la syntaxe musicale, du travail théma-
tique et de la forme sonate.
Incontestablement, ce n’est que par la tentative de Liszt de sauver
l’idée du symphonique justement en abandonnant le plan formel de Beethoven,
qu’une sorte de programmatisme qui aurait difficilement trouvé place dans la
forme traditionnelle, est devenu possible. Toutefois, ce serait une erreur d’en
conclure que la musique à programme fut la cause historique de l’innovation
formelle. Les rapports entre l’histoire des idées esthétiques et l’histoire des
problèmes de technique compositionnelle et de forme sont trop intriqués
pour pouvoir être saisis en une formule simple. Et l’on ne devrait pas exclure
par principe la possibilité selon laquelle ce sont quelquefois les contenus qui
sont amenés par les moyens formels, et pas toujours les moyens formels par
les contenus. S’il est pertinent de parler d’essence et de phénomène, alors cela
signifierait paradoxalement que ce n’est pas seulement l’essence qui peut
produire le phénomène, mais également le phénomène qui produit l’essence.
En termes d’histoire des formes, Liszt est parti d’une idée qui était
encore active un demi-siècle plus tard dans la pensée musicale de Schoenberg :
l’idée d’une médiation entre la tradition de la sonate d’une part et de la pièce
de caractère de l’autre. Si la sonate était marquée par le principe de la logique
thématique, la catégorie du « caractéristique », qui donna son nom à la pièce de
caractère, représentait en quelque sorte l’instance esthétique opposée au concept
de « processus formel » qui constituait le centre d’une esthétique de la sonate.
Rien ne serait certes plus faux que d’identifier la sonate à une forme fixée ou
schématique, et la pièce de caractère à une forme plus relâchée ou décomposée.
La pièce de caractère autorisait au contraire, outre un rhapsodisme dénué de
règle – chose rare –, également des formes simples, forme lied ou rondo, et ce
justement parce la forme n’était pas perçue comme essentielle : la forme pouvait
être conventionnelle parce qu’elle n’était pas la chose importante. À l’inverse,
la sonate se caractérise chez Beethoven par le fait qu’elle produit encore et

452
L’idée lisztienne de la symphonie

toujours des solutions formelles différentes dont aucune ne ressemble à l’autre.


En d’autres termes : ce n’est pas entre forme schématique dans la sonate et forme
décomposée dans la pièce de caractère qu’il convient de faire une distinction,
mais entre une forme primaire et donc problématique dans la sonate et
une forme secondaire et donc non problématique dans la pièce de caractère,
forme non problématique qui, on l’a dit, peut être aussi bien décomposée que
schématique. Mais si l’on admet que ce regroupement des catégories, qui signifie
un remaniement des conceptions habituelles, est une description adéquate de
la situation historique dont est parti Liszt, alors il apparaît manifestement
que Liszt, lorsqu’à sa période weimarienne il composait avec une ambition
symphonique, se rattachait à la sonate par son ambition esthétique, bien
qu’il procédât formellement de façon non schématique : comme le montrent
les principes de la transformation thématique et de la structure en plusieurs
mouvements dans la structure à un seul mouvement, les formes qu’il ébauchait
ne font pas partie des formes décomposées, rhapsodiques, mais des formes
problématiques, apparues comme solutions d’un problème formel ressenti
comme marquant. D’autre part, cependant, la tradition de la pièce de caractère
se trouve reprise et abolie dans la conception lisztienne du symphonique par
l’idée d’utiliser la rigueur esthétique dans l’alternance des tons et des caractères
pour constituer la cohérence formelle.
La conviction qu’il est possible de réaliser dans le détail la clôture
de la cohérence formelle en marquant les caractères, appartenait tout autant à
l’esthétique compositionnelle du xixe siècle que l’idée, tournée vers l’unité de la fugue
et de la pièce de caractère chez Bach, selon laquelle l’expressivité n’est aucunement
exclue ou empêchée par une logique rigoureuse, mais plutôt approfondie et
différenciée par elle. Certes, au xixe siècle, bien qu’on fût conscient de la dialectique
de ces aspects, l’accent était mis sur l’expressivité et la représentation du caractère ;
l’aspect structurel était en quelque sorte une affaire privée du compositeur qui
ne regardait pas le public. Les idées formelles et structurelles d’une modernité
frappante qui ont été découvertes dans les œuvres de Liszt au cours des dernières
décennies et qui, à l’époque de la dodécaphonie et de la musique sérielle, ont incité à
ce qu’on les interprète comme les signes d’une pensée « structurelle » qui anticipait

453
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

l’avenir, véhiculaient au xixe siècle la tentative de constituer la musique comme un


langage, et même comme un langage toujours plus précis.
La situation historique dont partait Liszt était ambiguë. Car
dans la mesure même où la musique instrumentale cherchait la précision de
l’expression, s’effondrait la tradition baroque de la rhétorique musicale, dans
laquelle des significations identifiables se rattachaient à des formules musicales
nettement dessinées. Ce qui restait était un réservoir de tons et de caractères
musicaux dont le langage était certes compréhensible mais qui ne désignaient
que des sphères générales comme le martial ou le pastoral. En principe, la
précision que Liszt ressentait comme étant ce qu’exigeait le moment historique
était possible de deux façons : définitoire ou syntaxique, c’est-à-dire soit,
comme dans la tradition de la rhétorique musicale, en forgeant un vocabulaire
musical fixe nettement tracé, soit par des relations à l’intérieur des phrases
qui incluaient progressivement le sens des éléments singuliers, demeuré tout
d’abord vague et plurivoque. Il est manifeste et absolument indéniable que les
programmes servent à fixer le vocabulaire musical, qu’ils remplacent en quelque
sorte la détermination générale dépassant l’œuvre singulière par une précision
spécifique et limitée à l’œuvre individuelle. Mais, d’autre part, on ne doit pas
méconnaître ou sous-estimer la part des liens formels comme la transformation
thématique dans la constitution du langage musical chez Liszt.
Si l’on entend la composante structurelle lisztienne comme fonction
de la composante expressive, alors on peut déduire des conséquences pour
l’écoute, notamment pour l’écoute formelle, de cette accentuation qui correspond
autant aux maximes esthétiques du xixe siècle qu’elle est orthogonale à celles du
xx e. Pour se représenter la problématique dans ses grandes lignes, on peut faire

la distinction, approximativement, entre des écoutes formelles tectonique,


relationnelle et associative. (Ces termes sont plutôt des termes de fortune que des
déterminations précises de ce que je veux dire.) Dans le cas de l’écoute tectonique,
dans des ordres de grandeur croissants, un premier élément se trouve à chaque
fois complété par un deuxième, une phrase par une phrase, une période par une
période, et un groupe de périodes par un groupe de périodes, de sorte qu’à la fin la
perception intérieure a devant elle le déroulement musical comme un fragment
de l’architecture résultant de l’assemblage des parties. L’écoute relationnelle saisit

454
L’idée lisztienne de la symphonie

l’élément présent comme la conséquence de l’élément immédiatement antérieur


et comme la condition de l’élément immédiatement suivant, les phrases ou
périodes sont contigus comme les maillons d’une chaîne au lieu d’être empilés ou
alignés comme les parties d’un bâtiment. Enfin, dans le cas de l’écoute associative,
les motifs qui se succèdent, qui se rapportent les uns aux autres par variation,
par contraste complémentaire ou par dérivation contrastive et qui reviennent en
une alternance irrégulière, forment dans une certaine mesure un tissu de plus
en plus complexe de liens, sans que pour l’impression générale, caractérisée par
Thomas Mann, dans le cas de Wagner, comme « magie des relations », on ait besoin
de garder en mémoire la position formelle des motifs ou leur succession.
Il est probablement difficile de contester qu’une écoute associative
est adaptée au drame wagnérien, dans lequel un réseau de désignation motivique
semble se resserrer de façon toujours plus dense. Il est vrai qu’il en résulte que
la recherche de structures formelles architectoniques, parce qu’elle passerait à
côté du principe formel du tissu, resterait esthétiquement secondaire, quand
bien même elle serait plus fructueuse que les conjectures de Lorenz à propos des
formes Bar [AAB] et des formes en arche [ABA] 55.
Chez Liszt, il est plus difficile que chez Wagner de décider quel
aspect souligner. Malgré l’effritement de la construction périodique classique,
l’écoute tectonique trouve d’une part un soutien dans la forme sonate, dont le
plan demeure reconnaissable comme présupposé de la structure en plusieurs
mouvements à l’intérieur de la structure en un seul mouvement, et s’appuie
d’autre part sur la fonction de consolidation formelle d’une « alternance des tons
et des caractères » esthétiquement rigoureuse. Par ailleurs, le principe revenant
à atteindre la précision de l’expression musicale en nouant un réseau de liens
motiviques, et donc à compléter la précision programmatique et définitoire
du vocabulaire musical par une précision formelle et syntaxique, appelle une
écoute plutôt associative se concentrant sur la dialectique de la transformation
thématique et du caractère langagier de la musique. Mais le fait que l’œuvre
de Liszt laisse ouvertes des approches différentes n’est pas sans rapport avec
les changements qu’a connus sa réception, qui s’étend sur plus d’un siècle. Si,
comme on l’a évoqué, l’accent était mis au xix e siècle sur l’aspect expressif et au
xx e sur l’aspect structurel de ses œuvres, cette distinction – qui certes, effectuée

455
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

dans les grandes lignes, n’est pas le résultat d’études mais se contente de
désigner la direction qu’il faudrait prendre dans les analyses – indique qu’une
écoute associative tendit à être remplacée par une écoute tectonique. Au lieu
de la proximité avec Wagner, c’est la proximité avec Bartók qui apparaît avec le
temps dans les œuvres de Liszt.

CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE »


DE LISZT
1

Si l’on demandait à quelqu’un de dire ce qu’il attend d’un jugement


esthétique sur la musique du xix e siècle, il répondrait probablement ceci : qu’il
établisse une différence fondée entre les œuvres qui se distinguent dans le
contexte de l’époque de leur genèse, et les décombres de la tradition. Cependant,
les concepts qui servent à décrire les attentes, concepts comme « œuvre d’art
musicale » et « se distinguer par rapport à l’époque de sa genèse », constituent
moins un présupposé solide et non problématique qu’ils ne font partie des objets
de la réf lexion : ils ne délimitent pas le sujet, ils sont eux-mêmes le sujet. Ils ne
nous apparaissent comme des catégories fondamentales dont on n’a pas besoin
de parler tellement elles sont évidentes, que tant que nous restons encore pris
dans la tradition du xix e siècle – qui est une tradition non seulement d’œuvres,
mais aussi de concepts servant à l’interprétation de celles-ci –, au lieu de l’envi-
sager avec distance, en observateurs.
Or cette distanciation qui, il y a quelques années encore, semblait
difficile et presque impossible, est maintenant facile, signe de ce que le xixe siècle est
devenu historique – en un sens pas seulement chronologique. D’une part se révèlent
l’origine historique et la portée historique limitée des catégories fondamentales
esthétiques dont le caractère suprahistorique est une simple apparence. D’autre
part, à cause de la musique actuelle – sérielle et postsérielle –, la validité de la
tradition esthétique n’est certes pas abolie – pour cela, il manque aux avant-gardes
d’exercer un pouvoir sur la conscience collective –, mais bien mise en péril.

456
CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE » DE LISZT

L’interprétation la plus rigoureuse, que Karlheinz Stockhausen


a exprimée de la façon la plus ferme, inclut une négation de presque toutes les
représentations esthétiques que nous a léguées le xix e siècle. D’après le dogme
anti-esthétique de l’avant-garde – qui ne coïncide pas nécessairement avec la
signification des œuvres qu’elle a produites –, un morceau de musique n’est pas
une œuvre close sur elle-même, qui existe et fait sens pour elle-même, mais ne
représente rien d’autre qu’une partie d’une évolution compositionnelle, dans
laquelle – par analogie avec le processus de connaissance – les étapes que l’on
atteint ne sont là que pour être dépassées. Si une œuvre, qui n’est plus une œuvre
au sens du xixe siècle, possède moins le caractère d’un résultat que l’on doit retenir
que celui d’une station sur un chemin que l’on poursuit, alors un jugement qui
lui rende justice ne peut pas être un jugement esthétique mais seulement un
jugement historique : un jugement qui détermine la position dans le processus.
Ceux qui se comptent parmi les avant-gardes ont conscience de la composition
en premier lieu comme étant une exécution de l’histoire de la musique, non en
tant que production d’œuvres ; et certains compositeurs n’hésitent pas à devenir
historiens d’eux-mêmes : leur effort est de prendre part à l’histoire. Pour eux, une
œuvre musicale est l’expression du présent comme instant fugace de l’évolution
historique ; elle ne fait pas ses preuves en survivant à l’époque de sa genèse, mais,
au contraire, remplit sa fonction de la façon la plus adéquate quand elle rend
conscient l’état actuel de la musique sans être pertinente ou intéressante, sauf en
tant que document historique, dans un avenir avec lequel on accorde sa propre
musique. À l’extrême, les idées qui sous-tendent la composition font plutôt penser
à des catégories de l’action historique et politique qu’à celles de la production
d’œuvres. En termes aristotéliciens, la poiêsis est remplacée par la praxis.
Le fait que l’anti-esthétique de l’avant-garde, qui est en même temps
un affect et une théorie, soit en lien étroit avec la pratique compositionnelle et
apparaisse presque comme une composante de celle-ci, n’empêche pas qu’elle
atteigne et inf luence un public déconcerté, méfiant ou même hostile face à la
musique la plus actuelle, musique aléatoire et musique fondée sur le matériau
sonore <Klangkomposition>. Les conceptions théoriques de la Nouvelle Musique
produisent quelque fois un effet plus insistant que les œuvres auxquelles elles
se rapportent.

457
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

S’il n’est pas du tout exclu, par conséquent, que les tendances
anti-esthétiques – cette dénomination n’impliquant pas de jugement – se
déploient même à l’extérieur du cercle restreint de l’avant-garde et conduisent
à une destruction des concepts fondamentaux du xix e siècle, si donc, pour le
dire de manière appuyée, une fin de l’ère de l’esthétique, telle que l’on peut
caractériser l’histoire de la musique des xviiie et xix e siècles, est en vue ou du
moins imaginable, d’autre part une réf lexion historique rapide montre que
le concept emphatique d’« œuvre d’art musicale » et l’hégémonie du jugement
esthétique en musique ont à peine plus de deux siècles d’existence et ne
s’enracinent pas si profondément qu’ils ne puissent disparaître rapidement.
La tradition esthétique du xix e siècle est en danger et, dans la mesure où l’on
ne voudrait pas l’abandonner, elle ne peut être conservée comme une évidence
sur laquelle il n’est pas nécessaire de réf léchir, mais seulement comme le fruit
d’une conscience historique. Mais pour comprendre plus précisément ce que
signifient et impliquent les catégories caractéristiques du xix e siècle, il n’est pas
superf lu de les détacher des représentations qui les ont précédées.
Ce n’est que tardivement, à la Renaissance, que l’idée de l’œuvre isolée,
individuelle et close sur elle-même, venant de la littérature et des beaux-arts,
fut appliquée à la musique, à laquelle elle était étrangère à l’origine. Et aux xvie
et xviie siècles, elle demeure limitée à des allusions éparses ; elle ne s’imposa
progressivement dans la conscience collective qu’au xviiie siècle. Les résistances
qu’elle rencontra sont parfaitement compréhensibles. Il est plutôt étonnant, et
n’est rien moins qu’évident, que la musique ne soit pas seulement un processus
sonore, un évènement fugace, mais une construction dotée d’une forme plastique
que l’on peut saisir dans toute son étendue, et que la notation musicale ne remplisse
pas seulement l’office d’un simple aide-mémoire pour l’exécutant – comme la
notation chorégraphique – mais représente – de façon analogue à l’écriture – une
forme d’existence de l’œuvre ; c’est, en un mot, la conception de la musique comme
quintessence d’œuvres et de textes, telle qu’elle s’est constituée au xviiie siècle. Il
semble presque que la conception plus ancienne, qui est par ailleurs demeurée
dominante dans la musique triviale, soit la plus proche de la conception moderne,
de sorte que l’abandon du concept d’œuvre comme catégorie fondamentale de
l’écoute musicale ne serait pas surprenant. La « forme momentanée », découverte

458
CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE » DE LISZT

de Stockhausen, apparaît comme la manifestation moderne d’une façon de faire


et d’écouter la musique archaïque, liée à l’instant.
Mais en tant que construction close sur elle-même, qui donne à
voir une forme au lieu d’être un simple complexe d’éléments sonores, l’œuvre
musicale prend un caractère individuel. Et l’idée qu’elle doit être comprise et
jugée en premier lieu comme individu – dont les caractéristiques décisives sont
celles qui sont particulières, impossible à répéter – et non comme exemplaire
d’un genre, est l’un des principes constitutifs de l’esthétique du xix e siècle.
En tant que construction individuelle, et du fait de l’originalité qui
est sa substance esthétique, l’œuvre survit à l’époque de sa genèse et quelquefois à
l’existence du genre dont elle est issue. Au contraire, dans la musique plus ancienne,
fonctionnelle, donc jusqu’au début du xviiie siècle, ce n’était justement pas l’œuvre
singulière et sortant du lot, mais le genre, qui était l’objet d’une transmission et
dont dépendait la continuité de l’évolution musicale. En face de l’historicisme des
xix e et xx e siècles, qui importe des œuvres individuelles du passé dans le présent,

on trouve un sentiment de tradition qui préserve les normes génériques mais pas
les œuvres singulières, si ce n’est comme modèles pédagogiques. On composait
pour satisfaire aux exigences du jour – rapidement et cependant sans négligence –,
et on pouvait le faire parce que la tradition générique offrait un appui solide. La
composition, à une époque où elle ne s’est pas encore complètement défaite de son
caractère d’improvisation notée, est liée à des modèles et à des formules que tenait
prêts la tradition générique, tradition par laquelle les œuvres singulières étaient
à la fois limitées et portées. De son côté, le genre était marqué par la fonction
remplie par la musique, qui lui donnait sa raison d’être.
Un jugement esthétique qui présuppose le concept artistique du
xix e siècle ne rendrait pas justice à une œuvre qui serait en premier lieu exemplaire

d’un genre. Dans la mesure où un genre se définit par le fait qu’il remplit une
fonction ou un but, le jugement porté sur des œuvres singulières ne peut que porter
sur leur adéquation ou inadéquation ; et dans la mesure où le genre représente
une tradition de normes et de modèles, c’est la technique compositionnelle qui
est accessible à la critique. Le type de jugement qui constitua historiquement
la forme préparatoire au jugement esthétique, est donc formel et technique. Au
moment où Marco Scacchi, maître de chapelle à la cour de Varsovie vers le milieu

459
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

du xviie siècle, soumit quelques motets de l’organiste de Dantzig, Paul Siefert, à une
critique polémique, les défauts qu’il découvrait dans les morceaux ne consistaient
en rien d’autre qu’en déviations par rapport aux normes techniques du genre. Il
n’est pas question de caractéristiques esthétiques.
À l’inverse, le jugement esthétique qui, au xvii e siècle, s’imposa
progressivement comme type dominant de critique musicale, fit passer à
l’arrière-plan les aspects fonctionnels et techniques. Remplir une fonction est
devenu la caractéristique de la musique basse, que l’on méprisait comme étant
triviale. Et l’intégrité de la technique compositionnelle était certes présupposée
mais n’était pas considérée comme décisive : elle ne suffisait pas à faire d’un
morceau de musique une œuvre d’art au sens emphatique du terme. (Le fait que
l’Ave Maria de Gounod soit irréprochable en termes de composition n’empêche
pas ses contempteurs de parler de kitsch.)
Si le jugement fonctionnel et technique partait de la catégorie
de l’« adéquation », le jugement esthétique tourne autour de l’idée du beau.
Comprendre la fonction que celle-ci remplissait dans l’esthétique du xix e siècle
est certes rendu difficile par le fait qu’elle est aujourd’hui usée et presque ravalée
au rang de kitsch musical. Il est frappant de constater à quel point le concept de
« beau » était employé de façon vague et large. On ne parlait pas seulement de
beauté « caractéristique », comme si le caractéristique ne constituait pas plutôt
une catégorie séparée de celle du beau, mais on tentait même de faire entrer la
laideur dans la construction dialectique du beau : comme composante partielle
qui est certes abolie mais demeure incontournable si le beau doit englober « la
manifestation de l’idée dans sa totalité 56 ». On peut affirmer sans exagération
que la catégorie du beau, bien au-delà des idées classicistes, remplissait à peu
près, dans l’esthétique du xix e siècle, la fonction qui revient aujourd’hui au
concept de « caractère artistique ». Le problème sur lequel peinait l’esthétique
du beau n’est donc en rien démodé et ni dénué de pertinence, comme il apparaît
à ceux qui, au mot de « beau », ne peuvent penser à rien d’autre qu’à du kitsch.
L’aspect essentiel, et en quelque sorte la substance du jugement
esthétique, consiste à décider si une œuvre d’art est de l’art ou non. À ce propos,
une tendance se fait jour aujourd’hui à remplacer le jugement esthétique par un
jugement historique qui tente de déterminer la place d’une construction musicale

460
CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE » DE LISZT

dans le processus d’évolution de la composition. L’actualité devient la catégorie


centrale. Par ailleurs, l’aspect technique de la musique revient à l’honneur, même
si ce n’est pas en tant que norme et tradition, comme à l’ère précédant l’époque de
l’esthétique, mais en tant qu’invention et innovation. Le principe d’originalité
du xixe siècle continue en quelque sorte à agir, il est vrai en tant que principe de
technique et de méthode, non d’expression. L’expressivité, si tant est qu’elle ose
se montrer, tend plutôt au collectif qu’à l’individuel. La corrélation du caractère
d’œuvre d’art et de l’expression individuelle, caractéristique du xix e siècle
– Schumann la résumait d’un seul mot en parlant de « poétique » dans la musique –
est brisée, même si ce n’est probablement pas irrévocable.

Le jugement esthétique, au sens historique qui vient d’être esquissé,


ayant été suspendu dans la musique au cours des dernières années, il est devenu
du même coup reconnaissable comme une instance dont la portée est limitée et
n’a guère que deux siècles d’existence, ainsi que le montre un détour rapide par
l’histoire de la critique musicale. Et, comme on l’a dit, il ne serait pas étonnant
que le doute qui affecte le jugement esthétique et ce qu’il implique, ne s’étende
à un public qui conserve une distance craintive vis-à-vis de la pratique compo-
sitionnelle de l’avant-garde. Il faudrait donc demander ce que signifie pour le
jugement esthétique le fait que d’une part, il n’atteigne pas la musique qui repré-
sente le présent, et que d’autre part la pensée du xix e siècle, dans laquelle il s’est
formé, soit devenue un fragment d’histoire et un objet de la conscience histo-
rique, du fait que les catégories fondamentales ont perdu, sous l’inf luence de la
Nouvelle Musique, l’apparence d’évidence qui leur était attachée tant qu’elles
étaient transmises en quelque sorte aveuglément.
Il est aisément compréhensible, si l’on regarde la tradition musicale
du xix siècle, de s’en tenir fermement au jugement esthétique et aux présupposés
e

sur lesquels il repose, donc au primat du départ à faire entre art et non-art, au
concept d’originalité et à l’idée du poétique musical. Car, comme il s’agit de
catégories du xix e siècle, on mesurera la musique à des critères sous la domination
desquels elle a été créée, si l’on part de la différenciation entre art et non-art.

461
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

Même le principe selon lequel on n’a pas le droit de juger d’une époque et de ses
œuvres de l’extérieur, mais seulement sur la base des concepts qu’elle-même a
produits, vient du xix e siècle, époque de l’historicisme : la conscience historique
touche l’époque par laquelle elle a été découverte ou inventée.
Si donc la suspension du jugement esthétique dans la musique la plus
actuelle est l’un des facteurs qui ont fait que le xix e siècle, remis en cause dans
ses présupposés, est devenu un fragment de passé, il semble par ailleurs que
la conséquence de la distanciation, l’observation du siècle avec une conscience
historique, conduise en retour à une restauration du jugement esthétique, dans
la mesure où il est question d’œuvres du xix e siècle.
L’inf luence du présent musical sur la réception d’œuvres du passé,
tant sur la manière dont on les choisit que sur la façon dont elles sont comprises et
écoutées, n’est cependant jamais à exclure ; il convient seulement de se demander
si cette influence peut être rendue consciente et saisie par des concepts.
Certes, ce n’est que dans les cas singuliers que la critique au sens
d’une réf lexion sur le rapport du passé musical au présent peut avoir du sens.
Et la tentative de traduire les discussions abstraites en observations musicales
concrètes, même si elles ne sont pas spécialement tangibles, doit découler d’un
problème dont probablement personne ne conteste qu’il en est vraiment un :
la question du lien entre la place esthétique et la signification historique des
poèmes symphoniques de Liszt.

Le poème symphonique « Prométhée », composé en 1850 et modifié en


1855, a une disposition inspirée du schéma des mouvements de la sonate. Mais il
manque aux évènements harmoniques l’appui solide de l’ordre tonal habituel. Le
début est vague du point de vue de la tonalité et n’est pas non plus précisé par ce
qui suit. Un motif principal, formé par les notes mi, si et do, apparaît au-dessus de
l’accord fondamental fa-la-si-mi. Le ton principal, qui n’est pas apparent au début
et vers lequel on tend, est celui de la mineur. Mais non seulement la septième
mi ne se résout pas sur ré, de sorte que se formerait un accord fa-la-si-ré que l’on
pourrait rapporter à la mineur en tant que sous-dominante, avec sa dissonance

462
CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE » DE LISZT

caractéristique, mais encore, contrairement à ce que l’on pourrait attendre d’après


les règles de l’harmonie tonale, l’accord de dominante ne suit pas cet accord
hypothétique ou fictif de sous-dominante. La dissonance est « émancipée »,
soustraite à la contrainte de la résolution, et elle demeure sans contexte tonal.
Après le point culminant de l’exposition (mes. 82), le motif principal
revient transformé, et ce genre de modification montre le caractère moderne
et anticipateur de la technique de variation de Liszt. La suite de notes du motif,
mi-si-do, est conservée, mais le rythme est échangé ; et l’un des rythmes du
motif de départ revient également : appliqué à la suite des notes auxquelles il
était lié à l’origine. Les composantes du motif, suite de notes et rythme, sont
donc indépendantes l’une de l’autre, comme soixante-dix ans plus tard dans la
technique sérielle ; elles sont séparées et réparties sur les deux moitiés du thème
qu’est devenu le motif après élargissement.
En termes de tonalité, la deuxième forme du thème est maintenue
en suspens entre les accords de do majeur et de mi mineur, qui se combinent
dans l’accord de septième majeure do-mi-sol-si bécarre. L’accord de septième
est un fragment de l’accord fondamental du motif de départ, l’empilement
de tierces fa-la-do-mi-sol-si, que l’on peut comprendre comme la structure
fondamentale cachée de l’œuvre. Une interprétation de la forme d’ensemble
montre également, indirectement, que cet accord a une signification fondatrice.
Le schéma du « Prométhée » est, à grands traits, celui d’un mouvement de sonate
avec exposition, section développante et reprise. Toutefois, Liszt remplace la
section développante par une fugue. Et la pensée formelle qui entrecroise fugue
et mouvement de sonate, n’a de sens que si le sujet de la fugue peut être associé à
l’un des thèmes de la sonate, comme variante. Cependant, la seule caractéristique
commune qui relie les thèmes de la sonate au thème de la fugue est la structure
abstraite en tierces : dans le sujet de la fugue, l’enchaînement de cinq tierces,
fondement harmonique du thème principal, est linéarisé en une suite de notes.
Outre le procédé consistant à séparer le rythme et la suite de notes d’un motif,
il y a donc encore un deuxième aspect de la technique sérielle qui est anticipé
dans le « Prométhée » : la transformation de sons simultanés en suites de sons, et
réciproquement – l’assimilation du simultané et du successif.

463
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

L’empilement diatonique de tierces, composé alternativement de


tierces majeures et mineures, n’est cependant pas le seul schéma harmonique
qui explique, en dessous des thèmes et des motifs, et en tant que leur présupposé,
la disposition du matériau sonore dans le « Prométhée » de Liszt. Le fondement
du deuxième et du troisième thème, une phrase andante (mes. 27) et une phrase
allegro (mes. 48), est constitué, en une sorte de pendant chromatique, par l’accord
de septième diminuée, empilement de tierces exclusivement mineures. Les
thèmes ne sont guère que des habillages de l’accord et peuvent se comprendre
comme des formulations différentes de la même idée. Mais pour comprendre
la méthode par laquelle Liszt déploie les développements motiviques dans les
thèmes andante et allegro, il faut avoir présent à l’esprit la double relation qui
existe entre l’accord de septième diminuée et l’échelle chromatique de douze
sons : premièrement, trois accords de septième diminuée différents, mis
ensemble, se complètent pour former les douze sons ; deuxièmement, un accord
de septième diminuée en fonction de dominante peut se résoudre sur quatre
accords parfaits mineurs, qui ensemble et combinés avec l’accord de septième
diminuée donnent la gamme chromatique. Les deux schémas sont exposés dans
un rapport direct l’un avec l’autre par Liszt – qui dans le « Prométhée » comme
dans le « Faust » essaie de développer harmoniquement l’échelle de douze sons.
D’une part, l’accord de septième diminuée si-ré-fa-la bémol est relié à mi bémol
mineur et ut mineur dans le thème andante, et à la bémol mineur et fa dièse
mineur, les tonalités complémentaires, dans le thème allegro. D’autre part, la
seconde partie du thème allegro (mes. 54) est pourvue des accords de septième
diminuée complémentaires, fa dièse-la-do-ré dièse et do dièse-mi-sol-si bémol.
Ce faisant, la relation traditionnelle entre accords de tonique et de
dominante est renversée en son contraire : la fonction de dominante de l’accord
de septième diminuée est en quelque sorte figée sans être abolie. Car l’accord
de septième diminuée n’apparaît pas comme une simple médiation, comme
une jonction réunissant des tonalités éloignées, qui sont ensuite fixées par des
cadences, mais comme le centre du rapport entre les accords, autour duquel se
rassemblent, comme des satellites, les tonalités auxquelles il se rapporte. L’élément
primaire, la tonalité, devient secondaire, et l’élément secondaire, l’accord de
septième diminuée, devient primaire. Ce qui signifie avant tout que Liszt tira

464
CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE » DE LISZT

des conséquences constructives du déclin de l’harmonie tonale, qu’il anticipa. Il


est indéniable qu’une tendance à la dissolution se cache dans l’accord de septième
diminuée, comme dans tous les accords « errants » : il apparaît comme un moyen
certes banal, mais efficace, de diriger inopinément le cours de l’harmonie dans
une direction dans laquelle on perd le sentiment d’une cohérence avec le point
de départ. Or, dans un renversement paradoxal, Liszt transforme cet aspect
de dissolution en un facteur de solidité et de cohérence en mettant l’accord de
septième diminuée, tonalement ambigu, au centre des relations d’accord, et il le
maintient comme l’élément toujours constant dans l’alternance des tonalités. Cet
accord remplira une fonction similaire des décennies plus tard, chez Bartók.
On pourrait objecter que tout ce qui vient d’être dit du « Prométhée »
de Liszt est pure construction, imposée à l’œuvre de l’extérieur, depuis les
catégories du présent, et on aurait raison si les éléments pris singulièrement
étaient des faits épars dans des œuvres différentes. Mais ils forment une
cohérence qui interdit de parler de hasards. Lorsqu’on observe que les
dissonances demeurent sans résolution, car elles sont les notes caractéristiques
du motif principal ; que ce ne sont pas les thèmes et motifs qui sont le dernier
matériau, qu’il ne faut pas poursuivre, mais une structure abstraite en tierces ;
que le successif et le simultané, la suite de sons et d’accords, sont mis sur le même
plan ; que les motifs sont linéarisés dans leurs composantes singulières, la suite
de sons et le rythme ; que la cohérence harmonique est fondée par un centre
sonore dissonant, l’accord de septième diminuée – des observations que l’on
pourrait encore attribuer au hasard si elles étaient isolées, prouvent par leur
convergence que c’est justement dans la musique de la nouvelle école allemande,
aujourd’hui méprisée, que se dessinent les premiers contours vagues de la
modernité musicale. Sans attendre les compositions tardives pour piano, mais
dès les poèmes symphoniques, Liszt se révèle être un génie de l’anticipation.

Et pourtant : le doute esthétique au sujet des poèmes symphoniques


de Liszt, le soupçon qu’ils soient traversés de fissures et de ruptures, ne peut
être apaisé par la démonstration de trouvailles de technique compositionnelle

465
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

dans lesquelles le xx e siècle s’esquisse au milieu du xix e siècle. Ce serait une


exagération due au zèle apologétique que de se contenter d’opposer au préjugé
enraciné qui veut que la musique de Liszt est littéraire par faiblesse formelle, la
thèse qu’elle est en réalité structurelle, pour parler la langue de l’avant-garde. Il
est caractéristique au contraire qu’elle se soit scindée en deux extrêmes. Entre
la logique abstraite des expériences avec le matériau sonore, dont l’étude est un
plaisir intellectuel, et les effets élémentaires de rythmique et de dynamique qui
s’imposent à l’auditeur le plus indifférent, il semble manquer une médiation. Et
de même, le public de Liszt, si tant est qu’il en ait encore un, est partagé. Celui
qui se plonge dans les structures cachées des œuvres – plutôt comme lecteur que
comme auditeur – ressent un malaise devant les dénouements triomphaux ; et
celui qui se sent transporté par les apothéoses passe à côté des labyrinthes de la
technique compositionnelle lisztienne sans les voir.
La contradiction entre la façade esthétique, qui est devenue
difficilement supportable, et les structures compositionnelles latentes, qui
demeurèrent longtemps méconnues, est cependant encore explicable par des
catégories de technique compositionnelle, de même qu’en général, les affirmations
esthétiques doivent être appuyées par des analyses techniques sous peine d’être
inconsistantes. En termes formels, la rupture ne consiste uniquement en ce que
la structure et le matériau ne correspondent pas. L’élément nouveau, anticipateur,
un morceau de xxe siècle dans le xixe siècle, a été exprimé par Liszt dans une langue
qui est devenue très rapidement obsolète, si elle ne l’était pas déjà autour de 1850.
L’accord de septième diminuée, dont la plurivocité et les riches potentialités
ont guidé Liszt, tandis qu’il cherchait une voie vers l’idée du centre sonore, est
précisément la quintessence de ce qui est musicalement démodé, exemple type
toujours cité du caractère historique et fugace du matériau musical. Les structures
anticipatoires ont été gaspillées par Liszt dans une langue dans laquelle elles ont
en quelque sorte étouffé. Pour leur rendre justice sans être gêné par la musique
dans la compréhension de celle-ci, il faut lire les Poèmes symphoniques au lieu de les
écouter. Pour le dire de façon abrupte, ils sont devenus, d’une part, de la musique
de divertissement, de l’autre, de la musique de papier – ce terme de « musique de
papier » n’étant pas entendu dans un sens méprisant.

466
CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE » DE LISZT

À partir de cette scission qui a incité au jugement porté sur les


Poèmes symphoniques de Liszt, on peut montrer sur un cas précis ce que signifie
et implique l’opposition entre l’esthétique du xix e siècle et l’anti-esthétique
du xx e siècle, que l’on a d’abord esquissée dans l’abstrait. Les structures, qui
apparaissent rétrospectivement, après la dislocation de la façade, comme la
seule chose pertinente du poème symphonique, étaient justement l’élément
secondaire, maintenu à l’arrière-plan, dans l’esthétique propre de Liszt,
qu’il partageait avec Wagner. La structure, entendue comme la mécanique
de l’œuvre d’art, ne devait pas apparaître ni être perçue comme telle. Elle
remplissait sa fonction, à savoir de transmettre le contenu et d’y « donner accès
par le sentiment », comme l’exprimait Wagner, de la façon la plus adéquate en
demeurant invisible ; grosso modo, c’était ainsi une affaire privée du compositeur
qui ne concernait en rien l’auditeur. Les compositeurs anticlassicistes, Berlioz,
Wagner et Liszt, continuaient à tenir fermement au dogme classiciste selon
lequel l’art, pour être art, ne pouvait que se renier comme art et apparaître
comme nature. Le principe exigeant de masquer les moyens et les tours de main
– corrélat de la transfiguration de l’artiste en magicien – était l’un des éléments
déterminants dans l’esthétique du xix e siècle. On tenait pour une évidence le
paradoxe selon lequel dans l’art, l’art était inessentiel.
À l’opposé, l’exigence selon laquelle la technique se doit d’être
spectaculaire est, après la mise en avant des moyens, l’un des postulats
caractéristiques du formalisme moderne, qui se distingue radicalement du
formalisme classique de Hanslick. L’intérieur de l’œuvre d’art, la mécanique,
est en quelque sorte retourné vers l’extérieur ; la méthode, qui pour Schoenberg,
dont l’esthétique tendait au traditionalisme, était encore une affaire privée du
compositeur, doit être perçue ; et ce n’est plus l’« idée » mais la « structure » qui
est le mot clé de l’esthétique.
C’est donc de l’anti-esthétique moderne, en contradiction avec
l’esthétique propre de Liszt, que peut se déduire une justification du poème
symphonique. Ce qu’elle met en valeur, ce sont les éléments dans lesquels le
génie anticipateur de Liszt s’affirme ; et ce qu’elle néglige, ce sont les traits qui
sont démodés.

467
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME

Comme œuvre, comme objet esthétique, qui s’adresse à un public


de concert, le « Prométhée » de Liszt est mort et enterré ; et il ne faudrait guère
d’audace pour prophétiser qu’une tentative de restauration, à laquelle personne
ne pense, serait un échec. En revanche, si l’on part des présupposés de l’anti-
esthétique moderne, du principe qui veut que le résultat sonore soit moins
décisif que la méthode que l’on peut déduire de la lecture de la partition, et que
l’important ne soit pas le fait qu’une œuvre sorte du lot mais sa position et sa
fonction dans le processus évolutif, alors on peut compter « Prométhée » parmi
les documents les plus importants de l’histoire de la composition du xix e siècle.
Il appartient irrévocablement, du point de vue esthétique, au passé mort, aux
décombres de la tradition ; mais sa place dans une histoire problématique de la
musique, si celle-ci était écrite un jour, n’en serait pas moins tout aussi solide.
Le résultat est paradoxal – et donc décevant si l’on attend quelque
chose de solide et de tangible d’une réf lexion historico-esthétique. Si, comme
le demande la méthode historique, on juge du « Prométhée » selon les critères
de l’époque dont il est issu, alors l’œuvre ne peut échapper à un verdict : la face
externe esthétique qu’il tourne vers l’auditeur, apparaît comme le pendant
musical de la peinture d’histoire et de mythe qui est réprouvée comme étant le
mauvais xix e siècle. Le jugement esthétique se retourne contre l’époque dont il
fut la principale forme de jugement.
D’autre part, comme on l’a évoqué, le « Prométhée » résiste pourtant à
des critères qui se sont constitués au xx e siècle, par contrecoup, après l’esthétique
du xix e siècle. Faudrait-il donc suspendre le jugement esthétique, le type de
jugement du xix e siècle lui-même, et esquisser au lieu de cela une histoire des
problèmes de la composition dont les principes ont été formulés sous l’inf luence
du présent musical ? Telle est la question, légitime ou absurde. Un tenant
rigoureux de l’historicisme devrait s’y opposer. Mais le fait que ce procédé, si
insolite qu’il paraisse, amène parfois à réviser des jugements, ce que l’on ne
pourrait guère obtenir par d’autres voies, devrait disposer à être conciliant.

468
CHAPITRE 7

« OPUS METAPHYSICUM »
WAGNER ET LA MUSIQUE À PROGRAMME

La lettre ouverte de Wagner « Sur les poèmes symphoniques de


Franz Liszt » (1857), dans laquelle le musicien entreprend de justifier la musique
à programme, a toujours suscité la méfiance des historiens. Alfred Heuss a
parlé à son sujet d’un « essai quelque peu contraint 1 », Paul Moos d’un « parti pris
f lagrant [qui aurait] entravé 2 » Wagner, alors même que ni le ton de la lettre ni
les faits biographiques ne justifient que l’on mette en doute la bonne foi de son
auteur. Wagner, on le sait, a étudié avec sympathie et enthousiasme les premiers
poèmes symphoniques que Liszt lui a envoyés en 1856.
Et pourtant ce soupçon, qui implique une méfiance à l’égard de la
chose même – la musique à programme –, se conçoit. D’une part, le texte de
Wagner est très touffu, et il semble naturel que des historiens de l’esthétique,
en tentant de le démêler, aient cru retrouver en lui leurs propres préventions
à l’égard de cette musique. D’autre part, habitué que l’on était à voir dans
l’esthéticien Wagner l’apologiste ou l’idéologue de ses propres œuvres, on se
méfiait du désintéressement avec lequel il pouvait concéder un droit d’existence
esthétique au poème symphonique aux côtés de son drame musical.
S’il ne fait aucun doute que Wagner, dans ses écrits de jeunesse – « Une
soirée heureuse » et Opéra et drame – se montrait sceptique, ou partagé, à l’égard de
la musique à programme, cela ne donne guère de clé pour comprendre la lettre sur
Liszt, car il reconnaissait, en 1857, avoir changé d’opinion : « Je pardonne à tous
ceux qui doutèrent jusqu’ici du développement d’une nouvelle forme artistique
de la musique instrumentale, car je dois avouer avoir partagé absolument ce
doute […] 3 . » Rien n’autorise à discréditer cette rétractation au motif qu’elle
serait un pieux mensonge commis par amitié pour Liszt. Qu’on ne se laisse pas
abuser par le fait que Wagner, dans son article de 1879 intitulé « De l’application

471
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

de la musique au drame », réaffirme encore que le drame musical est le but vers
lequel tend l’histoire de la musique instrumentale et le point d’aboutissement où
celle-ci s’abolit 4. Pour peu que l’on s’écarte d’une compréhension grossièrement
empirique, cette thèse n’est pas incompatible avec la légitimation de la musique à
programme. On aurait tort de prendre scrupuleusement à la lettre la construction
historico-philosophique de Wagner. Que le poème symphonique apparaisse dans
le cadre d’une philosophie de l’histoire comme un stade préalable du drame
musical n’exclut pas une coexistence chronologique et esthétique des formes
artistiques. (Le fait que, dans l’esthétique de Hegel, les formes d’art « symbolique »
et « classique » – l’architecture et la sculpture – survivent empiriquement à leur
mort historico-philosophique offre une contradiction apparente tout à fait
analogue : ces formes d’art produisent encore des œuvres significatives dans le
temps présent, bien que l’esprit de l’histoire les ait abandonnées.)
Présenter Wagner comme un partisan ou un adversaire résolu de
la musique à programme exigerait de simplifier grossièrement le propos : il
faudrait ou bien nier, ou bien soupçonner d’inconséquence (comme si le fait
d’être conscient d’un problème était une faiblesse de caractère intellectuelle)
toutes les nuances et les distinctions qu’on y trouve, et qui sont l’essentiel. Aussi
vrai qu’il serait absurde de réduire les opinions de Wagner à un dogme pur et
simple, il est utile d’étudier les prémisses des arguments sur lesquels il fait fond.
Car ses jugements, si vagues et embrouillés qu’ils puissent parfois sembler, sont
caractéristiques de la conscience esthétique musicale de l’époque dont ils sont
issus. Dans la querelle au sujet de la musique à programme, Wagner, qui se sent
partie prenante sans être directement concerné, conserve une réserve réf léchie
et un sens du juste équilibre qui n’ont pas toujours été sa signature.

Wagner, en accord avec l’esthétique musicale populaire, est


convaincu que la musique représente ou exprime des sentiments ; mais il
estime qu’elle le fait de façon vague et en quelque sorte in abstracto, pour
parler comme Schopenhauer, de sorte, écrit-il, que « l’expression d’un contenu
individuel bien déterminé et compréhensible [est] impossible à la vérité, dans

472
Wagner et la musique à programme

ce langage fait exclusivement pour donner la sensation dans sa généralité 5 ».


La précision d’un sentiment présuppose celle de l’objet auquel il s’attache ; si
l’objet est indéterminé, le sentiment manquera aussi de contours fermes : cela
reste vrai de façon générale. « Par conséquent, ce qui reste inexprimable pour la
langue musicale absolue, c’est la description précise de l’objet du sentiment et de
l’impression, auquel ceux-ci atteignent avec une plus grande netteté 6 . »
Un deuxième topos emprunté par Wagner à la tradition esthétique
est le principe selon lequel l’art, pour être art, doit cacher qu’il est art. Kant le
formule ainsi : « Les beaux-arts doivent revêtir l’apparence de la nature, bien que
l’on ait conscience qu’il s’agit d’art 7. » Cette pensée d’une dissimulation de l’art
rattache Wagner au postulat classiciste qui veut que l’art donne accès à une idée
par l’intuition et le sentiment, et qu’un excédent d’intention, de part non réalisée,
constitue par conséquent un défaut. L’« intention poétique », lit-on dans Opéra et
drame, s’exauce dans une expression « qui, en chacun de ses moments, [l’]enferme
en soi […], mais qui aussi, en chacun de ces moments, la cache au sentiment,
c’est-à-dire – la réalise 8 ». La « réalisation » est un « cache » : une abolition de
l’intention. Et le moyen par lequel une intention poétique se réalise peut être une
représentation non seulement visuelle et mimique, mais également expressive
et musicale des mots dans lesquels elle s’énonce. Dans la mesure où la musique
est expression d’un sentiment, ce qu’elle réalise s’adresse au sentiment ; et c’est
seulement lorsqu’elle est conçue comme accessible par le sentiment qu’une
intention peut être légitimement considérée comme poétique ; lorsqu’elle n’est
qu’« énoncée », simplement mise en mots, elle est prosaïque et non pas poétique 9.
Pour le dire d’une formule paradoxale : la poésie a besoin de la musique pour
être poésie. La musique, de son côté, n’est pas une fin, mais un moyen. Et pour
parvenir à sa fin, un moyen ne doit pas ressortir comme tel ; il se résout dans sa
fonction, qui est de donner accès à l’intention poétique par le sentiment 10.
La musique, selon Wagner, n’a pas son fondement en elle-même ; en
sa qualité de musique empirique et non pas métaphysique 11 , elle est toujours
« motivée » : elle est déterminée de l’extérieur. Pour prendre forme, elle a besoin
d’un « motif […] digne de susciter une forme 12 », que ce soit une figure de danse
ou un texte. La réduction de la symphonie à la danse qu’opère Wagner – « la
base de l’œuvre d’art symphonique est la musique de danse 13 » – signifie que la

473
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

danse est le « motif formel » et la raison d’être 14 esthétique de la symphonie. Dans


l’esthétique de Wagner, la musique instrumentale « pure » n’apparaît pas comme
une musique émancipée, mais comme une musique arrachée à ce qui constitue
le fondement de son existence 15 : elle est une configuration sonore sans motif
formel. Du point de vue de l’esthétique wagnérienne, le rejet de la musique à
programme ne saurait se faire au nom de l’idée de musique absolue, de musique
pure 16 ; il devrait s’appuyer au contraire sur une critique des motifs formels sur
lesquels reposent les œuvres de la musique à programme.
Chez Wagner, comme chez Hegel, esthétique et philosophie de
l’histoire se superposent l’une à l’autre. Les jugements formulés par Wagner sur
Beethoven, Berlioz et Liszt restent incompréhensibles tant que l’on méconnaît
ou nie les présupposés historico-philosophiques qui les sous-tendent. En tant
que philosophe de l’histoire – ou mythologue de l’histoire – Wagner reste un
dialecticien marqué par l’esprit des années 1830, la décennie qui connut le règne
presque ininterrompu de l’hégélianisme. La vie de l’histoire, qui est l’élément
moteur et dynamique, réside à ses yeux dans le principe de contradiction. Et le
fait que les œuvres de valeur soient en elles-mêmes contradictoires et entraînent
une évolution qui les dépasse, relève plus de la règle que de l’exception. Rien ne
serait donc plus désastreux que de supposer que la découverte des contradictions
internes à la symphonie et au poème symphonique implique pour Wagner un
désaveu esthétique. Même lorsqu’il affirme que ni les symphonies de Beethoven 17
ni les poèmes symphoniques de Liszt ne forment un « style d’art pur 18 », c’est
là plus une thèse de philosophie de l’histoire qu’un jugement de valeur, qui ne
ternit aucunement l’admiration que Wagner peut vouer par ailleurs à Beethoven
et à Liszt ; la « pureté » du « style artistique » est l’idéal d’un classique, non d’un
dialecticien. La dialectique historico-philosophique qui fonde ou inf luence les
jugements de Wagner est en partie occultée, toutefois, par le fait qu’elle se fige
dès lors qu’il est question de son œuvre, c’est-à-dire du centre autour duquel
gravite son esthétique. (C’est d’ailleurs l’habitude de voir en Wagner avant tout un
apologiste de lui-même qui a gêné ou entravé la compréhension de sa dialectique.)
La vérité, dit Hegel, est la totalité. Et la vérité esthétique de Wagner est l’œuvre
d’art totale dans laquelle s’abolit la division de l’art en divers arts. Mais l’œuvre
totale se tient en quelque sorte au-delà de l’histoire : elle apparaît comme son

474
Wagner et la musique à programme

achèvement et sa fin. Elle se comporte vis-à-vis de l’évolution de l’art comme le


système hégélien vis-à-vis de l’histoire de l’esprit. C’est pourquoi l’esthétique de
Wagner est ambivalente : le dogmatisme classiciste et l’inquiétude dialectique,
l’idée d’achèvement – que Wagner voyait réalisée dans son œuvre – et le principe de
contradiction qui gouverne la vie de l’histoire, s’entrecroisent dans ses jugements,
y compris à propos de la musique à programme.

Le plus ancien témoignage connu de Wagner sur la musique à


programme, le récit « Une soirée heureuse » (1840), a souvent prêté à malen-
tendu, soit qu’on ignorât la structure dialogique de ce texte, soit qu’on fût de
parti pris dans l’alternative, posée à partir de la seconde moitié du xix e siècle,
entre la musique pure et la musique à programme, ou entre l’esthétique de
l’autonomie et l’esthétique de l’hétéronomie.
Dans ce dialogue avec lui-même qu’est la conversation entre
« l’ami R » (Richard) et le « Je », Wagner montre un clivage semblable à celui
de Schumann dans les conf lits esthétiques entre Florestan et Eusebius, deux
figures que « l’ami R » et le « Je » rappellent aussi par leurs différences de
caractère. Et lorsque Felix Gatz – dont les pulsions systématisantes font barrage
à toute compréhension historique – affirme que « les pensées de l’ami R sont
l’opinion même de Wagner 19 », pour ranger ensuite le dialogue sous le mot clé
d’« esthétique de l’autonomie », les prémisses de son interprétation sont tout
aussi erronées que son résultat. « L’ami R » n’est ni un portrait transparent de
Wagner ni un représentant de l’esthétique de l’autonomie. Certes, il semble
d’abord polémiquer contre les interprétations poétisantes de la musique :
C’est une vérité établie à tout jamais : là où le domaine du langage poétique cesse,
commence celui de la musique. Rien ne me paraît plus insupportable que tous ces
contes niais sur lesquels on prétend que ces compositions se fondent 20 .

Mais ce qu’il réprouve, ce n’est pas l’écoute associative en tant que telle, mais
bien l’institution du programme qu’on lui prête en un genre littéraire qui, d’une
part, tend à la trivialité (la symphonie en la majeur de Beethoven comprise

475
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

comme image musicale d’une noce de village) et, d’autre part, borne l’imagi-
nation de l’auditeur :
Au lieu de s’abandonner à la naïveté spontanée de leurs propres impressions, ces
braves gens, indignement abusés, au cœur plein et à la tête un peu faible, s’obsti-
neront à chercher la noce de village dont on leur a parlé, solennité à laquelle, par
parenthèse, ils n’ont jamais assisté, et à la place de laquelle ils se seraient peut-être
figuré tout autre chose, en restant dans la sphère habituelle de leur imagination 21 .

« L’ami R » (de même que le « Je » moins disert du dialogue) adopte
dans son jugement le point de vue du « poétique musical », et non pas celui de
la « musique pure ». Or, dans l’esthétique musicale romantique, dont la langue
est commune à Wagner et à E. T. A. Hoffmann et Schumann, le « poétique » n’est
pas le « littéraire » : il est cette qualité insaisissable qui fait d’une configuration
musicale une œuvre d’art. S’il manque l’« élément poétique », la musique est alors
triviale et dépourvue de toute valeur : elle n’est qu’une « mécanique sonore » sans
caractère artistique. Les programmes explicatifs paraphrasent le « poétique »
sans pouvoir l’exprimer ; la tendance à la « poétisation » est une conséquence
et, d’une certaine manière, un symptôme du fait que les envolées descriptives
du langage verbal visent la « teneur poétique » de la musique sans parvenir à
l’atteindre. Ce que l’« ami R », dans le dialogue de Wagner, blâme par consé-
quent dans les programmes que l’on prête aux œuvres musicales telles que la
symphonie en la majeur de Beethoven, ce n’est pas le fait qu’ils sont « poétiques »,
mais bien plutôt le fait qu’ils ne le sont pas : l’idée d’une noce de village comme
sujet d’une symphonie est prosaïque et étrangère à l’art. Le jugement de l’« ami
R » à l’encontre des compositions musicales est du reste le même que celui qu’il
émet contre leurs exégèses. Il réprouve la peinture sonore pour autant qu’elle ne
soit pas conçue à des fins parodiques. Mais le principe qui sous-tend sa critique
n’est pas l’idée d’une musique « pure » : c’est l’idée d’une musique « poétique »,
dont la peinture sonore se démarque piteusement par sa banalité 22.
S’agissant de la Symphonie héroïque, un désaccord oppose l’« ami R »
et le « Je ». Tous deux partent il est vrai du même présupposé que l’œuvre est
un Ideenkunstwerk – une « œuvre d’art comme idée ». Non seulement l’ami R,
le contempteur des programmes, ne le nie pas, mais il le souligne. Le litige
porte uniquement sur la signification – ou l’insignifiance – esthétique à

476
Wagner et la musique à programme

accorder à la donnée biographique : car il est de tradition de dire que c’est son
enthousiasme pour Napoléon, autrement dit « une idée étrangère au domaine
de la musique 23 », qui aurait incité Beethoven à composer cette œuvre. « L’ami
R » insiste : l’essence et le caractère esthétiques d’une œuvre sont indépendants
des conditions extramusicales de sa gestation, conditions dont l’auditeur n’a
pas besoin de s’occuper. Autrement dit, et pour parler en phénoménologue,
il souligne la différence entre genèse et portée <Geltung>. Plusieurs décennies
plus tard, dans le texte qu’il rédigera en 1870 à l’occasion du centenaire de la
naissance de Beethoven, Wagner réaffirmera cette thèse de la non-pertinence du
biographique 24 (ce qui du reste impressionnera peu ses exégètes) : les éléments
biographiques appartiennent à la vile empirie et relèvent de la prose, au-dessus
de laquelle s’élève l’« œuvre d’art comme idée ».
Ce que Wagner entend par conception poétique – par opposition
à une conception prosaïque – nous est révélé dans les commentaires qu’il
rédige au sujet des ouvertures de Leonore et de Coriolan, commentaires qui se
concluent par les formules suivantes : « Voilà l’ouverture de Leonore, poème de
Beethoven 25 », et : « C’est ainsi que Beethoven évoqua Coriolan 26. » L’ouverture
de Leonore III, écrit Wagner en 1841, est « un drame musical, drame à part, créé
à l’occasion d’un autre drame, et non pas la simple esquisse de l’idée dominante,
ou une introduction préparatoire à l’action scénique – du reste un drame au sens
le plus idéal du mot 27 ». En excluant délibérément de son interprétation certains
« incidents inutiles » au nom du fait qu’ils seraient prosaïques, Wagner en vient
à affadir la figure de Leonore ; devenue simple allégorie (elle apparaît comme
un « ange du salut » et de la liberté), elle est réduite à n’être plus qu’une statue
d’elle-même. Wagner ignore à dessein l’anticipation de l’air de Florestan que l’on
entend dans la lente introduction, et le rapport de celle-ci avec le second thème :
ces détails auraient troublé l’image du « drame idéal » qu’il entend esquisser.
Une semblable tendance à l’abstraction caractérise sa lecture de
l’ouverture de Coriolan. Dans le commentaire qu’il écrit en 1852, Wagner interprète
le thème principal dans le sens d’une gestuelle expressive – il y reconnaît la
« bravade de Coriolan » – et le thème secondaire dans un sens allégorique : c’est
l’image de « la femme », dans laquelle se confondent les représentations « de la
mère, de l’épouse et des enfants » de Coriolan 28. Dans l’interprétation de la même

477
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

ouverture que Wagner esquisse en 1870 pour le centenaire de Beethoven, le drame


« idéal », saisi en sons, est cette fois entièrement intériorisé : le thème secondaire
apparaît comme la « voix la plus intérieure » de Coriolan lui-même, « qui, par la
bouche même de sa mère, parle à son orgueil d’une façon claire et incisive 29 ». Mais
le fait que l’intrigue dramatique soit esquissée par Wagner comme programme de
l’ouverture ne doit pas nous abuser : le « sujet » ne constitue pas la teneur de la
musique, il n’est qu’une simple matière que la forme musicale – pour reprendre le
mot de Schiller – « abroge ».
S’il est donc vrai que c’est moins l’existence de programmes en soi que
leur caractère prosaïque qui suscite la méfiance de Wagner, il semble, d’un autre
côté, qu’un programme, en tant que texte accolé à la musique, contrevient par
principe au dogme esthétique qui veut qu’une « intention poétique » se réalise à
travers le sentiment, au lieu de s’adresser simplement à l’intellect qui l’énonce ou
à l’imagination qui la dépeint. Wagner reprochait (à tort ou à raison, peu importe)
à la Symphonie fantastique de Berlioz de « [ne plus s’adresser] au sentiment mais à
l’imagination 30 ». Ailleurs, il déclare sans ambages qu’un titre ou un programme
ne peut jamais motiver la musique, mais revient simplement à « s’excuser » quand
un « sentiment [est] éveillé sans but 31 » : « sans but », parce qu’il manque alors une
« intention poétique » à même d’être appréhendée par le sentiment.
La tendance à prêter un programme à la musique, écrit Wagner,
est compréhensible ; elle apparaît même comme une nécessité, car la musique
instrumentale « pure », détachée de la poésie, éveille toujours l’impression qu’elle
a « quelque chose à nous dire » mais ne peut « l’exprimer clairement » 32, et qu’elle
a donc besoin d’un commentaire. Cependant, Wagner rejette les programmes
qui cherchent à énoncer pour l’intellect ce que la musique suggère au sentiment.
Il semble ainsi se contredire lui-même : n’est-il pas paradoxal d’écrire d’un côté
des commentaires programmatiques sur des œuvres de Beethoven, tout en
dénonçant de l’autre la musique à programme comme un « art de l’intellect » ?
Le critère de distinction sur lequel s’appuie ici Wagner est
l’« intention poétique », et seule une intention qui se réalise dans le sentiment
peut valoir à ses yeux comme « poétique ». Le caractère poétique est absent du
programme de la Symphonie fantastique : c’est précisément ce qui le distingue
de la tragédie de Shakespeare Coriolan (à laquelle Wagner rapporte par erreur

478
Wagner et la musique à programme

l’ouverture de Beethoven) ou des citations de Faust que Wagner compile en guise


de commentaire de la 9 e symphonie.
Pour Wagner, il existe une analogie entre la musique instrumentale
« pure » et la pantomime, le « spectacle pur » détaché de la poésie. Elles sont soumises
à une dialectique esthétique similaire : toutes deux sont contraintes de recourir au
« mot explicatif » pour se faire comprendre, au risque de tomber dans le prosaïsme
par leur programme, que Wagner tenait pour un « expédient honteux 33 ».
Dans le système esthétique de Wagner, où la logique la plus rigoureuse
se mêle inextricablement à une rhétorique insatiable, la musique instrumentale
s’enferre dans des contradictions dont elle ne peut s’échapper qu’en s’abolissant
elle-même par sa transformation en musique vocale. Dès l’instant où elle a aspiré
à dépasser sa simplicité originelle – « les airs harmonieux chantés et dansés » –,
elle est devenue, pour le dire à grands traits, le jouet d’une dialectique dont le
mouvement la propulse jusqu’à son abolition dans le drame musical, dans
l’œuvre d’art totale. Elle a transformé les « airs harmonieux dansés et chantés
[…] en un langage particulier […], en les divisant et subdivisant en fragments, en
les accommodant avec une variété nouvelle infinie, en les développant et en les
condensant 34 ». Mais ce langage auquel a fini par aboutir la musique instrumentale
est, pourrait-on dire, éloquent sans être compréhensible. L’auditeur d’une
symphonie est certes porté à y soupçonner une « intention poétique » ; mais
celle-ci reste insaisissable : c’est une énigme sans solution. Beethoven
oublie la musique pure, reconnue intelligible par convention tacite, c’est-à-dire ce
qui – dans l’expression et la forme – ressemble par quelque perceptibilité à la danse
et à la chanson, pour parler dans un langage qui ressemble souvent à l’effusion
capricieuse de l’humeur et qui, ne dépendant pas d’un tout purement musical, est
seulement lié à une intention poétique qui ne saurait être exprimée en musique avec
la précision de la poésie 35 .

