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des plus grands musicologues allemands Dahlhaus présente ici la réflexion musicale
L’ESTHÉTIQUE
MUSICALE
de Göttingen et de Fribourg (sa thèse PARLONS-EN !
de 1953 porte sur les messes de Josquin dans la mesure où l’esthétique musicale
des Prés). Il a ensuite été assistant allemande, en particulier durant la
au Deutsches Theater de Göttingen, décennie décisive ouverte par
membre de la rédaction de la Stuttgarter la Critique de la faculté de juger de Kant
LES RENCONTRES
Zeitung, et responsable de la recherche DE NORMALE SUP' (1790) et close par les Fantaisies sur
CLASSIQUE
musicologique régionale à l’université l’art de Ludwig Tieck (1799), a été
de Kiel où il a soutenu sa thèse à la pointe de l’évolution européenne.
d’habilitation (Études sur
la naissance de la tonalité harmonique). FIGURES Le romantisme fut un phénomène
À partir de 1967, il a été professeur NORMALIENNES d’esthétique musicale avant de devenir
un phénomène musical ; il s’affirma comme
ET ROMANTIQUE
de musicologie à la Technische Universität
de Berlin. Membre de l’Académie allemande mode d’écoute avant de pénétrer
de langue et de littérature, les styles et les formes de la composition.
Dahlhaus a dirigé l’édition complète Parmi les faits les plus curieux de l’époque
VERSIONS
des œuvres de Wagner, coédité FRANÇAISES sur laquelle le livre est centré, figure
l’Encyclopédie Piper du théâtre lyrique la simultanéité des esthétiques musicales
et publié, entre autres, un volume classique et romantique. Néanmoins,
e
sur La Musique du xix siècle. l’esthétique musicale classique demeurait
Plusieurs de ses livres sur Wagner, Schoenberg,
la « musique absolue » ou la Nouvelle Musique
ETUDES DE
LITTÉRATURE ANCIENNE
DE KANT À WAGNER vers 1800 rudimentaire, parce qu’il n’y avait
pas de liaison efficace entre Vienne, le lieu
ont été traduits en français. du classicisme musical, et le foyer essentiel
L’Esthétique musicale classique de développement de la réflexion sur
et romantique (1988) est son ultime ouvrage. CARL DAHLHAUS la musique, le centre et le nord
de l’Allemagne. À certains égards, le grand
SCIENCES critique musical autrichien Eduard Hanslick
DURABLES († 1904), qui a été injustement traité
de formaliste, est l’esthéticien qui a réussi
à donner une formulation légitime
de l’esprit de la musique classique.
ITALICA
40 €
ISBN 978-2-7288-0591-4 Traduit de l’allemand
ISSN 1761-2160 par Clémence Couturier-Heinrich,
Jean-François Laplénie,
Lucie Marignac et Sacha Zilberfarb
ÆSTHETICA
9 782728 805914
www.presses.ens.fr
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE
CLASSIQUE
ET ROMANTIQUE
DE KANT À WAGNER
ÆSTHETICA
Nous appliquons dans ce livre la plupart des rectifications orthographiques de la dernière
réforme de l’Académie (JO du 6 décembre 1990).
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE
CLASSIQUE
ET ROMANTIQUE
DE KANT À WAGNER
CARL DAHLHAUS
Traduit de l’allemand par
Clémence Couturier-Heinrich,
Jean-François Laplénie, Lucie Marignac
et Sacha Zilberfarb
Ouvrage publié avec le concours de la Fondation de France dans le cadre de
son programme de développement de l’histoire de l’art en France et avec l’aide
du laboratoire d’excellence TransferS (programme Investissements d’avenir
ANR-10-IDEX-0001-02 PSLH et ANR-10-LABX-0099)
En couverture :
7 INTRODUCTION
DE LA CULTURE
567 NOTES
611 BIBLIOGRAPHIE
L
a profonde opposition interne que semble exprimer le titre Esthétique
musicale classique et romantique si l’on se réfère à de vieux schémas d’histoire
des idées n’existe pas en réalité. Les convergences qui s’observent entre, d’une
part, Karl Philipp Moritz et Friedrich von Schiller, et, de l’autre, E. T. A. Hoffmann
et Arthur Schopenhauer, sont fondamentales, tandis que les divergences qui les
séparent sont si ce n’est insignifiantes, du moins secondaires. On peut donc parler
sans exagération d’une esthétique musicale classico-romantique, de même que
d’une musique classico-romantique, c’est-à-dire mettre l’accent non pas sur les
différences que des adeptes de la méthode pratiquée par l’histoire des idées ont
ramenées à des formules séduisantes telles que « perfection » et « infini », mais sur
l’unité interne de cette période, unité qui est devenue de plus en plus flagrante ces
dernières décennies, grâce à la radicalité avec laquelle la modernité a rompu avec
la tradition. Et ce sont les fondements communs de cette tradition, rendus plus
perceptibles par leur effondrement au xxe siècle, non ses tendances divergentes,
qui s’imposent rétrospectivement à la conscience.
Le mot « esthétique » date du milieu du xviii e siècle ; et il ne serait
nullement absurde d’affirmer que l’apparition du terme et la naissance de la
chose qu’il désigne sont contemporaines, bien qu’il y ait là quelque exagération.
Les traditions dont l’esthétique classico-romantique de la musique – y compris
l’esthétique de l’Empfindsamkeit – se détacha n’étaient pas de l’esthétique au sens
de Baumgarten, Kant et Hegel, à savoir une théorie de l’art sous la forme d’une
philosophie du beau fondée sur une théorie de la perception.
Dans la tradition issue de Pythagore et de Platon qui, relayée par le
Moyen Âge, se transmit de l’Antiquité jusqu’à l’époque baroque sous l’appellation
de musica theoretica, on interprétait la musique comme une « mathématique
7
INTRODUCTION
À la méthode consistant à faire le portrait musical d’un affect, pour ainsi dire
de l’extérieur, en reproduisant ses inf lexions, gestes et changements de tempo
caractéristiques, se substitua la prétention – à vrai dire hasardeuse – d’exprimer
de l’intérieur un sentiment en l’extériorisant, c’est-à-dire de transmettre par
des sons des émotions réelles ou imaginaires du compositeur ou de l’interprète.
(Dans la théorie esthétique on parlait de sentiments réels, en vérité c’était
plutôt des sentiments imaginaires – si tant est que l’on puisse considérer cette
distinction comme valable.)
La théorie de l’imitation, la thèse selon laquelle c’est l’imitation de
mouvements ou d’états extérieurs ou intérieurs qui donne son sens à la musique
– les mouvements et états intérieurs n’étant pas autre chose que les affects –,
avait dans la conception de la musique qui prévalut du xvie au xviiie siècle une
importance qui ne s’explique que par la fonction qu’elle devait remplir. L’idée
que la musique aussi était mimésis, imitation de la nature extérieure ou
intérieure, justifiait son intégration, aux côtés de la poésie et de la peinture,
à un système des beaux-arts reposant sur une conception unique de l’art.
8
INTRODUCTION
formes aient été abrogées. Mais en premier lieu elles ne garantissaient plus,
bien que toujours considérées comme des conditions nécessaires, qu’une œuvre
fût de l’art, cette garantie étant désormais fournie, comme nous l’avons dit,
par un caractère « poétique » irrationnel et impalpable. En outre, la continuité
historique de la musique n’était plus fondée sur la transmission d’un système
de règles mais sur celle d’œuvres formant un répertoire fixe pour l’opéra et
le concert, un ensemble doté du statut esthétique des textes classiques. La
substance de la tradition n’était pas constituée de règles à suivre mais d’œuvres
dont on ne pouvait imiter les créateurs qu’en devenant aussi inimitable qu’eux.
L’esthétique musicale classico-romantique est moins un système
construit à partir d’une idée fondamentale qu’un complexe qui se compose
d’éléments d’origines variées et d’âges différents. Pour qui s’attache à la
caractériser historiquement, ce ne sont pas les différents principes ou idées pris
isolément, lesquels remontent parfois à un passé lointain, qui sont décisifs, mais
la configuration qu’ils forment ensemble, au sein de laquelle leur signification
connut une évolution plus ou moins importante.
Le concept classico-romantique d’art, que le terme d’« art du beau »
permettait de distinguer du concept plus ancien d’ars ou de technè, qui incluait
aussi les arts dits mécaniques, renvoie à une essence commune aux différents
arts, que l’on cherchait, à la fin du xviiie et au xix e siècle, comme nous l’avons
dit, à rendre par le mot « poétique », sans qu’il s’agît par là de littérariser les
autres arts. (Une « idée poétique » peut être en musique un sujet emprunté à
9
INTRODUCTION
la littérature, mais aussi une idée musicale formelle, qui garantit que l’œuvre
est bien de l’art : l’élément déterminant dans l’expression « poétique » n’est pas
l’emprunt littéraire, qui n’est pas indispensable, mais la prétention à produire
de l’art.) La frontière du système des arts n’a jamais été nettement tracée ; au
xviiie siècle, la danse, et même le jardinage, y étaient parfois inclus. D’autre part,
10
INTRODUCTION
11
INTRODUCTION
12
INTRODUCTION
leur inf luence sur la réponse apportée à la question de savoir si une œuvre est
ou non de l’art. En niant la réalité esthétique des genres parce qu’ils ne disent en
rien si une construction est de la poésie ou pas, l’historien que Benedetto Croce
voulait être se trompait, mais Croce lui-même rendait compte avec une intuition
parfaitement juste d’une évolution qui se produisait à sa propre époque.
L’histoire de l’esthétique, dont on peut douter qu’elle ait existé avant
le milieu du xviiie siècle, se compose à la fin du xviiie et au xix e siècle, comme cet
aperçu rapide l’a déjà montré, de courants soumis à une évolution, dont certains
remontent à un passé lointain, tandis que d’autres ne sont apparus qu’à l’époque
classico-romantique. Une partie d’entre eux s’interrompt à la fin de cette période,
l’autre survit à sa disparition durant la suite du xix e siècle. Il est néanmoins
légitime de parler d’une esthétique musicale classico-romantique comme d’un
complexe historique susceptible d’être distingué avec suffisamment de netteté
aussi bien de ce qui le précède, dont il ne perpétue qu’une part minoritaire, que
de ce qui le suit, qui détruisit la tradition plutôt qu’il ne la conserva.
13
CHAPITRE 1
L’IDÉE DE CLASSIQUE
ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
LE SYSTÈME DES ARTS ET LA MUSIQUE
17
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
produits par la nature » – comme d’« un monde en soi » : « On peut même dire
que ces sons, que l’art a découverts d’une façon merveilleuse et recherche par les
voies les plus diverses, sont d’une nature tout à fait différente, ils n’imitent pas,
ils n’embellissent pas, mais sont un monde en soi à part 3 . » Il n’est pas question,
du moins pas à la surface de la phrase, d’un principe liant les « beaux-arts » entre
eux. Mais Tieck définit l’esthétique de l’autonomie qu’il proclame en l’opposant
à des idées qui servaient dans la théorie de l’art du xviiie siècle à saisir l’essence de
« l’ » art, à savoir le principe d’imitation et celui d’embellissement. C’est pourquoi
on est immédiatement tenté d’attribuer à sa propre thèse une fonction analogue.
Parmi les traités codifiant le système des arts, ce sont indubitablement
le livre de l’abbé Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), et le
Discours préliminaire à l’Encyclopédie de d’Alembert, tributaire de Batteux, qui
exercèrent la plus grande inf luence. Mais Batteux et d’Alembert cherchaient l’un
comme l’autre l’essence de l’art dans le principe de l’imitation, qui à l’origine,
dans l’Antiquité, ne mettait en relation que poésie et peinture – on citait
inlassablement la formule d’Horace ut pictura poesis, parfois en l’inversant –,
alors qu’au xviii e siècle, on l’étendit, non sans hésitation, à l’architecture et
à la musique. Le postulat selon lequel la musique devait imiter soit la nature
intérieure de l’homme, soit la nature extérieure qui l’entoure, déboucha d’une
part sur la représentation des affects, de l’autre sur la peinture sonore.
Contre la théorie de l’imitation, qui devait son autorité à son
origine antique, Johann Georg Sulzer mettait en avant dans sa Théorie générale
des beaux-arts [Allgemeine Theorie der Schönen Künste], la plus importante
encyclopédie en langue allemande, le second principe évoqué par Tieck, celui
d’embellissement : « C’est donc dans cet embellissement de toutes les choses
nécessaires à l’homme, et non dans une vague imitation de la nature, comme
tant le professent, qu’il faut chercher l’essence des beaux-arts 4 . » Ce n’est pas un
hasard si Sulzer évite de délimiter le canon ou système des beaux-arts – il ressort
toutefois de l’article qu’il inclut l’éloquence, mais exclut l’historiographie :
l’« embellissement de toutes les choses nécessaires à l’homme » est plutôt un
principe de l’artisanat d’art que de l’art au sens strict, sens qui ne se dégagea au
xviiie siècle que progressivement et en surmontant des résistances. Le sens fort du
mot « art », qui est depuis devenu une trivialité, était au xviiie siècle un paradoxe,
18
Le système des arts et la musique
19
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
elle se rapproche le plus de son essence abstraite, la mélodie telle que la concevait
Rousseau est ref let d’une langue originelle dans laquelle la nature de l’homme
et de ses sentiments, « le Oh et le Ah du cœur », comme disait Hegel, se manifeste
directement. L’harmonie, quant à elle, constitue le principe grâce auquel
l’émission sonore spontanée de la nature devient art, et pour Rameau il n’y a
pas de musique en-deçà de cette transformation. (Cette controverse n’était pas
une dispute sur le primat de la voix du haut ou de la composition polyphonique,
comme elle a quelquefois été interprétée à tort, mais une confrontation sur la
question de savoir si la véritable substance de la musique est constituée d’inter-
jections mises en sons ou de relations régulées entre des sons – relations reposant
sur le principe de consonance, à l’œuvre dans l’élaboration de la mélodie comme
dans celle de l’harmonie.)
La thèse selon laquelle la musique constitue, dans la mesure où
elle est un « monde entièrement particulier », le modèle de tous les autres arts,
thèse que les propos de Tieck impliquaient mais qui y demeurait implicite, fut
formulée tout à fait clairement par Michaelis :
Elle [la musique] donne donc à voir en toute pureté l’esprit de l’art, dans sa liberté et
son caractère propre. L’imagination qui invente et crée révèle dans la musique toute
sa puissance. La valeur des œuvres musicales parfaites ne réside pas dans le simple
fait qu’elles représentent autre chose, signifient autre chose, mais dans ce qu’elles
sont elles-mêmes, dans leur être propre et incomparable 6 .
20
Le système des arts et la musique
Michaelis, qui était paru deux ans plus tôt dans le même périodique. Les
convergences qui s’observent entre le commentaire et la recension – recension
qui fait partie des actes de naissance de l’esthétique musicale romantique –,
peuvent difficilement n’être dues qu’au hasard. La musique, dit Michaelis,
« donne à voir en toute pureté l’esprit de l’art, dans sa liberté et son caractère
propre ». Et Hoffmann écrit :
Lorsqu’on parle de la musique comme d’un genre autonome, on ne devrait jamais
penser qu’à la musique instrumentale qui, méprisant toute aide et toute inter-
vention extérieure, exprime avec une pureté sans mélange cette quintessence de
l’art qui n’appartient qu’à elle, ne se manifeste qu’en elle. Elle est le plus romantique
des arts – on pourrait presque affirmer qu’elle seule est vraiment romantique 7.
21
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
22
L’« universel subjectif » et l’opinion publique
23
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
Non pas que Fux, dont on a fait à tort un traditionaliste obstiné, ait cherché à
faire obstacle à la nouveauté ; mais elle devait demeurer circonscrite dans les
limites – nullement exiguës – qu’avaient tracées les lois de la nature.
24
L’« universel subjectif » et l’opinion publique
Je ne condamne pas les efforts visant à inventer toujours quelque chose de nouveau,
je les loue, au contraire. Si quelqu’un voulait s’habiller comme on le faisait il y a
cinquante ou soixante ans, il s’exposerait infailliblement au ridicule. Il en va de
même en musique : il faut se conformer à son temps 13 .
uniquement comme une poétique normative dont le pouvoir fut ébranlé par
l’Empfindsamkeit et brisé par le Sturm und Drang. Il est plus juste de dire qu’au
25
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
xviiiesiècle, le système des règles de chaque art, qui était conçu comme donné
par la nature, et la loi de la mode ou de l’opinion publique étaient des instances
concurrentes dont la relation réciproque problématique était l’un des problèmes
fondamentaux de l’époque – et comme nous l’avons signalé en commençant,
c’est dans des problèmes communs et non dans des principes universellement
admis que réside l’unité interne des tendances divergentes d’une époque.
26
L’« universel subjectif » et l’opinion publique
dans le sens ancien de « partie mécanique », si bien qu’il se retrouve pris dans
une contradiction entre emploi traditionnel du mot et conviction moderne – la
conviction que c’est la « partie poétique » qui constitue l’essence de l’art. « L’artiste
qui n’est pas en même temps un connaisseur, et tous les artistes n’en sont pas,
juge le mécanique, ce qui relève seulement de l’art » : son jugement se fonde sur
les « règles de l’art » ; « le connaisseur juge aussi ce qui est extérieur à l’art : le goût
dont l’artiste fait preuve dans le choix des objets, sa capacité à juger de la valeur
des choses, son génie tout entier en ce qui concerne l’invention » 17. En accordant
uniquement au connaisseur – et à l’artiste dès lors qu’il est un connaisseur – la
capacité à juger de qualités dont l’artiste doit nécessairement disposer pour en être
un, Sulzer peut sembler prendre parti pour le jugement des non-professionnels.
Mais il est indubitable qu’il voit juste quand il observe que les artistes ont tendance
à partir de critères techniques plutôt que de critères esthétiques.
Sulzer relègue l’aspect technique à l’arrière-plan. Et dans la
transformation du jugement porté sur une œuvre d’art en un jugement esthétique,
la réinterprétation du concept d’art se combine avec un déplacement de la
compétence de juge de l’expert vers le non-professionnel ou, comme dirait Sulzer,
de l’« artiste » vers le « connaisseur ». Celui-ci « reconnaît les infractions aux règles
mécaniques de l’art comme des imperfections, mais ne considère pas qu’elles
priment sur les plus hautes perfections que la force de l’œuvre lui donne 18 ». Par
« force de l’œuvre », Sulzer entend la prégnance de la « forme sensible » par laquelle
un discours ou une architecture artistique(s) se distinguent d’un discours ou
d’une architecture non artistique(s). Si l’on adopte le point de vue correspondant
au stade de développement atteint par la réf lexion esthétique dans la Critique
de la faculté de juger [Kritik der Urteilskraft] de Kant, le concept d’art de Sulzer
donne l’impression d’être borné : Sulzer pose comme « essence des beaux-arts »
l’« embellissement de toutes les choses nécessaires à l’homme » 19. Le connaisseur,
que Sulzer forme à sa propre image, part donc toujours, dès lors que les œuvres
d’art font partie des « choses nécessaires », des fonctions qu’elles doivent remplir.
À l’origine du jugement porté sur une œuvre d’art, il y a, en d’autres termes, une
idée de « quel genre de chose ce doit être 20 ». La possibilité de définir une fin,
qui constituait pour Sulzer la substance du jugement porté sur une œuvre d’art,
27
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
était précisément l’élément que Kant, lui, excluait du jugement esthétique : « Le
jugement de goût est entièrement indépendant du concept de perfection 21. »
Kant exclut du jugement esthétique les opérations effectuées selon
Sulzer par le connaisseur. Ce dernier « compare l’œuvre telle qu’elle est à
ce qu’elle devrait être d’après sa nature, afin de déterminer à quel degré elle
approche de la perfection 22 ». À l’inverse, la tendance dont fait preuve Kant à
justifier le jugement esthétique exclusivement par le plaisir ou le déplaisir que
l’objet fait éprouver, sans recourir à une idée de « ce que la chose doit être »,
apparaît dans la théorie de Sulzer comme la manière de réagir du simple amateur,
qui représente par rapport au connaisseur un type de non-professionnel moins
évolué. L’amateur « ne ressent que l’effet de l’art : les œuvres d’art lui donnent du
plaisir et il les recherche avidement 23 ».
Sulzer réduisit l’importance de la « partie mécanique », qui affirmait
encore chez Fux son rang de loi de la nature venant de Dieu, par rapport à celle
de la « partie poétique » ; et la modification de l’objet du jugement en art alla de
pair avec une transformation du concept d’art et un déplacement de l’instance
de jugement la plus importante de l’artiste vers le non-professionnel, plus
exactement vers l’opinion publique s’exprimant par la voix du connaisseur. Le
jugement du connaisseur tel qu’il apparaît dans la théorie de Sulzer s’appuyait
– en dépit de l’instabilité dont faisait preuve l’opinion publique comme mode –
sur une idée de la fonction que devait remplir une œuvre d’art. (La raison d’être
de la musique consistait pour Sulzer à « mettre des passions en mouvement ».)
Mais si comme Kant, qui adopta le point de vue du simple amateur, on justifie
le jugement esthétique uniquement par le plaisir ou le déplaisir, l’instance
objective, qui consiste pour l’artiste dans les règles de l’art et pour le connaisseur
dans une idée de « ce que la chose doit être », disparaît.
28
L’« universel subjectif » et l’opinion publique
Il est étrange que Kant ne tienne pas compte des « jugements réels des autres »
et fasse intervenir exclusivement des « jugements virtuels » : cette attitude va à
l’encontre de la tradition des Lumières, dans laquelle on attendait la découverte
de la « raison universelle et égale » d’un processus – parfois laborieux – de critique,
d’une confrontation entre les « personnes privées raisonnantes » qui formaient
ensemble l’opinion publique de la société bourgeoise. Il semble que Kant fasse
29
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
30
SI VIS ME FLERE…
Mais la substance des jugements esthétiques consiste dans un « jeu des facultés
de connaître 35 » – jeu qui inclut une « finalité formelle » en vue de l’acquisition
de connaissances sans atteindre le contenu de la fin, la connaissance elle-même.
Et si le « sérieux de la connaissance » est en droit de prétendre à la validité
universelle, cela est vrai aussi du « jeu des facultés de connaître », qui constitue
une condition nécessaire à la connaissance, mais demeure dans le jugement
esthétique d’une certaine façon en-deçà de la réalisation de la fin, au stade d’une
simple « finalité sans fin ».
L’« universel subjectif » est donc dans la Critique de la faculté de juger le
centre autour duquel se regroupent les autres déterminations du jugement esthétique
sur le beau, la « finalité sans fin » et le « désintéressement de la satisfaction ». Le
jugement esthétique, qui est soumis à l’instabilité de l’opinion publique, doit
atteindre le degré de certitude que garantissaient, d’après une conviction ancienne,
des règles propres à chaque art, fondées dans la nature de la chose.
SI VIS ME FLERE…
31
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
états affectifs qu’il veut éveiller chez ses auditeurs ; il leur fait comprendre ses
sentiments et c’est ainsi qu’il les amène le mieux à les éprouver avec lui 37. » Un
auditeur ne peut être ému que par la communication d’un sentiment intime
extériorisé, pas par la représentation des manifestations extérieures d’un affect.
La phrase de C. P. E. Bach, qui traduit une expérience esthétique
fondamentale du Sturm und Drang musical, n’est cependant rien d’autre qu’une
citation à peine dissimulée de l’un des textes canoniques du classicisme, l’Art
poétique d’Horace : « Si vis me f lere, dolendum est primum ipsi tibi : tum tua me
infortunia laedent, Telephe vel Peleu » 38 (« Si tu veux me voir pleurer, il faut d’abord
que tu souffres toi-même : alors ton malheur me touche, Télèphe ou Pélée 39 »
– Télèphe et Pélée sont les héros de tragédies perdues d’Euripide et de Sophocle).
Ce n’est pas par les fastes rhétoriques de discours relevant du style élevé, du
genus sublime de la tragédie, que Télèphe et Pélée touchent les spectateurs, mais
en employant le langage courant pour exprimer leurs souffrances de manière
simple et directe : « Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri […] » (« Le héros
tragique lui aussi se lamente souvent sur son malheur en langage courant […] ») 40.
Le « principe d’expression » apparaît comme une infraction à la loi stylistique de
la tragédie.
Le postulat de C. P. E. Bach, qui fonda l’esthétique musicale de
l’expression, était implicitement polémique : il était dirigé contre le principe
d’imitation de l’époque baroque tel que Vincenzo Galilei et Friedrich Wilhelm
Marpurg l’avaient formulé de manière radicale, le premier au début de cette
période, le second à la fin. C’est l’acteur qui était considéré comme le modèle
que devait suivre un musicien s’efforçant de représenter des affects. Galilei
recommande aux compositeurs, même s’ils écrivent des madrigaux et non des
œuvres destinées à la scène, d’aller au théâtre et d’observer les inf lexions, les
accents et les changements de tempo de la langue dans des situations variées, con
qual voce circa l’acutezza e gravità di suono, con qual sorte d’accenti e di gesti, come
proferite le parole quanto alle velocità e tardità del moto 41 . Si la musique apparaît
ainsi chez Galilei comme imitation d’une imitation, Marpurg la décrit comme
peinture des affects : « Il faut donc s’efforcer de connaître avec précision la nature
de l’affect choisi, les mouvements auxquels il expose l’âme ; les modifications
qu’il fait subir au corps ; les mouvements qu’il lui arrache […] 42. »
32
SI VIS ME FLERE…
33
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
que j’ai perdu ma bien-aimée, et s’il raconte à d’autres cette part qu’il a prise à ma
tristesse, imite-t-il ? N’exiger ici du poète que de l’imitation, c’est le transformer en
un acteur qui adopte en vain le comportement d’un acteur. Et que dire enfin de celui
qui décrit sa propre douleur ? Il s’imite donc lui-même ? 45
Le fait qu’un poète décrive sa « propre douleur » apparaît comme un cas limite,
pas comme la norme du principe expressif. La catégorie centrale n’est pas
« expérience vécue » mais « sympathie ». Et quand Daniel Schubart pose que le
compositeur doit « faire sortir son moi dans la musique 46 », son exigence repré-
sente une exception et un extrême dans l’esthétique musicale de l’expression.
34
Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique
Mais dès que la musique ne sert plus de langue du cœur, par laquelle l’homme
parle à l’homme pour nouer un lien de sympathie, mais qu’un son touchant,
sans que l’on s’y attende, au plus intime éveille le pressentiment d’un lointain
royaume des esprits vers lequel l’âme est attirée par un « désir infini », la
sensibilité affective de Hartknopf, typique de l’Empfindsamkeit, devient, et le
changement se remarque à peine, une disposition romantique.
Chacun a certainement remarqué au moins quelquefois dans sa vie en s’observant
lui-même qu’un son quelconque et à tous les autres égards indifférent, entendu par
exemple au loin, fait sur l’âme quand elle est dans une certaine disposition un effet
extraordinaire ; c’est comme si tout à coup mille souvenirs, mille idées confuses
s’éveillaient à ce son et plongeaient le cœur dans une indicible mélancolie 50 .
L’idée qu’un son unique suffit à faire éprouver le pouvoir qu’exerce la musique
a été exprimée par Herder – en opposition à la doctrine pythagoricienne selon
laquelle la musique repose sur des proportions mathématiques – dès 1769, dans
la Quatrième sylve critique [Viertes kritisches Wäldchen] 51. Mais il n’est chez Herder
question du « désir infini » qui élève le cœur de l’auditeur de musique plongé
dans le « recueillement » au-dessus du règne terrestre qu’en 1800, dans Calligone
[Kalligone] – c’est-à-dire plus tard que chez Moritz, Jean Paul et Wackenroder 52.
Dans les années 1790, l’esthétique de l’Empfindsamkeit, qui était une psychologie
exaltée, fut remplacée par l’esthétique romantique, qui parlait de la musique en
catégories métaphysiques. Et si le sentiment que recherchait l’Empfindsamkeit
était convivial – la musique suscitait de la sympathie, une fusion des âmes –,
35
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
Mais dans l’intervention adressée à son héros par laquelle Jean Paul interrompt
l’épanchement du cœur pour élever le sentiment au point où il devient réf lexion
métaphysique, l’émotion prend le caractère rêveur et métaphysique que
Wachenroder et Tieck lui donnent au même moment dans leur esquisse d’une
esthétique musicale romantique :
Cher Victor, il est en l’homme une grande aspiration qui ne fut jamais assouvie : elle
n’a pas de nom, elle cherche son objet, mais ce n’est rien de ce que tu lui nommes, ni
aucune joie. […] Cette grande aspiration démesurée élève notre esprit, mais doulou-
reusement : ah, tout en gisant ici-bas nous sommes projetés vers le haut comme des
victimes du haut-mal. Mais cette aspiration à laquelle rien ne peut donner un nom,
nos cordes et nos sons la nomment à l’esprit de l’homme – l’esprit en proie au désir
pleure alors plus fort et ne peut plus se dominer et dans son ravissement il gémit
entre les sons : oui, tout ce que vous nommez me fait défaut […] 56 .
36
Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique
dans des romans, Andreas Hartknopf de Moritz et Hesperus de Jean Paul, qu’appa-
raissent les origines de l’esthétique musicale romantique.
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
considéré comme un Tout, doit encore se former dans notre représentation par
analogie à ce grand Tout, et selon les règles éternelles et fermes d’après lesquelles
ce Tout s’appuie de toutes parts sur son centre, et repose sur sa propre existence 60 .
Le mot « eingebildet », par lequel Moritz désigne la relation entre le tout de l’œuvre
d’art et celui de la nature, est à dessein équivoque : la fermeture d’une œuvre
d’art sur elle-même est, d’une part, « fictive » – apparence esthétique de ce qui n’a
de réalité métaphysique que dans la nature ; mais, d’autre part, une « faculté de
formation » qui rivalise avec la nature et participe de la nature la « produit en lui
donnant sa forme ». L’« imitation » à laquelle renvoie le titre de l’essai de Moritz est
émulation (aemulatio) portant à rivaliser avec la nature créatrice (natura naturans),
et non reproduction (imitatio) des objets naturels donnés (natura naturata).
Par conséquent, celui en qui la nature a de part en part imprimé le sens de sa faculté
de formation, celui en qui elle a imprimé la mesure du beau dans les yeux et l’âme,
celui-là ne se contente pas de l’intuitionner ; il doit l’imiter, s’efforcer de la retrouver,
de la surprendre dans son atelier secret, là où elle œuvre et, la poitrine brûlant de la
f lamme incandescente, former des images et créer, tout comme elle 61 .
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Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
D’autre part, le ton exalté, rappelant celui de Schubart, sur lequel il est question
de la musique comme de la « langue des sentiments » – « De même que son souffle
faisait passer les idées dans les sons de la f lûte, il les faisait passer de l’enten-
dement dans le cœur 66 » – n’exclut pas l’esquisse d’une psychologie de la musique
au rationalisme pédant telle qu’on l’attendrait plutôt chez Johann Mattheson ou
Johann Nikolaus Forkel, psychologie dans laquelle certaines figures rythmiques
apparaissent comme « signifiant » des affects précis pouvant être nommés.
Si déjà le pythagorisme fait plutôt partie des composantes d’une
philosophie romantique que de celles d’une philosophie classique de la musique,
comme le montre sa réception par Novalis et Schelling, Moritz anticipe par
ailleurs aussi l’idée centrale du romantisme, celle de la religion de l’art, dans le
roman inachevé La Nouvelle Cécile [Die neue Cecilia] (1793), qui ne fut pas publié de
son vivant : « Je me rends désormais presque tous les jours au palais Borghese, qui
abrite le sanctuaire de l’art, et j’admire avec un recueillement religieux les œuvres
du plus sublime génie […] 67. » Le souvenir de Wackenroder s’impose.
En dépit du trouble que suscite Moritz en ne se souciant pas de
séparer les phases de l’histoire des idées, on ne devrait pas parler sans hésiter
d’un éclectisme ayant ses racines dans l’absence de complexes d’un dilettante
face aux prémisses divergentes d’idées d’esthétique musicale qu’il ne se serait
appropriées qu’extérieurement. Moritz n’était certes qu’un amateur de musique,
mais un amateur qui avait reçu une formation, comme le montre le roman
autobiographique Anton Reiser. En outre, dans l’essai Sur l’imitation formatrice
du beau, la réflexion est menée avec une telle cohérence qu’il semble absurde de
supposer que Moritz ait été un philosophe de l’instant n’éprouvant pas d’attrait
pour la pensée systématique et relevant pour les reprendre des idées d’esthétique
musicale là où il les trouvait. Mais ce qui contribuerait principalement à rendre
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Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique
hasardeux le reproche d’éclectisme, c’est que l’on serait contraint par la chronologie
de cultiver un paradoxe provocateur en parlant d’« éclectisme anticipé » : Moritz
énonça l’esthétique classicisante de l’autonomie en 1788, deux ans avant la
Critique de la faculté de juger de Kant (1790) ; le changement de mot clé substituant
à l’« épanchement de cœur » de l’Empfindsamkeit le « désir infini » s’opéra dans
Andreas Hartknopf dix ans avant Hesperus de Jean Paul (1795) ; et ses dithyrambes
célébrant l’art comme une religion font du fragment La Nouvelle Cécile (1793) le
précurseur des Épanchements d’un moine ami des arts [Herzensergieß ungen eines
kunstliebenden Klosterbruders] de Wackenroder (1797) à quelques années près.
Si Moritz se distingue donc plutôt par une anticipation géniale que
par une appropriation arbitraire, la tentative de mise au jour ou de construction
d’un équilibre entre les composantes divergentes de son esthétique musicale
conduite par Hans Joachim Schrimpf ne peut pas, d’autre part, ne pas être
considérée comme se soldant par un échec, vu la violence manifeste avec laquelle
est opérée l’harmonisation. Pour rapprocher Andreas Hartknopf de l’essai Sur
l’imitation formatrice du beau, Schrimpf nie l’existence chez Hartknopf d’une
tendance à l’exaltation sentimentale, affirmant que la « langue des sentiments »
que Hartknopf « fait par son souffle passer dans les sons de la flûte » n’est pas dans
l’esprit de Moritz « l’expression directe de l’intériorité » mais une « langue plus
élevée » ou une « langue de l’imagination » 68. Il est indéniable que dans le roman
de Moritz, le culte de la sensibilité se mue progressivement en métaphysique
romantique – en réf lexions sur une « langue plus élevée », que Hoffmann
appelle dans son esthétique musicale « Sanskritta ». Mais cette évolution ne fait
pas disparaître le culte de la sensibilité ; le ton schubartien des passages sur le
jeu de Hartknopf f lûtiste ne peut pas échapper à un lecteur non prévenu. Il
existe néanmoins entre le culte de l’émotion, dans lequel la musique crée une
« sympathie » des âmes et remplit ainsi une fonction qui est de l’ordre de la
convivialité, et les formules tirées de l’esthétique de l’autonomie que Schrimpf
cite dans le même mouvement de pensée 69 – Moritz parlait dans l’essai sur le
concept d’« achevé en soi » de « faire retomber la fin, qui sort ainsi de moi, dans
l’objet lui-même » – un fossé tel qu’on peut à peine en imaginer de plus profond.
Les sons qui sortent de la flûte de Hartknopf, qui touchent le cœur précisément
parce qu’ils sont dépourvus des raffinements de l’art, ne sont rien d’« achevé en
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
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Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique
dans les Années de prédication : une méditation sur la vie d’un journalier et celle
d’un prédicateur a pour titre « La symphonie », mais on s’explique difficilement
pourquoi, à moins de se livrer à de vagues conjectures sur les contenus qu’un
auditeur à l’imagination fertile pouvait associer vers 1790 aux caractères des
mouvements indiqués respectivement allegro et adagio. (Quoi qu’il en soit, ce
passage n’est pas susceptible de donner lieu à une interprétation tangible qui en
ferait un témoignage de l’esthétique musicale de Moritz.)
L’hypothèse selon laquelle Moritz aurait été amené, entre 1785
et 1788, par ses contacts avec Goethe, à abandonner l’esthétique musicale de
l’Empfindsamkeit au profit d’une esthétique musicale classicisante est néanmoins
– sans qu’il faille l’abandonner complètement – battue en brèche par le fait que
les grandes lignes de la théorie de l’art exposée sous forme systématique dans
l’essai Sur l’imitation formatrice du beau ont été esquissées dès 1785, c’est-à-dire
en même temps que l’exaltation du sentiment que l’on trouve dans Andreas
Hartknopf, dans l’Essai d’unification de tous les arts et de toutes les sciences du beau
sous le concept d’achevé en soi [Versuch einer Vereinigung aller schönen Künste und
Wissenschaften unter dem Begriff des in sich selbst Vollendeten].
Mais lorsque je contemple le Beau je fais retomber la fin, qui sort ainsi de moi, dans
l’objet lui-même : je le contemple et je le considère comme quelque chose d’achevé en
soi, non en moi, qui constitue donc un Tout en soi et qui m’accorde, pour lui-même,
de l’agrément ou du plaisir, ne fournissant pas tant à l’objet beau un rapport à moi,
que je ne me fournis une relation à lui 73 .
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
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Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique
importance fondamentale, fait partie, comme nous l’avons dit plus haut, du
fonds traditionnel de la philosophie de la musique.
Il est plus facile de faire des traités une analyse portant sur la
relation entre ce qui est dit et sa fonction formelle que de suivre l’autre branche
de l’alternative, c’est-à-dire d’essayer de déterminer le statut qui revient à
l’esthétique musicale empruntée à l’Empfindsamkeit dans le roman satirico-
allégorique Andreas Hartknopf. Certes, on sent bien qu’Andreas Hartknopf, dont
le jeu de f lûtiste ravit par les sentiments qu’il suscite et invite à des méditations
romantiques, fait partie des personnages du roman pour lesquels l’auteur éprouve
de la sympathie, mais cela ne le protège pas en soi de l’ironie. Toutefois aucune
intention parodique ou satirique n’est perceptible dans le passage pertinent
du point de vue de l’esthétique musicale. En outre – et cet argument d’analyse
structurelle devrait être décisif – l’esthétique musicale de Hartknopf n’est en
contact avec aucun des conf lits d’idées qui déterminent les lignes suivies par
le développement de ce roman allégorique : les différences de vues entre vraie
et fausse philanthropie, vraie et fausse foi chrétienne, vraie et fausse mystique,
dont l’issue se décide lors des rencontres pacifiques ou violentes de Hartknopf
avec Küster et Hagebuck, Ehrenpreiß et Monsieur de G., inf luent aussi peu sur
les éléments d’une théorie de la musique que la musique n’a inversement de rôle
dans ces controverses. Mais moins la réf lexion d’esthétique musicale est liée à
la « forme interne » du roman ou y trouve ses fondements, plus il devrait être
permis de l’isoler et de la prendre au mot, au lieu de continuer à observer la
maxime selon laquelle un passage de roman ne peut pas être cité séparément
tel quel, mais seulement interprété comme élément partiel de la structure
d’ensemble. Rien ne justifie en tout cas que l’on voie dans l’esthétique musicale
de Hartknopf uniquement un témoignage du « culte perverti de la sensibilité »
parodié en 1790 dans le quatrième volume d’Anton Reiser. Si tant est que l’on
puisse parler d’ironie, celle-ci est infiniment plus drastique dans le chapitre
des Années de prédication consacré au sermon inaugural de Hartknopf – chapitre
dont l’humour prend pour cible les implications ultimes de l’esthétique de
l’œuvre et de l’autonomie proclamée par Moritz dans les traités – que dans les
descriptions d’épanchements musicaux que l’on trouve dans Andreas Hartknopf.
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
Johann Christoph Rincklake, La Famille Coppenrath lors d’une partie de barque, 1807.
Collection particulière, Westfälisches Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte,
Münster/Westphalie.
Un paysage occupé d’un côté par une prairie où paissent des vaches, de l’autre par un tempietto
antiquisant est le cadre dans lequel se présente, avec sa famille, le libraire et éditeur Joseph Heinrich
Coppenrath, un représentant de la bourgeoisie cultivée, qui formait autour de 1800 l’assise sociale
du classicisme. L’instrument dont joue sa fille est une guitare-lyre : techniquement, une guitare,
mais costumée, comme au moyen d’un drapé, en lyre. On recherchait l’apparence antique, sans
vouloir toutefois renoncer au son auquel on était habitué. On pouvait en revanche laisser la f lûte
comme elle était, car on avait adopté l’erreur consistant à traduire le mot grec aulos par « f lûte ».
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Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
conscience de ce que l’une des parties parle sans le dire de musique vocale et
l’autre de musique instrumentale.
La fracture qui traverse l’esthétique musicale de Moritz s’explique elle
aussi, au moins en partie, par des différences entre les genres musicaux dont il est
question – explicitement ou de manière latente – d’un côté dans les épanchements
du culte du sentiment, de l’autre dans les théorèmes classicisants. L’« ancienne » et
la « nouvelle » doctrines appartiennent à des « sphères » divergentes de la musique
(sans qu’y aient adhéré, du moins vers 1790, des couches sociales différentes).
L’air que Hartknopf joue sur sa f lûte, et qui pénètre jusqu’au cœur, se
distingue, comme Moritz le souligne à plusieurs reprises, par une simplicité et
un dépouillement extrêmes. « Le sommet en musique consiste à en connaître les
éléments les plus simples 78 . » (Cette phrase admet aussi bien une interprétation
la rattachant au culte du sentiment qu’une interprétation pythagoricienne, et
chez Moritz les deux se fondent l’une dans l’autre : le profond étonnement suscité
par le fait que « quelques notes » jouées « comme au hasard » par Hartknopf
produisent une musique qui touche au plus intime s’associe à des réf lexions sur
les liens mystérieux qu’entretiennent musique et astronomie.)
Le culte de la sensibilité en vogue à la fin du xviii e siècle, qui
s’enf lammait en entendant l’« air sur trois notes » d’un petit Savoyard ou qu’un
son unique parvenant à l’oreille depuis le lointain entraînait dans des rêveries
métaphysiques, survécut à l’âge des théories romantiques et classiques, qui
développaient une esthétique de l’œuvre et de l’autonomie en s’appuyant sur le
modèle fourni par la grande musique instrumentale, sous la forme amoindrie
d’une esthétique populaire. Il était dans l’ombre mais s’avérait néanmoins
indéracinable. Et l’on en arrive tout naturellement à voir dans la contradiction
inhérente à l’esthétique musicale de Moritz le ref let de l’opposition séparant
« deux cultures musicales » : quand Moritz parle de « musique », il ne parle pas de
la même chose dans ses traités et dans son roman.
Jusqu’à Marcel Proust, la cause de l’esthétique du sentiment, qui
était une esthétique de la musique simple – et même chez Proust de la musique
triviale –, n’a cessé d’être embrassée par des romanciers, tandis que le traité
philosophique était le cadre dans lequel les théorèmes classicisants s’imposaient,
théorèmes dont l’objet était en esthétique musicale la symphonie. À la différence
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Karl philipp moritz et le problème d’une esthétique musicale classique
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
devenir forme et agir sur nous avec la calme puissance de l’art antique […]. » La
musique classique dont il formule la théorie est pour Schiller aux environs de
1795 une utopie dont la réalisation est encore à venir.
La situation intellectuelle dans laquelle émergèrent vers 1790 les
contours d’une esthétique musicale classique ou classicisante – « classique »
en tant que théorie d’une musique classique, « classicisante » parce que son
origine idéologique se situait dans le classicisme de Winckelmann – était
paradoxale. Les impulsions que donnaient la théorie de la poésie et surtout
celle des beaux-arts poussaient à s’engager dans la voie d’une esthétique de
l’autonomie et de l’œuvre ayant pour catégorie centrale le concept de forme.
Et il aurait été temps de formuler une esthétique musicale classique pour
donner au stade que Haydn et Mozart avaient atteint dans l’évolution de la
musique instrumentale un pendant théorique. Néanmoins, bien que les
conditions concrètes musicales comme les conditions philosophiques aient
été réunies, cette esthétique musicale classique ne s’est dégagée que sous une
forme abstraite et fragmentaire, parce que, d’une part, les représentants de
l’esthétique classicisante – Moritz, Schiller et Christian Gottfried Körner – ne
reconnurent pas dans la symphonie l’objet qui aurait pu donner au concept
d’« achevé en soi » un contenu musical concret, et que, d’autre part, les
compositeurs qui, à Vienne, étaient coupés de l’évolution de la philosophie,
n’accordèrent pas la moindre attention aux résultats de l’activité théorique.
Il faut donc voir dans le fait que Moritz formula une esthétique
musicale classique tout en glorifiant simultanément, dans un cadre romanesque,
le « pouvoir d’affection » de la musique, de même que dans ce qui se produisit chez
Schiller, un écart entre postulat esthétique et réalité musicale (réalité que Moritz,
toutefois – à la différence de Schiller – ne rejetait pas). La réception de la musique
telle que l’expérience de Moritz la lui avait rendue familière était déterminée par
le culte du sentiment qu’il décrivit dans Andreas Hartknopf. Et le classicisme qu’il
y opposa demeura abstrait, comme s’il ne saisissait que le vide. Moritz n’a ni vu, ni
même entrevu confusément que ce classicisme était « en réalité » une esthétique
de la symphonie, qui, au moment même où Moritz posait sa thèse de l’autonomie,
atteignait un classicisme dans lequel se réalisait ce que postulait la théorie.
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Esthétique de la forme et principe d’imitation
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
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Esthétique de la forme et principe d’imitation
Le topos pythagoricien, cette formule figée, est comme fondu par Moritz pour
être intégré à un raisonnement dynamique : l’idée d’une analogie entre, d’une
part, la « belle œuvre d’art » et, de l’autre, le tout de la nature est la conséquence
qui résulte de plusieurs conditions, à savoir, premièrement, que le beau n’est
pas appréhendé par des concepts mais par la contemplation d’un objet que les
sens ou l’imagination peuvent saisir, deuxièmement, qu’une œuvre d’art doit
nécessairement apparaître comme un ensemble cohérent clos sur lui-même,
bien que, troisièmement, la nature dans son ensemble constitue « proprement
le seul, l’unique et vrai tout ».
Or, puisque dans une belle œuvre d’art 97 les multiples relations des différentes
parties au Tout [c’est-à-dire la forme] ne sont pas tant pensées par notre entendement
qu’elles ne doivent plutôt tomber sous notre sens externe, ou être circonscrites
et embrassées par notre imagination, il s’ensuit que nos organes de sensation
prescrivent derechef sa mesure au beau. Autrement, l’enchaînement cohérent de
la Nature entière, qui comprend en soi la plupart des relations qu’il entretient à
soi-même comme au plus grand Tout pensable pour nous, pourrait en vérité être
également pour nous le beau suprême, dans le cas où cette cohérence pourrait être
embrassée en un clin d’œil par notre imagination. Car cette grande cohérence des
53
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
choses est pourtant proprement le seul, l’unique et vrai Tout ; en lui, chaque Tout
singulier est, de par l’indissoluble enchaînement des choses, seulement formé en
imagination <eingebildet> 98 , mais l’Imaginé lui-même, considéré comme un Tout,
doit encore se former dans notre représentation par analogie à ce grand Tout, et
selon les mêmes règles éternelles et fermes d’après lesquelles ce Tout s’appuie de
toutes parts sur son centre, et repose sur sa propre existence 99 .
54
Esthétique de la forme et principe d’imitation
qui en fasse une simple imitation, copie, répétition, l’art serait en effet une entre-
prise qui ne nourrit pas son homme [c’est-à-dire inutile] 101 .