La richesse née de la différenciation des moyens d’expression de la musique


instrumentale est la contrepartie d’un manque : en élargissant sa technique
compositionnelle, la musique instrumentale perd en même temps sa raison
d’être esthétique. Intraitable à l’égard de l’inertie de ce qui se contente de
persister, Wagner exige de toute chose existante qu’elle porte en elle la nécessité
d’être. La musique, qui est plus que du bruit vide, a besoin d’un motif, d’une
raison située en dehors d’elle-même. Le motif, la justification esthétique de la

479
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

musique instrumentale simple et originelle, c’est la danse. L’« expression » de la


musique instrumentale est « déterminée » – en l’occurrence comme « état d’âme
tranquille en soi, limitée avec certitude » –, aussi longtemps qu’elle « emprunte
[…] son mètre à un objet naturellement extérieur à elle, le mouvement du
corps » 36 . Et les « complications les plus ténues des motifs thématiques d’un
mouvement symphonique » peuvent être « interprétées, par analogie, […]
comme l’enlacement des figures d’une danse idéale, sans adjonction d’aucune
dialectique rhétorique 37 ». Mais lorsque la complexification du tissu thématique
prend des proportions telles qu’il n’est plus possible d’en trouver le fondement
dans la « danse idéale », le mouvement symphonique apparaît alors comme une
forme sans motif – une forme privée de légitimation esthétique ; et il assaille
l’auditeur comme une question laissée sans réponse :
L’intelligence humaine […] se pose, en présence de tout phénomène dont elle reçoit
une forte impression, cette question involontaire : « Pourquoi ? » Or c’est une
question que l’audition même d’une symphonie ne peut empêcher complètement
de provoquer ; bien plus, comme elle ne peut y faire de réponse, cette intelligence
confond la faculté de percevoir les causes et suscite dans l’audition un trouble qui
non seulement est capable de tourner en malaise, mais devient de plus le principe
d’un jugement radicalement faux 38 .

Selon Wagner, on peut tout à fait concevoir que la « réponse » à cette « question »
contenue dans la musique instrumentale éloquente soit recherchée dans un
titre ou un programme ; mais cela ne résout que partiellement la difficulté.
L’« intention poétique 39 » demeure inaccessible ; car sitôt qu’un programme
prosaïque la met en mots, elle cesse d’être « poétique ». La musique à programme,
c’est là son malheur, détruit son objectif esthétique en le réalisant.
Forme dégradée de l’« idée poétique » ou de l’« intention poétique »,
le programme, prosaïque et dégrisant, apparaît dans la théorie wagnérienne
de la musique instrumentale comme le complément d’une forme morcelée qui,
parce qu’il lui manque une tenue intérieure, cherche à l’extérieur d’elle-même
une justification esthétique : cette forme s’est détachée de son origine – les « airs
harmonieux chantés et dansés » –, sans se soutenir d’un texte qui puisse légitimer
son existence. Alors que Wagner, dans le drame musical, s’émancipe sans
scrupules des conventions formelles dont était jusqu’alors prisonnier l’opéra, il
est très réfractaire à tout ce qui, dans la musique instrumentale, paraît brutal,

480
Wagner et la musique à programme

abrupt et fait entorse à la tradition, ainsi que le montre sa critique de Berlioz 40.


(Sa Faust-Ouvertüre, composée en 1844 et remaniée en 1855, se maintient, presque
craintivement, dans les limites du schéma de la forme sonate.) Wagner – c’est là
un trait fondamental de son esthétique – a toujours souligné l’importance de
la « motivation ». Les éléments formels et compositionnels qui, dans le drame
musical, sont justifiés par le texte ou l’action apparaissent dans la musique
instrumentale « pure » comme « un non-sens absolu 41 », étant arrachés au
contexte qui leur donnait une légitimité esthétique.
L’idée que la musique instr umenta le, comme l’écr it Aug ust
Wilhelm Ambros, est un « esprit ensorcelé » attendant que soit prononcé le mot
qui le délivrera, pourrait expliquer l’orientation vers la symphonie-cantate
et la musique à programme ; mais elle ne justifie pas la thèse de Wagner selon
laquelle c’est le drame musical, et non la musique vocale extrascénique, qui
constitue le but auquel doit tendre une musique instrumentale soucieuse de
donner un contenu adéquat aux moyens expressifs dont elle dispose. Dans la
construction wagnérienne de l’histoire mondiale de la musique, le passage de
la 9 e symphonie – la « fin de la musique instrumentale » – à la Tétralogie reste
étrangement immotivé. Seule une thèse formulée par Wagner dans un autre
contexte pourrait en donner l’explication, si fragile soit-elle : la réalisation
d’une intention poétique par le sentiment, aff irme en effet Wagner, doit
tenir à la fois de l’expression musicale et de la f iguration mimique. Pour
pouvoir être appréhendée par le sentiment, et pas seulement par l’intellect,
l’expression verbale d’une intention poétique doit être complétée par son
expression mimique :
Mais la communication d’un objet, que la langue parlée ne peut transmettre de façon
parfaitement convaincante au sentiment qu’il s’agit également d’émouvoir, donc
une expression qui s’épanche jusqu’à la passion, a certes besoin d’être renforcée par
l’accompagnement d’un geste 42 .

Réciproquement, la présentation mimique sans présentation musicale ne peut


être qu’insuffisamment saisie par le sentiment :
La vue était donc excitée de telle sorte par le geste qu’il manquait encore le contre-
poids égal de la communication à l’oreille : ce contrepoids est nécessaire pour
compléter l’impression en une expression entièrement intelligible au sentiment.

481
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

L’action mimique, qui est le pendant visuel de la mélodie orchestrale dans le


drame musical, n’est pas étrangère à la musique instrumentale telle que la
conçoit Wagner : car elle rappelle que celle-ci a son origine dans l’« air dansé ».

La méfiance de Wagner à l’égard de la musique à programme,


méfiance qu’il conservera jusqu’en 1856 malgré sa Faust-Ouvertüre de 1844,
reste incompréhensible tant qu’on veut l’expliquer à partir de l’opposition entre
forme et contenu, ou entre esthétique de l’autonomie et esthétique de l’hétéro-
nomie : cette antithèse ne dominera en effet l’esthétique musicale qu’à partir de
1854, date de la parution de l’essai Du Beau musical de Hanslick. C’est la musique
« poétique » et non pas la musique « pure » qui constitue l’instance esthétique
à l’aune de laquelle doit être rejetée la musique à programme. Les jugements
de Wagner sont soutenus par le principe selon lequel une œuvre d’art digne
de ce nom est « la réalisation d’une intention poétique par le sentiment ». Les
différentes manières d’enfreindre cette maxime sont pour lui toutes également
suspectes : l’« absence d’intention » de la « musique pure » comme le glissement
de l’intention du « poétique » vers le « prosaïque », une « réalisation » qui s’adresse
exclusivement à l’intellect et à l’imagination aussi bien qu’une réalisation qui
demeure incomplète et ne satisfait pas complètement le sentiment, dès lors qu’il
lui manque l’élément mimique en complément de l’élément musical.
Tenter de comprendre et d’expliquer à la lumière de l’esthétique
wagnérienne le jugement enthousiaste porté par Wagner sur les poèmes
symphoniques de Liszt – un jugement dont rien n’autorise à mettre en doute
la probité intellectuelle – suppose, réciproquement, d’interroger la façon dont
les poèmes symphoniques se comportent vis-à-vis de la maxime esthétique de
Wagner. Car cette maxime, le musicien ne l’a jamais abandonnée ni reniée. Ce
qui a changé en 1856, ce ne sont pas les prémisses sur lesquelles se fonde son
jugement, mais l’objet de celui-ci.
Ce que Wagner salue chez Liszt et ne trouve pas chez Berlioz, c’est une
qualité « poético-musicale » : la faculté qui permet d’« envisager le sujet poétique
de façon qu’il puisse servir au musicien à la création de ses formes musicales

482
Wagner et la musique à programme

intelligibles 43 ». Wagner s’exonère avec ironie du devoir de commenter cette


phrase : « Ce que je conçois ici est difficile à expliquer nettement, et je laisse à nos
grands esthéticiens, qui croissent et multiplient de jour en jour, le soin d’exposer
cette idée en dialecticiens. » (Cette moquerie à l’égard des hégéliens lui est inspirée
par Schopenhauer.) Ce qu’il veut dire se conçoit pourtant sans ambiguïté, et sans
qu’il soit nécessaire de recourir à la dialectique. Pour rester intelligible – et Wagner
est obsédé par l’idée de se rendre entièrement intelligible –, une représentation
musicale doit éviter de se perdre dans les menus détails. Et dans la mesure où les
détails sont l’élément « prosaïque » et « trivial » – et non « poétique » – du sujet, on
ne perd rien à y renoncer. (L’élément « poétique », tel que Wagner le comprend,
en accord avec la tradition romantique, n’est pas un apanage de la poésie, mais
une propriété qui fait le caractère artistique d’une œuvre verbale ou musicale et
qui reste égale à elle-même dans les différents arts : « L’esthétique d’un art, lit-on
chez Schumann, est aussi celle d’un autre ; seul le matériau est différent. ») Une
musique à programme qui fait abstraction des détails accessoires a par conséquent
toutes les chances de faire parler musicalement l’élément « poétique » d’un sujet.
Et la « qualité poético-musicale » que Wagner repère chez Liszt consiste ni plus
ni moins en la capacité à reconnaître si l’élément « poétique » inhérent à un sujet
peut se prêter à un traitement musical.
Par conséquent, si le jugement de Wagner est dicté par le fait
que l’« intention » cachée derrière les poèmes symphoniques de Liszt est
indéniablement « poétique » et non triviale, il apparaît qu’il ne saurait être
question, dans le cas de Liszt, de ces programmes explicatifs que stigmatise
Wagner. L’argument selon lequel les programmes sont « non poétiques » parce
qu’ils s’adressent à l’intellect et à l’imagination plutôt qu’au sentiment – argument
que Wagner faisait sien dans Opéra et drame – rate sa cible dans le cas des poèmes
symphoniques de Liszt, à l’exception de « Mazeppa ». S’il fallait reprocher quelque
chose à Liszt, ce serait son penchant pour le f lou sentimental plutôt qu’une
précision trop tatillonne dans les formulations. Wagner devait avoir par ailleurs
une certaine sympathie pour la tendance allégorisante des commentaires dont
Liszt accompagnait son « Tasso », son « Orphée » et son « Prométhée », tendance
que partageaient ses propres esquisses programmatiques pour les ouvertures
de Leonore et de Coriolan.

483
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

Ce n’est pas un hasard si ce sont précisément « Orphée », « Prométhée »,


« Faust » et « Dante » (traité comme personnage de sa propre épopée) que l’on
trouve cités dans la lettre sur les poèmes symphoniques de Liszt. (« Hamlet »
aurait pu compléter cette liste, s’il n’avait pas été composé en 1858 seulement.)
Ce choix montre bien ce que l’idée de poème symphonique, telle que l’envisage
Wagner, a de paradoxal : elle désigne une musique à programme sans
programme, d’où tout prosaïsme doit être banni. Les figures du mythe et de
la littérature mondiale que Liszt fait musicalement siennes nous sont certes
connues à travers des histoires qu’une musique narrative pourrait représenter
et que l’auditeur a vaguement à l’esprit même lorsqu’elles ne sont pas décrites ;
mais Liszt – comme du reste la tradition littéraire – met l’accent non pas tant sur
les évènements et les situations que sur les figures elles-mêmes, dont les traits
humains sont devenus pour partie des signes allégoriques. Si l’on tient que la
notion de programme implique l’idée d’une action, les poèmes symphoniques
sont donc à la fois programmatiques et non programmatiques. Autre point
décisif, les figures que Liszt cherche à recréer musicalement ont certes acquis des
contours fermes dans des œuvres poétiques, mais la forme ainsi atteinte n’était
pas nécessairement ultime et définitive : la clôture, qui fait partie de l’essence de
l’œuvre d’art, disconvient dans le fond à la nature de la figure mythique, dont la
création poétique demande à être poursuivie par les générations futures. Et c’est
bien dans ce sens d’un « prolongement poétique » musical qu’il faut comprendre
le procédé à l’œuvre dans les poèmes symphoniques de Liszt. (On se souviendra
ici de l’empreinte musicale que Mozart a donnée à la figure de Dom Juan.) « La
musique, écrit Liszt dans son essai “Sur Harold, symphonie de Berlioz”, accueille
en elle de plus en plus de chefs-d’œuvre de la littérature 44 . »
Cet accueil, s’il peut apparaître comme une mainmise sur la
littérature mondiale, est néanmoins parfaitement fondé : Liszt entend donner à
son poème symphonique le soutien du programme et échapper en même temps
à la contrainte de l’explication, de la prose dégrisante d’un commentaire qui
risquerait de réduire la musique à une illustration.
Mais la difficulté qui est au cœur de la querelle sur la légitimation
de la musique à programme est encore ailleurs : la question est de savoir si la
musique instrumentale qui ne s’accompagne d’aucun commentaire textuel

484
Wagner et la musique à programme

est capable d’une détermination individuelle de l’expression. Dans Opéra et


drame, Wagner, conformément à l’esthétique dominante de son temps, affirmait
que « l’expression d’un contenu individuel bien déterminé et compréhensible
[était] impossible à la vérité, dans ce langage fait exclusivement pour donner
la sensation dans sa généralité 45 ». Un sentiment exprimé musicalement reste,
selon lui, aussi indéterminé que l’objet auquel il se rapporte. Et lorsqu’il est
question de « détermination » de l’expression musicale dans la lettre sur les
poèmes symphoniques de Liszt, il semble que Wagner se contredise lui-même :
Je demanderai même : s’il est vrai que la musique, pour se manifester, doit être
dominée par la forme, autant que je l’ai déjà prouvé, ne serait-il pas plus noble et plus
libérateur pour elle d’emprunter cette forme à la représentation du motif d’Orphée ou
de Prométhée, plutôt qu’à la représentation du motif de la marche ou de la danse ? 46

Wagner nie la possibilité d’une musique « pure » dont la forme serait fondée en
elle-même 47. Une forme musicale, pour être compréhensible, doit avoir un « motif »
qui vient « de l’extérieur » et qui est « originairement étranger à la musique » : elle
peut être « motivée » par le caractère et le modèle de mouvement d’une danse réelle
ou idéale – selon Wagner, la symphonie n’est rien d’autre que la représentation
musicale des « figures d’une danse idéale 48 » – ou par un programme. Par consé-
quent, le problème qui se pose, pour la musique à programme, n’est pas celui de sa
justification par un « motif formel » extramusical – celle-ci, selon Wagner, va de
soi quel que soit le genre musical –, mais la question de savoir si elle peut atteindre
un degré d’individualisation musicale adéquate au programme :
Sur ce point [i. e. l’anoblissement de la musique instrumentale par des « motifs
formels » mythologiques plutôt que par de simples figures de danse, NdA], personne
ne restera dans le doute ; bien plus, personne ne niera la difficulté qu’il pourrait y
avoir à acquérir pour ces images plus élevées, plus individualisées, une forme intel-
ligible pour la musique […] 49 .

À la « danse idéale » comprise comme un « motif formel général » correspond une


représentation générale du sentiment, qui est la fonction attribuée à la musique
par l’esthétique dominante ; mais pour qu’une « image individualisée » devienne
un « motif formel » imprimant sa marque sur un poème symphonique, et non
plus seulement un commentaire extérieur accolé à la musique, cela suppose que
la musique soit capable d’une expression individualisante du sentiment. Et cette

485
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

« précision », Wagner la trouve sans hésitation dans le langage musical de Liszt :


« Sous ce rapport, je fus avant tout surpris par l’extrême et éloquente précision
avec laquelle le sujet me fut révélé 50. » Or ce « sujet » que Wagner a en tête n’est
plus l’objet empirique auquel il songeait dans Opéra et drame, lorsqu’il déniait à
la musique toute capacité à le représenter :
Naturellement, il ne s’agissait plus d’un sujet tel qu’il est caractérisé par les mots du
poète, mais plutôt d’un autre tout différent, qui se refuse à toute description, et dont
on se représente à peine comment il peut, dans son atmosphère subtile, se traduire
à notre sentiment d’une façon si uniquement claire, précise, directe et indéniable 51 .

Mais quel est ce sujet « tout différent », dans la représentation duquel l’expression
musicale du sentiment – dont l’intelligibilité dépend selon Wagner de celle du
sujet – atteint un degré de précision qui lui est habituellement refusé ? Wagner
semble ici penser à l’image de figures mythiques comme Orphée et Prométhée,
telle qu’elle s’est développée au cours de l’histoire : cette image, la musique de
Liszt n’en fait pas une « reproduction picturale », elle la « prolonge dans l’écriture
poétique » – comme le fait la musique de Wagner avec les légendes de Siegfried
ou de Tristan. Wagner y voit avant tout des figures que la musique caractérise,
et non des récits qu’elle aurait à illustrer :
Cette certitude géniale de la conception musicale s’exprime chez Liszt, dès le début
de l’œuvre musicale, avec une force telle que souvent, après les seize premières
mesures, je ne pouvais m’empêcher de crier : « Assez ! Cela suffit ! » 52

Si la musique instrumentale a atteint dans la « mélodie orchestrale »


du drame musical le but auquel la destinait toute son histoire – et Wagner
soutient d’autant plus fermement cette idée qu’elle reste purement fictive –,
alors le poème symphonique paraît superf lu du point de vue de la philosophie
de l’histoire 53 . Mais cela ne veut pas dire qu’il n’a esthétiquement aucune valeur
ni aucun droit d’exister. Même du point de vue des postulats wagnériens, il est
au contraire parfaitement légitime.
Pour justifier en quoi la musique instrumentale, lorsqu’elle recherche
une précision de l’expression, tend à dépasser le stade de la symphonie-cantate
pour aboutir au drame musical, qui la complète par une action scénique,
Wagner, dans Opéra et drame, parle de la nécessité esthétique d’un « contrepoids
égal » entre la communication à l’oreille et à l’œil 54 . Dans l’action scénique, qui

486
Wagner et la musique à programme

est le pendant visible de la mélodie orchestrale symphonique, il reconnaît une


forme raffinée de la danse, qui constituait la base de la musique instrumentale
rudimentaire. La danse réelle, l’origine de la musique instrumentale, s’est
sublimée en tant que « motif formel » de la symphonie en la « figure d’une danse
idéale », qui n’est pas exécutée, mais seulement représentée mentalement 55. Une
conclusion s’impose ici, que Wagner n’a pas tirée lui-même, mais qui ne sort pas
du cadre de son système conceptuel : si le « motif formel » de la symphonie est la
« danse idéale », alors celui du poème symphonique est le « drame idéal ». Wagner
non seulement ne nie pas la possibilité de représenter musicalement un « drame
idéal », mais il la souligne 56 – il est vrai dans une intention critique : selon lui,
l’ouverture de Leonore pèche par le fait qu’elle représente le drame lui-même
dans son intégralité, rendant du même coup superf lue la représentation
scénique qu’elle introduit 57. Le poème symphonique, pourrait-on en déduire,
a hérité de l’ouverture – dont il est né en s’émancipant de l’objectif assigné à
celle-ci – la capacité à représenter un « drame idéal », sans tomber sous le coup
de la critique esthétique formulée contre l’ouverture de Leonore, puisqu’il est un
genre musical indépendant. L’apologie des poèmes symphoniques de Liszt par
Wagner peut être comprise comme la suite logique de ses commentaires sur les
ouvertures de Leonore et de Coriolan.
C’est de ce rapport à l’ouverture que procèdent, d’autre part, les
problèmes formels du poème symphonique, tels que les envisage Wagner.
Jamais, pas même dans sa polémique contre Berlioz, Wagner n’a fait la moindre
concession au préjugé qui veut que la dépendance vis-à-vis d’un programme ait
pour résultat une absence de forme musicale – préjugé tenace comme seules le
sont les erreurs. Selon Wagner, la critique d’une forme ne fait sens que lorsqu’elle
parvient, au-delà de tout schéma réducteur, à définir le rapport entre forme
et « intention poétique ». Le « développement » et l’« alternance », ces principes
formels que Wagner oppose l’un à l’autre, ne se comprennent que si on les
rapporte aux « motifs formels » qui les fondent. Tandis que le développement est
nécessaire à « la matière dramatique », le principe de l’alternance, du changement,
pour toutes les formes issues de la marche ou de la danse – dans leurs grandes
lignes –, s’est composé d’une période plus calme, plus tranquille, succédant à celle

487
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

plus vive du début, et finalement de la répétition de la plus vive, et cela pour des
raisons profondément inhérentes à la nature des choses 58 .

Dans l’ouverture d’Iphigénie en Aulide de Gluck, Wagner vante le fait que


l’« intention poétique » se tient dans les limites fixées par le principe d’« alter-
nance » : les motifs principaux sont « présentés successivement, car s’ils étaient
engendrés les uns par les autres, chacun ne se distinguerait avec clarté que par
contraste avec son voisin […] 59 ». Le principe opposé, celui d’une « infatigable
animation du progrès dramatique 60 », est incarné dans l’ouverture de Leonore III,
qui, à la différence de celle d’Iphigénie, présente moins une introduction que
le « drame même » mis en musique. Cette compréhension de l’« intention
poétique », qui n’est pas la même chez Gluck et chez Beethoven, permet de porter
un jugement sur la forme musicale dans ses moindres détails. La reprise de
la forme sonate qui, dans une ouverture fondée sur le principe d’alternance,
correspond à la « nature des choses », produit selon Wagner un effet gênant dans
la forme-développement de l’ouverture de Leonore 61 .
La forme-développement de l’ouverture constitue la prémisse
historique des poèmes symphoniques. Or le « motif formel » d’une forme-
développement est à chercher, selon Wagner, dans l’action dramatique, qu’elle
soit réelle ou idéale. Dans l’esthétique wagnérienne, le poème symphonique
est légitimé par le fait qu’il est la présentation musicale d’un « drame idéal ».
Wagner, qui n’entendait pas restreindre ni partager les prérogatives historico-
philosophiques du drame musical, ne l’a jamais dit explicitement. En ce sens,
Alfred Heuss et Paul Moos n’ont pas totalement tort de soupçonner Wagner de
parti pris dans sa lettre sur les poèmes symphoniques de Liszt. Or, si Wagner
hésite à l’admettre, ce n’est pas parce qu’une justification de la musique à
programme serait incompatible avec ses principes esthétiques : c’est tout au
contraire parce qu’elle concorde si parfaitement avec eux qu’elle en viendrait
à menacer tout l’édifice de la philosophie wagnérienne de l’histoire, qui fait du
drame musical le but ultime de l’histoire de la musique.

488
Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid

WAGNER CRITIQUE DE BERLIOZ ET L’ESTHÉTIQUE DU LAID


1

L’étiquette de « néoromantique » que certains historiens de la


musique comme Walter Niemann et Ernst Bücken ont accolée à Wagner et à
Liszt 62 pour désigner leur place dans l’histoire des idées, sans que le sens du mot
soit jamais défini de façon univoque, est empruntée par Wagner lui-même au
discours journalistique des années 1840, où c’était alors un vocable à la mode 63 .
Sous la plume de Wagner, toutefois, le terme revêt une fonction plus polémique
qu’apologétique ; dans l’esquisse d’histoire de la musique qu’il trace en 1851 dans
Opéra et drame, apparaissent comme « néoromantiques » le détesté Meyerbeer 64
et à ses côtés – par un étrange attelage – Berlioz :
[Berlioz] est la victime tragique d’une tendance dont les succès furent recueillis
d’un autre côté [Wagner parle ici de Meyerbeer, NdA 65] avec l’impudence la moins
scrupuleuse, et la plus belle indifférence du monde. L’opéra, que nous allons consi-
dérer maintenant, s’assimila le néoromantisme de Berlioz comme une huître grasse
et savoureuse, dont le goût lui rendit de nouveau une apparence sereine et fonciè-
rement insouciante 66 .

Conformément à l’usage de son époque 67, Wagner désigne sous


le terme de « néoromantisme » le romantisme littéraire qui règne en France
depuis 1830, et dont il trouve un équivalent musical dans des œuvres comme la
Symphonie fantastique et Robert le Diable. S’il est étonnant que Berlioz soit embarqué
dans la polémique contre Meyerbeer qui forme le centre de la première partie
d’Opéra et drame, il ne faut y voir ni une hostilité motivée par des raisons extra-
musicales 68 ni un jugement esthétique autonome : ce verdict, Wagner le prononce
sous la gouverne de la construction historico-philosophique qu’il élabore afin de
soutenir théoriquement sa propre œuvre, dont il est encore peu assuré en 1851.
La lettre ouverte sur Berlioz, que Wagner a écrite dix ans plus tôt, le 5 mai 1841,
alors qu’il était correspondant de la Dresdener Abendzeitung à Paris, préfigure la
critique dont Berlioz fera l’objet dans Opéra et drame : mais en dépit de quelques
traits de plume journalistiques dans le pur style de Heine, cette première critique
se distingue des formulations plus tardives – soumises au système – par l’impar-
tialité de son jugement esthétique. Si Wagner soulignait en 1841 l’isolement où

489
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

s’était retranché Berlioz à Paris – « il n’entretient pas de relations, il n’a rien à
faire avec ces établissements artistiques de Paris, fastueux et exclusifs 69 » –, il le
range en 1851, on l’a dit, dans le voisinage de Meyerbeer : la description empirique
cède le pas à la construction spéculative. Alors qu’il déplorait en 1841 l’absence
de continuité dans le développement thématique et motivique de la Symphonie
fantastique – « tout est excessif, audacieux, mais extrêmement désagréable. Là, il
ne faut chercher nulle part la beauté de la forme, nulle part le courant majestueu-
sement paisible, à la sûre ondulation duquel on aimerait à confier son espoir 70 » –,
son jugement s’exacerbe en 1851 ; il reproche à présent à l’œuvre son déchirement
et son morcellement et parle à son sujet d’« un genre singulier de mosaïque
mélodique 71 ». Wagner, qui déclarait encore en 1841 que Berlioz « comprenait »
Beethoven 72 , affirme en 1851 que Berlioz a ignoré l’intention véritable de
Beethoven, dont témoigne la 9e symphonie 73. Mais ce qui est décisif, ce sont les
motifs nouveaux sur lesquels Wagner se fonde pour tenter d’expliquer la contra-
diction interne qu’il décèle dans les symphonies de Berlioz. En 1841, dans sa lettre
parisienne, il croyait y voir une contradiction entre le contenu et la forme de la
représentation : entre la tradition authentiquement beethovénienne, que Berlioz
s’était assimilée de l’intérieur, et la manie, enracinée dans le caractère national, de
vouloir accéder à la signification intérieure en partant de l’effet extérieur :
Quels tiraillements ne doivent pas se produire dans une âme d’artiste comme celle
de Berlioz !... D’un côté, il est poussé, par une force vive d’intuition, à puiser à la
source la plus profonde, la plus mystérieuse du monde idéal ; d’un autre côté, par les
exigences et le caractère particulier de compatriotes dont il fait partie et partage les
penchants (et même par sa propre impulsion native), il se sent engagé à n’exprimer
sa pensée que dans les éléments les plus superficiels de sa création ! 74

À l’inverse, la caractérisation musicale esquissée par Wagner en 1851 dans Opéra


et drame fait apparaître Berlioz comme la victime d’une erreur esthétique : de
l’idée fallacieuse qui se présente sous le nom de « musique pure ».
Le fait que Wagner reproche précisément à Berlioz, compositeur de
symphonies à programme, d’avoir sombré dans l’illusion de la « musique pure »
– « nous devons honorer Berlioz comme le véritable rédempteur de notre monde
de la musique pure 75 » – peut paraître absurde. Or Wagner, qui semble être à
l’origine de l’expression « musique pure », désignait par ce terme non seulement

490
Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid

des œuvres instrumentales sans programme, mais une musique détachée de ses
racines – le langage et la danse – et de ce fait immotivée : une « forme sonore en
mouvement » sans nécessité d’être. Les mélodies de Rossini sont ainsi, d’après
Wagner, le paradigme de la « musique pure » dans la mesure où elles ne procèdent
pas du drame, mais du plaisir de la virtuosité vocale 76 .
Le reproche que Wagner fait à Berlioz révèle deux choses : la première,
c’est qu’un programme, du point de vue esthétique (la genèse de l’œuvre est
secondaire), n’est pas un fondement de la musique, mais seulement un ajout sous
forme de commentaire ; la seconde, c’est que le programme – le contenu de la
Symphonie fantastique – s’avère trop « nul » et « anti-artistique » pour motiver et
justifier une symphonie :
Du haut en bas, Berlioz a éprouvé la puissance de ce mécanisme [c’est-à-dire
l’orchestre], et si nous tenons pour un bienfaiteur de l’humanité moderne l’inventeur
du machinisme industriel de nos jours, nous devons honorer Berlioz comme le
véritable rédempteur de notre monde de la musique pure ; car il a permis aux
musiciens de porter à la plus merveilleuse puissance, par l’emploi infiniment varié de
simples moyens mécaniques, tout le néant anti-artistique de la fabrication musicale 77.

Cependant, d’après Wagner, la contradiction dont résulte l’effet vide – l’« effet


sans cause 78 » – n’est pas un défaut contingent. L’« illusion » de Berlioz apparaît
au contraire comme un facteur efficient dans la dialectique de l’histoire
mondiale de la musique qui culmine dans le drame musical. L’évolution de la
symphonie depuis Beethoven est, écrit Wagner, « l’histoire d’une erreur artis-
tique 79 ». Beethoven a tenté de dire par des sons sans paroles ni action ce que la
simple musique instrumentale, si sublime soit-elle, ne sera jamais capable de
dire. (Et en abandonnant la danse, qui était son fondement originel et portait
encore les débuts de la symphonie, la musique instrumentale – évoluant dans
un malheureux entredeux entre un déjà-plus et un pas-encore – est devenue
« musique pure ».) Cette erreur esthétique où Beethoven s’est enferré a cependant
produit une expressivité musicale d’une richesse telle que Beethoven a fait date
dans l’histoire ; le projet wagnérien d’histoire de la musique est de part en part
une construction dialectique :
Aujourd’hui, la puissance inépuisable de la musique nous est révélée par l’erreur
primordiale et puissante de Beethoven [dont il ne se défera qu’avec la 9 e symphonie,
NdA]. Par son effort intrépide et hardi pour réaliser la nécessité artistique dans une

491
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

impossibilité artistique, nous est démontrée la possibilité illimitée pour la musique


de résoudre tout problème imaginable, quand il lui suffit d’être en tout et pour tout
ce qu’elle est véritablement – l’art de l’expression 80 .

(Que la musique soit un « art de l’expression » veut dire qu’elle n’existe pas pour
elle-même et ne se signifie pas elle-même, mais qu’elle a besoin d’un contenu
donné de l’extérieur, qu’elle représente : c’est-à-dire d’une « intention poétique »,
qu’elle exprime.)
Alors même qu’elle a été dépassée – et par là même reconnue – dans
la 9 e symphonie, l’« erreur » de Beethoven est exacerbée et poussée à l’extrême
par Berlioz, qui fait fi de son testament musical. Mais Wagner n’y voit pas
uniquement une fatalité historique. Berlioz lui-même, à l’instar de Beethoven,
est embarqué dans la dialectique wagnérienne : c’est justement parce qu’il
éprouvait secrètement le défaut de fondement et de légitimité esthétique de la
musique instrumentale, qu’il s’est senti poussé à accroître l’appareil orchestral
jusqu’à la démesure : l’accumulation des moyens et la rhétorique sont pour
lui une tentative extérieure d’obtenir un sens musical qui lui est refusé de
l’intérieur. Wagner n’est nullement un détracteur des découvertes de Berlioz.
Qu’elles soient dues à une « erreur artistique » ne signifie pas pour lui qu’il faille
les rejeter ; il s’agit tout au contraire de révéler leur vérité esthétique – et cette
vérité, c’est le fait qu’elles sont motivées par le drame, qui confère une existence
nécessaire y compris aux moyens les plus extrêmes.
Wagner « construit » Berlioz comme la « victime tragique 81 » d’une
dialectique historique dans laquelle il s’inclut lui-même. (On ne s’étonnera guère,
du reste, que cette polémique, par laquelle Wagner entend formuler un jugement
de l’histoire, ait été comprise comme la marque d’une hostilité subjective : comme
Balzac l’a montré dans les Illusions perdues, le procédé consistant à masquer la haine
personnelle sous l’habit d’une critique énoncée du point de vue de l’esprit universel
est à l’époque une perfidie ordinaire du journalisme parisien. Mais il admettait
par ailleurs qu’une interprétation née du ressentiment pouvait être malgré tout
pertinente.) Un verdict qui se présente comme une sentence de l’histoire vise à
se prémunir contre le risque d’être discrédité comme simple jugement de goût :
l’opposition de Wagner à la Symphonie fantastique n’a rien d’idiosyncrasique ; il y
voit le document d’une erreur esthétique. D’autre part, un tel verdict dispense

492
Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid

de rejeter le condamné comme étant entièrement sans valeur : celui-ci peut faire
partie de l’histoire, au titre d’élément dépassé mais incontournable.
Reste que le vocabulaire auquel recourt Wagner pour caractériser l’art
symphonique de Berlioz est d’un tranchant extrême, et proprement déconcertant
aussi longtemps que l’on ignore qu’une esthétique du laid s’est formée dans le
monde philosophique et journalistique du Vormärz 82, qui autorise les polémiques
les plus vives sans que celles-ci impliquent nécessairement une vexation. Le
laid, qui suscite un mélange d’attirance et de répulsion, est considéré à cette
époque comme une manifestation esthétique <Ausprägung der Ästhetik > de valeur
quasiment égale à celle du beau. Dans les jugements sur le laid littéraire chez
Byron et sur le laid musical chez Berlioz, la virulence du rejet apparaît comme le
revers d’une reconnaissance sans réserve de la signification esthétique de l’objet.

En 1836, dans l’Allgemeine musikalische Zeitung, dont il est le rédacteur


en chef, Gottfried Wilhelm Fink écrit un commentaire intitulé « Sur l’attrait du
laid dans la musique » [« Über den Reiz des Häß lichen auch in der Musik 83 »],
probablement conçu – sans que ce soit dit – comme une réplique à l’article
de Schumann sur la Symphonie fantastique. Les indices suggérant une telle
hypothèse ne manquent pas. On notera tout d’abord la proximité des dates de
parution : l’article de Schumann est publié en juillet et août 1835, celui de Fink
en janvier 1836. Fink, par ailleurs, était ouvertement hostile à la Neue Zeitschrift
für Musik de Schumann, qui fut créée contre l’Allgemeine Musikalische Zeitung.
Et enfin, il suffisait que le phénomène Berlioz soit fêté, ou simplement pris au
sérieux, pour soulever l’indignation et l’opposition du conservateur Fink, qui
n’entendait que raillerie à l’égard du musicien français.
Le commentaire paru dans l’Allgemeine Musikalische Zeitung est
une polémique à mots couverts qui ne cite aucun nom et dont la visée ne se
dévoile que vers la conclusion. Au début, Fink, apparemment accommodant,
souligne le bien-fondé relatif du laid musical en tant qu’élément isolé,
arrière-plan ou transition :
Comment ? Il est des gens qui ont plaisir au laid dans la musique ? Qui trouvent le
laid beau et attirant ? – Certes ! Et cela est naturel et évident tout comme il est naturel

493
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

et évident que le laid n’est là que pour concourir à rehausser l’éclat et le triomphe
du beau, sans jamais l’emporter sur lui, sinon pour un bref et nécessaire moment 84 .

Ce bien-fondé relatif devient toutefois, selon Fink, un droit indu sitôt que le laid
cherche à s’étendre pour acquérir une existence et une signification autonomes.
Sans nommer ni l’auteur ni son livre, Fink cite le Système de l’esthétique comme
science de l’idée de la beauté [System der Ästhetik als Wissenschaft von der Idee der
Schönheit] de Christian Weisse :
Le combat déchaîné des éléments et le mensonge éhonté d’une beauté effondrée
[le laid, selon Weisse, est le beau « déchu de lui-même », NdA] exercent sur une
part considérable de nos contemporains une force magique plus puissante que
l’harmonie divine et la vérité de la beauté elle-même. On en trouve de nombreux
exemples dans la musique et les arts 85 .

Le pathos polémique de Weisse, qui puise ses racines dans la religion et la


morale, est tourné par Fink en une sobre ironie, qui joue le détachement et se
pose en experte alors qu’elle n’est que banale :
Et dans la musique, ce qu’on entend ne sonne-t-il pas souvent comme un outrage
fait à l’ordre et à la saine nature ? 86 Or certains [Fink cite de nouveau Weisse,
NdA 87], prenant la chose très au tragique, ont pensé qu’il ne se manifestait là rien de
moins que la conscience terrible d’une damnation et l’aveu tout cru d’une abjection
intérieure. Vous leur faites trop d’honneur ; ces gens n’ont aucune conscience. Ils
cherchent à faire sensation, et le plus vite sera le mieux ! 88

La contrainte de nouveauté permanente, à laquelle est soumise cette musique


artificielle, serait donc l’effet d’une ambition subjective entachée d’arbitraire.
Et chez Fink – comme plus tard chez Wagner, qui reprochera à Berlioz d’avoir
permis « de porter à la plus merveilleuse puissance, par l’emploi infiniment
varié de simples moyens mécaniques, tout le néant anti-artistique de la fabri-
cation musicale 89 » –, le laid musical apparaît comme un moyen de masquer une
vacuité intérieure sous une débauche de moyens extérieurs :
Métier, fraîcheur du traitement musical, richesse du coloris, sauvagerie extrême de
la composition [cette caractérisation renvoie à Berlioz, NdA], bref, tout ce qui relève
de l’apparence extérieure, ils l’ont soustrait au domaine du beau et l’ont exagéré avec
hardiesse, afin de recouvrir le vide intérieur sous une exubérance tapageuse 90 .

La dialectique du laid, telle que l’envisageait Weisse, s’émousse chez Fink – qui le
cite sans le comprendre, ou sans vouloir le comprendre – en un simple reproche

494
Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid

de hiatus entre contenu et forme. Le Système de Weisse, ouvrage fondateur


de l’esthétique du laid – dont on trouvait des premiers signes chez Friedrich
Schlegel –, est paru en 1830, l’année même de la création de la Symphonie fantas-
tique : un moment perçu par Heine comme la fin de la « période de l’art » et
qui sera reconnu plus tard, avec le recul historique, comme le début d’une
époque « où les arts cessent d’être beaux 91 ». Non que Weisse ait accordé une
existence et une signification indépendantes, closes sur elles-mêmes, au laid
qu’il découvrait en esthétique. Il en fait au contraire, pour parler comme son
critique Hermann Lotze, « un point de passage indispensable vers l’essence de
la beauté 92 », un simple stade dans un développement dialectique visant à son
dépassement. Mais le pathos avec lequel il esquisse et dépeint le phénomène
est si appuyé que le laid, comme le Satan du Paradis perdu de Milton, ressort
avec une puissance toute particulière. Du reste, il n’est pas du tout inhabituel
chez les dialecticiens – y compris chez Hegel – que des trouvailles théoriques leur
permettant de conceptualiser une tendance décisive de leur époque apparaissent
comme des moments dépassés au sein du système où les connaissances doivent
s’inscrire. Pour acquérir leur pleine valeur, certaines idées historiques doivent
être arrachées aux pinces dudit système.
Selon Weisse, le beau et le laid sont substantiellement une seule et
même chose :
De même qu’on a dit que la puissance du Bien ou de la divinité continue d’agir dans
le Mal et constitue la substance de celui-ci, mais que, par sa déchéance et l’inversion
des éléments qui la composent, elle présente le concept de Bien sous un jour trouble
et impur, de même la substance de l’esprit absolu qui fait que le beau est beau est
aussi présente dans le laid ; c’est cette substance qui dispense au laid cette force qui
nous captive et nous attire comme le chant d’une sirène, et dont l’effet s’exerce sur
beaucoup d’entre nous avec une puissance non moins grande, sinon plus grande
encore que celui de la beauté elle-même 93 .

En formulant ainsi un concept emphatique du « laid », Weisse arrache le


phénomène à la sphère du raté, du trivial et de la nullité.
La thèse selon laquelle le laid – entendu comme le beau déchu de
lui-même – se nourrit d’une substance qu’il partage avec le beau n’est autre
que la formulation abstraite et universalisée d’une expérience esthétique, ou

495
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

Josef Hoffmann, L’Or du Rhin (vol de l’or), tableau d’après l’esquisse scénographique
pour la production du Ring à Bayreuth en 1876.
Bayreuth, Archives nationales de la fondation Richard-Wagner / mémorial Richard-Wagner.

Le moment où Alberich arrache l’or au rocher, provoquant la fuite épouvantée des filles du
Rhin, fait l’objet, dans la scénographie de la création de l’œuvre, d’une interprétation plastique
fascinante par son ambivalence : l’image procède en effet d’un croisement paradoxal entre une
conception d’ensemble surnaturelle et des détails réalistes. On célèbre en Wagner le mythologue
qui sut restituer un univers légendaire disparu ; mais il ne faut pas oublier le tribut qu’il paya
– y compris et particulièrement dans la musique – aux tendances naturalistes de son époque. Si
l’imagination plastique de Wagner reste stylistiquement à la traîne de son imagination musicale,
elle n’en est pas moins riche d’enseignements.

496
Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid

esthético-éthique : dans le « romantisme noir », qui lui fait froid dans le dos,
Weisse entend les accents nostalgiques d’un paradis perdu :
Sous sa forme concrète, la vérité renversée en non-vérité 94 apparaît, notamment dans
les œuvres d’art laides et autres produits de l’esprit, comme l’écho et le souvenir d’un
paradis perdu de l’innocence et de la félicité, comme la tonalité déchirante de la plainte
causée par cette perte et de la nostalgie indicible de ce monde évanoui – nostalgie qui
porte en elle la certitude qu’elle ne sera jamais exaucée. C’est dans cette expression que
réside une grande part, et peut-être même l’essentiel, de la magie qu’exercent de telles
œuvres d’art ; elle opère en elles d’autant plus puissamment qu’elle est rehaussée par le
contraste formé par la furie infernale des esprits déchus et déchaînés 95.

Ce passage vise clairement Byron, et probablement l’autoportrait poétique que


celui-ci ébauchait dans Lara (« In him inexplicably mix’d appear’d / Much to be loved
and hated, sought and feared… »). Mais il apparaît aussi comme une caractérisation
avant l’heure de la Symphonie fantastique, dont le ton byronien est clairement
perceptible (et pourrait être plus décisif que les éléments biographiques inscrits
dans cette œuvre – éléments qui portent du reste la marque de Byron comme
principium stilisationis). Avant même Harold en Italie, c’est le langage poétique de
Byron que Berlioz convertit ici en langage musical.
Lotze, sans le dire certes aussi crûment, soupçonne la dialectique de
Weisse d’escroquerie intellectuelle : « Weisse lui-même souligne qu’il pense avoir
défini par tous ces concepts, non seulement le beau, mais aussi son contraire,
le laid ; à l’en croire, c’est seulement par la négation du laid que peut s’attester
l’essence de la beauté. » Traduit en langage plus sobre, cela signifie ceci :
Cette définition par laquelle nous essayons de saisir la beauté, et seulement la beauté,
a manqué sa cible ; au lieu de la beauté, nous n’avons trouvé qu’un concept plus large,
celui de l’esthétique en général, et nous prenons conscience que notre définition que
nous tenions pour le concept de beauté est imparfaite, car elle renferme en même
temps ce que nous ne voulions absolument pas y trouver : le concept de laid. De
même que la méthode dialectique conçoit en toute occasion la prise de conscience
de nos erreurs, et leurs corrections, comme le développement propre de la chose
que nous explorons et qui cause nos errances, c’est la beauté elle-même – comme si
nous l’avions déjà saisie par ce concept premier – que l’on tient pour animée d’une
agitation intérieure, agitation qui la fait sortir d’elle-même pour se muer en laideur,
puis quitter cet être-autre pour revenir à elle-même 96 .

497
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

La critique de Lotze – fidèle à l’idée première que le laid est une inversion du beau
(et ne doit pas être simplement confondu avec ce qui est raté et sans valeur), mais
récusant toute dialectique du laid – s’en prend à l’un des traits caractéristiques
de l’esthétique du laid telle que l’a développée Weisse et telle que la développera
plus tard Arnold Ruge 97 : la thèse selon laquelle la « laideur », comme le dit Lotze,
est un « point de passage obligé vers l’essence de la beauté, pour que celle-ci
devienne ce qu’elle veut ou doit être 98 ». Or c’est précisément cette thèse du laid
comme phénomène transitoire nécessaire que Wagner reprend à son compte
dans sa critique de Berlioz (même s’il semble peu probable qu’il ait eu directement
connaissance du débat philosophique en question).
La dialectique du laid élaborée par Ruge diffère de celle de Weisse,
auquel il reproche de s’être « fourvoyé dans ses définitions conceptuelles 99 » ;
mais il partage son idée que le laid est « la beauté déchue d’elle-même » – la beauté
à l’état de non-vérité :
Quand l’esprit fini se maintient et s’affirme dans sa finitude contre sa vérité qu’est
l’esprit absolu, alors, en tant que connaissance, cet esprit qui veut se suffire à
lui-même devient non-vérité ; en tant que volonté qui se désolidarise et – dans sa
finitude – ne recherche qu’elle-même, il devient le mal ; et en tant que l’un et l’autre,
dans sa manifestation visible, il devient le laid 100 .

(Il est étonnant de voir combien le pathos des hégéliens de gauche se teinte de
théologie.) Notons toutefois qu’un élément essentiel de l’esthétique du laid de
Weisse a disparu chez Ruge : la distinction tranchée entre le laid significatif
du « romantisme noir » et le trivial sans valeur (qui tombe également sous la
définition rugienne du laid comme élément fini et borné).
Dans l’Esthétique du laid de Karl Rosenkranz, qui paraît en 1853
– dans ces années postrévolutionnaires où l’hégélianisme fait les frais d’un
esprit du temps acquis au positivisme –, le laid n’apparaît plus comme un « point
de passage obligé vers l’essence de la beauté », mais comme un phénomène
transitoire entre le beau, qui forme sa substance nourricière et dont il est la
négation, et le comique dans lequel il est aboli (le modèle sensible dont procède
la construction conceptuelle n’est plus le « romantisme noir », lequel répugne à
se résoudre dans le comique) :

498
Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid

La contemplation du laid est donc strictement limitée par son essence. Le beau est la
condition positive de son existence, et le comique est la forme par laquelle il se libère
de son caractère exclusivement négatif par rapport au beau 101 .

Dans les systèmes esthétiques élaborés par les penseurs hégéliens,


l’histoire de l’art – non pas l’histoire concrète et empirique, mais sa « vérité
cachée » – est « abolie » en intention : elle est conservée tout autant qu’elle est
niée ; en retour, les catégories de l’esthétique semblent à même de fournir un
cadre structurel au discours sur l’histoire de l’art. Système et histoire se super-
posent l’un à l’autre. Si le concept du « beau » est déterminé par la contemplation
de l’art antique, le laid, le « romantisme noir », apparaît quant à lui comme la
signature esthétique de l’âge moderne – au-delà du « caractéristique » et de
l’« intéressant » dont parlait Friedrich Schlegel ; quant à la beauté à laquelle
on aspire et vers laquelle, comme l’écrit Lotze, le laid constitue le « point de
passage », elle se situe dans un avenir utopique, dans ce « temps nouveau de
poésie » que Schumann invoquait en 1835, l’année de son essai sur Berlioz 102 .
Cette dialectique esthétique historico-philosophique qui conçoit le laid comme
« l’Autre » du beau, lequel doit se rendre étranger à lui-même pour ensuite faire
retour, porte ainsi la marque de tendances classicistes et restauratrices, d’un
culte de l’Antique conçu comme ce Vrai ancien que l’on espère voir rétablir sous
une forme renouvelée ; mais d’un autre côté, la réalisation de l’utopie n’étant
guère en vue, cette dialectique est à même de saisir sans parti pris le présent
comme une époque des « arts qui ne sont plus beaux » : jusque dans la polémique
la plus âpre, et là plus encore qu’ailleurs, elle rend justice au laid comme à une
manifestation esthétique égale au beau par sa substance, bien qu’« inversée » par
rapport à lui, et l’envisage ainsi comme un phénomène significatif, au lieu de n’y
voir qu’une nullité éphémère.
La philosophie de l’histoire à laquelle se rattache l’esthétique du laid
– le schéma en trois temps : âge d’or, période intermédiaire de la « conscience
malheureuse » et « temps nouveau de poésie » – est aussi celle de Wagner :
sa pensée philosophique ne parvient au repos que lorsqu’il reconnaît les

499
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

origines dans les buts qu’il poursuit et les buts dans les origines – le passé et
l’avenir lui permettant l’un et l’autre de donner tort à un présent vicié. Mais
Wagner, à la différence des philosophes, passe de l’interprétation d’un état de
fait à sa transformation, et il ne craint pas de proclamer que son œuvre – le
drame musical, dont il conçoit l’idée en 1851 – est la réalisation de l’utopie et
l’accomplissement de l’histoire de la poésie, de la musique et du théâtre. Son
verdict sur Berlioz coïncide avec un stade historique qu’il peut certes, en 1851,
anticiper en pensée, mais qu’il n’a pas encore atteint dans la réalité musicale :
Tannhäuser et Lohengrin ne sont pas encore des « drames musicaux », ce sont des
« opéras romantiques 103 » ; au sens strict, c’est seulement avec Siegfried et Tristan
et Isolde que la « mélodie orchestrale » acquiert cette continuité symphonique qui
autorise (à défaut d’y contraindre) à parler d’une « abolition » de la symphonie
dans le drame musical, telle que la préconise Wagner. (La thèse d’une fin de la
symphonie, qui semble s’imposer au milieu du xix e siècle, sera du reste réfutée
par le « renouveau de la symphonie » à la fin du xix e siècle.)
La critique de Berlioz figurant dans Opéra et drame est conçue comme
l’expression d’une sentence de l’histoire – histoire dont Wagner lui-même croira
les intentions réalisées, encore que des années plus tard, dans le drame musical.
La critique trouve sa légitimation dans l’« œuvre de l’avenir ». Motivé en 1841
par des raisons esthétiques, le jugement de Wagner sur Berlioz se voit intégré
en 1851 dans une construction historico-philosophique. Et sous l’égide morale
de la conviction selon laquelle c’est un esprit objectif et non pas subjectif qui
se manifeste dans la critique, la polémique peut se déployer sans entraves,
sans pour autant s’éprouver comme haineuse. Les motifs théoriques auxquels
recourt Wagner étaient développés depuis 1830 dans l’esthétique du laid qui
était le miroir philosophique du « romantisme noir ». (Berlioz passait pour le
pendant musical de Byron.) L’essentiel n’était pas tant le fait que les philosophes
récusaient le laid, lequel leur apparaissait comme un thème nouveau (ou un
thème qu’ils puisaient dans la théologie en réinterprétant la démonologie en un
sens esthétique), que l’emphase qu’ils donnaient à son concept – conçu comme le
beau « déchu » de lui-même. Dès lors, et comme le fait Wagner dans sa critique de
Berlioz, le laid, auquel on s’opposait avec un pathos moral et esthétique, pouvait
être en même temps salué comme un phénomène doté d’une valeur esthétique

500
Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid

et historique ; et réciproquement, une œuvre reconnue comme essentielle


pouvait être proscrite comme laide, sans que sa valeur esthético-historique
en fût sensiblement diminuée. Le sarcasme violent et la claire conscience de la
grandeur d’un objet ne s’excluent pas l’un l’autre. (Il est certain que Wagner n’a
jamais considéré Berlioz avec mépris.)
En bon « beethovénien », Schumann partageait dans leurs grandes
lignes les tendances musicales de Wagner : lui aussi détestait Meyerbeer et
tenait Berlioz en haute estime. Mais à la différence de la pensée wagnérienne,
la pensée esthétique et historico-philosophique qui fondait l’expression et la
catégorisation de ses expériences musicales était purement antithétique : dans
la vision schumannienne de l’histoire de la musique, Meyerbeer incarne un
« passé immédiat » « anti-artistique », qui ne procède que d’une « intensification
de la virtuosité extérieure » 104 , là où Berlioz annonce au contraire un « temps
nouveau de poésie ». La dichotomie est simple et tranchée ; sympathie ou
antipathie esthétique et schéma historico-philosophique coïncident.
Wagner, au contraire, est pour ainsi dire dialecticien par nature
(bien qu’il ne soit pas lecteur de Hegel). Il ne craint pas d’apparier Meyerbeer et
Berlioz – qui suscitent pourtant chez lui des sentiments opposés – sous la même
étiquette de « néoromantisme », voyant en eux les représentants d’une époque de
la « conscience malheureuse », et il considère Berlioz comme un « point de passage
indispensable » (par opposition au « dispensable » Meyerbeer), au même titre que
le laid dans les systèmes esthétiques de Weisse et de Ruge. « Indispensable », au
sens où les vains efforts déployés par Berlioz pour contraindre « la musique pure »
à produire d’elle-même un « contenu » ont eu pour conséquence un accroissement
des effets musicaux dont l’« œuvre d’art de l’avenir » a su tirer profit, et que le
drame musical, en leur donnant une « cause », a « délivrés » du malheur esthétique
de n’être que des « effets sans cause ». Berlioz, il est vrai, ne se serait jamais
accommodé de l’idée d’être un simple précurseur ; mais Wagner, qui considère les
autres tout comme lui-même avec « objectivité », au point de confondre sa propre
intention avec celle de l’esprit universel, ne peut guère le concevoir.

501
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

WAGNER ET BACH 105
« Révélation »

Il me joua le quatrième prélude et fugue (en do dièse mineur). Je savais bien ce que
je pouvais espérer de Liszt au piano ; mais ce que j’appris alors, je ne l’avais pas
même attendu de Bach, si bien que je l’eusse étudié. Mais je vis alors ce qu’est l’étude
par rapport à la révélation : dans l’interprétation de cette unique fugue, Liszt me
révéla Bach tout entier, et je sais maintenant infailliblement à quoi m’en tenir sur ce
maître ; de ce point de départ, je l’embrasse dans toutes ses parties, et je crois pouvoir
résoudre vigoureusement le moindre égarement, le moindre doute à son sujet 106 .

Dans « L’art de diriger l’orchestre » (1870), Wagner, pour illustrer la


différence entre « étude » et « révélation », fait le récit de sa conversion à Bach.
L’épisode a pu avoir lieu à Starnberg en 1864 ou à Triebschen en 1867. Il a laissé
à Wagner une impression profonde, comme l’attestent, outre sa profession de foi
publique, ses confidences à Cosima, à qui il déclare que « c’est par [Liszt] qu’il a
appris ce qu’est Bach 107 ». Plus tard, en souvenir de l’expérience de la musique de
Bach qu’il avait vécue grâce à Liszt, Wagner reviendra régulièrement au prélude
en do dièse mineur du premier livre du Clavier bien tempéré, le faisant interpréter
par d’autres ou le jouant lui-même.
Ce que Wagner perçoit soudain de la musique de Bach à l’écoute de
l’interprétation qu’en donne Liszt apparaît de façon particulièrement claire
dans une remarque qu’il fait à propos du prélude en si mineur du premier livre
du Clavier bien tempéré, remarque instructive par son excentricité apparente et
rapportée par Cosima :
Il voit dans le vingt-quatrième prélude une « plainte passionnée », il voudrait
l’entendre chanter par une chanteuse comme la Catalani, avec un texte, on verrait
alors l’impression que fait l’œuvre. Il donne à Rubinstein le conseil de mettre
toujours plus en valeur le chant 108 .

On ne saurait parler de « chant » stricto sensu dans le cas d’une pièce pour clavier
écrite à la manière d’une sonate en trio – avec deux voix supérieures mélodi-
quement et rythmiquement complémentaires accompagnées d’une basse
continue régulière. Le fait que Wagner a pourtant entendu dans cette polyphonie
un chant – un chant qui peut, qui plus est, se soutenir d’un texte –est caracté-
ristique de l’orientation de sa perception musicale : l’essentiel n’est pas pour lui

502
WAGNER ET BACH

l’autonomie des voix, habituellement considérée comme le critère distinctif de


la polyphonie, mais la « mélodie totale » <Gesamtmelodie> qui, née de l’entrecroi-
sement des voix, se concentre en quelque sorte dans la voix supérieure. Cette
lecture de Bach permet d’affiner notre réception des drames musicaux de Wagner,
et de concevoir de même les leitmotive orchestraux comme une substance
mélodique venue en renfort « grossir » la voix chantée, bien que celle-ci soit plutôt
déclamatoire. Parce qu’elle concentre en elle l’ensemble du tissu vocal, cette voix,
dans son effet esthétique, possède une plus grande richesse mélodique que ce
que suggère la partition. Ainsi, lorsque Wagner décrit la pièce contrapuntique de
Bach comme une polyphonie chantante, ce n’est pas pour reléguer les « basses »
au rang de simple accompagnement, tout au contraire : la polyphonie consiste à
son sens en une « mélodie totale » qui se « resserre » pour ainsi dire dans la voix
supérieure, en même temps que les autres voix, loin d’être tenues dans l’ombre,
restent clairement perceptibles. En d’autres termes, Wagner conçoit la totalité
d’une pièce polyphonique (ou, dans la langue du xviiie siècle, l’« unité » du contre-
point dans la « diversité » des voix) comme une mélodie.
Si l’interprétation donnée par Liszt de la pièce de Bach fit une si
grande impression sur Wagner, c’est sans nul doute aussi parce que, comme
toute inf luence « extérieure », elle faisait écho à des transformations intérieures
survenues dans sa propre pratique compositionnelle et dans la doctrine
esthétique qui en constituait le miroir théorique. Pour peu que l’on se souvienne
de l’intérêt qu’il porte à Schopenhauer depuis 1854 et des expériences auxquelles
a donné lieu la composition de Tristan et Isolde, tout invite à rapporter cette
affinité nouvelle avec Bach, qu’il se découvre lors de l’écoute du prélude en
do dièse mineur joué par Liszt, à un changement opéré dans sa propre esthétique,
changement que Nietzsche – dans un texte toutefois non publié – appellera en
1871 par son nom en le qualifiant d’orientation vers la « musique absolue ».
En 1850, dans son pamphlet sur le judaïsme dans la musique, Wagner,
au nom du principe d’expressivité, voyait encore dans la musique de Bach un
stade préalable au classicisme :
La langue musicale de Bach se forma dans une période de notre histoire de la
musique où la langue musicale générale s’efforçait encore d’acquérir la faculté d’une
expression plus individuelle et plus certaine : elle était encore si embarrassée dans

503
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

le purement formel et le pédantisme que ce fut chez Bach, et grâce à la force immense
de son génie, qu’elle trouva pour la première fois son expression purement humaine.
La langue de Bach est à la langue de Mozart, et à celle de Beethoven finalement,
comme le sphinx égyptien à la statue grecque 109 .