Sans appeler la distinction scholastique par son nom latin, Schlegel oppose à
la nature donnée, perceptible, produite (natura naturata) la nature déduite
spéculativement, productrice (natura naturans), et à l’imitation comme simple
copie (imitatio) l’imitation comme émulation (aemulatio), qui ne recopie pas, ne
reproduit pas le modèle mais entretient avec lui un rapport d’analogie :
Si l’on donne à « nature » cette signification la plus noble, qui en fait non une masse
de produits mais le produisant même, et si l’on prend également l’expression
« imitation » au sens noble, dans lequel elle ne veut pas dire singer les traits extérieurs
d’un homme mais s’approprier les maximes de son action, alors il n’y a plus rien à
objecter ou à ajouter au principe selon lequel l’art doit imiter la nature. Cela veut
dire en effet qu’il doit, comme la nature, créant de manière autonome, organisé et
organisant, former des œuvres vivantes 103 .
55
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
L’idée d’une participation du génie à la nature, qui, prise isolément, est un topos
dont l’origine remonte à l’Antiquité, justifiait dans le contexte de la théorie
esthétique des environs de 1800 la signification et la dignité métaphysiques
reconnues à l’art. Si d’une part on présuppose – avec Giambattista Vico – que
l’homme ne peut connaître parfaitement que ce qu’il fabrique lui-même, et
si d’autre part on conçoit la productivité artistique comme participation à la
natura naturans, on aboutit au résultat que ce sont les œuvres d’art qui donnent
le mieux à voir la manière dont agit la nature productrice, qui n’est pas acces-
sible à la perception mais ne se révèle qu’à la spéculation philosophique. C’est
pourquoi l’art apparaît chez Schelling comme organon de la métaphysique 105.
L’esthétique du génie et l’idée d’autonomie – toutes deux opposées au
principe d’imitation – apparaissent donc comme étroitement liées. L’affirmation
que l’art constitue un « monde en soi » veut dire dans l’esthétique classico-
romantique qu’il refuse de reproduire et d’imiter des choses et des évènements
empiriques, elle ne signifie cependant en aucun cas que le lien avec la nature
serait rompu. Au contraire, l’art – en tant qu’œuvre du génie, qui participe à
la natura naturans – doit son origine à la nature, à cette nature productrice qui
est aussi, comme il faut nécessairement l’admettre, à l’œuvre derrière la natura
naturata donnée, c’est-à-dire qui n’est pas de la main de l’homme.
56
À propos de l’esthétique musicale de kant
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
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À propos de l’esthétique musicale de kant
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
l’éther et de l’air que sont respectivement chaque couleur et chaque son comme
un « jeu régulier des impressions », et que par conséquent « couleurs et sons
ne [sont] pas de pures sensations, mais déjà une détermination formelle de
l’unité d’un divers de sensations et [peuvent] être comptées parmi les belles
choses » (§ 14). Les sons isolés produisent certes un effet agréable dès lors qu’ils
sont purs ; mais l’agréable n’est que simple « attrait » <Reiz> (au sens trivial,
non au sens physiologique [= stimulus] du terme), et en tant que tel pas objet
du jugement de goût ; de plus la « pureté ne peut procurer un complément de
même nature à la satisfaction résultant de la forme », mais ne fait « que rendre
la forme plus exacte, plus précise, plus complète dans l’intuition » (§ 14). C’est
seulement l’association de plusieurs sons qui apparaît à Kant (quoiqu’il émette
encore des réserves) comme « forme mathématique », par laquelle le particulier
est appréhendé comme compris sous un universel, et ainsi comme belle ; les
différences entre les sons sont des « différences remarquables » <begreif liche
Unterschiede>, et l’appréhension d’une suite de sons n’est plus un « simple jeu
des sensations » mais l’« effet d’un acte de juger concernant la forme dans le
jeu de nombreuses sensations ». Kant pense à « ce qu’il y a de mathématique
dans les proportions des vibrations en musique » ainsi qu’à la « perception des
changements de qualité (et non seulement du degré de la sensation) 116 suivant
les diverses intensités de l’échelle des sons » (§ 51 ; trad. fr. p. 153) 117.
Mais la forme mathématique des suites de sons, qui procure une
satisfaction, n’apparaît pas à Kant comme une justification suffisante de la
beauté en musique.
Bien qu’elle ne soit pas représentée par des concepts déterminés, c’est de cette forme
mathématique seule que dépend la satisfaction que la simple réf lexion sur une telle
quantité de sensations, qui s’accompagnent ou se suivent, joint au jeu de celles-ci
comme une condition universellement valable de sa beauté ; et c’est seulement
d’après elle que le goût peut prétendre au droit de se prononcer à l’avance sur le
jugement de chacun.
Mais la mathématique n’a assurément aucune par t à l’attrait et au
mouvement de l’âme que provoque la musique ; elle n’est que la condition indispen-
sable […] (§ 53 ; trad. fr. p. 156)
60
À propos de l’esthétique musicale de kant
l’on nomme en musique improvisation (sans thème) [i. e. sans affect déterminé
qui donne à la musique une unité et la rende compréhensible] et même toute
la musique sans texte » fait partie des « libres beautés », qui « ne représentent
rien » (§ 16 ; trad. fr. p. 71). Ce qu’il y a de beau dans la musique, la « forme mathé-
matique », n’est que secondaire pour les effets d’œuvres concrètes, et pour le
jugement portant sur l’art, qui s’élève au-dessus du pur jugement de goût, la
musique est « plutôt jouissance que culture » (§ 53 ; trad. fr. p. 155). Kant interdit
à la musique l’accès au domaine plus élevé de ce qui est esthétique, parce que sa
« beauté formelle » élémentaire ne s’épanouit pas jusqu’à devenir « culture » mais
est effacée par des effets agréables, qui touchent les sens 118 .
La beauté est définie d’une part comme « la forme dans le jeu
de nombreuses sensations », mais de l’autre comme « l’expression d’Idées
esthétiques » (§ 51). Certes la musique est un « beau jeu des sensations », mais
dans l’impression qu’elle produit, la beauté formelle n’est qu’un élément caché,
éclipsé par la puissance de ce qui est agréable aux sens, et la musique en tant que
telle ne peut pas être « l’expression d’Idées esthétiques », elle a besoin pour cela
de l’aide de la poésie.
[…] bien que la musique ne parle que par pures sensations sans concept et par
conséquent ne laisse point, comme la poésie, quelque chose à la réf lexion, elle émeut
cependant l’âme d’une manière plus diverse et, quoique passagèrement, plus intime ;
il est vrai toutefois qu’elle est plutôt jouissance que culture. […] Le charme de la
musique, qui peut se communiquer si universellement, semble reposer sur le fait
que toute expression du langage possède dans un contexte un ton, qui est approprié
à son sens ; ce ton indique plus ou moins une affection du sujet parlant et la provoque
aussi chez l’auditeur et cette affection éveille l’idée en celui-ci, qui est exprimée
par un tel ton dans la langue ; la modulation [de la langue] est en quelque sorte une
langue universelle des sensations, intelligible à tout homme, que la musique seule
emploie dans toute sa force, c’est-à-dire comme langue des affections, communiquant
ainsi universellement d’après les lois de l’association des Idées esthétiques qui
s’y trouvent liées naturellement ; mais comme ces Idées ne sont pas des concepts
ou des pensées déterminées, seule la forme de la composition de ces sensations
(harmonie et mélodie), au lieu de la forme du langage, sert grâce à une disposition
proportionnée de celles-ci […] à exprimer l’Idée esthétique de l’ensemble harmonieux
d’une indicible plénitude de pensées, qui convient à un certain thème, qui constitue
l’affection dominante dans le morceau. (§ 53 ; trad. fr. p. 155-156)
61
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
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À propos de l’esthétique musicale de kant
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
lui, ce n’est pas seulement parce que sa « beauté formelle » (les proportions qui
existent entre les sons) est recouverte par ce qu’elle a d’agréable pour les sens que la
musique est exclue du domaine de la « culture », mais aussi parce qu’elle ne donne
que des « impressions passagères » ; « celles-ci s’évanouissent complètement » (§ 53 ;
trad. fr. p. 157) et la musique n’a pas d’existence durable dans le temps, elle retentit
et s’éteint à la fois et n’est pour cette raison pas susceptible d’apparaître comme
unité. Kant méconnaît le fait que chaque instant musical inclut la reproduction de
ce qui l’a précédé et l’anticipation de ce qui va le suivre, et n’établit pas la mise en
relation, parfaitement concevable, du « jeu musical des sensations » avec le « jeu des
facultés de connaître », qui pourrait rendre pleinement justice à l’élément temps.
Nous posons donc les questions suivantes : comment définir de manière plus
large les « thèmes » de la musique 126 ? Quel rapport entretiennent-ils d’une part
avec la « beauté formelle », de l’autre avec le caractère « passager » de la musique ?
Ce n’est en aucun cas uniquement comme « forme pure de l’intuition » que nous
concevons ici le temps 127, mais bien plutôt comme temps à la marche « humaine »,
porteur d’un passé qui augmente et s’enrichit 128.
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ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
matériel, d’agir sur les sens et la sensibilité ; mais le caractère « pur et beau »
de cette « émotion » dérive de l’« abolition » du « matériel » par la « forme » de
l’œuvre. (L’expression « émotion pure et belle », guère différente en cela de la
« calme grandeur » <stille Größ e> de Winckelmann, est presque un paradoxe,
ou du moins la formule trouvée pour désigner l’accord de tendances opposées,
l’instinct formel et l’instinct matériel, obtenu de haute lutte.) On lit ainsi dans
une lettre à Körner du 10 mars 1795 :
Le pouvoir de la musique repose manifestement sur ses composantes corporelles,
matérielles. Mais comme dans le règne de la beauté le pouvoir, qui est aveugle
[l’expression « aveugle » rappelle ce que Kant dit de l’intuition en ce qu’elle diffère du
concept], doit être aboli, la musique ne peut être rendue esthétique que par la forme.
La forme toutefois ne fait aucunement qu’elle agit comme musique, mais seulement
que tout en exerçant son pouvoir musical [pouvoir qui affecte les sens et la sensi-
bilité], elle agit esthétiquement. Sans la forme elle nous commanderait aveuglément,
sa forme sauve notre liberté. Cependant ce n’est pas la liberté à elle seule qui fait
l’esthétique mais la liberté en tant qu’elle se maintient dans la souffrance [dans la
passivité de la soumission aux effets produits par la musique sur les sens et la sensi-
bilité]. Cette souffrance est produite par le son, dont l’inf luence sur nous et l’affinité
avec nos sens reposent uniquement sur des lois de la nature. Mais dans l’esthétique
doivent aussi régner, conjointement à des lois de la nature, des lois de la liberté. D’où
la nécessité du caractère en musique, si elle doit agir comme un art du beau […] 132
66
ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK
in der Musik »], qui parut dans la revue mensuelle Die Horen 134. (L’importance
centrale que l’esthétique musicale allemande classique – qui pour la conscience
historique générale demeure dans l’ombre de sa contemporaine, l’esthétique
musicale romantique, et dont les contours n’apparaissent pas encore avec
netteté – accorda au concept de caractère, a été reconnue par Heinrich Besseler 135
et étudiée en détail pour la première fois par Wolfgang Seifert 136 .) Körner
opposait caractère et affect – éthos et pathos : « Nous distinguons dans ce que
nous appelons l’âme quelque chose de constant et quelque chose de passager, le
caractère – éthos – et l’état passionné – pathos. Est-il indifférent que le musicien
cherche à représenter l’un ou l’autre ? 137 » Le raisonnement qui doit justifier
que c’est le caractère – et non, comme d’après la théorie baroque, l’affect ou le
pathos – qui est proprement « digne d’être représenté en musique », se présente
d’abord comme une argumentation exclusivement esthétique, qui s’appuie sur
le topos de l’unité dans la diversité ; il s’avère néanmoins, si on l’analyse plus
précisément, être une construction relevant de la philosophie de l’histoire, et
dans laquelle l’esquisse d’une succession d’étapes historiques et l’ébauche d’une
systématique esthétique s’interpénètrent et se mêlent sans qu’une frontière
entre elles soit perceptible :
[…] mais le musicien est facilement sujet à l’illusion insensée qu’il lui est possible
de rendre des mouvements du cœur perceptibles aux sens comme quelque chose
d’autonome. S’il se contente alors de fournir un chaos de sons qui exprime un
mélange incohérent de passions, cela lui est certes facile, mais il ne peut prétendre
au nom d’artiste. Si au contraire il reconnaît que l’unité est un besoin, c’est en vain
qu’il la cherche dans une série d’états passionnés, […] [dans le] mélange incohérent
d’états passionnés. […] Ici tout est diversité, changement incessant, augmentation et
diminution. S’il veut retenir un état unique, il devient uniforme, terne et traînant.
S’il veut représenter le changement, celui-ci présuppose quelque chose de constant
dans lequel il apparaît 138 .
67
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
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ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
d’Oreste est inf ligé par le destin. Et c’est l’opposition entre intrigue et destin
qui définit le plus clairement le fossé qui sépare l’idée baroque et l’idée classique
d’ouvrage dramatique musical.
Toutefois, un jugement sur les « désordre ou intrigues », qui forment
selon Christian Friedrich Hunold l’« ingrédient principal » de l’opéra 144 , ne
devrait pas partir du phénomène isolé mais de sa fonction dans l’ensemble de
l’œuvre. La loi formelle de l’opéra plus ancien – seul critère pour évaluer si
l’intrigue est utile ou gênante –, c’est-à-dire du type d’opéra dont la tradition
était en décomposition quand l’ouvrage dramatique musical de Gluck s’en
détacha de manière polémique, consiste dans l’opposition radicale entre, d’une
part, le « style d’une teneur » de chaque aria, qui donne à voir un affect stable,
et, de l’autre, le principe de contraste qui domine dans la succession des arias :
« Malgré toutes les transformations de style, la ronde des affects contrastant
entre eux est demeurée pendant presque un siècle et demi la véritable âme
de l’opéra 145 . » Pour le dire avec plus d’exactitude : les affects constituent les
éléments véritablement agissants de l’œuvre dramatique musicale ; et le principe
formel sur lequel repose l’opéra plus ancien n’est pas l’évolution constante – de
caractères – mais le changement brutal – entre des « états passionnés 146 ».
« Le déroulement du tout que constituent les affects est l’essentiel ;
il est réparti entre les différents personnages, sans que leur soit accordé, en
tant que “caractères” autonomes, le moindre privilège 147. » Dans les œuvres
importantes, la succession des affects forme un habile agencement de contrastes
et de gradations. En revanche, chaque personnage apparaît – sans atteindre la
solidité d’un caractère, d’une personnalité se maintenant dans des situations et
des états affectifs variés – comme un simple cadre pour des affects qui s’abattent
sur l’âme à la manière du temps lorsqu’il tourne brusquement. Dans le théâtre,
qu’il soit parlé ou chanté, l’action, l’intrigue sont le moyen, la représentation
des affects la fin. (L’idée que l’opéra baroque était « non dramatique », qu’il était
un opéra purement musical, est contraire à l’histoire : la musique était conçue
comme de l’affect exprimé par des sons ; mais la relation de moyen à fin entre
l’action et l’affect était un présupposé dramaturgique commun à l’opéra et au
théâtre ; et s’il s’agit de juger du caractère « dramatique » ou « non dramatique »
d’un type d’opéra, on ne peut le comparer de manière pertinente qu’au théâtre
70
ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
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ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK
musicale. Mais d’un autre côté, Francesco Rosellini blâma dès 1735, dans ses
Considerazioni sopra il « Demofoonte » dell’ Abate Metastasio, les contradictions et les
incohérences des caractères imaginés par Métastase dans ses livrets d’opéra 152, si
bien qu’il semble que le primat de l’affect sur le caractère soit un principe formel
qui parvint à se maintenir dans l’opéra pour des raisons artificielles bien qu’il
fût entré en contradiction avec les représentations psychologiques de l’époque.
Métastase se justifia en 1755 en avançant l’argument que le renversement des affects
qui se produisait dans ses livrets ne permettait pas de conclure à une incohérence
des caractères mais s’expliquait par le changement des situations 153 (comme si
l’incohérence ne consistait pas précisément dans le fait d’être livré à des situations).
Calzabigi adopta d’abord, en 1755, dans sa Dissertatione su le poesie drammatiche del
Sig. Abate Metastasio, le point de vue de Métastase 154 ; mais par la suite, dans sa
Riposta à Arteaga de 1790, il recourut aux arguments polémiques de Rosellini 155.
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ÉTHOS ET PATHOS DANS L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK
François-Joseph Bélanger, La salle du trône, décor pour la mise en scène parisienne (1776)
de l’Alceste de Gluck, dessin à la plume. Bibliothèque nationale, Paris.
Le classicisme, que représente l’opéra de Gluck, est, comme par un retour en arrière, réintégré sur
le plan scénique à la tradition baroque, dont il s’était précisément détaché sur les plans musical
et dramaturgique. Le caractère monumental que revêtent les décors de Bélanger – avec leurs
immenses colonnes autour desquelles f lottent des nuages, surmontées par la voûte d’un ciel peint
qui semble s’étendre à l’infini – n’est pas, conformément au postulat de Winckelmann 168 , une
grandeur silencieuse, mais, si l’on peut dire, une grandeur tonitruante. Comme c’est si souvent le
cas, la scénographie est en retard sur la musique qu’elle tente de transformer pour la rendre visible.
77
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
une unité inséparable.) C’est par opposition d’une part à Oreste, dont le pathos
est la « furie intérieure 169 » dont les Érinnyes constituent le ref let visible, et de
l’autre à Thoas, qui rappelle le type baroque du tyran dont la peur fait éclater
la colère, que le « ton qui tient à la fois de la chanson et de l’hymne » apparaît
comme l’expression d’un caractère individuel. (Pylade est moins un personnage
qu’une allégorie de l’amitié.)
Mais l’action – et c’est ce qui fait de cette œuvre un moment décisif – est
en accord avec le stade de l’histoire de la musique que les ouvrages dramatiques
tardifs de Gluck représentent. Avec le pathos d’Oreste – et plus clairement encore
avec la possession affective de Thoas –, nous nous trouvons en présence d’un
fragment de tradition baroque (en dépit de la profonde différence qui existe entre
des affects contrastants déclenchés par un mécanisme d’intrigues et un pathos
permanent infligé par le destin). En revanche, l’éthos d’Iphigénie est habité par
l’esprit d’un âge classique et classicisant. Et le moment musical et dramatique où le
pathos d’Oreste est aboli et apaisé par Iphigénie apparaît comme l’image ou le signe
codé du moment où, dans l’histoire de la musique, la représentation du caractère
met le pur pouvoir d’affection de la musique – pouvoir vis-à-vis duquel Schiller
éprouvait une méfiance aussi grande que le sentiment qu’il avait d’y être livré 170 –
dans un équilibre qui concrétise musicalement l’idée de forme du classicisme.
78
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
elle aussi plus d’un obstacle auquel se heurte une interprétation attentive au
contexte. Schiller postule un rapprochement entre les arts en partant, comme
lorsqu’il détermine le rapport entre l’individu et l’universellement humain, du
préjugé selon lequel l’idéal de l’art ne peut être atteint que par l’abandon des
particularités de chaque art. Le spécifique apparaît comme un privilège accordé
indûment à un aspect unique, et qui doit être aboli :
La raison en est celle-ci : la musique même la plus spirituelle a en vertu de sa matière
et en tout état de cause une affinité pour les sens plus grande que ne le souffre la
véritable liberté esthétique ; la poésie même la mieux réussie prend malgré tout une
part plus considérable au jeu arbitraire et contingent de son medium, l’imagination,
que ne l’autorise la nécessité interne de la vraie beauté ; l’œuvre d’art plastique la
plus excellente, celle-ci plus qu’aucune autre peut-être, manifeste une précision
conceptuelle par laquelle elle confine à l’austère science.
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L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER
Bien que cette forme mathématique ne soit pas représentée par des concepts déter-
minés, c’est d’elle seule que dépend la satisfaction que la simple réf lexion sur une
telle masse de sensations simultanées ou successives associe à leur jeu comme une
condition universellement valable de la beauté de ce dernier 177.
81
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
la 11e lettre sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller est évidente. Körner
nomme « caractère » ce que Schiller appelle « personne ».
Quand l’abstraction s’élève aussi haut qu’elle peut, elle parvient à deux concepts
ultimes auxquels elle est obligée de s’arrêter en avouant ses limites. Elle distingue
dans l’homme quelque chose qui persiste et quelque chose qui change continuel-
lement. Ce qui persiste, elle l’appelle sa personne, ce qui change son état 179 .
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L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER
en parle par la suite dans sa 22e lettre, que Körner ne connaissait pas lorsqu’il
rédigea son essai.
Ce que Körner entend par rythme donnant à une œuvre musicale son
unité interne n’est pas clair au point d’exclure toute possibilité de malentendu.
« Ce qui est régulier dans la variation des longueurs des sons » peut être la
mesure, mais aussi le mètre, que Johann Mattheson avait appelé en 1739 « pied
sonore » 183 : une configuration de valeurs longues et brèves qui, inchangée ou
présentant des modifications qui laissent apparaître le motif de base, domine
dans un mouvement. Par la suite, Hegel a considéré la mesure comme l’élément
assurant l’unité interne en musique, et a vu en elle, comme Körner, l’expression
de la personne.
Dans cette uniformité, la conscience de soi se retrouve elle-même comme unité,
dans la mesure où, d’une part, elle reconnaît sa propre identité comme ordre de la
multiplicité arbitraire et, d’autre part, elle se souvient lors du retour de la même
unité que celle-ci a déjà été là et se manifeste, précisément par son retour, comme
règle dominante. Mais la satisfaction que le Je, par la mesure musicale, obtient
dans ces retrouvailles avec soi est d’autant plus complète que l’unité et l’uniformité
n’échoient ni au temps ni aux sons comme tels, mais sont quelque chose qui ressortit
uniquement au Je et a été déposé par lui dans le temps pour son autosatisfaction 184 .
83
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
Schiller, qui affirmait dans la 22e lettre que « la musique [devait] dans
sa noblesse suprême devenir forme 187 », n’avait pas été entièrement convaincu
par la tentative qu’avait entreprise Körner pour réaliser ce postulat conçu
comme une utopie grâce au concept de caractère et, d’une certaine manière,
le ramener à la réalité musicale concrète. Le 10 mars 1795, il écrivait à Körner :
Le pouvoir de la musique repose manifestement sur ses composantes corporelles,
matérielles. Mais comme dans le règne de la beauté le pouvoir, qui est aveugle, doit
être aboli, la musique ne peut être rendue esthétique que par la forme. La forme
toutefois ne fait aucunement qu’elle agit comme musique, mais seulement que tout
en exerçant son pouvoir musical elle agit esthétiquement 188 .
Bien que la forme ait été définie par Körner comme caractère dans le sens d’unité
interne, Schiller en parle comme d’un pur « objet de l’entendement », comme s’il
s’agissait encore de la « forme mathématique » qui, dans la Critique de la faculté de
juger, devait, en tant que « disposition proportionnée » dans le « jeu des sensations »,
justifier la prétention de la musique à figurer au nombre des beaux-arts.
84
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER
Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de
nous-mêmes et de notre état intérieur. En effet, il ne peut être une détermination des
phénomènes externes : il n’appartient ni à la figure, ni à la position, etc. ; en revanche,
il détermine le rapport des représentations dans notre état intérieur. Et précisément
parce que cette intuition interne ne donne aucune figure, nous cherchons à réparer
ce défaut par des analogies : nous représentons la suite du temps par une ligne qui se
prolonge à l’infini […] 189 .
Le fait que la musique, à la différence des arts plastiques, ne procure pas une
impression durable mais seulement fugitive et qu’elle émeut l’âme, « d’une
manière plus diverse et, quoique passagèrement, plus intime » que la poésie,
était pour Kant une raison pour juger qu’elle était à vrai dire « plutôt jouissance
que culture » 190. Et ce n’est pas par hasard que Schiller prit un exemple musical
lorsqu’il décrivit dans la 12e lettre sur l’éducation esthétique de l’homme l’état
d’un homme entièrement rempli d’un sentiment, qui l’enferme ainsi dans un
« moment » unique et le rend étranger à la conscience de lui-même : c’est le son
d’un instrument qui provoque l’être hors de soi-même 191 .
Il semble que l’emprisonnement dans chaque instant musical, qui
n’est pas tant rattaché au suivant que supprimé par lui, soit caractéristique de
la perception de la musique sur laquelle reposent les réf lexions de Kant et de
Schiller. Les particules sonores ne se rassemblent pas pour constituer une forme
susceptible d’être gardée en mémoire – que « la musique [doive] dans sa noblesse
suprême devenir une forme » est dans la 22e lettre un postulat esthétique et non la
description d’une réalité esthétique présente –, elles passent au contraire à l’instant
où elles naissent, comme les sentiments dont elles sont l’expression fugace.
Eduard Hanslick, dont le traité Du Beau musical scandalisa les
contemporains au moment de sa parution en 1854, est le premier à avoir exprimé
avec suffisamment de force pour lui donner une inf luence historique la thèse
qui pose que la musique – plus exactement la musique instrumentale classique –
est de la « forme sonore en mouvement », que la forme doit, en musique, être
comprise comme de l’esprit et que l’esprit se manifeste dans la forme. Et ce n’est
pas un hasard si Hanslick parlait d’un côté d’« intuition » musicale et polémiquait
de l’autre contre une « esthétique du sentiment » qu’il qualifiait de « viciée » 192.
Dans l’esthétique contemporaine du classicisme viennois 193 , visée par les
attaques de Hanslick, pour qui elle avait mal compris la musique classique,
85
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
86
L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER
demi-phrases et périodes, c’est-à-dire ce que Hanslick appela plus tard « le rythme
en grand ». Le fait que Schelling a emprunté sa description de la réalité musicale
concrète à l’article « Rythme » de la Théorie générale des beaux-arts de Sulzer 196
– source à laquelle Schiller puisait lui aussi ses connaissances musicales – ne change
rien à son originalité ; en effet, c’est l’interprétation philosophique posant que la
musique, dans laquelle se manifeste un « rythme en grand », « n’est plus soumis[e]
au temps mais l’a en [elle]-même », qui fait de la théorie du rythme de Sulzer une
esthétique classique. Ce n’est pas un hasard si Schelling, comme le fit plus tard
Hanslick, s’éloigne de l’esthétique du sentiment, qui prédominait à son époque,
dans l’exacte mesure de son insistance sur la forme que fonde le rythme : « Nous
ferons totalement abstraction [des affects que la musique exprime et suscite] dans
notre analyse du rythme, sa beauté n’est pas matérielle et il n’a pas besoin, pour
plaire absolument et enchanter une âme qui y est sensible, des émotions purement
naturelles pouvant se trouver dans les sons pris en eux-mêmes et à part 197. »
87
CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
Francesco de’ Guardi, Concert de gala à Venise dans la Sala dei Filarmonici, 1782.
Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Alte Pinakothek, Munich.
Le concert donné par les musiciennes rassemblées à la tribune apparaît comme ornement et acces-
soire – et non comme le centre – d’un évènement social dont la substance consiste à voir ceux
auxquels leur statut permet d’y participer et à être vu. L’attention exclusive accordée à la musique
considérée comme ce qui importe véritablement demeura d’abord limitée à la musique de chambre
quand on y prenait part soi-même, et n’a été imposée comme norme de comportement lors des
concerts publics que par la bourgeoisie cultivée du xix e siècle. Prendre la musique au sérieux au
même titre que la poésie est une attitude évidente depuis le romantisme, mais qui, au xviiie siècle,
serait apparue précisément aux esprits éclairés comme une affectation ridicule.
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L’ESTHÉTIQUE MUSICALE DE SCHILLER
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CHAPITRE 1 : L’IDÉE DE CLASSIQUE ET LA RÉALITÉ DES AFFECTS
qui échappe à l’emprise du temps en assemblant les parties qui passent dans
le temps ; cet état de choses ne doit pas être imputé uniquement au caractère
limité de son expérience musicale, mais doit également être versé au compte du
fait tout extérieur que les exécutions répétées nécessaires à la compréhension
formelle de la musique instrumentale n’étaient pas encore la règle.
Quand Schiller parlait dans la 22e lettre sur l’éducation esthétique de
l’homme de ce que la musique devait « devenir forme », il formulait une expérience
esthétique qu’il n’avait pas faite mais dont il avait l’intuition diffuse qu’elle
était possible : l’expérience de ce qu’à l’écoute répétée d’une œuvre, l’auditeur
distingue une forme qui lui apparaît quasi visuellement, comme l’agencement
pour ainsi dire spatial des parties. De la complémentarité entre antécédents et
conséquents, du réseau des relations qu’entretiennent les thèmes et les motifs
et de la disposition des tonalités, faite d’enchaînements d’ordre causal et
d’antithèses, résulte un aspect général qui rend compréhensible la comparaison
de la musique avec l’architecture. Mais la fixation du processus sonore en une
structure que l’on peut embrasser d’un seul regard n’est pas le dernier stade
que la perception musicale peut atteindre ; si tel était le cas, l’analyse d’œuvres
musicales dans laquelle leur glose en termes spatiaux est effectuée d’emblée et
constitue le point de départ, serait le type même de l’expérience esthétique. Le fait
que l’auditeur se représente d’emblée, visuellement, le réseau des relations entre
les parties réduit, voire supprime l’attention intense appliquée au processus au
cours duquel les rapports entre les éléments solidaires sont établis – processus
qui inclut, comme le déroulement d’un récit, des détours et des attentes
trompées. Mais pour que l’expérience esthétique de la musique instrumentale
soit adéquate, la compréhension formelle doit, une fois que l’on est parvenu à
saisir la structure d’un seul regard, essayer de revenir, devant l’arrière-plan que
forme cette conscience de la structure, à la perception originelle du processus et
aux surprises, ambiguïtés et incertitudes qu’elle contient. L’idée d’une « seconde
immédiateté », qui est présente dans cette exigence, peut sembler paradoxale.
Pourtant, elle s’impose avec tant de force que l’on ne peut l’écarter ; car dans la
musique instrumentale classico-romantique, la forme est toujours en même
temps une structure dont on doit avoir une vue d’ensemble et un processus dont
l’essence inclut l’attention impatiente fixée sur la progression.
90
CHAPITRE 2
« DJINNISTAN » OU LE ROYAUME
DE LA MUSIQUE ABSOLUE
ESTHÉTIQUE MUSICALE ROMANTIQUE ET CLASSICISME VIENNOIS
1
L’idée d’un « pas de l’oie des époques », comme Ernst Bloch appelait
sarcastiquement le schéma en vigueur dans l’histoire intellectuelle d’ancienne
observance, a été abandonnée depuis longtemps. Personne en effet ne nie plus
la coexistence de tendances divergentes à des époques dont l’« unité stylistique »
célébrée autrefois n’est qu’une apparence, née des aspirations nostalgiques de
générations ultérieures cherchant dans le passé ce que le présent leur refuse.
L’« image romantique de Beethoven », l’interprétation donnée du
musicien par E. T. A. Hoffmann – qu’Arnold Schmitz 1 considère comme aussi
erronée qu’enthousiaste –, est l’œuvre d’un contemporain, non d’un représentant
d’une génération postérieure. (Et la lettre de Beethoven à Hoffmann du 23 mars
1820 montre que le premier ne peut en aucun cas avoir ressenti les recensions
du second, qui esquissaient une métaphysique de la musique instrumentale,
comme étranges ; rien n’autorise à dénier toute signification à cette lettre sous
prétexte qu’elle constituerait une manœuvre tactique.) L’esthétique musicale
romantique, représentée par Wackenroder, Tieck et Hoffmann – si ce n’est déjà
par les Regards d’un compositeur sur la musique des esprits [Blicke eines Tonkünstlers
in die Musik der Geister, 1787] du baron d’Empire 2 von Dalberg –, et le classicisme
viennois, dont les « Quatuors russes » de Haydn (1781) sont considérés comme
l’acte de naissance, appartiennent à la même époque et peuvent être conçus
comme son esprit mis en mots ou en notes.
La concomitance de tendances et de traditions hétérogènes est
troublante, mais ce qui l’est plus encore, c’est le fait paradoxal qu’autour de
1800 il n’existait ni une esthétique musicale classique qui correspondît à la
93
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
94
Esthétique musicale romantique et classicisme viennois
dans toute la musique qui lui semblait importante : dans des motets de Palestrina
comme dans des symphonies de Mozart. L’éclectisme de ses propres œuvres
précoces (Ondine [Undine] ne fut composé qu’en 1813-1814), ce mélange stylistique
de Bach et de Mozart, ne l’empêchait donc pas de les ressentir comme romantiques
au sens ou il l’entendait, c’est-à-dire comme suscitant des fantaisies romantiques.
Becking n’a pas explicitement donné les raisons pour lesquelles une
intention romantique qui ne parvient pas à devenir phénomène, mais se saisit
des œuvres pour ainsi dire de l’extérieur doit quand même être prise au sérieux.
Et il semble qu’il se soit livré à une déduction illégitime. Ayant observé que
dans les œuvres littéraires de Hoffmann, c’est toujours uniquement le passage,
le seuil menant à l’autre monde mystérieux qui est décrit et non le « royaume
des esprits » lui-même, qui s’ouvre à l’improviste au milieu du quotidien,
Becking fut conduit par ce constat à l’idée que dans les œuvres musicales de
Hoffmann le simple éveil de représentations psychiques romantiques, analogue
au phénomène du seuil dans les créations littéraires, suffit pour que la musique
puisse être qualifiée de romantique. Or dans les œuvres littéraires, le passage
– qui, certes, n’est pas le Djinnistan auquel il mène – a pris forme poétiquement,
et comme passage représenté, devenu langage, il n’est pas comparable avec la
simple intention à laquelle en reste la musique de Hoffmann.
Dans le détail aussi, les analyses sur lesquelles Becking s’appuie pour
interpréter la musique de Hoffmann et de Louis Ferdinand comme romantique
sont souvent problématiques. Becking cite comme paradigme le début de l’adagio
lento e amoroso du quatuor avec piano opus 6 de Louis Ferdinand et voit dans
son parcours harmonique et mélodique « l’image d’une extrême instabilité 5 ».
Mais il méconnaît que les mesures 5 à 10, qui forment manifestement le passage
auquel il pense (car les mesures 1 à 4 sont très simples), reposent sur une structure
composée de dixièmes (si ♭*, la ♭*, sol ♭*, fa*, sol ♭, fa, mi ♭, ré ♭ 6) et une cadence
conventionnelle, qui donnent au chromatisme une assise solide. (Une structure
semblable sert de base au thème de l’adagio de l’opus 5, qui se serait mieux prêté
que l’opus 6 à la comparaison que Becking effectue avec l’opus 13 de Beethoven.)
On ne peut pas parler de « trouble » romantique.
Les arguments avancés pour justifier la thèse selon laquelle l’esthé
tique musicale romantique constitue le pendant d’œuvres musicales produites
95
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
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Esthétique musicale romantique et classicisme viennois
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CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
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Esthétique musicale romantique et classicisme viennois
stylistique entre la musique expressive des années 1790, marquée par le culte de
la sensibilité, et l’esthétique musicale que l’on appelle « romantique » d’après la
convention des historiens.
Toutefois, cette objection passe outre au fait que le concept de
« romantisme » ne renvoie pas seulement à un style mais en même temps à un
rang sur une échelle qualitative, et ce presque autant que celui de « classicisme ».
(En neutralisant ce type de termes pour en faire des dénominations de styles
propres à des époques, on se livre à ces « précisions » dont le prix est que le concept
« clarifié » se retrouve vidé de son contenu.) Un « préromantique » est aussi peu
un romantique qu’un « préclassique », qui anticipe stylistiquement un aspect du
classicisme, n’est un classique, c’est-à-dire un compositeur paradigmatique se
distinguant de son époque.
Hoffmann définissait dans sa recension de la 5e symphonie de
Beethoven l’« esprit romantique » qu’il sentait « respirer » dans les symphonies de
Haydn, Mozart et Beethoven comme une « intime expérience de l’originalité de
leur art » 23. Le « romantisme » tel que l’entend Hoffmann est donc, dans la mesure
où, en lui, la musique parvient à elle-même, un « classicisme » du point de vue
de la philosophie de l’histoire, c’est-à-dire une époque de perfection. Et l’idée de
rang n’a pas été totalement abandonnée par la suite, lorsque le romantisme a été
défini comme un style propre à une époque : des scrupules involontaires nous
empêchent de compter Zumsteeg au nombre des « romantiques » – ou Pleyel à
celui des « classiques » –, et c’est Schubert, non Tomášek, qui est considéré comme
le fondateur de la pièce romantique pour piano. (Le terme de « romantique
secondaire » <Nebenromantiker> créé par Walter Niemann pour désigner des
compositeurs mineurs du romantisme 24 n’est donc pas aussi erroné qu’il le
semble aux contempteurs du jugement de valeur dans l’historiographie.)
L’opposition entre le « préromantisme » que Wackenroder et Tieck
reprennent et l’esthétique romantique vers laquelle ils se dirigent se manifeste
jusque dans les textes eux-mêmes. Dans l’essai Symphonies, Tieck décrit – sans
nommer le compositeur – l’ouverture (ou « symphonie ») Macbeth de Reichardt,
que Becking qualifie d’« authentique produit du Sturm und Drang, à l’agitation
rebelle, plein d’effet, habité d’une unique tendance : agir sur les sens et la
sensibilité directement et sans intervention d’éléments ennoblissants 25 ». Tieck
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CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
« célèbre », comme le formule Becking, « le Sturm und Drang musical et lui envie
sa possibilité d’effet directe, immédiate » 26 . En lisant l’accumulation poétique
d’atrocités 27 que Tieck entend dans cette musique, on se sent ramené à l’époque
de ses débuts littéraires, par exemple dans son roman William Lowell. Avant de
devenir un romantique, Tieck fut un « romantique trivial ».
En revanche, aucune trace d’attitude « plein[e] d’effet » n’est plus
perceptible dans les pages sur l’esthétique de la symphonie qui précèdent la
description de l’ouverture Macbeth. Cette théorie est au contraire pleinement
romantique dans le sens où Tieck ne met justement pas en avant la violence avec
laquelle la musique agit sur l’auditeur ou la douceur avec laquelle elle l’émeut,
mais loue sa capacité à le ravir pour l’entraîner dans un paradis artificiel : les
sons, que « l’art a découverts d’une façon merveilleuse », forment « un monde
en soi à part » 28 . La musique vocale, qui est « peut-être » dans la nécessité de
« reposer entièrement sur des analogies avec l’expression humaine », apparaît
– en complète opposition avec l’esthétique musicale du xviii e siècle, qui était
avant tout ou presque exclusivement une esthétique de l’opéra – comme un « art
limité », secondaire ; c’est seulement dans la musique instrumentale que « l’art
est indépendant et libre, lui seul se prescrit à lui-même ses lois, il laisse parler
son imagination, se livrant à une improvisation ludique et sans but, et pourtant
il remplit et atteint le but le plus élevé, il suit entièrement ses obscurs instincts
et exprime par ses jeux ce qu’il y a de plus profond et de plus merveilleux » 29 .
L’esthétique musicale romantique de Wackenroder, Tieck et Hoffmann est une
métaphysique de la musique instrumentale.
Cela ne veut aucunement dire que l’on serait en droit d’assimiler sans
réserves le « saut qualitatif » qui sépare le « préromantisme » – le préromantisme
musical de l’ouverture Macbeth de Reichardt comme celui, littéraire, des
œuvres de jeunesse de Tieck – du véritable romantisme à l’orientation vers une
métaphysique de l’art, comme si de la métaphysique et de la simple expression
du sentiment caractéristique de l’Empfindsamkeit et du Sturm und Drang, la
première était à priori le plus élevé et le plus sublime, et la seconde le moindre
et le bas. Ce fut précisément le sort de la philosophie romantique de la musique
que d’être, au xix e siècle, transformée par l’usure en une esthétique populaire qui
méritait le peu de cas que faisaient d’elle ses contempteurs positivistes, lesquels
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Esthétique musicale romantique et classicisme viennois
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CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
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Esthétique musicale romantique et classicisme viennois
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LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN
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CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
dans un monde purement poétique 48 . » Tieck met en avant la musique instru-
mentale, dans laquelle « l’art est indépendant et libre », par rapport à la musique
vocale, qui n’est « toujours qu’un art limité » : « Elle est et demeure déclamation
et discours rehaussés. » 49 Mais en détachant la musique absolue, dont il fondait
l’esthétique, du rhétorique et du caractéristique pour l’élever jusqu’au métaphy-
sique, Tieck entrait dans une contradiction manifeste avec Beethoven, qui
concevait sonates et symphonies comme un art « du discours » et comme « repré-
sentation [sonore] du caractère » 50.
D’un autre côté cependant, la simplification consistant à dire que
Hoffmann aurait soumis la symphonie « classique » à un modèle d’interprétation
« romantique » est erronée ou du moins insuffisante. En effet, certaines des
catégories essentielles sur lesquelles repose la recension de la 5e symphonie
ne sont issues ni de l’esthétique musicale romantique de Wackenroder et de
Tieck, ni des amorces d’esthétique musicale classique que l’on peut découvrir
dispersées chez Karl Philipp Moritz et Christian Gottfried Körner 51 , mais d’une
tradition intellectuelle et esthétique qui existait parallèlement au classicisme et
au romantisme et dont l’origine, dans l’esthétique de la symphonie comme dans
la théorie poétique, se situait loin en amont, au cœur du xviiie siècle – tradition
qui trouvait sa manifestation poétique dans les œuvres de Klopstock, Jean Paul
et Hölderlin. Et si le romantisme de Wackenroder et de Tieck – ainsi que les
fantaisies exaltées de Bettina Brentano – étaient étrangers au monde intérieur
de Beethoven, la poétique de Klopstock et du Göttinger Hainbund 52, qui, comme
nous le verrons, marqua profondément le texte de Hoffmann sur Beethoven,
faisait, elle, tout à fait partie des éléments de tradition avec lesquels il avait
grandi et auxquels il restait attaché.
L’article « Symphonie » écrit par Schulz pour la Théorie générale des
beaux-arts de Sulzer est sans aucun doute représentatif des idées que l’on associait
à la musique instrumentale de grand style dans l’Allemagne de la fin du xviiie
siècle. D’après Schulz, le style qui s’exprime ou doit s’exprimer dans la symphonie
est le style élevé ou sublime. « La symphonie est surtout propre à exprimer le
grand, le solennel et le sublime 53 . » Mais le modèle poétique que la symphonie
rappelait à Schulz était l’ode : « Un allegro de ce genre est dans la symphonie ce
qu’une ode pindarique est dans la poésie ; comme elle, il élève et saisit l’âme de
110
LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN
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CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
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LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN
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CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
Le maître de chapelle Johannes Kreisler, « dessiné d’après nature par Erasmus Spinner 65 », est
Hoffmann lui-même – il n’est pour s’en apercevoir pas même nécessaire de remarquer la partition
d’Ondine qui est posée sur le piano. La tenue d’intérieur rappelle que Hoffmann aimait voir surgir,
au milieu du monde quotidien trivial, le « lointain royaume des esprits » dont il entendait la
« langue mystérieuse » dans la musique. Comme dans Le Vase d’or [Der goldene Topf], Djinnistan ou
l’Atlantide peuvent se cacher à Dresde derrière le premier coin de rue venu.
114
LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN
« réf lexion », est moins étroitement liée aux dithyrambes sur le « romantisme »
musical qu’elle n’en a l’air au premier abord. Et si la théorie de la symphonie
défendue par Hoffmann vient pour certains traits essentiels du xviiie siècle, dont
il n’est pas légitime d’identifier sans réserves l’« esthétique du génie » au « roman-
tisme » – en tout cas pas dans une étude sur Beethoven, qui, c’est manifeste, était
aussi proche de Rousseau qu’il était intérieurement éloigné de Wackenroder et
de Tieck, de Novalis ou de Friedrich Schlegel –, on peut d’un autre côté montrer
que le modèle d’interprétation hoffmannien fut aussi partagé au xix e siècle par
des auteurs de textes sur la musique qui peuvent difficilement être comptés
au nombre des romantiques, comme par exemple Friedrich Rochlitz. L’idée
de développer une théorie de la symphonie à partir de l’esthétique du sublime
n’appartenait donc en aucun cas exclusivement au romantisme, même si des
romantiques la reprirent et la modifièrent de façon caractéristique.
À vrai dire, Rochlitz considérait le concept de « sublime », qui
dans la langue des esthéticiens du début du xix e siècle englobait aussi bien le
style vocal de Palestrina que le style instrumental de Beethoven, comme trop
indifférencié, et établissait pour cette raison une distinction terminologique
entre le « sublime », qui selon lui trouvait son expression dans la musique d’église
relativement ancienne, et le « grand » tel qu’il se manifestait dans la symphonie
moderne. (Dans son essai Ancienne et nouvelle musique d’église [Alte und neue
Kirchenmusik] de 1814, Hoffmann orienta vers la philosophie de l’histoire le
problème consistant à opérer une médiation conceptuelle entre le style sublime
de l’ancienne musique d’église et celui de la musique instrumentale moderne.)
Le « grand » tel que le conçoit Rochlitz est « le puissant, le saisissant » 66.
« Le sentiment du grand est – si l’on peut dire – plus terrestre que le sentiment
du sublime ; il est plus violent, plus chargé d’affect, plus irrésistible 67. » Même le
« désordre apparent », cette caractéristique issue de la théorie de l’ode, revient
chez Rochlitz : « La musique exige, quand elle a pour caractère le grand, que
s’y pressent des mélodies et des tournures harmoniques semblant de prime
abord incompatibles, mais qui malgré cela sont liées ensemble pour former
un tout mélodique et harmonique 68 . » Et Rochlitz de décrire le caractère
surprenant, inopiné des transitions soudaines presque dans les mêmes termes
que Schulz : « Les modulations dans des tonalités étrangères sont fréquentes,
115
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
non pas discrètes et progressives, mais frappantes et rapides. » Mais le fait que
l’apparemment « incompatible » produise quand même un « tout » – que, comme
le disait Hoffmann, ce dont l’effet nous submerge laisse percevoir « la haute
lucidité du maître » – constituait d’après la conception en vigueur au xviiie siècle,
résumée par Sulzer dans l’article « Sublime » de la Théorie générale des beaux-arts,
l’essence du style sublime :
Quand le désordre et la confusion donnent naissance à l’ordre, c’est une pensée
sublime pour ceux qui, au moins jusqu’à un certain point, reconnaissent comme
vrai qu’à partir de tout le désordre qui règne dans le monde physique et le monde
moral, le plus bel ordre est produit dans le tout 69 .
L’« étonnement » est selon Burke « l’effet du sublime à son plus haut degré » ; et
l’« horreur », qui suscite aussi bien de la peur que de l’étonnement, est rangée
parmi les caractéristiques du sublime de même qu’une « obscurité » qui
« augmente notre frayeur » 72 – et que l’« infini », qui « remplit l’esprit de cette
sorte d’horreur délicieuse qui est l’effet le plus authentique et le meilleur critère
du sublime » 73 . (Schiller caractérisait plus radicalement le sentiment du sublime
comme « un sentiment mixte. Il est un composé de douleur, s’exprimant à son
116
LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN
degré le plus élevé sous la forme d’un frisson, et de gaîté, qui peut aller jusqu’au
ravissement […] 74 ».)