(Les formulations de Wagner rappellent la distinction hégélienne entre la forme


« symbolique » de l’art égyptien et la forme « classique » de l’art grec.)
Si donc Wagner considérait au départ que la musique de Bach
était encore pour partie prisonnière du « purement formel », plus tard – après
sa « conversion » par Liszt – il lui semblera entendre dans le prélude « la voix
de la chose en soi » (chaque fois qu’il est fait mention du prélude, on pense
immédiatement au prélude en do dièse mineur) :
On peut vraiment ranger cette musique dans la catégorie du sublime, quand je la
joue, je vois toujours les vieilles cathédrales, c’est comme la voix de la chose en soi ;
les nerfs, les sentiments vous paraissent mesquins à côté de ça ; chez Beethoven, tout
devient dramatique 110 .

Cette remarque, qui semble au premier abord une succession de lieux communs,
multiplie les porte-à-faux. On y retrouve, premièrement, un ancien motif de
l’analyse faite par Wagner de Beethoven : la critique à l’égard d’une musique
qui cherche à être « dramatique » par elle-même, au lieu de trouver dans un
drame la raison d’être et la justification de son style expressif. Mais le concept
de « dramatique » et, partant, le qualificatif de « nerveux », que Wagner convoque
dans sa confrontation avec Bach, s’appliquent également à ses propres œuvres.
Deuxièmement, Wagner recourt à l’image de la restauration de la cathédrale
de Cologne, à laquelle avait été comparée la redécouverte de la Passion selon
saint Matthieu – qui en réalité était une première découverte. Troisièmement,
le concept de « chose en soi » doit se comprendre sans aucun doute dans un sens
schopenhauerien ; or la métaphysique de la « volonté » est incompatible avec
la métaphore des « planètes tournant les unes autour des autres » qu’inspirera
deux ans plus tard à Wagner la fugue en si mineur du premier livre du Clavier
bien tempéré 111 . Quatrièmement, comme déjà en 1850 lorsqu’il distinguait une
forme « symbolique » d’une forme « classique », Wagner s’inspire de l’esthétique
de Hegel dans l’opposition qu’il établit entre le beau comme stade de dévelop-
pement tardif et le sublime comme stade antérieur. Mais s’il considérait en

504
WAGNER ET BACH

1850 l’art symbolique égyptien comme une forme préalable et rudimentaire du


classicisme grec, le style sublime incarné par Bach lui apparaît en 1870 comme
« supérieur »  :
Il faut les [Dürer et Bach] considérer tous deux […] comme la fin du Moyen Âge, car
regarder Bach comme notre contemporain est une absurdité. Ils sont doués tous les
deux de cette imagination riche et mystérieuse qui se passe de la beauté, mais qui
atteint le sublime qui dépasse la beauté 112.

Or, poser la supériorité du sublime sur le beau implique de considérer que la


musique « pure » – à laquelle, dans la Théorie générale des beaux-arts de Sulzer
comme dans la recension de la 5e symphonie de Beethoven par Hoffmann, s’est
toujours rapportée l’esthétique du sublime – est la « véritable » musique : « Bach
est […] le véritable musicien. Les autres, Mozart, Beethoven, se rapprocheraient
plutôt du poète 113 . » À la fin de sa vie, Wagner, qui ne se sent plus tenu de défendre
tous azimuts son œuvre et ses idées, devient généreux. S’il n’abandonne pas
explicitement la maxime qui fondait autrefois son esthétique et sa dramaturgie
– maxime selon laquelle, sans « motif formel », c’est-à-dire sans une motivation
par le langage et par la danse, la musique n’embrasse que du vent –, il la suspend
implicitement pour rendre justice à Bach.

Bach et Beethoven

L’idée d’un « musée imaginaire » réunissant l’ensemble de l’histoire


de l’art sous l’égide d’une justice historique universelle était profondément
suspecte aux yeux de Wagner. Il lui répugnait de réduire à une simple distance
temporelle une différence de nature essentielle, comme celle existant entre
Bach et Beethoven. Dans la fugue de Bach et la sonate de Beethoven, Wagner
croit reconnaître au contraire ce qu’August Halm désignera plus tard comme
« deux cultures musicales » entre lesquelles il s’agit, non pas d’établir un lien,
mais au contraire de trancher, car l’écart qui les sépare ne se résout pas dans le
processus d’évolution historique :
Car, avec une sensibilité réelle, écrivait Wagner en 1852 dans « Une communication
à mes amis », il faut que la perception de ces différences [qui séparent les œuvres de
tous les peuples et de toutes les époques, NdA] nous soit dans le même moment tout

505
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

à fait insupportable, presque aussi pénible et désagréable qu’une séance de musique


où nous entendrions S. Bach à côté de Beethoven 114 .

Plus tard, la sonate apparaîtra à Wagner comme un retour en arrière


par rapport à la fugue, même si la vénération qu’il éprouve pour Beethoven le
retiendra de le dire de façon aussi tranchée. Après avoir joué une nouvelle fois
le prélude en do dièse mineur – qui produit sur lui une « impression indicible »,
selon Cosima –, Wagner évoque « l’affadissement que la sonate a apporté à cette
forme de “prélude et fugue” » 115. Quant à l’interprétation par Joseph Rubinstein
de la fugue en ré bémol majeur du Clavier bien tempéré, elle le transporte « dans
un état tout à fait extatique ». Cosima rapporte ainsi ses paroles :
C’est comme si de la vraie musique retentissait maintenant pour la première fois […]
Comme la forme de la sonate, ce produit italien, paraît plate et conventionnelle en
comparaison ; par le seul fait qu’il a redonné une vie immense à ce que cette forme
comporte d’accessoire, Beethoven se rapproche de Bach 116 .

Par élément « accessoire », Wagner n’entend évidemment pas le matériau théma-


tique – auquel August Halm reprochait son appauvrissement mélodique par
rapport au matériau thématique des fugues de Bach –, mais uniquement le
traitement des thèmes et des motifs, le travail de « décomposition » (que Wagner,
conformément aux préjugés de la théorie des formes de son époque, considère au
départ comme secondaire, mais dans laquelle il reconnaîtra pourtant l’élément
« qui donne vie » à la forme et la constitue de l’intérieur.) Wagner, au demeurant,
ne rend pas justice à la fugue de la sonate « Hammerklavier » de Beethoven : « Il
parle de la fugue de Bach comme d’un genre disparu, en comparaison duquel la
fugue dans la sonate opus 106, par exemple, n’est qu’un enfantillage 117. » Wagner
ne voit pas que la fugue de Beethoven pousse à l’extrême le principe de dévelop-
pement des thèmes et des motifs – qu’elle est une fugue née de l’esprit de la forme
sonate –, alors même que le traitement des thèmes et motifs est à ses propres yeux
ce qui rapproche Beethoven de Bach – en ce qu’il « redonne vie » au « produit
italien ». Wagner devait savoir, ou tout du moins pressentir, que la technique
développée par Haydn dans ses quatuors à cordes opus 20 et opus 33 était inspirée
par la tradition de la fugue, même si ce n’était pas celle de Bach, de sorte que le
mouvement inverse opéré par Beethoven, sa transformation de la fugue sous

506
WAGNER ET BACH

les conditions de la forme sonate, aurait dû l’inciter à parler à son sujet d’une
« dialectique historique », d’un retour de l’origine comme conséquence tardive.
La confrontation avec Beethoven révèle combien Wagner reste
partagé dans son approche de Bach, même après la « révélation » dont il est
redevable à Liszt. D’un côté, l’œuvre de Bach – c’est-à-dire, pour Wagner, le Clavier
bien tempéré – apparaît comme la « véritable » musique, comme la substance dont
se nourrira, directement ou de manière latente, toute la musique à venir :
M. Rubinstein nous joue encore des fugues du Clavier bien tempéré : « C’est comme la
racine des mots », dit R. et, plus tard : « Les rapports de cette œuvre avec toute autre
musique sont ceux du sanscrit avec les autres langues. » 118

Mais d’un autre côté, Wagner perçoit entre Bach et son propre présent une
distance qui ne peut être comblée – si tant est qu’elle puisse l’être – qu’au moyen
de la réflexion historique. (Pour Mozart et Beethoven, déjà, l’œuvre de Bach était
de la « musique ancienne », mais l’œuvre de Mozart et celle de Beethoven ne le sont
toujours pas devenues à ce jour. La « musique ancienne » n’est pas une catégorie
chronologique, mais historico-théorique, qui signale une solution de continuité
entre l’époque baroque et la période classique.) Wagner écrit ainsi en 1865 :
Depuis quelque temps, comme on est à bout de science avec Beethoven, on s’occupe
de préférence de Sébastien Bach, comme s’il devait être plus facile de tirer au clair
cette énigme, la plus merveilleuse de tous les temps. L’intelligence de la musique de
Bach requiert une éducation musicale si spéciale et si profondément réf léchie que,
révélée par surcroît suivant le mode frivole de l’exécution moderne, le faux pas qui
[consiste] à croire le public mûr pour l’entendre ne peut s’expliquer que par ce fait
que ceux qui le commettent quand même, ne savent nullement ce qu’ils font 119 .

Cette réflexion que préconise Wagner est d’ordre historique : c’est la conscience
d’une altérité et d’un caractère étranger que l’on ne saurait abolir qu’à condition, non
pas d’actualiser le passé – « suivant le mode frivole de l’exécution moderne » – mais
de le concevoir comme une origine et préhistoire du présent, de la compréhension
de laquelle dépend notre propre identité culturelle, qui, tout comme notre identité
personnelle, est une fonction de la mémoire. On lit ainsi dans son texte sur
Beethoven daté de 1870 : « En tout temps la musique de Beethoven sera comprise,
tandis que la musique de ses prédécesseurs ne nous est intelligible, le plus souvent,
qu’à l’aide de considérations tirées de l’histoire de l’art 120. »

507
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

Le fait que Wagner voit dans l’œuvre de Bach la « véritable musique »,


tout en postulant qu’il faut passer par la réf lexion pour la comprendre, entre
en contradiction avec le dogme de l’immédiateté propre à son esthétique,
c’est-à-dire avec la revendication d’une compréhension émotionnelle directe,
qui lui paraît assurée pour toujours chez Beethoven. En outre, l’apothéose de
Bach est incompatible avec la thèse wagnérienne selon laquelle la musique a
besoin d’un « motif formel » résidant dans le langage ou la danse. Et l’idée
que la musique de Bach fait penser « au monde antérieur à l’homme », tout en
confirmant cette musique « pure » dans son statut de musique « véritable » 121 ,
l’ancre ontologiquement par-delà l’histoire humaine – une histoire au sein de
laquelle la symphonie inspirée par la danse atteint avec Beethoven un degré
d’expressivité tel qu’il fait apparaître le fondement de la musique dans le drame
comme une nécessité esthétique.

« Mélodie infinie »

Le soir, M. Rubinstein joue très bien trois préludes et fugues de Bach extraits du
second livre [du Clavier bien tempéré]. À propos de la première fugue (no 14, en fa dièse
mineur), la plus belle, R. dit : « C’est comme la nature qui ne peut nous comprendre et
que nous ne pouvons comprendre, c’est aussi la mélodie infinie ! » 122
Tout y est en germe de ce qui s’épanouira sur le sol prodigue de l’imagination beetho-
vénienne ; beaucoup de choses chez Bach sont écrites inconsciemment, comme en
rêve ; la mélodie infinie y est prédestinée 123 .

L’expression de « mélodie infinie » a été forgée par Wagner en 1860


dans son essai sur la « Musique de l’avenir » [« Zukunftsmusik »], et n’appa-
raîtra plus nulle part dans ses écrits ultérieurs. Son emploi pour caractériser
les fugues de Bach peut paraître au premier abord étrange et mystérieux. (Sa
caractéristique extérieure la plus tangible, le pont jeté par-dessus les césures,
n’est pas spécifique au contrepoint de Bach puisqu’elle vaut aussi bien pour la
polyphonie de Palestrina.) Or, précisément, les propriétés par lesquelles le sujet
et le contrepoint, dans la fugue en fa dièse mineur du second livre du Clavier bien
tempéré, s’écartent du concept de mélodie pris dans son sens courant, donnent
une clé pour comprendre l’idée de « mélodie » telle que Wagner l’a mise en œuvre
dans ses drames musicaux à partir de l’Or du Rhin.

508
WAGNER ET BACH

Par ses syncopes qui masquent l’armature des mesures, le sujet


de la fugue se maintient dans un état de f lottement rythmique qui rappelle
lointainement – si l’on fait valoir certaines analogies esthétiques au-delà des
divergences stylistiques – le prélude de Parsifal.
En outre, le sujet s’étend sur trois mesures, échappant ainsi à la
« carrure » <Quadratur> syntaxique tant honnie par Wagner : c’est-à-dire aux
périodes de deux, quatre et huit mesures, dont la régularité paraît étriquée au
Wagner de la dernière période. La syntaxe irrégulière, non « carrée » – dans laquelle
les groupes de quatre mesures, sans être nécessairement exclus, ne constituent plus
la norme – est l’une des caractéristiques structurelles fondamentales de ses drames
musicaux depuis l’Or du Rhin. La « prose musicale » est le corrélat ou la conséquence
du vers allitératif, que Wagner considère comme la seule forme poétique adéquate
à la matière des mythes germaniques. Dans un tel vers, le nombre de syllabes
accentuées peut être tout aussi irrégulier que le nombre de syllabes non accentuées
qui les séparent. Du point de vue de la technique compositionnelle, de la structure
syntaxique musicale, c’est tout bonnement de la prose.
Or l’irrégularité de la syntaxe imposait une transformation
profonde du concept de mélodie, qui est la catégorie centrale de la poétique
musicale de Wagner. Dans Lohengrin encore, la « carrure » était largement
respectée – sauf dans quelques scènes anticipant la technique compositionnelle
de l’Anneau du Nibelung, comme le dialogue entre Ortrud et Telramund au début
de l’Acte II. La mélodie traditionnelle, dans laquelle la structure syntaxique
régulière et la progression cadentielle de l’harmonie qui lui est liée sont
fondamentales, était maintenue pour l’essentiel, et c’était une des raisons de la
popularité dont jouissait Lohengrin depuis les années 1850. (À la différence de
Wagner, les musicologues du xix e siècle n’étaient guère conscients du fait que
la caractéristique fondamentale de la mélodie au sens courant du terme est sa
simplicité syntaxique et harmonique.)
Contrairement à la structure formelle de Lohengrin, la syntaxe non
« carrée » de la Tétralogie et des drames musicaux tardifs exclut toute possibilité
que le « rythme en un sens général 124 » <Rhythmus im Groß en> – c’est-à-dire des
correspondances créatrices de forme entre un premier et un second élément
dans les différents ordres de grandeur : du temps à la période en passant par la

509
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

mesure et la demi-période – vienne en appui de la mélodie et la fasse apparaître


comme une configuration homogène dotée d’une cohésion interne. Depuis
l’Or du Rhin, Wagner – prenant à rebours l’acception usuelle du terme – entend
par « mélodie » l’interaction et l’imbrication d’une « mélodie du vers » et d’une
« mélodie orchestrale » constituée de leitmotive. En d’autres termes : la mélodie
– du moins dans son sens supérieur, qui subsume ses conceptions partielles – est
conçue comme une polyphonie, ou comme le produit d’une polyphonie.
Dans son essai sur la « Musique de l’avenir », Wagner illustre cette idée
de « mélodie totale » née de la réunion des voix d’une composition polyphonique
en prenant l’exemple du motet de Bach Singet dem Herrn ein neues Lied [Chantez
au Seigneur un chant nouveau] – une œuvre qu’il cite régulièrement depuis qu’il
l’a entendue, à Dresde, sous la direction du chef de chœur Fischer, qui lui a fait
forte impression :
De cette manière, non seulement la polyphonie conserva sa liberté de mouvement,
mais encore elle fut portée à un degré de perfection tel que chacune des voix put,
grâce à l’art du contrepoint, contribuer avec indépendance à rendre la mélodie
rythmique, et il en résulta que la mélodie ne se fit plus entendre, comme au début,
dans le canto fermo, mais dans chacune des voix concertantes 125 .

La « contribution » des voix à la « mélodie rythmique », par le contrepoint


qu’elles forment au choral, n’a rien à voir avec une imitation du cantus firmus,
car le traitement du choral, dans Singet dem Herrn ein neues Lied, ne repose nulle
part sur le principe d’imitation. Ce que Wagner semble donc vouloir dire, c’est
que « la » mélodie – comprise comme « mélodie totale » – est constituée aussi par
les contre-chants.
La technique d’élaboration polyphonique de la mélodie, qui apparaît
ainsi comme caractéristique de la « mélodie infinie » – que ce soit sous la forme
du contrepoint fugué ou d’une complémentarité entre « mélodie du vers » et
« mélodie orchestrale » – trouve son expression emblématique dans le rapport
entre sujet et premier contrepoint de la fugue en fa dièse mineur. Non seulement
les voix se complètent sur le plan rythmique – l’une avance, tandis que l’autre est
suspendue – mais le « trait » mélodique du sujet, la progression par sauts de seconde
descendante de la sus-dominante à la tonique, ne reçoit sa véritable « motivation »

510
WAGNER ET BACH

que du contre-chant : sous l’effet du contrepoint, les notes du sujet deviennent des
dissonances, réduites à l’alternative entre résolution et progression.
La conception hétérodoxe proposée par Wagner de la mélodie – qui
justifiait de parler de « mélodie infinie » dans le cas des préludes et fugues de Bach –
se caractérise donc par un rythme flottant qui suspend provisoirement la mesure,
par une syntaxe irrégulière et sans « carrure » et par une polyphonie contribuant
à créer l’élément mélodique. Mais tout cela ne doit pas nous faire perdre de vue
que la marque essentielle de la mélodie est la continuité : une continuité qui est
tout aussi fondamentale chez Wagner que chez ses prédécesseurs, mais dont l’essai
sur la « Musique de l’avenir » donne une interprétation radicalement différente de
celle de l’esthétique et de la théorie musicales traditionnelles.
La « carrure » abandonnée et réprouvée par Wagner – l’association
d’un premier élément et d’un second qui lui correspond, par quoi la régularité
des mesures procède de celle des temps, et celle des demi-périodes de celle des
mesures – était, elle aussi, un moyen d’assurer la continuité et la cohésion des
parties. (« Déchirement », discontinuité : telle était la critique formulée par Hegel,
Grillparzer, et même Wagner dans Opéra et drame, à l’encontre de Weber, à qui ils
tenaient rigueur d’avoir sacrifié la « belle » mélodie aux détails « caractéristiques ».)
Pour pouvoir justifier un concept de mélodie qui abroge la carrure
tout en étant capable de maintenir la continuité, Wagner associe à l’élément
formel, syntaxique, un élément qui relève du contenu : dans « Musique de
l’avenir », l’expression « mélodie infinie » implique que l’auditeur soit « forcé
de reconnaître à chaque accord harmonique, à chaque pause rythmique, une
signification mélodique 126 ». L’essentiel n’est pas l’effacement des césures, qui
ne constitue qu’une caractéristique extérieure, mais le f lot ininterrompu
d’un cours mélodique dans lequel chaque son est éloquent et expressif (cette
expressivité mélodique pouvant très bien être créée en partie par la polyphonie,
comme dans la fugue en fa dièse mineur). Pour le dire d’une formule négative :
la « mélodie infinie » naît de l’exclusion de l’insignifiant (du « non-mélodique »)
et du décousu, du déchiré (de l’isolé et du limité).
La critique de la « carrure » s’en prend donc avant tout aux formules
toutes faites et aux remplissages, dont est rarement exempte la syntaxe musicale
régulière fondée sur le principe de correspondance : « Chez les prédécesseurs

511
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

de Beethoven, nous voyons encore ces lacunes fâcheuses s’étendre même dans
les morceaux symphoniques entre les motifs mélodiques principaux 127. » Seuls
Bach et Beethoven, à en croire Wagner, parviennent à ne pas interrompre la
continuité mélodique par des formules vides et insignifiantes :
Le soir, M. Rubinstein nous joue la fugue pour orgue en si majeur de Bach dont le
prélude enchante R. ; il dit que l’on ne peut plus entendre après cela Mozart qui a
encore tant de passages vides, mais seulement Beethoven qui, lui, a eu peur des vides,
et il nous joue la sonate en do majeur 128 .

Partant de la prémisse selon laquelle un son n’est mélodique que


lorsqu’il s’avère « signifiant », Wagner – conséquence à première vue paradoxale,
et absolument contraire au concept habituel de mélodie – en vient à désigner les
développements des symphonies de Beethoven comme l’exemple même d’une
« mélodie unique et rigoureusement continue ». Le caractère signifiant des motifs
issus du thème et la progression sans faille du discours suffisent à justifier une telle
formulation, qui n’est autre qu’une paraphrase du terme de « mélodie infinie » :
Nous y voyons [dans la « construction du premier mouvement de la symphonie de
Beethoven », NdA] la mélodie de danse proprement dite décomposée jusque dans
ses parties constituantes les plus petites ; chacune de ces parties, qui souvent ne
se composent que de deux notes, est tour à tour mise, par la prédominance alter-
native du rythme et de l’harmonie, dans un jour plein d’intérêt et d’expression. Ces
parties se réunissent pour former des combinaisons toujours nouvelles, qui tantôt
vont grandissant, comme un torrent, d’un cours non interrompu [il est évident
que Wagner pense ici aux développements, NdA], tantôt se brisent comme dans un
tourbillon ; toujours elles captivent avec tant de force, par l’attrait de leur mouvement,
que loin de pouvoir se soustraire, un seul instant, à l’impression qu’elles produisent,
l’auditeur, dont l’intérêt est porté au dernier degré d’intensité, est forcé de recon-
naître à chaque accord harmonique, à chaque pause rythmique, une signification
mélodique. Le résultat tout nouveau de ce procédé fut donc d’étendre la mélodie,
par le riche développement de tous les motifs qu’elle contient, jusqu’à en faire un
morceau de proportions vastes et d’une durée notable : ce morceau n’est autre chose
qu’une mélodie unique et rigoureusement continue 129 .

Une telle continuité, qui est le propre de la « mélodie infinie », Wagner


la loue également dans des œuvres comme le prélude en do majeur du premier
livre du Clavier bien tempéré : « Il y a dans cette continuité […] quelque chose
que l’on ne se lasse pas de suivre, de la même manière qu’on peut contempler

512
WAGNER ET BACH

sans fin le cours d’un f leuve 130 ». Mais elle ne saurait être confondue avec le
« cours unitaire » <Einheitsablauf> (Heinrich Besseler) du baroque tardif. Ce n’est
pas l’uniformité de la figuration qui est décisive, mais le rapport entre cette
uniformité et le rythme irrégulier et f lottant de la cantilène dissimulée dans
la figuration : « Ensuite, quelques passages du Clavier bien tempéré de Bach et R.
dit qu’il ne peut suffisamment louer l’originalité mélodique de ces figures 131 . »
Wagner ira même jusqu’à déclarer, sans crainte du paradoxe,
que la « mélodie infinie », chez Bach, comme dans l’opus 101 Beethoven, « se
produit en fait sans mélodie » – comprendre : sans mélodie « carrée » ; « on
peut vraiment dire que, comparée à cela [la mélodie de Bach, NdA], la mélodie
que j’appellerais « carrure » est une décadence » 132. Le premier mouvement de
l’opus 101 de Beethoven réunit toutes les caractéristiques qui font le propre de
la « mélodie infinie », qui est la véritable musique – quoiqu’il s’y trouve encore
quelques traces de « carrure » : une syntaxe partiellement irrégulière (le thème
principal se compose de 2 + 3 mesures et n’est assimilable à la « carrure » qu’en
apparence, du fait du chevauchement de la cinquième mesure avec la première
de la répétition), le jeu de complémentarité entre une voix supérieure et un
contre-chant produisant une « mélodie totale » polyphonique (le contre-chant
lui-même, comme le montre le développement, est thématique) et une continuité
qui ignore toute césure entre premier et second thèmes (on ne parvient à
une cadence qu’au début de l’épilogue). Chez Beethoven, la « carrure abolie »
– c’est-à-dire effacée, conservée de façon latente et transposée à un degré de
développement supérieur – fait donc partie intégrante de la « mélodie infinie ».
Chez Bach, au contraire, la « mélodie infinie » est fondée en elle-même, par-delà
sa « carrure » : sans processus dialectique pour la faire advenir.

Une métaphore

La langue de Bach est à la langue de Mozart, et à celle de Beethoven finalement,


comme le sphinx égyptien à la statue grecque 133 .

L’étrange métaphore du sphinx confère à la musique de Bach un


caractère de mystère ; mais ce qu’elle est censée avant tout signifier, c’est que le
langage musical baroque n’est qu’à moitié humain, à la différence du langage

513
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

humain du classicisme. En 1850, le moindre degré d’expressivité subjective qui


distingue Bach de Mozart et de Beethoven était encore pour Wagner la marque
d’un défaut esthétique.
La comparaison avec le sphinx réapparaît des décennies plus tard
dans le Journal de Cosima. Mais cette musique non encore marquée par le
principe d’expressivité s’y présente cette fois comme un monde englouti, dont
la voix, qui nous parvient de loin, suscite en nous nostalgie et tristesse :
Ensuite, R. joue le prélude en do dièse mineur du Clavier bien tempéré, impression
indicible. Cela résonne en nous comme la plainte tranquille d’un sphinx ou de dieux
qui disparaissent ou encore de la nature après la création de l’homme 134 .

Entre 1850 et 1878, le jugement historico-philosophique de Wagner et


la métaphore dont il use pour exprimer son sentiment sont restés en substance
inchangés : la musique de Bach se situe par-delà toute subjectivité – cette subjectivité
dans laquelle les Européens de l’époque moderne ont voulu voir une émancipation
de l’homme accédant à lui-même. Mais si le caractère « antérieur à l’homme » – « Il
a dit récemment au sujet de Bach qu’il lui faisait penser “au monde antérieur à
l’homme” 135 », écrit Cosima dans son Journal – dénotait en 1850 un stade de dévelop-
pement rudimentaire, il marque vers 1880 la grandeur des temps anciens. Le
« purement formel » – dans la terminologie wagnérienne un mode déficient de
musique – est devenu, après la « révélation » dont il est redevable à Liszt, une image
de la « structure de l’univers », ou de la « chose en soi » au sens de Schopenhauer.
Les prémisses métaphysiques sur lesquelles reposent les formulations
changeantes de Wagner entretiennent entre elles un rapport précaire, qui
n’est pas sans affecter sa lecture de Bach. (Parler ici de simple rhétorique, où
la réf lexion philosophique n’aurait pas sa place, serait une erreur : ce qui,
chez Wagner, semble relever de l’effet de manche se révèle bien souvent une
dialectique sophistiquée qui mérite d’être prise à la lettre.)
R. en vient aussi à parler des fugues de Bach, dont la plupart sont à peine modulées :
« C’est comme la structure de l’univers qui se meut selon une règle éternelle, sans
passion, la souffrance du monde y est certes incluse, mais pas de la même manière
que dans les autres musiques. » 136

L’idée que la musique présente une image de la structure du cosmos est un topos de
la théorie musicale issu de l’Antiquité ; mais le contenu et les objets de la « musique »

514
WAGNER ET BACH

ayant évolué au fil du temps, ce topos lui-même s’est transformé. Chez Kepler, et
encore chez Herder, qui en 1800 cite Kepler dans Calligone, le terme de « musique »
renvoie avant tout à l’organisation des échelles de sons qui contient la « règle de la
création ». Mais quand Goethe, inspiré par l’écoute de certaines fugues, s’exprime
à propos de Bach, il se réfère à des œuvres d’art particulières et non plus au système
de sons en général : « Je me suis dit : c’est comme si l’harmonie éternelle s’entre-
tenait avec elle-même, comme cela devait s’être produit dans le sein de Dieu, juste
avant la création du monde, et cela se mouvait aussi en moi-même 137. »
La conception selon laquelle la musique (qui, pour Wagner comme
pour Goethe, s’incarne toujours dans des œuvres d’art individuelles) traduit en
sons la « règle de la création » – qu’il s’agisse de l’idée précédant la création ou de
l’idée contenue en elle – semble entrer cependant en conflit chez Wagner avec la
métaphysique de Schopenhauer, laquelle définit la « cause de l’être » <Seinsgrund>,
la « chose en soi », comme une « volonté », c’est-à-dire une pulsion et une poussée
aveugles : comme une « souffrance du monde », pour reprendre les termes employés
par Wagner en 1878. La musique antérieure au principe de subjectivité, qui révèle
une « idée du monde », apparaît comme lointaine et « dépourvue de sentiments » :
« La musique de Bach est assurément une idée du monde, ses représentations
dépourvues de sentiments en sont précisément aussi dépourvues que la nature
même 138. » Mais la « chose en soi », telle que la conçoit Schopenhauer, est tout le
contraire d’une « nature dépourvue de sentiments », puisqu’elle est « passion,
volonté ». Wagner, indifférent à une telle collision métaphorique, ne craint pas de
faire s’entrechoquer les interprétations antagonistes :
Il reste à peu près dans cet état d’esprit, écrit Cosima, jusqu’à ce que l’on joue la fugue
en si mineur de Bach. « Quel monde, s’écrie-t-il, des planètes qui tournent les unes
autour des autres, pas de sentiments, et pourtant la passion, le vouloir […]. » 139

La résolution de ce paradoxe, qui seule permet véritablement de


comprendre la lecture wagnérienne de la musique de Bach, semble se trouver
dans une réf lexion de 1883 notée par Cosima : « À l’aller, R. parle des fugues de
Bach, “le chaos y devient harmonie” […] 140. » Dans la mesure où le « chaos », dont
procède l’« harmonie » qui régit la « structure de l’univers », reste compris en
elle comme un élément « aboli », on peut dès lors concevoir une nature dont la
structure fondamentale se manifeste dans l’image de « planètes qui tournent les

515
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

unes autour des autres », sans avoir à nier pour autant la « souffrance du monde »,
la « volonté » schopenhauerienne. Car l’« ordre », chez Wagner – de même que
l’apollinien chez Nietzsche dans sa relation au dionysiaque –, n’est pas une
instance primordiale absolue : il s’inscrit dans une dialectique.
Dans la métaphysique de Schopenhauer, la « volonté » est l’élément
originel, vis-à-vis duquel le « monde phénoménal » aussi bien que la musique se
comportent comme une image <Abbild> vis-à-vis de son modèle <Urbild> :
La musique, abstraction faite de sa valeur esthétique et interne, la musique, consi-
dérée d’une manière purement extérieure et empirique, n’est pour nous qu’un
procédé qui permet de saisir sans intermédiaire et in concreto des nombres très
grands et les rapports très compliqués qui les relient, alors que les uns et les autres
ne pourraient sans la musique être immédiatement compris [...] 141 .

Derrière ce « purement empirique » se trouve le métaphysique – la


« volonté » en tant que cause de l’être :
De ces considérations il résulte que nous pouvons regarder le monde phénoménal ou
la nature, d’une part, et la musique, de l’autre, comme deux expressions différentes
d’une même chose qui forme l’unique intermédiaire de leur analogie et que par suite
il est indispensable de connaître, si l’on veut saisir cette analogie 142 .

La structure mathématique qui sous-tend l’échelle des sons et justifie


l’analogie avec la « structure de l’univers » ne constitue donc pas l’essence
véritable de la musique, mais relève au contraire d’une forme de manifestation
« purement extérieure et empirique » : si la « volonté » prime sur le « monde
phénoménal », la musique en tant qu’image de la « volonté » prime alors aussi
sur la musique en tant qu’image de la « structure de l’univers ».
Or, si l’on resitue la lecture wagnérienne de Bach dans le contexte
de la métaphysique de Schopenhauer – seule référence soutenable du point de
vue de l’histoire des idées –, il apparaît alors que, dans les préludes et fugues
de Bach, tels qu’ils lui ont été « révélés » par Liszt, ce n’est pas pour Wagner
l’« harmonie » en tant que telle, mais l’harmonie en tant qu’elle est l’antagoniste
de la « souffrance du monde » – une souffrance imprégnant la nature tout
entière et toujours antérieure à la subjectivité humaine et à son expression –,
qui constitue la substance du discours musical.

516
WAGNER ET BACH

Musique allemande

La lecture wagnérienne de Bach est étroitement liée à l’idéologie


d’une « musique nationale » allemande dont les contours n’ont cessé de se
préciser au sein de la bourgeoisie cultivée du xix e siècle depuis la publication en
1802 de la biographie de Bach par Johann Nikolaus Forkel. Les traits essentiels
de cette idéologie – l’idée d’une affinité naturelle entre la chanson populaire
nationale et le classicisme national, le primat accordé à une musique instru-
mentale ressentie comme spécifiquement allemande et les rêveries chimériques
sur une religion de l’art où s’abolirait la substance du christianisme – ont été
formulés par Wagner lui-même dès 1840, notamment dans le cadre de sa lecture
de Bach, avec une vigueur dont on ne peut guère surestimer l’impact historique :
Les motets furent le premier, le plus intime développement de la forme du choral.
Souvent les mêmes airs en fournissaient les thèmes, et ils étaient exécutés en chœur
sans aucun accompagnement. Les plus belles compositions de ce genre sont celles
de Sébastien Bach, auquel on ne saurait refuser, du reste, la première place comme
compositeur sacré, du moins pour la musique protestante 143 .

Chez Wagner, comme chez Philipp Spitta, quoique pour des raisons différentes,
Bach devait son statut de « classique » de la musique sacrée protestante (par
classique, certains esthètes du xix e siècle entendaient non pas le représentant
d’un style classique général embrassant tous les genres musicaux, mais plutôt le
classicus auctor d’un genre particulier) au fait qu’un certain nombre de ses motets
et cantates étaient fondés sur des chorals – chorals que Wagner concevait comme
des « chansons populaires ». Or la chanson populaire – émanation poético-
musicale de l’« esprit du peuple » <Volksgeist> au sens où l’entendent Herder
et Jacob Grimm – passait pour la manifestation originelle d’une substance
ethnique dont le classicisme national était considéré comme la forme la plus
achevée. Wagner écrit en 1882 :
J’ai déjà dit souvent que je considérais la musique comme le bon génie rédempteur
de la nation allemande, et j’ai pu le prouver en montrant la résurrection de l’esprit
allemand depuis Bach et Beethoven : la destinée de l’âme allemande, l’action de ses
sentiments ne se manifestent nulle part avec plus de certitude que là 144 .

On conçoit aisément que Wagner n’ait pas repris explicitement le


topos du siècle qui opposait une culture italienne ou franco-italienne de
xix e

517
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

l’opéra à une culture allemande de la musique instrumentale – topos sur lequel


il fondait sa critique de Verdi. Mais dans la mesure où il distinguait – de façon
aussi tranchée que polémique – le drame musical de l’opéra franco-italien, et
l’interprétait par ailleurs comme l’aboutissement et la transformation de la
tradition symphonique allemande, il n’est pas absurde de penser qu’il partageait
l’idée d’une musique instrumentale spécifiquement allemande : une musique
instrumentale dont on pensait alors qu’elle avait pris chez Bach la forme d’un
« art musical pur et absolu » (Eduard Hanslick). C’est le Clavier bien tempéré qui
constituait chez tous – et pas seulement chez Wagner – la clef de voûte de la
renaissance de Bach (bien que l’on vénérât la Passion selon saint Matthieu comme
un « monument »). Or, ignorant à dessein l’objectif didactique que Bach avait
en tête – objectif qui avait perdu de son crédit depuis que la poésie didactique
avait été exclue des genres proprement « poétiques » –, on tenait les préludes
et fugues pour le paradigme de la musique pure : une musique existant pour
elle-même, sans remplir de fonction, tel un art autonome exigeant de l’auditeur
l’absorption contemplative si ardemment prônée par Schopenhauer. L’idée
formelle réalisée par l’œuvre pour clavier de Bach – réalisation qui impres-
sionnait tant les compositeurs du xix e siècle, Wagner mais aussi Schumann,
Mendelssohn, Brahms et Schoenberg – pourrait se décrire, dans une première
approche, comme l’unité sans faille entre contrepoint et « cantabilité » ouverte
ou latente. Ce qui semblait s’exclure était chez Bach indissociablement mêlé,
et cette osmose, de surcroît, masquait par une apparence de facilité les efforts
nécessaires pour faire naître à chaque instant l’expressivité de la construction
et, réciproquement, la construction de l’expressivité – cette expressivité en
laquelle Wagner voyait la manifestation d’une « souffrance du monde » au-delà
de la simple subjectivité. Cette rigueur formelle alliée à une substance expressive
inaltérée faisait de l’expression musicale – pour le dire dans les termes de la
métaphysique de la musique instrumentale développée par Wackenroder et
Schopenhauer – un langage situé au-dessus et au-delà du langage des mots, un
langage de l’« indicible ». Ainsi, dans les préludes et fugues de Bach, tels qu’on
les comprenait au xix e siècle, aff leurait l’idée d’une musique pure et absolue,

518
WAGNER ET BACH

détachée des affects de ce monde, une musique qui, parce qu’elle rompait avec
l’expression sonore des sentiments dans son acception empirique – parce qu’elle
devenait « dénuée d’émotions », comme le disait Wagner – pouvait apparaître
comme l’emblème de l’absolu métaphysique.
Bien que Wagner, vers 1850, forgeât le concept de « musique pure »
dans une intention polémique, et qu’il l’évitât par la suite, les idées que la
bourgeoisie allemande cultivée associait à ce terme ne lui étaient nullement
étrangères : lui-même considérait que les préludes et fugues de Bach étaient une
musique « sans affects », de même qu’il partageait l’interprétation métaphysique
qui voyait en eux une image ou intuition de l’absolu. Et son idée d’une religion
de l’art <Kunstreligion> – plus précisément, la tournure qu’il donnait à cette idée
déjà préfigurée sous différentes formes chez Wackenroder, Schleiermacher et
Hegel – ne procédait pas seulement de la composition de Parsifal : elle lui venait
également de sa lecture de Bach, qui lui était contemporaine. Inutile de dire
qu’une telle interprétation était incompatible avec le luthéranisme orthodoxe
de Bach. Mais ne nous y méprenons pas : loin de vouloir séculariser la substance
religieuse de l’œuvre de Bach, ce qui serait revenu à l’ignorer, Wagner tentait au
contraire de la « sauver » en la transformant. Ainsi, en 1880 :
On pourrait dire que, lorsque la religion devient artificielle, il est réservé à l’art
d’en sauver l’essence en se resaisissant de la valeur métaphorique <sinnbildlich> des
symboles mythiques que la religion tenait pour vrais et voulait que l’on croie tels, afin
de faire connaître par leur représentation idéale la vérité profonde cachée en eux 145.

Selon Wagner, qui conçoit la religion au prisme de sa lecture de Bach,


la musique – qui pour Hoffmann n’est plus seulement destinée au culte, mais est
devenue « le culte lui-même » 146 – a absorbé en elle la substance de la religion, en
tant qu’art autonome, libéré de toute fonction – y compris liturgique. Ce n’est
pas sa place dans la liturgie mais son caractère artistique qui est garant de la
« religiosité » de la musique. Dans la mesure où les « symboles mythiques » – que
Bach prenait encore à la lettre et sur lesquels étaient fondés ses textes ainsi que
sa musique vocale, conçue comme interprétation des textes – ne sont qu’une
simple « enveloppe », c’est « l’autonomisation » de la musique – la rupture de

519
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

Parsifal s’approche du château du Graal. Décors de Bayreuth, 1883.


Musée Richard Wagner, Bayreuth.

Lorsqu’il eut mis en musique la réplique de Gurnemanz « Ici le temps devient espace », Wagner
déclara à Cosima qu’il venait de composer une phrase philosophique. Mais c’est au fond toute
la musique, dans la mesure où celle-ci crée une forme (au sens où l’entend l’époque moderne),
qui pourrait illustrer la formule de Wagner. Car le sens de la forme est de dépasser la nature
« transitoire » de la musique, que Kant tenait pour un défaut insurmontable, et de faire surgir
dans la conscience esthétique une structure à partir du processus sonore. Parvenu à la fin d’un
mouvement, l’auditeur peut visualiser cette structure, de sorte que « le temps [est devenu] espace ».

l’« enveloppe » – qui met au jour l’« essence de la religion ». La grandeur artistique


de l’œuvre de Bach autorise à transférer la substance religieuse de la liturgie,
que Bach croyait servir par la musique, à la musique elle-même, dans laquelle,
d’après Wagner, il était « véritablement religieux ». En tant qu’« art musical pur
et absolu », la musique de Bach est métaphysique ; en tant qu’« opus metaphysicum »
(Nietzsche), elle est religieuse.

520
WAGNER ET BACH

« Continuation de Bach »

J. Rubinstein joue d’abord des fugues de Bach pour orgue (en la mineur et do mineur),
très belles, « un peu dramatisées » dit R., mais il en est très heureux, puis des pièces du
Clavier bien tempéré, un prélude en fa dièse mineur (no 14) ; cela nous rappelle les Maîtres
chanteurs et R. joue la scène de l’assemblée des Maîtres chanteurs (« la continuation de
Bach ») et termine ainsi magnifiquement la partie musicale de cette soirée 147.

Ce qui rappelait les Maîtres chanteurs à Richard et à Cosima Wagner


ne semble guère faire de doute : le motif principal du prélude en fa dièse mineur,
composé de quatre doubles croches et de deux croches (3e mesure), est rythmi-
quement et mélodiquement quasiment identique au motif de la scène finale des
Maîtres chanteurs par lequel le peuple rend son jugement sur Beckmesser (« Scheint
mir nicht der Rechte »). La similitude est renforcée par le fait que la combinaison
contrapuntique avec la version diminuée du motif des Maîtres chanteurs trouve
elle-même son « anticipation » dans le prélude de Bach (8e mesure), quoique
sur le plan de la structure rythmique seulement. Et pourtant, lorsqu’il entend
montrer que sa musique est une « continuation de Bach », Wagner ne cite pas
cette partie de la scène finale des Maîtres chanteurs – ni le passage correspondant
de l’ouverture – mais l’« assemblée des maîtres chanteurs » qui forme le début de
la scène 3 de l’Acte I.
Cette phrase au contrepoint inhabituellement dense, presque
toujours à trois ou quatre voix, qui évoque le xvie siècle par le biais d’associations
avec la musique du début du xviiie siècle, est une caractéristique fondamentale
– quoique trop peu spécifique pour que l’on puisse y voir une « continuation de
Bach » –, qui ne prend tout son sens qu’une fois mise en rapport avec le fait qu’une
polyphonie strictement diatonique et non chromatique caractérise le « ton » ou
la « couleur locale » dans les Maîtres chanteurs. Wagner soulignait chez Bach non
pas la richesse tonale, ni les amples modulations, mais au contraire l’économie
de moyens harmoniques avec laquelle il parvenait à détailler le contrepoint.
Dans ses éloges des autres, Wagner trouvait en général la confirmation d’une
tendance de sa propre musique. La scène de l’assemblée des maîtres chanteurs
(jusqu’à « Beliebt’s, wir schreiten zur Merkerwahl ») ne comprend pas moins de
170 mesures, mais ces mesures, par volonté de simplicité – et hormis une
modulation abrupte en la majeur et un retour à la tonalité principale tout aussi

521
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

surprenant, car il n’est pas amené par une longue suite de modulations pleines
d’attraits harmoniques – ne quittent jamais la tonalité de fa majeur, se limitant
au sein de cette tonalité aux seules notes adjacentes.
D’autre part, la polyphonie, qui vient compenser cette harmonie
réduite, ne donne pas davantage dans l’opulence. Elle se distingue elle aussi par
une économie de moyens que Wagner comptait sans doute parmi les particularités
de sa propre « continuation de Bach ». Le nombre de motifs est plus réduit que ce
à quoi l’on aurait pu s’attendre ; Wagner pourvoit en fait à ce long développement
en recourant à huit motifs environ, brefs de surcroît. (Il est quasiment impossible
d’effectuer un décompte exact des leitmotive, car les limites sont f loues entre
motifs indépendants et dérivés, entre les motifs fixés en formules répétées et ceux
qui ne font qu’une apparition passagère. Chaque interprète, selon les objectifs
qu’il poursuit, tracera entre eux une frontière différente.)
La caractéristique déterminante de la lecture de Bach qui sous-tend le
style des Maîtres chanteurs réside dans le fait que les voix s’y composent de motifs,
mais que leurs relations mutuelles n’en produisent pas moins l’impression
d’une continuité parfaite. (Toute réception est toujours une interprétation, et
l’on ne saurait mesurer sans plus de façon une forme dérivée à l’aune de son
modèle, comme si le sens de ce modèle était fixé sans équivoque, car cette forme
dérivée se répercute à son tour sur celle dans laquelle le modèle se manifeste :
le problème du cercle herméneutique se pose dans le cas de l’appropriation
pratique aussi bien que théorique du passé.)
Si donc Wagner, comme on est en droit de le supposer, pensait
partager avec Bach l’art de déployer une « mélodie infinie » en partant de motifs
distincts – et par là même dotés d’une signification symbolique – qu’il tissait
dans un entrelacs contrapuntique toujours plus dense, la spécificité de sa
lecture de Bach se donnera d’autant mieux à voir si on lui oppose celle d’Ernst
Kurth, qui caractérise pour sa part le contrepoint de Bach comme « linéaire ».
L’adjectif « linéaire », qui dans les années 1920 inf luença la réception de l’œuvre
de Bach sur le plan non seulement théorique mais compositionnel, implique
précisément qu’un trait mélodique ininterrompu, recouvrant l’articulation des
motifs, conduit les différentes voix de l’intérieur et que la polyphonie consiste
en la simultanéité de voix indépendantes progressant côte à côte.

522
CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG

Wagner, au contraire, souligne – et cela va de soi, car on serait sinon


bien en peine de parler d’une affinité intérieure entre le style contrapuntique de
Bach et le sien – d’une part l’articulation des motifs et, de l’autre, l’interdépendance
des voix. Ce n’est pas la voix individuelle qui est linéaire : l’impression de
continuité, qu’est censée éclairer l’idée de contrepoint « linéaire » défendue par
Kurth, procède bien plutôt d’une dialectique des voix. Et ce n’est pas un hasard si,
plutôt qu’une fugue, c’est un prélude (largement aussi contrapuntique) qui éveille
chez Wagner la comparaison avec les Maîtres chanteurs : entre autres moyens
visant à produire une transition continue entre les motifs et à les relier les uns
aux autres par des similitudes rythmiques ou diastématiques, Wagner recourt
à une technique différenciée de variations et de variantes, dont on trouve plus
volontiers des analogies dans les préludes que dans les fugues de Bach.
Wagner et Kurth auront donc essayé tous deux, en suivant des
chemins opposés, d’expliquer le même phénomène : ce phénomène que Wagner
désignait chez Bach comme dans ses propres œuvres par le terme de « mélodie
infinie », et dans lequel il croyait reconnaître l’essence, non seulement du style
symphonique, mais également du style polyphonique.

ANALYSE DU MYTHE
CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG
1

Car, si l’on doit reconnaître en Wagner le père irrécusable de l’analyse structurale des
mythes […], il est hautement révélateur que cette analyse ait été d’abord faite en musique.
Quand donc nous suggérions que l’analyse des mythes était comparable à celle d’une
grande partition, nous tirions seulement la conséquence logique de la découverte
wagnérienne que la structure des mythes se dévoile au moyen d’une partition.
Pourtant, cet hommage liminaire confirme l’existence du problème plutôt
qu’il ne le résout. La vraie réponse se trouve, croyons-nous, dans le caractère commun
du mythe et de l’œuvre musicale, d’être des langages qui transcendent, chacun à sa
manière, le plan du langage articulé, tout en requérant comme lui, et à l’opposé de
la peinture, une dimension temporelle pour se manifester. Mais cette relation au
temps est d’une nature assez particulière : tout se passe comme si la musique et la
mythologie n’avaient besoin du temps que pour lui inf liger un démenti. L’une et
l’autre sont, en effet, des machines à supprimer le temps 148 .

523
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

La comparaison établie par Claude Lévi-Strauss dans Le Cru et le


cuit entre la structure de la musique et celle du mythe n’est aucunement liée,
au départ, à l’œuvre de Richard Wagner, à laquelle il se réfère : elle renvoie à
une particularité de la musique polyphonique dans son ensemble. Comme le
montre le chapitre « La structure des mythes » de l’Anthropologie structurale 149 ,
cette analogie signifie en effet simplement que les écritures à plusieurs voix
sont, comme les mythes, des structures qui, pour être adéquatement saisies,
doivent être lues à la fois de façon diachronique, « de gauche à droite », et de
façon synchronique, « de haut en bas ». Cette double lecture, qui va de soi pour
une partition, est dans le cas de l’analyse des mythes une particularité de la
méthode structurale, que Lévi-Strauss explicite à travers le mythe d’Œdipe :
Les phrases suivantes : 1. « Cadmos tue le dragon », 2. « Les Spartoï s’exterminent
mutuellement », 3. « Œdipe tue son père Laïos », 4. « Œdipe immole le Sphinx »
et 5. « Étéocle tue son frère Polynice », sont les segments d’un récit, c’est-à-dire
d’une structure diachronique ; mais d’un autre côté, 1. et 4., de même que 2., 3. et
5., sont liés entre eux par la parenté de leurs motifs et constituent des structures
synchroniques non soumises au temps.
Il est cependant nécessaire de distinguer entre le simple constat que
les structures diachronique et synchronique s’entrecroisent dans le mythe et
l’interprétation qu’en donne Lévi-Strauss. Car affirmer, comme il le fait, que le
mythe et la musique, tout en ayant besoin du temps pour se manifester, l’utilisent
uniquement comme un véhicule et finissent en dernier ressort par le supprimer
et le nier, voilà qui est tout sauf une conséquence nécessaire de sa description
de départ. Savoir si le système synchronique constitue une simple prémisse
impliquée et contenue dans tout processus diachronique, ou si, à l’inverse, le
processus diachronique n’est qu’une manifestation dont le sens véritable est
d’être aboli dans la forme d’essence d’un système synchronique – autrement
dit, savoir ce qui, du procès ou du système, doit être tenu pour essentiel : cette
question ne peut être tranchée sans l’adoption d’une position métaphysique qui
ne saurait être imposée à quiconque par des moyens empiriques et logiques.
Or, c’est précisément parce que le rapport entre système et procès
– entre synchronie et diachronie – est problématique que la méthode sur laquelle
Lévi-Strauss fonde son analyse des mythes paraît s’imposer pour interpréter

524
CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG

le système de leitmotive au moyen duquel Wagner, dans l’Anneau du Nibelung,


cherche à donner une « compréhension émotionnelle » d’une matière mythique.

Inutile de préciser que la comparaison avec une partition, qui


n’illustre rien d’autre que l’entrecroisement de la synchronie et de la diachronie,
n’est en aucun cas « la conséquence logique de la découverte wagnérienne que
la structure des mythes se dévoile au moyen d’une partition » – une telle erreur
(l’inversion du général et du spécifique) est aussi manifeste qu’insignifiante.
D’un autre côté, il est incontestable que le leitmotiv, dont la
récurrence permet d’identifier une cohésion interne entre différents épisodes
du mythe, remplit une fonction similaire à celle de la lecture synchrone et
verticale pratiquée par l’analyse structurale des mythes : ce fait élémentaire,
si fondamental soit-il, n’a pas besoin d’être commenté en détail. Le rapport
d’analogie et d’opposition mêlées entre les scènes où l’épée de Siegmund vole
en éclats contre la lance de Wotan et où la lance de Wotan se brise sur l’épée de
Siegfried, est une relation synchrone et verticale : il serait facile de le montrer
par un tableau tel que ceux qu’utilise Lévi-Strauss dans son analyse des mythes,
tout comme il serait aisé d’identifier ainsi le traitement symbolico-musical du
motif de l’épée et de la lance au moyen de variations caractéristiques.
Ce n’est pas l’analogie entre le mythe et la musique, mais bien la
structure temporelle qu’elle implique, qui se révèle le véritable problème
auquel le passage du Cru et le cuit cité plus haut (il est vrai sous une forme telle
qu’elle escamote la difficulté sans aucune discussion) suggère une solution. Et
la nécessité de faire la lumière sur cette question sans esquiver ce qu’elle peut
avoir de paradoxal et d’ambigu s’imposera d’autant plus que Wagner a interprété
dans un sens inverse à celui de Lévi-Strauss le rapport entre les caractéristiques
processuelles et diachroniques, d’une part, et systématiques et synchroniques,
de l’autre, qui déterminent le tissu leitmotivique de la Tétralogie.
Dans la théorie esthétique de Wagner, le concept de « développement »
– qui s’oppose à la notion de simple « alternance » (voir l’essai « Sur les poèmes
symphoniques de Franz Liszt » de 1857) – embrasse aussi bien les relations,

525
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

latentes ou manifestes, entre des motifs différents (et clairement séparés par
leurs noms) que les transformations auxquelles peut être soumis un seul et
même motif.
Dans « Relation sous forme d’épilogue », qui revient sur la genèse
de la Tétralogie (1872), Wagner décrit – non sans exagération – l’ensemble
des leitmotive comme le résultat d’un enchaînement de dérivations qui,
interagissant avec l’action dramatique, produit peu à peu, à partir de simples
symboles de la nature, des motifs dont les analogies, contrastes et connexions
expriment l’écheveau émotionnel qui détermine le drame :
Avec l’Or du Rhin, j’entrai d’emblée dans la voie nouvelle où je devais trouver en premier
lieu les motifs plastiques élémentaires qui devaient former, dans un développement
de plus en plus caractéristique, l’armature des facteurs passionnels et de l’action vaste
et multiple, ainsi que des caractères qui devaient s’exprimer en elle 150.

Même si la frontière n’est pas toujours aisée à tracer, on peut faire


une distinction entre la dérivation d’un motif à partir d’un autre – ou d’une
combinaison d’autres motifs – et la variation à partir d’un seul et même
motif (les changements de nom dans la chaîne des leitmotive ne fournissent au
demeurant aucune indication fiable sur ce point). Dans « De l’application de la
musique au drame » (1879), Wagner analyse à titre d’exemple un contrepoint de
deux motifs survenant au deuxième acte de la Walkyrie. Si cette stratification
chromatique et dissonante est intelligible, écrit-il, c’est parce que les motifs qui
la composent – le « simple motif de la nature » porté par la fanfare de l’Or du Rhin
et le motif « non moins simple » du Walhalla – ont été d’abord exposés sous une
forme diatonique et consonante :
[Une fois que] chacun de ces motifs a subi les transformations nécessitées par les
passions croissantes de l’action, je pouvais, grâce à une harmonisation étrange, les
présenter combinés de telle sorte que cette apparition sonore nous montrât l’âme
terriblement ulcérée du dieu souffrant – bien mieux que les paroles de Wotan ne
pouvaient le faire 151 .

L’explication esquissée dans la « Relation » comporte cependant une


prémisse qui ne va nullement de soi, et qui n’est pas aussi évidente qu’elle pouvait
le paraître à Wagner – dont la théorie explicite accède rarement au niveau de la
théorie implicite dissimulée dans ses œuvres. Elle présuppose en effet que ce qui

526
CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG

est complexe procède « naturellement » de ce qui est simple, autrement dit que le
dissonant chromatique dérive du consonnant diatonique. L’idée que l’ensemble
des motifs musicaux se développe peu à peu dans « leur étroite participation » au
drame suppose par ailleurs qu’il existe une corrélation sans faille entre le cours
de l’action et sa chronologie, la connexion intérieure des épisodes du mythe, le
développement des « tendances passionnelles » à partir de « simples motifs de
la nature » et la dérivation – régulée par des principes « naturels » ou histori-
quement fondés – des motifs musicaux. (Le mineur est second par rapport au
majeur, le chromatisme par rapport au diatonisme, la dissonance par rapport à
la consonance – et non l’inverse.)
Or, pour n’être pas inconsistantes, ces prémisses ne sont pas sans poser
problème. Et si elles sont problématiques, ce n’est pas seulement parce qu’une des
conditions esthétiques du caractère artistique des compositions musicales est, au
xix e siècle, d’aller à l’encontre – pour partie du moins – de la « convention ».

Nous l’avons dit : à la structure diachronique du mythe comme


récit – ou action dramatique – se superpose, comme l’a reconnu Lévi-Strauss,
une structure synchronique dotée d’un caractère systématique ; quant au
développement des leitmotive les uns à partir des autres, postulé par Wagner,
il est un corrélat de la diachronie mythique, cependant que le retour du même
leitmotiv dans divers épisodes étroitement liés entre eux traduit sous forme
musicale la synchronie fondamentale du mythe : tout cela est trop évident pour
devoir être illustré par une analyse de la Tétralogie, qui resterait nécessairement
rudimentaire et fragmentaire. Mais si les rapports entre le mythe comme récit et
le mythe comme système sont relativement transparents, la structure temporelle
des éléments musicaux et leur relation au fondement dramaturgique que leur
donne Wagner dans le Ring sont moins évidentes à saisir. S’il paraît en effet
certain que, lors du retour d’un leitmotiv, le présent qu’il interprète s’entrecroise
dans la conscience du spectateur avec le passé d’où il vient, les implications du
principe de développement wagnérien restent à première vue assez obscures.
Le fait que le motif de la servitude forme une variante en mineur,
chromatique et dissonante, du motif de l’or du R hin traduit de façon
paradigmatique la corrélation élémentaire sur laquelle Wagner fonde son
explication des enchaînements de motifs dans la Tétralogie. La chronologie

527
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

de l’action (le motif de l’or est exposé avant celui de la servitude), la corrélation
interne des épisodes de l’action mythique (le motif de la servitude symbolise
un éloignement de l’or du Rhin, ce qui fait de lui un évènement secondaire), la
différenciation du « simple motif de la nature » en « porteur d’une tendance
passionnelle » (la soif de pouvoir) et le sens « naturel », ou historiquement fondé,
du développement des structures musicales (du mode majeur diatonique et
consonnant au mode mineur chromatique et dissonant) – tout cela concorde
parfaitement.
Toutefois, et à l’encontre de ce que suggère la théorie esthétique de
Wagner, il serait risqué de généraliser un tel cas, car les tendances contraires ne
manquent pas non plus dans la pratique compositionnelle de la Tétralogie. Dans
l’intermède orchestral entre la première et la deuxième scène de l’Or du Rhin,
le motif de l’anneau aboutit progressivement et implacablement à l’exposition
du motif du Walhalla, à la faveur d’une transformation mélodique, rythmique,
harmonique et instrumentale. Le « motif simple », ainsi que le nommait Wagner
dans « De l’application de la musique au drame » – motif diatonique-consonant
et rythmiquement régulier –, est ici la conséquence et le résultat d’une forme
première chromatique-dissonante au rythme syncopé. Et ce rapport relevant de la
structure musicale correspond clairement au rapport dramaturgico-symbolique
entre les deux motifs : le Walhalla est l’expression d’une recherche du pouvoir dont
l’anneau d’Alberich représente l’accessoire et l’emblème dans le monde souterrain
des elfes. À la lumière du motif chromatique dissonant de l’anneau, dont on
pourrait dire qu’il énonce la vérité sur le motif du Walhalla qui en est dérivé, la
fermeté diatonique et consonante de ce dernier se révèle illusoire et trompeuse.
Le motif principal se montre déjà lui-même intérieurement fragile, tout comme la
musique triomphale accompagnant l’entrée au Walhalla qui conclut l’Or du Rhin,
et que Loge commente en ces termes : « Ils se hâtent vers leur fin. »
Le sens suivi par les structures musicales n’étant donc pas aussi
univoque que le suppose inconsidérément Wagner dans sa « Relation sous
forme d’épilogue », il est nécessaire de donner une description plus nuancée du
rapport entre les éléments processuels et systématiques qui forment le tissu des
leitmotive de la Tétralogie. Car dans la mesure même où la simple corrélation
entre la chronologie extérieure de l’action dramatique, la connexion interne

528
CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG

– liée à un temps réversible selon Lévi-Strauss – d’épisodes de l’action mythique,


le développement de « simples motifs de la nature » en symboles musicaux plus
complexes de « tendances passionnelles » tragiques, et l’orientation « naturelle »
suivie par les caractéristiques compositionnelles comme le diatonisme et le
chromatisme – dans la mesure même, dis-je, où cette corrélation se dissout
partiellement en paradoxes et ambiguïtés qui, loin de trahir un défaut esthétique,
sont au contraire constitutives de l’art moderne, la structure synchronique
passe immanquablement au premier plan, devant la structure diachronique, car
la possibilité de lire les enchaînements de motifs musicaux et dramatiques aussi
bien « d’arrière en avant » que « d’avant en arrière » – autrement dit la possibilité
d’inverser le temps – donne à voir, derrière les évènements qui composent
l’action dramatique, le système caché qui les sous-tend.

Lorsque Wagner, dans sa « Relation », parle d’un développement de


thèmes au sens d’une différenciation caractéristique à partir de « simples motifs
de la nature », il pense sans nul doute au rapport évident qui unit entre eux les
motifs de la nature, d’Erda, du crépuscule des dieux et de l’inquiétude. Le motif
d’Erda est une variante en mineur du motif de la nature, le motif du crépuscule
des dieux une inversion dudit motif, et le motif de l’inquiétude – où s’exprime
le trouble de Wotan devant le sombre oracle d’Erda – est quant à lui dérivé par
diminution du motif du crépuscule des dieux. Les rapports de dépendance
structurels-musicaux sont ici aussi évidents que les rapports dramaturgico-
psychologiques, et ce qui est secondaire du point de vue symbolique apparaît
aussi chronologiquement plus tard, de sorte qu’il n’y a aucune contradiction
entre la logique interne et la chronologie extérieure. Resterait cependant à se
demander si le motif d’Erda – exposé comme variante du motif de la nature –
n’est pas premier en pensée, dans la mesure où il énonce la sombre vérité sur
la nature dissimulée sous la claire surface des choses – une interprétation qui,
pour être étrangère à l’adepte de Feuerbach qu’était Wagner lorsqu’il commença
à composer la Tétralogie, devait aller de soi pour le schopenhauerien qu’il était
devenu au moment d’achever son œuvre.

529
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

La connexion entre les motifs de l’anneau, du Walhalla, de la


malédiction et de la réflexion repose sur un procédé de dérivation dont Wagner, à
supposer qu’il ne l’ait pas développé de lui-même, aura trouvé une préfiguration
dans les « Variations Diabelli » de Beethoven : ce procédé consiste à décomposer
un thème en divers éléments diastématiques, harmoniques et rythmiques qui
caractérisent indépendamment les uns des autres ses différentes variations
ou variantes. Le motif du Walhalla est une version en majeur, le motif de la
malédiction une inversion et le motif de la réf lexion un fragment du motif de
l’anneau. (Le motif de la réf lexion – expression des intenses cogitations de
Mime cherchant à savoir comment récupérer l’anneau – se reconnaît à ses deux
tierces renversées comme un « extrait » du motif de l’anneau ; fondé sur le plan
musical – dans le contraste frappant des intervalles –, ce rapprochement se justifie
également sur le plan dramaturgique : le rapport entre les deux motifs admet
une interprétation psychologique. Le motif des pommes d’or offre ici un contre-
exemple : si sa dépendance à l’égard du motif du crépuscule des dieux, du point
de vue de la structure musicale, passe en général inaperçue, c’est parce qu’il est
difficile, voire impossible, de l’expliquer du point de vue du contenu dramatique.)
Dans le cas du motif de l’anneau, le fait que ce soit chaque fois des
composantes différentes qui sont détachées et transformées pour produire
de nouveaux motifs est le signe que ceux-ci – à la différence du complexe de
motifs issu du motif de la nature – n’ont pas de rapports entre eux, mais ne font
que tourner tous ensemble autour du motif premier. Le motif du Walhalla se
reconnaît comme une variante du motif de l’anneau par son contour rythmico-
gestuel, le motif de la réf lexion par ses harmonies aux contrastes caractéristiques
et le motif de la malédiction par une superposition de tierces mélodiques ( fa
dièse – la – do – mi – sol) excédant la mesure habituelle.
Le groupe constitué – sur la foi, il est vrai, d’une certaine largesse
interprétative – par les motifs du sommeil, de Loge, du voyageur et de la
conjuration (le dernier étant extrait de la scène finale du deuxième acte du
Crépuscule des dieux) repose – comme les variantes du motif de la nature – sur un
substrat commun : c’est un mouvement chromatique descendant qui revient dans
chacun d’eux et les rattache les uns aux autres. Mais ce substrat est d’un degré
d’abstraction si élevé qu’il est permis de douter de la réalité esthétique d’une telle

530
CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG

corrélation, d’autant qu’une interprétation dramaturgico-symbolique, sans être


impossible, serait ici un peu forcée – sauf dans le cas des motifs du sommeil et
de Loge, dont la connexion sur le plan de la structure musicale se révèle d’autant
mieux que leurs contenus sont clairement associés. L’absence de signification
dramatique évidente est aussi la raison pour laquelle on hésite spontanément à
concevoir le motif de l’épée comme une variante du motif de la nature – bien que
la donnée musicale suggère une telle corrélation. De semblable façon, il paraît
évident qu’on peut interpréter musicalement le motif du réveil de Brünnhilde, au
troisième acte de Siegfried, comme une version en ré majeur du motif du heaume
d’invisibilité, alors que rien ne rapproche ces deux motifs sur le plan symbolique.
Le contraire du procédé de différenciation à partir d’un substrat
commun consiste en une agrégation à postériori, secondaire, de motifs
hétérogènes originellement sans liens entre eux : un procédé que la théorie des
formes musicales a négligé de traiter et d’interpréter, car l’orientation vers le
modèle organiciste de Herder et de Humboldt caractéristique du xixe siècle (époque
de la genèse de la théorie des formes) voyait dans le développement à partir d’une
même cellule – et non dans la mise en relation d’éléments initialement séparés –
le paradigme et la quintessence des processus formels musicaux. Pourtant, la
technique de mise en relation n’est pas moins importante dans la Tétralogie
que le procédé de dérivation, sur lequel Wagner insiste lui-même ; à l’instar de la
méthode issue des « Variations Diabelli », qui consiste à décomposer un thème en
éléments partiels, elle joue un rôle essentiel dans la séparation des paramètres,
qui est l’une des caractéristiques du style wagnérien annonçant la modernité du
tournant du xxe siècle. Le motif symbolisant le moment où Siegfried, à la fin du
premier acte du Crépuscule des dieux, tire son épée d’un geste martial – qui n’est
autre que la pose du trompeur trompé – est une variante rythmique du motif
de Notung, dont l’octave descendante apparaît sous forme iambique et non plus
trochaïque ; mais il fait aussi partie du complexe des motifs des Gibichungen, avec
lesquels il partage le même rythme iambique, tandis que l’intervalle mélodique
apparaît comme une augmentation de la quinte des motifs des Gibichungen
jusqu’à l’octave du motif de Notung. (La mise en relation des motifs est secondaire
du point de vue aussi bien musical que symbolique et chronologique – au moment
où il forgeait le motif de Notung au premier acte de la Walkyrie, Wagner ne pouvait

531
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

pas même la prévoir ; il est d’autant plus impossible qu’elle ait été envisagée dès le
départ dans la formulation musicale.)

La coalescence de motifs hétérogènes et initialement sans rapport est


le contraire, nous l’avons dit, d’un développement ou d’une dérivation à partir
d’un substrat commun. Mais le concept de développement doit être également
spécifié : car il existe une différence essentielle selon qu’une substance
cohérente, demeurant égale dans certains de ses traits fondamentaux, garantit
la cohésion entre les motifs (ainsi du motif de la nature et de ses dérivations) ou
que des éléments partiels variables sont détachés d’un motif central (le motif de
l’anneau) et rendus autonomes, de telle sorte qu’aucune marque commune ne
relie plus entre elles les formations secondaires.
La mise en relation après coup d’éléments initialement hétérogènes,
la décomposition d’un motif en paramètres séparés et la présentation d’un
substrat identique dans différentes formations et manifestations – tous
ces processus formels ont en commun d’être dirigés vers un but : c’est une
évidence qu’il serait absurde de nier. Mais cette évidence ne doit pas masquer
les différences que ces divers processus induisent sur le plan de la structure
temporelle, et qui justifient partiellement la thèse de Lévi-Strauss citée au début
de cette section : « tout se passe comme si la musique et la mythologie n’avaient
besoin du temps que pour lui inf liger un démenti. L’une et l’autre sont, en effet,
des machines à supprimer le temps ».
Premièrement, la question de savoir si des motifs hétérogènes sont
la condition d’une mise en relation ou si, au contraire, des caractéristiques
communes sont le point de départ d’une différenciation, n’est pas non plus sans
importance pour la structure temporelle de la musique : dans le cas de la mise
en relation, la prémisse est abolie dans le résultat, autrement dit le passé est en
quelque sorte transporté dans le présent ; les dérivations, au contraire, suggèrent
spontanément un recul dans le passé – par exemple, une rétrogradation depuis le
motif de l’inquiétude jusqu’au motif de la nature en passant par le motif d’Erda.

532
Analyse du mytheclaude lévi-strauss et l’anneau du nibelung

Deuxièmement, il faut bien voir qu’une connexion de motifs établie


par-delà un long intervalle de temps peut difficilement se concevoir comme
un développement au sens où l’entendait Wagner. On peut certes parler de
développement sans que les éléments s’engendrent les uns les autres dans une
continuité sans faille ; mais le recours à cette catégorie présuppose du moins que
la distance qui les sépare puisse être encore franchie par le sentiment musical de
la forme. Un trop grand espacement entre des motifs qui se répondent entre eux
suggère à l’inverse (et cette suggestion prend chez Lévi-Strauss la forme d’une
théorie) l’idée d’une structure immobile – d’un grand motif tissé dans lequel
certains fils vont et viennent – au lieu d’un processus tout entier dirigé vers un
but, tel que l’implique le concept de « forme de développement » musical.
Troisièmement, le rapport entre présent et passé proche ou lointain
– c’est-à-dire entre les temps reliés par des leitmotive revêtant la fonction
dramaturgique de motifs mnésiques – est dans la Tétralogie profondément
ambivalent, du fait de la relation paradoxale qu’y nouent la matière et la forme. Si
un trait essentiel du mythe est le pouvoir que le passé exerce sur le présent dans
la répétition périodique de certaines actions – un présent que le mythe venu
des temps anciens contribue à structurer –, le drame moderne est à l’inverse
téléologique dans son principe, et le passé y est aboli dans le présent auquel il
semble aspirer. Une œuvre qui est, ou se veut, tout à la fois et inséparablement
drame et mythe, ne saurait donc présenter qu’une structure temporelle
intrinsèquement contradictoire. Et les complexes de motifs qui réalisent le plus
nettement l’idée wagnérienne de développement dramaturgique – le rapport
de dérivation à partir du motif de la nature, par exemple – sont parfois ceux-là
mêmes dans lesquels le pouvoir exercé par le passé sur le présent, autrement
dit, la prédominance de la régression mythique sur la téléologie dramatique,
se manifeste avec le plus de force. Mais ce passé dans lequel la conscience est
ramenée est moins une antériorité historique qu’une forme temporelle dont
l’essence est le « toujours-même », et dont on peut dire avec Lévi-Strauss qu’en
elle le temps n’est nécessaire que pour se voir démenti.

533
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

WAGNER ET SCHOPENHAUER

Il serait trop simple de penser que l’intérêt d’un compositeur pour


un philosophe porte avant tout sur son esthétique musicale. À vrai dire, le
contraire n’aurait même rien d’étonnant. Car s’il pouvait être réconfortant
pour un compositeur – en particulier au xix e siècle, où les musiciens suscitaient
encore la réserve ou la méfiance de la bourgeoisie – de voir la musique élevée
au rang d’objet ou d’instrument de la connaissance philosophique et parée
d’une dignité méta­physique, on imagine quel pouvait être son embarras face au
dilettantisme musical dont portaient trace les conceptions musico-esthétiques
des philosophes. C’est ainsi que, dans la réception qu’il fait de Schopenhauer à
partir de 1854, Wagner n’accorde qu’une signification secondaire à l’esthétique
musicale du philosophe.
Wagner, qui a connu l’échec et les désillusions de la révolution,
a fait sienne avec enthousiasme la théorie de la délivrance par la « négation
de la volonté de vivre », qui traduisait son propre état d’esprit en concepts
philosophiques et lui donnait ainsi des lettres de noblesse. Mais dans les lettres
qu’il écrit à Liszt et August Röckl, premiers témoignages de sa découverte de la
philosophie de Schopenhauer, il n’est nulle part question de la métaphysique
de la musique formulée au paragraphe 52 du Monde comme volonté et comme
représentation, qui deviendra plus tard un texte canonique des wagnériens.
Pour faire sienne une pensée étrangère, Wagner avait besoin de
la fonder dans sa propre expérience, dans une vérité éprouvée sur le mode
biographique ou poétique (soit que les éléments poétiques prissent racine dans
les éléments biographiques, soit l’inverse, comme l’affirme Paul Bekker). Il
existe un rapport étroit et immédiat entre la « négation de la volonté de vivre »
et l’œuvre poétique wagnérienne, en particulier avec la résignation furieuse de
Wotan dans le deuxième acte de la Walkyrie – acte dont la composition occupe
Wagner au moment où il lit le Monde comme volonté et comme représentation en
octobre 1854 ; et cette coïncidence impressionne si profondément le musicien
qu’il croit avoir enfin découvert grâce à Schopenhauer le sens de sa propre
poésie. Mais Wagner ne prend que progressivement conscience des expériences
musicales qui ont préparé, ou favorisé, sa réception de l’esthétique musicale de

534
Wagner et schopenhauer

Schopenhauer, alors même que ces expériences procèdent de la composition du


Ring. Ce n’est pas sans hésitations ni ambivalences qu’il se résout à révoquer,
ou à modifier radicalement, les théories qu’il a développées en 1850-1851 dans
Opéra et drame, théories qui n’étaient guère compatibles avec la philosophie de la
musique qu’il a découverte dans le Monde comme volonté et comme représentation.
La lettre ouverte « Sur les poèmes symphoniques de Franz Liszt »
qu’il rédige en 1857, à l’époque de la composition du premier acte de Siegfried,
porte déjà des traces d’une réception de la métaphysique schopenhauerienne de
la musique. Wagner écrit ainsi :
[…] la musique ne peut être perçue que dans des formes empruntées à des circonstances
ou à des actes de la vie qui, originairement étrangers à la musique, ne reçoivent que
d’elle leur signification la plus profonde par la révélation de la musique qu’ils conte-
naient à l’état latent 152.

Cette phrase rappelle la thèse de Schopenhauer selon laquelle


la musique nous fait aussitôt pénétrer jusqu’au fond dernier et caché du sentiment
exprimé par les mots ou de l’action représentée dans l’opéra, elle en dévoile la nature
propre et véritable, elle nous découvre l’âme même des évènements et des faits, dont
la scène ne nous offre que l’enveloppe et le corps 153 .

L’inf luence de l’esthéticien de la musique Schopenhauer apparaît plus nettement


encore dans l’essai « Musique de l’avenir » (1860). La langue de Schopenhauer
est à présent pour Wagner un moyen de formuler des idées qui lui sont venues
pendant la composition de Tristan et Isolde. Mais le document décisif de la
réception de la métaphysique schopenhauerienne de la musique reste toutefois
le texte rédigé en 1870 à l’occasion du centenaire de la naissance de Beethoven.
La phrase : « [La musique] ne représente pas les idées contenues dans les phéno-
mènes du monde, mais, au contraire, est elle-même une idée du monde toute
générale 154 » est quasiment une citation de Schopenhauer 155. Or l’interprétation
de la symphonie beethovénienne au prisme de Schopenhauer suppose que
Wagner, via la signification nouvelle accordée au « tissu symphonique » dans le
drame musical, est parvenu à des points de vue qui lui étaient encore étrangers
au moment où il rédigeait Opéra et drame.
Ainsi, la réception de la philosophie schopenhauerienne de la
musique par Wagner trouverait son fondement dans des expériences musicales

535
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

de la fin des années 1850, tandis que, en retour, cette esthétique, que Wagner fait
sienne, permettrait d’expliquer les transformations apportées à la technique
compositionnelle dans ses drames musicaux. À cette affirmation, on serait
tenté d’objecter que l’esthétique musicale de Schopenhauer, contrairement à sa
métaphysique de la volonté, n’était pas vraiment nouvelle pour Wagner en 1854,
de sorte que sa réception – qui ne serait que l’adoption d’une pensée pour partie
déjà familière – ne vaut guère la peine que l’on s’y attarde.
Il est certes indéniable que les nouvelles et les essais déguisés
en nouvelles que Wagner écrit en 1840-1841 pour la Revue et Gazette musicale
anticipent à certains égards la philosophie de la musique qu’il développera
plus tard sous l’inf luence de Schopenhauer. Dans « Une visite à Beethoven »
[« Pilgerfahrt zu Beethoven »], Wagner fait dire au musicien, dont le portrait
imaginaire n’a que peu à voir avec la réalité historique :
Dans les instruments se donnent à voir les organes originels de la Création et de la
nature ; ce qu’ils expriment ne peut jamais être clairement défini, car ils restituent
les sentiments originels eux-mêmes, tels qu’ils sont sortis du chaos de la Création
première 156 .

Cette phrase rappelle l’idée fondamentale de Schopenhauer, selon laquelle la


musique « n’exprime jamais le phénomène, mais l’essence intime, l’en-soi du
phénomène, la volonté même 157 ». Et la thèse de Schopenhauer qui veut que la
musique exprime des sentiments in abstracto – c’est-à-dire, non pas « telle ou telle
aff liction », mais « l’aff liction même » – se trouve dans « Une soirée heureuse »
sous une forme si semblable qu’on y verrait une citation à peine voilée si la
nouvelle n’avait pas été écrite en 1841 :
Ce que la musique exprime est éternel, infini et idéal ; elle ne peint point la passion,
l’amour, le désir de tel ou tel individu dans une situation donnée ; elle peint la
passion, l’amour, le désir mêmes 158 .

Il paraît cependant irréfutable que la réception par Wagner de l’esthétique


musicale de Schopenhauer, après 1854, est le signe de transformations profondes
survenues dans sa pensée musicale.
Premièrement, c’est précisément l’élément essentiel qui manque
aux écrits de jeunesse de Wagner : ils ne fondent pas le caractère expressif de la
musique sur une métaphysique de la volonté. La réf lexion qui veut que le langage

536
Wagner et schopenhauer

des instruments soit celui des sentiments originels ne saurait s’interpréter dans
un sens schopenhauerien. Il renverrait davantage aux Fantaisies sur l’art de
Wackenroder et Tieck, où l’on peut lire :
De même qu’on peut penser l’omniprésence de l’esprit du monde dans toute la nature
et considérer chaque objet comme le témoin et la caution de ses proches amis, pareil-
lement la musique révèle la tonalité spirituelle d’une langue parlée par les esprits
célestes, eux qui ont mystérieusement déposé la force dans l’airain, le bois et les
cordes, afin que nous cherchions ici l’étincelle cachée du son et la fassions vibrer 159 .

Deuxièmement, la tradition commune dans laquelle Wagner et


Schopenhauer s’inscrivent en matière d’esthétique musicale – tous deux sont
liés plus ou moins directement à Hoffmann et à Wackenroder et Tieck – est
transposée par Schopenhauer dans un contexte dans lequel des pensées reçues
en héritage sont transformées en des pensées nouvelles, de sorte que cette
tradition, en 1854, peut acquérir pour Wagner une signification dont il n’avait
aucune idée en 1840. L’idée que la musique représente des sentiments in abstracto
– topos esthétique du romantisme – acquiert avec Schopenhauer un fondement
métaphysique, par la thèse selon laquelle la musique exprime « l’essence intime,
l’en-soi du phénomène, la volonté même ». Et c’est ce fondement métaphysique
qui pour Wagner est devenu crucial après 1854. Dans le texte de 1870 écrit en
hommage à Beethoven, on peut lire :
La musique, qui ne représente pas les idées contenues dans les phénomènes du monde,
mais, au contraire, est elle-même une idée du monde toute générale, enferme en soi
le drame, alors que le drame lui-même exprime à son tour la seule idée du monde
adéquate à la musique. […] De même que le drame ne décrit pas les caractères humains,
mais les laisse se présenter directement eux-mêmes, de même une musique, dans ses
motifs, nous donne le caractère de tous les phénomènes du monde suivant leur en-soi
le plus profond. Le mouvement, la formation et la modification de ces motifs ne sont
pas simplement apparentés, par analogie, au drame, mais le drame, qui représente
l’idée, ne peut être compris avec une clarté absolue que par ces motifs musicaux, qui se
meuvent, se forment, se modifient 160.

La musique, qui « est » une idée du monde, apparaît comme l’origine et le « sein
maternel » du drame, lequel « représente » une idée. Les motifs musicaux sont
– au double sens du terme – des « motifs » du drame. Ce n’est donc pas l’idée que
la musique exprime des sentiments in abstracto – idée que Wagner partageait dès
1840 avec Schopenhauer, sans l’avoir lu – qui est décisive, mais celle au contraire

537
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

que la musique, du fait même de cette abstraction – qui doit se comprendre


comme une proximité avec l’« en-soi le plus profond » des phénomènes – devient
le fondement du drame. Or, avant le milieu des années 1850, date où se transforme
la relation entre la mélodie du vers et la mélodie orchestrale, cette idée que la
musique – interprétée en un sens métaphysique – constitue l’origine du drame
n’aurait été pour Wagner, pour qui la métaphysique ne signifiait rien sans un
corrélat empirique, qu’une spéculation vide et sans intérêt.
Troisièmement, l’esthétique musicale romantique, dont il partageait
les principes autour de 1840, a été abandonnée par Wagner dans ses écrits
réformateurs du tournant des années 1850. La réf lexion d’« Une soirée heureuse »,
selon laquelle une symphonie de Beethoven exprime « la passion, l’amour, le
regret mêmes », suppose que la musique instrumentale trouve son achèvement en
elle-même – en tant que « monde à part entière 161 » – achèvement qui n’est guère
compatible avec la thèse de philosophie de l’histoire exposée dans Opéra et drame,
selon laquelle le but de la symphonie est de se dissoudre dans le drame musical.
Si ces pensées plus anciennes que Wagner, par le truchement de Schopenhauer,
redécouvre après 1854 sont donc – indépendamment des changements de
contexte – nouvelles pour lui, c’est aussi parce qu’il les avait niées et oubliées
entre-temps. C’est seulement après avoir conféré à la musique orchestrale un rôle
prédominant dans le drame musical qu’il peut – dans son hommage à Beethoven
de 1870 – se ressaisir de fragments de l’esthétique romantique (laquelle était
avant tout une esthétique de la musique instrumentale) et les utiliser, sous leurs
nouvelles couleurs schopenhaueriennes, pour ses propres fins argumentatives.
(Le « plaisir désintéressé » des idées était une chose inconnue de Wagner.)
Non que Wagner, après sa lecture de Schopenhauer, récuse,
explicitement ou non, les maximes sur lesquelles reposaient les constructions
esthétiques et historico-philosophiques d’Opéra et drame : il tente bien
plutôt de réconcilier (ou de réunir à toute force) l’ancien et le nouveau, aussi
contradictoires qu’ils puissent paraître.
Les oppositions que Wagner s’efforce d’accommoder trouvent leur
origine dans l’indétermination sémantique de la musique – plus exactement :
de la musique instrumentale, ou de la musique vocale et de danse conçue sur un
mode abstrait, détachée du texte et de la chorégraphie. Cette indétermination

538
Wagner et schopenhauer

a donné lieu à des interprétations divergentes, c’est-à-dire, d’un côté, à un


romantisme enthousiaste, de l’autre, à un rationalisme sceptique, pour
user de formules typiques de l’histoire des idées. Les uns, tels Hoffmann ou
Wackenroder et Tieck, y ont reconnu une marque de supériorité – le signe du
caractère « poétique » de la musique, soustrait à la « prose » du quotidien – et
ont voulu entendre dans la musique instrumentale un langage situé au-dessus
du langage, un « sanscrit mystérieux ». Les autres ont vu dans le caractère
vague et insaisissable de l’expression musicale un défaut esthétique, auquel
il fallait remédier en rapportant la musique – conçue dès lors comme vocale,
programmatique ou fonctionnelle – à un texte, à un sujet ou à un évènement.
Dans son essai Opéra et drame – qui, par son recours aux motifs
d’une esthétique rationaliste opposée à l’esthétique romantique, constitue
un document exemplaire du mouvement Jeune-Allemagne –, Wagner défend
notamment l’idée qu’une mélodie qui ne doit sa détermination ni à un texte
ni à un évènement scénique, qui n’est donc « légitimée » ni poétiquement, ni
dramatiquement, ni chorégraphiquement, est soit un ensemble de sons vides et
insignifiants – c’est-à-dire tout sauf une mélodie – soit l’expression d’un désir
indéterminé qui cherche son objet. (La deuxième interprétation est là pour
étayer esthétiquement la construction historico-philosophique qui veut que la
symphonie aspire d’elle-même à passer de l’indétermination à la détermination
et à devenir une composante du drame musical) :
C’est seulement si l’harmonie ne pouvait s’extérioriser comme mélodie – donc, si la
mélodie, ne tirant sa justification ni du rythme de la danse ni du vers parlé, mais,
privée de cette justification qui peut seule la rendre évidente au sentiment 162 , se
manifestait seulement comme un phénomène fortuit à la surface des sons fonda-
mentaux changeant arbitrairement d’accords 163 – c’est seulement alors que le
sentiment, sans point d’appui qui le détermine, serait troublé par la manifestation
pure et simple de l’harmonie, parce qu’elle ne lui procurerait qu’une excitation, mais
non la satisfaction de l’organe excité 164 .

Si le jugement de Wagner sur la musique instrumentale, dans Opéra


et drame, porte ainsi la marque d’idées initialement rationalistes, qu’il modifie
à des fins apologétiques, la métaphysique schopenhauerienne de la musique
apparaît en revanche comme une variante de l’esthétique romantique ; et l’essai
de Wagner « Sur les poèmes symphoniques de Franz Liszt », premier témoignage

539
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

de sa réception de l’esthétique musicale de Schopenhauer, se ressent clairement


des efforts dialectiques qu’il déploie pour trouver une issue au dilemme musico-
philosophique dans lequel il est pris. Comme dans Opéra et drame, il commence
par nier l’existence et le bien-fondé esthétique d’une musique « pure », « absolue »,
représentant un « monde à part entière » :
Rien n’est moins absolu (au moment de son apparition dans la vie, bien entendu)
que la musique, et les défenseurs d’une musique absolue ne savent certainement
pas ce qu’ils veulent dire ; il suffirait, pour les confondre, d’exiger d’eux de nous
montrer une musique indépendante de la forme que (selon les liens de causalité) elle
emprunte aux mouvements du corps ou au vers récité 165 .

Ce qui dans cette phrase est décisif, ce sont les deux parenthèses, qui apparaissent
comme l’expression d’un embarras philosophique. La seconde – « selon les liens
de causalité » – trahit le fait que Wagner, face à sa propre conscience intellectuelle,
ne pouvait sauver la thèse de l’impossibilité ou de l’incapacité esthétique d’une
musique « pure » qu’en concluant fallacieusement que l’origine de la musique est
synonyme de son essence, que son rapport historico-génétique avec le langage et
la danse doit donc être compris comme un rapport esthétique essentiel. Quant à
la première incise – « au moment de son apparition dans la vie, bien entendu » –,
elle vise à faire la distinction entre un concept métaphysique et un concept
empirique de musique, distinction que Wagner se sent contraint d’établir pour
faire apparaître le hiatus entre la philosophie schopenhauerienne de la musique
et l’esthétique développée dans Opéra et drame comme un contraste complémen-
taire et non pas exclusif. Sur le plan métaphysique, la musique – qui exprime
« l’essence intime, l’en-soi du phénomène, la volonté même » – est l’origine et
le « sein maternel » du drame. Sur le plan empirique, dans la pratique compo-
sitionnelle, elle est « conditionnée » au contraire par le drame. « Nous sommes
donc d’accord sur ce point », lit-on dans la lettre sur les poèmes symphoniques de
Liszt, « et nous reconnaissons qu’il a fallu donner dans ce bas monde à la divine
musique un élément de liaison, et qui même – nous l’avons vu – la conditionne,
afin de rendre possible son existence 166 . » L’« indétermination », le fait que la
musique soit sans concept ni objet est donc, d’un côté, le signe d’une dignité
métaphysique et, de l’autre – dans la basse empirie –, un manque auquel il est
nécessaire de remédier. Et la musique « pure », bannie de la sphère empirique

540
Wagner et schopenhauer

comme une aberration et un impensable, est sauvée en tant qu’idée métaphy-


sique. En 1870, dans son hommage à Beethoven, Wagner souligne que l’effet le
plus profond de la musique – en tant que son essence métaphysique se manifeste
en lui – est le fait qu’elle
[dégage] immédiatement l’intellect des liens extérieurs des choses hors de nous, et
comme pure forme, libérée de toute objectivité, nous isole du monde extérieur en
même temps qu’elle nous permet de regarder dans l’être intérieur de toutes chose s 167.

La réception de Schopenhauer implique ainsi un retour à l’esthé-


tique musicale romantique, dont Wagner a partagé les grands principes en 1840,
avant de les rejeter en 1850-1851 dans Opéra et drame. En 1860, dans « Musique
de l’avenir », Wagner parle de la symphonie avec une emphase où le souvenir des
dithyrambes de Wackenroder et Tieck et de Hoffmann croise l’inf luence de la
métaphysique de Schopenhauer :
La symphonie doit donc nous apparaître, dans le sens le plus rigoureux, comme la
révélation d’un autre monde ; dans le fait, elle nous dévoile un enchaînement des phéno-
mènes du monde qui diffère absolument de l’enchaînement logique habituel […] 168.

Or, lorsqu’il parle de symphonie, Wagner, tout « beethovénien » qu’il est, pense en
même temps, voire en premier lieu, à la mélodie orchestrale du drame musical,
qui atteint à la continuité ininterrompue du tissu symphonique dans Siegfried et
Tristan – opéras dont l’essai « Musique de l’avenir » se comprend comme le miroir
théorique. Dans l’esthétique wagnérienne – où toute connaissance nouvelle a
sa contrepartie apologétique –, la symphonie fêtée comme « révélation d’un
autre monde » est en quelque sorte le nom de code d’une mélodie orchestrale
qui ne dépend pas de la mélodie du vers, mais qui est au contraire expressive et
éloquente par elle-même – une mélodie qui, sans aucune parole, tel un « silence
sonore », exprime l’« essence intime, l’en-soi » de l’action visible.
« Musique de l’avenir » se caractérise par des formulations
contradictoires et ambivalentes, qui portent encore les traces des efforts
déployés par Wagner pour concilier les oppositions entre Opéra et drame et
la métaphysique de Schopenhauer. L’idée « qu’il a fallu donner dans ce bas
monde à la divine musique » – malgré sa dignité métaphysique – « un élément
de liaison, et qui même […] la conditionne, afin de rendre possible son
existence 169 », autrement dit l’idée d’une « justification » de la musique par le

541
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

Grandville, Concert à mitraille, 1846.


© Archiv für Kunst und Geschichte, Berlin.

L’élargissement de l’orchestre, particulièrement spectaculaire chez Berlioz, est souvent représenté


par les caricaturistes du XIXe siècle – parmi lesquels l’éminent Grandville – comme une accumu-
lation de grosse artillerie. Le gonf lement de l’effectif instrumental n’avait cependant pas pour seul
but l’obtention d’effets de masse. L’objectif inverse était également visé, à savoir la possibilité de
détacher de la somme orchestrale divers ensembles plus petits destinés à faire entendre à tour de
rôle leurs couleurs particulières. La tendance à la surenchère s’accompagna ainsi, chez Meyerbeer
et Berlioz comme chez Wagner et plus tard chez Mahler, d’une tendance contraire à la soustraction.
Les mélanges toujours plus raffinés de la palette sonore donnèrent en même temps naissance à
la possibilité inverse, celle de rendre au déploiement de la couleur pure son statut d’évènement.

542
Nietzsche sur wagner (1876)

langage et l’action scénique, n’est pas abandonnée ; mais elle est formulée en des
termes suffisamment vagues pour que la musique apparaisse à la fois comme
« conditionnée » et « conditionnante » 170. De même, le rapport entre musique et
drame reste f lottant, dans la mesure où Wagner reconnaît au drame mythique
une signification métaphysique égale ou analogue à celle de la musique :
Le caractère de la scène et le ton de la légende contribuent ensemble à jeter l’esprit
dans cet état de rêve qui le porte bientôt jusqu’à la pleine clairvoyance ; et l’esprit
découvre alors un nouvel enchaînement des phénomènes du monde, que ses yeux ne
pouvaient apercevoir dans l’état de veille ordinaire 171 .

Cette idée que l’« état de rêve » donne accès à une connaissance métaphysique,
Wagner l’emprunte à Schopenhauer, à qui il se réfère dans son essai sur Beethoven :
Schopenhauer nous aide à avancer dans la bonne voie par son hypothèse profonde
relative au phénomène physiologique de la lucidité et par la théorie du rêve qu’il
base sur elle. Si, dans ce phénomène, la conscience tournée vers l’intérieur atteint
à une lucidité réelle, c’est-à-dire à la faculté de voir, là où notre conscience éveillée,
tournée vers le jour, ne perçoit qu’obscurément la base puissante des émotions de
notre volonté, de cet abîme de nuit aussi le son pénètre, comme expression immédiate
de la volonté, dans la perception véritablement éveillée 172 .

Dans l’« état de rêve » où le drame musical doit projeter les auditeurs, la musique
empirique – qui du froid point de vue de la technique compositionnelle
apparaît comme un moyen de « rendre le drame émotionnellement présent 173 –
se métamorphose en cet « opus metaphysicum » que Nietzsche célébrera dans la
musique de Tristan.

NIETZSCHE SUR WAGNER (1876)

Il est difficile de résister à la tentation de lire les écrits de Nietzsche


sur Wagner – de la Naissance de la tragédie et Richard Wagner à Bayreuth à
Nietzsche contre Wagner et au Cas Wagner – de manière psychologique, comme
les documents d’une amitié qui aurait basculé en inimitié. Et un lecteur initié
par Nietzsche lui-même à la psychologie n’aura aucun mal à reconnaître, dès
ses premières déclarations sur Wagner, les motifs qui alimenteront par la suite
la polémique contre lui, ni à déceler à l’inverse dans les accès de haine de ses

543
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

dernières années les traces d’une dépendance dont le philosophe ne serait


jamais parvenu à se défaire. Or, une telle interprétation psychologique revient
à rabaisser la teneur philosophique qui constitue la substance des écrits de
Nietzsche sur Wagner. Et il serait retors de la justifier en se référant à Nietzsche
lui-même, au prétexte qu’il n’aurait cessé de recourir à des artifices psycho-
logiques dans ses argumentations. Car la psychologie était pour Nietzsche une
psychologie démystificatrice : un moyen de prendre l’ennemi à revers. Quand
Nietzsche exprimait son admiration et s’instituait en défenseur, il ne psycho-
logisait pas, il mythologisait. Son amitié comme sa rupture avec Wagner étaient
conçues dans des catégories mythologiques ; les interpréter avec les armes de la
psychologie démystificatrice serait plus malveillant que Nietzsche ne l’a jamais
été, lui qui ne rabaissait les autres par la psychologie que lorsqu’il avait à leur
opposer une intuition métaphysique.
Si, plutôt que de s’égarer dans la dialectique entre une hostilité parée
des habits de l’amitié et un attachement déguisé en haine, on entreprend de
comprendre les écrits de Nietzsche sur Wagner dans un sens philosophique (comme
les documents d’une pensée « sur » la musique, dont le rapport avec la pensée « en »
musique est plus étroit que ne veulent bien l’admettre les contempteurs de la
théorie), il faut avoir avant tout à l’esprit que le ton et les exigences avec lesquels
Nietzsche et Wagner parlaient de la musique – Wagner sur Beethoven en 1870 et
Nietzsche sur Wagner à partir de 1871 – étaient alors inédits et devaient sembler
bien présomptueux à leurs contemporains. Certes, en 1819, la musique s’était vu
attribuer par Schopenhauer une dignité métaphysique qui éleva sa signification
au-delà de toute mesure : la musique est pour Schopenhauer l’expression immédiate
de la cause du monde <Weltgrund>, de la « volonté », dont la force impulsive et motrice
est aussi irrépressible qu’inconsciente ; elle est l’expression du « ça », pour reprendre
la terminologie de la psychanalyse, dont on sait ce qu’elle doit au philosophe.
Mais Schopenhauer parlait de la musique en général et in abstracto ; et s’il prenait
un exemple, c’était toujours le plus inoffensif : non pas Beethoven, mais Rossini.
Wagner et Nietzsche au contraire, chez qui l’influence de Hegel était plus marquée
qu’ils n’étaient prêts à le concéder, réinterprétèrent la métaphysique schopen-
hauerienne de la musique en une philosophie de l’histoire : ce n’est pas la musique

544
Nietzsche sur wagner (1876)

en soi, mais la musique d’un certain stade de développement – la symphonie de


Beethoven, dont le sens historico-philosophique s’accomplit dans le drame musical
de Wagner – qui vaut comme expression et révélation de la « volonté », de la cause
du monde. Tristan et Isolde de Wagner (opéra étroitement lié à ses contemporains
immédiats l’ Anneau du Nibelung et les Maîtres chanteurs) est le tout premier « opus
metaphysicum », pour reprendre la formule de Nietzsche : c’est-à-dire une œuvre à
travers laquelle la musique accède à sa réalité métaphysique.
Ce qui n’était chez Schopenhauer qu’une spéculation inoffensive,
parce qu’universelle – spéculation qui, dans la conscience des quelques rares
premiers lecteurs, après 1819, se distinguait sans doute à peine des rêveries
pythagoriques de la philosophie de la musique de Schelling –, est réinterprété
un demi-siècle plus tard par Wagner et Nietzsche au prisme de la philosophie de
l’histoire, pour justifier théoriquement une prétention hégémonique qui dépasse
largement les frontières de la musique et du théâtre musical. Jamais auparavant
on n’avait parlé d’œuvres musicales sur ce ton. Comparés à la thèse glorieuse
de Nietzsche selon laquelle le destin de la culture tout entière est lié à celui de
la musique de Wagner, les dithyrambes de Wackenroder sur les symphonies en
général et ceux de Hoffmann sur la 5e de Beethoven, si emphatiques soient-ils,
font l’effet d’une rhétorique inoffensive, confinée dans des questions strictement
théoriques et ne méritant guère que l’on s’échauffe à son propos. Avec un art
consommé de la séduction, posant à l’aristocrate dont le pouvoir d’attraction
vient du fait même qu’il nous repousse et nous tient à distance, Nietzsche oblige
son lecteur à prendre au sérieux une musique particulière, celle de Wagner,
comme jamais la musique n’avait encore été prise au sérieux, sauf dans l’État rêvé
de Platon. Et quand Stefan George, en réaction à Nietzsche, oppose à la culture
essentiellement musicale une culture plus élevée, fondée sur l’élément plastique
et la forme aux contours arrêtés, certes il inverse les termes de l’apologie et de la
polémique, mais il fait sien le pathos métaphysique dont la critique de la culture
empreint tous les débats sur la musique depuis Nietzsche. La hauteur de vue avec
laquelle Nietzche parle de musique – de la musique de Wagner – constitue un
évènement dont on peut estimer sans exagération qu’il marque une césure dans
l’histoire musicale (pour autant que celle-ci ne se réduise pas à une histoire de

545
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

la composition, mais tienne compte également de l’évolution de la réception et


de la valeur accordée à la musique dans la conscience générale).
Wagner est resté, depuis Nietzsche, un défi pour la philosophie. La
philosophie de la musique élaborée par Ernst Bloch dans l’Esprit de l’utopie est
somme toute – en partie explicitement, en partie tacitement – une philosophie de
la musique de Wagner. Et dans la pensée musicale d’Adorno (qui, depuis quelques
décennies, prescrit au débat philosophique non seulement les catégories mais
aussi, et dans une large mesure, les objets qui doivent être les siens), Wagner
apparaît comme un sujet central aux côtés de Mahler, de Schoenberg et de
l’école de Vienne. Parler de la musique de Wagner en termes philosophiques et
non musico-techniques est devenu une habitude si profondément ancrée que
l’on ne remarque même plus combien, en réalité, elle est étrange. Ce n’est pas
seulement leur objet qui distingue les textes sur Wagner – notamment les plus
remarquables – de la littérature consacrée aux autres compositeurs : ces textes
appartiennent véritablement à une autre catégorie littéraire.
La réinterprétation de la métaphysique musicale de Schopenhauer
en une philosophie de l’histoire à la gloire de Wagner est le motif central de
la quatrième Considération inactuelle, Richard Wagner à Bayreuth, parue en 1876.
Dans l’histoire de la musique – du moins celle qu’il embrasse du regard, c’est-
à-dire telle qu’elle s’est développée depuis Bach et Haendel –, Nietzsche croit
reconnaître le passage d’une représentation d’états intérieurs permanents
à l’expression d’émotions changeantes : il nomme éthos ou caractère ce qui
relève de l’état stable, et pathos ou affect ce qui est en mouvement et perpétuel
devenir. Or c’est seulement comme pathos sonore, comme image de la « volonté »
schopenhauerienne – cette cause motrice et irrépressible du monde –, que
la musique accomplit sa vocation métaphysique. En d’autres termes : c’est
seulement avec Wagner qu’elle parvient à elle-même.
Cette thèse provocante de Nietzsche implique l’idée qu’une forme
historiquement tardive de la musique incarne, ou met au jour, sa nature
métaphysique originelle. L’essence de la musique telle que l’a reconnue
Schopenhauer se révèle, non pas au début, mais au terme de son développement
historique. Pour citer Karl Kraus : « L’origine est le but 174 . »

546
Nietzsche sur wagner (1876)

Le fin mot philosophique de la quatrième Considération inactuelle est


cependant étroitement lié à la fonction « journalistique » revêtue par le texte.
S’il s’agit de défendre le nouveau en musique (et Richard Wagner à Bayreuth
est encore, du point de vue chronologique et par son contenu, un texte de
défense), une argumentation adossée à la philosophie de l’histoire a l’avantage
inestimable d’épargner à l’apologiste la difficulté de devoir en appeler à des
normes générales, ou à son sentiment personnel : à des normes qui ne peuvent
être que des normes anciennes, et sont donc précisément brisées par le nouveau,
ou à un sentiment entaché du soupçon de f lou ou d’arbitraire. La philosophie
de l’histoire libère d’un tel dilemme l’apologiste du nouveau en faisant de lui
un porte-voix : il proclame une sentence prononcée par l’histoire. En réalité,
ce n’est pas lui qui juge : c’est l’esprit de l’histoire qui juge par son truchement,
et qu’il est parvenu à mettre dans son camp. Il énonce ce qui est de son temps.
Ce procédé, qui consiste à intervenir dans les querelles artistiques à
coup d’arguments se recommandant d’une philosophie de l’histoire, c’est-à-dire
à juger de la pertinence ou de la non-pertinence esthétique d’une œuvre en
prenant pour critère la question de savoir si elle est, ou non, « de son temps », est
un héritage des jeunes hégéliens, aux rangs desquels figure Karl Marx. Depuis
cette génération, il est possible – pour le dire grossièrement – de disqualifier la
chose que l’on combat en la qualifiant de « dépassée », sans avoir à démontrer
clairement en quoi elle est « mauvaise ».
Ne nous trompons pas sur l’« inactualité » dont parle Nietzsche
à propos de l’art de Wagner : pour lui aussi, c’est l’opportunité d’une œuvre
– l’évidence selon laquelle elle arrive au bon moment – qui décide de sa grandeur
spirituelle. Certes, l’idée que devait réaliser le festival de Bayreuth (Nietzsche
déclarera plus tard qu’il a échoué à le faire) était en 1876 « inactuelle », en ce
qu’elle s’opposait au non-esprit dominant, qui s’incarnait aux yeux de Nietzsche
dans le type du « philistin de la culture ». Mais dans un sens plus profond, elle
était également « actuelle », car elle accomplissait ce dont « l’heure était venue »
du point de vue de la philosophie de l’histoire.
Distinguer entre l’argumentation esthétique et l’argumentation
historico-philosophique permet de mieux saisir l’ambivalence profonde de
Nietzsche à l’égard de Wagner – dont on comprend, à la lumière de la polémique

547
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

ultérieure, qu’elle est a toujours existé chez lui – sans avoir à convoquer une
quelconque psychologie de l’amour-haine. Nietzsche, malgré son éloge
de Carmen, ne s’est jamais détaché de la musique de Wagner ; il n’en a pas eu
besoin, tant qu’il était capable de faire la distinction entre son adhésion à une
musique promue au rang d’« opus metaphysicum » et la conscience du désastre
qu’elle représentait du point de vue de la philosophie de l’histoire. Nietzsche a
même vanté la musique de Parsifal, œuvre dont il exécrait pourtant la religion
théâtrale. Et si son éloge de Bizet peut faire sens du point de vue d’une critique
de la culture, on a peine à le prendre tout à fait au sérieux sur le plan esthétique.
Dans la mesure même où la teneur de vérité d’une idée peut être
distinguée de son enrôlement idéologique au service d’un intérêt ou d’une
tendance, il est parfaitement possible de faire la part, dans la caractérisation
que Nietzsche propose de Wagner, entre la pensée qu’elle contient et son usage
polémique ou apologétique. Ce que Nietzsche dit de l’histrionisme <Schauspielertum>
de Wagner, qui constitue pour lui la substance de sa pulsion artistique, n’est pas
invalidé, en tant que connaissance, par le fait – en soi contradictoire – qu’il évoque
dans sa quatrième Considération inactuelle la grandeur théâtrale de la tragédie
grecque, pour témoigner ensuite, dans ses écrits ultérieurs, d’un mépris tout
aristocratique à l’endroit du théâtre comme art inférieur destiné aux masses. Les
motifs de la critique à l’égard de Wagner, qui ont été mis au jour par Nietzsche
avant d’être repris par Thomas Mann et Adorno, ont toujours été ambivalents,
car ils laissent ouverte la possibilité de doubles jugements de valeur ; mais ces
jugements portent moins sur la grandeur esthétique du phénomène que sur sa
signification historico-philosophique. La pertinence de l’analyse que Nietzsche
faisait de l’œuvre de Wagner était au fond – et contrairement à la pertinence de ses
jugements – aussi peu sujette à discussion que l’importance musicale de l’œuvre
elle-même : elle n’était pas touchée par les querelles de critique culturelle.
Nietzsche fonde sa construction historico-philosophique – l’idée
qu’un phénomène historiquement tardif incarne un caractère métaphysique
originel – sur la thèse selon laquelle c’est l’esprit de la tragédie antique, c’est-
à-dire l’atmosphère de la vie aux temps archaïques, qui revient dans le pathos
musical de Wagner sous une forme nouvelle. Mais le rapport entre musique et

548
Nietzsche sur wagner (1876)

tragédie, que personnifie aux yeux de Nietzsche la figure du dieu Dionysos, est
plus difficile à appréhender que ne le laisse supposer sa rhétorique.
La philosophie nietzschéenne du tragique est tributaire de
Schopenhauer, qui voyait dans la tragédie un « conf lit de la volonté avec
elle-même » : une même pulsion aveugle est à l’œuvre chez tous les personnages
tragiques qui se combattent et se déchirent entre eux. L’inextricable et la souffrance,
« le bruit et la fureur », constituent l’essence de la « volonté » telle qu’elle se révèle
dans la tragédie. Mais la résignation, suscitée chez Schopenhauer par son effroi
devant la cause du monde, se mue chez Nietzsche, qui tire du même constat des
conséquences opposées, en affirmation, y compris de l’horreur et du désespoir :
à l’éloge du repli sur soi, de la vita contemplativa, dans lesquels Schopenhauer
cherchait refuge, Nietzsche substitue l’apologie d’un héroïsme dépourvu d’illusion.
L’expression visible de cette position héroïco-tragique qu’il oppose à
la résignation de Schopenhauer, Nietzsche la trouve précisément dans l’œuvre
de Wagner – et ce dans une étrange association entre deux personnages dont les
caractères semblent s’exclure mutuellement. Cette association, qui ne se fonde
guère sur des motifs rationnels, représente pour Nietzsche une vérité intuitive :
pour lui, comme il l’écrit dans sa quatrième Considération inactuelle, le Siegfried
et le Tristan de Wagner se fondent presque entièrement en une seule et même
figure idéale. Le désir de mort de Tristan et l’ardeur exubérante de Siegfried,
qui ne connaît ni ne veut connaître aucun danger, s’agrègent dans l’image
d’un « surhomme » dont l’acquiescement à l’horreur, loin d’être un vain geste
héroïque, est portée par la conscience du fait que la ruine signifie un retour à
l’origine, qui est le but. Le pathos tragique, tel que Nietzsche le comprend, se
nourrit de l’idée que l’effroyable, qui se donne à voir comme la cause du monde,
apporte en même temps réconfort. Or, la confirmation que le tragique n’aboutit
pas au vide et au rien, Nietzsche la trouve dans la musique même, dont le pathos
révèle la cause du monde sous une forme sonore.
Ce n’est donc pas sur le phénomène « tangible » du tragique – la
dialectique qui veut que la voie sur laquelle le personnage, pris dans un
imbroglio tragique, cherche le salut soit précisément celle qui le conduit à sa
perte –, mais bien sur la métaphysique de Schopenhauer que se fonde Nietzsche
lorsqu’il identifie, ou pressent, un rapport étroit entre musique et tragédie – si

549
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

étroit qu’il va jusqu’à parler d’une Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la


musique, musique dont il conçoit l’idée métaphysique à l’image de la « mélodie
orchestrale » de Wagner. La métaphysique de Schopenhauer est pour Nietzsche la
formule philosophique qui lui permet de rassembler dans un geste spectaculaire
deux phénomènes historiques aussi éloignés que la tragédie antique et la
musique de Wagner, comme si leur identité profonde sous le signe de Dionysos
allait de soi ; et en retour, le concept schopenhauerien se voit enrichi, par
l’expérience nietzschéenne de la tragédie antique et de la musique wagnérienne,
d’une richesse sensible <Anschauungsfülle> sans laquelle le Nietzsche écrivain
– dont les rapports avec le Nietzsche philosophe ont toujours été précaires –
n’aurait su comment l’exploiter. Non qu’il faille nier les liens réels existant
entre les drames musicaux de Wagner et la tragédie antique, notamment celle
d’Eschyle ; le propre de l’art de Wagner est bien de puiser dans la philologie et
l’histoire sa matière créatrice. Mais le fait que Wagner emprunte ses motifs
et ses structures à la tragédie antique ne distingue en rien son œuvre de celle
des autres dramaturges de l’époque moderne. Et ce fait ne détermine pas non
plus de façon essentielle la construction historico-philosophique échafaudée
par Nietzsche, une construction qui réinterprète la vision métaphysique
schopenhauerienne de l’essence du tragique et de la musique comme caractères
de la « cause du monde » en l’idée d’une correspondance historico-philosophique
entre une réalisation historique spécifique du tragique – la tragédie antique – et
la forme de musicalité particulière qu’est le drame musical wagnérien. Selon
Nietzsche, le sens tragique de la vie s’exprime dans la musique même de Wagner
– et de façon seulement secondaire dans l’intrigue dramatique, que Wagner
appelait « l’acte de la musique devenu visible ».
C’est par l’expérience esthétique, par l’absorption contemplative dans
la nature de la tragédie antique et de la musique de Wagner, que se donne à voir,
selon Nietzsche, la « cause du monde ». La métaphysique de Nietzsche est, selon
ses propres mots, une « métaphysique d’artiste ». Il voit dans l’art « la véritable
activité métaphysique de l’homme » : l’accès à un domaine dont les concepts
peuvent certes déchiffrer après coup la structure essentielle, mais qu’ils sont
incapables de pénétrer immédiatement et sans autre soutien qu’eux-mêmes.

550
Nietzsche sur wagner (1876)

On aurait tort de discréditer cette « métaphysique d’artiste »


– l’élévation d’une œuvre comme le Tristan de Wagner au rang d’« opus
metaphysicum » – en y voyant un vestige du romantisme que la « fin de la période
artistique » aurait rendue obsolète. Il ne fait aucun doute que l’idée de l’art comme
« organon de la philosophie » est d’origine romantique : elle vient de Schelling.
Mais elle a changé de sens et de fonction à la fin du xix e siècle, époque régie par un
positivisme dont l’esprit a envahi également la philosophie. En même temps que
la métaphysique, soupçonnée d’être une simple poésie de concepts, est bannie
d’une philosophie soucieuse de s’ériger en science rigoureuse, l’art s’efforce de
recueillir en son sein cette métaphysique devenue apatride. Ce qui était autrefois
philosophie se replie dans le domaine de l’art ; la métaphysique devient une
« métaphysique d’artiste ». Et c’est avant tout la musique de Wagner qui permet
aux poètes français comme aux musiciens allemands de faire l’expérience d’un
art devenu métaphysique et d’une métaphysique devenue art. Ce ne sont pas les
déclarations philosophiques de Wagner – lesquelles s’apparentent bien souvent à
une vision du monde au pire sens du terme – mais bien sa musique qu’ils vivent
comme un évènement philosophique : comme une césure dans l’histoire de la
conscience que la sphère artistique a d’elle-même. Et Nietzsche est celui qui
énonce philosophiquement ce que Mallarmé réalise en poésie.
Pour leur gloire comme pour leur malheur, les catégories
fondamentales de la « métaphysique d’artiste » forgées par Nietzsche dans
son apologie de Wagner – les concepts d’apollinien et de dionysiaque – ont été
reprises et popularisées dans le langage esthétique courant ; citées à l’excès, elles
ont ainsi été victimes d’une mauvaise fortune récurrente dans l’histoire des
idées : d’antithèse sous-tendant une construction dialectique complexe, elles
ont été faussées en une simple contradiction entre deux principes exclusifs. La
dialectique rabaissée au rang de typologie.
La conception populaire qui oppose un art dionysiaque à un art
apollinien, autrement dit l’idée de types ou de principes artistiques contraires,
est incompatible avec le projet esthético-métaphysique de Nietzsche, même si
nombre de ses formulations, qui sacrifient la distinction philosophique à l’autel
de la radicalité poétique, peuvent expliquer un tel malentendu. L’apollinien, le
monde du rêve et des images, et le dionysiaque, la sphère de l’ivresse et de la

551
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

musique, ne s’excluent en aucune façon : dès lors qu’on rapporte la métaphysique


de Nietzsche à celle de Schopenhauer, l’apollinien apparaît au contraire comme
une métaphore mythologique du « monde comme représentation » – et c’est
vers ce « monde comme représentation » que tend le « monde comme volonté »,
pour trouver apaisement et repos dans une forme aux contours arrêtés ;
réciproquement, une poussée d’autodissolution est à l’œuvre dans le monde
apollinien des images, une pulsion de destruction dont le but est de replonger
dans la « cause du monde » dionysiaque, dans l’oubli de soi. On lit ainsi dans la
Naissance de la tragédie :
Qui n’a pas fait cette expérience, qui ne s’est pas senti à la fois obligé de regarder et
pris du désir d’outrepasser le visible aura du mal à se représenter à quel degré de
précision et de distinction ces deux mouvements coexistent dans la considération
du mythe tragique et sont ressentis simultanément 175 .

Dans le monde du rêve apollinien, qui est un monde de la contemplation, le


dionysiaque, à l’origine poussée aveugle, accède à la visibilité et à la connais-
sance sensible de lui-même ; mais derrière la belle apparence, le « monde comme
volonté » se fait sans cesse sentir comme tentation de régression. D’après
Nietzsche, l’art – tout comme le monde en général, dont l’art révèle l’essence –
n’est donc pas ou bien dionysiaque, ou bien apollinien : là où il est tout entier
lui-même, dans la tragédie grecque et le drame musical wagnérien, il apparaît
comme étant l’un dans l’autre et l’un par l’autre.
La « métaphysique d’artiste », aujourd’hui – cent ans après l’apologie
de Wagner par Nietzsche, dont elle formait la substance –, n’est plus qu’un pâle
souvenir historique que l’on cite avec indifférence, sans ressentir ce qu’elle
pouvait signifier en son temps. Gottfried Benn est sans doute le dernier
avoir osé reprendre sérieusement à son compte l’axiome de Nietzsche – et de
Mallarmé –, selon lequel le monde ne peut avoir de justification qu’esthétique.
Il faut désormais fournir un véritable effort de conscience historique pour
pouvoir se projeter dans un climat de vie et d’idée où le principe de « l’art pour
l’art » pouvait être formulé et imposé à la sphère publique : un principe qui, en
dépit d’un malentendu tenace, n’appelle en aucun cas à l’isolement de l’art et
à son repli sur soi, mais bien au contraire à sa domination. L’art pour l’art ne
signifie pas que l’art est un monde en soi, retranché de la réalité véritable, mais

552
Ernst bloch, philosophe de la musique de wagner

qu’il est une sphère dotée de lois propres auxquelles le public doit se plier au
lieu de lui imposer ses exigences : une sphère qui seule permet de donner sens à
l’existence ordinaire – à proportion de la part qu’elle y prend.
La « métaphysique d’artiste » avait une arrogance qui aujourd’hui
– en cette époque dominée sur le plan intellectuel et moral, sinon pratique, par
des postulats sociaux – pourra sembler monstrueuse. Il semble du reste qu’elle
n’ait pu être possible qu’à une époque où le principe de la double vérité était
devenu habituel : une époque qui reconnaissait la métaphysique – réfugiée dans
la sphère de l’art – dans ses prétentions à représenter l’essentiel, en même temps
qu’elle lui tournait le dos. La « métaphysique d’artiste » était acceptée parce que
les choses sérieuses – ou du moins tenues pour telles – ne dépendaient plus d’elle ;
loin de la combattre, on lui concédait une dignité qui ne suscitait au fond qu’une
profonde indifférence.
La gloire dont Nietzsche était auréolé dans les décennies du tournant
du xx e siècle avait pour revers son inefficience.