Dans sa recension de la 5e symphonie de Beethoven, Hoffmann soumit
l’esthétique du sublime, que l’on peut sans exagération compter au nombre des
éléments de tradition les plus anciens d’une théorie de la symphonie, à une
réinterprétation qu’il ne faudrait pas considérer comme négligeable, sans non
plus la qualifier précipitamment de « romantique », car Jean Paul, qui fut le modèle
suivi par Hoffmann, s’il reprit dans le Cours préparatoire d’esthétique [Vorschule
der Ästhetik] quelques-unes des impulsions données par les romantiques, peut
cependant difficilement être caractérisé comme l’un de leurs partisans.
Hoffmann doit même à Jean Paul des détails de formulation. « Le
goût romantique est rare, plus rare encore le talent romantique […] 75 », écrit-il.
Et Jean Paul : « Voilà pourquoi le goût romantique est aussi rare que le talent
romantique 76 . » « Pourtant, il est pour la réf lexion <Besonnenheit> l’égal de Haydn
et de Mozart. Il ne confond pas sa subjectivité avec le royaume intérieur des sons,
et commande à celui-ci en souverain absolu 77 » (Hoffmann) ; « Mais il existe une
plus haute lucidité <Besonnenheit>, celle qui divise le monde intérieur lui-même,
et le partage entre un Moi et son empire, entre un créateur et son monde 78 . »
(Jean Paul) Il ne faudrait néanmoins pas se laisser induire en erreur par l’accord
qui s’observe dans les mots et ignorer les différences qui existent dans les idées
qu’ils expriment. La « plus haute lucidité » de Jean Paul est une conscience qui ne
fait pas qu’un avec une chose vers laquelle elle est dirigée, mais opère en même
temps un retour sur elle-même : elle est un « double regard simultané sur soi,
dans un double miroir où l’on se dévisage et se détourne de soi tout à la fois 79 ».
Hoffmann, en revanche, semble simplement vouloir dire que Beethoven ne
s’abandonnait pas sans réf lexion « à sa fougue et à son inspiration immédiate 80 »,
mais observait un équilibre entre fantaisie et calcul. Le « soin réf léchi » attribué
à Beethoven par Hoffmann, dont il faisait l’éloge et dont il cherchait à mettre en
évidence les manifestations en analysant la structure de la 5e symphonie, n’est
donc pas l’autoréf lexion du processus créateur, dont les romantiques avaient
fait un élément essentiel de la création littéraire elle-même, mais simplement la
réf lexion tout court qui préside à la composition, réf lexion qui, dans la théorie
de la symphonie comme dans la poétique de l’ode, et, au-delà de ces champs
117
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
L’unité structurelle et l’unité esthétique sont deux aspects d’une même chose.
Dans le chapitre « Source de la poésie romantique » du Cours
préparatoire d’esthétique, Jean Paul esquisse – en recourant à des catégories
semblables à celles utilisées avant lui par Schiller comme par Friedrich et August
Wilhelm Schlegel, et plus tard par Karl W. F. Solger ou Hegel – une théorie de
l’opposition entre l’ère moderne chrétienne et l’ère antique païenne. Ce schéma
typologique embrassant à la fois l’esthétique et l’histoire culturelle, que les
différents auteurs ne firent que modifier ponctuellement, était autour de 1800
pour tous ceux qui avaient reçu une formation philosophique l’une des formes
de pensée qui allaient de soi. Il oppose au monde extérieur le monde intérieur,
au fini, ou limité, l’infini, au naïf le réf léchi, ou sentimental, et à la possession
tranquille du naturel la nostalgie de la nature.
— Que resta-t-il alors à l’esprit poétique, quand le monde extérieur se fut écroulé ?
— Ce monde intérieur, dans lequel l’autre s’écroula. […] Mais comme la finitude
ne concerne que les corps, et comme dans les esprits tout est infini ou inachevé,
118
LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN
le royaume de l’infini se mit à f leurir, en poésie, sur les cendres de la finitude. […]
au lieu de la joie sereine des Grecs apparut tantôt une nostalgie infinie, tantôt la
béatitude ineffable […].
119
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
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LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN
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CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
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LA CRITIQUE DE LA 5e SYMPHONIE DE BEETHOVEN PAR E. T. A. HOFFMANN
la « loi morale » qu’il retirait de sa lecture de Kant, est un fait évident qui n’a jamais
été nié. Et si Beethoven, en dépit d’une production qui couvre tous les genres
musicaux sans exception, fut avant tout considéré, par les contemporains comme
par les générations ultérieures, comme un compositeur symphonique, c’est sans
aucun doute parce qu’il combla une attente qui était depuis toujours attachée à ce
genre, mais fut rarement satisfaite. (Dans le public musical, la symphonie en sol
mineur de Mozart est passée quasiment inaperçue.) On peut aller jusqu’à rendre
compte des faits historiques par le paradoxe suivant : Beethoven seul a fait de la
symphonie ce pour quoi on l’avait toujours tenue sans qu’elle le fût réellement.
Quant à la recension de Hoffmann, ce ne fut rien de moins que le
document littéraire qui témoignait de l’évènement en train de se produire
dans les symphonies de Beethoven, cet évènement de l’histoire de la musique
que l’on peut comprendre comme la réalisation d’une intention esthétique du
xviii e siècle qui n’avait pas trouvé sa traduction dans les faits. Car ce qui donne sa
123
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
composition est pour Hoffmann la parenté latente des thèmes, qui assure la
cohérence interne de l’œuvre 92 . Hoffmann concevait le « motif rythmique »
dont le constant retour rattache de l’intérieur les éléments du mouvement
les uns aux autres comme le signe codé d’une nostalgie métaphysique 93 et
non comme la représentation musicale d’un caractère au sens où l’entendait
Körner 94 – c’est-à-dire comme l’expression sonore d’un éthos, qui selon ce
dernier se manifeste avant tout dans un rythme –, et c’est certainement là
une modification « romantique » de l’intention de Beethoven. Mais, et c’est
plus essentiel, Hoffmann comprit la portée historique du processus qui
consistait dans la réalisation par Beethoven du « type idéal » de la symphonie
que l’esthétique du xviii e siècle avait anticipé – or, d’une manière générale, la
critique se légitime moins par sa force de conviction dans le détail que par le
choix pertinent qu’elle fait du niveau où elle place son objet.
124
MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN
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CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
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MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN
Mais ce même « éclat d’une pourpre romantique », qui, dans la musique instru-
mentale moderne, apparaît pour ainsi dire concentré, illumine aussi la nouvelle
musique d’église, que Hoffmann anticipe et appelle de ses vœux plutôt qu’il ne
la trouve déjà réalisée dans le présent :
Or, il est certain que le compositeur d’aujourd’hui ne pourra guère concevoir
dans son âme qu’une musique parée de toute la luxuriance actuelle. L’éclat des
divers instruments, dont certains sonnent si magnifiquement sous les hautes
voûtes, transparaît partout ; pourquoi chercher à s’y soustraire, puisque l’Esprit
moteur de l’univers a doté de cet éclat l’art mystique de notre siècle pionnier de la
spiritualisation ? 100
127
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
128
MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN
elle interprèterait des cantiques pendant le culte 103. » (Cette distinction veut dire
que la musique d’église est soit partie intégrante du culte, soit un ajout.)
Le concept de « culte musical » est à vrai dire profondément
problématique ; et en répétant avec insistance que la musique ne sert pas
seulement le culte mais qu’elle est bien plutôt « elle-même culte », Hoffmann se
hasarde à avancer une thèse extrêmement fragile du point de vue théologique, et
qui, si elle peut être justifiée, ne peut l’être que par la philosophie de l’histoire.
(La religion du sentiment de Schleiermacher maintient certes ouverte une voie
menant d’une contemplation esthétique transfigurée devenue recueillement
au sentiment religieux, mais elle ne légitime en aucun cas l’idée que la musique
serait « elle-même culte », puisqu’elle traite l’art comme moyen en vue d’une fin
qui est l’éveil religieux.)
Sans la conviction intacte de ce que le langage qui transmet la parole
de Dieu est substantiel, une musique d’église authentique est à peine concevable.
Une esthétique dont les présupposés comprennent une remise en cause radicale
du langage – et le scepticisme à l’égard du langage est le pendant indissociable
de l’élévation de la musique « pure », absolue, au métaphysique – porte ainsi
atteinte aux fondements de la musique d’église, dont la fonction dans la liturgie
consiste à soutenir et à mettre en lumière les paroles proclamées. (La musique
instrumentale n’est certes pas inadmissible, mais elle demeure liée à des actes
liturgiques qu’elle accompagne.)
La métaphysique de la musique instrumentale absolue, qui est au
centre de l’esthétique de Hoffmann, était inspirée par l’idée que la musique
est un langage supérieur au langage verbal : un langage exprimant ou donnant
l’intuition diffuse de l’indicible, de ce que de simples mots ne peuvent
atteindre. Le fossé qui sépare l’esthétique de Hoffmann de la théologie est donc
infranchissable : l’affirmation que le langage verbal est métaphysiquement
insuffisant est une maxime aussi fondamentale pour l’esthétique musicale
romantique qu’elle est purement et simplement destr uctrice pour une
dogmatique de la musique d’église.
Hoffmann intervertit d’une certaine façon les fonctions tradi
tionnelles de l’élément verbal et de l’élément musical : le « purement musical »
– et si le concept hoffmannien de musique opéra un renversement révolution-
129
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
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MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN
d’un autre côté la condition sine qua non de son interprétation métaphysique,
interprétation dont dépend à son tour l’utopie hoffmannienne d’une restauration
de la musique d’église à partir de l’esprit de la symphonie. Pour mettre l’accent
sur l’essentiel, on peut dire que Hoffmann se voit dans la nécessité aussi bien
d’affirmer l’autonomie de la musique que de la nier : de l’affirmer, parce qu’elle est
la condition de la substance religieuse qu’il attribue à la musique, substance qui
doit se transporter dans la nouvelle musique d’église qu’il appelle de ses vœux ; de
la nier, parce que le but liturgique compromet l’autonomie – et par là les ressources
qui doivent nourrir le recueillement.
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CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
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MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN
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MUSIQUE D’ÉGLISE ET OPÉRA DANS L’ESTHÉTIQUE D’E. T. A. HOFFMANN
Karl Friedrich Schinkel, décor pour la mise en scène berlinoise de l’Ondine de Hoffmann (1816).
Berlin, Schinkel-Museum, Nationalgalerie.
Le palais de Kühleborn, roi des esprits des eaux, tient dans la représentation qu’en donne Schinkel
à la fois d’une grotte où se forment des stalactites et d’une architecture monumentale d’ampleur
orientale. Il était inévitable que le royaume des esprits dont Hoffmann pressentait en imagination
l’image lointaine quand il écoutait des symphonies de Beethoven, prît, dès lors qu’il devait devenir
réalité concrète sur scène, presque automatiquement les traits d’un style oriental fictif tel qu’il
était, depuis le Moyen Âge, associé à l’univers du conte. L’élément romantique, qui voudrait en fait
rester de l’ordre de l’intuition, ne supporte guère de quitter ce registre pour être rendu visible et
prendre des contours bien dessinés. Quand il doit se réaliser, il tombe presque inéluctablement
dans un décoratif de fantaisie.
135
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
absolue et que l’on peut pour ainsi dire les y récupérer, est une intuition
enthousiaste qui ne peut être esthétiquement présente dans la réalité du théâtre
ou de la liturgie qu’à quelques moments peu nombreux. Wagner créa, pour ce
que Hoffmann imaginait, le concept de « mutisme sonore » <tönendes Schweigen> :
la situation dans laquelle les mots sont impuissants et où, pour le dire dans la
langue de Wagner, marquée par l’inf luence de Schopenhauer, seule la « mélodie
orchestrale […] exprime l’essence la plus intime du monde », telle est la situation
véritablement romantique. Au fond, l’opéra romantique que Hoffmann est
censé avoir fondé comme genre est demeuré tout autant utopie que la nouvelle
musique d’église qu’il appelait de ses vœux.
136
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach
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CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
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Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach
Tieck comme une intuition vague, est devenu une idée capable de produire
de larges effets historiques, par l’application qu’en a faite Hoffmann en 1810
aux symphonies de Beethoven – application qui a consisté à abolir l’éthos et le
pathos beethovéniens, dissous ensemble dans l’idée d’une musique « absolue »,
et n’a donc pu être une complète réussite –, mais surtout par sa réinterprétation
de Bach en 1814 – réinterprétation dont la violence n’était guère perceptible
puisque Hoffmann faisait abstraction de la musique vocale.
L’application de la métaphysique de la musique instrumentale créée par
Wackenroder et Tieck aux compositions pour clavier de Bach s’est faite, semble-t-il,
par l’intermédiaire du pythagorisme romantique, c’est-à-dire de l’association
de l’instrumental et du « mécanique », d’une part, avec le mathématique et le
mystérieux, d’autre part. Parmi les Pensées extrêmement éparses [Höchst zerstreute
Gedanken] du maître de chapelle hoffmannien Kreisler figure la suivante :
Il y a des moments – spécialement quand j’ai beaucoup lu dans les œuvres du grand
Sébastien Bach – où les proportions musicales, et même les règles mystiques du
contrepoint éveillent en moi une terreur intérieure. – Musique ! – c’est avec un
frisson mystérieux, et même avec frayeur que je prononce ton nom ! – Ton nom à toi,
formule sanscrite de la nature exprimée en sons 110 .
139
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
Hoffmann fut le premier à adhérer sans réserve à la thèse selon laquelle une
perfection analogue était atteinte dans l’architecture gothique et dans la
musique de Bach.
On se disputa beaucoup aujourd’hui à propos de notre Sébastien Bach et des anciens
maîtres italiens. On ne parvenait absolument pas à se mettre d’accord sur le point
de savoir à qui revenait l’avantage. Mon spirituel ami dit alors : « La musique
de Sébastien Bach est avec la musique des anciens maîtres italiens dans le même
rapport que la cathédrale de Strasbourg avec l’église Saint-Pierre de Rome. » Avec
quelle profondeur cette image vraie et vivante m’a saisi ! 114
140
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach
141
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
Au début du xix e siècle, la redécouverte de la Passion selon saint Matthieu – qui constitua en réalité
une première découverte, puisque l’œuvre n’avait pas été vraiment perçue par les contemporains
de Bach – a été très souvent comparée à l’achèvement de la cathédrale de Cologne, que le Moyen Âge
n’avait pas terminée. Mais comme le montrent le tableau de Schinkel et l’Église dans la montagne de
Caspar David Friedrich, la cathédrale n’était dans le mouvement romantique pas seulement une
réalité architectonique. Il n’est pas exagéré de dire qu’elle était une fantasmagorie. Et la réception
de Bach, qui tourna plus d’une fois à l’exaltation, a elle aussi été portée par des représentations
mentales analogues à celles qui entouraient l’image de la cathédrale, devenue une image onirique.
142
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach
2
Hoffmann essaya de comprendre l’œuvre de Bach dans l’esprit de la
métaphysique romantique de la musique instrumentale et de la sauver pour la
mémoire des générations ultérieures en esquissant une philosophie de l’histoire
de la musique allemande. Parmi les esthéticiens qui tentèrent cette démarche,
s’il fut le plus inf luent historiquement, il ne fut pas le premier. En 1801 parurent
dans la troisième année de l’Allgemeine musikalische Zeitung des « Remarques sur
la manière dont la musique s’est développée en Allemagne au xviiie siècle », qui
portaient un regard rétrospectif sur le siècle tout juste passé. Ces remarques ne
sont rien de moins qu’un traité d’esthétique et de philosophie de l’histoire dans
lequel se dessinent pour la première fois les contours de l’idée d’une « ère de la
musique allemande » fondée par Bach. L’auteur de l’essai, Triest, était, comme
l’indiquent sommairement les dictionnaires, « prédicateur à Stettin ». En
musique c’était, semble-t-il, un dilettante, en philosophie un éclectique. Mais
c’est justement ce qui lui permit de relier ensemble des idées qui, tout en ayant
des origines très éloignées les unes des autres, étaient toutes représentatives de
l’époque du tournant du siècle, pour former un schéma qui s’avéra durable 118 .
Dans la partie des « Remarques » qui parut le 14 janvier 1801, il est
dit de Bach :
Et maintenant – quelle joie pour un habitant patriote de notre pays de savoir que le
plus grand, le plus profond harmoniste de toutes les époques écoulées jusqu’ici, qui
surpassa tout ce que l’Italie, la France et l’Angleterre avaient fait pour la musique
143
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
pure, qui étonna les musiciens de son temps, pourtant habitués aux œuvres savantes,
et donna aux générations suivantes des modèles encore insurpassés qui furent
considérés comme des mystères sacrés (malheureusement ils en sont aujourd’hui
réellement pour de nombreux compositeurs) qu’il n’est pas permis d’approcher sans
un secret effroi, même quand on dispose de connaissances préalables peu communes –
que cet homme, dis-je, fut un Allemand ! Le nom de Jean-Sébastien Bach rayonne haut
et clair, éclipsant ceux de tous les autres compositeurs allemands de la première moitié
du siècle passé. Il embrassa avec l’esprit de Newton tout ce que l’on avait jusqu’alors
pensé sur l’harmonie et érigé en exemple dans ce domaine, il explora ses profondeurs
de manière si complète et heureuse qu’il faut à juste titre le considérer comme le légis-
lateur de la véritable harmonie, qui est en vigueur jusqu’à aujourd’hui 119 .
144
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach
musicien 123 » –, semble, si l’on part de l’histoire des sciences, mal s’accorder avec
le recours à des éléments de tradition pythagoriciens – ou à ce qu’en disait la
rumeur. Mais pour un homme de lettres de la fin du xviiie siècle, l’étonnement
suscité par la mécanique universelle de Newton et le frisson d’effroi provoqué
par les secrets arithmétiques cachés dans le système des sons ou les artifices du
contrepoint se mêlaient l’un à l’autre sans distinction.
Pour mettre en évidence les implications romantiques de son
ébauche d’une esthétique qui est en même temps une philosophie de l’histoire,
il faut relier l’idée de « mystères sacrés » de la musique au concept de « musique
pure » développé par Triest. Dans la partie de l’essai parue le 21 janvier 1801, il
est dit de Bach :
Il en imposa rapidement, parce qu’il éveillait l’admiration et inf ligeait en somme
de cuisantes défaites même à de grands artistes. Seul un tel homme pouvait élever
la musique pure (voir l’explication de cette expression dans l’introduction) jusqu’à
des hauteurs éloignées, très éloignées, et il ne pouvait faire autre chose. En effet,
la musique pure est pour ainsi dire le modèle originel de l’art, issu d’une sphère
supérieure, et un homme qui trahit une connaissance aussi intime d’elle est comme
un magicien auquel on est tenté de prêter des forces surnaturelles 124 .
145
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
146
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach
147
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
qu’elle est elle-même poésie ; elle ne vise pas une « littérarisation » mais une
émancipation par rapport à la littérature.)
Dans la musique instrumentale, en revanche, l’art est indépendant et libre, il est le
seul à se prescrire ses lois, il improvise en jouant et sans poursuivre de fin, et pourtant
il remplit et atteint la fin suprême, il suit totalement ses obscurs instincts et exprime
par son badinage ce qu’il y a de plus profond, de plus merveilleux. […] Ces symphonies
[…] dévoilent dans un langage énigmatique ce qu’il y a de plus énigmatique, elles ne
dépendent pas des lois de la vraisemblance, elles n’ont pas besoin de se conformer à
une histoire ou à des caractères, elles restent dans leur monde purement poétique 134 .
148
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach
149
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
éléments était donné, on en concluait que l’autre l’était aussi, sans examiner la
chose sérieusement. (Comme le montrent les liens étroits qu’il entretient avec
« harmonie » – et donc contrepoint – et « style lié », le concept de « musique pure »
présente, outre les associations avec « beauté pure » et « mathématiques pures »,
également la connotation de « composition pure ».)
Le jugement de valeur que contient le concept de « mécanique »
– qui s’oppose à l’« esthétique » ou au « poétique » – se dessine nettement dans
la description faite par Triest de « l’esprit portant à aller au fond des choses »
qui caractérisait la musique allemande – comme, après Kant, la philosophie
allemande.
Sérieux et froids comme nous le sommes dans la vie sociale et dans la vie domestique,
portés à compter et à calculer plus qu’à ressentir, nul d’entre nous ne s’étonnera que
la première période des musiciens allemands du siècle passé ne présente que peu
d’œuvres, sinon aucune, d’où émane un esprit esthétique traitant le mécanisme de
la musique non comme une fin mais comme un moyen. C’est pour cette raison que
nous étions (et que nous sommes) si surabondamment riches de toutes sortes de
choses instrumentales 136 .
150
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach
151
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
Spitzweg était un humoriste, mais pas un caricaturiste. Rien n’était plus éloigné de ses intentions
que de se moquer de l’ermite violoniste, qui fait l’effet d’être un portrait du « moine ami des arts »
de Wackenroder et dont il faut se représenter le jeu au violon comme un « épanchement de cœur ».
Même chez Heine, l’ironie est certes une rupture, mais en même temps un vecteur du sentiment,
qui ne pouvait plus être exprimé de manière directe, dans une naïve immédiateté, sans tomber
dans un sentimentalisme ridicule. De manière analogue, chez Spitzweg, le tableau représentant
l’ermite exprime une distance humoristique vis-à-vis de la dévotion à l’art, cette distance étant un
moyen de retrouver une proximité qui sans elle serait perdue.
152
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach
trahit une connaissance aussi intime d’elle est comme un magicien auquel on
est tenté de prêter des forces surnaturelles ».
Il ne suffit pas de parler d’éclectisme. Car l’hésitation du jugement,
qui est liée à une coloration changeante des catégories – caractéristique tantôt
des Lumières et de l’Empfindsamkeit, tantôt du romantisme –, est révélatrice sur
le plan de l’histoire des idées. L’esthétique musicale romantique, dont Triest
a emprunté le pathos à Wackenroder et à Tieck, apparaît dans le contexte de
son essai comme un « néobaroque » qui restitue des concepts fondamentaux du
début du siècle en puisant dans l’esprit des années 1790.
L’« étonnement », catégorie centrale du baroque, qui avait été
suspecté par l’esthétique des Lumières et de l’Empfindsamkeit de n’avoir pour
objet qu’une virtuosité étourdissante à l’ostentation creuse, fut pour ainsi dire
rétabli dans ses anciens droits par le romantisme. Chez Wackenroder, il apparaît
sous la forme d’un saisissement provoqué par le « merveilleux ». Ce que l’on avait
ressenti comme « vide » vers le milieu du siècle, à l’époque où l’on était partisan
d’un idéal de touchante simplicité, on en faisait désormais, quelques décennies
plus tard, l’éloge en le qualifiant de « sublime ». Entre-temps, le sentiment
artistique véhiculé par les odes de Klopstock avait pénétré l’esthétique musicale,
surtout la théorie de la symphonie. Et l’on nommait à présent le saisissement
« dévotion » – un terme dans lequel sécularisation de la religion et sacralisation
de l’art se confondent.
Mais la dévotion à laquelle Wackenroder se sentait porté par les
symphonies dans les années 1790 – dévotion qui s’entend dans le cadre de
la religion de l’art – fut en quelque sorte réappliquée par Triest à la musique
d’église de Bach, c’est-à-dire à des œuvres qu’il subsumait, manifestement sans
les connaître, sous le concept de « musique pure » en déclarant leurs textes
incompréhensibles et pour cette raison indifférents.
Dans cette partie de l’Allemagne (la partie nord), l’exaltation que constitue la
dévotion ne devait pas être suscitée par la stimulation et l’étourdissement des sens
mais par une réf lexion sérieuse dans laquelle l’esprit s’abîme. Pour la soutenir, la
culture de l’harmonie était extrêmement importante ; en effet, qu’est-ce qui pouvait
entretenir cette réf lexion plus qu’une fugue et d’autres choses semblables, qui, bien
exécutées à l’orgue, plaisent même au non-connaisseur ? Le caractère supranaturel de
l’objet et un texte correspondant (souvent non poétique et même incompréhensible)
153
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
donnaient libre champ à tous les artifices et prouesses contrapuntiques, parce que
les paroles n’avaient pas beaucoup plus de valeur que les syllabes que l’on prononce
lorsqu’on solfie un morceau 138 .