ERNST BLOCH, PHILOSOPHE DE LA MUSIQUE DE WAGNER

Le fait qu’il existe une philosophie de la musique qui ne traite pas


celle-ci comme un objet occasionnel et marginal de réf lexions éparses, mais
la lie intimement à ses questionnements essentiels, n’a rien d’une évidence. Le
souvenir de l’Antiquité, de Platon et des pythagoriciens, ne doit pas nous abuser
sur ce point. Dans la philosophie grecque, c’est moins la musique elle-même – en
tant que fait sonore – qui était érigée en objet philosophique, que la structure
mathématique sous-jacente à l’organisation des échelles de sons et l’effet produit
sur l’âme par les modes et les rythmes.
Avant le xix e siècle, il aurait été inconcevable pour la philosophie de
prendre la musique au sérieux en tant qu’art et quintessence d’œuvres musicales,
et plus encore d’en faire le cœur de ses réf lexions. À l’époque du baroque et
du rococo, alors même que l’opéra était au centre de la culture aristocratique,
la musique était encore perçue comme un art secondaire et marginal, qui se
tenait dans l’ombre de la poésie. On connaît le jugement de Kant : la musique

553
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

est à vrai dire « plutôt jouissance que culture 176 ». C’est avec Beethoven, et avec
son prophète E. T. A. Hoffmann, que la musique acquiert une signification et
une pertinence intellectuelles proprement inédites. Le classicisme viennois
et l’esthétique musicale romantique – laquelle émerge au même moment en
Allemagne du Nord et se pose en adversaire théorique du classicisme musical –
constituent le soubassement commun de la conscience musicale du xix e siècle :
ils sont au fondement de la conviction que la musique exprime une vérité
inaccessible au langage, fût-il poétique.
C’est Schopenhauer qui confère à la musique – comprendre : au
phénomène sonore et non plus à ses implications mathématiques cachées – une
dignité proprement métaphysique. L’impact historique de la métaphysique
musicale de Schopenhauer n’est cependant pas immédiat ; il se produira plusieurs
décennies après 1819, avec Wagner, qui la reprendra à son compte – sous une
forme modifiée – à partir de 1854. De son côté, Wagner est le musicien qui, aux
côtés de Beethoven, ne cesse de mettre au défi la réflexion philosophique. Wagner
incarne comme nul autre le xix e siècle, l’époque à laquelle la musique est devenue
un instrument de la connaissance philosophique. Et cette fonction qu’elle a su
conserver jusqu’aujourd’hui – quoique dans une moindre mesure –, notamment
chez Ernst Bloch et Theodor W. Adorno, c’est au xix e siècle qu’elle la doit. Sans la
transformation de la conscience musicale survenue à l’époque romantique, il eût
été inconcevable que la musique revendiquât un caractère artistique au même
titre que la poésie. Notre époque, pour peu qu’elle accorde une signification à la
musique, se nourrit de l’héritage d’une métaphysique passée.

Philosophe et théologien, historien et marxiste, Ernst Bloch est un


hérétique. Le mot de Jacob Burckhardt selon lequel l’esprit est « un fouisseur 177 »
lui convient parfaitement. Son exaltation le rend suspect aux yeux des philo-
sophes, son mysticisme aux yeux des théologiens, sa philosophie spéculative de
l’histoire aux yeux des historiens et sa métaphysique aux yeux des marxistes. Nul
doute, d’ailleurs, qu’il aura tiré fierté de cette suspicion générale. Car tout ce qui
est réprouvé et vu d’un mauvais œil – l’« histoire d’hérésie 178 » – constitue la part

554
Ernst bloch, philosophe de la musique de wagner

même de la tradition historique qui, selon Bloch, mérite d’être sauvée. L’utopie
qu’invoque Bloch, et dont il réhabilite le concept dans sa dignité philosophique,
s’étaye sur les espérances avortées du passé. Et la conscience historique « fouis-
seuse » – conscience dont la soif encyclopédique est insatiable parce qu’elle conçoit
tout document historique comme un témoignage dans un procès toujours en
cours – est bien ce qui distingue Bloch de ceux qui, mésusant du mot « utopie », le
réduisent à un slogan par lequel ils excusent ou justifient leur mémoire défaillante
et leur expérience indigente. Le projet d’avenir qui est celui de Bloch est en même
temps un recueil des braises éparses rougeoyant dans les décombres du passé.
Bloch conçoit la musique, à laquelle ses réf lexions le ramènent sans
cesse, comme une « histoire d’hérésie sonore 179 » ; on ne peut guère concevoir
sous sa plume éloge plus enthousiaste. Et c’est bien parce que cette question
touche au cœur même de sa pensée, et non par quelque caprice ou sympathie
fortuite, qu’une philosophie de la musique constitue le centre de l’Esprit de
l’utopie (1918), l’ouvrage qui, après la Première Guerre mondiale, valut à son
auteur une notoriété longtemps confinée à des cercles d’initiés, mais qui n’a
cessé de croître jusqu’aujourd’hui.
La musique, dont l’expression est aussi éloquente qu’insaisissable,
apparaît comme l’instrument et l’emblème d’une pensée utopique et projective qui,
sans être soluble dans une futurologie rationnelle, ne mérite pas pour autant qu’on
la réduise à une simple rêverie chimérique ou à une fable construite sur du vide.
L’utopie est certes incertaine et toujours menacée, mais elle n’est pas inconsistante.
L’histoire d’hérésie, réelle ou sonore, que Bloch entreprend de
déchiffrer et dont il s’efforce de sauver la teneur, contient comme une ébauche
préparatoire de ce qu’il entend par « utopie » ; mais cette ébauche est plus négative
que positive. Chaque fois qu’ils se sont fixés en programmes ou diffusés dans
des images visuelles, peintes et sonores, les projets visant à établir le règne de
l’avenir se sont égarés sur des voies malheureuses, si ce n’est pire. Ce qui justifie
d’autant plus la volonté de nier la réalité existante et renforce la conviction
qu’une transformation profonde et radicale est nécessaire. L’écriture de
l’histoire, telle que la pratique Bloch, est un plaidoyer en faveur de la légitimité
historico-philosophique d’espérances et d’entreprises qui, lorsqu’elles virent le
jour, étaient vaines – autrement dit, auxquelles l’histoire a donné tort.

555
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

La teneur utopique de la musique est décrite par Jean Paul, que Bloch
cite, comme la « nostalgie d’un avenir » :
Pourquoi oublie-t-on que la musique a le don de redoubler les impressions joyeuses ou
tristes, et même de les susciter, et que, avec plus de puissance et de violence que tout
autre art, elle nous précipite dans l’instant et sans transition de la joie à la peine – je vous
le demande : pourquoi oublie-t-on qu’elle possède une propriété plus haute encore : nous
donner la nostalgie de la patrie, non pas d’une patrie ancienne qu’on aurait quittée, mais
de celle dont jamais ne fut foulé le sol ; non pas d’un passé, mais d’un avenir ? 180

Le commencement, le point d’où part le chemin, est aboli dans son point d’arrivée.
Et la nostalgie de la patrie, qui croyait aspirer à retrouver l’origine, est en vérité
tournée vers le but à atteindre, cette « terre dont jamais ne fut foulé le sol » et dans
laquelle l’origine, non seulement revient et est conservée, mais parvient enfin à
elle-même. L’utopiste est le véritable conservateur. Car, dit Bloch, nous ne sommes
pas encore nous-mêmes, il nous reste encore à le devenir ; et pareillement, la
musique, en tant qu’« histoire d’hérésie sonore », n’est pas encore elle-même. Ce
serait mécomprendre l’idée formulée par Bloch de musique utopique que de la
réduire à la formule banale selon laquelle l’harmonie musicale est le symbole
et l’anticipation sonore d’un monde réconcilié. L’expression musicale, à l’instar
du sujet qu’elle exprime, est au contraire encore inachevée, brouillée, insuffi-
sante. S’il est indéniable qu’elle ne se réduit pas, dans toute musique de valeur,
à un simple miroir du présent, de l’état des choses existant, dont elle vise au
contraire le dépassement, il serait faux de la glorifier d’emblée comme l’image et
l’anticipation non déformée d’un lointain utopique : ce serait ignorer que même
l’effort le plus pur est pris dans le présent et ses fautes, fût-ce parce qu’il cherche
à les faire oublier. Lorsqu’il tente de définir ou de décrire la teneur utopique des
œuvres musicales, c’est précisément la confusion, ce qu’il appelle la juxtaposition
et l’intrication du « ton supérieur » et du « ton inférieur » – le caractère ambigu de
la musique – que Bloch met au jour.
Lui pour qui les voies de la dialectique ne sont jamais assez sinueuses,
est d’un autre côté extrêmement tranché dans ses sympathies et ses antipathies.
Hermétique à tout scepticisme historique, il prononce des sentences et des
jugements auxquels il prête en toute confiance une pertinence historico-
philosophique. La déchirure, dont il pressent qu’elle scinde la musique en deux,

556
Ernst bloch, philosophe de la musique de wagner

passe au cœur même de l’œuvre de Wagner. Dans l’Esprit de l’utopie, quelques


pages consacrées à Tristan et Isolde figurent parmi les plus belles jamais écrites
sur la musique – et pas seulement sur Wagner. Mais Bloch étrille l’Anneau du
Nibelung, dont il ravale la musique (tout en épargnant l’intrigue et le livret) au
rang de « lyrisme bestial 181 » ; un lyrisme dont le ton emprunté, étriqué, dit-il,
s’abaisse en-dessous de l’humain qu’il aspire à dépasser, et dont le vacarme
– le « battement de tam-tam paramilitaire 182 » – n’est là que pour étouffer la
conscience que le dieu, dont l’œuvre célèbre le caractère tragique, n’est pas un
dieu, pas plus que le héros n’est un héros :
Comme nous le disions, le son ici vague presque entièrement dans le vide et dans
l’animalité trouble. Il n’y a dans cette œuvre aucune échappée qui permette de
dépasser l’étroitesse de la personne, sauf à y découvrir un monde fait de carton-pâte,
de fards, et d’incurable pose à l’héroïsme 183 .

Le mot essentiel, dans ce passage, est « incurable » – ou « sans salut »


<heillos> : pour Bloch, penseur mystique, le mythe, qui donne à voir un monde
aux nœuds inextricables et sans issue, équivaut à un contre-monde « sans salut »
possible.
À l’inverse, et à la différence de Nietzsche, Bloch célèbre en Parsifal
l’« opus metaphysicum » de Wagner – Parsifal dont la religion théâtrale, point
extrême de la religion de l’art du xix e siècle, ne dérange aucunement le mystique
qu’il est. Mais même dans Parsifal, dont le ton, comme le dit Bloch, « s’élève », la
musique n’est pas encore parvenue à elle-même :
[…] le fait que la musique de Wagner […] n’est pas expression mais tout au plus
ouverture, que l’adagio métaphysique n’est jamais qu’une sphère musicale confu-
sément solennelle et sans catégories, tout cela prouve une fois de plus, dans cette
polémique montante due à l’admiration, à la mesure de l’absolu, à quel point la
musique de Wagner s’écarte encore du dernier stade sacré, de l’accomplissement de
la musique en tant qu’annonciation, en tant que libération commençante de notre
nature secrète par-delà tous les mots […] 184 .

Cette « polémique née de l’admiration » – c’est à la musique de Wagner, et à aucune


autre avant elle, que Bloch doit son intuition d’une musique utopique capable de
la dépasser – a de quoi dérouter. Car le reproche – si c’est en un – fait à la musique
de Parsifal de rester une simple sphère ou atmosphère « sans catégories », pointe à
l’évidence une limite, ne serait-ce que provisoire, fixée à la musique en général, et

557
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

pas seulement à la musique de Wagner. Il est difficile de concevoir une musique


« catégorielle » au sens exact, et pas seulement vaguement métaphorique, du terme.
Bloch semble pris dans des contradictions dont on ne sait au juste
si elles sont dialectiques ou demeurent aporétiques. D’une part, il postule une
musique qui ne se borne pas à suggérer ou à envelopper dans des atmosphères
le contenu qu’elle recèle, mais qui l’énonce clairement, sous forme de catégories.
D’autre part, méfiant à l’égard du principe d’œuvre d’art totale, il considère le texte,
c’est-à-dire l’élément rationnel, comme un supplément, un ingrédient ajouté dont
l’effet revient plus à troubler qu’à clarifier l’ensemble ; la musique utopique doit
être, dit-il, une musique « pure », déliée de tout. Pourtant, les jugements qu’il porte
sur Wagner, son rejet du Ring et son éloge de Parsifal, ne concernent pas la musique
abstraite en tant que telle, mais l’œuvre prise dans sa totalité, ensemble constitué
de musique, de langage et d’action scénique dans lequel aucun élément ne peut
être séparé des autres dans l’effet esthétique. Le « ton » que Bloch éprouve comme
« s’élevant » ou « descendant » est à la fois musical et poétique : on ne saurait isoler
le ton musical en tant que tel sans commettre un coup de force.
Cette opposition et cet enchevêtrement d’arguments ne sont
toutefois pas indémêlables. La musique « pure » à laquelle songe Bloch, ou
qu’il cherche à définir par le tâtonnement de la réf lexion, se situe, non pas à
l’intérieur, mais au-delà des frontières du drame musical wagnérien, qu’elle
présuppose et abolit en elle. Cette musique n’est pas celle, bien réelle, de Tristan
et de Parsifal, abstraite du drame compris comme poésie et action, mais bien
une musique qui procède de Tristan et de Parsifal comme étant leur conséquence
et qui s’émancipe du texte, non pas pour retomber dans l’indétermination
d’une paraphrase atmosphérique, mais parce qu’elle est capable de produire
d’elle-même l’intelligibilité que seul un texte pouvait auparavant lui conférer.
Ce que Bloch cherche, et dont il croit que la musique elle-même le cherche, c’est
un « ton » qui soit « éloquent » sans texte et par-delà tout texte imaginable.

La pulsion de Bloch à fouiller tous les recoins de l’histoire comme si


elle était un arsenal – pulsion où les penchants antiquaires se mêlent aux élans

558
Ernst bloch, philosophe de la musique de wagner

philosophiques – vise en dernière instance à sauver le passé en vue de l’avenir et,


réciproquement – quoique cela soit moins manifeste –, à sauver l’avenir utopique
par un ancrage dans le passé. C’est en tant qu’il est philosophe de l’utopie que
Bloch est historien, et c’est en tant qu’historien – un historien qui se laisse
affecter par le passé et ne se contente pas de le consigner – qu’il est un philosophe
de l’utopie. Peu de choses, il est vrai, restent épargnées par la métamorphose :
l’interprétation « salvatrice » transformatrice, dont le point extrême est la
« polémique née de l’admiration » à laquelle l’incite le Parsifal de Wagner, est une
forme fondamentale de la pensée de Bloch.
Cette idée d’une philosophie de la musique qui ne se borne pas,
par humilité craintive, à une simple phénoménologie, mais ose s’aventurer
au contraire sur les terres de la métaphysique, Bloch la puise avant tout chez
Schopenhauer pour l’appliquer à la musique de Wagner, dont il fait son objet
et son modèle sensible. L’inf luence de Hegel est chez lui presque absente. Or, à
l’instar de la musique de Wagner, la métaphysique musicale de Schopenhauer
doit, elle aussi, être « sauvée » par la « polémique née de l’admiration » pour être
dépassée dans l’« esprit de l’utopie ». Le « lyrisme bestial » que Bloch ressent et
exècre dans la musique de Wagner et dans le « ton » du Ring – le fait que la musique
se perde dans le « bas » – n’est autre, en effet, que l’affinité de la musique avec la
« volonté », avec la pulsion et la poussée aveugles dans lesquelles Schopenhauer
– le métaphysicien de la volonté – voyait l’essence métaphysique de la musique.
La théorie schopenhauerienne, selon laquelle la musique « n’est […]
pas, comme les autres arts, une reproduction des Idées, mais une reproduction
de la volonté [elle-même] 185 » – dogme dont on a pu croire qu’il élevait la musique
à des hauteurs infinies –, accorde certes à la musique une dignité métaphysique,
mais cette dignité est parfaitement équivoque. La proximité de la musique
avec l’essence cachée derrière les phénomènes, avec la « volonté » dissimulée
derrière les « représentations », l’élève moins qu’elle ne la rend inextricable.
Car si Schopenhauer évoque volontiers Platon, dont il partage la tendance à
déterminer l’essence immuable des choses, il se distingue radicalement de la
tradition métaphysique en ceci qu’il peint la chose en soi sous des couleurs plus
sombres qu’éclatantes. L’essence des choses, telle qu’elle se présente à l’examen
philosophique, n’est pas l’idée du Bien et du bien ordonné, qui était au cœur de

559
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

la pensée platonicienne, mais une poussée aveugle et intriquée, qui se consume


dans l’alternance entre inquiétude, souffrance du manque et ennui de la quiétude
atteinte. Pour Schopenhauer, qui prend ici le contrepied radical de Platon, le plus
haut degré de la réalité est le plus bas degré de la perfection. Et c’est dans les sens
inférieurs que la volonté, la chose en soi, se manifeste le plus nettement :
Les sons peuvent provoquer directement une douleur ; ils peuvent être directement
agréables, et cela à titre de simple donnée sensible, sans aucun rapport avec l’harmonie
ou la mélodie. Le tact, en tant qu’il se confond avec le sentiment de notre unité
corporelle, se trouve astreint plus étroitement encore à exercer son inf luence directe
sur la volonté : cependant il y a des sensations tactiles qui ne provoquent ni douleur
ni volupté. Mais les odeurs sont toujours agréables ou désagréables ; les sensations du
goût le sont encore d’une façon plus marquée. Ces deux derniers sens sont ceux qui
se commettent le plus souvent avec la partie volontaire de notre être : c’est pour cela
qu’ils demeurent les moins nobles […] 186 .

Le fait que la « volonté » se manifeste directement dans la musique est donc


– sans que Schopenhauer l’énonce ouvertement – un défaut plus qu’un mérite.
Bloch, qui perçoit dans la musique du Ring l’élément sourd et trouble
qui chez Schopenhauer caractérise la « volonté », conteste d’un autre côté la
prétention de Schopenhauer à avoir déterminé la nature de la musique. L’idée que
la musique représente et manifeste la « volonté », la poussée aveugle et intriquée,
est certes un point de départ, mais certainement pas le fin mot de l’affaire.
Bloch, pourrait-on dire, remet en mouvement, par la philosophie de l’histoire,
la métaphysique de la musique que Schopenhauer concevait comme le constat
de son essence immuable. À une pensée de l’origine héritée de Platon, il oppose
une pensée du but. Et s’il est bien incapable de sacrifier la moindre parcelle de
signification métaphysique accordée à la musique par la thèse de Schopenhauer,
c’est résolument qu’il entreprend de « sauver » l’idée de la musique en la libérant
des fers qui la maintenaient dans le « bas » et le « lyrisme bestial », dans le désir
irrépressible de « sombrer et de s’engloutir ». Il s’agit là, à la fois, de conserver et de
dépasser la métaphysique musicale de Schopenhauer. La polémique qui sous-tend
– parfois explicitement, le plus souvent tacitement – les chapitres de l’Esprit de
l’utopie consacrés à la musique est bel et bien conçue comme une entreprise de
« sauvetage ». Polémiquer pour polémiquer n’a jamais été l’affaire de Bloch.

560
Ernst bloch, philosophe de la musique de wagner

Non pas qu’il tende à se réfugier dans une antithèse abstraite au


« lyrisme bestial » du Ring, dans l’apaisement contemplatif d’une musique
plus ancienne, par exemple. Pour lui, comme pour l’ennemi de la musique
Stefan George, la musique n’a de pertinence historico-philosophique que
sous la forme qu’elle a acquise avec Wagner. Et lorsqu’il prône la nécessité
d’un « sauvetage » dans l’utopie, ce salut doit venir de l’intérieur de la musique
wagnérienne elle-même, de sa visée cachée.
Bloch va même jusqu’à défendre expressément l’écoute obtuse, abîmée
dans les profondeurs du sentiment, de la musique contre son appropriation
rationnelle et analysante. S’il la défend, cependant, ce n’est pas pour qu’elle reste
enfermée en elle-même, mais au nom de la métamorphose dont elle est capable :
De tels rationalistes ne sont pas davantage sur la voie, et l’on en viendrait presque à
préférer les voluptueux dormeurs qui, si mollement et fallacieusement que ce soit,
errent du moins avec âme dans le domaine de l’âme 187.

Si Bloch, dans sa polémique contre Schopenhauer, refuse résolument de sacrifier


la musique à une « volonté » aveugle et intriquée, il est donc profondément
méfiant à l’égard de la tendance rationnelle et rationalisante dans laquelle
Max Weber identifie la loi de l’évolution de l’histoire musicale, du moins
européenne. Utopiste musical, Bloch est un mystique. La forme et la technique
de la musique sont pour lui des éléments secondaires, subalternes, dont il
affirme, rejoignant en cela Wagner, qu’ils remplissent le plus parfaitement leur
fonction lorsqu’ils restent imperceptibles : une phrase musicale, pareillement à
une phrase verbale, est bien construite lorsqu’elle transmet un contenu sans que
la forme, la syntaxe, ressorte en particulier. Si Bloch ne renie jamais ses origines
expressionnistes, il se réclame sans réserve en musique d’une « esthétique du
contenu », dût-il être taxé pour cela de dilettantisme.
Il s’élève une nouvelle accentuation plus directe, archétypique, de ceci : avoir-
quelque-chose-à-dire, que le reproche de dilettantisme n’effraie guère, mieux,
pour qui le dilettantisme, le dilettantisme à priori, le pur « esthétisme du contenu »
– pourvu seulement qu’on s’abstienne du gâchis propre à l’indigence individuelle, à
l’expression négative – atteignent une dimension métaphysique. Celle qui repousse
toute jouissance, celle qui gagne l’énonciation du Moi de l’œuvre ; le nominalisme
moral contre toute élaboration indirecte rendue autonome 188 .

561
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

La méthode compositionnelle, l’« élaboration indirecte rendue autonome »,


comme l’appelle Bloch, est traitée avec mépris, car la seule chose qui compte,
c’est ce que quelqu’un a à dire. L’utopie de la musique conçue par Bloch à la fin
de la Première Guerre mondiale, qui est aussi l’époque de l’expressionnisme,
entre ainsi en contradiction avec l’avenir bien réel qui sera celui de la musique
au cours des décennies suivantes, un avenir où l’élément technique et structurel
de la musique sera mis en avant avec une insistance frisant parfois l’obsession.
Selon Adorno, c’est sur le terrain de la technique compositionnelle, et non de
l’intention morale, que sont prises les grandes décisions relatives à l’esthétique,
et même à la philosophie de l’histoire.

Fort de son mépris pour la technique musicale – une technique qui


se comprend d’elle-même –, Bloch se montre indifférent à l’égard de l’histoire
empirique de la musique, dans la mesure où celle-ci n’est qu’une histoire des
problèmes de composition et des fonctions de la musique. On lit ainsi dans
l’Esprit de l’utopie :
Il est évident que rien ne fait plus de tort, même à des artistes de valeur, que de les placer
ou les classer dans quelque évolution du développement professionnel, dans l’histo-
rique de formules techniques qui sont de simples intermédiaires, des points d’appuis 189.

Le projet historico-philosophique de Bloch, qui relève de la métaphysique et de


l’« esthétique du contenu » et ignore les questions formelles et techniques, n’a pas
le moindre égard pour la basse empirie : la chronologie est pour lui accessoire.
Mais si la philosophie de l’histoire, telle que la conçoit Bloch, se
démarque de la pensée historique et esthétique traditionnelle, ce n’est pas
sur le mode d’une opposition extérieure et abstraite : elle est en quelque sorte
directement issue – comme leur « négation déterminée » – des problèmes et des
contradictions qui se sont fait jour dans cette pensée au xix e siècle.
Dans ce siècle qui est à la fois l’âge de l’historicisme et de l’esthétique
métaphysique, le fait que des œuvres musicales de valeur – et parfois même de
peu de valeur – survivent à l’époque de leur création est envisagé sous l’angle
d’une métaphysique emphatique bien plus que d’une sobre analyse de leur impact

562
Ernst bloch, philosophe de la musique de wagner

historique : les œuvres font saillie hors de l’histoire, à laquelle elles doivent les
conditions de leur genèse, mais non pas leur essence. Or l’esthétique métaphysique,
qui place l’œuvre musicale dans une éternité où, telle l’idée platonicienne, elle
trône sous une forme immuable, entre en contradiction avec l’historicisme,
l’autre tendance qui domine la pensée du xixe siècle. Car l’historicisme s’efforce
au contraire de réduire les œuvres musicales à leur essence historique et de les
comprendre à partir de leur origine : pour connaître une chose, il faut examiner
la façon dont elle est devenue ce qu’elle est. Autrement dit : l’essence d’une œuvre
n’est pas métaphysique et immuable, mais historique et soumise à évolution.
La philosophie historique de la musique développée par Bloch peut
être comprise comme une tentative visant à dépasser cette contradiction que
le xix e siècle a léguée aux époques suivantes sans l’avoir jamais résolue. D’une
part, et pareillement à l’esthétique métaphysique, le projet blochien détache
les œuvres musicales significatives du contexte de leur histoire empirique.
L’histoire et la sociologie, sans être jugées fausses, se voient dénier toute validité :
[Cette] « explication » par le monde extérieur reste elle-même finalement extérieure,
et ne fait pas comprendre le phénomène Bach dans l’ensemble, son profond isolement
historique, le plan sociologiquement désaxé où il se situe […] 190 .

Pour Bloch, la musique, qui s’élève à la dimension métaphysique, n’est pas


seulement « non contemporaine », au sens où l’histoire de la musique, comme le
pensait Nietzsche, serait à la traîne de l’histoire universelle : elle est « une sphère
incomparable 191 ».
Mais d’autre part, le domaine métaphysique où s’exhausse la musique
de valeur n’a rien d’une immuabilité platonicienne : il est plein de mouvement
et d’inquiétude, et il est tout entier tendu vers un but. La métaphysique, que
Bloch conçoit comme un processus, n’est pas encore, elle non plus, parvenue à
elle-même. La philosophie historique de la musique apparaît ainsi comme une
métaphysique des œuvres musicales saisie par une poussée transformatrice et
f luidifiée par l’histoire. Le discours historique est dépassé dans la métaphysique
– et la métaphysique, réciproquement, dans le discours historique.
Bloch distingue dans ce processus trois degrés, ou « schèmes », qui
apparaissent tout à la fois comme des stades dialectiques et mystiques :
Le premier, c’est le chantonnement sans fin, la danse et finalement aussi la musique de
chambre [Bloch pointe ici la technique d’une musique filant sa toile en continu, NdA].

563
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

Le deuxième prend un plus grand essor : c’est le lied clos, Mozart ou l’opéra-divertis-
sement <Spieloper> et son émotion temporelle limitée, l’oratorio, Bach ou les Passions
et leur émotion spirituelle limitée, et tout en haut la fugue ; celle-ci, à vrai dire, par sa
mélodie infinie, passe déjà dans la forme-évènement <Ereignisform>. […] Le troisième est
le lied ouvert, l’opéra classique <Handlungsoper>, Wagner ou l’opéra transcendant, les
grandes compositions pour chœurs, et Beethoven-Bruckner ou la symphonie, en tant
que formes-évènements, déchaînés, d’une grandeur temporelle, sinon déjà spirituelle,
résolument dramatiques par l’émotion, résolument transcendantes par l’objet […] 192.

Ces schèmes, que Bloch présente comme successifs, sont en même temps entre-
mêlés. Le deuxième stade n’apparaît pas comme la simple négation du premier,
mais comme son dépassement : le « lied clos », ainsi que Bloch nomme les formes
du xviiie siècle, contient en lui la danse, qui est un élément du premier stade ;
le « chantonnement infini » revient dans la « mélodie infinie » et la continuité
ininterrompue de la fugue de Bach. Et chez Wagner, le représentant du « chant
ouvert », qui est la forme-évènement et la forme-développement du xix e siècle,
la dialectique des trois stades parvient à peu près à la claire conscience d’elle-
même : dans la « triste mélopée » du berger, au troisième acte de Tristan, la
« mélodie infinie » de Wagner se souvient en quelque sorte de son origine
archaïque dans le « chantonnement infini » ; et l’idée que la « mélodie infinie »
trouve son anticipation dans les fugues de Bach a été formulée par Wagner
lui-même – mais cela, Bloch ne pouvait pas le savoir.
Ce qui reste à venir, ce dans quoi, pour le mystique et théologien
Bloch, s’accomplira l’utopie de la musique, c’est une « grande forme-évènement
spirituelle », dont on comprend, par déduction, qu’elle n’est autre qu’un retour
de la musique de Bach depuis l’esprit du Parsifal de Wagner : un « enchantement
du Vendredi saint », musique pure dépouillée de tout élément théâtral et de tout
lien au texte. Ce que Bloch a en tête, cependant, n’est pas explicitement dit et
ne se laisse que deviner. Cette rêverie chimérique de la musique – aussi précise
qu’elle puisse paraître au non-musicien, et précisément à lui –, il ne la dépeint
pas ; Bloch, comme Marx, reste fidèle au commandement selon lequel on ne doit
pas se faire d’image de l’utopie.
On reconnaît là clairement l’inf luence d’August Halm, dont
l’ouvrage décisif, Deux cultures musicales [Von zwei Kulturen der Musik], qui
marquera profondément la pensée de la musique, paraît en 1913, soit quelques

564
Ernst bloch, philosophe de la musique de wagner

années à peine avant l’Esprit de l’utopie. Les « deux cultures musicales » dont
parle Halm sont incarnées à ses yeux par Bach et Beethoven, par la fugue et la
sonate ; leur synthèse, dit-il, sera opérée par une troisième culture dont les traits
fondamentaux se dessinent dans les symphonies de Bruckner. Chez Bloch, la
« deuxième culture » – la culture de la « forme-évènement » – porte davantage
la marque de Wagner que celle de Beethoven, et s’il reprend à son compte
l’apothéose que Halm voit réalisée chez Bruckner, il la peint sous des couleurs
plus ternes. Or le rêve d’une « grande forme-évènement spirituelle », que Bloch
situe par-delà Bruckner – lequel selon lui manque d’« intelligibilité » –, n’est nulle
part devenu réalité dans la musique du xx e siècle : le spirituel reste marginal
dans la Nouvelle Musique, et le néoclassicisme aussi bien que la musique sérielle
ont émietté la forme-évènement et la forme-développement. Non que Bloch
se fût senti démenti par une telle évolution. À l’affirmation selon laquelle sa
philosophie de l’histoire s’est brisée contre la réalité et la basse empirie, il eût
pu répliquer, du haut de son orgueil métaphysique, que c’est au contraire la
réalité qui s’est discréditée auprès de la philosophie de l’histoire. Mais quelque
interprétation que l’on donne à leur rapport, le fait est que la philosophie de la
musique de Bloch paraît inconciliable avec la Nouvelle Musique, et cela pourrait
bien expliquer le peu d’écho qu’elle a rencontré.

L’Esprit de l’utopie tente de tracer les linéaments de l’avenir, mais sa


pensée musicale est plutôt tournée vers le passé : sous des dehors utopistes, sa
philosophie de la musique de Wagner conceptualise un moment du passé que la
Nouvelle Musique a laissé derrière elle.
Bloch, toute insatisfaction historico-philosophique mise à part, est
chez lui dans la musique de Wagner. Et s’il fait peu de cas, en général, des questions
de technique musicale et s’exempte de justifier ses jugements esthétiques par
des analyses, il dessine avec insistance, lorsqu’il se sent directement concerné,
les contours d’une théorie : une « théorie constructive du style wagnérien 193 »,
comme il l’appelle.

565
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »

La catégorie centrale de cette théorie, catégorie autour de laquelle se


regroupent toutes les autres, est celle du « contrepoint créant dramatiquement
la forme 194 ». Les musicologues attachés aux cadres habituels de pensée et aux
concepts clairs (ou du moins tenus pour tels) suspecteront cette catégorie de n’être
qu’une simple métaphore, sinon pire : un monstre terminologique. Que signifie
le fait – si tant est qu’il signifie quelque chose – que Bloch reprend, non sans lui
faire violence, le concept de « contrepoint », supposé désigner la juxtaposition
ou la superposition des voix, pour l’appliquer à la succession des thèmes ou aux
leitmotive de Wagner ? Réciproquement : y a-t-il un sens à qualifier la différence
ou l’antithèse des thèmes, dans une pièce symphonique ou une scène de drame
musical, par le terme de « contrepoint » – ou plus précisément, et pour employer
les mots mêmes de Bloch : de « succession richement relationnelle du nouveau
contrepoint harmonique 195 » ?
L a t hèse qu’implique le concept de «  contrepoint créant
dramatiquement la forme », concept dont on pourrait croire qu’il n’est qu’une
simple élucubration métaphorique, ne se comprend qu’à condition qu’on y voie
une conséquence de l’impulsion centrale de Bloch : l’impulsion à « sauver le
passé ». Bloch répugne à sacrifier et à laisser pour mort ce qui un jour fut grand
et significatif. Il insiste sur le fait que le « contrepoint », qui incarne l’esprit
de la musique de Bach sur le plan de la technique musicale, se perpétue chez
Beethoven et Wagner sous une forme nouvelle, transposé dans des rapports
de succession. C’est l’élément antithétique-dialogique qu’ont en commun le
« contrepoint développé dans la juxtaposition » et le « contrepoint développé dans
la succession ». Dans l’un et l’autre, Bloch découvre les traces, ou les signes, d’une
musique véritablement « éloquente », qui est un langage par-delà le langage : non
pas un langage d’avant le langage, maintenu dans les balbutiements originels
de l’expression affective, mais un langage qui le dépasse au contraire, en tant
qu’il est musique pure et pourtant éloquente. Terme sobrement technique, le
contrepoint, chez Bloch, se mue de façon inattendue en une catégorie historico-
philosophique métaphysique : il devient ambigu et plein de promesses. Son
destin est caractéristique et quasi emblématique d’une tendance qui détermine
l’Esprit de l’utopie dans son ensemble : la tendance à sauver la tradition en vue
d’un avenir dont on pense qu’il ne pourra jamais être trop riche et trop divers.

566
NOTES
CHAPITRE 1 23.  Ibid., p. 5
1.  W. Pater, « The school of Giorgione ». 24.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 18 ; trad. fr.
2.  P. O. Kristeller, « Das moderne System der Critique de la faculté de juger, p. 1000.
Künste », p. 164-206. 25.  Ibid., § 7 ; trad. fr. ibid., p. 968-969.
3.  L. Tieck, « Phantasien über die Kunst für 26.  Ibid., § 8 ; trad. fr. ibid., p. 974.
Freunde der Kunst », in W. H. Wackenroder,
27.  Dahlhaus isole ici un fragment très bref
Werke und Briefe, p. 245.
de la phrase de Kant en changeant le sujet du
4.  J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie der Schönen verbe. La seconde partie de cette phrase a pour
Künste, vol. III, p. 72. texte intégral : « es [= das Geschmacksurteil]
5.  Ch. F. Michaelis, « Über das Idealische in der sinnt nur jedermann diese Einstimmung
Tonkunst », col. 449. an, als einen Fall der Regel, in Ansehung
6.  Ibid., col. 449 sq. dessen es die Bestätigung nicht von Begriffen,
sondern von anderer Beitritt erwartet », soit,
7.  E. T. A. Hoffmann, Schr if ten zur Musik.
dans la traduction de la Pléiade, « il ne fait que
Nachlese, p. 34 sq. ; trad. fr. Écrits sur la musique,
prêter à chacun cet assentiment, comme un
p. 38.
cas particulier de la règle, ce dont il attend la
8.  Ibid. ; trad. fr. ibid., p. 39. confirmation non pas de concepts mais de
9.  Ch. F. Michaelis, « Über das Idealische in der l’adhésion des autres ». (NdT)
Tonkunst », col. 450. 28.  Ibid., § 40 ; trad. fr. ibid., p. 1072-1073.
10.  W. H. Wackenroder, Werke und Briefe, p. 206. 29.  Ibid., § 18 ; trad. fr. ibid., p. 1000.
11.  Ar thur Schopenhauers handschr if tlicher 30.  Ibid., § 8 ; trad. fr. ibid., p. 974.
Nachlass, vol. IV, p. 31.
31.  Ibid., § 40 ; trad. fr. ibid., p. 1072.
12.  J. J. Fux, Gradus ad Parnassum, p. 240 sq.
32.  D. Hume, On the Standard of Taste and Other
13.  Ibid., p. 278 sq. – ainsi que la citation suivante. Essays, p. 15.
14.  R. Koselleck, Kritik und Krise, p. 42 et p. 45. 33.  Ibid., p. 8.
15.  J. Habermas, Str uktur wandel der Öf fent­ 34.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 21 ; trad. fr.
lichkeit, p. 68-69 ; trad. fr. L’Espace public : Critique de la faculté de juger, p. 1002.
archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise, p. 60-61. 35.  Ibid., § 12 ; trad. fr. ibid., p. 981-982.

16.  J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. III, 36.  H. H. Eggebrecht, « Das Ausdrucks-Prinzip
p. 8 ; voir aussi A. Schering, « Künstler, Kenner im musikalischen Sturm und Drang », p. 323 sq.
und Liebhaber der Musik im Zeitalter Haydns 37.  C. P. E. Bach, Versuch über die wahre Art das
und Goethes ». Clavier zu spielen, 1 re partie, 3e section, § 13.
17.  J. G. Sulzer, ibid., p. 6. 38.  Horace, De arte poetica liber, vers 102-104.
18.  Ibid. 39.  L’édition dite « Budé » (Horace, Épîtres,
19.  Ibid., p. 72. suivies de l’« Ar t poétique », trad. fr. par
F. Villeneuve) donne la traduction suivante :
20.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 15 ; trad. fr.
« Si vous voulez que je pleure, commencez
Critique de la faculté de juger, p. 988.
par ressentir vous-même de la douleur :
21.  Ibid. ; trad. fr. ibid., p. 987. alors, Télèphe, alors, Pélée, vos infortunes me
22.  J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. III, p. 6. toucheront. » (NdT)

569
NOTES DU Chapitre 1

40.  Ibid., vers 95. [F. Gaffiot traduit ce passage 54.  J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. IV,
(à l’exclusion du et initial) par : « le plus souvent p. 479.
le personnage tragique se lamente en style 55.  Jean Paul, Hesperus, p. 775.
prosaïque », pedestris signifiant selon lui dans
56.  Ibid., p. 776.
ce cas « en prose ». F. Villeneuve propose quant à
lui : « à son tour un personnage de tragédie parle 57.  N. Miller, « Musik als Sprache », p. 271 sq.
souvent dans la douleur un langage qui marche 58.  K . Ph. Mor it z , «  Ü ber d ie bi ldende
à terre ». (NdT)] Nachahmung des Schönen », p. 70 sq. ; trad. fr. in
41.  Cité d’après D. P. Walker, Der musikalische Le Concept d’achevé en soi et autres écrits (1785-1793),
Humanismus im 16. und 17. Jahrhundert, p. 41. p. 153.
42.  Voir H. H. Eggebrecht, « Das Ausdrucks- 59.  Ibid., p. 71 ; trad. fr. ibid., p. 154.
Prinzip… », p. 331. 60.  Ibid., p. 73 ; trad. fr. ibid., p. 155.
43.  C. P. E. Bach, Versuch über die wahre Art…, 61.  Ibid. ; trad. fr. ibid., p. 156.
1 re partie, 3e section, § 13.
62.  Ibid., p. 75 (la même idée se retrouve p. 76) ;
44.  Voir C. Dahlhaus, Musikästhetik, p. 37. trad. fr. ibid., p. 159.
45.  F. G. Klopstock, « Gedanken über die Natur 63.  Ibid., p. 74 ; trad. fr. ibid., p. 157.
der Poesie », p. 993. 64.  Ibid., p. 76 ; trad. fr. ibid., p. 158.
46.  Voir H. H. Eggebrecht, « Das Ausdrucks- 65.  K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopf, p. 135.
Prinzip… », p. 334.
66.  Ibid., p. 131.
47.  K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopf, p. 131.
67.  K. Ph. Moritz, Die neue Cecilia, p. 38.
48.  L. Sterne, Tristram Shandy, vol. IX, chap. xxiv ;
68.  K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopf, note p. 66.
trad. fr. La Vie et les opinions de Tristram Shandy,
p. 886. 69.  Ibid., note p. 67.
49.  K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopf, p. 132. 70.  K. Ph. Moritz, Anton Reiser, p. 465 sq.
50.  Ibid., p. 132 sq. 71.  Les Épanchements d’un moine ami des arts,
que Wackenroder avait écrits en collaboration
51.  J. G. Herder, Quatrième sylve critique : « Et
avec L .  T ieck , compr en nent u ne brève
pourtant un tel son dépourvu de liaison et
nouvelle biographique retraçant le destin
de suite peut nous ébranler si profondément,
du compositeur Joseph Berglinger, ar tiste
nous toucher si intimement, nous émouvoir
tourmenté que ses déchirements intérieur
si violemment que ce seul premier instant de
finissent par consumer. Ce recueil fut suivi
sentiment, cet accent simple de la musique
d’un second, intit u lé Fantaisies sur l’ar t
dépasse en masse intérieure le produit de tous
[Phantasien über die Kunst], qui regroupe dans sa
les sentiments nés de tous les rapports, de toutes
seconde partie une dizaine de textes consacrés
les harmonies d’un grand et long morceau. »
à la musique, présentés comme étant l’œuvre de
(Herders Werke, vol. 20, p. 466)
Joseph Berglinger. (NdT)
52.  Herders Werke, vol. 18, p. 605 : « Vous vîntes
72.  K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopfs Prediger­
et vous enfuîtes sur des sons légers, ô esprits
jahre, p. 27.
errants de l’air, vous émûtes mon cœur et
laissâtes en moi, à travers vous, un désir infini 73.  K. Ph. Moritz, Schriften zur Ästhetik, p. 3 ;
de vous rejoindre. » trad. fr. Le Concept d’achevé en soi, p. 82.

53.  K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopf, postface de 74.  Ibid., p. 5 ; trad. fr. ibid., p. 83.
H. J. Schrimpf, p. 11 sq. 75.  Ibid., p. 73 sq. ; trad. fr. ibid., p. 155-156.

570
NOTES DU Chapitre 1

76.  R. Minder, Glaube, Skepsis und Rationalismus. l’indique lui-même (p. 479), sur la critique du
Dargestellt an den autobiographischen Schriften livre de Hanslick qu’il avait rédigée en 1855. Il
von Karl Philipp Moritz, p. 250 sq. se réfère donc à la première édition de l’ouvrage,
77.  K. Ph. Moritz, Schriften zur Ästhetik, p. 3 ; qui contenait la métaphore du monde.
trad. fr. in Le Concept d’achevé en soi, p. 141. 88.  Ibid., p. 487.
78.  K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopf, p. 133. 89.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 32.
79.  E . T. A . Hof f ma n n, recension de la [Voir la NdT dans la note 85 ci-dessus.]
5e symphonie de Beethoven, 1810 : « Lorsqu’on 90.  F. von Dalberg, Blicke eines Tonkünstlers
parle de la musique comme d’un genre in die Musik der Geister (1787) ; H. Pfrogner en
autonome, on ne devrait jamais penser qu’à donne des extraits dans Musik. Geschichte ihrer
la musique instr umentale qui, méprisant Deutung, p. 253 sq.
toute aide et toute intervention extérieure, 91.  Novalis, Fragmente, éd. Kamnitzer, p. 198 et
exprime avec une pureté sans mélange cette p. 584.
quintessence de l’art qui n’appartient qu’à elle,
92.  F. W. J. von Schelling, Philosophie der Kunst,
ne se manifeste qu’en elle. » (Schriften zur Musik,
p. 145 sq. ; trad. fr. Philosophie de l’art, p. 191 sq.
p. 34 ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 38)
93.  Voir C. Dahlhaus, « E. Hanslick und der
80.  E . Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen,
musikalische Formbegriff », p. 145 sq. Cet article
p. 20 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 90 : « Ce que la
figure dans le présent volume supra, p. 329 sq.
musique instrumentale est incapable d’accomplir
ne saurait valoir pour la musique en général, car 94.  E . Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen,
elle seule est la musique pure et absolue. » p. 104 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 209. Cette
citation précède immédiatement le paragraphe
81.  Ibid., p. 34 ; trad. fr. ibid., p. 115 – traduction
final de la 1 re édition, la métaphore du monde ;
modifiée.
et un passage analogue, « La composition est
82.  E. Cassirer, Freiheit und Form ; trad. fr. un travail de l’esprit sur un matériau propre
Liberté et forme. L’idée de la culture allemande. à l’esprit » (p. 35 ; trad. fr. p. 117 – légèrement
83.  F. von Schiller, lettre à Ch. G. Körner du modifiée), s’inscrit dans le contexte d’idées qui
10 mars 1795, citée d’après W. Seifert, Christian commentent la phrase sur les « formes sonores
Got t f r ied Kör ner. Ein Musikästhet iker der en mouvement » (p. 32 ; trad. fr. p. 112) – phrase
deutschen Klassik, p. 94. elle-même liée à la métaphore du monde.
84.  Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, 95.  K. Ph. Moritz, « Über die bildende Nach­
22e lettre (ainsi que la citation suivante). ahmung des schönen », p. 71 ; trad. fr. in Le
Concept d’achevé en soi et autres écrits (1785-1793),
85.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 104.
p. 154.
[La meilleure traduction française disponible
(voir bibliographie) suit le texte de la 9 e et 96.  Ibid., p. 78 ; trad. fr. ibid., p. 160.
dernière édition de l’essai de Hanslick (1896) et 97.  L’œuvre d’ar t constit ue l’objet central
ne contient donc pas le paragraphe cité ici. (NdT)] de l’esthétique, bien que Moritz inclue en
86.  F. Printz, Zur Würdigung des musikalischen permanence le beau naturel dans le concept du
Formalismus Eduard Hanslicks, p. 6 sq. ; R. Schäf ke « beau ».
défend la même idée dans Eduard Hanslick und 98.  L’autonomie esthétique de l’œuvre d’art est,
die Musikästhetik, p. 28 sq. si l’on raisonne en toute rigueur, une fiction.
87.  H. L ot ze, G eschichte der Ä s thet ik in 99.  K. Ph. Moritz, « Über die bildende Nach­
Deutschland, p. 486. Lotze s’appuie, comme il ahmung des schönen », p. 73 ; trad. fr. in Le

571
NOTES DU Chapitre 1

Concept d’achevé en soi et autres écrits (1785-1793), contre le « formalisme amusical » de Kant et
p. 155. joue contre l’« esthétique de la musique » des
100.  A. W. Schlegel, Die Kunstlehre, p. 91 sq. philosophes une « esthétique du musicien »
sit uée dans le droit f il de la théorie des
101.  Ibid., p. 84. affects. – K. Nef (« Kant und die Musik », p. 32
102.  Ibid., p. 90. sq.) reprend le propos de Kretzschmar, mais
103.  Ibid., p. 91. introduit en renvoyant au § 53 de la Critique
de la faculté de juger des restrictions quant à la
104.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 46 ; trad. fr. validité du jugement de celui-ci selon lequel
Critique de la faculté de juger, p. 1089. Kant n’aurait accordé ni valeur ni importance
105.  F. W. J. von Schelling, Philosophie der Kunst, à la théorie des affects. – K. Meyer (« Kants
p. 1 sq. ; trad. fr. Philosophie de l’art, p. 49. Stellung zur Musikästhetik », p. 470 sq.) s’oppose
106.  Il est préférable de se tourner vers les vigoureusement à Kretzschmar. Elle rapporte
l’esthétique musicale de Kant aux fondements
connaisseurs et amateurs de l’époque, dont
philosophiques de la Critique de la faculté de juger,
Kant ne faisait guère partie, même si Hermann
mais n’est pas en mesure d’expliquer le concept
Güttler a montré que les expériences musicales
central d’« idée esthétique ». – A. Schering
de Kant étaient plus riches qu’on ne le supposait
(« Zur Musi käst heti k Kant s », p. 169 sq.)
gé né r a le me nt (Kö ni g s b e r g s Mu s i k k u lt ur
compare le propos de Kant avec la conception
im 18. Jahrhundert, passim ; « Kant und sein
de la musique et la pratique musicale de ses
musikalischer Umkreis », p. 217 sq.).
contemporains sans prendre en compte de
107.  H. Kuhn, « Die Vollendung der klassischen problèmes philosophiques. – C. Klinkhammer
deutschen Ästhetik durch Hegel », p. 19. (Kants Stellung zur Musik und ihre Würdigung
108.  L a l it t é r a t u r e m u s ic olo g iq ue s u r durch Spätere) souligne l’« idéalisme [de Kant]
l’esthétique musicale de Kant n’y par vient en est hétique musica le » sans le déf inir
pa s complètement . F. Ma r sch ner (Kants avec exactitude et de manière complète. –
Bedeutung für die Musikästhetik der Gegenwart, G. Wieninger (Immanuel Kants Musikästhetik)
p. 19 sq. et p. 206 sq.) qualifie d’abord Kant de cer ne avec précision les dif férences qui
« fondateur de l’esthétique formelle moderne » existent entre les « tendances » et cherche chez
(A. Maecklenburg expose la même idée dans Kant des médiations permettant de passer de
« Die Musikanschauung Kants », p. 207 sq.) ; l’une à l’autre, mais il prête au philosophe des
il l’appelle par la suite un « représentant de contradictions qui retombent sur l’interprète.
l’esthétique du contenu » ; ces deux tendances 109.  Sauf indication contraire, les numéros
lui semblent chez Kant « séparées par un abîme » de paragraphes et de pages donnés renvoient à
(p. 206). – P. Moos (Die Philosophie der Musik) et la Kritik der Urteilskraft (les numéros de pages
W. Hilbert (Die Musikästhetik der Frühromantik, en romain pour l’introduction sont ceux de
p. 10 sq.) ne trouvent eux aussi chez Kant que l’édition de 1793). La traduction française
des « tendances » : « Dans la mesure où Kant fait à laquel le nous renvoyons dans tout ce
transmettre à la musique des idées esthétiques, développement consacré à l’esthétique musicale
c’est un idéaliste ; dans la mesure où il fait de Kant (p. 55-62) est celle d’A. Philonenko
dériver le jugement artistique de la forme (1979, voir bibliographie). (NdT)
déterminée mathématiquement et détachée de 110.  Cer tes, l’« 
Idée d’un sens com mun  »
tout effet d’ordre affectif, c’est un formaliste n’est pas encore nommée au § 8, qui traite de
[…] » (P. Moos, op. cit., p. 18). – H. Kretzschmar l’« universalité sans concept » du jugement
(« Immanuel Kants Musikauffassung und ihr de goût, mais Kant y renvoie : « L’assentiment
Einf luß auf die folgende Zeit ») polémique universel [qu’attend le jugement de goût] est

572
NOTES DU Chapitre 1

donc seulement une Idée (dont on ne recherche l’« universel subjectif » : « Quand on juge un objet
pas encore ici le fondement). » par le goût, on porte un jugement sur l’accord ou
111.  Une lettre de Kant à Johann Friedrich la contradiction entre la liberté dans le jeu de
Reichardt du 15 octobre 1790 souligne l’élément l’imagination et la légalité de l’entendement ; on
moral présent dans le concept d’« idéalement est ainsi conduit à un jugement esthétique sur la
subjectif » (citation d’après H. Güttler, « Kant forme qui unifie ses représentations sensibles,
und sein musikalischer Umkreis » : « Je me suis et non pas à la production de l’élément où cette
efforcé [dans la Critique de la faculté de juger] forme est perçue. » (Anthropologie, § 64 ; trad. fr.
de dire que sans sentiment moral il n’y aurait Anthropologie du point de vue pragmatique, p. 101)
pour nous rien de beau ni de sublime ; que c’est 113.  G. W. F. Hegel dans le passage de son
précisément sur lui que se fonde la prétention Esthétique consacré à Kant (Sämtliche Werke,
pour ainsi dire conforme à une loi que tout ce vol. 12, p. 90 sq.).
qui doit porter ce nom a d’être approuvé, et
114.  Bien que le concept d’« idée esthétique »
que le goût consiste à pouvoir communiquer
passe par moments chez Kant du spéculatif au
quelque chose en se référant à ce que la moralité
psychologique, il ne doit absolument pas être
a dans notre être de subjectif, et qui sous le
traduit systématiquement par « représentation
nom de sentiment moral est impénétrable,
indéterminée ». D’autre part, le concept d’Idée
c’est-à-dire pas à des concepts objectifs de la
de Kant doit être distingué de celui, objectif,
raison, tels qu’en exige le jugement d’après
de Platon (l’idée comme essence étant en soi)
des lois morales – goût qui ne repose donc en
aucun cas sur la contingence des sensations et de celui, « subjectif-objectif », de Hegel (l’idée
mais sur un principe a priori (qui, c’est vrai, comme « unité du concept et de l’objectivité »).
n’est pas discursif mais intuitif). » (La même En effet, l’Idée kantienne est un principe
idée est exprimée au § 66 de l’Anthropologie.) régulateur purement subjectif, pour lequel
Mais dans la réalité, l’« idéalement universel » « aucun objet ne peut être adéquatement
se réduit à la « valeur universelle comparative » donné dans l’expérience. [Les Idées] […] sont
(Anthropologie, § 64). les concepts d’une perfection dont l’homme
peut toujours s’approcher sans pouvoir jamais
112.  « Le rôle éminent du principe de fin ne
l’atteindre pleinement » (Anthropologie, § 40 ;
consiste pas tant à contenir une solution qu’à
trad. fr. p. 70). « “Idée” ne renvoie nulle part à
maintenir un problème. Le principe de fin
une loi mécanique ; partout, le terme ne renvoie
garantit la conservation et la préservation
qu’au concept qui marque la limite d’une tâche
du problème général des organismes, des
à accomplir. » (H. Cohen, Kants Begründung der
individus. » (H. Cohen, Kants Begründung der
Ästhetik, p. 120)
Ästhetik, p. 117) – L’interprétation est faussée
quand le concept de « finalité formelle » est 115.  L’incise « ce dont je doute pourtant fort »
rapporté à l’ensemble des traits caractéristiques fait l’objet d’une controverse philologique.
de l’objet (c’est-à-dire de l’œuvre d’art) au lieu La troisième édition de la Critique de la faculté
d’être rapporté à la forme (c’est-à-dire à la de juger porte « ce dont je ne doute pourtant
spontanéité) du jugement de goût. A. Schering nullement ». G. Wieninger (Immanuel Kants
pense ainsi à tort (« Zur Musikästhetik Kants », Musikästhetik, p. 38-42) se prononce (comme
p. 170) que les déterminations du jugement W. Windelband) en faveur de la deuxième
de goût concernent le « donné objectif de version. Néanmoins – abstraction faite de ce
l’œuvre d’art » – car l’impression subjective que dans la troisième édition, le « pourtant » n’a
est, dit-il, « différente chez tous les hommes et pas lieu d’être –, la phrase où Kant dit que les
ne peut, pour cette raison, faire l’objet d’une sons sont des sensations qui « ne permettent pas
discussion » –, alors que Kant vise justement seulement un sentiment sensible, mais aussi

573
NOTES DU Chapitre 1

la réf lexion sur la forme de ces modifications 118.  Pour dissiper le préjugé qui fait de Kant
des sens » (§ 42 ; trad. fr. p. 134), citée par le représentant d’un « formalisme amusical »,
G. Wieninger comme élément de comparaison, il n’était nul besoin des efforts déployés par
n’est pas une preuve corroborant son avis C. Klinkhammer (Kants Stellung zur Musik…,
selon lequel Kant conçoit aussi chaque son p. 54, où l’auteur se réfère au deuxième chapitre
pris isolément comme unité d’un divers et de son travail, que l’édition imprimée ne
donc comme beau, car cette phrase se rapporte reprend pas) pour prouver la musicalité de Kant,
manifestement aux suites de sons. L’utilisation mais seulement d’une compréhension plus
d’éditions différentes de la Critique de la faculté exacte du texte philosophique : la discussion
de la « valeur culturelle » de la musique et avec
de juger explique du reste la contradiction qui
elle celle de possibles effets de l’« amusicalité »
s’observe entre P. Moos (Die Philosophie der
de Kant ne commencent qu’au-delà du domaine
Musik, p. 13) et K. Meyer (« Kants Stellung zur
de la « beauté formelle ».
Musikästhetik », p. 478).
119.  La conception kantienne de l’«  Idée
116.  Par « qualité », Kant entend le son bien
esthétique » est tirée de la poésie, et les « concepts »
déter m iné qu’une sen sat ion «  présente » sont dans le contexte de cette citation plutôt la
(représente) [§ 14]. matière de la poésie que la condition générale
117.  G. Wieninger (Immanuel Kants Musik­ de l’existence d’Idées esthétiques. De même, la
ästhetik, p. 37-45) ne voit pas la distinction seconde partie du passage suivant : « On peut en
opérée par Kant entre sons isolés et suites général appeler la beauté […] l’expression d’Idées
de sons, et lui reproche de se contredire en esthétiques : [avec cette seule restriction que]
attribuant aux sons purs d’abord de la beauté dans les beaux-arts, cette Idée doit trouver une
puis peu après seulement de l’agrément. occasion dans le concept d’un objet […] » (§ 51 ;
Mais c’est à tort que Wieninger harmonise trad. fr. p. 149), est le résultat d’une généralisation
l’explication donnée par Kant selon laquelle opérée à partir des cas de la poésie et des arts
plastiques, et ne doit être considérée que comme
la « pureté » est une détermination formelle
une définition accidentelle.
et le concept de la « forme mathématique » des
suites de sons. Le résultat auquel il aboutit 120.  « L’âme <Geist>, en un sens esthétique,
(p. 45), « le son isolé a fondamentalement le désigne le principe vivifiant en l’esprit […] ce
même caractère de forme que la composition », qui donne d’une manière finale un élan aux
est donc faux. En outre, lorsque Kant distingue facultés de l’esprit » (§ 49 ; trad. fr. p. 143).
entre « beau jeu des sensations » et « beau jeu 121.  Voir H. Cohen, Kants Begr ündung der
de sensations agréables » et ne considère que le Ästhetik, p. 172 sq.
premier comme « entièrement beau » (§ 51), on 122.  Voir note 112 ci-dessus.
ne peut pas, comme le fait Wieninger (p. 47-48),
123.  Voi r A . B äu m ler, Kant s Kr it ik de r
qualifier son propos de « dépourvu de sens » et
Urteilskraft, p. 277 sq. – La thèse selon laquelle
traduire « beau jeu des sensations » par « beau le « mérite impérissable de Kant [consisterait à]
jeu de belles sensations » – car pour Kant, avoir débarrassé l’esthétique de toute réf lexion
les sensations prises isolément ne sont pas éthique » (C. Klinkhammer, Kants Stellung zur
« belles », et la distinction qu’il établit signifie Musik…, p. 14) privilégie indûment un aspect
que « l’attrait et l’émotion » ne contribuent unique. Le fait que la jouissance procurée par
en rien au beau et en distraient même par de simples sensations f init par susciter du
moments, si bien que l’« entièrement beau » ne dégoût, « c’est là le destin finalement réservé
peut être appréhendé que pur, là où l’agréable aux beaux-arts si ceux-ci ne sont pas de près ou
n’entre pas en jeu. de loin liés à des Idées morales, qui entraînent

574
NOTES DU Chapitre 1

seules une satisfaction indépendante » (§ 52 ; par la musique « s’évanouissent complètement


trad. fr. p. 154) ; voir note 111 ci-dessus. ou, lorsqu’elles sont involontairement reprises
124.  Kant ne « révise » pas le « formalisme » de par l’imagination, elles nous paraissent plus
l’analyse du jugement du goût (G. Wieninger, lassantes qu’agréables » (§ 53 ; trad. fr. p. 157)
Immanuel Kants Musikästhetik, p. 14) mais et « Pour qu’une composition suscite une
développe la signif ication qui revient au impression esthétique, il faut qu’un thème lui
jugement de goût, qu’il avait d’abord défini donne une cohérence » [K. Meyer reformule ici
formellement, dans le contexte formé par les très librement le passage du § 53 situé à la fin
facultés de l’homme. de la longue citation effectuée par Dalhaus
p. 61 (NdT)], qu’elle assortit de ce commentaire :
125.  K. Meyer et G. Wieninger par tagent
« [Mais] pour qu’un thème s’imprime dans
l’opinion que Kant adhère principalement à la
la mémoire, il faut nécessairement qu’il soit
théorie des affects. Mais l’affinité qui unit la
répété. » Les « reprises lassantes » auxquelles
musique à l’intonation de la voix parlée et aux
pense Kant ne sont pas des répétitions à
affects se révèle n’être qu’une construction
l’intérieur de la musique mais des souvenirs
auxiliaire nous permettant de trouver dans une
œuvre musicale l’« idée d’un tout cohérent » que involontaires ultérieurs de bribes de musique,
la musique en tant que telle ne peut pas susciter. qui perturbent l’activité de la pensée. Cette
Le passage cité par K. Meyer (« Kants Stellung citation est sans importance, tout comme la
zur Musikästhetik », p. 480) : « Ce n’est pas le remarque contrariée sur le « manque d’urbanité
jugement de l’harmonie dans les sons […], mais [dont fait preuve la musique] » (§ 53) à laquelle
bien l’activité de la vie corporelle, l’affection se livre l’érudit dérangé par ce qui trouble le
[…], en un mot le sentiment de la santé […] qui silence nécessaire à son travail.
constitue le plaisir que l’on trouve » en écoutant 126.  H. Cohen (Kants Begründung der Ästhetik,
de la musique (§54 ; trad. fr. p. 158-159), signifie p. 319) donne à « thème » son sens romantique
plutôt qu’en étant prise dans des effets affectifs (ce qui est juste en ce qui concerne l’inf luence
et sensuels, en chassant la forme mathématique exercée par Kant, entre autres, sur Schelling).
de la conscience de l’auditeur, la musique
127.  Un formalisme esthétique fondé sur les
s’interdit l’accès au domaine est hét ique
« formes pures de l’intuition » espace et temps
supérieur. – G. Wieninger (Immanuel Kants
comme conditions universelles du beau en
Musikästhetik, p. 51) identifie le concept d’« Idée
resterait à l’« esthétique transcendentale »
esthétique » avec l’« affection d’ensemble »
développée par Kant dans la Critique de la raison
d’un morceau de musique en transformant la
pure (§ 4 à 7, en particulier § 6) et ne reconnaîtrait
formule de Kant selon laquelle « l’Idée esthétique
pas les résultats de la Critique de la faculté de juger.
de l’ensemble harmonieux d’une indicible
En outre le concept de temps comme « forme
plénitude de pensées correspond » à un thème
pure de l’intuition » est devenu problématique :
(affection) pour obtenir l’aff irmation que
pour l’« intuition » humaine, le temps du passé
l’affection est « l’Idée esthétique de l’ensemble
et de l’avenir est irrégulier, et non pas infini
harmonieux » d’un morceau de musique. – Kant
(« pur ») mais plutôt limité par une zone f loue.
n’entend pas par thème une « constr uction
mélodique ». C. Klinkhammer embrouille les 128.  Nous trouvons des témoignages fugaces
concepts quand il dit que « la mise en forme de cette conception dans Calligone, le texte
d’un thème donne à l’Idée esthétique son corps polémique écrit par Herder pour s’opposer à la
tangible » (Kants Stellung zur Musikästhetik…, Critique de la faculté de juger : « Chaque instant
p. 31). – K. Meyer construit une contradiction de cet art est passager et ne peut que l’être : car
au sein du propos de Kant en confrontant les c’est précisément le plus ou moins long, le plus
citations suivantes : les impressions produites ou moins fort, le plus ou moins haut, le plus et

575
NOTES DU Chapitre 1

le moins qui est sa signification, l’impression 143.  Cité d’après W. Seifert, Christian Gottfried
qu’il produit. » Le caractère « passager » de la Körner, p. 157 (ainsi que la citation suivante).
musique est plus adapté à notre esprit et à notre 144.  Ch. F. Hunold, Die allerneueste Art zur
cœur, qui sont des forces en mouvement, que Reinen und Galanten Poesie zu gelangen (1707).
par exemple les arts plastiques, dans la mesure
où ces derniers, « bien qu’ils montrent tout à la 145.  H. Aber t, Gr undprobleme der Oper n­
fois, ne sont néanmoins compris que lentement, geschichte, p. 15 sq.
et, parce que rien de visuel ne peut accorder la 146.  Ch. G. Körner, cité d’après W. Seifert,
perfection, ne récompensent qu’ultimement Christian Gottfried Körner, p. 147.
par une satisfaction tota le, durant pour 147.  H. Aber t , Gr undprobleme der Oper n­
ainsi dire au-delà d’eux-mêmes » (Werke, éd. geschichte, p. 14.
B. Suphan, vol. 22, p. 187) ; voir G. Jacoby, Herders
148.  L. Balet et E. Gerhardt, Die Verbürgerlichung
und Kants Ästhetik, p. 153 sq.
der deutschen Kunst. Literatur und Musik im 18.
129.  Cité d’après W. Seifert, Christian Gottfried Jahrhundert, p. 254 sq.
Körner, p. 28.
149.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. I, p. 229 ; trad.
130.  H. H. Eg gebrecht, « 
Das Ausdr uck s- fr. Cours d’esthétique, vol. I, p. 308-309.
Prinzip… », p. 323-349.
150.  Ch. G. Körner, cité d’après W. Seifert,
131.  Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Christian Gottfried Körner, p. 148.
22e lettre.
151.  Voir A. Einstein, « Calzabigis “Erwiderung”
132.  Cité d’après W. Seifert, Christian Gottfried von 1790 », p. 69 sq.
Körner, p. 94.
152.  R. Giaziot to, Poesia melodrammatica e
133.  Sur le concept de forme dans l’esthétique pensiero critico nel settecento, p. 52.
musica le a llemande classique, voir supra,
p. 329 sq. 153.  Ibid., p. 56.

134.  Reproduit dans W. Seifer t, Chr istian 154.  Ibid., p. 88.


Gottfried Körner, p. 147-158. [La revue Die Horen 155.  Ibid., p. 121 sq.
(Les Heures) était dirigée par Schiller. (NdT)] 156.  Cité d’après W. Seifert, Christian Gottfried
135.  H. Besseler, « Mozart und die deutsche Körner, p. 148.
Klassik », p. 47. 157.  Th. Georgiadès, « Aus der Musiksprache
136.  W. Seifert, Christian Gottfried Körner, p. 112 des Mozart-Theaters ».
sq. 158.  H. Besseler, « Bach und das Mittelalter ».
137.  Ibid., p. 147. 159.  A. Schmitz, Beethovens « Zwei Principe ».
138.  Ibid., p. 148. 160.  Ch. G. Körner, cité d’après W. Seifert,
139.  En français dans le texte. Christian Gottfried Körner, p. 147.
140.  Le propos de Hegel f lotte entre deux 161.  D’après G. A. Griesinger, Biographische
interprétations : celle selon laquelle un dieu Notizen über Joseph Haydn, p. 62.
inf lige un pathos, et celle selon laquelle il 162.  A. A. Abert, Christoph Willibald Gluck, p. 245.
apparaît comme la personnification d’un pathos.
163.  A. Einstein, Gluck, p. 228 : « Quand Diane
141.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. I, p. 233 ; trad. apparaît à la fin de cette pièce, ce n’est plus une
fr. Cours d’esthétique, vol. I, p. 314-315. dea ex machina – l’envoyée céleste ne fait que
142.  M. Friedländer, Das deutsche Lied im 18. revêtir du sceau de l’autorité divine le verdict que
Jahrhundert, vol. II, p. 393. sa prêtresse a depuis longtemps rendu de jure. »

576
NOTES DU Chapitre 1

164.  En français dans le texte. (NdT) 181.  Ibid., p. 157.


165.  En allemand « aus dem Geiste der Musik ». 182.  F. von Schiller, Sämtliche Werke, vol. V,
Il s’agit d’une allusion au titre complet de La p. 614 ; trad. fr. Lettres sur l’éducation esthétique
Naissance de la tragédie de Nietzsche : Die Geburt de l’homme, p. 213 et p. 215.
der Tragödie aus dem Geiste der Musik, que l’on
183.  J. Mattheson, Der vollkommene Capellmeister,
pourrait traduire par « La naissance de la
p. 160 sq.
tragédie, fille de l’esprit de la musique ». (NdT)
184.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. II, p. 285 ; trad.
166.  W. Benjamin, « Schicksal und Charakter »,
fr. Cours d’esthétique, vol. III, p. 152.
p. 33.
185.  Ch. G. Körner, cité d’après W. Seifert,
167.  Voir Th. W. Adorno, « Bürgerliche Oper »,
Christian Gottfried Körner, p. 157.
p. 42 sq.
186.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik,
168.  La fameuse expression de Winckelmann,
p. 43 ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 45.
« stille Größ e », peut se traduire par « calme
grandeur » comme par « grandeur silencieuse ». 187.  F. von Schiller, Sämtliche Werke, vol. V,
(NdT) p. 639 – nous traduisons.
169.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. I, p. 224 ; trad. 188.  F. von Schiller, cité d’après W. Seifert,
fr. Cours d’esthétique, vol. I, p. 302. Christian Gottfried Körner, p. 54 sq. (ainsi que la
citation suivante).
170.  W. Seifert, Christian Gottfried Körner, p. 80 sq.
189.  I. Kant, Kritik der reinen Vernunft (1781),
171.  Schillers Briefwechsel mit Körner, IIIe partie,
p. 2. « Transzendentale Ästhetik », § 6 ; trad. fr.
Critique de la raison pure, p. 794.
172.  Ibid., p. 111.
190.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 53 ; trad.
173.  Ibid., p. 102. fr. Critique de la faculté de juger (A. Philonenko,
174.  Cette institution, qui était avant tout 1979), p. 155.
un lycée militaire, avait été fondée au début
191.  F. von Schiller, Sämtliche Werke, vol. V,
des années 1770 par le duc Karl Eugen von
p. 604 ; trad. fr. Lettres sur l’éducation esthétique
Württemberg, d’où sa dénomination. Schiller,
de l’homme, p. 184.
qui y demeura de 1773 à 1780, c’est-à-dire de sa
14e à sa 22e année, y reçut toute sa formation. 192.  E . Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen,
p. 70 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 163 sq.
175.  F. von Schiller, Sämtliche Werke, vol. V, p. 999.
193.  L’expression allemande « Wiener Klassik »
176.  Ibid., p. 639 ; trad. fr. Lettres sur l’éducation
recouvre principalement la production de
esthétique de l’homme, p. 289.
Haydn, Mozart et Beethoven. (NdT)
177.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 53 ; trad. fr.
194.  F. W. J. von Schelling, Philosophie der Kunst,
Critique de la faculté de juger, p. 1016 (ainsi que la
p. 138 ; trad. fr. Philosophie de l’art, p. 184.
citation suivante).
195.  Ibid., p. 137 ; trad. fr. ibid.
178.  Ch. G. Körner, cité d’après W. Seifert,
Christian Gottfried Körner, p. 147. 196.  J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. IV,
179.  F. von Schiller, Sämtliche Werke, vol. V, p. 94.
p. 601 ; trad. fr. Lettres sur l’éducation esthétique 197.  F. W. J. Schelling, Philosophie der Kunst,
de l’homme, p. 173. p. 136 ; trad. fr. Philosophie de l’art, p. 183.
180.  Ch. G. Körner, cité d’après W. Seifert, 198.  H. Riemann, « Ideen zu einer Lehre von
Christian Gottfried Körner, p. 155. den Tonvorstellungen ».

577
NOTES DU chapitre 2

199.  F. Th. Bratranek, « Nachträge zu Goethe- 17.  A. Schmitz, Das romantische Beethovenbild.
Korrespondenzen », p. 300 sq. 18.  Dans la correspondance entre Wackenroder
200.  H. Besseler, Das musikalische Hören der et Tieck, la Révolution française est célébrée
Neuzeit. avec enthousiasme (W. H. Wackenroder, Werke
und Briefe, p. 405 et p. 411 sq.).
CHAPITRE 2 19.  Ibid., p. 255, p. 292 et p. 430.
1.  A. Schmitz, Das romantische Beethovenbild. 20.  Ibid., p. 415.
Darstellung und Kritik. 21.  « Sur un plan général, écrivait Clemens
2.  Il s’agit du Saint-Empire romain germanique. Brentano en mars 1808 à Achim von Arnim à
(NdT) propos de Reichardt, je sens que sa conception
de la poésie indique déjà que sa musique ne fait
3.  G. Becking, Der musikalische Rhythmus als
pas et ne fera pas le nouveau pas romantique de
Erkenntnisquelle, p. 181.
l’art. » (cité d’après W. Salmen, Johann Friedrich
4.  G. Becking, « Zur musikalischen Romantik », Reichardt, p. 103)
p. 393.
22.  G. Becking, « Zur musikalischen Roman­t ik »,
5.  G. Becking, « Klassik und Romantik », p. 295. p. 587.
6.  Les notes de musique dont le nom est suivi 23.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 35 ;
d’un astérisque se situent une octave plus haut trad. fr. Écrits sur la musique, p. 39.
que les autres. (NdT) 24.  W. Niemann, Die Musik seit Richard Wagner,
7.  H. Kuhn, « Die Vollendung der klassischen p. 27.
deutschen Ästhetik durch Hegel », p. 15 sq. 25.  G. Becking, « Zur musikalischen Romantik »,
8.  W. Seifer t , Chr istian Got t f r ied Kör ner, p. 585.
p. 147-158. 26.  Ibid., p. 586.
9.  Cité d’après A. Schering, « Bemerkungen zu 27.  « L’œil discerne à présent un monstre terrible
Joseph Haydns Programmsinfonien », p. 257. couché dans une caverne noire et attaché par de
10.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 53 ; trad. fr. solides chaînes ; il cherche de toute sa puissance
Critique de la faculté de juger, p. 156. Voir supra, à se libérer, en faisant jouer toutes ses forces,
p. 60. mais chaque fois il est encore retenu ; autour
de lui commence la danse magique de tous les
11.  H. Ch. Koch, Versuch einer Anleitung zur
fantômes, de toutes les larves. Quelque chose
Composition, vol. II, p. 117.
comme une tristesse en pleurs se tient au loin en
12.  F. von Schiller, lettre à Ch. G. Körner du tremblant et souhaite que l’atroce créature soit
10 mars 1795, citée d’après W. Seifert, Christian retenue, que les chaînes ne se brisent pas. Mais
Gottfried Körner, p. 94. le tumulte se fait de plus en plus fort, jusqu’à
13.  F. von Schi l ler, Let tres sur l’éducation devenir effrayant, et avec un cri épouvantable,
esthétique de l’homme, 22e lettre. en proie à la rage la plus intime, le monstre
s’arrache à ses entraves et se jette d’un bond
14.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 13.
impétueux au milieu des larves, tandis que se
15.  W. H. Wackenroder, Werke und Briefe, p. 292. mêlent clameurs de lamentation et cris de joie. »
16.  H. K retzsch ma r, Gesammelte Aufsätze (W. H. Wackenroder, Werke und Briefe, p. 256)
über Musik, vol. II, p. 242 sq. Voir sur ce point 28.  Ibid., p. 245. [L’expression « paradis arti­
W. Hilbert, Die Musikästhetik der Frühromantik, ficiel » est en français dans le texte. (NdT)] Il
p. 82 sq. semble au premier abord que la métaphysique

578
NOTES DU chapitre 2

de la musique instrumentale, qui distingue 29.  Ibid., p. 254.


l’esthétique musicale romantique du Sturm 30.  H. H. Eggebrecht, « Das Ausdrucks-Prinzip… »,
und Drang, ne soit pas encore développée chez p. 323 sq.
Wackenroder. H. Goldschmidt disait même
que la « conception fondamentale romantique » 31.  L. Schrade, W. A. Mozart, p. 13.
était « en accord avec le Sturm und Drang » 32.  H. H. Eggebrecht, « Beethoven und der
(Die Musikästhetik des 18. Jahrhunderts und ihre Begriff der Klassik », p. 55.
Beziehungen zu seinem Kunstschaffen, p. 208). 33.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 66,
E. Her trich remit par tiellement en cause p. 75, p. 218, p. 234 et p. 370 ; trad. fr. Écrits sur la
l’affirmation de Goldschmidt en invoquant le musique, p. 61, p. 67, p. 179, p. 192 et p. 279.
fait que pour Wackenroder, les sentiments qui
ont la musique pour langage sont libérés « des 34.  Ibid., p. 171 sq. ; trad. fr. ibid., p. 143. [La
rets emmêlés de l’existence terrestre ». « Les deuxième occurence, dans le texte allemand
sons ne sont en fait pour lui [Wackenroder] que p. 172, n’est pas rendue dans la traduction
le moyen de préserver le sentiment absolu, c’est- à laquelle nous renvoyons, qui est la seule
à-dire détaché de la vie, du contact contaminant existante. (NdT)]
avec le monde. » Hertrich hésitait néanmoins 35.  Ibid., p. 66 et p. 75 ; trad. fr. ibid., p. 61 et
à comprendre comme tel le passage opéré par p. 67. [Dans le premier passage auquel Dahlhaus
Wackenroder à une mystique de la musique renvoie (p. 66 dans le texte allemand, p. 61
instrumentale. Selon Wackenroder, le contenu dans la traduction française), Mozart n’est pas
affectif de la musique est renfermé dans les qualifié par Hoffmann de « classique ». (NdT)]
sons en eux-mêmes, dans le système des sons 36.  Ibid., p. 212 ; trad. fr. ibid., p. 175. [Nous
tel que le fondent des relations mathématiques, avons rétabli l’ordre des mots « paganisme » et
et ce indépendamment d’éventuelles intentions « christianisme », inversé par les traducteurs.
expressives du compositeur – ce qui distingue (NdT)]
radica lement l’est hétique romantique du
principe d’expression du Sturm und Drang. 37.  Ibid., p. 294 ; trad. fr. p. 231.
« C’est ce qui fait que certains morceaux de 38.  Ibid., p. 34 ; trad. fr. p. 38 sq. : « Cette profonde
musique, dont les sons ont été assemblés originalité a été gravement méconnue par les
par leurs maîtres comme les chiffres d’une auteurs de musique instr umentale qui ont
addition ou les pièces d’une mosaïque, juste essayé de peindre des sensations définissables,
correctement, mais avec intelligence et dans voire des évènements, traitant comme un
un moment heureux, quand ils sont exécutés art plastique le moins plastique de tous les
sur des instr uments, parlent une poésie arts. » Les « caractères moraux » que Haydn
magnifique et pleine de sentiment, bien que cherchait à représenter dans ses symphonies
le maître ait sans doute peu eu idée que dans sont pourtant un paradigme de « sentiments
son savant ouvrage, le génie dont un sortilège clairement définissables ».
a fait l’habitant du royaume des sons battrait, 39.  Ibid., p. 34 ; trad. fr. ibid., p. 38.
pour des oreilles initiées, si magnifiquement
des ailes. » (W. H. Wackenroder, Werke und 40.  Ibid., p. 36, trad. fr. ibid., p. 40 : « Mozart
Briefe, p. 220) La Psychologie de la musique s’adresse à ce que l’esprit même de l’homme
instrumentale d’aujourd’hui de Wackenroder contient de surhumain et de merveilleux. »
n’est pas une invitation à « faire sortir son moi 41.  H. H. Eggebrecht, « Beethoven und der
dans la musique » (Ch. F. D. Schubart) mais une Begriff der K lassik », p. 52. La divergence
métaphysique qui s’enracine dans le principe décisive entre l’esthétique musicale romantique
d’expression et s’en dégage tout à la fois. et l’esprit du classicisme viennois réside en

579
NOTES DU chapitre 2

ceci que dans sa recherche du « surhumain », 53.  J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. IV,
du « royaumes des esprits », elle abandonna p. 478.
loin derrière elle le « concrètement humain ». 54.  Ibid., p. 479.
F. Schlegel rejetait la conviction populaire
55.  K. Viëtor, Geschichte der deutschen Ode, p. 162.
« d’après laquelle la musique doit être seulement
le langage du sentiment » comme étant le « point 56.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36 ;
de vue trivial du prétendu naturel » et postulait trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40.
que « toute musique instrumentale pure » a 57.  Ibid., p. 37 ; trad. fr. ibid. [le complément
« une certaine tendance […] à la philosophie » « de son art », présent dans le texte original,
(cité d’après W. Hilbert, Die Musikästhetik der ne figure pas dans la traduction citée (NdT)].
Frühromantik, p. 120). Sur le concept de « structure interne », voir K.
42.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36 ; Kropf inger, « Bemerkungen zur Geschichte
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40. des Begriffswortes “Struktur” in der Musik »,
p. 190.
43.  Ibid., p. 66 ; trad. fr. ibid., p. 61.
58.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36
44.  Ibid., p. 75 ; trad. fr. ibid., p. 67.
sq. ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40. [C’est
45.  Cité [en français (NdT)] d’après H. Eckardt, nous qui signalons les occurrences du terme
Die Musikanschauung der französischen Romantik, allemand « Besonnenheit ». (NdT)]
p. 50. 59.  J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. IV,
46.  Ibid., p. 52. p. 479.
47.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 34 ; 60.  Cité d’après K. Viëtor, Geschichte der deutschen
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 38. Ode, p. 140. [Les Briefe, die neueste Literatur
48.  W. H. Wackenroder, Werke und Briefe, p. 255. betreffend, en abrégé Literaturbriefe, sont une
revue hebdomadaire collective de critique
49.  Ibid., p. 254. littéraire, qui parut à Berlin de 1759 à 1765. (NdT)]
50.  A. Schmitz, Das romantische Beethovenbild, 61.  Id., p. 134.
p. 78.
62.  J. A. Scheibe, Der critische Musicus, p. 599.
51.  Voir C. Dahlhaus, « Karl Philipp Moritz und
63.  Ibid., p. 624 et p. 600.
das Problem einer klassischen Musikästhetik »,
p. 242 sq. Cet article figure dans le présent 64.  E. T. A. Hoffmann, Schrif ten zur Musik,
volume supra, p. 34 sq. p. 382 ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 287.
Dans son livre E. T. A. Hoffmann als Beethoven-
52.  Ce cercle f ut fondé en 17 72 pa r de
Rezensent der Allgemeinen musikalischen Zeitung,
jeunes poètes majoritairement originaires
P. Schnaus a attiré l’attention sur la similitude
d’Allemagne du Nord qui faisaient alors leurs
entre les modèles catégoriels sur lesquels
études à Göttingen. Ses membres (les frères
reposent respectivement la recension de la
von Stolberg, H. C. Boie, J. H. Voss, L. Hölty,
5e symphonie et l’essai sur l’Olympia de Spontini.
J. M. Miller, J. F. Hahn, K. F. Kramer, que
rejoignit par la suite J. A. Leisewitz) vouaient 65.  Nom de fantaisie que Hoffmann se donne à
une admiration unanime à K lopstock. Ils lui-même. Le substantif Spinner signifie entre
disposaient d’un organe de publication, autres en allemand « personne qui n’a plus toute
le Göt tinger Musenalmanach. Leur groupe sa tête, qui délire, affabule ». (NdT)
se dissolut néanmoins dès 1774, quand ses 66.  F. Rochlitz, « Vom zweckmäßigen Gebrauch
fondateurs eurent achevé leurs ét udes à der Mittel der Tonkunst », in Für Freunde der
Göttingen. Tonkunst, vol. II, p. 166.

580
NOTES DU chapitre 2

67.  Ibid., p. 167. 84.  F. von Schiller, « Über naive und senti­
68.  Ibid., p. 169 (ainsi que la citation suivante). mentale Dichtung », in Sämtliche Werke, vol. V,
p. 719 ; trad. fr. Poésie naïve et poésie sentimentale,
69.  J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. II, p. 135.
p. 99.
85.  Ibid., p. 718 ; trad. fr. ibid., p. 131-133.
70.  F. von Schiller, « Vom Erhabenen », in
Sämtliche Werke, vol. V, p. 489 ; trad. fr. Du 86.  Ibid., p. 734 ; trad. fr. ibid., p. 221.
sublime, in Textes esthétiques, p. 129 sq. 87.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 34 ;
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 38 sq.
71.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36 ;
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 39 sq. 88.  Ibid., p. 36 ; trad. fr. ibid., p. 40.
72.  E. Burke, A Philosophical Enquir y into the 89.  F. von Schiller, « Vom Erhabenen », in
Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful, Sämtliche Werke, vol. V, p. 489 ; trad. fr. Du
rééd. 1792, IIe partie, sections i à iii , p. 79-84 ; sublime, in Textes esthétiques, p. 129. Schiller
trad. fr. Recherche philosophique sur l’origine de s’appuyait sur Kant, qui écrivait au § 28 de la
nos idées du sublime et du beau, p. 98-99. Critique de la faculté de juger (1790) : « […] de
même, le caractère irrésistible de [l]a force [de la
73.  Ibid., IIe partie, section viii , p. 109 ; trad. fr.
nature] nous fait d’un côté reconnaître, à nous
ibid., p. 116.
êtres naturels <Naturwesen>, notre impuissance
74.  F. von Schiller, « Über das Erhabene », in sur le plan physique, mais, d’un autre côté,
Sämtliche Werke, vol. V, p. 796 ; trad. fr. Textes il nous révèle en même temps une faculté de
esthétiques, p. 176. nous juger indépendants par rapport à cette
75.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36 ; force irrésistible, ainsi qu’une supériorité
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40. sur la nature ; cette supériorité fonde une
conser vation de soi d’un tout autre ordre
76.  Jean Paul, Vorschule der Ästhetik, p. 101 ; trad.
que celle qui s’offre aux attaques de la nature
fr. : Cours préparatoire d’esthétique, p. 94.
extérieure et à ses menaces. Ainsi l’humanité
77.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 37 ; en notre personne reste-t-elle invaincue […]. »
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40. (trad. fr. p. 1032)
78.  Jean Paul, Vorschule der Ästhetik, p. 57 ; trad. 90.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36 ;
fr. Cours préparatoire d’esthétique, p. 59. Dans trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40. P. Schnaus
son livre déjà mentionné (E. T. A. Hoffmann (E. T. A. Hof fmann als Beethoven-Rezensent…,
al s Beethoven-Rezen sent . . .), P. Sch nau s a p. 143) a observé que Hoffmann donnait à
attiré l’attention sur ce que la déf inition l’élément éthique exprimé musicalement par
hoffmannienne de la « haute lucidité » doit à Beethoven une nuance métaphysique, mais il
Jean Paul (p. 81 sq.). ne l’a pas rapporté à l’esthétique du sublime.
79.  Jean Paul, ibid. ; trad. fr. ibid. 91.  L. van Beethoven, Sämtliche Briefe und Auf­
80.  E. T. A. Hoffmann, Schrif ten zur Musik, zeichnungen, vol. II, p. 305.
p. 36 sq. ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40. 92.  E. T. A. Hoffmann, Schrif ten zur Musik,
81.  H. H. Eggebrecht, « Das Ausdrucks-Prinzip… », p. 50 ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 50. Le
p. 323 sq. témoignage de Christian Friedrich Michaelis
montre que vers 1800 encore, il n’était pas
82.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 50 ; du tout évident pour les « connaisseurs et
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 50. amateurs » de repérer la « structure interne »
83.  Jean Paul, Vorschule der Ästhetik, p. 93-94 ; d’un mouvement de symphonie, et qu’au
trad. fr. Cours préparatoire d’esthétique, p. 89. contraire le « désordre apparent » qui faisait

581
NOTES DU chapitre 2

partie des caractéristiques du style sublime, dans Ancienne et nouvelle musique d’église. À
continuait de semer le trouble : « Du reste, je ne l’époque de la rédaction de ce texte, il existait
veux pas le nier, l’impression produite par des déjà d’autres chorales de ce type dans d’autres
morceaux de musique sublimes ne provoque villes d’Allemagne, par exemple à Dresde.
chez certains qu’un bouillonement impétueux Pendant toute la première moitié du xix e siècle,
ou vide, ce qu’il faut peut-être imputer à un des « académies de chant » continuèrent d’être
manque de développement de la raison ou à des créées. (NdT)
défauts dans la composition elle-même ou dans 103.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik,
son exécution. » (Geist der Tonkunst, p. 126 sq.) p. 234 ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 192.
93.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 43 ; 104.  Ibid., p. 235 ; trad. fr. ibid., p. 193.
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 45.
105.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik,
94.  W. Seifert, Christian Gottfried Körner, p. 157. p. 204 ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 168-169.
95.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 34 ; 106.  Ibid., p. 34 ; trad. fr. ibid., p. 40.
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 38.
107.  F. Blume, J. S. Bach im Wandel der Geschichte,
96.  Ce texte figure dans le recueil Écrits sur la p. 13 sq.
musique. (NdT)
108.  L. Tieck, in W. H. Wackenroder, Werke und
97.  Les traducteurs de Hegel sont loin d’être Briefe, p. 245 ; trad. fr. Fantaisies sur l’art, p. 250.
d’accord sur la manière dont il convient de
rendre le terme richement polysémique de 109.  F. Rochlitz, Für Freunde der Tonkunst, vol. I,
Auf hebung, qui désigne, comme le formule p. 237.
C. Bruaire, « la conservation et l’exhaussement 110.  E. T. A. Hoffmann, Musikalische Novellen
de ce qui est supprimé ». (NdT) und Aufsätze, p. 72.
98.  En allemand : « … aus dem Geiste der abso­ 111.  W. H. Wackenroder, Werke und Briefe,
luten Instrumentalmusik ». Cette expression est p. 205.
calquée sur la fin du titre original de La Naissance 112.  J. F. Reichardt, Briefe, die Musik betreffend,
de la tragédie de Nietzsche : Die Geburt der Tragödie p. 175.
aus dem Geiste der Musik, que l’on pourrait
traduire par « La naissance de la tragédie, fille de 113.  Ibid., p. 177.
l’esprit de la musique ». Dahlhaus a plusieurs fois 114.  E. T. A. Hoffmann, Musikalische Novellen…,
recours à cette tournure au cours du chapitre. p. 71.
Voir aussi supra, p. 76 et note 165 ad loc. (NdT) 115.  L. Schrade, « Johann Sebastian Bach und
99.  E. T. A. Hoffmann, Schrif ten zur Musik, die deutsche Nation », p. 241.
p. 34 sq. ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 39. 116.  Ibid., p. 231.
100.  Ibid., p. 232 ; trad. fr. ibid., p. 190. 117.  Il s’agit de l’exécution de la Passion selon
101.  Ibid., p. 230 ; trad. fr. ibid., p. 189 (ainsi que saint Matthieu donnée le 11 mars 1829 à Berlin
la citation suivante). sous la direction de Félix Mendelssohn pour
102.  Les Singakademien étaient des associations célébrer le centenaire de la composition de
que l’on dirait aujourd’hui de droit privé l’œuvre. (NdT)
regroupant des chanteurs amateurs autour 118.  Sur Triest, voir aussi M. Ruhnke, « Moritz
de la pratique du chant choral. La première Hauptmann und die Wiederbelebung der
avait été fondée à Berlin en 1791-1792 par le Musik J. S. Bachs », p. 309 sq. Selon H. Moderow
compositeur Carl Friedrich Fasch (1736-1800), (Die evangelischen Geistlichen Pommerns von der
mentionné par Hoffmann en termes élogieux Reformation bis zur Gegenwart, I, p. 471), Johann

582
NOTES DU chapitre 2

Karl Friedrich Triest est né le 16 juin 1764. Il 131.  Ibid., col. 274
était le fils d’un fonctionnaire des impôts. Il fit 132.  W. H. Wackenroder, Werke und Briefe, p. 224.
des études à Halle/Saale jusqu’en 1785, devint [Et cf. citation traduite plus haut dans le texte,
le 11 mai 1787 pasteur de la paroisse Sainte- p. 145.]
Gertrude de Stettin et en 1810 archidiacre de la
133.  C. Dahlhaus fait peut-être allusion ici
paroisse Saint-Jacob. Il mourut dès le 11 août de
à un passage de la lettre de Goethe à son
la même année.
ami le musicien berlinois Karl Friedrich
119.  J. K. F. Triest, « Bemerkungen über die Zelter du 18 juillet 1827. Goethe s’y souvient
Ausbildung der Tonkunst in Deutschland im de l’impression qu’avait produite sur lui
achtzehnten Jahrhundert », col. 259. l’audition du Clavier bien tempéré : « Je formulai
120.  J. N. Forkel, Über Johann Sebastian Bachs intérieurement les choses : mon être intérieur
Leben, Kunst und Kunstwerke ; trad. fr. Vie de était animé du même mouvement que si
Johann-Sebastian Bach. l’harmonie éternelle s’était entretenue avec elle-
121.  L . Ch. Mizler, Musikalische Bibliothek, même et j’avais l’impression de ne posséder ni
Leipzig, 1754 (nécrologie de Jean-Sébastien oreilles, ni aucun autre sens, des yeux moins que
Bach), reproduit dans J. N. Forkel, trad. fr. ibid., tout le reste, et de ne pas en avoir besoin. » (NdT)
p. 173-174 ; et cf. p. 61-62 (récit de l’anectote repris 134.  W. H. Wackenroder, Werke und Briefe,
par Forkel). Organiste et claveciniste français p. 254-255.
renommé, Louis Marchand se produisit en 1717 135.  J. K. F. Triest, « Bemerkungen… », col. 261.
à la cour de Dresde, où il fit forte impression.
136.  Ibid., col. 242
Il renonça cependant, au dernier moment, au
défi de se mesurer à Bach en une sorte de joute 137.  Ibid., col. 274 sq.
musicale : mandé depuis Weimar à cette fin, 138.  Ibid., col. 246
Bach joua donc seul, et suscita l’admiration du
139.  Ibid., col. 248 sq.
roi et de tous les auditeurs. (NdT)
140.  Ibid., col. 297 (ainsi que la citations
122.  J. F. Reichardt, Briefe, die Musik betreffend,
suivante).
p. 174.
141.  Ibid., col. 298-298.
123.  L. Schrade, « Johann Sebastian Bach und
die deutsche Nation », p. 236. 142.  Ibid., col. 300 sq. (ainsi que la citation
suivante).
124.  J. K. F. Triest, « Bemerkungen… », col. 273 sq.
143.  J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. IV,
125.  Ibid., col. 228, note.
p. 478-479.
126.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 14. [Nous
144.  L. Tieck, in W. H. Wackenroder, Werke und
suivons dans ce passage, comme supra, dans le
Briefe, p. 245 ; trad. fr. Fantaisies sur l’art, p. 250.
développement consacré à l’esthétique musicale
de Kant, la traduction française d’A. Philonenko 145.  J. K. F. Triest, « Bemerkungen… », col. 301.
(1979, voir bibliographie). (NdT)] 146.  F. Rochlitz, Für Freunde der Tonkunst, vol. I,
127.  Ibid., § 16 ; trad. fr. Critique de la faculté de p. 207 sq.
juger, p. 71. 147.  Ibid., p. 218.
128.  Ibid. 148.  R. Schumann, Gesammelte Schriften über
129.  Ibid., § 53 ; trad. fr. ibid., p. 155. Musik und Musiker, vol. 1, p. 357.

130.  J. K. F. Triest, « Bemerkungen… », col. 228, 149.  Ibid., p. 251.


note 150.  Ibid., p. 343.

583
NOTES DU chapitre 2

151.  Le titre de cette par tie, « Lieder ohne indissolublement liée à la subjectivité de celui
Worte », reprend celui des pièces pour piano de qui doit la représenter mais aussi, dans sa
F. Mendelssohn traditionnellement intitulées détermination formelle, si confuse avant la
en français Romances sans paroles. Le sens le plus représentation que l’artiste lui-même ne fait
général du mot allemand Lied est « chanson ». que pressentir cette détermination » (Ästhetik,
Lorsqu’il est employé à propos de musique vol. 5, p. 51). D’un autre côté, il restait attaché
« savante » pour désigner un genre, son pendant au concept de « sentiment indéterminé ».
français est « mélodie ». Nous adoptons cette Selon lui, la détermination et l’individualité
dernière traduction parce qu’elle nous semble qui font partie des conditions que les œuvres
faciliter la compréhension du propos développé musicales doivent remplir pour avoir un
ici. (NdT) caractère ar t ist ique peuvent cer tes êt re
152.  F. Th. Vischer, Ästhetik oder Wissenschaft des atteintes momentanément, mais elles restent
Schönen, vol. 5, p. 19. transitoires. « L’individuel trouvera donc son
153.  G. W. F. Hegel, Wissenchaft der Logik, in expression dans la musique, mais seulement
Sämtliche Werke, vol. 5, p. 303. comme quelque chose que l’on pressent et qui,
au moment où on veut le saisir, est redevenu
154.  Ibid., p. 302 ; trad. fr. La Science de la logique, trop indéterminé et s’évanouit dans l’obscurité
§ 133, p. 387. confuse. » (ibid., p. 69)
155.  J. N. Forkel concevait l’histoire de la
157.  Briefe Mendelssohns aus den Jahren 1830-1847,
musique comme un processus dans lequel
p. 482. [Cf. V. Anger (éd.), Le Sens de la musique,
l’interaction entre contenu et forme, entre
vol. 2, p. 155. (NdT)]
ce qui est exprimé et ce qui exprime, entre
sentiments et associations de sons leur permet 158.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. v

de s’élever de plus en plus haut. Les progrès de [préface à la première édition].


la culture du sentiment et ceux du système des 159.  Ibid., p. 24 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 99.
sons, qui deviennent l’une et l’autre de plus en
160.  Ibid., p. 25 ; trad. fr. ibid., p. 100.
plus raffinés, apparaissent comme deux aspects
de la même chose, de sorte que la détermination 161.  Ibid., p. 14 ; trad. fr. ibid., p. 82 – traduction
de l’un des deux éléments s’accroît avec celle légèrement modifiée. [Le terme Begriff employé
de l’autre. « Rien n’a autant contribué à cette par Hanslick englobe à la fois, comme c’est
multiplication comme à la détermination le cas en général dans son emploi courant
la plus précise des expressions artistiques en allemand, l’idée (le concept) et le mot qui
musicales que l’invention de l’harmonie telle l’exprime. (NdT)]
qu’elle existe aujourd’hui. C’est uniquement 162.  Ibid., p. 20 ; trad. fr. ibid., p. 90.
grâce à elle que la musique a pu devenir ce
163.  Ibid., p. 36 ; trad. fr. ibid., p. 117-118.
qu’elle est à présent, à savoir un véritable
discours du sentiment. Je traiterai d’abord 164.  « eine abgesonderte Welt für sich selbst » :
de son inf luence sur la détermination plus L. Tieck, in W. H. Wackenroder, Werke und Briefe,
précise des expressions musicales. » (Allgemeine p. 245 ; trad. fr. Fantaisies sur l’art, p. 250. (NdT)
Geschichte der Musik, vol. 1, p. 13) 165.  W. H. Wackenroder, Werke und Briefe, p. 255.
156.  Vischer était un philosophe de la voie 166.  Ibid., p. 252.
moyenne. D’un côté, il pensait que ce qui est
éprouvé conf usément peut recevoir par la 167.  J. Mattheson, Der vollkommene Capellmeister,
musique une forme dans laquelle il apparaît p. 82.
comme un sentiment déterminé. Il affirmait 168.  W. H. Wackenroder, Werke und Briefe,
ainsi que « la vie affective n’est pas seulement p. 254 (ainsi que la citation suivante).

584
NOTES DU chapitre 3

169.  J. J. Breitinger, Critische Dichtkunst, vol. 1, Richtungen, Darstellungsmittel) et vol. 2 (Die


p. 136 sq. Formenwelt).
170.  Ibid., vol. 1, p. 13 sq. 4.  H. J. Moser, Geschichte der deutschen Musik,
vol. 3, p. 151 : « […] Spohr, qui, pendant des
171.  Ibid., vol. 1, p. 60.
mois, bricole son violon en robe de chambre
172.  H. von Kleist, trad. fr. Correspondance 1793- et bonnet d’intérieur, ou imagine une voiture
1811, p. 450 traduction légèrement modifiée. de voyage pouvant abriter sa harpe et son
(NdT) violon » ; et p. 153 : « Ce trait philistin des plus
173.  Ibid., p. 449. petits explique aussi pourquoi, en dehors de
Beethoven, de Spohr et de Schubert, il est si peu
174.  J. W. von Goethe, Zur Farbenlehre, § 748 ;
de musique de chambre romantique qui ait pu
trad. fr. Traité des couleurs, p. 253. La plus grande conquérir ses lettres de noblesse au-delà de son
partie de ce traité a été éditée entre 1808 et 1810 utilisation à l’époque. »
sous le titre Farbenlehre [Théorie des couleurs].
5.  G. Becking, Der musikalische Rhythmus als
C’est ce texte qu’a dû lire Kleist. (NdT)
Erkenntnisquelle, p. 128 sq.
175.  Novalis, Fragmente, éd. Kamnitzer, n  479.
o
6.  Ibid., p. 178 sq.
176.  Ibid., no 1128 et no 940.
7.  W. Niemann, Die Musik seit Richard Wagner,
177.  R. Wagner, « Zukunftsmusik », in Gesammelte p. 27 sq.
Schriften und Dichtungen, vol. 7. (NdT) 8.  E. Bücken, « Romantismus und Realismus
178.  H. von K leist, trad. fr. Correspondance (Zur Per iodisier ung der “roma nt ischen”
1793-1811, p. 123-124. [Vaux-Hall était un lieu de Epoche) », p. 46 sq.
divertissement et de concerts, plus ou moins en 9.  H. Heussner, « Das Biedermeier in der
plein air, établi à Londres au xviie siècle dans les Musik », p. 422 sq., en par ticulier p. 424 :
jardins de Kensington. (NdT)] « Cependant, il ne s’agit pas tant d’identifier
179.  Ibid., p. 238-239. une “génération” ou une “époque” qui doit
être opposée au romantisme ou située après
180.  Jean Paul R ichter, Hesper us, oder 45
lui que de reconnaître un style et l’attitude
Hundsposttage (1795). (NdT)
intellectuelle dont il résulte. »
10.  H. Funck, « Musikalisches Biedermeier »,
CHAPITRE 3 p. 398 sq., en particulier p. 401.
1.  W. Niemann, Die Musik seit Richard Wagner, 11.  H. Heussner, « Das Biedermeier in der
p. 13 (à propos de Kullak) et p. 23 (à propos de Musik », p. 429.
Grell et de Bellermann).
12.  Ibid., p. 429 sq.
2.  H. J. Moser, Geschichte der deutschen Musik,
13.  Ibid., p. 431, note 50.
vol. 3, p. xi (« petits maîtres du Biedermeier »  :
K reutzer, Flotow, Nicolai), p. 128 sq. (« le 14.  F. Sengle, Biedermeierzeit, vol. 1, p. vii sq.
Biedermeier débonnaire de Lortzing ») et p. 151 15.  H. Heussner, « Das Biedermeier in der
(« Le Biedermeier engendre un tout autre type de Musik », p. 425.
virtuoses : des gens petits-bourgeois, modestes, 16.  W. Vetter, Der Klassiker Schubert ; voir aussi
honorables. ») Th. Georgiadès, Schubert. Musik und Lyrik, p. 128.
3.  La recherche sur le Biedermeier en germa- 17.  W. Gertler, Robert Schumann in seinen frühen
nistique a été résumée dans F. Sengle, Bieder- Klavierwerken, p. 14. Selon Gertler (ibid., p. 15),
meierzeit, vol. 1 (Allgemeine Voraus­s etzungen, même l’invocation par Schumann d’une

585
NOTES DU chapitre 3

« nouvelle époque poétique » – comme tentative 31.  I. Fellinger, « Die Begriffe “Salon” und
de « réaliser » le romantisme – est « au fond non “Salonmusik” in der Musikanschauung des 19.
romantique ». Jahrhunderts », p. 135.
18.  A. B. Marx, Ludwig van Beethovens Leben und 32.  C. Dahlhaus, « Autonomie und Bildungs­
Schaffen. funktion », p. 20 sq.

19.  R. Lach, « Wien als Musikstadt ». 33.  Th. Georgiadès, « Aus der Musiksprache des
Mozart-Theaters », p. 76 sq.
20.  H . K r e t z sc h m a r, « 
I m m a nuel K a nt s
Musikauffassung und ihr Einf luß auf die 34.  E. Seidel, Die Enharmonik in den harmonischen
Großformen Franz Schuberts.
folgende Zeit », in Gesammelte Aufsätze, vol. 2,
p. 242 sq. 35.  H. Heussner, « Das Biedermeier in der
Musik », p. 427 sq.
21.  G. Becking, Der musikalische Rhythmus als
Erkenntnisquelle, p. 182. 36.  R. Schumann, Gesammelte Schrif ten über
Musik und Musiker, vol. 1, p. 50.
22.  H. R iemann, Geschichte der Musik seit
Beethoven (1800-1900), p. 210 sq. 37.  L. Finscher, « Zum Begriff der Klassik in der
Musik », p. 9 sq.
23.  M. Weber, « Die “Objek tivität” sozia l­
38.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36 ;
w issenscha f t licher und sozia lpolit ischer
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40.
Erkenntnis », p. 190 sq.
39.  Ibid., p. 34 ; trad. fr. ibid., p. 38.
24.  M. Lichtenfeld, « Triviale und anspruchs­
volle Musik in den Konzerten um 1850 », p. 143 sq. 40.  F. Strich, Deutsche Klassik und Romantik. Oder
Vollendung und Unendlichkeit. On peut trouver
25.  E. Bücken, « Romantismus und Rea­lismus… »,
que Strich établit une antithèse exagérée entre
p. 46. les deux styles qu’il compare, tout en concédant
26.  Ibid., p. 47. que son analyse est partiellement juste.
27.  Ibid., p. 48. 41.  W. Niemann, Die Musik seit Richard Wagner,
p. 27 sq.
28.  H. H. Eggebrecht, « Funktionale Musik », en
part. p. 9, note 31. 42.  H. J. Moser, Geschichte der deutschen Musik,
vol. 3, p. xi et p. 127 sq.
29.  Mendelssohn écr ivit en 1830 à Franz
Hauser : « ils ont chanté avec le même recueil­ 43.  H. Heussner, « Das Biedermeier in der
lement que s’ils avaient été à l’église. Les deux Musik », p. 424.
premières exécutions se sont ainsi déroulées 44.  F. Blume, « Die Musik von 1830 bis 1914.
magnifiquement et on a pu à nouveau constater Strukturprobleme einer Epoche », p. 46 sq.
que le public est toujours bon. Ils ont senti 45.  F. Sengle, Die literarische Formenlehre, p. 28 sq.
qu’il ne s’agissait pas de musique mais de
46.  F. Hand, Ästhetik der Tonkunst, vol. 1, passim.
religion, et qu’ils n’étaient pas au concert mais
à l’église » (cité d’après S. Grossmann-Vendrey, 47.  M . G e c k , «  
Fr ied r ich Sch neider s
Felix Mendelssohn-Bartholdy und die Musik der “Weltgericht”. Zum Verständnis des Trivialen
in der Musik », p. 102 sq.
Vergangenheit, p. 49).
48.  Ibid., p. 105.
30.  J. Habermas, Str uktur wandel der Öf fent­
lichkeit, p. 17 sq. ; trad. fr. L’Espace public : 49.  Ibid., p. 108.
archéologie de la publicité comme dimension 50.  H. G. Nägeli, Vorlesungen über Musik mit
constitutive de la société bourgeoise, p. 17 sq. Berücksichtigung der Dilettanten, p. 164 sq. Voir

586
NOTES DU chapitre 3

K. G. Fellerer, « Mozart in der Betrachtung direction de Marc Vignal, Paris, Larousse,


H. G. Nägelis », p. 30 sq. 1987). (NdT)
51.  E . Eg g l i, P robleme der mu sik ali schen 60.  « La musique de divertissement présente
Wertästhetik im 19. Jahrhundert. Ein Versuch zur un manque de compositions originales qui lui
schlechten Musik, p. 88. est propre. » (K. Lindemann, Der Berufsstand der
52.  H. Broch, « Einige Bemerk ungen zum Unterhaltungsmusiker in Hamburg, p. 34)
Problem des Kitsches », p. 307. « L’âme vile et le 61.  « Le tilleul », 5e lied du cycle du Voyage d’hiver
mensonge intérieur, quant à eux, sont certes (1827). (NdT)
aussi didactiques et cherchent des prosélytes, 62.  « L eben s welt », concept cent r a l de la
mais c’est justement la raison pour laquelle phé nomé nolo g ie h u s s e r l ie n ne e t , p a r
ils se jettent, pleins de vanité et pourtant de extension, de la sociologie phénoménologique
manière inorganique et intentionnelle, dans la (Alfred Schütz). Si la traduction « monde vécu »
forme existante. » (F. Th. Vischer, Ästhetik oder est la plus répandue, on peut lui préférer
Wissenschaft des Schönen, vol. 2, p. 459) celle de « monde de la vie », pour des raisons
53.  M. Greiner, Die Entstehung der modernen philosophiques (la Lebenswelt n’étant pas le vécu
Unterhaltungsliteratur, p. 143. de la conscience). (NdT)
54.  H. Besseler, « Grundfragen des musika­ 63.  H. Besseler, « Gr undfragen des musika­
lischen Hörens », p. 38. lischen Hörens », p. 46.
55.  Ibid., p. 39 ; voir aussi C. Vega, « Mesomusic. 64.  Ibid., p. 41.
An Essay on the Music of the Masses », p. 1 sq. 65.  R . Wag ner, Gesammelte Schr if ten und
56.  H. Besseler, « Grundfragen des musika­ Dichtungen, vol. 7, p. 124. « C’est pourquoi à
lischen Hörens », p. 41. Milan, où l’on n’est pas habitué à se gêner
57.  Ibid., p. 42. beaucoup, à la manière a llemande, pour
dissimuler la nature, les personnes cultivées
58.  Respectivement « zuhandenes Zeug » et
ont depuis longtemps coutume de s’adonner
« vorhandenes Ding ». Voir M. Heidegger, Sein und
sans façon aux jeux de cartes au théâtre, mais
Zeit, § 15 et § 17. Cf. trad. fr. E. Martineau, Être
d’applaudir vigoureusement lorsque la musique
et temps, Paris, 1985. Sur zuhanden et vorhanden,
contient un passage émouvant ou une prouesse
voir l’article de J.-F. Courtine dans B. Cassin
technique. » (A. F. J. Thibaut, Über Reinheit der
(éd.), Vocabulaire européen des philosophies.
Tonkunst, p. 49)
Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Seuil/Le
Robert, 2004. (NdT) 66.  J. H. Mueller, trad. all. Fragen des musika­
lischen Geschmacks, p. 141.
59.  Contrafacture : traduction peu usuelle du
latin contrafactum ou contrafacta, plus souvent 67.  Ibid., p. 106.
conservé en français. Le terme désigne un 68.  Ibid., p. 104.
arrangement fait à partir d’une composition
69.  Ibid., p. 113.
voca le existante à laquelle on adapte de
nouvelles paroles. Au xvi e siècle, on employait 70.  Ibid., p. 141.
le terme de « travestissement », aux x vii e et 71.  Ibid. Emerson et Thoreau « ont bien vu
xviii e siècles celui de « parodie » – ce dernier mot quelles qualités étaient les plus nécessaires aux
pouvant aussi recouvrir des transformations membres de la société américaine, qui n’était pas
plus profondes qu’un simple changement de menacée par l’injustice de traditions figées mais
paroles (Dictionnaire de la musique, sous la par l’irresponsabilité de l’opinion fluctuante des

587
NOTES DU chapitre 4

masses » (W. H. Auden, The Dyer’s Hand and Other plane ce merveilleux élément spirituel que
Essays, « American Poetry », p. 364). l’on ne peut exprimer par des mots, mais que
72.  J. H. Mueller, trad. all. Fragen des musika­ chacun remarque et ressent immédiatement
lischen Geschmacks, p. 119. « Les plus puissants quand la chanson est exécutée par des masses
effets de la poésie et de la musique ont été nombreuses. On l’appelait autrefois onction, ce
déployés, et sont peut-être encore déployés en qui revenait simplement à dire que c’était une
des lieux où ces arts languissent dans le dernier chose merveilleuse. »
degré d’imperfection. » (E. Burke, A Philosophical 79.  Pièce de salon pour piano, extrêmement
Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime populaire en son temps, de la compositrice
and Beautiful, rééd. 1792, Introduction, p. 30 ; polonaise Tekla Badarzewska (1834-1861). (NdT)
trad. fr., éd. 1973, Introduction. Du goût, p. 51)
80.  H a n s E r ic h P f i t z n e r (186 9 -19 49) ,
73.  J. H. Mueller, trad. all. Fragen des musika­
compositeur et chef d’orchestre allemand,
lischen Geschmacks, p. 150. Goethe écrivait le
farouchement hostile à la nouvelle musique de
9 août 1797 à Schiller : « Le public d’une grande
l’école de Vienne. La « Rêverie » de Schumann
ville m’a frappé comme étant un phénomène
est la 7e pièce de ses Scènes d’enfant opus 15, qui
très curieux. Il vit dans un constant vertige
datent de 1838. (NdT)
d’acquisition et de consommation, et on ne
peut ni susciter [en lui] ni [lui] communiquer 81.  Mélodie opus 19 no 5 d’Eugen Hildach (1849-
ce que nous appelons un état d’esprit [propice 1924). (NdT)
à la réception de la poésie]. Tous les plaisirs, y 82.  La formulation de l’original allemand est
compris le théâtre, ne sont là que pour distraire une allusion au proverbe « der Teufel steckt im
[…]. » Detail » (« le diable se cache dans les détails »),
74.  Ibid., p. 147. « En fait, la manipulation et le qui sert à souligner que des détails à première
besoin agissant en retour forment un cercle dans vue secondaires voire négligeables peuvent
lequel l’unité du système se soude de plus en plus s’avérer d’une importance capitale. (NdT)
solidement. » (Th. W. Adorno et M. Horkheimer,
Dialektik der Aufklärung, p. 145)
CHAPITRE 4
75.  « Nous devons […] au moins continuer
1.  « das Charakteristische », adjectif substantivé
à croire que, de même que nous possédons
traduit ici en contexte tantôt par « caractéris­
une langue unique, nous pouvons parvenir
à une cult ure unique. » (H. K retzschmar, tique », tantôt par « caractère », tantôt encore par
« Volksmusik und höhere Tonkunst », p. 453) « caractérisation ». (NdT)
Voir aussi A. Halm, Von zwei Kulturen der Musik, 2.  E. von Hartmann, Die deutsche Ästhetik seit
p. 199 sq. Kant, 1 re partie, p. 376, rem. 2.
76.  R . Wag ner, Gesammelte Schr if ten und 3.  W. Seifert, Christian Gottfried Körner, p. 147-158.
Dichtungen, vol. 10, p. 65.
4.  W. von Humboldt, « Über die männliche und
77.  Ibid., p. 77. weibliche Form », p. 330.
78.  Ph. Spitta, Musikgeschichtliche Aufsätze, p. 319 5.  « sonate caractéristique » en français dans le
sq. ; voir aussi H. Heine, Zeitungsberichte über texte. (NdT)
Musik und Malerei, p. 23 sq. ; dès 1814, on pouvait
6.  La description est publiée dans A. Schering,
lire dans une recension anonyme des Six chants
de guerre allemands [Sechs deutsche Kriegslieder] Beethoven und die Dichtung, annexe no IV, p. 573 sq.
d’A . Met h fessel pa r ue da n s l’Allgemeine 7.  J. W. von Goethe, Der Sammler und die Seinigen,
musikalische Zeitung : « Il faut que sur l’ensemble 6e lettre ; trad. fr. Le Collectionneur et les siens, p. 65.