154
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach
155
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
156
Observations sur la naissance de l’interprétation romantique de bach
c’est-à-dire composée de concept et de sentiment, que l’on ne peut exprimer par des
mots, bien qu’elle frôle de près le sentiment déterminé que le chant peut nous repré-
senter et dont elle est pour ainsi dire le modèle originel 142 .
domaine poétique. « Bach était un autre Klopstock, qui utilisait les sons au lieu
des mots. Est-ce la faute du poète auteur d’odes si ses sauts lyriques apparaissent
au vulgaire comme des non-sens ? »
Ce qui fut décisif pour l’histoire des idées, ce fut la thèse selon
laquelle la musique absolue, détachée de fonctions, de textes et de sujets,
ne reste pas en retrait par rapport à celle qui est liée au langage verbal mais
au contraire la dépasse, autrement dit la thèse selon laquelle le « vide » dont
l’esthétique des Lumières et de l’Empfindsamkeit parlait à propos de la musique
instrumentale pure peut être perçu par des initiés comme de la « sublimité ».
Ce fut Johann Abraham Peter Schulz qui recourut le premier à la nomenclature
de la poétique klopstockienne pour rendre justice à la musique absolue sur le
plan esthétique. Il le fit dans la Théorie générale des beaux-arts de Sulzer, qui avait
lui-même encore minimisé l’importance de la musique absolue, qu’il considérait
seulement comme un bruit agréable. Selon Schulz,
la symphonie est propre à exprimer le grand, le solennel et le sublime. […] Un tel
allegro est dans la symphonie ce qu’une ode de Pindare est dans la poésie ; comme
elle, il élève et ébranle l’âme de l’auditeur, et il faut le même esprit, la même imagi-
nation sublime et la même connaissance de l’art pour y réussir 143 .
157
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
fins ; qu’elle n’avait pas besoin de se livrer à des tours et détours prosaïques ou tout au
plus rhétoriques en se donnant comme un simple jeu de l’ouïe ou de l’entendement
mais était capable de s’élever à une poésie d’autant plus pure qu’elle est moins
ramenée dans la région du sens commun par des mots (qui contiennent toujours des
idées secondaires) 145 .
158
« MÉLODIES SANS PAROLES »
Le « royaume des esprits que constitue l’art » et auquel Bach donne accès est le
Djinnistan de Hoffmann, l’utopie d’une musique qui se met à part du monde
et devient par là capable de parler de ce qu’il y a de plus élevé. La musique de
Bach – sa musique instrumentale – représentait pour le xix e siècle l’idée d’une
« musique pure », d’une musique où les idées de « composition pure », de la
musique comme « monde existant pour lui-même » et de musique « absolue »
comme expression de l’« absolu », se fondaient les unes dans les autres.
159
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
160
« MÉLODIES SANS PAROLES »
161
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
peut dire la même chose à l’un et à l’autre, éveiller en eux le même sentiment – mais
ce sentiment ne s’exprime pas par les mêmes mots 157.
162
« MÉLODIES SANS PAROLES »
163
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
L’idée que la musique peut prendre une qualité « poétique » est chez
Robert Schumann, dont les catégories esthétiques proviennent pour l’essentiel
de Jean Paul, liée à la représentation d’une association entre musique et poésie.
Certes, cette association ne se fixe pas sous forme de musique à programme,
mais elle en partage la structure esthétique fondamentale : langage et musique
cherchent ensemble et en interaction à saisir une substance « poétique » qui
n’appartient pas primordialement à l’un ou à l’autre des deux arts mais constitue
164
« UN MONDE À PART ENTIÈRE »
ce qui, dans chacun d’eux, est de l’« art » au sens fort, compris comme une qualité
et non comme un simple concept général sous lequel sont subsumés les arts.
(Selon la représentation populaire, un texte est « illustré » ou « commenté » par
la musique. Schopenhauer a opposé à cette représentation la thèse inverse : pour
lui, c’est la musique qui est illustrée ou commentée par un texte. Mesurées à
l’aune de l’idée schumannienne d’une qualité « poétique » de la musique, l’une et
l’autre position sont unilatérales et déforment une relation dialectique pour en
faire un simple rapport entre ce qui fonde et ce qui est fondé.)
Relier étroitement musique et poésie par une dialectique esthétique
dans laquelle l’accent peut être mis sur l’un ou l’autre pôle, c’est-à-dire qui
inclut aussi bien l’idée d’une essence « proprement poétique » de la musique
que celle d’une essence « proprement musicale » de la poésie (Walter Pater),
est donc une démarche caractéristique du romantisme. On n’en est que plus
étonné de constater que dans l’un des premiers témoignages de l’esthétique
musicale romantique, les Fantaisies sur l’art de Ludwig Tieck (1799), le terme
« poétique » appliqué à la musique ne désigne pas son association avec la poésie
mais au contraire la frontière qui les sépare. La musique « poétique » dont parle
Tieck n’est rien d’autre que la musique « absolue », qui ne reçut ce nom qu’un
demi-siècle plus tard de Richard Wagner et d’Eduard Hanslick.
Ces symphonies peuvent représenter une pièce de théâtre colorée, variée, confuse
et belle dans sa progression telle que le poète ne pourra jamais nous en donner ; car
elles dévoilent dans un langage énigmatique ce qu’il y a de plus énigmatique, elles
ne dépendent pas des lois de la vraisemblance, elles n’ont pas besoin de suivre une
histoire et des caractères, elles restent dans leur monde purement poétique 165 .
(Le mot « confus » désigne, comme dans la poétique baroque, un moyen artis-
tique et non un défaut esthétique.)
Le paradoxe d’une « pièce de théâtre » sans « histoire » ni « caractères »
permet de définir par la périphrase une œuvre d’art qui constitue un « monde
pour lui-même » – c’est-à-dire une « pièce de théâtre » –, mais ne raconte pas
d’« histoire » représentant ou imitant un fragment de réalité et ne montre pas
non plus de « caractères » qui aient des contours nets et soient définissables par
des mots porteurs de significations. En forçant à peine le trait, on peut ramener
le propos de Tieck à la formule suivante : la musique instrumentale – comme art
165
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
« purement poétique » – est la véritable poésie, que « le poète ne pourra jamais
nous donner ».
À la différence de la peinture et de la poésie, la musique n’est pas
imitation – ni imitation de la nature, ni mimésis de la mimésis poétique – mais « un
monde à part entière ». Mais ce que Tieck entend par « musique » – et l’évidence
avec laquelle il présente une affirmation inhabituelle est frappante –, c’est avant
tout la musique instrumentale.
La musique vocale pure devrait probablement se mouvoir dans sa propre force,
dans l’élément qui lui est particulier, sans aucun accompagnement instrumental,
de même que la musique instrumentale va son propre chemin et ne se préoccupe
d’aucun texte, d’aucune poésie sur laquelle on l’aurait composée, crée pour elle-même
de la poésie et se commente elle-même poétiquement 166 .
166
« UN MONDE À PART ENTIÈRE »
167
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
nom de poiétès, de créateur, parce que non seulement il donne par son art des corps
visibles à des choses invisibles, mais encore crée pour ainsi dire les choses qui ne
sont pas perceptibles pour les sens, c’est-à-dire les fait passer de l’état de possibilité à
celui de réalité et leur communique ainsi l’apparence et le nom de la réalité 171 .
Dès 1561, Jules César Scaliger avait affirmé que seule la poésie est
production de quelque chose qui est (condere), alors que la peinture est simple
imitation de quelque chose de donné (narrare). Dans la Querelle des arts, le poète
apparaît comme un alter deus dont l’œuvre est une altera natura.
L’idée qu’une œuvre d’art, en tout cas un poème, est une « création »
– idée qui, dans le langage courant moderne, est devenue si triviale que c’en
est insupportable –, est née d’une réinterprétation chrétienne du concept
antique de poiésis, qui plaçait l’art à côté de l’artisanat. La question de savoir
où se situait l’origine de l’idée (platonicienne) d’objets qui ne sont pas donnés
par nature et que l’on ne peut pas expliquer non plus en les présentant comme
le perfectionnement de ce qui est donné par nature constituait un problème.
Ce problème, à vrai dire, a toujours suggéré la solution qui consistait à parler
de « création » dans un sens dépourvu de pathos, c’est-à-dire d’une fabrication
qui n’imite pas, pas plus qu’elle ne la réalise, une idée conçue préalablement,
mais produit d’elle-même originellement aussi bien l’idée que sa réalisation.
(Si Breitinger a reculé devant une formulation radicale, à savoir l’abandon du
principe d’imitation au profit de l’idée d’une « création » artistique, c’est autant
à cause de scrupules théologiques que par piété vis-à-vis de l’Antiquité. L’idée
d’une création qui est en même temps imitation d’un monde possible opérait
une médiation entre l’idée de « génie original », l’héritage antique du principe
de mimésis et une conscience chrétienne pas assez audacieuse pour imiter la
démonstration de force caractéristique de la Renaissance effectuée par Scaliger
lorsqu’il parlait du poète comme d’un alter deus.)
En toute rigueur, les arguments avancés pour séparer la poésie de la
peinture et l’élever au-dessus d’elle – pour Breitinger comme pour Scaliger, la
musique se situait hors de l’horizon de la théorie esthétique – étaient faibles. Tout
comme la poésie, la peinture peut aussi bien imiter un monde réel que réaliser
un monde possible. Autant la mise en avant du « merveilleux » ou des « mondes
possibles » apparaît comme trop unilatérale dans la poétique, autant elle est
168
Le mot de kleist sur la basse continue
convaincante dans l’esthétique musicale, dès lors que l’on entend par musique
avant tout la musique instrumentale, et le « changement de paradigme » qui a
substitué la musique instrumentale à la musique vocale comme modèle concret
pour la théorie esthétique a été le pas décisif franchi par l’esthétique musicale
romantique de Wackenroder et de Tieck, de Hoffmann et de Schopenhauer.
(Dans le point de départ fondamental de sa démarche, Hanslick est un héritier
du romantisme.) La musique instrumentale – et elle seule – est « un monde à part
entière ». Or l’idée de la production d’un « autre monde possible » était depuis
Scaliger et Breitinger – et on peut être certain que Tieck, qui était un insatiable
lecteur, connaissait la Poétique critique – liée à la représentation du « poétique »
comme « fabrication » qui est une « création », représentation dans laquelle se
superposent une idée antique et une idée chrétienne. Et il en résulta chez Tieck
le paradoxe que c’est précisément l’autonomisation de la musique vis-à-vis de
la poésie qui le conduisit à parler de poésie musicale, c’est-à-dire d’un « monde
purement poétique » constitué par la musique.
169
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
littéraire que dans l’esthétique musicale, des thèmes dont le traitement est grevé
de spéculation, et ce dans des proportions tout aussi inspirantes que dissuasives.
Et ce ne furent en aucun cas exclusivement des dilettantes de l’esthétique qui
se laissèrent aller à des hypothèses sur les relations latentes et mystérieuses
entre musique et poésie, mais en nombre à peine moindre les poètes et les
compositeurs eux-mêmes, comme si une ultime révélation sur l’essence de leur
propre art avait été cachée dans l’autre.
Dans une lettre de Kleist, la basse continue apparaît de manière
surprenante comme modèle pour un projet pas encore réalisé de théorie de
la poésie. Si l’on essaie d’interpréter ce texte en se fondant sur une analyse,
au moins sommaire, de quelques présupposés très fréquents dans les théories
esthétiques qui franchissent les frontières entre les arts, c’est justement la
catégorie qui semble la plus évidente, à savoir le concept d’harmonie, qui s’avère
la plus problématique.
Le très grand nombre d’emplois musicaux du mot part certes d’une
seule et même signification fondamentale : l’harmonie est l’accord sonore entre
des éléments différents ou opposés. Mais eu égard au fait que les éléments
différents qui s’agencent ensemble par l’harmonie peuvent être un son aigu et
un son grave, deux intervalles faisant partie du système des sons – l’un séparant
deux sons simultanés, l’autre deux sons successifs –, une voix du haut et une voix
du bas dans un morceau à plusieurs voix, une consonance et une dissonance
ou bien encore un accord qui s’éloigne de la tonique et un autre qui ramène à
elle, il n’est pas étonnant que l’emploi métaphorique du concept d’harmonie
dans la théorie de la poésie pêche souvent par confusion en ce qui concerne le
phénomène musical auquel il est fait référence.
En outre, les degrés d’abstraction que l’on observe dans l’emploi
du concept d’harmonie comme de celui de musique sont extrêmement divers.
Entre les phénomènes sonores auxquels le terme de « musique » est réservé
à l’époque moderne, la mécanique céleste ainsi que la proportionnalité
psychophysiologique qui étaient appelées dans l’Antiquité et au Moyen Âge
respectivement « musica mundana » et « musica humana », et les structures
mathématiques que l’on concevait dans la tradition pythagoricienne comme
l’essence et l’origine commune des phénomènes harmoniques extérieurement
170
Le mot de kleist sur la basse continue
Par la ruse, le général Basse est surpris dans ses lignes fortifiées et vaincu, dessin anonyme.
La Haye, Gemeentemuseum (photo © Archiv für Kunst und Geschichte, Berlin).
La basse continue <Generalbass>, telle un dragon qu’un saint Georges compositeur transperce de
sa lance, apparaît certes encore sous la forme d’une contrebasse, mais ce qui est visé, c’est moins
la pratique du basso continuo chiffré que la théorie de l’harmonie dans son ensemble. Les basses
simples attaquées par les troupes innombrables de triples, de quadruples et même de quintuples
croches déchaînées symbolisent un système de règles conservateur qui, selon le caricaturiste,
tombe sous les coups d’une modernité révolutionnaire caractérisée par des masses chaotiques de
notes semblables aux masses populaires qui combattent sur les barricades.
171
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
172
Le mot de kleist sur la basse continue
173
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
poésie ait espéré être stimulée et d’une certaine façon confortée par la théorie de
la musique, qui semblait offrir une syntaxe précise en dépit d’une sémantique
vague et insaisissable. Dans son Histoire générale de la musique de 1788, Johann
Nikolaus Forkel parlait à la fois et pour désigner une même chose d’un langage
musical des sentiments et de logique musicale, par quoi il entendait la basse
continue. Ce discours était attractif pour la théorie de la poésie, même si l’on ne
pouvait guère faire correspondre une réalité précise aux expressions employées.
Pendant l’été 1811, quelques mois avant sa mort, Heinrich von Kleist,
alors en proie à un désespoir extrême qu’il tentait d’adoucir par des rêveries
utopiques, écrivait à Marie von Kleist :
Je sens que toutes sortes de désaccords au sein de mon âme se sont encore plus
désaccordés sous la pression des conditions fâcheuses dans lesquelles je vis, et que le
fait de jouir sereinement de l’existence, si je pouvais y parvenir, suffirait peut-être à
les dissiper et à me faire recouvrer l’harmonie. Dans ce cas, je laisserais reposer l’art
pendant peut-être un an ou plus, pour me consacrer uniquement à la musique et à
quelques sciences dans lesquelles je voudrais me perfectionner. Cet art, en effet, je
le considère comme la racine ou, pour m’exprimer scolairement, comme la formule
algébrique de tous les autres ; et de même que nous avons vu un poète – auquel je n’ai
d’ailleurs pas l’audace de me comparer – appliquer aux couleurs toutes les idées qu’il
puisait dans son art, de même j’ai, depuis ma jeunesse la plus reculée, appliqué aux
sons toutes les idées générales que je tirais de la poésie. Je crois que la basse continue
contient les notions essentielles permettant d’expliquer la poésie 172 .
Cette lettre est étrange. En effet, d’un côté elle constitue – outre la
description d’une rêverie musicale dont il sera question plus loin – le seul texte
conservé dans lequel Kleist parle avec insistance de musique, mais d’un autre
côté, elle attribue à la musique et à sa théorie une signification qui fait qu’elles
atteignent semble-t-il les racines de la conception kleistienne de la poésie.
Kleist avait reçu une formation musicale, il jouait de la clarinette
et avait manifestement eu pour professeur Joseph Baer (Beer), le plus célèbre
clarinettiste de l’époque. Ces données ne sont, certes, pas indifférentes, elles
sont toutefois secondaires pour l’interprétation de la lettre, qui est moins un
document d’esthétique musicale que de théorie de la poésie. Mais la substance
174
Le mot de kleist sur la basse continue
175
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
représentée par Wackenroder et Tieck, ou par l’Hesperus de Jean Paul. Il est indif-
férent que cette influence s’exerce de manière directe ou indirecte.
L’hypothèse qu’une lettre dont la substance poétologique consiste
en l’invitation à « suivre [son] cœur là où il [vous] entraîne », soit étroitement
et indissolublement liée – non seulement chronologiquement mais aussi sur le
fond – à une autre dans laquelle la musique est présentée comme la « formule
algébrique de tous les autres arts », peut d’abord sembler fantaisiste. Elle perd
cependant l’apparence du paradoxe dès lors que l’on prend conscience de ce que
le rapport problématique entre la conception de la musique comme « langage des
sentiments », née au début du xviiie siècle, et son interprétation traditionnelle
comme « mathématique sonore », qui remonte à l’Antiquité, n’est pas une lubie
fugace de l’épistolier Kleist, qui, victime d’un dérangement mental, s’égarerait
dans la spéculation, mais rien de moins que le problème central autour duquel
tournait toute l’esthétique musicale du xviiie et du début du xix e siècle. Si peu
qu’Immanuel Kant et Wilhelm Heinrich Wackenroder aient en commun par
ailleurs, la difficulté qu’il y a à opérer une médiation entre l’élément expressif
et l’élément mathématique de la musique constitue, dans la Critique de la faculté
de juger comme dans les Épanchements d’un moine ami des arts, le point de départ
de complications dialectiques qui restent sans solution tant dans le traité
philosophique du premier que dans les nouvelles et essais du second. Ainsi donc,
si Kleist a donné une tournure poétologique à cette problématique d’esthétique
musicale, il est clair que le dilemme auquel il songeait se concentrait autour de
la question de savoir comment une poésie qui permet de « suivre [son] cœur là
où il [vous] entraîne » peut néanmoins prendre une forme qui ne le cède en rien
à la rigueur d’une « formule algébrique ».
C’est seulement en partant d’un contexte dont le centre obscur
consiste en la relation entre la musique comme « langage des sentiments » d’une
part et comme « mathématique sonore » d’autre part, que l’on peut découvrir
ce qu’a voulu dire Kleist quand il a affirmé, dans la phrase déterminante de
sa lettre, que « la basse continue contient les notions essentielles permettant
d’expliquer la poésie ».
Il n’est guère besoin de dire qu’il ne pensait pas à la pratique de la basse
continue, c’est-à-dire à l’art de jouer sans préparation des accords indiqués en
176
Le mot de kleist sur la basse continue
abrégé par une voix de basse chiffrée. Et ce que Hugo Riemann a appelé l’« ère
de la basse continue », l’époque à laquelle le basso continuo constituait une voix
réelle et assurait la cohésion de la structure musicale, faisait partie en 1811,
lorsque Kleist écrivit la lettre citée, d’un passé vieux de presque un siècle.
Il ne reste donc pas d’autre option que de comprendre « basse continue » comme
renvoyant à la théorie de l’harmonie fondée par Jean-Philippe Rameau en 1722,
que plusieurs auteurs spécialisés ont effectivement appelée, jusqu’au milieu du
xix e siècle, « basse continue » ou « théorie de l’harmonie ». Il n’est pas nécessaire de
177
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
178
Le mot de kleist sur la basse continue
179
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
disponible dans sa totalité depuis 1810 et qu’il évoque explicitement, mais aussi
la traduction commentée par Goethe de l’Essai sur la peinture de Diderot, qui
était parue en 1805. L’aphorisme de Diderot : « L’arc-en-ciel est dans la peinture
ce que la basse fondamentale est dans la musique », inspira en effet à Goethe une
glose critique qui donne des contours plus nets à l’emploi métaphorique du mot
« basse fondamentale » ou « basse continue » :
Ce n’est pas parce que l’arc-en-ciel et le prisme nous la montrent qu’il y a une
harmonie. Bien plutôt, ces phénomènes sont harmonieux parce qu’il y a une harmonie
supérieure universelle, aux lois de laquelle ils sont eux aussi soumis. L’arc-en-ciel ne
peut nullement être comparé à la basse fondamentale en musique […], il est aussi peu
la basse continue des couleurs qu’un accord parfait majeur n’est la basse continue de
la musique ; c’est bien plutôt parce qu’il y a une harmonie des sons qu’un accord parfait
majeur est harmonieux. Mais si nous poursuivons nos recherches, nous trouvons
aussi un accord parfait mineur, qui, s’il n’est nullement compris dans l’accord parfait
majeur, l’est en revanche dans l’ensemble du cercle de l’harmonie musicale.
180
Le mot de kleist sur la basse continue
des couleurs. Kleist en reste à ce qui est tangible, à savoir la « basse continue » ;
Goethe se plonge dans quelque chose d’intuitif qui se dérobe à la démonstration.
Il est pourtant possible d’établir un lien entre les deux si l’on
présuppose chez Kleist comme chez Goethe, aux endroits cités, l’idée tacite,
agissant à l’arrière-plan, d’une nature qui forme le fondement porteur de ce que
Kleist appelle la « racine » ou la « formule algébrique de tous les autres arts ».
On est en droit de supposer sans se livrer à des explications
circonstanciées que Kleist – comme Goethe – ne partait pas du concept de nature
de la science moderne, en dépit de ses études de physique, mais de celui de la
philosophie antique, plus précisément aristotélicienne, en tout cas dans le
contexte poétologique. De plus, il est vraisemblable qu’il suivait la tendance
qui amenait, autour de 1800, de plus en plus d’auteurs à entendre par « nature »,
dans un contexte poétologique, une energeia et non un ergon. August Wilhelm
Schlegel avait utilisé la distinction scholastique entre natura naturans et natura
naturata pour opposer aux postulats de l’esthétique de l’imitation, qui dataient
de la Renaissance, l’idée que ce n’est pas la nature existante, donnée, qui
constitue le principe ou l’origine de l’art, et dont sa théorie doit partir, mais la
nature productive, qui agit de l’intérieur dans le poète et le peintre et produit
des effets sur le monde extérieur.
Or la nature productive – et ainsi se referme le cercle de l’inter
prétation hypothétique de la lettre de Kleist – est selon Novalis déterminée
par des « rapports musicaux » : « Les rapports musicaux me semblent être
véritablement les rapports fondamentaux de la nature 175. »
Il est connu que Kleist était impressionné par Novalis. Et comme il
fut chargé en 1808 par la famille Hardenberg « de publier les œuvres complètes
de Novalis » (lettre à Ulrike von Kleist du 8 février 1808), il ne fait pas de doute
que sa connaissance des Fragments ne se limitait pas au choix qui avait été
imprimé en 1798 dans l’Athenäum sous le titre de Pollen [Blütenstaub].
En outre, la configuration de concepts sur laquelle repose la lettre à
Marie von Kleist de l’été 1811 peut presque intégralement être mise en relation
avec des fragments de Novalis. L’association des trois mêmes éléments – des
« accords » et « désaccords » comme états psychiques, des structures musicales
contenues dans l’âme de même que dans toute la nature et dans tous les arts, et
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CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
enfin la rêverie d’une vie utopique qui serait « jouissance » – revient chez Novalis
dans des formulations analogues ou presque identiques.
Le mot accord renvoie à des dispositions musicales de l’âme. L’acoustique de l’âme est
un champ encore obscur mais peut-être très important. Vibrations harmonieuses et
disharmonieuses.
Toute jouissance est musicale, et par là mathématique. La vie suprême est une
mathématique 176 .