588
NOTES DU chapitre 4

8.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 1, p. 29 ; trad. fr. 25.  Ibid., p. 23 sq.
Cours d’esthétique, vol. 1, p. 28. 26.  Ibid., p. 54.
9.  H. Kuhn, « Die Vollendung der klassischen 27.  F. Schlegel, Über das Studium der griechischen
deutschen Ästhetik durch Hegel », p. 117. Poesie, p. 75 ; trad. fr. Sur l’étude de la poésie
10.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 1, p. 507 ; trad. fr. grecque, p. 87.
Cours d’esthétique, vol. 2, p. 131. 28.  F. Schlegel, « Athenäum-Fragmente », p. 208 ;
11.  C. Seidel, Charinomos. Beiträge zur all­­ trad. fr. Fragments, p. 174.
gemeinen Theorie und Geschichte der schönen 29.  Ibid., p. 254 ; trad. fr. ibid., p. 216-217 :
Künste, p. 10 : « Tombent naturellement dans des « Cela semble ridicule et étrange à plusieurs
contradictions et des inepties semblables tous lorsque les musiciens parlent des idées de leurs
ceux qui, à ne parler sans cesse que du sublime compositions ; et il pourrait même arriver
insaisissable et de l’élan surnaturel et obscur de souvent que l’on s’aperçoive qu’il y a plus de
la musique, tiennent le beau caractéristique pour pensées dans leur musique que sur elle-même.
plus ou moins inessentiel à l’idéal musical. » Mais celui qui a un sens pour les merveilleuses
12.  F. Schlegel, « Athenäum-Fragmente », in affinités dans tous les arts et toutes les sciences,
Charakteristiken und Kritiken I, p. 208 ; trad. fr. ne considérera pas la chose sous le plat point de
Fragments, p. 174. vue de la soi-disant ingénuité, d’après lequel
13.  W. von Humboldt, « Über die männliche la musique ne doit être que le langage du
und weibliche Form », p. 329. sentiment, et ne trouvera pas impossible en
soi une certaine tendance de toute la musique
14.  F. Th. Vischer (l’auteur de ce paragraphe purement instrumentale vers la philosophie.
est en réalité Karl Köstlin), Ästhetik oder La pure musique instrumentale ne doit-elle
Wissenschaft des Schönen, vol. 5, p. 242. pas se créer elle-même un texte ? Et le thème ne
15.  A. W. Schlegel, in F. Schlegel, « Athenäum- vient-il pas en elle aussi développé, confirmé,
Fragmente », p. 208. varié et contrasté que l’objet de la méditation
16.  W. von Humboldt, « Über die männliche d’une série d’idées philosophiques ? »
und weibliche Form », p. 330. 30.  F. Brendel, Geschichte der Musik in Italien,
17.  J. W. von Goethe, Der Sammler und die Deutschland und Frankreich, p. 564 ; voir aussi
Seinigen, 5e lettre ; trad. fr. Le Collectionneur et les p. 552.
siens, p. 56. 31.  Le jugement fut repris dans les éditions
18.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 2, p. 317 ; trad. fr. ultérieures du livre.
Cours d’esthétique, vol. 3, p. 192. 32.  F. Brendel, Franz Liszt als Symphoniker, p. 18
19.  Ibid., vol. 1, p. 161 (trad. fr. vol. 1, p. 214) et sq. ; voir aussi p. 11 : « L’art, dans son évolution
vol. 2, p. 316 (sur Weber) et p. 317 (sur Rossini) même, s’affine en une précision toujours plus
(trad. fr. vol. 3, p. 191 et p. 192). grande de l’expression ; il aspire à la conscience,
tend à s’unir à la poésie. » [Il s’agit d’Adolf
20.  F. Schlegel, Über das Studium der griechischen Bernhard Marx, voir supra, p. 397 sq. (NdT)]
Poesie, p. 58 (voir aussi p. 72) ; trad. fr. Sur l’étude
de la poésie grecque, p. 68-69 (voir aussi p. 83). 33.  A. B. Mar x, Die Musik des neunzehnten
Jahrhunderts und ihre Pf lege, p. 58.
21.  Ibid., p. 75 ; trad. fr. ibid., p. 87.
34.  Ibid., p. 58.
22.  F. Th. Vischer, Ästhetik…, vol. 5, p. 242 sq.
35.  Ibid., p. 52 : « Dès l’instant où notre art quitte
23.  J. Bayer, Ästhetik in Umrissen, vol. 2, p. 94. la sphère des humeurs <Stimmungen> instables
24.  J. Volkelt, System der Ästhetik, vol. 2, p. 23. et pénètre dans la sphère supérieure, où des

589
NOTES DU chapitre 4

humeurs fixées, déployées psychologiquement, 49.  E. T. A. Hoffmann, Schrif ten zur Musik.
deviennent de véritables images de vie et de Nachlese, p. 34 sq. ; trad. fr. Écrits sur la musique,
caractère, alors se lève pour lui le jour de la p. 38.
vérité et de l’existence supérieures, le jour de la 50.  Ibid.
création. […] Dès que la pensée est déterminée
51.  Ibid., p. 40.
et caractérisée, le compositeur découvre aussi
la caractérisation des rapports entre les sons. » 52.  G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, vol. 1,
p. 142-143.
36.  Ibid., p. 57.
53.  Nous traduisons ainsi « Geschichts­philo­
37.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 1, p. 161 et vol. 2,
sophie der Kunst » pour éviter toute confusion
p. 316 ; trad. fr. Cours d’esthétique, vol. 1, p. 214 et
avec « Phi losophie der Kunstgeschichte »
vol. 3, p. 191.
[philosophie de l’histoire de l’art]. (NdT)
38.  Ibid., vol. 2, p. 316 ; trad. fr. ibid., vol. 3, p. 191
54.  G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, vol. 3, p. 193.
(ainsi que la citation suivante).
55.  Ibid., vol. 1, p. 214.
39.  Ibid., vol. 2, p. 317 ; trad. fr. ibid., vol. 3, p. 192.
56.  Littéralement « l’avant-mars ». Le Vormärz
40.  R. Wagner, « Oper und Drama », vol. 3,
désigne l’époque de l’histoire a llemande
p. 297 ; trad. fr. Opéra et drame, t. I, p. 163-164.
allant de 1815 à la révolution de mars 1848, et
41.  Ibid., p. 287 et p. 301 ; trad. fr. ibid., p. 149 et le mouvement littéraire progressiste et libéral
p. 168. – également connu sous le nom de Jeune-
42.  Ibid., p. 288 ; trad. fr. ibid., p. 150 : « Nous Allemagne (Junges Deutschland) – qui émergea
avons vu encore que la protestation de Weber au cours de cette période. (NdT)
contre Rossini avait été dirigée exclusivement 57.  G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, vol. 2, p. 131.
contre la nature superficielle et le manque de
58.  Ibid., vol. 3, p. 194.
caractère de cette mélodie, mais en aucune façon
contre la situation antinaturelle du musicien par 59.  Ibid., p. 193-194.
rapport au drame même. Au contraire, Weber ne 60.  Ibid., p. 175-176.
fit que renforcer le caractère antinaturel de cette 61.  F. W. J. Schelling, Philosophie der Kunst ; trad.
situation, lorsque, en ennoblissant le caractère fr. Philosophie de l’art. La théorie du rythme
de ses mélodies, il s’attribua une situation encore musical est développée au § 79, p. 135-138 (trad.
élevée vis-à-vis du poète, d’autant plus élevée fr. p. 182-184). Sur les questions de datation, voir
même que sa mélodie surpassait en noblesse de aussi M. Adam, Schellings Kunstphilosophie, p. 41 sq.
caractère celle de Rossini. »
62.  F. W. J. Schelling, Philosophie der Kunst,
43.  Ibid., p. 291 ; trad. fr. ibid., p. 154 : « […] il p. 136 ; trad. fr. Philosophie de l’art, p. 182.
brisait en morceaux cette mélodie même et, de
ces fragments épars de son édifice mélodique, il 63.  J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. IV,
formait suivant les exigences de la déclamation p. 90 sq. ; voir W. Seidel, Über Rhythmustheorien
des paroles, une mosaïque artificielle […]. » der Neuzeit, p. 85 sq. La définition du rythme
par laquelle commence Schelling, de même
44.  Ibid., p. 289 ; trad. fr. ibid., p. 151. que l’idée qu’une suite de coups indifférenciée
45.  Ibid., p. 301 ; trad. fr. ibid., p. 167. et non accentuée est le « degré le plus bas »
46.  L. Tieck, in W. H. Wackenroder, Werke und ou « le genre le plus imparfait » du rythme,
Briefe, p. 245 ; trad. fr. Fantaisies sur l’art, p. 250. ne sont rien d’autre que des citations de
Sulzer à peine modifiées : « Il en ressort que
47.  G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, vol. 3, p. 193. le rythme n’est au fond rien d’autre que la
48.  Ibid., p. 132-133. div ision pér iodique d’une succession de

590
NOTES DU chapitre 4

choses semblables, rattachant ce qu’elles ont 66.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 2, p. 277 ; trad.
d’uniforme à la diversité ; de sorte qu’une fr. Cours d’esthétique, vol. 3, p. 142-143. Voir
sensation durable, qui aurait été toujours A. Nowak, Hegels Musikästhetik, p. 76.
semblable (homogène), reçoit des divisions 67.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 2, p. 283 ; trad. fr.
r y t h m iques sa va r iété et sa diver sité.  » Cours d’esthétique, vol. 3, p. 149-150.
(J. G. Sulzer, op. cit., p. 96) Chez Schelling : « Je
68.  Ibid., p. 284 ; trad. fr. ibid., p. 151.
n’utiliserai pour ma démonstration, en effet,
69.  « Nani gigant um humer is insidentes  » :
que le concept très général de rythme […] »
formule attribuée à Bernard de Chartres (xiie s.),
(voir citation qui précède dans le texte, p. 283).
signifiant en réalité moins une prétention à la
Chez Sulzer : « Pour en revenir aux battements
supériorité que l’affirmation de la dette que les
des tambours : si nous nous représentons une
hommes du présent nourrissent à l’égard de
suite de battements égaux se succédant selon
leurs devanciers (en l’occurrence, les Anciens)
des intervalles de temps égaux par l’image de
– et donc métaphore de la translatio studii. (NdT)
points de même grandeur et disposés à égale
distance, […] nous avons là une idée de l’ordre 70.  La pensée économique, qui exerce elle aussi
une inf luence sur la pratique et peut pourtant
le plus simple dans la succession des choses, du
être fausse, présente un phénomène analogue.
degré le plus bas et le plus faible du rythme. »
On ne peut comprendre l’histoire espagnole du
(J. G. Sulzer, op. cit., p. 92). Chez Schelling :
xvi e siècle que si l’on a percé à jour les erreurs
« Nous n’avons caractérisé jusqu’à présent […] »
qui dominaient dans la théorie monétaire de
(voir citation plus bas dans le texte, p. 284). Il
ce siècle.
serait trop simple d’en conclure que la théorie
du rythme de Schelling était tributaire de celle 71.  R. Schumann, Gesammelte Schrif ten über
Musik und Musiker, vol. 1, p. 37 sq. ; trad. fr. citée
de Sulzer : ce n’est pas là la dernière chose à en
dans M. D. Calvocoressi, Schumann, p. 60.
dire, mais la première. Car la comparaison des
citations montre un glissement entre les deux 72.  Voir W. Wiora, « Die Musik im Weltbild der
définitions : là où Sulzer parlait d’une suite deutschen Romantik », p. 19-22.
de battements cadencés, Schelling parle d’une 73.  Voir G. von Dadelsen, « Robert Schumann
succession indifférenciée, non accentuée, c’est- und die Musik Bachs », p. 46-59.
à-dire d’un découpage premier et élémentaire 74.  R. Schumann, Gesammelte Schriften…, vol. 1,
du temps. Ce qui semblait une simple reprise p. 103.
littérale prend un sens nouveau du fait du
75.  Ibid., p. 144 sq. ; trad. fr. dans H. Wolf,
changement de contexte, et Schelling se heurte
Chroniques musicales 1884-1887, p. 25-26.
alors à un problème que Sulzer n’avait pas
même soupçonné, et dont il ne fait lui-même 76.  Ibid., p. 147.
qu’esquisser les contours. Il faudra attendre la 77.  Ibid., p. 400 : « Où se cachent-ils, ces
réception par Hegel de la théorie schellingienne rom a nt ique s du d iable  ? L e bon v ie u x
du rythme pour que ce problème soit posé de directeur musical Mosewius, à Breslau, se
telle sorte que se reconnaisse toute sa portée déclare soudain leur adversaire le plus résolu ;
philosophique. l’Allgemeine musikalische Zeitung les f laire elle
aussi partout. Mais où se cachent-ils donc ?
64.  F. W. J. Schelling, Philosophie der Kunst,
Seraient-ce Mendelssohn, Chopin, Bennett,
p. 137 ; trad. fr. Philosophie de l’art, p. 183.
Hiller, Henselt, Taubert ? Qu’ont-ils à objecter
65.  Ibid., § 79 ; trad. fr. ibid. (ainsi que la citation contre eux, ces vieux messieurs ? Vanhal, Pleyel,
suivante). Herz et Hünten valent-ils mieux à leurs yeux ? »

591
NOTES DU chapitre 4

78.  G. W. Fink, Der neumusikalische Lehrjammer, 90.  Ibid., p. 45.


p. 20. 91.  Ibid., p. 55.
79.  R . Schu ma n n, G esammelte Schr if ten… , 92.  Ibid., p. 28.
vol. 1, p. 37 sq.
93.  Voir infra, chap. 6, note 1.
80.  W. Benjamin, « Der Begriff der Kunstkritik
in der deutschen Romantik », in Schriften, vol. 2, 94.  F. Th. Vischer, Ästhetik…, vol. 5, § 826, § 827
p. 485 ; trad. fr. Le Concept de critique esthétique et § 824.
dans le romantisme allemand, p. 124. 95.  Ibid., § 822.
81.  R . Schuma n n, Gesammelte Schr if ten…, 96.  Ibid., § 831 : « Une production extrêmement
vol. 1, p. 146. F. Brendel tient des propos vivante dans toutes les branches du style libre,
analogues sur les « successeurs de Mozart » parallèlement au x tendances dominantes,
parmi les compositeurs d’opéra allemands qui, enrichit la musique d’œuvres qui partagent
« sans pouvoir prétendre à son universalité, plus ou moins un trait commun entre elles et
continuaient de mêler comme lui des éléments avec lesdites tendances : la modernité, c’est-à-
disparates ; même lorsqu’ils se réclamaient dire la subjectivité qui dispose de la matière
d’une orientation purement allemande, ils et de la forme avec une absolue liberté. » § 832 :
ménageaient une place à la colorature italienne, « Tandis que la musique atteint avec Meyerbeer
de sorte que les différents styles se mélangeaient le sommet de la modernité, elle connaît avec
sans principe » (« Ein Programm », repris dans Mendelssohn une f loraison tardive, dans
Gesammelte Aufsätze zur Geschichte und Kritik laquelle elle tend à se défaire d’une modernité
der neueren Musik, p. 44). Le « goût mêlé », loué trop peu universelle, à se remplir à nouveau
comme idéal au xviii e siècle, était réprouvé au d’une pure expression des sentiments et d’un
xix e comme la marque d’une indécision. contenu profond, à retrouver par des formes
82.  D’après H. R. Jauss, « Literarische Tra­d ition plus rigoureuses une tenue plus ferme et un
und gegenwärtiges Bewuß tsein der Modernität », développement plus objectif des pensées.
p. 153 ; en français : André Gide, Les Faux- […] Le principe de modernité s’arrête du fait
Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1988, « Folio », p. 76. même que le compositeur adopte cette position
83.  D’après W. Wiora, « Die Musik im Weltbild réservée de l’artiste instruit. »
der deutschen Romantik », p. 19. 97.  F. Brendel, « Ein Programm », p. 45.
84.  F. Brendel, Grundzüge der Geschichte der 98.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 1, p. 21 ; trad. fr.
Musik, p. 55. Cours d’esthétique, vol. 1, p. 16-17.
85.  Ibid., p. 61. 99.  F. Brendel, Geschichte der Musik in Italien,
86.  K . Ch. K rause, Darstellungen aus der Deutschland und Frankreich, p. 664 : « Dans les
Geschichte der Musik ; cité dans W. D. Allen, temps nouveaux, l’art ne constitue plus le point
Philosophies of Music History, p. 92. culminant de la conscience, comme c’était le
cas au temps de l’âge d’or de la Grèce. S’il était
87.  J. M. Fischer, Die Grundbegrif fe der Ton­
alors le f leuron de l’évolution nationale, si la
kunst in ihrem Zusammenhange, nebst einer
conscience collective se concentrait en lui,
geschichtlichen Entwicklung derselben ; cité dans
l’art, depuis l’apparition du christianisme, n’est
W. D. Allen, ibid., p. 94.
plus qu’un élément, une simple partie de la vie
88.  G. Schilling, Geschichte der heutigen oder générale de l’esprit. Dans les premiers temps
modernen Musik. du christianisme, c’est la religion, plus tard et
89.  F. Brendel, Grundzüge der Geschichte der jusqu’à aujourd’hui, c’est la science, le travail de
Musik, p. 22. l’entendement, qui forment la plus haute cime de

592
NOTES DU chapitre 4

la conscience ; c’est pourquoi il n’est plus possible Humanisme, Réalisme. On ne s’enivre ni ne se


d’assigner à l’art une place depuis laquelle tout désaltère avec des étiquettes de bouteille. »
trouverait en lui son centre intérieur. Loin de 112.  « point de perfection » en français dans le
l’ancienne ivresse juvénile de l’humanité, tout texte. (NdT)
apparaît chez nous plus sobre et raisonnable. »
113.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 1, p. 85 ; trad. fr.
100.  A. Wendt, Über den gegenwärtigen Zustand Cours d’esthétique, vol. 1, p. 110.
der Musik, besonders in Deutschland, und wie er
114.  Ch. H. Weisse, System der Ästhetik als
geworden, p. 1 sq.
Wissenschaft von der Idee der Schönheit, vol. 1,
101.  F. Brendel, Geschichte der Musik in Italien…, p. 260 sq.
p. 240 : « Une fois seulement le but atteint, là où
115.  Ibid., p. 309 sq.
le mouvement historique marque un arrêt, du
moins momentané, apparaît alors la possibilité 116.  W. R . Gr iepen kerl, Rit ter Berlioz in
d’embrasser du regard le chemin parcouru, Braunschweig, p. 14 sq. ; sur Griepenkerl, voir
de délimiter les différents stades passés et Th. W. Werner, « W. R. Griepenkerls Schriften
de mesurer leur signification. Notre temps über Musik », p. 361 sq. L’auteur, toutefois, n’a
présent, pour ce qui est de la musique, marque pas vu le lien entre Griepenkerl et Hegel.
un tel point d’arrêt et d’inf lexion. » (Voir aussi 117.  F. Brendel, Geschichte der Musik in Italien…,
« Ein Programm », p. 29.) p. 141.
102.  G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die 118.  F. Brendel, Grundzüge der Geschichte der
Philosophie der Geschichte, vol. 1, p. 48 sq. ; Musik, p. 40.
trad. fr. La Raison dans l’Histoire. Introduction 119.  F. Brendel, Geschichte der Musik in Italien…,
à la Philosophie de l’Histoire, p. 93 (ainsi que la p. 245.
citation suivante).
120.  Ibid., p. 244 ; voir aussi K. R. Köstlin, § 827.
103.  F. Brendel, Geschichte der Musik in Italien…,
p. 675. 121.  F. Brendel, Grundzüge der Geschichte der
Musik, p. 18 ; Köstlin, in F. Th. Vischer, Ästhetik
104.  F. Sch legel, « Ü ber die Grenzen des oder Wissenschaft des Schönen, vol. 5, § 828.
Schönen », p. 21 sq.
122.  F. Brendel, Geschichte der Musik in Italien…,
105.  F. Brendel, Geschichte der Musik in Italien…, p. 661. Selon Hegel, une interprétation de
p. 671. l’histoire de l’art comme histoire de la nature
106.  Ibid., p. 624. – de l’œuvre créée comme un corps soumis
107.  F. Brendel, Grundzüge der Geschichte der à un processus de croissance – est partiale,
Musik, p. 7. sinon erronée : « Dans l’art, en effet, nous
[avons affaire] à un déploiement progressif
108.  J. G. Droysen, Grundriß der Historik, § 83 (88) ; de la vérité qui ne s’épuise pas comme une
trad. fr. Précis de théorie de l’histoire, § 83, p. 91. histoire naturelle, mais se révèle dans l’histoire
109.  F. Nietzsche, « Der Fall Wagner », in Werke, universelle […]. » (G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 2,
vol. 2, p. 924 ; trad. fr. Le Cas Wagner, p. 43. p. 586 ; trad. fr. Cours d’esthétique, vol. 3, p. 540)
110.  H. L otze, Geschichte der Ä sthet ik in 123.  « point de perfection » en français dans le
Deutschland, p. 168. texte. (NdT)
111.  P. Valéry, Mauvaises pensées, p. 35 : « Il 124.  J. G. Herder, Ideen zu einer Philosophie der
est impossible de penser sérieusement avec Geschichte der Menschheit, p. 148 ; trad. fr. Idées
les mots comme Classicisme, Romantisme, pour la philosophie de l’histoire de l’humanité,

593
NOTES DU Chapitre 5

livre XIII, p. 239 ; voir L. Treitler, « On Historical 5.  H. H. Eggebrecht, « Das Ausdrucks-Prinzip… »,
Criticism », The Musical Quarterly, p. 196 sq. p. 323-349.
125.  J. Kamerbeek, « Legatum Velleianum », 6.  Hanslick cite (Vom Musikalisch-Schönen, p. 78 ;
p. 476 sq. trad. fr. Du Beau musical, p. 173) le mot de Schelling
126.  H. Glareanus, Dodecachordon, p. 246 sq. sur « l’indifférence sublime de la beauté » (Über
das Verhältnis der bildenden Künste zu der Natur ;
127.  Ph. Spitta, Zur Musik, p. 13.
trad. fr. Discours des arts plastiques, p. 169). [Mais
128.  Ibid., p. 6. il remplace de façon erronée « de la beauté <der
129.  Ibid., p. 4. Schönheit> » par « du beau <des Schönen> ». (NdT)]
130.  Ibid., p. 5. 7.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 52.
131.  Ibid., p. 10. Goethe écr it à Fr iedr ich von Raumer le
19 janvier 1830 : « Nous autres combattons
132.  Ibid., p. 388.
pour la perfection d’une œuvre d’art en elle-
133.  Ibid., p. 88. même, ces autres-là pensent à son effet vers
134.  Ibid., p. 388 (ainsi que les citations sui­vantes). l’extérieur. »
135.  Ibid., p. 11 sq. 8.  « L’interprète peut se libérer immédiatement,
136.  « temps perdu » en français dans le texte. grâce à son instr ument, du sentiment qui
(NdT) l’anime et insuff ler à son inter prétation
l’ardeur farouche, le désir brûlant, la force
137.  G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 1, p. 21 ; trad. fr.
sereine et la joie de son âme. » (E. Hanslick,
Cours d’esthétique, vol. 1, p. 16-17.
Vom Musikalisch-Schönen, p. 57 ; trad. fr. Du Beau
musical, p. 147) « Dans l’âme de l’auditeur, cette
CHAPITRE 5 teneur spirituelle relie également le beau à
1.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 35 ; toutes les autres grandes et belles idées. Pour lui,
trad. fr. Du Beau musical, p. 117 – traduction légè­ la musique n’agit pas seulement et absolument
rement modifiée. (NdT) par sa propre beauté, mais en même temps
2.  Ibid., p. 32 ; trad. fr. ibid., p. 112. [Dahlhaus cite comme l’image sonore des grands mouvements
les différentes éditions de l’essai de Hanslick ; dans l’univers. » (E. Hanslick, Vom Musikalisch
nous traduisons donc en nous appuyant sur Schönen, p. 104) La première citation rappelle
la traduction d’A. Lissner, réalisée sur la 9 e et l’esthétique de l’expression de Schubart, qui
dernière édition, en y apportant le cas échéant était en premier lieu une esthétique de la
les modif ications nécessaires. Lorsque la reproduction musicale, la seconde l’esthétique
citation n’appartient pas à un passage traduit du symbole de Vischer et de Lotze. Hanslick
dans cette édition, les références indiquées concède que l’effet sentimental et symbolique
correspondent à l’original. (NdT)] est un fait avéré, mais il conteste le fait que cet
effet puisse être le fondement de l’esthétique.
3.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. v
[préface à la première édition]. 9.  R . Schä f ke, Eduard Han slick und die
Musikästhetik, p. 32 sq.
4.  Ch. F. D. Schubart, Ideen zu einer Ästhetik der
Tonkunst, p. 7 sq. [Le terme Herzenserguß semble 10.  « Le rapport qu’entretiennent nos états de
renvoyer au titre de l’ouvrage de L. Tieck et sentiment à n’importe quelle sorte de beau
W. H. Wackenroder : Herzensergieß ungen eines est bien plutôt l’objet de la psychologie que de
kunstliebenden Klosterbruders, publié en 1795. l’esthétique. » (E. Hanslick, Vom Musikalisch-
(NdT)] Schönen, p. 7)

594
NOTES DU Chapitre 5

11.  Dans la première édition (p. 1), Hanslick 21.  E . Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen,
s’appuie sur le « traitement philosophique de p. 47 sq. ; trad. fr. Du Beau musical, p. 134.
l’esthétique, qui tente de s’approcher de l’essence 22.  Ibid., p. 85 ; trad. fr. ibid., p. 183.
du beau par la voie de la métaphysique » ; dans la
23.  Ibid., p. 87 ; trad. fr. ibid., p. 186.
9e édition (1896), il se réclame de la « méthode des
sciences naturelles » (Vom Musikalisch-Schönen, 24.  J. Grimm, Deutsche Grammatik, 1 re partie,
9e éd., p. 2 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 64). 2e éd., Göttingen, 1822, p. vi. (NdT)

12.  « Le “système” laisse insensiblement la place 25.  On trouve le même jugement chez H. von
à la “recherche”. » (Vom Musikalisch-Schönen, Helmholtz : « Le système des gammes, des
9 e éd., p. 3 ; Du Beau musical, p. 64) tonalités et de leur tissu harmonique ne repose
pas sur des lois naturelles immuables, mais il
13.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, 1 re éd., est la conséquence de principes esthétiques
p. 32 ; trad. fr. ibid., p. 112. qui ont été soumis, et le seront encore par
14.  Ibid., p. 16 ; trad. fr. ibid., p. 85 (note). la suite, à un changement continuel dû à
l’évolution progressive de l’humanité. » (Die
15.  Cité d’après H. Kuhn, « Die Vollendung der
Lehre von den Tonempfindungen, t. II, p. 358) La
klassischen deutschen Ästhetik durch Hegel »,
polémique conduite par Hanslick était dirigée
p. 12.
contre la Natur der Harmonik und der Metrik de
16.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 34 ; M. Hauptmann. Le système de Hauptmann
trad. fr. Du Beau musical, p. 115 – traduction forma à son tour le fondement de la théorie de
modifiée. Riemann.
17.  « On voit grâce à cela la position éminemment 26.  E . Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen,
spécifique qu’occupe la teneur spirituelle de p. 35 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 115 ; cf.
la musique relativement aux catégories de H. H. Eggebrecht, « Musik als Tonsprache »,
forme et de contenu. On s’attache en effet à voir p. 73-100.
dans le sentiment qu’insuff le la musique son 27.  E . Ha n slick , Vom Musikalisch-Schönen,
contenu, son idée, sa teneur spirituelle : les p. 35 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 117 – traduction
suites déterminées de sons, créées par l’art, légèrement modifiée.
n’en seraient en revanche que la simple forme,
28.  Ibid., p. 46 ; trad. fr. ibid., p. 131.
la figure, le vêtement sensible du suprasensible.
C’est pour tant la par tie “spécif iquement 29.  Ibid., p. 9 ; trad. fr. ibid., p. 73.
musica le” qui const it ue la créat ion de 30.  Ibid., p. 41 ; trad. fr. ibid., p. 124 (souligné
l’esprit artiste, auquel s’unit dans une même dans l’original).
compréhension l’esprit qui contemple. » (ibid., 31.  F. Gatz, Die Musik-Ästhetik in ihren Haupt­
p. 72 ; trad. fr. ibid., p. 167 – traduction modifiée) richtungen.
18.  H. R iemann, Katechismus der Musik- 32.  J. N. Forkel, Allgemeine Geschichte der Musik,
Ästhetik, p. 41. [Empfindung : dans le contexte de p. 6 : la musique est un « langage de sons ou
l’esthétique du sentiment, c’est la traduction par d’émotions ».
« émotion » qui s’impose. En contexte kantien en
33.  W. S er au k y, Die mu s ik ali s c he Nac h­
revanche (voir infra), on recourra à la traduction
ahmungsästhetik im Zeitraum von 1700 bis 1850,
canonique par « sensation ». (NdT)]
p. 10.
19.  Ibid., p. 31. 34.  Dans le jugement suivant, A. Eximeno tente
20.  H. Riemann, Groß e Kompositionslehre, t. I, de trouver un semblable équilibre : « E siccome
p. 424. le interiezioni corrispondenti a ciaschedun affetto

595
NOTES DU Chapitre 5

sono comuni a tutte le nazioni, i toni ed i movimenti 43.  Ibid., § 53 ; trad. fr. ibid., p. 1115 et p. 1116.
fondamentali della voce, che contengono i primi 44.  Ibid., § 53 ; trad. fr. ibid., p. 1116.
principii dell’armonia, sono anch’essi a tutte le
45.  Ibid., § 53 ; nous suivons pour cette formule,
nazioni comuni » (Dell’origine e delle regole della
comme ailleurs, la trad. fr. d’A. Philonenko
musica, p. 387 : « Et de même que les interjections
(1979), p. 155.
correspondant à chaque affect sont communs à
toutes les nations, les tons et les mouvements 46.  Lettre à Ch. G. Körner du 10 mars 1795, citée
fondamentaux de la voix, qui contiennent les d’après W. Seifert, Christian Gottfried Körner, p. 94.
premiers principes de l’harmonie, sont eux 47.  F. von Schiller, Briefe über die ästhetische
aussi communs à toutes les nations. ») Erziehung des Menschen ; trad. fr. Lettres sur
35.  « Dans le langage, le fait de remarquer l’éducation esthétique de l’homme, 22e lettre, p. 289
progressivement les diverses qualités et relations (ainsi que la citation suivante).
des objets extérieurs et des idées a donné lieu 48.  H. Ch. Koch, Versuch einer Anleitung zur
tant aux inf lexions et aux diverses altérations Composition, t. II, p. 117.
des sons linguistiques d’origine, qu’à l’invention
49.  Ibid., p. 58
de ce que nous nommons les parties du discours,
et dans la musique, ou langage des émotions, 50.  Après avoir fait la liste des idées mélodiques
à pareille combinaison de sons qui, si on les d’une aria de Graun, Koch remarque : « Aussi
considère dans leurs rapports entre eux, sont bien la répétition de la seconde moitié de
constitués de sons principaux et secondaires, l’une des idées principales […] que la suite de
ou, pour les désigner par les termes techniques la phrase depuis la mesure vingt-trois jusqu’à
de la grammaire, des sons substantifs, adjectifs la fin du premier solo de la voix, ainsi que
et de liaison. » (J. N. Forkel, Allgemeine Geschichte toutes les ritournelles et le deuxième solo en
der Musik, p. 6) entier, jusqu’à la cadence finale, font partie du
développement. » (ibid., p. 63)
36.  Ibid., p. 40.
51.  À l’encontre de la symphonie et du concerto,
37.  « Lorsqu’elle ressent », l’âme se trouve « dans Koch objecte que le passage de l’allegro à l’adagio,
un état de souffrance » (ibid., p. 12). « sans émotion intermédiaire », n’était pas
38.  Cf. H. H. Eggebrecht, « Musik als Ton­ conforme à la « nature de notre âme, à la nature
sprache », p.  73. de la succession des émotions » (ibid., p. 44 sq.).
39.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 51 ; trad. fr. On trouve un jugement similaire chez Forkel
Critique de la faculté de juger, p. 1110. dans l’analyse d’une sonate de C. P. E. Bach :
« Chacune de nos sensations, même si elle peut
40.  Kant parle d’une par t d’un «  jeu des être entourée de sensations similaires, en aussi
sensations », d’autre part d’un « langage universel grand nombre qu’elle voudra, n’en constitue pas
des sensations » (ibid., § 53 ; trad. fr. ibid., p. 1115). moins pour elle-même une essence spécifique,
41.  Ibid., § 51 ; trad. fr. ibid., p. 1111. à laquelle appartient une aspiration interne
42.  Ibid., § 53 ; trad. fr. ibid., p. 1116 : « Bien à se conserver. » (Musikalischer Almanach für
que cette forme mathématique ne soit pas Deutschland auf das Jahr 1784 ; cité d’après
représentée par des concepts déterminés, A. E. Beurmann, Die Klaviersonaten Carl Philipp
c’est d’elle seule que dépend la satisfaction Emanuel Bachs, p. 161)
que la simple réf lexion sur une telle masse de 52.  Koch, prisonnier de l’idée selon laquelle
sensations simultanées ou successives associe à l’unité interne d’un mouvement est fondée
leur jeu comme une condition universellement dans l’unité du sentiment, fut empêché de
valable de la beauté de ce dernier. » reconnaître que le contraste entre les thèmes

596
NOTES DU Chapitre 5

était une caractéristique constitutive de la harmoniquement (Philosophie der Kunst, p. 142 ;


forme sonate. trad. fr. La Philosophie de l’art, p. 186-187).
53.  H. Ch. Koch, Versuch einer Anleitung zur Mais « la musique rythmique reste pour ainsi
Composition, t. II, p. 117 : « J’en viens à la forme dire plus fidèle à la définition naturelle de la
des mouvements d’un morceau de musique. musique » (ibid., p. 144 ; trad. fr. ibid., p. 189). La
Il est indéniable que d’une part la forme de distinction est combinée à l’opposition entre
ceux-ci est quelque chose de fortuit, qui a en musique antique et moderne, la « querelle des
réalité peu ou pas d’inf luence sur le caractère Anciens et des Modernes » musicale.
interne du morceau, et que d’autre part on 62.  Ibid., p. 127 ; trad. fr. ibid., p. 169-171. [Le
n’a aucune raison d’objecter beaucoup à la traducteur indique (p. 169) que le mot plastisch
forme des mouvements, que ce soit dans les est exceptionnel chez Schelling. Dans la suite,
morceaux de grande ou de moindre ampleur. Dahlhaus joue sur le doublon plastisch et bildend
Et c’est probablement là la raison pour laquelle (comme dans bildende Kunst : les beaux-arts, ou
beaucoup de grands maîtres ont tous travaillé les arts plastiques). (NdT)]
d’après une seule et même forme, par exemple 63.  H. G. Nägeli, Vorlesungen über Musik mit
dans les arias. » Berücksichtigung des Dilettanten, p. 32.
54.  A. B. Marx, Die alte Musiklehre im Streit mit 64.  Ibid., p. 33.
unserer Zeit, p. 44.
65.  F. von Schiller, Briefe… ; trad. fr. Lettres sur
55.  C’est le modèle de l’organisme, reçu avec l’éducation esthétique de l’homme, 18e lettre, p. 245.
retard par l’esthétique musicale, qui fonde le
66.  Ibid., 20 e lettre, p. 271. Nägeli écrit que la
concept classique de forme.
musique « oppose aux affects des dispositions »
56.  F. W. J. von Schelling, Philosophie der Kunst, (Vorlesungen…, p. 32).
p. 138 ; trad. fr. La Philosophie de l’art, p. 184.
67.  H. G. Nägeli, ibid., p. 33.
57.  Ibid., p. 136-138 ; trad. fr. ibid., p. 182-184.
68.  Ibid., p. 120.
58.  Ibid., p. 138 ; trad. fr. ibid., p. 183 : la beauté du
69.  G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik,
rythme « n’est pas matérielle et il n’a pas besoin,
t. III, éd. 1954, p. 149 ; trad. fr. Cours d’esthétique,
pour plaire absolument et enchanter une âme
t. III, p. 141.
qui y est sensible, des émotions purement
naturelles pouvant se trouver dans les sons pris 70.  Ibid., p. 181 ; trad. fr. ibid., p. 169 ; « […] la
en eux-mêmes et à part ». Il est « grossier […] de région véritable de ses compositions reste
confondre le simple ébranlement des sens, les l’intériorité sur son versant formel, la pure
affects ou le bien-être sensibles suscités par les résonance des sons, et son immersion dans
œuvres d’art, avec la réception de l’art comme le contenu, au lieu d’une image extérieure,
tel » (ibid., p. 2 ; trad. fr. ibid., p. 50). devient bien plutôt une retraite dans sa propre
liber té intérieure, une libre déambulation
59.  Ibid., p. 136 ; trad. fr. ibid., p. 182. en soi-même, et même, dans maint domaine
60.  Ibid., p. 142 ; trad. fr. ibid., p. 186. Les musical, une manière de s’assurer que, comme
prodromes de la théor ie de Schelling se artiste, il est bien libre à l’égard du contenu »
trouvent dans les Briefe über Poesie, Silbenmaß (ibid., p. 135 ; trad. fr. ibid., p. 128-129).
und Sprache [Lettres sur la poésie, la métrique et la 71.  « C’est pourquoi seul se prête à l’expression
langue] d’A. W. Schlegel, parues en 1795 dans la musicale l’intérieur complètement privé d’objet,
revue de Schiller Die Horen. la subjectivité abstraite comme telle. Celle-ci
61.  Schelling oppose à la musique déf inie est notre Je entièrement vide, le Soi sans autre
r y thmiquement une musique déterminée contenu. » (ibid., p. 129 ; trad. fr. ibid., p. 123)

597
NOTES DU Chapitre 5

72.  Ibid., p. 146 ; trad. fr. ibid., p. 139. 86.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 35 ;
73.  Ibid., p. 143 ; trad. fr. ibid., p. 136. trad. fr. Du Beau musical, p. 115 – traduction
fortement modifiée. (NdT)
74.  Hanslick range Hegel parmi les « voix
importantes » (Vom Musikalisch-Schönen, p. 95 ; 87.  Ibid., p. 35 sq. ; trad. fr. ibid., p. 115 et p. 117
trad. fr. Du Beau musical, p. 197) qui affirment – traduction modifiée. (NdT)
« l’absence de contenu [de la] musique ». 88.  Cf. W. von Humboldt , Schr if ten zur
Au « contenu affectif abstrait », il oppose le Sprachphilosophie, p. 191-192 et p. 426-427. (NdT)
« phénomène artistique concret » (ibid., p. 71 ; 89.  Voir A. Schoenberg, « Composition avec
trad. fr. ibid., p. 164). douze sons », in Le Style et l’idée. (NdT)
75.  G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, 90.  Th. W. Adorno, « Fragment über Musik und
t. III, éd. 1954, p. 148 ; trad. fr. Cours d’esthétique, Sprache », in Quasi una fantasia, p. 12 ; trad. fr.
t. III, p. 140 ; la musique « ne laisse pas, comme Quasi una fantasia. Écrits musicaux II, p. 5 (ainsi
les arts plastiques, l’extériorisation à laquelle que la citation suivante).
elle se résout devenir libre et accéder à une
91.  L . Wit tgenstein, Philosophische Unter­
existence perexistant au repos en elle-même,
suchungen, § 7 et § 19 ; trad. fr. Recherches philo­
mais l’abolit comme objectivité et ne permet
sophiques, p. 31 et p. 35. (NdT)
pas à l’extérieur de s’approprier, en tant
qu’extérieur, une existence solide par rapport à 92.  Carl St umpf (1848-1936), psycholog ue
nous » (ibid., p. 127 ; trad. fr. ibid., p. 122). D’autre et philosophe allemand, s’intéressa très tôt
part, Hegel exige qu’une mélodie soit tenue à la musique et fut notamment connu de ses
« de telle façon que, toujours, reste devant contemporains par ses travaux sur la perception
notre sensibilité un ensemble total et clos en auditive et sa théorie des émotions. (NdT)
lui-même » (ibid., p. 185 ; trad. fr. ibid., p. 173). 93.  objektivier ter Geist, concept de Nicolai
76.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 101 ; Hartmann. Voir Das Problem des geistigen Seins,
trad. fr. Du Beau musical, p. 205. 3e partie, p. 406-564. Et S. Breton, L’Être spirituel,
recherches sur la philosophie de Nicolai Hartmann,
77.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 20 ;
Paris, E. Vitte, 1962, p. 131-151. (NdT)
trad. fr. Du Beau musical, p. 90. (NdT)
94.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 49 ;
78.  Le terme, forgé par H. Besseler en 1925,
trad. fr. Du Beau musical, p. 135.
alterne avec Gebrauchsmusik et f unktionale
Musik. (NdT) 95.  Ibid., p. 35 ; trad. fr. ibid., p. 115.

79.  Ibid., p. 20 sq. ; trad. fr. ibid., p. 90-91. (NdT) 96.  H. H. Eggebrecht, « Musik als Tonsprache »,
p. 73 ; et G. Mayer, « Semiotik und Sprachgefüge
80.  Tonkunst, littéralement « art des sons ». (NdT) der Kunst », p. 113.
81.  L . Wit tgenstein, Philosophische Unter­ 97.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 49
suchungen, § 109 ; trad. fr. Recherches philo­ sq. ; trad. fr. Du Beau musical, p. 135-136.
sophiques, p. 84. (NdT)
98.  Ibid., p. 35 ; trad. fr. ibid., p. 115.
82.  En français dans le texte. (NdT)
99.  L . Wit tgenstein, Philosophische Unter­
83.  Voir supra, chap. 3, note 58. (NdT) suchungen, § 65 ; trad. fr. Recherches philo­
84.  Voir supra, chap. 3, note 62. (NdT) sophiques, p. 63.
85.  H. W. Wackenroder et L. Tieck, Fantaisies sur 100.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen,
l’art, p. 210. (NdT) p. 49 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 135.

598
NOTES DU Chapitre 5

101.  L . Wit tgenstein, Philosophische Unter­ 123.  Ibid., p. 44.


suchungen, § 109 ; trad. fr. Recherches philo­ 124.  G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik,
sophiques, p. 84. Voir supra, p. 348. (NdT) t. III, éd. 1954, p. 132 ; trad. fr. Cours d’esthétique,
102.  W. Riezler, Beethoven, p. 263-299. III, p. 127. (NdT)
103.  En français dans le texte. (NdT) 125.  J. Mattheson, Der vollkommene Capell­
meister, p. 23.
104.  Th. Georgiadès, « Aus der Musiksprache
des Mozart-Theaters », p. 85. 126.  Ibid., p. 237-239.
105.  H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 450. 127.  K. Huber, Der Ausdr uck musikalischer
Elementarmotive, p. 28.
106.  H. Schole, Tonpsychologie und Musikästhetik,
p. 105-117. 128.  H. Ch. Koch, Versuch einer Anleitung zur
Composition, t. II, p. 241.
107.  A. Halm, Von zwei Kulturen der Musik,
p. 38-81. 129.  Ibid., p. 7.

108.  Ibid., p. 57. 130.  Ibid., p. 52-53.

109.  Ibid., p. 58. 131.  J.-J. Rousseau, Dictionnaire de musique,


p. 142. [« D essein , s. m. C’est l’invention & la
110.  H. Schole, Tonpsychologie und Musikästhetik, conduite du sujet, la disposition de chaque
p. 106-108. Partie, & l’ordonnance générale du tout. Ce n’est
111.  A. Halm, Von zwei Kulturen der Musik, p. 58. pas assez de faire de beaux Chants & une bonne
112.  L. Tieck, in W. H. Wackenroder, Werke und Harmonie ; il faut lier tout cela par un sujet
Briefe, p. 245 ; trad. fr. Fantaisies sur l’art, p. 250. principal, auquel se rapportent toutes les parties
de l’ouvrage, & par lequel il soit un. Cette unité
(NdT)
doit régner dans le Chant, dans le Mouvement,
113.  W. Benjamin, « Ursprung des deutschen dans le Caractère, dans l’Harmonie, dans la
Trauerspiels », p. 235 ; trad. fr. Origines du drame Modulation. Il faut que tout cela se rapporte
baroque allemand, p. 54. (NdT) à une idée commune qui le réunisse. La
114.  Selon la terminologie d’Adolf Bernhard difficulté est d’associer ces préceptes avec une
Marx. (NdT) élégante variété, sans laquelle tout devient
ennuyeux. Sans doute le Musicien, aussi bien
115.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 22 ; trad. fr.
que le Poète & le Peintre, peut tout oser en
Critique de la faculté de juger, p. 1003-1004. (NdT)
faveur de cette variété charmante, pourvu
116.  « La Symphonie fantastique », in Hector que, sous prétexte de contraster, on ne nous
Berlioz et Robert Schumann, p. 8 – traduction donne pas pour des ouvrages bien dessinés des
modifiée. (NdT) Musiques toutes hachées, composées de petits
117.  F. Brendel, Geschichte der Musik in Italien, morceaux étranglés, & de caractères si opposés
Deutschland und Frankreich, p. 242. que l’assemblage en fasse un tout monstrueux.
[...] C’est donc dans une distribution bien
118.  A. W. Ambros, Die Gränzen der Musik und
entendue, dans une juste proportion entre
Poesie, p. 26. toutes les parties, que consiste la perfection du
119.  Ibid., p. vii. Dessein [...] Cette idée du Dessein général d’un
120.  Ibid., p. 31 et p. 32. ouvrage s’applique aussi en particulier à chaque
morceau qui le compose. Ainsi l’on dessine un
121.  A. B. Marx, Die alte Musiklehre im Streit mit Air, un Duo, un Chœur, &c. Pour cela, après
unserer Zeit, p. 12. avoir imaginé son sujet, on le distribue, selon
122.  Ibid., p. 26. les règles d’une bonne Modulation, dans toutes

599
NOTES DU chapitre 6

les Parties où il doit être entendu, avec une telle 156.  Ibid., p. 281 sq.
proportion qu’il ne s’efface point de l’esprit des 157.  Ibid., p. 283.
Auditeurs, & qu’il ne se représente pourtant
158.  Ibid., p. 596.
jamais à leur oreille qu’avec les grâces de la
nouveauté. C’est une faute de Dessein de laisser 159.  W. von Humboldt, « Über die männliche
oublier son sujet ; c’en est une plus grande de le und weibliche Form », p. 296 sq.
poursuivre jusqu’à l’ennui. » (NdT)] 160.  Ibid., p. 314 sq. et p. 316 sq.
132.  H. Ch. Koch, Versuch einer Anleitung zur 161.  A. B. Marx, Die Lehre…, p. 597.
Composition, t. II, p. 62.
162.  Ibid., p. 604.
133.  Ibid., p. 117.
163.  J. W. von Goethe, « Bildung und Umbildung
134.  A. B. Marx, Die Lehre von der musikalischen organischer Naturen », p. 15.
Komposition, t. III, p. 93.
164.  A. B. Marx, Die Lehre…, p. 176.
135.  Ibid., t. II, p. 8.
165.  Ibid., p. 283.
136.  Ibid., t. III, p. 92.
166.  Ibid., p. 604.
137.  Ibid., p. 598.
167.  Ibid., p. 105.
138.  Ibid., p. 609.
168.  Ibid., p. 186.
139.  Ibid., p. 598.
169.  Ibid., p. 301 et p. 307.
140.  J. W. von Goet he, « Einw irk ung der
170.  A. B. Mar x, Die Musik des neunzehnten
neueren Philosophie », p. 26. Cf. N. Class, Jahrhunderts…, p. 96.
« Goethe et la méthode de la science », Astérion,
3, 2005. (NdT) 171.  Ibid., p. 102.

141.  A. B. Marx, Die Lehre…, t. II, p. 6. 172.  A. B. Marx, Die Lehre…, t. II, p. 8.

142.  Ibid., t. III, p. 201. 173.  Ibid., t. III, p. 92.

143.  Ibid., t. II, p. 5. 174.  A. B. Mar x, Die Musik des neunzehnten
Jahrhunderts…, p. 103.
144.  Ibid., p. 9.
175.  A. B. Marx, Die Lehre…, t. III, p. 604.
145.  Ibid., p. 604.
176.  Ibid., p. 603.
146.  H. Riemann, Groß e Kompositionslehre, t. I,
177.  Ibid., p. 307-319.
p. 426.
178.  Ibid., p. 335 et p. 336.
147.  H. R iemann, Katechismus der Musik-
Ästhetik, p. 31.
CHAPITRE 6
148.  Ibid., p. 41.
1.  En 1850-1860, un groupe de musiciens
149.  A. Halm, Von zwei Kulturen der Musik, p. 52.
pr o g r e s s i s t e s (L i sz t , B e rl ioz , Wa g ne r)
150.  Ibid., p. 77. s’érige contre les « conservateurs » (Brahms,
151.  Ibid., p. 28. Schumann, Mendelssohn). La forme sonate
152.  Ibid., p. 39. et le renouvellement du genre symphonique
par la « musique à programme » sont au cœur
153.  A. B. Marx, Die Lehre…, t. III, p. 282. du débat entre la « Neudeutsche Schule » et ses
154.  Ibid., p. 604. adversaires. (NdT)
155.  Ibid., p. 292 (ainsi que la citation suivante). 2.  W. Klatte, Zur Geschichte der Programmusik, p. 6.

600
NOTES DU chapitre 6

3.  O. Klauwell, Geschichte der Programmusik von cas, ou par le même nom, ou par des noms
ihren Anfängen bis zur Gegenwart, p. 76 sq. synonymes. Je ne vois donc point pourquoi un
4.  J. Kuhnau, « Der von David vermittelst Musicien qui auroit à peindre un objet effrayant,
der Musik curirte Saul » [« Saul apaisé par la ne pourroit pas y réussir en cherchant dans la
musique de David »], IIe Sonate biblique pour Nature l’espèce de bruit qui peut produire en nous
clavier, 1700. (NdT) l’émotion la plus semblable à celle que cet objet y
excite. J’en dis autant des sensations agréables.
5.  La première par tie du f inal adagio du
Penser autrement, ce seroit vouloir resserrer les
6e quatuor op. 18 de Beethoven porte le titre de
bornes de l’art & de nos plaisirs. J’avoue que la
« Malinconia », devenu par extension le nom du
peinture dont il s’agit, exige une étude fine &
quatuor tout entier. (NdT)
approfondie des nuances qui distinguent nos
6.  Cf. M. Schoen, The Effects of Music. sensations ; mais aussi ne faut-il pas espérer
7.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte que ces nuances soient démêlées par un talent
Schriften und Dichtungen, vol. 4, p. 207 ; trad. ordinaire. » C’est nous qui soulignons. (NdT)]
fr. Opéra et drame, t. II, p. 72 – traduction 10.  R. Schäfke, « Quantz als Ästhetiker », p. 213 sq.
entièrement modifiée.
11.  W. Serauky, Die musikalische Nachahmungs­
8.  « Sonate, que me veux-tu ? » Cette phrase ästhetik…, p. 153.
devenue célèbre car elle dénonce l’absence
12.  Ibid., p. 21.
de signif ication de la musique purement
instrumentale, est attribuée à Fontenelle (1658- 13.  F. Schlegel, « Athenäum-Fragmente », in
1757), dont les bons mots sont abondamment Charakteristiken und Kritiken I, p. 254. ; trad. fr.
cités. Voir V. Anger (éd.), Le Sens de la musique, Fragments, fragment 444 de l’Athenäum, p. 216-217.
vol. 1, p. 45 sq. (NdT) 14.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 34 ;
9.  W. S e r au k y, D ie mu s ik a li s c he Na c h­ trad. fr. Écrits sur la musique, p. 38-39.
ahmungsästhetik im Zeitraum von 1700 bis 15.  Ibid., p. 115 ; trad. fr. ibid., p. 98.
1850, p. 18. [Il s’agit du Discours préliminaire
16.  R . Wag ner, «  O per u nd Dr a ma  », i n
à l’Encyclopédie : « La Musique, qui dans son
Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 3,
origine n’étoit peut-être destinée à représenter
passim ; trad. fr. Opéra et drame, t. I, passim.
que du bruit, est devenue peu à peu une espèce
de discours ou même de langue, par laquelle on 17.  W. Wior a , « 
Zw i schen absoluter und
exprime les différens sentimens de l’âme, ou Programmusik », p. 381 ; A. Welleck, « Über das
plutôt ses différentes passions : mais pourquoi Verhältnis von Musik und Poesie », p. 574.
réduire cette expression aux passions seules, 18.  Triton : en musique, intervalle de trois tons,
& ne pas l’étendre, autant qu’il est possible, soit une demi-octave (quarte augmentée ou
jusqu’au x sensations même ? Quoique les quinte diminuée), considéré dans l’harmonie
perceptions que nous recevons par divers classique comme l’intervalle dissonant par
organes diffèrent entr’elles autant que leurs excellence (et pierre angulaire de la cadence
objets, on peut néanmoins les comparer sous parfaite). (NdT)
un autre point de vue qui leur est commun, 19.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 20 ;
c’est-à-dire, par la situation de plaisir ou de trad. fr. Du Beau musical, p. 90.
trouble où elles mettent notre âme. Un objet
effrayant, un bruit terrible, produisent chacun 20.  Ibid., p. 34 ; trad. fr. ibid., p. 115 – traduction
en nous une émotion par laquelle nous pouvons fortement modifiée.
jusqu’à un certain point les rapprocher, & que 21.  Ibid., p. 35 ; trad. fr. ibid., p. 117 – traduction
nous désignons souvent dans l’un & l’autre modifiée.

601
NOTES DU chapitre 6

22.  Ibid., p. 33 ; trad. fr. ibid., p. 113 : « La 41.  Franz Liszts Briefe, in La Mara (éd.), Briefe
différence principale est que le kaléidoscope hervorragender Zeitgenossen, vol. 3, p. 135.
sonore apparaît à l’oreille comme l’émanation 42.  Ibid., p. 125.
directe d’un esprit artiste créateur, tandis que
43.  F. Brendel, Frantz Liszt als Symphoniker, p. 11.
celui qui est fait pour l’œil n’est qu’un jouet au
mécanisme ingénieux. » 44.  R. Wagner, « Über Franz Liszts symphonische
Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und
23.  Ibid., p. 42 ; trad. fr. ibid., p. 125 – traduction
Dichtungen, vol. 5, p. 195 ; trad. fr. « Sur les poèmes
légèrement modifiée.
symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en prose,
24.  F. Brendel, Frantz Liszt als Symphoniker, p. 11. vol. 7, p. 284 – traduction modifiée.
25.  Ibid., p. 18. 45.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 35
26.  H. Schole, Tonpsychologie und Musikästhetik, et p. 49 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 115 et p. 135.
p. 83. 46.  Voir ci-dessus note 18.
27.  F. Brendel, Frantz Liszt als Symphoniker, p. 12 sq. 47.  F. Liszt, Gesammelte Schriften, vol. V, p. 172.
28.  E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 34 ; 48.  G. Ligeti, « Form in der Neuen Musik », p. 26.
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 38.
49.  R. Schumann, Gesammelte Schrif ten über
29.  En français dans le texte. Musik und Musiker, vol. 1, p. 83 [article paru le
30.  E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 42 ; 14 août 1835 dans la Neue Zeitschrift für Musik
trad. fr. Du Beau musical, p. 125. (NdT)] ; trad. fr. Sur les musiciens, p. 151 (« Berlioz,
épisode de la vie d’un artiste »). Ferdinand
31.  Ibid., 93 ; trad. fr., ibid., p. 193.
Hand, dont l’esthétique, on peut l’affirmer,
32.  Ibid., p. 22 ; trad. fr. ibid., p. 93-95. a mis en système la communis opinio des gens
33.  W. von Lenz, Beethoven. Eine Kunststudie, cultivés, écrivait au sujet de Beethoven : « […] Ce
vol. 2, p. 47. qu’il a mis en forme dans des images sonores,
c’était lui, sa vie, son destin. […] Toutes les
34.  F. Liszt, « Berlioz und seine “Harold-
idées qu’il concevait devaient d’abord devenir
Symphonie” », in Gesammelte Schriften, vol. IV,
une composante de sa propre existence et ne se
p. 103.
manifester que comme telles […]. » (Ästhetik der
35.  F. Brendel, Geschichte der Musik in Italien…, Tonkunst, vol. 2, p. 425 sq.)
p. 624.
50.  Rapporté par Valéry dans ses « Souvenirs
36.  F. Liszt, « Tannhaüser », in Gesammelte littéraires », Conférences (1939), repris dans
Schriften, vol. III/2, p. 15. [La citation d’après Variété. (NdT)
Shakespeare est tirée du Roi Jean, IV, 2. (NdT)]
51.  P. Valér y, « Poésie et pensée abstraite »,
37.  G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, Variété, in Œuvres, t. I, p. 1320-1321.
t. III, éd. 1954, p. 142 sq. ; trad. fr. Cours
52.  Edvard Gr ieg, 66 pièces pour pia no
d’esthétique, t. III, p. 135-136. composées de 1867 à 1901. (NdT)
38.  F. Liszt, « Marx und sein Buch “Die Musik 53.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 53 ; trad. fr.
des neunzehnten Ja hrhunder ts und ihre Critique de la faculté de juger, p. 1116. (NdT)
Pf lege” », in Gesammelte Schriften, vol. IV, p. 388.
54.  Pianiste v ir t uose et chef d’orchestre
39.  F. Liszt, « Berlioz und seine “Harold- renommé, Hans von Bülow (1830-1894) crée en
Symphonie” », in Gesammelte Schriften, vol. IV, 1877 à Hanovre la 1 re symphonie de Brahms en
p. 108. la sous-titrant : « 10 e symphonie de Beethoven ».
40.  Ibid., p. 131. (NdT)

602
NOTES DU Chapitre 7

55.  Cf. A. Lorenz, Das Geheimnis der Form bei 7.  I. Kant, Critique de la faculté de juger, § 45, in
Richard Wagner, 1924-1933, où sont étudiés du Œuvres philosophiques II, p. 1088-1089.
point de vue formel le Ring, Tristan, les Maîtres 8.  R . Wag ner, «  O per u nd Dr a m a  », i n
chanteurs et Parsifal. La forme Bar remonte aux Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 4,
Meistersinger du xiv e s. (NdT) p. 199 ; trad. fr. Opéra et drame, t. II, p. 235.
56.  Voir K. Rosenkranz, Ästhetik des Häßlichen ; 9.  Ibid., p. 98 ; trad. fr. ibid., t. II, p. 72 : « Le
trad. fr. Esthétique du laid, p. 68. langage moderne ne se prête pas à l’invention
poétique ; autrement dit, une intention poétique
CHAPITRE 7 ne peut pas être réalisée en lui, elle ne peut qu’y
être énoncée comme telle. »
1.  A. Heuss, « Eine motivisch-thematische Studie
über Liszts sinfonische Dichtung “Ce qu’on 10.  Ibid., p. 207 ; trad. fr. ibid., t. II, p. 249 : « Si
entend sur la montagne” », p. 10. […] l’expression du musicien – comme telle – est
encore perceptible, c’est qu’elle n’est pas non
2.  P. Moos, Richard Wagner als Ästhetiker, p. 349. plus encore remplie par l’intention poétique ; et
3.  R. Wagner, « Über Franz Liszts symphonische ce n’est que lorsque, à réaliser cette intention,
Dicht ungen », in Gesammelte Schr if ten und elle a disparu complètement comme une chose
Dichtungen, vol. 5, p. 193 ; trad. fr. « Sur les à part, [une chose] perceptible, qu’il n’y a plus
poèmes symphoniques de Franz Liszt », in ni intention ni expression, et que le réel, auquel
Œuvres en prose, vol. 7, p. 281 – traduction tous les deux aspiraient, est chose ayant pu être
légèrement modifiée. faite ; et ce réel, c’est le drame […]. »
4.  R . Wag ner, « Ü ber die A nwendung der 11.  R. Wagner, « Über Franz Liszts symphonische
Mu si k au f d a s D r a m a », i n G e s ammelt e Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und
Schr if ten und Dicht ungen, vol. 10, p. 181 ; Dichtungen, vol. 5, p. 192 ; trad. fr. « Sur les poèmes
trad. fr. « De l’application de la musique au symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en
drame », in Œuvres en prose, vol. 12, p. 278 : prose, vol. 7, p. 278 : « Nous sommes donc d’accord
« C e t te néce ssité [du prog r a m me, Nd A] sur ce point, et nous reconnaissons qu’il a fallu
f init par produire ces musiques purement donner dans ce bas monde à la divine musique
mé lo d r a m a t iq ue s , ac c omp a g né e s d’u ne un élément de liaison, et qui même – nous l’avons
action pantomime, et par conséquent des vu – la conditionne, afin de rendre possible son
récitatifs instr umentaux [Wagner pense ici existence. »
manifestement à Roméo et Juliette de Berlioz, 12.  Ibid. ; trad. fr. ibid., p. 279.
Nd A] ; tandis que la terreur de toute cette 13.  R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der
amor phie dissolvante remplissait le monde Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften
de la critique, il ne restait plus qu’à mettre und Dichtungen, vol. 10, p. 177 ; trad. fr. « De
au jour la nouvelle forme du drame musical l’application de la musique au drame », in
engendré au milieu de telles douleurs. » Œuvres en prose, vol. 12, p. 273.
5.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte 14.  « raison d’être » en français dans le texte.
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 277 ; trad. fr.
15.  Le terme de « musique pure » ou « absolue »
Opéra et drame, t. I, p. 133.
<absolute Musik> que Wagner emploie en 1846,
6.  R. Wagner, « Eine Mitteilung an meine dans son programme de la 9 e symphonie de
Fre u nde », i n G esammelte Schr if te n und Beethoven, comme synonyme de musique
Dichtungen, vol. 4, p. 318 ; trad. fr. « Une instrumentale (R. Wagner, « Programm zur
communication à mes amis », in Œuvres en 9. Symphonie von Beethoven », in Gesammelte
prose, vol. 6, p. 138. Schriften und Dichtung, vol. 2, p. 61 ; trad. fr.