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Le mot de kleist sur la basse continue
a racontée deux fois presque dans les mêmes termes. Et ces passages de lettres,
dont la concordance, à près d’un an de distance, peut être comprise comme un
signe de l’importance que Kleist accordait à l’expérience qu’il y décrit, montrent
d’autre part à quelle sorte de musique il songeait quand il croyait pouvoir puiser
en elle les plus profondes révélations sur l’essence de la poésie. Le 19 septembre
1800, il écrivait à Wilhelmine von Zenge :
Mais parfois, quand je marche contre le vent d’ouest, solitaire dans le crépuscule,
et surtout quand je ferme alors les yeux, j’entends de véritables concerts, intégra-
lement, avec tous les instruments depuis la f lûte délicate jusqu’au grondement de
la contrebasse. Ainsi, à l’âge de neuf ans, je m’en souviens, un jour que je longeais
le Rhin et marchais contre le vent du soir en écoutant autour de moi les vagues de
l’air et de l’eau, j’ai entendu un adagio émouvant, avec toute la magie de la musique,
toutes les inf lexions mélodiques et l’accompagnement harmonique. C’était comme
un véritable orchestre, comme un Vaux-Hall au complet ; oui, je crois même que tout
ce que les sages de la Grèce imaginèrent au sujet de la musique des sphères ne pouvait
être plus doux, plus beau, plus céleste que cette étrange rêverie 178 .
La lettre adressée par Kleist à Adolfine von Werdeck le 28 juillet 1801 contient la
seconde version de ce récit :
Ah ! Je me rappelle que dans mon ravissement parfois, fermant les yeux, surtout un
jour que je longeais le Rhin et que les vagues de l’air et celles du f leuve vibraient
autour de moi, j’ai entendu toute une symphonie, mélodie et accords d’accompa-
gnement, depuis la f lûte délicate jusqu’au grondement de la contrebasse. Cela
ressemblait à une musique d’église et tout ce que les poètes nous racontent au sujet
de la musique des sphères n’aurait pas été plus charmant que cette étrange rêverie 179 .
183
CHAPITRE 2 : « DJINNISTAN » OU LE ROYAUME DE LA MUSIQUE ABSOLUE
de main comme simple topos tiré de l’arsenal culturel de l’époque. Dans les
extraits de lettres cités, Kleist appelle la musique des sphères, de la structure
mathématique de laquelle il était sans aucun doute conscient, une « étrange
rêverie », parce que c’est comme rêverie qu’il en avait fait la vivante expérience.
Ces passages sont donc un indice tendant à montrer que la « formule algébrique »
de l’art qu’il cherchait dans la musique n’était pas si éloignée qu’on le supposerait
au premier abord du « silence sonore » par lequel la musique atteint les racines de
la poésie, et ce dans ses instants utopiques suprêmes.
Le rapport entre la « mathématique sonore » et une imagination
musicale qui se perdait dans des intuitions métaphysiques inquiétait Wackenroder.
Lorsque Hoffmann interpréta en 1810 la 5e symphonie de Beethoven, il crut
trouver dans le concept de « caractère élevé et réfléchi » qu’il emprunta à Jean Paul
la formule de conciliation qui résolvait la contradiction. C’est ce même rapport qui
constituait, précisément comme paradoxe résistant à la résolution, le centre obscur
autour duquel tournait la conception de la musique chez Kleist – une conception
porteuse d’implications poétologiques. Dans la musique harmonieuse des sphères,
que Kleist ne citait pas comme topos littéraire mais dont il croyait avoir l’intuition
par une expérience de ses propres sens, la « formule algébrique » de l’art et l’« état
différent » qui, dans les moments utopiques des pièces de Kleist, suscite l’idée d’un
« silence sonore », sont une seule et même chose.
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CHAPITRE 3
ESTHÉTIQUE
DU QUOTIDIEN MUSICAL
ROMANTISME ET BIEDERMEIER
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
génie sur le plan des principes, mais tout au plus dans tel ou tel cas particulier.
Pour l’historien de la musique – en tout cas pour celui de la composition, des
idées et de la réception –, le principe romantique d’autonomie et l’ambitieux
concept d’art mis en avant par « l’époque artistique » <die Kunstperiode> ne sont
donc pas moins « réels » que les positions opposées « plus réalistes », représentées
par le « juste milieu » (Schumann) du grand opéra, d’une part, et le Biedermeier
musical, d’autre part. En résumé, un compositeur de la Restauration pouvait, dès
lors qu’il n’opposait pas aux tendances socioéconomiques de l’ère industrielle
naissante la prétention romantique à l’autonomie d’un « monde à part », soit
se plier à elles – comme le faisaient les maniéristes du grand opéra, qui était
« an art and a business » (W. L. Corsten) –, soit s’y soustraire en s’appuyant sur des
institutions et des traditions préindustrielles – attitude qu’il faudrait considérer
comme Biedermeier.
Les différences entre les positions apparaissent clairement quand on
examine leur rapport variable à la catégorie de la nouveauté musicale. Les efforts
déployés par un compositeur pour frapper par sa nouveauté peuvent – au moins
en partie – être compris comme l’effet d’une contrainte socioéconomique non pas
justifiée ou causée par l’idée esthétique d’originalité, mais seulement exprimée
ou masquée par elle. Les conséquences tirées de ce présupposé furent quant
à elles diverses. La première possibilité qui s’offrait à un compositeur était de
rester fidèle à une nouveauté frappante qui avait du succès et d’en faire – avec de
légères modifications – sa manière. C’est ce que fit Meyerbeer à partir de Robert
le Diable. La deuxième voie possible, suivie par Wagner et Liszt, consistait, sous
l’impérieuse conduite d’une conscience esthétique qui interdisait de devenir
l’épigone de soi-même, à innover toujours plus radicalement dans la technique de
composition. Enfin, on pouvait, comme le fit plus d’un compositeur Biedermeier,
chercher, en restant dans les limites préétablies des traditions propres à chaque
genre, des modèles formels et des techniques, des idées qui permettaient d’être
original dans le détail sans avoir un propos fondamentalement nouveau. (Il va
sans dire que cette distinction permet de dégager des types idéaux qui peuvent
servir moins à classer de manière univoque les compositeurs qu’à décrire des
mélanges aux proportions changeantes. Ainsi, les trois tendances coexistent chez
Mendelssohn, mais à parts inégales.)
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ROMANTISME ET BIEDERMEIER
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
ambition sur le plan de l’esthétique musicale, voire une méfiance des « bons
musiciens » envers « l’écriture ». Plus exactement, rassembler les oratorios de
Spohr, de Schneider et de Loewe ou les chœurs de Silcher, c’est-à-dire des œuvres
musicales liées intérieurement ou extérieurement à des institutions comme les
associations de chant choral et les fêtes musicales, sous l’étiquette de Biedermeier
musical, a probablement un sens, bien que l’on puisse difficilement parler d’une
unité de style. En effet, Schneider et Silcher ou bien Spohr et Lortzing n’ont
stylistiquement rien ou presque en commun. L’« effondrement du style » au
xix e siècle – que l’on peut déplorer comme « décadence » ou au contraire saluer
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
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ROMANTISME ET BIEDERMEIER
choral de Berlin, Leipzig et Dresde est antérieure à l’année 1815, qui ouvre la période ;
et les fêtes musicales, qui gravitaient autour de l’exécution d’oratorios de Haendel,
s’appuyaient sur le modèle des « Handel Commemorations » organisées à Londres
dans les années 1780 22. Les institutions de la Restauration ont aussi perduré, en
apparence intactes, au-delà de l’année 1848. Cependant, la première caractéristique
majeure de l’époque Biedermeier est la diffusion rapide des associations musicales.
D’une manière générale, l’origine de nombreux phénomènes constitue plutôt
pour l’histoire intellectuelle et sociale une simple anticipation, tandis que le
moment véritablement décisif pour une caractérisation historique est celui où ils
s’imposent largement dans la réalité. La deuxième caractéristique était l’empreinte
bourgeoise au sens strict dont étaient marquées les institutions. Parallèlement aux
théâtres de cour, qui constituaient une survivance du passé, ce sont au premier
chef des associations bourgeoises qui portaient la vie musicale allemande de la
Restauration, et non, comme au xxe siècle, des agences commerciales (qui existaient
à vrai dire déjà) et des instances étatiques.
Le compositeur n’était plus dépendant de commanditaires
auxquels il accordait, sous la pression socioéconomique ou par soumission
intellectuelle, une inf luence sur ses œuvres. Mais d’un autre côté, il ne faisait
pas encore face exclusivement à un public anonyme réagissant soit de manière
indifférenciée – pour ainsi dire « statistiquement », par ses applaudissements
ou l’achat de billets –, soit par l’intermédiaire des critiques publiées dans la
presse. Historiquement, les institutions bourgeoises de la Restauration, dans
lesquelles prédominait l’inf luence de notables, ont constitué une transition
entre, d’une part, la culture aristocratique, qui avait encore porté Beethoven
dans les premières décennies de sa carrière, et, d’autre part, la culture moderne
de masse, dont la caractéristique fondamentale est l’anonymat – un anonymat
auquel la division du public en auditoires spécifiques, par exemple pour la
musique ancienne ou la musique contemporaine, ne change pas grand-chose.
Les associations musicales bourgeoises sont, d’une part, antérieures
à la Restauration et ont, d’autre part, survécu au milieu du siècle. Elles sont nées
dans l’ombre de la culture aristocratique et conservaient encore au xx e siècle
une large base sociale. Mais c’est uniquement pendant la période Biedermeier
qu’elles ont été représentatives pour l’histoire de la musique. Du point de vue
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
de l’histoire de la composition, c’est pour elles qu’ont été écrites des œuvres
importantes telles que les oratorios de Spohr et de Mendelssohn. Du point de
vue de l’histoire sociale, elles ont porté, à côté des théâtres de cour, une culture
musicale de qualité. Enfin, du point de vue de l’histoire intellectuelle, elles
ont donné une expression institutionnelle à certaines tendances dominantes
de l’époque, au premier rang desquelles le républicanisme patriotique, qui
ne s’organisait pas encore sous forme de parti mais sous forme d’association
– association dans laquelle la musique avait une fonction centrale.
En ramenant l’infinie diversité des phénomènes à un type idéal 23 , on
peut affirmer que l’association musicale de l’époque Biedermeier se caractérisait
par l’imbrication de trois fonctions : une fonction de sociabilité, une fonction
culturelle et une fonction de représentation bourgeoise. La sociabilité n’était en
aucun cas simplement juxtaposée à la musique – que ce fût comme appendice
ou comme élément premier (revendiqué ou non comme tel) –, mais s’affirmait
également au sein de la musique elle-même, ouvertement dans le chant choral
masculin, de manière moins patente dans le concert symphonique (qui n’était
pas encore un concert symphonique au sens moderne du terme). Son programme
« mêlé », composé de mouvements symphoniques, d’extraits d’opéras et de
pièces virtuoses ou sentimentales pour solistes – tel qu’il prédomina jusqu’au
milieu du siècle à peu près – montre que formation et divertissement n’étaient
pas encore deux fonctions séparées. Or, l’absence de frontière entre elles
était caractéristique de la sociabilité bourgeoise telle qu’elle était pratiquée à
l’époque Biedermeier. C’est seulement dans la seconde moitié du siècle – et cette
évolution traduit un changement de fonction du concert comme institution –
que le concert à programme mêlé se scinda en deux extrêmes : le concert
symphonique doté de prétentions d’une part, et le concert de divertissement
d’autre part. Ce dernier n’est pas nécessairement destiné à un public différent, il
remplit simplement une autre fonction de la musique. La musique à forte valeur
artistique et la musique triviale se séparèrent en deux contraires incompatibles
pour la sensibilité esthétique 24 .
La représentation est un élément facilement identifiable dans la culture
musicale de la grande bourgeoisie berlinoise, cette « aristocratie bourgeoise »
qui organisait des concerts privés tels que les « musiques du dimanche » chez les
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
est imposée par le genre, mais aussi, dans une mesure à peine moindre, dans les
symphonies et les oratorios. Les genres relevant du style « élevé » sont envahis
par une syntaxe qui caractérisait initialement le style « intermédiaire » ou « bas ».
En deuxième lieu, dans le Bieder meier musical, l’harmonie
d’ensemble, c’est-à-dire le parcours tonal, est presque toujours schématique.
Quand elle se risque à des combinaisons inhabituelles, c’est uniquement dans
le détail. Étrangement, les extrêmes se rejoignent, dans la mesure où il en va
de manière analogue dans l’opéra italien de la Restauration. Les chromatismes
de Spohr, souvent loués ou déplorés comme excessifs, s’épuisent dans des
effets momentanés. Cela les distingue fondamentalement des constructions
tonales à grande échelle de Schubert – guère perceptibles pour les auditeurs
et donc « étrangères à la réalité » – dans lesquelles d’audacieuses expériences
chromatiques et enharmoniques rendent la tonalité incertaine 34 .
En troisième lieu, les romantiques – Weber à vrai dire seulement
après une certaine résistance initiale – se revendiquaient comme des
« beethovéniens », comme des adeptes non seulement du premier mais aussi et
surtout du dernier Beethoven, dont les œuvres stimulèrent vers 1830 l’activité
créatrice de Schumann comme de Mendelssohn (quatuors à cordes opus 12 et 13).
Les compositeurs du Biedermeier – Spohr aussi bien que Lortzing et Nicolai – se
sentaient en revanche attirés au premier chef par Mozart, auquel ils s’efforçaient
de succéder de loin, modestement.
Dans l’histoire de la musique telle qu’elle était appréhendée à la
Restauration, Mozart représentait un classicisme perçu comme un paradigme
intemporel et non simplement comme le style propre à une époque. Non que le
classicisme eût pu sans dommage esthétique être platement imité dans les diverses
caractéristiques de sa technique de composition (il ne faudrait pas assimiler le
Biedermeier musical aux triviaux épigones de Mozart actifs au début du xixe siècle).
Mais un compositeur pouvait, sans pour autant tomber dans un plagiat stylistique
indigent, rester fidèle à l’idée de « noble simplicité » dont les œuvres de Mozart
constituaient, selon les éloges de l’époque, l’expression parfaite et la réalisation.
Beethoven, au contraire, était considéré comme un « romantique », c’est-à-dire
comme un « génie original » qu’un compositeur postérieur, s’il voulait être un
authentique beethovénien, ne devait pas imiter – sauf à en devenir un impuissant
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ROMANTISME ET BIEDERMEIER
Johan Christian Berger, Jenny Lind lors d’un concert donné dans une église à Stockholm, 1850.
Stockholm, Musikmuseet.
Un concert donné dans une église ne faisait pas partie intégrante d’un service religieux. C’était
un évènement profane pour lequel on utilisait l’espace offert par l’église. Mais la musique que l’on
chantait ou que l’on jouait – qu’elle fût d’origine sacrée ou profane – était sacralisée dans le sens de
la religion de l’art inaugurée par Wackenroder. Le rayon de lumière qui traverse le vitrail pendant
le concert de Jenny Lind est le symbole d’une transcendance qui est attribuée à la musique comme
art. Dans un échange paradoxal, l’art dans l’église aliène à l’espace liturgique sa fonction originelle,
mais se trouve en même temps entouré d’un nimbe religieux, qui s’exprime picturalement dans
un évènement naturel, le rayon de lumière imaginaire.
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
épigone –, mais devait à l’inverse suivre en s’efforçant comme lui de dire toujours
quelque chose de nouveau et de personnel. Beethoven, qui représentait moins
un style qu’une morale esthétique, était le modèle d’une démarche artistique
consistant à s’affranchir des modèles. Le Biedermeier musical, caractérisé par sa
vénération privilégiée pour Mozart 35, tendait donc – y compris là où il résistait à
la tentation de l’épigonalité – au classicisme, à la reformulation d’idées esthétiques
classiques, anhistoriques, dans un langage musical modifié. En résumé, Spohr
essayait en quelque sorte de dire la même chose que Mozart avec d’autres mots.
Le romantisme, quant à lui, faisait sienne – non sans quelques réserves – la norme
esthétique de l’« époque du génie », le postulat de l’originalité.
La référence de Schumann à Bach était contradictoire. D’un côté,
Schumann voulait, en se plongeant dans un passé « poétique » – supérieur au
« juste milieu » du présent –, faire advenir un « nouvel âge poétique 36 ». L’étude
de Bach, comme celle de Beethoven, stimulait la recherche de l’originalité et
d’une voie personnelle. D’un autre côté, Schumann, même si son objectif
n’était pas la restauration d’un style ancien – ou alors seulement dans des
œuvres secondaires, dans lesquelles la réception de Bach est extérieure et par
conséquent non significative –, avait pour but de traduire une idée de Bach dans
un autre langage musical, celle d’une composition dans laquelle la rigueur ne
nuit pas à l’expressivité mais qui, au contraire, doit sa « poésie » à la richesse
formelle et au contrepoint.
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
qu’il serait un « style » propre 43 et que les principes nous interdiraient d’évaluer
esthétiquement des styles les uns par rapport aux autres, que pour une raison
inhérente au cas particulier, à savoir que la légitimité historique du procédé
consistant à soumettre le Biedermeier aux critères de jugement du romantisme
– l’originalité et l’autonomie – n’est pas clairement établie.
Friedrich Blume a rejeté l’opposition entre « génialité et épigonalité »
à propos du xix e siècle comme une « antithèse seulement apparente » 44 , en
arguant qu’elle trahissait une arrogance dont l’historien n’avait pas à faire
preuve face à la musique non originale, une musique dont, selon lui, chaque
époque a besoin et qui est par conséquent esthétiquement légitime. Pour être
juste, l’argumentation de Blume doit néanmoins être nuancée du point de
vue historique. Sans aucun doute, au xviie siècle et encore au début du xviiie – à
l’époque baroque à laquelle se réfère Blume –, l’imitation de modèles n’était pas
considérée comme une épigonalité condamnable mais au contraire comme une
louable piété. Mais au xx e siècle, c’est de toute évidence exactement l’inverse : on
peut dire sans exagération que dans la musique contemporaine, ce qui est non
original et médiocre est esthétiquement et pratiquement superf lu.
Concernant le problème du conventionnel et de l’épigonal, le début
du xix e siècle apparaît comme une période de transition contradictoire. Pour
l’historien de la musique, une des caractéristiques de la Restauration est que d’un
côté, les idées romantiques d’originalité et d’autonomie esthétique s’imposaient
dans les écrits philosophiques, poétiques, mais aussi journalistiques sur la
musique sans guère rencontrer de résistance, tandis que d’un autre côté, dans
la pratique musicale, la non-originalité et l’accomplissement de fonctions
extramusicales conservaient encore un reste de la légitimité qu’ils avaient eue
pendant des siècles. Certes, « musique de maître de chapelle » n’était plus un titre
de gloire, mais ce n’était pas encore une insulte. Si le romantisme prédominait
dans la sphère des idées, le Biedermeier musical gardait une place non négligeable
dans la réalité quotidienne de la composition et des institutions.
La critique romantique, dont le but est de distinguer rigoureusement
art et non-art, musique « poétique » et musique « prosaïque » (Schumann), n’est
pas à même de rendre justice aux manifestations musicales du Biedermeier. En
témoigne l’écart entre les jugements portés sur les œuvres qui reposent sur la
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
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Musique triviale et jugement esthétique
jugement est elle aussi équivoque. Il peut être fondé au premier chef sur des consi-
dérations morales ou relevant de l’esthétique et de la technique de composition.
« Trivial » signifie « commun, plat, quotidien, usé ». En 1826, Hans
Georg Nägeli s’indignait à propos de quelques mesures de la symphonie Jupiter,
dont il jugeait la simplicité solennelle éculée :
Que l’on compare, dans le premier allegro, les mesures 19-21 et 49-54, puis, dans
la deuxième partie, les mesures 87-89 et 117-122. Cette simple alternance entre un
accord parfait et un accord de sixte et quarte sur la même fondamentale est déjà
triviale en soi, c’est même un des lieux communs les plus usés et les plus communs
[sic], tel que seuls les auteurs les plus communs [sic] l’introduisent dans leurs compo-
sitions pour orchestre, afin de pouvoir commodément faire entrer les cors dans
leurs tutti. Mais ici, cette trivialité est en outre doublement mise en parallèle, et
apparaît donc quatre fois dans le même mouvement 50 .
La critique de Nägeli, pour bornée qu’elle soit, est néanmoins révélatrice. Elle
trahit une manière d’écouter qui s’attache aux détails et en attend de l’ori-
ginalité. La formule harmonique simple paraît banale à Nägeli parce qu’il
néglige le contexte qui la fonde et la justifie. Or le manque de cohérence entre
les éléments d’un ensemble est une caractéristique de la musique triviale. Et le
jugement erroné de Nägeli contient, déformée par son incompréhension de la
forme symphonique, une vue juste sur la nature du trivial : une musique qui met
en avant le détail sans être originale est triviale.
Dès que le jugement esthétique se tourne vers les productions
musicales de second ordre, il prend presque toujours une coloration, voire
une détermination morale. Les justifications éthiques, qui, dans le grand art,
sont obsolètes et exclues depuis Kant comme non pertinentes, perdurent dans
l’art mineur. On lit que la musique triviale est vile et mauvaise 51 , que le kitsch
représente « le mal dans le système de valeur de l’art 52 », et ces affirmations
sont proférées avec une indignation scandalisée que ne suscite guère ce qui est
simplement éculé ou indigent. Ce qui exerce un attrait par des moyens primitifs,
qui séduit par des couleurs criardes et bigarrées est rejeté 53 . La méfiance
religieuse face au plaisir profane et la méfiance pragmatique face à la distraction
et au rêve éveillé s’unissent à une sensibilité esthétique qui ne supporte pas ce
qui est émoussé et indifférencié pour prononcer le verdict du « trivial ».
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Musique triviale et jugement esthétique
Ici aussi, la musique n’est que l’ornement et l’amplification d’une attitude fonda-
mentale extramusicale, la prière, et l’accès approprié à cette musique consiste à
adopter cette attitude fondamentale, c’est-à-dire à prier avec les autres <Mitbeten> 57.
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a plusieurs fois été comparée à une conversation. Toutes deux ont en commun
que l’on ne peut déterminer si l’objet est la substance de la sociabilité ou si c’est
l’inverse. Il serait inadéquat de vouloir distinguer le moyen et la fin. Seule
l’abolition de l’état d’indétermination caractéristique de la pratique musicale
en société met en avant soit la musique comme œuvre soit la sociabilité comme
« manière d’être ». (Par rapport à la conversation, la discussion sur un thème
donné et le bavardage creux dont la seule raison d’être est la fonction sociale
sont l’un comme l’autre des formes dégradées.) La chanson à boire, décrite
par Besseler comme de la musique « d’usage » 64 , est un mode déficient et non
« originel » de sociabilité musicale.
Les inventions de Bach ne sont pas des études. L’idée de s’exercer à l’art
sur des compositions qui n’en sont pas est une innovation du xixe siècle. L’étude
résulte de la division de la pièce pour instrument seul en œuvres « objectives »
et en exercices « d’usage ». La perception qui accompagne les exercices se réduit
à entendre sans le vouloir et, dans le cas extrême de l’étude techniquement utile
mais musicalement absurde, elle peut aller jusqu’au refus d’écouter. Mais entendre
sans le vouloir – de même que jouer sa partie d’une musique qui n’est qu’une simple
fonction de la sociabilité – est une forme dégradée de la perception musicale.
La dissociation entre, d’une part, l’action en musique, collective
ou non (Mitvollzug), et, d’autre part, l’objectivation, est l’une des origines de
la banalité musicale. Les reliquats abandonnés derrière elle par la musique
autonome après sa séparation d’avec la musique fonctionnelle – la pièce virtuose,
la chanson à boire ou l’étude – tombent dans la trivialité.