603
NOTES DU Chapitre 7

« Compte rendu de l’exécution de la Neuvième 25.  R. Wagner, « Ü ber die Ouver t üre », in
symphonie de Beethoven en 1846 à Dresde, Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 1,
suivi d’un programme », in Œuvres en prose, p. 201 ; trad. fr. « De l’ouverture », in Œuvres en
vol. 2, p. 38) prend une signification polémique prose, vol. 1, p. 242 – traduction modifiée.
dans Opéra et drame : il désigne une musique 26.  R. Wagner, « Ouvertüre zu Koriolan », in
arrachée à son fondement et maintenue dans Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 5,
un isolement fallacieux (R. Wagner, « Oper und p. 176 ; trad. fr. « Ouverture de “Coriolan” de
Drama », in Gesammelte Schriften und Dichtungen, Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 7, p. 253
vol. 3, p. 233 ; trad. fr. Opéra et Drame, t. 1, partie I, – traduction modifiée. Sur la page de titre de
chap. 1 ; ibid., vol. 4, p. 177 ; trad. fr. ibid., t. II, l’ouverture Jour de fête op. 115, on lit : « poème
p. 199). Au « musicien pur » correspond, après <gedichtet> […] de Ludwig van Beethoven ».
la scission de l’œuvre d’art totale de l’Antiquité
27.  R. Wagner, « Ü ber die Ouver t üre », in
en « arts purs particuliers » (ibid., vol. 5, p. 61),
Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 1,
le « poète dramatique pur », ibid., vol. 4, p. 188 ;
p. 200 ; trad. fr. « De l’ouverture », in Œuvres en
trad. fr. ibid., t. II, p. 218).
prose, vol. 1, p. 241 – traduction complétée.
16.  « musique pure » en français dans le texte.
28.  R. Wagner, « Ouvertüre zu Koriolan », in
17.  Selon Wagner, Beethoven commet une Gesammelte Schriften und Dichtungen, vol. 5,
« erreur ar tistique » en individualisant le p. 174 ; trad. fr. « Ouverture de “Coriolan” de
langage musical de la symphonie sans lui donner Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 7, p. 249 –
par des mots un objet défini et doté de contours traduction modifiée.
clairs (ibid., vol. 3, p. 277 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 133).
29.  R. Wagner, « Beethoven », in Gesammelte
18.  R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der Schriften und Dichtungen, vol. 9, p. 107 ; trad. fr.
Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften « Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 10, p. 94.
und Dichtungen, vol. 10, p. 180 ; trad. fr. « De
30.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
l’application de la musique au drame », in
Schriften und Dichtungen, vol. 4, p. 187 ; trad. fr.
Œuvres en prose, vol. 12, p. 277.
Opéra et drame, t. II, p. 217. Cf. aussi ibid., vol. 3,
19.  F. Gatz, Die Musik-Ästhetik in ihren Haupt­ p. 281 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 138 : « Ce sujet ne
richtungen, p. 308. pouvait être trouvé naturellement qu’en dehors
20.  R. Wagner, « Ein glücklicher Abend », in de la musique, et pour la musique instrumentale
Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 1, sans mélange, il ne pouvait résider que dans la
p. 140 ; trad. fr. « Une soirée heureuse », in fantaisie. »
Œuvres en prose, vol. 1, p. 138. 31.  Ibid., vol. 4, p. 199 ; trad. fr. ibid., t. II, p. 234.
21.  Ibid., p. 143 ; trad. fr. ibid., p. 142. 32.  Ibid., vol. 3, p. 281 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 139.
22.  Ibid., p. 144 ; trad. fr. ibid., p. 143-144. Dans Die Gränzen der Musik und Poesie, August
Wilhelm Ambros écrit à propos des symphonies
23.  Ibid., p. 146 ; trad. fr. ibid., p. 146. de Beethoven : « Cette musique lutte avec
24.  R. Wagner, « Beethoven », in Gesammelte violence pour atteindre à une expression
Schriften und Dichtungen, vol. 9, p. 64 sq. ; trad. déterminée. Elle est comme l’esprit ensorcelé
fr. « Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 10, qu’un seul mot, prononcé par celui à qui il
p. 34 sq. Le postulat d’une séparation entre le apparaît, pourrait délivrer – mais lui-même
biographique et l’esthétique, par lequel Wagner n’a pas le droit de prononcer ce mot et l’autre
se distingue de Schumann, pouvait sembler reste muet, essayant de deviner, cherchant
paradoxal au xix e siècle : il est devenu une éperdument le mot juste devant l’apparition. »
évidence au xx e. (p. 131) Et dans son compte rendu du festival

604
NOTES DU Chapitre 7

de musique de Karlsr uhe dirigé par Liszt und Dichtungen, vol. 10, p. 187 sq. ; trad. fr. « De
en octobre 1853 [Das Karlsruher Musikfest im l’application de la musique au drame », in
Oktober 1853, unter Liszts Leitung], Richard Pohl Œuvres en prose, vol. 12, p. 288 sq.
écrit : « Nés comme par magie de sa musique [il 42.  Pour les deux citations : R. Wagner, « Oper
s’agit ici du Roméo et Juliette de Berlioz, NdA], und Drama », in Gesammelte Schr if ten und
les personnages se dressent devant nous dans Dichtungen, vol. 4, p. 175 ; trad. fr. Opéra et drame,
leur plus grande plasticité. Ils vivent et aiment, t. II, p. 196-197 – traductions modifiées.
agissent et luttent de toutes leurs forces pour
43.  R. Wagner, « Über Franz Liszts symphonische
découvrir le mot qui pourrait rompre leur
Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und
sortilège. Mais ils demeurent dans le cercle
Dichtungen, vol. 5, p. 193 ; trad. fr. « Sur les poèmes
magique, condamnés à aller au plus loin de ce
symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en
que peut réaliser la musique instrumentale
prose, vol. 7, p. 280 (ainsi que la citation suivante).
pure. » (R. Pohl, Gesammelte Schriften über Musik
und Musiker, vol. 2 : Franz Liszt, p. 36.) 44.  F. Liszt, « Berlioz und seine “Harold-
Symphonie” », in Gesammelte Schriften, vol. IV,
33.  R. Wagner, « Das Kunstwerk der Zukunft »,
p. 58.
in Gesammelte Schriften und Dichtungen, vol. 2,
p. 80 ; trad. fr. « L’œuvre d’art de l’avenir », in 45.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
Œuvres en prose, vol. 3, p. 117. Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 277 ; trad. fr.
Opéra et drame, t. I, p. 133.
34.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 277 ; trad. fr. 46.  R. Wagner, « Ü ber Franz Liszts symphonische
Opéra et drame, t. I, p. 132-133. Dicht ungen », in Gesammelte Schr if ten und
Dichtungen, vol. 5, p. 192 ; trad. fr. « Sur les
35.  Ibid., p. 279 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 135-136
poèmes symphoniques de Franz Liszt », in
– traduction légèrement modifiée.
Œuvres en prose, vol. 7, p. 279 – traduction
36.  R. Wagner, « Das Kunstwerk der Zukunft », légèrement modifiée.
in Gesammelte Schriften und Dichtungen, vol. 2,
47.  Ibid., p. 191 ; trad. fr. ibid., p. 278 : « Rien n’est
p. 92 ; trad. fr. « L’œuvre d’art de l’avenir », in
moins absolu (au moment de son apparition
Œuvres en prose, vol. 3, p. 133-134. dans la vie, bien entendu) que la musique,
37.  R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der et les défenseurs d’une musique absolue ne
Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften savent certainement pas ce qu’ils veulent dire ;
und Dichtungen, vol. 10, p. 178 ; trad. fr. « De il suffirait, pour les confondre, d’exiger d’eux
l’application de la musique au drame », in de nous montrer une musique indépendante
Œuvres en prose, vol. 12, p. 273. de la forme que (selon les liens de causalité)
38.  R. Wagner, « Zukunftsmusik », in Gesammelte elle emprunte aux mouvements du corps ou
Schriften und Dichtungen, vol. 7, p. 112 ; trad. fr. au vers récité. » En 1851, Wagner faisait du
« Musique de l’avenir. Lettre sur la musique, à concept de « musique pure » (ou absolue) un
M. Fr. Villot », in Œuvres en prose, vol. 6, p. 212-213 usage polémique ; en 1857 – après que Hanslick
– traduction légèrement modifiée. (Vom Musikalisch-Schönen, p. 20 ; trad. fr. Du Beau
musical, p. 90) l’a converti en concept positif –,
39.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte i l l’abandonne tota lement et le dénonce
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 279 ; trad. fr. comme idée aberrante <Unbegriff>. Il évitera de
Opéra et drame, t. I, p. 135-136. l’employer dans ses écrits plus tardifs.
40.  Ibid., p. 282 sq. ; trad. fr. ibid., t. I, p. 140 sq. 48.  R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der
41.  R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften
Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften und Dichtungen, vol. 10, p. 178 ; trad. fr. « De

605
NOTES DU Chapitre 7

l’application de la musique au drame », in 60.  R. Wagner, « Ü ber die Ouver t üre », in
Œuvres en prose, vol. 12, p. 273. Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 1,
49.  R. Wagner, « Über Franz Liszts symphonische p. 201 ; trad. fr. « De l’ouverture », in Œuvres en
Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und prose, vol. 1, p. 242.
Dichtungen, vol. 5, p. 192 ; trad. fr. « Sur les poèmes 61.  R . Wa g ne r, «  Ü b e r d ie A nwe ndu n g
symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en prose, der Musik auf das Drama », in Gesammelte
vol. 7, p. 279. Schrif ten und Dichtungen, vol. 10, p. 180 sq. ;
50.  Traduction entièrement modifiée. trad. fr. « De l’application de la musique au
drame », in Œuvres en prose, vol. 12, p. 277 :
51.  Ibid., p. 195 ; trad. fr. ibid., p. 284.
Beethoven « répéta, en employant l’alternance
52.  Suite de la citation précédente. habituelle des tonalités, la première par tie
53.  R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der du morceau, sans se soucier si le cours
Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften intéressant du “milieu”, destiné à collaborer
und Dichtungen, vol. 10, p. 181 ; trad. fr. « De au développement thématique, nous avait déjà
l’application de la musique au drame », in préparés à attendre la conclusion ; c’est pour
Œuvres en prose, vol. 12, p. 278. l’auditeur attentif une faute évidente ». Ce n’est
54.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte pas l’équilibre de la forme, mais sa motivation,
Schriften und Dichtungen, vol. 4, p. 175 ; trad. fr. qui pour Wagner est décisif : fait largement
Opéra et drame, t. II, p. 197. ignoré dans les analyses qui recherchent chez
Wagner des symétries.
55.  R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der
Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften 62.  W. Niemann, Die Musik seit Richard Wagner,
und Dichtungen, vol. 10, p. 178 ; trad. fr. « De p. 3, 65, 125 ; E. Bücken, Die Musik des 19.
l’application de la musique au drame », in Jahrhunderts bis zur Moderne, p. 1 sq., p. 196, p. 201
Œuvres en prose, vol. 12, p. 273-274 ; l’élément et p. 234.
pantomimique n’est pas complètement aboli 63.  G. W. Fink, « Die neu-romantische Schule »,
dans la sublimation, si poussée soit-elle : quand col. 665 : « L’école néoromantique a été reprise
des thèmes sont opposés l’un à l’autre, « ils par tant de plumes que le terme a presque fini
se complètent toujours comme les éléments par avoir une certaine sonorité. »
masculin et féminin d’un même caractère
fondamental ». 64.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 276 ; trad. fr.
56.  R. Wagner, « Ü ber die Ouver t üre », in
Opéra et drame, t. I, p. 157.
Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 1,
p. 200 ; trad. fr. « De l’ouverture », in Œuvres en 65.  Voir ibid., p. 300 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 167 :
prose, vol. 1, p. 241. « Ce qu’il [Meyerbeer] demandait donc à son
poète [Scribe] était, dans une certaine mesure,
57.  Ibid., p. 201 ; trad. fr. ibid., p. 243.
la mise en scène de l’orchestre de Berlioz. »
58.  R. Wagner, « Über Franz Liszts symphonische
66.  Ibid., p. 284 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 142.
Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und
Dichtungen, vol. 5, p. 189 ; trad. fr. « Sur les poèmes 67.  R . Gr im m, « 
Zur Wor tgesch ichte des
symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en Begriffs “Neuromantik” », in Das Nachleben der
prose, vol. 7, p. 275. Romantik in der modernen deutschen Literatur,
59.  R. Wagner, « Glucks Ouvertüre zu Iphigenie p. 32-50.
in Aulis », in Gesammelte Schriften und Dichtungen, 68.  J. Barzun décrit en détail les relations entre
vol. 5, p. 118 ; trad. fr. « L’ouverture d’“Iphigénie en Berlioz et Wagner, « who feard and loved and
Aulide” de Gluck », in Œuvres en prose, vol. 7, p. 170. hated and admired Berlioz by turns » (Berlioz and

606
NOTES DU Chapitre 7

the Romantic Century, vol. 2, p. 28, note 94 ; voir Berlioz, NdA], on fit appel, pour sa justification,
aussi vol. 2, p. 176 sq.) à la puissance de l’imagination […]. »
69.  R . Wag ner, Gesammelte Schr if ten und 79.  Ibid., p. 277 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 133.
Dichtungen, vol. 12, p. 85 ; trad. fr. « Sur Hector 80.  Ibid., p. 278 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 134.
Berlioz, extrait des Amusements parisiens », in
81.  Ibid., p. 284 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 142.
Lettres françaises, p. 15.
82.  Voir supra, chap. 4, note 56. (NdT)
70.  Ibid., p. 86 ; trad. fr. ibid., p. 17.
83.  G. W. Fink, « Über den Reiz des Häß lichen
71.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
auch in der Musik », col. 3-9.
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 297 ; trad. fr.
Opéra et drame, t. I, p. 163. 84.  Ibid., col. 3

72.  R . Wag ner, G esammelte Schr if ten und 85.  C h . H. Wei sse, Sys tem der Ä s thet ik … ,
Dichtungen, vol. 12, p. 86 ; trad. fr. « Sur Hector vol. 1, p. 182 ; G. W. Fink, « Über den Reiz des
Häßlichen … », col. 7.
Berlioz, extrait des Amusements parisiens », in
Lettres françaises, p. 17 : « Heureux Auber, qui ne 86.  Ordre et nat ure sont les autorités de
connaissait pas les symphonies de Beethoven ! référence du conservatisme esthétique comme
Berlioz, lui, les connaissait ; bien plus, il les du conservatisme politique.
comprenait, elles l’avaient transporté, elles 87.  Ch. H. Weisse, System der Ästhetik…, vol. 1,
avaient enivré son âme […]. » p. 184 : « Dans les sphères plus légères et moins
73.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte profondes, la laideur, par exemple chez certains
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 282 ; trad. fr. poètes, apparaît davantage comme l’expression
Opéra et drame, t. I, p. 139. d’un mécontentement et d’une insatisfaction ;
tandis que plus le démér ite est grave et
74.  R . Wag ner, G esammelte Schr if ten und profond, plus elle manifeste la conscience de la
Dichtungen, vol. 12, p. 87 ; trad. fr. « Sur Hector dépravation et de la damnation. »
Berlioz, extrait des Amusements parisiens », in
88.  G. W. Fink, « Über den Reiz des Häßlichen … »,
Lettres françaises, p. 18-19.
col. 7.
75.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
89.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 283 ; trad. fr.
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 283 ; trad. fr.
Opéra et drame, t. I, p. 141 – traduction modifiée.
Opéra et drame, t. I, p. 141.
76.  Ibid., p. 251 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 92 : « […] la
90.  G. W. Fink, « Über den Reiz des Häßlichen … »,
mélodie pure se [révéla] à lui [Rossini] comme la
col. 8.
seule chose vivante dans l’opéra » – traduction
modifiée. 91.  H. R. Jauss (éd.), Die nicht mehr schönen
Künste. Grenzphänomene des Ästhetischen.
77.  Ibid., p. 283 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 141 –
traduction modifiée. 92.  H. L ot ze, G eschichte der Ä s thet ik in
Deutschland, p. 339.
78.  Ibid., p. 301 sq. ; trad. fr. ibid., t. I, p. 169-170 :
93.  Ch. H. Weisse, System der Ästhetik…, vol. 1,
« En fait, la musique de Meyerbeer produit sur
p. 180.
ceux qui pensent s’édifier en elle, un effet sans
cause. […] Cet acte même ne pouvait à son tour 94.  « Vérité » comprise, non comme pertinence
être facilité qu’en se reliant à d’autres situations d’une idée, mais comme sphère à laquelle une
d’un effet absolu [i. e. non fondé dans une chose appartient et hors de laquelle elle tombe.
« intuition poétique », NdA]. Dans la musique 95.  Ch. H. Weisse, System der Ästhetik…, vol. 1,
instrumentale la plus extrême [i. e. celle de p. 182 sq.

607
NOTES DU Chapitre 7

96.  H. L ot ze, G eschichte der Ä s thet ik in due à Arnaud Prêtre a été reprise, amendée et
Deutschland, p. 336 sq. complétée par Sacha Zilberfarb. (NdE)
97.  A. Ruge, Neue Vorschule der Ästhetik (1837). 106.  R. Wagner, « L’art de diriger l’orchestre »,
98.  H. L ot ze, G eschichte der Ä s thet ik in in Œuvres en prose, vol. 9, p. 260 – traduction
Deutschland, p. 339. légèrement modifiée.
107.  C. Wagner, Journal, 16 août 1869, vol. 1, p. 161.
99.  A. Ruge, Neue Vorschule der Ästhetik, p. 88,
note. L’argumentation, modèle de polémique 108.  Ibid., 22 décembre 1878, vol. 3, p. 284.
entre hégéliens, où l’échange d’arg uments 109.  R. Wagner, « Le judaïsme dans la musique »,
plane dans l’air raréfié de l’abstraction, est trop in Œuvres en prose, vol. 7, p. 114.
compliquée pour pouvoir être résumée en une
110.  C. Wagner, Journal, 11 novembre 1878,
simple formule.
vol. 3, p. 241.
100.  Ibid., p. 93.
111.  Voir ibid., 15 février 1881, vol. 4, p. 48.
101.  K. Rosenkranz, Ästhetik des Häß lichen,
112.  Ibid., 14 juin 1870, vol. 1, p. 283.
p. 8 ; trad. fr. Esthétique du laid, p. 44. Selon
Rosenkranz, le beau repose en lui-même ; il 113.  Ibid., 24 avril 1881, vol. 4, p. 90.
« est donc, comme le bien, un absolu, et le laid, 114.  R. Wagner, « Une communication à mes
comme le mal, n’est qu’un relatif » (ibid., p. 8 ; amis », in Œuvres en prose, vol. 6, p. 21.
trad. fr. ibid., p. 45). C’est à Rosenkranz que se 115.  C. Wagner, Journal, 7 mars 1878, vol. 3, p. 59.
réfère W. Nagel, lorsqu’il écrit dans Über den
116.  Ibid., 13 jui l let 1872, vol. 1, p. 634
Begriff des Häßlichen in der Musik [Sur le concept
– traduction modifiée.
du laid dans la musique] : « Le laid, cela peut
être la contradiction, ou l’opposition. Dans 117.  Ibid., 12 décembre 1881, vol. 4, p. 217
l’art, c’est un élément de juxtaposition, là où – traduction rectifiée.
le beau présente un élément de subordination. 118.  Ibid., 26 juin 1880, vol. 3, p. 592 – traduction
Une œuvre d’art qui ne serait composée que de légèrement modifiée.
singularités laides serait une chose tout à fait 119.  R. Wagner, « Rapport à sa Majesté le Roi
curieuse ; sur le plan technique, il est certain Louis II, de Bavière, sur la fondation d’une école
qu’elle pourrait être excellente, mais elle allemande de musique, à Munich », in Œuvres en
serait à coup sûr d’un effet ridicule. » (p. 18) Le prose, vol. 9, p. 34-35.
paradigme du laid « émancipé » en musique,
120.  R. Wagner, « Beethoven », in Œuvres en
contre lequel vitupère Nagel, est Debussy.
prose, vol. 10, p. 87.
102.  R. Schumann, Gesammelte Schriften über
121.  C. Wagner, Journal, 13 octobre 1881, vol. 4,
Musik und Musiker, vol. 1, p. 50 ; trad. fr. citée
p. 174.
dans M. D. Calvocoressi, Schumann, p. 60.
122.  Ibid., 20 fév r ier 1879, vol. 3, p. 326
103.  C . Da h lhaus, Wagners Konzeption des
– traduction rectifiée.
musikalischen Dramas.
123.  Ibid., 13 novembre 1878, vol. 3, p. 243
104.  R . Schu ma n n, G esammelte Schr if ten
– traduction complétée.
über Musik und Musiker, vol. 1, p. 50 ; trad. fr.
(modif iée) citée dans M. D. Calvocoressi, 124.  E. Hanslick, Du Beau musical, p. 111.
Schumann, p. 60. 125.  R. Wagner, « Musique de l’avenir », in
105.  Pour cette section du chapitre 7 sur « Wagner Œuvres en prose, vol. 6, p. 207.
et Bach », une première version provisoire 126.  Ibid., p. 234-235.

608
NOTES DU Chapitre 7

127.  Ibid., p. 233. 149.  C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale,


128.  C. Wagner, Journal, 11 mars 1879, vol. 3, Paris, Plon, p. 227-255, en particulier p. 236.
p. 333. [Il s’agit de la sonate « Waldstein », no 21 150.  R. Wagner, « Relation sous forme d’épilogue
opus 53. (NdT)] des circonstances et des vicissitudes qui ont
129.  R. Wagner, « Musique de l’avenir », in accompagné la création de l’Anneau du Nibelung,
Œuvres en prose, vol. 6, p. 234-235. festival scénique, jusqu’à la publication du
poème », in Œuvres en prose, vol. 7, p. 301-302.
130.  C. Wagner, Journal, 27 octobre 1878, vol. 3,
(NdT)
p. 225.
151.  R. Wagner, « Über die Anwendung der
131.  Ibid., 1er avril 1878, vol. 3, p. 82 – traduction
Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften
légèrement modifiée.
und Dichtungen, vol. 10, p. 187-188 ; trad. fr.
132.  Ibid., 14 novembre 1882, vol. 4, p. 434. « De l’application de la musique au drame », in
133.  R. Wagner, « Le judaïsme dans la musique », Œuvres en prose, vol. 12, p. 288. (NdT)
in Œuvres en prose, vol. 7, p. 114. 152.  R. Wagner, « Ü ber Franz Liszts symphonische
134.  C. Wagner, Journal, 7 mars 1878, vol. 3, p. 59 Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und
– traduction modifiée. Dichtungen, vol. 5, p. 191 ; trad. fr. « Sur les poèmes
135.  Ibid., 13 octobre 1881, vol. 4, p. 174. symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en prose,
vol. 7, p. 278.
136.  Ibid., 9 juin 1878, vol. 3, p. 122.
153.  A. Schopenhauer, Die Welt als Wille und
137.  J. W. Goethe, lettre à Zelter du 21 juin 1827,
Vorstellung, vol. 2, chap. 39 ; trad. fr. Le Monde
in Sämtliche Werke, vol. 20. 3, p. 833.
comme volonté et comme représentation, suppl. au
138.  C. Wagner, Journal, 12 février 1871, vol. 1, livre Troisième, chap. xxxix , p. 1190.
p. 411.
154.  R. Wagner, « Beethoven », in Gesammelte
139.  Ibid., 15 février 1881, vol. 4, p. 48. Schriften und Dichtungen, vol. 9, p. 105 ; trad. fr.
140.  Ibid., 23 janvier 1883, vol. 4, p. 489. « Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 10, p. 91.
141.  A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté 155.  Dans un autre texte, Wagner cite nom­
et comme représentation, § 52, p. 338. mément le philosophe : ibid. p. 66 ; trad. fr. ibid.,
142.  Ibid., p. 334-335. p. 36.

143.  R. Wagner, « De la musique allemande », in 156.  R. Wagner, « Pilgerfahrt zu Beethoven »,


Œuvres en prose, vol. 1, p. 167. in Gesammelte Schriften und Dichtungen, vol. 1,
p. 110 ; trad. fr. « Une visite à Beethoven »,
144.  R. Wagner, « Lettre ouverte à M. Friedrich
in Œuvres en prose, vol. 1, p. 90 – traduction
Schoen, à Worms », in Œuvres en prose, vol. 13,
entièrement modifiée.
p. 143.
157.  A. Schopenhauer, Die Welt als Wille und
145.  R. Wagner, « Religion et art », in Œuvres en
Vorstellung, vol. 1, § 52 ; trad. fr. Le Monde
prose, vol. 13, p. 29 – nous retraduisons.
comme volonté et comme représentation, p. 334
146.  E. T. A. Hoffmann, Alte und neue Kirchen­ – traduction légèrement modifiée.
musik ; trad. fr. « Ancienne et nouvelle musique
158.  R. Wagner, « Ein glücklicher Abend », in
d’église », in Écrits sur la musique, p. 192.
Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 1,
147.  C. Wagner, Journal, 15 décembre 1878, p. 148 ; trad. fr. « Une soirée heureuse », in
vol. 3, p. 276. Œuvres en prose, vol. 1., p. 150 – traduction
148.  C. Lévi-Strauss, Le Cru et le cuit, p. 23-24. légèrement modifiée.

609
NOTES DU Chapitre 7

159.  W. H. Wackenroder et L . Tieck, Werke 171.  Ibid., p. 121 ; trad. fr. ibid., p. 226.
und Briefe, p. 242 ; trad. fr. Fantaisies sur l’art, 172.  R. Wagner, « Beethoven », in Gesammelte
p. 247. Schriften und Dichtungen, vol. 9, p. 68 ; trad. fr.
160.  R. Wagner, « Beethoven », in Gesammelte « Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 10, p. 40.
Schriften und Dichtungen, vol. 9, p. 105 sq. ; trad. 173.  R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
fr. « Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 10, Schriften und Dichtungen, vol. 4, p. 202 ; trad. fr.
p. 91-92 – traduction légèrement modifiée. Opéra et drame, t. II, p. 239 sq. – traduction
161.  W. H. Wackenroder et L. Tieck, Werke und entièrement modifiée.
Briefe, p. 245 ; trad. fr. Fantaisies sur l’art, p 250. 174.  K. Kraus, « Der sterbende Mensch », in
162.  I. e. sans laquelle elle n’est pas compré­ Worte in Versen I, p. 69. (NdT)
hensible, « perceptible » comme mélodie. 175.  F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie,
163.  Une modulation, un changement des p. 130. (NdT)
tonalités ne paraît « nécessaire » et non plus 176.  I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 53 ; trad.
« arbitraire » que lorsqu’elle se fonde sur un fr. Critique de la faculté de juger (A. Philonenko,
texte. 1979), p. 155.
164.  Parce qu’alors ne serait éveillé qu’un désir 177.  J. Burckhardt, Considérations sur l’histoire
dont l’objet resterait indéterminé. R. Wagner, universelle, p. 12 – traduction modifiée.
« Oper und Drama », in Gesammelte Schriften und 178.  L’expression est de Bloch. (NdT)
Dichtungen, vol. 4, p. 157 ; trad. fr. Opéra et drame,
179.  E. Bloch, L’Esprit de l’utopie, p. 189.
t. II, p. 166-167.
180.  Cité ibid., p. 190. Ce passage de Jean-Paul
165.  R. Wagner, « Ü ber Franz Liszts symphonische
est extrait de Selina oder über die Unsterblichkeit,
Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und roman non traduit en français. (NdT)
Dichtungen, vol. 5, p. 191 ; trad. fr. « Sur les poèmes
symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en prose, 181.  Ibid., p. 188.
vol. 7, p. 278. 182.  Ibid., p. 115.
166.  Ibid., p. 192 ; trad. fr. ibid., p. 278-279. 183.  Ibid., p. 114.
167.  R. Wagner, « Beethoven », in Gesammelte 184.  Ibid. – traduction modifiée.
Schriften und Dichtungen, vol. 9, p. 78 ; trad. fr. 185.  A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté
« Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 10, p. 53. et comme représentation, § 52, p. 329 – traduction
168.  R. Wagner, « Zukunftsmusik », in Gesammelte légèrement modifiée.
Schriften und Dichtungen, vol. 7, p. 110 ; trad. fr. 186.  Ibid., § 38, p. 257.
« Musique de l’avenir », in Œuvres en prose, vol. 6, 187.  E. Bloch, L’Esprit de l’utopie, p. 182.
p. 210.
188.  Ibid., p. 144.
169.  R. Wagner, « Ü ber Franz Liszts symphonische
189.  Ibid., p. 56.
Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und
Dichtungen, vol. 5, p. 192 ; trad. fr. « Sur les poèmes 190.  Ibid., p. 59.
symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en prose, 191.  Ibid., p. 60 – traduction modifiée.
vol. 7, p. 278-279.
192.  Ibid., p. 66.
170.  Voir R. Wagner, « Zukunf tsmusik », in
193.  Ibid., p. 104.
Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 7,
p. 112 ; trad. fr. « Musique de l’avenir », in Œuvres 194.  Ibid., p. 86.
en prose, vol. 6, p. 212. 195.  Ibid., p. 105.

610
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1. La bibliographie établie pour l’édition originale allemande de 1988 a été révisée et largement complétée
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622
INDEX DES NOMS
établi par Lucie Marignac

A-B Becking, Gustav 94-95, 103-104, 188, 195-196


Abert, Anna Amalie 75 Beethoven, Ludwig van [beethovénien], 20,
Adorno, Theodor W. 324-325, 362, 546, 548, 554, 75, 83, 93, 95, 97, 98, 100, 103, 106, 107, 108,
562 109-124, 125, 128, 130, 135, 136, 137, 139, 141,
Alembert, Jean-Baptiste d’ 18, 418 157, 159, 166, 177, 184, 190, 191, 193, 195, 197,
Ambros, August Wilhelm 313, 330, 383, 481, 604 199, 200, 204, 206, 207, 210, 225, 233, 242,
(n. 32) 250, 251, 257, 264, 267-272, 281, 295, 297, 301,
Arioste (L’) 109 302, 308, 324, 354, 360, 369, 372, 384, 393,
Aristote [aristotélicien] 33, 55, 181, 226, 244, 395, 396, 399, 402, 405, 409, 413, 414, 418,
288, 457
419, 420, 422, 429, 437, 446, 448, 449, 450,
Arnim, Achim von 297, 578 (n. 21)
452, 474-479, 488, 490, 491-492, 501, 504,
Arteaga, Esteban 72, 73
505-508, 512, 513-514, 517, 530, 535-538, 541,
Autran, Joseph 437
543, 544-545, 554, 564, 565, 566, 571 (n. 79),
Bach, Carl Philipp Emanuel 26, 31-33, 101, 122,
577 (n. 193), 581 (n. 90), 585 (n. 4), 601 (n. 5),
155, 157, 158, 354, 414, 596 (n. 51)
602 (n. 49 et 54), 603 (n. 15), 604 (n. 17, 26 et
Bach, Jean-Sébastien 95, 106, 126, 136-145,
32), 606 (n. 61), 607 (n. 72)
147-159, 195, 206, 217, 218, 235-236, 278-279,
Bekker, Paul 395, 534
281, 294, 298, 308, 409, 413, 422, 433, 453,
Bélanger, François-Joseph 77
502-523, 546, 563-566, 583 (n. 121)
Baer (Beer), Joseph 174 Benjamin, Walter 376, 577 (n. 166), 592 (n. 80)
Balzac, Honoré de 492 Benn, Gottfried 268, 552
Bartók, Béla 456, 465 Bennett, William Sterndale 592 (n. 77)
Barzun, Jacques 606 (n. 68) Berg, Alban 233, 235
Batteux, Charles (abbé) 18, 33, 418, 420 Berger, Johan Christian 205
Baudelaire, Charles 438 Berlioz, Hector 26, 256-257, 276, 295, 297, 298,
Baumgarten, Alexander Gottlieb 7 355, 382, 425, 430, 444, 467, 474, 478, 482,
Bayer, Josef 254-255 484, 487, 489-501, 542, 600 (n. 1), 603 (n. 4),
Beck, Franz 122 605 (n. 32), 606 (n. 65 et 68), 607 (n. 72 et 78)

623
INDEX DES NOMS

Besseler, Heinrich 67, 212-213, 216, 217, 351, 513, Dehn, Siegfried 384
598 (n. 78) Devrient, Eduard 278
Billroth, Theodor 199 Devrient, Therese 278
Bizet, Georges 548 Diderot, Denis 180
Bloch, Ernst 93, 546, 553-566, 610 (n. 178) Dilthey, Wilhelm 293, 315
Blume, Friedrich 208 Dittersdorf, Karl Ditters von 422
Bodmer, Johann Jacob 167 Dorn, Heinrich 435
Brahms, Johannes 100, 191, 228, 233, 240, 324, Droste-Hülshoff, Annette von 187
394, 434, 446, 518, 600 (n. 1), 602 (n. 54) Droysen, Johann Gustav 278, 304
Breitinger, Johann Jacob 19, 167-169 Dubos, Jean-Baptiste (abbé) 333
Brendel, Franz 147, 256-258, 276, 277, 297-298, Dürer, Albrecht 505
300-304, 308, 309, 317-318, 322, 383, 384, Durkheim, Émile 191
423-426, 429, 431, 435, 592 (n. 81) Dvoř ák, Antonín 225
Brentano, Bettina 110
Brentano, Clemens 102, 578 (n. 21) E-F
Bruckner, Anton 100, 143, 188, 394, 435, 446, Eggebrecht, Hans Heinrich 31, 106, 365
564, 565 Esterházy, Nicolas II 299
Bücken, Ernst 101, 188, 200-201, 489 Euler, Leonhardt 59, 146
Bülow, Hans von 446, 602 (n. 54) Euripide 32
Burckhardt, Jacob 410, 554 Eximeno, Antonio 596 (n. 34)
Burke, Edmund 116 Feuerbach, Anselm 172, 529
Byron, George Gordon 431, 493, 497, 500 Feuerbach, Ludwig 273
Fink, Gottfried Wilhlem 493-495, 606 (n. 63)
C-D Fischer, Johann Michael 300
Cage, John 267 Fischer, Joseph 299
Calzabigi, Ranieri da 72, 73 Flotow, Friedrich von 190, 585 (n. 2)
Carus, Carl Gustav 285 Forkel, Johann Nikolaus 40, 69, 138, 141, 144,
Catalani, Angelica 502 148, 160, 174, 177, 332-336, 354, 355, 371, 378,
Cherubini, Luigi 75, 101 418, 517
Chopin, Frédéric 98, 233, 241, 294, 295, 384, 402, Franz, Robert 188, 189
448, 592 (n. 77) Friedländer, Max 68
Cimarosa, Domenico 108 Friedrich, Caspar David 142
Clementi, Muzio 250 Funck, Heinz 188
Coppenrath, Joseph Heinrich 46 Fux, Johann Joseph 24-25, 28
Cornelius, Peter 188
Corsten, William L. 192 G
Croce, Benedetto 13, 353, 440 Gadamer, Hans-Georg 372
Czerny, Carl 241 Gade, Niels Wilhelm 446
Dalberg, Friedrich von 52, 93 Galilei, Vincenzo 32
Debussy, Claude 608 (n. 101) Gatz, Felix 475, 595 (n. 31)

624
INDEX DES NOMS

Geck, Martin 209 Hanslick, Eduard 11-12, 20, 21, 33, 49, 51-52, 54,
George, Stefan 545, 561 85, 87, 100, 162-163, 165, 169, 172, 224, 272,
Georgiadès, Thrasybulos 203, 576 (n. 157), 586 322-325, 329-337, 339-344, 350-352, 355-357, 359,
(n. 16), 599 (n. 104) 365-367, 375, 378, 381-382, 387, 389, 393, 419,
Gide, André 296 423-424, 426-427, 432, 434, 439, 467, 482, 518
Glarean (Heinrich Loris, dit) 300, 309 Hardenberg, voir Novalis
Gluck, Christoph Willibald 64-78, 94, 106, Hartmann, Eduard von 249
107-108, 126, 242, 488 Hartmann, Nicolai 598 (n. 93)
Goethe, Johann Wolfgang von [goethéen] 38, Hasse, Johann Adolf 149
43, 64, 89, 140, 147, 179-181, 250, 250, 252, 253, Hauptmann, Moritz 279, 583 (n. 118), 595 (n. 25)
255, 257, 262, 274, 278, 285, 391, 403, 407, 431, Haydn, Joseph 50, 65-66, 75, 87, 93-94, 97, 98,
443, 451, 515, 588 (n. 73), 594 (n. 7) 99, 100-102, 103, 105, 107-108, 111, 117, 122,
Götzenberger, Jakob 314 137, 138, 141, 149, 200, 264, 270, 388, 401-402,
Goldschmidt, Harry 579 (n. 28) 419, 435, 449, 506, 577 (n. 193), 579 (n. 38)
Gounod, Charles 235-239, 241, 244, 460 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich [hégélien] 7,
Grandville, J. J. 542 12, 20, 68, 71-72, 83, 96, 98, 100, 118, 120, 127,
Graun, Carl Heinrich 149, 596 (n. 50) 128, 133, 156, 160-161, 164, 207, 214, 250-251,
Grell, Eduard 187, 585 (n. 1) 253, 258, 259-260, 261, 263, 266-281, 282,
Griepenkerl, Wolfgang Robert 307-308 283, 288-290, 301-308, 311, 314, 317, 330, 332,
Griesinger, Georg August 97, 108, 576 (n. 161) 336-337, 367, 384, 390, 392, 407, 408, 409, 410,
Grillparzer, Franz 101, 187, 274, 511 415, 430, 440, 472, 474, 475, 483, 495, 498, 499,
Grimm, Jacob 332, 517 501, 504, 511, 519, 544, 547, 559, 608 (n. 99)
Grimm, Robert 606 (n. 67) Heidegger, Martin 213, 351
Guardi, Francesco de’ 88 Heine, Heinrich 152, 278, 489, 495, 588 (n. 78)
Guillaume de Machaut 10 Heinse, Wilhelm 105
Güttler, Hermann 572 (n. 106), 573 (n. 111) Helmholtz, Hermann von 595 (n. 25)
Gurlitt, Cornelius 188 Henselt, Adolf 592 (n. 77)
Guyon, Madame (Jeanne-Marie Bouvier de La Herbart, Johann Friedrich 332
Motte) 47 Herder, Johann Gottfried 35, 105, 309, 442-444,
515, 517, 531, 575 (n. 128)
H-J Hertrich, Elmar 579 (n. 28)
Habermas, Jürgen 318, 569 (n. 15), 586 (n. 30) Herz, Henri 592 (n. 77)
Haendel, Georg Friedrich 71, 122, 126, 136-137, Heuss, Alfred 437, 471, 488
140, 149, 197, 199, 308, 314, 448, 546 Heussner, Horst 188, 189
Härtel, Gottfried Christoph 137 Hilbert, Werner 572 (n. 108)
Halm, August 371-374, 384, 391, 395-397, 401, Hildach, Eugen 233
422, 505, 506, 564-565 Hiller, Johann Adam 144, 592 (n. 77)
Hand, Ferdinand 209, 602 (n. 49) Hirsching, Friedrich Karl Gottlob 144
Hansen, Theophil 346 Hölderlin, Friedrich 110-111, 267

625
INDEX DES NOMS

Hoffmann, Ernst Theodor Amadeus 7, 11, Kleist, Ulrike von 181


20-22, 41, 83, 93-95, 98, 102-144, 155, 157, 159, Klinkhammer, Carl 572 (n. 108), 574 (n. 118), 575
166, 169, 172-173, 184, 188, 191, 195-196, 202, (n. 125)
206-207, 230, 251, 258, 268-271, 275, 280-281, Klopstock, Friedrich Gottlieb [klopstockien]
341, 354-355, 381, 418-421, 426, 431, 439, 441, 33, 98, 110, 112, 119, 153, 157-158, 442
476, 505, 519, 537, 539, 541, 545, 554 Koch, Heinrich Christoph 335, 347, 356-357,
Hoffmann, Josef 496 386-388, 394
Hohenemser, Richard 242 Körner, Christian Gottfried 50, 65-69, 73-74, 79,
Homère 389 81-84, 86, 89, 96, 102, 110, 124, 249
Horace 18, 32-33 Köstlin, Karl Reinhold 301, 589 (n. 14)
Huber, Kurt 599 (n. 127) Kraus, Karl 546
Hünten, Franz 592 (n. 77) Krause, Karl Christian 300
Hugo, Victor 298, 437-438 Kretzschmar, Hermann 99, 194, 263, 281, 380,
Humboldt, Wilhelm von 250, 251, 252-253, 255, 572 (n. 108)
256, 257, 274, 334, 358-359, 399-401, 531 Kreutzer, Rodolphe 188, 585 (n. 2)
Hume, David 30 Kuhn, Helmut 96, 572 (n. 107), 589 (n. 9), 595 (n. 15)
Hunold, Christian Friedrich 70
Kuhnau, Johann 414, 422
Husserl, Edmund 351, 587 (n. 62)
Kurth, Ernst 396, 522-523
Janáč ek, Leoš 200, 414
Lamartine, Alphonse de 437
Jean Paul (Johann Paul Friedrich Richter, dit)
Larsen, Jens Peter 401
11, 35-37, 41, 96, 106, 110, 117-120, 123, 164,
Leibniz, Gottfried Wilhelm [leibnizien] 167
176, 183, 184, 249, 264, 353, 556
Lenz, Wilhelm von 428
Léopold Ier de Habsbourg, empereur 24
K-L
Kalliwoda, Johannes Wenzeslaus 294 Lévi-Strauss, Claude 523-533
Kant, Immanuel [kantien, kantisme] 7, 8, 19, Ligeti, György 434
20, 21, 27-31, 41, 56, 57-64, 66, 80-81, 84-86, Lind, Jenny 205
89, 96-97, 99-100, 120-121, 123, 145-147, 150, Liszt, Franz 100, 164, 188, 192, 196, 256-259, 265,
156, 161, 176, 191, 199, 201, 211, 221, 230, 255, 276, 297, 298, 304, 366, 389, 394, 408, 413-414,
263-264, 266, 282, 332, 334-337, 378, 445, 473, 416, 419, 421, 422, 424, 425, 428-456, 462-468,
520, 553, 595 (n. 18) 471, 474, 482-489, 502-504, 507, 514, 516, 525,
Kaulbach, Wilhelm von 444 534-535, 539-540, 600 (n. 1), 604 (n. 32)
Kepler, Johannes 515 Litolff, Henry 447
Kiesewetter, Raphael 267 Locke, John 25
Kirchner, Theodor 188-189 Loewe, Carl 188, 194, 200, 203
Kirnberger, Johann Philipp 79 Lortzing, Albert 187, 188, 189, 194, 203, 204, 585
Klatte, Wilhelm 413 (n. 2)
Klauwell, Otto 413-414 Lotze, Hermann 51-52, 304, 330, 495-499, 594
Kleist, Heinrich von 169-184, 353 (n. 8)
Kleist, Marie von 174-175, 181 Louis Ferdinand de Prusse, prince 94, 95, 188, 195

626
INDEX DES NOMS

M 195-196, 204, 206, 207, 215, 270, 300, 307, 388,


Maecklenburg, Albert 572 (n. 108) 409, 419, 484, 504, 505, 507, 512, 513-514, 564,
Mahler, Gustav 266, 267, 435, 542, 546 577 (n. 193), 592 (n. 81)
Mallarmé, Stéphane 438-439, 551-552 Mueller, John H. 218-221
Mann, Thomas 440, 455, 548 Musil, Robert 175
Marchand, Louis 114 Moussorgsky, Modeste 188, 200
Marpurg, Friedrich Wilhelm 32, 82
Marschner, Franz 188, 287, 572 (n. 108) N-O-P-Q
Marx, Adolf Bernhard 147, 193, 257-259, 276-278, Nadler, Josef 100
335, 383, 390-393, 397-410, 423, 599 (n. 114) Nägeli, Hans Georg 211, 232, 336-337, 381
Marx, Karl [marxiste] 218, 547, 554, 564
Nagel, Wilibald 608 (n. 101)
Mattheson, Johann 40, 82, 83, 166, 354, 385-386
Nef, Karl 572 (n. 108)
Matthisson, Carl Gottfried Wilhelm 79
Newman, William 437
Mayer, Günther 365
Newton, Isaac 144-145
Mendelssohn, Moses [famille Mendelssohn]
Nicolai, Otto 189,190, 204, 585 (n. 2)
112, 199
Niemann, Walter 103, 187, 188, 207, 489
Mendelssohn-Bartholdy, Félix 161-164, 188,
189, 192, 196, 198, 201, 202-203, 204, 209, Nietzsche, Friedrich 126, 164, 261, 304, 503, 516,
278, 294, 295, 297, 314, 379, 402, 414, 518, 583 520, 543-553, 557, 563, 577 (n. 165), 582 (n. 78)
(n. 117), 584 (n. 151), 592 (n. 77), 600 (n. 1) Novalis (Friedrich Leopold von Hardenberg, dit)
Mengs, Anton Raphael 23 40, 52, 115, 172, 181-182
Métastase (Pietro Metastasio) [métastasien] 67, Ossian 156, 389
69, 71, 73 Ovide 422
Methfessel, Albert 588 (n. 78) Paisiello, Giovanni 108
Meyer, Kathi 572 (n. 108), 574 (n. 115), 575 (n. 125) Palestrina, Giovanni Pierluigi da 95, 99, 106,
Meyerbeer, Giacomo 190, 192, 222, 258, 260-261, 115-116, 126, 128, 166, 173, 183, 195, 279, 281,
276, 294, 297, 489-490, 501, 542, 592 (n. 96), 314, 508
607 (n. 78) Pergolèse, Jean-Baptiste 99
Michaelis, Christian Friedrich 19-22, 582 (n. 92)
Pfitzner, Hans 233
Minder, Robert 47
Philippe de Vitry 10
Mizler, Lorenz Christoph 138, 583 (n. 121)
Pindare 111, 157
Moderow, H. 583 (n. 118)
Platon [platonicien, platonisant] 7, 168, 178,
Mörike, Eduard 187
326, 305, 311, 312, 322, 426, 545, 553, 559-560,
Momigny, Jerôme de 393
Moos, Paul 471, 488, 572 (n. 108), 574 (n. 115) 563, 573 (n. 114)
Moritz, Karl Philipp 7, 21, 34-50, 53-54, 110, 279 Pleyel, Ignaz Joseph 103, 592 (n. 77)
Moser, Hans Joachim 187, 207 Pohl, Richard 605 (n. 32)
Mosewius, Johann Theodor 592 (n. 77) Printz, Felix 51
Mozart, Wolfgang Amadeus 50, 94-95, 100-102, Proust, Marcel 48
103, 105-108, 111, 113, 117, 123, 136-138, 149, Quantz, Johann Joachim 418, 420

627
INDEX DES NOMS

R Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph 39-40, 52,


Raff, Joachim 188, 437, 448 56, 86-87, 100, 173, 263, 281-290, 335-336, 337,
Rameau, Jean-Philippe 19-20, 177, 180, 418, 545, 551, 575 (n. 126)
Ratner, Leonard 401 Schenker, Heinrich 396, 422
Raumer, Friedrich von 594 (n. 7) Schering, Arnold 380, 396, 569 (n. 16), 572 (n. 108),
Reichardt, Johann Friedrich 99-104, 136-137, 573 (n. 112), 578 (n. 9), 589 (n. 6)
140, 144, 573 (n. 111) Schiller, Friedrich von [schillerien] 7, 49-50,
Reinecke, Carl 188 64-66, 69, 78-90, 96-97, 102, 116, 118-121,
Rellstab, Ludwig 320 123, 249, 334-336, 400, 442, 478, 588 (n. 73)

Réti, Rudolf 422 Schilling, Gustav 300


Schindler, Anton 399
Richter, Ludwig 229
Schinkel, Karl Friedrich 135, 142
Riehl, Wilhelm Heinrich 229
Schlegel, August Wilhelm 54-56, 106, 118, 120,
Riemann, Hugo 89, 177, 203, 323-325, 330-331,
181, 252, 298, 301, 308
355-356, 388, 394-395, 397
Schlegel, Friedrich 11, 12, 118, 119, 120, 166, 207,
Riezler, Walter 369-372
249, 251-254, 274, 276, 296, 303, 318, 355, 415,
Rincklake, Johann Christoph 46
495, 499, 571 (n. 83), 580 (n. 41)
Rochlitz, Friedrich 115-116, 158, 250, 320
Schleiermacher, Friedrich Daniel Ernst 129,
Röckl, August 534
278, 300, 313, 315, 368, 519
Rosellini, Francesco (pseud. Evandro Edesimo) 73
Schmitz, Arnold 93, 100, 399
Rosen, Charles 397
Schnaus, Peter 580 (n. 64), 581 (n. 78 et 90)
Rosenkranz, Karl 498, 603 (n. 56)
Schneider, Friedrich 188, 189, 194, 203, 209-210
Rossini, Gioacchino 98, 145, 190, 253, 260, 261, Schoenberg, Arnold 271, 323-324, 359, 360, 366,
266-268, 271, 297, 419, 491, 544, 590 (n. 42) 371, 450, 452, 467, 518, 546
Rousseau, Jean-Jacques 19-20, 72, 115, 122, 146, Schole, Heinrich 372-373, 424
150, 387 Schopenhauer, Arthur [schopenhauerien] 7, 11,
Rubinstein, Joseph 502, 506-508, 512, 521 22, 71, 96, 98-99, 105, 108, 124, 130, 136, 164,
Ruge, Arnold 249, 498, 501 165, 169, 263, 264-266, 341, 379, 472, 483, 503,
Runge, Philipp Otto 389 504, 514, 515-516, 518, 529, 534-546, 549-550,
552, 554, 559-561
S Schrade, Leo 105, 141, 144
Sailer, Johann Michael 100 Schrimpf, Hans Joachim 41
Sartre, Jean-Paul 439 S c hub a r t , Christian F r ie d r ic h D a n ie l
Sayn-Wittgenstein, Carolyne von 437 [schubartien] 34, 40, 41, 100, 105, 118, 329,
Scacchi, Marco 459 332, 579 (n. 28)
Scaliger, Julius Caesar 168-169 Schubert, Franz 94, 98, 103, 188, 189, 193, 195,
Schadow, Wilhelm 262 196, 202, 204, 215, 233, 450, 585 (n. 4)
Schäf ke, Rudolf 571 (n. 86) Schütz, Heinrich 433
Scheibe, Johann Adolf 113, 149, 151, 154 Schütz, Alfred 587 (n. 62)

628
INDEX DES NOMS

Schulz, Johann Abraham Peter 36, 101, 110-113, T-V


115, 123, 157 Tartini, Giuseppe 435
Schumann, Robert [schumannien] 26, 98, 100, Taubert, Carl Gottfried Wilhelm 592 (n. 77)
139, 155, 158-159, 164-165, 188, 189-190, 191, Thibaut, Anton Friedrich Justus 128, 314, 587
192, 193, 196, 202, 204, 206, 208, 222, 229, 230, (n. 65)
233-235, 241, 243, 245, 294-300, 301, 314, 317, Tieck, Ludwig 11, 17-22, 36, 93-94, 96, 98-99,
319, 353, 355, 382, 383, 396, 402, 413, 421, 425, 102-105, 109, 110, 115, 124, 126, 139, 141, 146,
435, 436, 440, 444, 461, 475, 476, 493, 499, 501, 147, 153, 157, 159, 165-166, 169, 172, 176, 191,
518, 586 (n. 17), 600 (n. 1), 604 (n. 24) 195, 226, 256, 258, 264, 341, 354, 355, 376, 447,
Scott, Walter 210 537, 539, 541, 570 (n. 71), 578 (n. 18), 594 (n. 4)
Scribe, Eugène 606 (n. 65) Tomášek, Václav Jan 103
Seidel, Carl 251 Triest, Johann Karl Friedrich 143-159
Seifert, Wolfgang 67 Tchaikovsky, Piotr Ilitch 225, 232
Shakespeare, William 109, 111, 430, 443, 451, 478 Valéry, Paul 172, 306, 436, 439, 602 (n. 50)
Siebigke, Christian Albrecht 144 Vanhal, Johann Baptist 592 (n. 77)
Siefert, Paul 460 Verdi, Giuseppe 133, 518
Silcher, Friedrich 187, 189, 190, 194 Vico, Giambattista 56
Smetana, Bed ř ich 414 Viëtor, Karl 111
Solger, Karl Wilhelm Ferdinand 118, 120 Vischer, Friedrich Theodor 160, 251, 254, 301,
Sophocle 32 355, 587 (n. 52), 594 (n. 8)
Souchay, Marc André 161 Volkelt, Johannes 255
Spinner, Erasmus 114
Spitta, Philipp 223, 313-315, 383, 517 W-Y-Z
Spitzweg, Carl 152 Wackenroder, Wilhelm Heinrich 11, 22, 35,
Spohr, Louis 187, 188, 189, 194, 198, 200, 203, 40-42, 93-94, 96, 98-99, 102-106, 109-110,
204, 206 115, 124, 126, 139, 141, 144, 146, 147, 152-153,
Spontini, Gaspare 75, 106, 113, 272 157, 159, 169, 173, 176, 183-184, 191, 195, 256,
Staël, Madame de (Anne-Louise Germaine 258, 264, 336, 353, 354, 355, 447, 518, 519, 537,
Necker) 298 539, 541, 545, 570 (n. 71), 578 (n. 27), 579 (n.
Stamitz, Carl 36 28), 594 (n. 4)
Stamitz, Johann 122 Wagner, Cosima 502, 506, 514, 515, 520, 521
Stendhal (Henri Beyle) 108 Wagner, Richard [wagnérien] 100, 132, 133, 136,
Sterne, Laurence 34 143, 145, 164, 165, 172, 182, 188, 191, 192-193,
Stifter, Adalbert 187 196, 202, 222, 239, 258, 259-261, 265, 266, 274,
Stockhausen, Karlheinz 457, 459 297, 298, 304, 366, 388, 389, 415, 419, 429,
Strauss, Richard 265, 343 430, 431, 447, 448, 450, 455-456, 467, 471-566,
Street-Klindworth, Agnes 431, 445 587 (n. 65), 600 (n. 1)
Stumpf, Carl 364, 377 Walther, Johann Gottfried 137
Sulzer, Johann Georg 18-19, 26-28, 36, 79, 87, Weber, Carl Maria von 94, 100, 188, 195, 196, 204,
110, 116, 157, 283, 387, 505 253, 256, 259-261, 272, 274-275, 284, 435, 511

629
INDEX DES NOMS

Weber, Max 56, 586 (n. 23) Wörner, Karl Heinrich 371
Weisse, Christian Hermann 307, 494-498, 501 Wolf, Hugo 26, 319
Wendt, Amadeus 302-303 Young, Edward 112
Werdeck, Adolfine von 183 Zarlino, Gioseffo 347
Werner, Zacharias 105 Zelter, Karl Friedrich 101, 278, 280-281, 583 (n. 133),
Wieninger, Gustav 578 (n. 108), 573-574 (n. 115), 609 (n. 137)
575 (n. 124 et 125) Zenge, Luise von 175
Winckelmann, Johann Joachim 50, 66, 77, 96 Zenge, Wilhelmine von 183
Windelband, Wilhelm 415, 573 (n. 115) Zimmermann, Robert 51-52, 54
Wittgenstein, Ludwig 362, 366, 598 (n. 81) Zumsteeg, Johann Rudolf 102-103

630
LES TRADUCTEURS DU VOLUME

L’introduction et les chapitres 1 à 3 de ce livre ont été traduits par C. Couturier-


Heinrich, le chapitre 4 par S. Zilberfarb, le chapitre 5 par J.-F. Laplénie (avec
reprise et compléments par L. Marignac), le chapitre 6 par L. Marignac (à
partir d’un premier canevas de J.-F. Laplénie), le chapitre 7 par S. Zilberfarb. La
terminologie et les références ont été unifiées.

Clémence COUTURIER-HEINRICH, ancienne élève de l’École normale


supérieure (Paris), agrégée d’allemand et docteur en études germaniques, est
maître de conférences à l’Université de Picardie Jules-Verne (Amiens). Elle est
spécialiste des idées esthétiques en Allemagne autour de 1800.

Jean-François LAPLÉNIE, ancien élève de l’École normale supérieure (Paris),


agrégé d’allemand et docteur en études germaniques, est maître de conférences
à l’Université Paris-Sorbonne (Paris 4).

Ancienne élève de l’École normale supérieure (Paris), agrégée de lettres et


docteur en littérature comparée, ancienne pensionnaire de la Fondation Thiers,
Lucie MARIGNAC a publié des traductions du moyen français, de l’anglais, de
l’allemand et de l’italien, en littérature, en histoire de l’art et en histoire.

Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé d’allemand,


Sacha ZILBERFARB est traducteur en sciences humaines (Helene Deutsch,
Konrad Fiedler, Aby Warburg, Heinrich Wölff lin), art (Daniel Spoerri) et
littérature (Edgar Hilsenrath, Benjamin Stein).

631
TABLE DES MATIÈRES

7 INTRODUCTION

15 CHAPITRE 1. L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS


17 LE SYSTÈME DES ARTS ET LA MUSIQUE
23 L’« UNIVERSEL SUBJECTIF » ET L’OPINION PUBLIQUE
31 SI VIS ME FLERE…
34 KARL PHILIPP MORITZ ET LE PROBLÈME D’UNE ESTHÉTIQUE MUSICALE CLASSIQUE
51 ESTHÉTIQUE DE LA FORME ET PRINCIPE D’IMITATION
57 À PROPOS DE L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE KANT
64 ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK
78 CONCEPT DE FORME ET PRINCIPE D’EXPRESSION DANS L’ESTHÉTIQUE MUSICALE
DE SCHILLER

91 CHAPITRE 2. « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE


93 ESTHÉTIQUE MUSICALE ROMANTIQUE ET CLASSICISME VIENNOIS
109 LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN ET
L’ESTHÉTIQUE DU SUBLIME
124 « LANGUE MYSTÉRIEUSE D’UN LOINTAIN ROYAUME DES ESPRITS ». MUSIQUE
D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN
136 OBSERVATIONS SUR LA NAISSANCE DE L’INTERPRÉTATION ROMANTIQUE DE BACH
159 « MÉLODIES SANS PAROLES »
164 « UN MONDE À PART ENTIÈRE »
169 LE MOT DE KLEIST SUR LA BASSE CONTINUE

633
TABLE DES MATIÈRES

185 CHAPITRE 3. ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL


187 ROMANTISME ET BIEDERMEIER
210 MUSIQUE TRIVIALE ET JUGEMENT ESTHÉTIQUE
225 SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE

247 CHAPITRE 4. DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE


DE LA CULTURE
249 LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE
261 HEGEL ET LA MUSIQUE DE SON TEMPS
281 SCHELLING ET LA THÉORIE DU RYTHME MUSICAL
291 CLASSICITÉ, ROMANTISME, MODERNITÉ
310 EXPÉRIENCE HISTORIQUE ET EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
317 LA CRITIQUE MUSICALE COMME CRITIQUE DU LANGAGE

327 CHAPITRE 5. « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »


329 EDUARD HANSLICK ET LE CONCEPT DE FORME MUSICALE
338 « MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »
353 LANGAGE PARLÉ ET LANGAGE SONORE
362 LA « COMPRÉHENSION » DE LA MUSIQUE ET LA LANGUE DE L’ANALYSE MUSICALE
375 SUR L’« ESTHÉTIQUE VICIÉE DU SENTIMENT »
382 ESTHÉTIQUE DU SENTIMENT ET THÉORIE DES FORMES MUSICALES
397 PRÉMISSES ESTHÉTIQUES DE LA « FORME SONATE » CHEZ ADOLF BERNHARD MARX

411 CHAPITRE 6. APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME


413 THÈSES SUR LA MUSIQUE À PROGRAMME
436 LITTÉRATURE ET POÈME SYMPHONIQUE
446 L’IDÉE LISZTIENNE DE LA SYMPHONIE
456 CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE » DE LISZT

469 CHAPITRE 7. « OPUS METAPHYSICUM »


471 WAGNER ET LA MUSIQUE À PROGRAMME
489 WAGNER CRITIQUE DE BERLIOZ ET L’ESTHÉTIQUE DU LAID
502 WAGNER ET BACH

634
TABLE DES MATIÈRES

523 ANALYSE DU MYTHE. CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG


534 WAGNER ET SCHOPENHAUER
543 NIETZSCHE SUR WAGNER (1876)
553 ERNST BLOCH, PHILOSOPHE DE LA MUSIQUE DE WAGNER

567 NOTES

611 BIBLIOGRAPHIE

623 INDEX DES NOMS

631 LES TRADUCTEURS DU VOLUME

635
COLLECTION DIRIGÉE PAR DANIÈLE COHN

Pierre Paul Rubens, Théorie de la figure humaine



Konrad Fiedler, Sur l’origine de l’activité artistique
La Critique d’art au Mercure de France (1890-1914) 

Y voir mieux, y regarder de plus près. Autour d’Hubert Damisch
Karl W. F. Solger, L’Art et la tragédie du Beau

Claude Debussy. Jeux de formes

Novalis, Art et utopie. Les derniers fragments (1799-1800)
Le Sens de la musique (1750-1900)
Luigi Pareyson, Esthétique. Théorie de la formativité
Passé présent. Le Moyen Âge dans les fictions contemporaines
John Gross, Shylock et son destin. De Shakespeare à la Shoah

SÉRIE « ANTHROPOLOGIE » CODIRIGÉE PAR DANIÈLE COHN,


LUCIE MARIGNAC ET CARLO SEVERI

Ca rlo Severi, Le Principe de la chimère. Une anthropologie de la mémoire


Pierre Déléage, La Croix et les hiéroglyphes. Écritures et objets rituels chez les Amérindiens
de Nouvelle-France (xviie-xviiie siècles)
Karl Philipp Moritz, Sur l’ornement
Leon Battista Alberti, La Statue suivi de La Vie de L. B. Alberti par lui-même
Danièle Cohn, L’Artiste, le vrai et le juste. Sur l’esthétique des Lumières
Carlo Severi, L’Objet-personne. Une anthropologie de la croyance visuelle

Achevé d’imprimer sur les presses de – N°


Dépôt légal : mars 2019

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