5. La musique triviale est pour une large part de la musique
fonctionnelle qui se présente comme objective, sous forme de pièce de concert ;
et le quiproquo est l’une des caractéristiques de la banalité musicale. De la
fonction originelle d’une danse ou d’une marche, il ne reste qu’un souvenir, mais
même dotée seulement d’une existence diluée, secondaire, la fonction est aussi
déterminante pour l’effet produit par le morceau que la manière dont il est fait
musicalement. En déduire qu’un jugement esthétique ne pourrait dès lors être
prononcé serait cependant une erreur. En effet, plus d’une musique autonome
joue sur l’évocation de telle ou telle fonction. Le souvenir ou l’évocation d’une
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
Quand elle comble les blancs d’une conversation ou occupe les pauses d’une activité,
la musique de divertissement n’est ni « d’usage » et fonctionnelle, ni « objective » et
autonome. D’une part, elle est trop vague pour être un « objet » ; d’autre part, l’état
de distraction qu’elle suppose et perpétue apparaît comme la caricature de l’écoute
involontaire de celui qui entend sans prêter attention (Mithören).
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SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
musicale, quand il s’agissait de formuler des critères concrets, ait sombré dans
la confusion. « La » musique triviale, au sens large qu’a pris le terme, est une
chimère, un fantôme conceptuel. Et si les réf lexions sur la musique triviale
du xix e siècle, au lieu de tenter vainement une caractérisation d’ensemble, se
limitent à un domaine partiel, celui de ce qu’on peut appeler la « musique inter-
médiaire », il n’est nul besoin de justifier ce choix en détail. Le répertoire de la
musique de divertissement et de salon visé par le concept de « musique intermé-
diaire » est déjà bien assez varié.
La musique mineure a toujours existé, transmise de manière orale
et anonyme. La musique « intermédiaire », qui est un phénomène typique du
xix e et du xx e siècle, s’en distingue extérieurement par le fait qu’elle est notée
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SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
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SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
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SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE
l’ambitieux concept d’art élaboré à la fin du xviiie siècle, l’art et le non-art sont
séparés par un saut qualitatif. Si l’on rejette cette dichotomie comme un préjugé
que l’historien n’aurait pas à s’approprier, on se retrouve donc dans la situation
délicate de devoir abandonner en même temps le concept d’art propre au xix e
siècle.
Deuxièmement, la dichotomie entre art et non-art n’était pas
seulement une élucubration ésotérique partagée par quelques-uns. Au contraire,
elle pénétra dans la conscience collective et même dans la pratique musicale, de
sorte qu’il est difficile de la réduire à une simple idéologie, à un préjugé erroné
du xix e siècle sur lui-même. La séparation esthétique engendra une séparation
institutionnelle. À partir du milieu du siècle, le répertoire des concerts
symphoniques évolua. Les fragments d’opéras, romances et morceaux à effet,
qui avaient jusqu’alors fourni des intermezzi divertissants intercalés entre des
œuvres ou des mouvements symphoniques, furent exclus des programmes, ou
du moins virent leur part diminuer. Ce changement doit être compris comme
une intervention de la sensibilité artistique rigoriste dans la pratique. Le public
devint allergique à la juxtaposition de morceaux foncièrement différents qui se
contestaient mutuellement leur droit esthétique à l’existence, mais continua de
goûter dans un autre cadre la « musique intermédiaire » chassée de sa proximité
avec l’art. La dichotomie n’a donc pas été seulement proclamée mais aussi
pratiquée ; et inversement, l’apparition d’une hiérarchie entre différents types
de concerts ne fut pas sans inf luence sur les choix faits par les compositeurs tant
sur le plan esthétique que sur celui de la technique de composition. Il en résulta
une interaction entre composition, institutions et critique, qui approfondit le
fossé entre art et non-art.
Troisièmement, il est certes indéniable que la frontière entre
musique élaborée et musique « intermédiaire » ou triviale a été tracée de manière
diverse à travers les âges – pas seulement par le gros du public, mais aussi par
les personnes aptes à en juger –, mais ce serait une erreur d’en conclure que
cela ramène la différence spécifique fondamentale qui existe entre elles à une
différence de degré. La difficulté logique est la même que dans le cas du problème
de la consonance, où elle est néanmoins plus facile à cerner. La différence entre
consonance et dissonance est certes « par nature » une différence de degré,
231
CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
Les genres musicaux du xix e siècle qui ont été les plus exposés à la
trivialisation, à la déchéance esthétique et institutionnelle, sont aussi ceux qui
ont été ressentis comme typiquement romantiques : le lied, la pièce lyrique pour
piano et le poème symphonique. Le kitsch apparaît comme l’envers du roman-
tisme. Et l’on peut même se demander si la musique « intermédiaire » doit, d’un
point de vue historique, être considérée comme une forme dégradée de la musique
romantique ou si inversement la musique romantique n’est pas à comprendre
comme un anoblissement de la musique « intermédiaire ». En tout cas, la musique
romantique au sens non éculé du terme n’est rien d’autre qu’un petit nombre
d’œuvres poétiques qui se distinguent d’une masse innombrable de morceaux
prosaïques avec lesquels elles partagent certaines caractéristiques extérieures.
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SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
Träumerei
Robert Schumann
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SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
Ave Maria
Méditation sur le premier prélude de Jean-Sébastien Bach
Charles Gounod
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SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
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SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE
aucune. Selon les règles du métier, la composition de cette mélodie, qui est l’un
des morceaux les plus célèbres du xix e siècle, est irréprochable.
Les cinq parties (mesures 5 à 8, 9 à 15, 16 à 23, 24 à 28 et 29 à 37) sont
articulées de manière plastique, et en même temps étroitement liées entre elles.
La première apparaît comme l’introduction, la deuxième comme l’exposition
d’une phrase qui est ensuite variée dans les sections 3 à 5. Le caractère méditatif
de la pièce repose, par une lointaine analogie avec la « Rêverie », sur la répétition
et la modification constantes d’une même idée ; on pourrait même parler
de monotonie nuancée avec art. Gounod varie le motif des mesures 9-10 en
déplaçant le saut d’octave de la première vers la deuxième mesure et la répétition
d’une même note, à l’inverse, de la deuxième vers la première. Les deux éléments
des mesures 16-17 sont réemployés, dissociés, dans les mesures 25 et 29. Dans la
mesure 25 on retrouve le saut d’octave, et dans la mesure 29 le mouvement de
tierce, inversé (descendant alors qu’il était ascendant).
La pièce de Gounod peut donc apparemment être analysée comme
une œuvre d’art. Mais si l’on adopte la perspective qui a fait apparaître le
caractère élaboré de la « Rêverie », des ruptures et des incohérences se font
jour dans l’Ave Maria. En premier lieu, l’articulation rythmique et la base
harmonique s’écartent l’une de l’autre au lieu de s’étayer mutuellement comme
dans la « Rêverie ». La mélodie et les accords qui en constituent le fondement,
autrement dit l’ajout et le modèle, sont quelquefois décalés dans le rapport de
l’un à l’autre, c’est-à-dire extérieurement compatibles mais pas justifiés l’un
par l’autre. Mélodiquement ce sont les mesures 16 à 19 qui correspondent aux
mesures 9 à 12, tandis qu’harmoniquement ce sont les mesures 17 à 20.
En second lieu, les variations de la phrase sans cesse récurrente ne
sont pas fondées fonctionnellement mais au contraire dictées par la recherche
de l’effet, de « l’effet sans cause », pour citer la définition de Wagner, qui
constitue elle-même un effet rhétorique. Si, comme cela a été dit, une répétition
de note peut être remplacée par un saut d’octave et inversement, c’est que le
pathos débordant du saut d’octave, auquel la mélodie doit une grande partie du
sentiment qu’elle exhibe, n’est, du point de vue de la technique de composition,
qu’un simple ajout, et par conséquent, du point de vue esthétique, qu’une pure
gesticulation. La différence entre l’art et le kitsch se cache dans les détails 82.
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
Appendice
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SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
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SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE
grandes lignes d’un consensus sur le « musée imaginaire » des œuvres d’art
se dégagent, de même, à l’opposé, un accord – non exempt de perturbations,
certes, mais suffisamment solide – se fait jour sur la question de savoir quelles
productions musicales – parmi celles qui sont parvenues jusqu’à nous au mépris
de la présomption selon laquelle la « furie de la disparition » s’empare avant tout
des œuvres de mauvaise qualité – doivent être considérées comme kitsch. Le
consensus issu de la tradition est en tout cas la donnée première et la formulation
de critères du kitsch n’est, si tant est qu’elle soit possible, rien d’autre que le
résultat d’une analyse du consensus, une analyse qui cherche les présupposés
latents dans l’ensemble complexe formé par les opinions venues du passé. Sous
l’action de la réf lexion, les préjugés donnent naissance à des jugements.
6. La thèse selon laquelle le kitsch vit exclusivement de la fonction
psychologique qu’il remplit est censée expliquer pourquoi certaines nullités
sont populaires et d’autres non. Mais la justification psychologique ne suffit
pas à rendre raison du phénomène du kitsch. Premièrement, le nombre de
souhaits latents dont la primitivité rejoint celle du kitsch est faible ; et le recours
à des besoins refoulés n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi, parmi les
innombrables morceaux qui visent la même fonction psychologique, l’un a
du succès et les autres non. Deuxièmement, une pièce comme la « Rêverie » de
Schumann, dont personne ne nie le caractère artistique, ne se prête guère moins
à la projection du refoulé que la Prière d’une vierge. Il en résulte, si l’on maintient
la définition exclusivement psychologique, que la musique fait partie du kitsch
aussi longtemps qu’elle est utilisée comme kitsch.
7. Il semble exister une contradiction totale entre, d’une part,
l’affirmation selon laquelle un morceau de musique peut être techniquement
irréprochable et néanmoins esthétiquement discutable, c’est-à-dire le
phénomène du kitsch bien composé, et, d’autre part, le postulat qui veut que les
jugements esthétiques, pour être critiques, doivent s’appuyer sur des analyses
techniques. Mais le concept de « technique musicale » n’est pas univoque, et
l’emploi équivoque du terme brouille l’argumentation. Le mot « technique » peut
désigner des règles artisanales grossières susceptibles d’être codifiées, et dont le
respect ne peut empêcher le morceau écrit de se révéler kitsch. Il faut distinguer
de la technique dans ce premier sens des éléments techniques plus subtils qui
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CHAPITRE 3 : ESTHÉTIQUE DU QUOTIDIEN MUSICAL
244
SUR LA « MUSIQUE INTERMÉDIAIRE » DU XIXe SIÈCLE
et pas uniquement dans la conception de la chose veut simplement dire qu’il s’agit
d’une qualité que la tradition a agrégée à un phénomène, exactement comme les
caractéristiques formelles et structurelles par lesquelles la musique se distingue
du substrat acoustique qui est à son fondement. Ces deux éléments sont d’origine
et d’essence historiques, et le préjugé selon lequel les caractéristiques esthétiques
sont « subjectives » tandis que les caractéristiques structurelles sont « objectives »
est une erreur ou du moins l’exagération d’une différence de degré en une
différence de nature. La « poésie » comme qualité esthétique propre par exemple à
une pièce pour piano de Schumann est « objective » dans le même sens – au sens où
elle engage l’objet et les relations intersubjectives – qu’un fait structurel comme
l’introduction d’une césure par la cadence dominante-tonique malgré l’absence
de pause ou, inversement, l’intervention d’une pause à l’intérieur d’un motif et
non comme signe musical de ponctuation.
9. La tendance des musicologues à invalider le concept de kitsch
semble liée au fait que l’ambitieux concept d’« art », qui constitue l’instance
opposée au concept de kitsch, a semblé s’effriter ces dernières décennies dans
la pratique des compositeurs et dans la réf lexion esthétique. L’inf luence de la
pratique ne remet du reste nullement en cause la tendance scientifique, dont la
légitimité ne dépend pas d’un lien de motivation mais d’un lien de justification.
Par méfiance vis-à-vis de l’idée d’art, ressentie comme éculée, on hésite à
condamner le kitsch. Or, le kitsch est précisément ce qui est le moins concerné
par les efforts de l’avant-garde conduisant, sous leur forme extrême, à l’abolition
du concept d’art. Il est toujours, comme il y a des décennies, le parasite d’une
culture musicale dominée par les catégories du romantisme musical. Si l’on
considère l’avant-garde comme représentant le présent, alors l’esthétique
du beau expressif, contre laquelle Schoenberg polémiquait déjà en 1911, est
morte et révolue. Mais cela ne touche pas le kitsch, pour lequel le point de vue
du xix e siècle, les critères par lesquels la « poésie » se distingue de la « prose »
musicale, restent pertinents sans restriction. Le kitsch est un résidu du xix e
siècle. À ce titre, il peut et doit même être mesuré à une aune désuète.
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CHAPITRE 4
DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE
À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE
1
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
qui s’abat sur les âmes, est aussi violent que passager, le caractère apparaît au
contraire comme ce qui possède stabilité et permanence. Comme l’écrivait
en 1795 Wilhelm von Humboldt, également dans Die Horen, l’expression d’une
intériorité, par quoi le beau caractéristique se distingue du beau vide et formel,
doit « délaisser l’image de l’affect passager pour s’élever vers celle du caractère
permanent, formé par la réunion harmonieuse de tous les aspects, et non
plus par un seul 4 ». L’affect, que faisait ressortir l’esthétique baroque, apparaît
comme une puissance « étrangère au moi », venue pour ainsi dire du dehors,
tandis que le caractère, tel que conçu par l’esthétique classique antibaroque,
donne l’impression de venir de l’intérieur.
Pourtant, dans les « pièces de musique caractéristique » du début du
xix siècle, genre alors très populaire, c’est précisément la description d’affects
e
qui – outre la peinture sonore – constitue le « caractère » évoqué par leurs titres.
La Didone abbandonata (1821) de Muzio Clementi, modèle par excellence de
« sonate caractéristique 5 », a été décrite à juste titre par Friedrich Rochlitz comme
l’expression d’affects changeants et non d’un caractère pérenne 6 . De même, ce
sont des situations et des sentiments que dépeint la musique dans l’opus 81 de
Beethoven (1809-1810), lui-même défini comme une « sonate caractéristique ».
2. Dans la querelle portant sur la légitimité esthétique du contingent,
la fonction dévolue à la notion de « caractère » est ambivalente. On peut, sans
faire violence au terme, appeler « caractéristique » à la fois ce qui est spécifique
et ce qui est individuel ; certains esthéticiens ont ainsi associé le caractéristique
à l’individuel pour légitimer le contingent. Dans Le Collectionneur et les siens de
Goethe (1798/1799), le narrateur – le « moi » – exige de l’artiste, non pas qu’il
présente une singularité fortuite, mais qu’il « se mette en quête d’une pluralité
d’individus, de variétés, de genres, d’espèces, à tel point qu’en définitive ce n’est
plus la créature, mais le concept de la créature qui se présente à lui, et qu’il peut
enfin représenter au moyen de son art » ; et le « visiteur », en bon défenseur du
caractéristique, lui répond : « L’œuvre d’art frapperait certainement par son
caractère 7. » Pour Hegel, qui, bien qu’aucun dogme n’eût été à même d’entamer
son sens historique, inclinait clairement au classicisme, le postulat selon lequel
une œuvre d’art doit être « caractéristique » signifiait qu’en soient exclues les
contingences n’appartenant pas à « la chose » : « Mais, suivant la détermination
250
LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE
du caractéristique, ne peut entrer dans l’œuvre d’art que ce qui fait apparaître
et concourt essentiellement à exprimer ce seul contenu à l’exclusion de toute
autre chose 8 . » D’un autre côté, Hegel – qui, comme Friedrich Schlegel, tenait
pour « caractéristique » l’ensemble de l’art « romantique » (post-antique) 9 –
reconnaissait que celui-ci avait empreint son « intérieur », son « contenu », dans
la matière non seulement du spécifique, mais de la contingence individuelle :
« L’art romantique […] tisse aussi son intérieur dans la trame de la contingence
de la culture extérieure et accorde à ces traits marqués de non-beauté un espace
de jeu non réduit 10 . » Ainsi, selon qu’elle apparaît dans un contexte classique
ou romantique, la notion de caractère revêt des significations différentes, qui
mettent l’accent tantôt sur le spécifique tantôt sur l’individuel.
3. Indépendamment des querelles d’écoles, le caractéristique a toujours
été conçu comme ce qui est doté de contours fermes et d’une forme précise, par
opposition au vague et à l’évanescent. (C’est en se référant à la notion de « caractère »
que Carl Seidel 11 , en 1829, s’inscrit en faux contre l’interprétation donnée par
E. T. A. Hoffmann de Beethoven, qui dilue à ses yeux la détermination musicale
dans une indétermination poétisante). Mais cette déterminité <Bestimmtheit> qui
appartient à l’essence même du caractère a fait l’objet de conceptions différentes,
voire opposées, dans l’esthétique de la fin du xviiie et du xixe siècles : une lecture
classiciste y voit la marque de l’esprit qui forge et donne forme depuis l’intérieur ;
l’approche réaliste la conçoit au contraire comme ce qui donne sa netteté à la
représentation d’un donné extérieur. Dans ses Fragments de l’Athenäum, Friedrich
Schlegel parle en 1798 de la « plus spirituelle caractérisation » et de l’« imitation la
plus sensuelle » 12 : il oppose ainsi le principe de la caractérisation à l’esthétique de
l’imitation, qu’il méprise. De même, Wilhelm von Humboldt, en 1795, oppose au
beau formel, qui s’épuise dans la « figure extérieure », une expressivité fondée sur
le « caractère intérieur » :
Où prévaut l’expression, l’âme <Gemüth> domine les traits et les empêche de prendre
toute licence. Ainsi, à la différence d’une formation <Bildung> purement esthétique,
une telle formation ne trouve pas son explication dans ces traits eux-mêmes, et
l’attention délaisse la figure extérieure pour se tourner vers le caractère intérieur 13 .
251
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
252
LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE
Il est à ce titre significatif que Hegel, guidé par son instinct classiciste, choisisse
Rossini contre Weber 19 .
2. Humboldt et Goethe – dont Le Collectionneur et les siens esquissait
le portrait intellectuel d’un « caractéristicien » – voyaient dans la prévalence
du caractère une tendance de leur époque, mais ils soulignaient son aspect
« partiel » et la subsumaient (en théorie) sous la norme supratemporelle du
beau caractéristique. Dans l’essai de Friedrich Schlegel intitulé Sur l’étude de la
poésie grecque [Über das Studium der griechischen Poesie] (1797), la prééminence
du caractéristique apparaît au contraire comme une signature de l’époque
moderne, qui doit être saisie dans le cadre d’une philosophie de l’histoire et non
pas « intégrée » dans un système esthétique. Parmi les traits de la modernité,
Schlegel distingue « la totale prépondérance du caractéristique, de l’individuel et
de l’intéressant dans toute la masse de la poésie moderne [au sens de post-antique,
NdA], mais par excellence dans les époques tardives 20 ». Le caractéristique, on
le voit, est assimilé ici à l’individuel et non au spécifique. « Même en musique,
la caractéristique des objets individuels s’est accrue outre mesure, de façon
tout à fait contradictoire avec la nature de cet art 21 . » En 1797, Schlegel, qui a
encore un pied dans le classicisme, rejoint Goethe dans une même critique de
l’hégémonie du caractéristique. Mais pour lui, et c’est là l’essentiel, le caractère
n’est pas dépendant du beau – d’un idéal dans lequel il doit être aboli sous peine
de rester partiel (Hegel aurait dit : « abstrait »). En tant qu’élément autonome, il lui
apparaît comme le principe esthétique d’une époque par laquelle il est nécessaire
de passer, quand bien même certains y verraient une période de transition
253
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
C’est encore le système qui déploie sa voûte céleste sur les faits de l’histoire.
3. Malgré l’absence d’une musique antique susceptible d’être
imitée, la querelle des Anciens et des Modernes a également jeté son ombre sur
l’esthétique musicale. Dans l’essai Sur l’étude de la poésie grecque de Friedrich
Schlegel, qui en 1797 se réclamait encore du classicisme, la progression du
caractéristique dans la musique apparaissait comme attentatoire à « la nature de
cet art » ; un demi-siècle plus tard, en 1856, Josef Bayer interprète son hégémonie
exactement à l’inverse, comme l’accession à un stade de développement
supérieur. Esthéticien éclectique, Bayer identifie les époques de l’histoire de
l’art – les styles archaïque, classique et moderne – aux concepts fondamentaux
du système esthétique, à savoir le sublime, le beau et le caractéristique ; mais
il soutient aussi que le beau doit se comprendre en même temps comme une
catégorie globale, supérieure, comme l’essence même de l’esthétique. Surtout,
le style caractéristique apparaît chez Bayer non plus comme un déclin dû à
l’autonomisation fâcheuse d’un élément dépendant, mais comme l’expression
d’une élévation vers le spirituel : « Quand la mélodie s’équilibre avec l’harmonie
et le rythme, le cœur pur de la beauté musicale se révèle – une reproduction de
l’idéal plastique dans le domaine des sons. » Or, quand la musique
atteint à la pleine capacité d’expression de ses moyens sonores, elle s’élève alors,
comme la peinture, du beau style au style caractéristique. […] À ce stade, la beauté
[comprise comme catégorie supérieure, NdA] ne sera pas purement sensible et
immédiate, ce sera une beauté spirituelle et médiée 23 .
254
LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE
La dépendance de Bayer à l’égard de Hegel est aussi évidente que les différences
qui les séparent. Celles-ci vont clairement dans le sens d’un émoussement, ce
qui n’ôte toutefois rien à l’intérêt des réflexions de Bayer en tant que document
d’une certaine tendance esthétique. Les trois styles dégagés par Bayer – le sublime
archaïque, le beau classique et le caractéristique moderne – qui se marquent de
façon paradigmatique dans l’architecture, la sculpture et la peinture, ne sont rien
d’autre que les formes d’art symbolique, classique et romantique distinguées par
Hegel. Mais là où, pour Hegel, le passage à la suprématie du « spirituel » impliquait
que l’art devienne étranger à lui-même (par l’amenuisement de l’élément sensible)
et finissait par aboutir à une « fin de l’art » (aboli dans la religion et la philosophie),
Bayer se pose en apologiste du moderne : à l’encontre du classicisme nostalgique
de Hegel, il loue le style caractéristique comme le stade le plus élevé de l’art.
4. Les schémas hérités de la philosophie de l’histoire ne suscitaient
plus que méf iance à l’époque du néokantisme, qui n’y voyait qu’une
métaphysique hybride. Ils furent soit rejetés, soit « sauvés » à la faveur de leur
réinterprétation typologique. Tenant d’une esthétique que l’on peut qualifier
de « scolastique », Johannes Volkelt concevait le beau et le caractéristique, non
comme les signatures esthétiques d’âges différents, mais comme des catégories
ou principes esthétiques coexistants. Volkelt, cependant, ne se sentait pas
moins éloigné de l’esthétique normative que de la philosophie de l’histoire. À
la différence de Goethe et de Humboldt, il définissait le caractère, non comme
une composante du beau, norme toute-puissante, mais comme son alternative
et son antithèse. L’essence de l’esthétique réside selon Volkelt dans l’« unité
organique » d’un phénomène 24 . Cette unité peut être aisée et s’obtenir sans
effort, ou bien difficile et s’imposer contre des résistances ; Volkelt qualifie de
« belle » l’unité aisée, et de « caractéristique » l’unité difficile 25. Il est convaincu
d’avoir le premier reconnu la signification fondamentale de l’opposition entre
beau et caractéristique, et le rôle d’une telle différence dans la catégorisation
esthétique 26 . Mais indépendamment de la question de savoir si l’on tient pour
fondamentale cette distinction entre unité obtenue sans effort et unité difficile,
l’emploi qui est fait ici du mot « caractéristique » rompt avec la tradition
terminologique : il s’agit plus d’une réinterprétation de la notion que de la
découverte de sa signification véritable.
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
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LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
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LA NOTION DE « CARACTÈRE » DANS L’ESTHÉTIQUE DU XIXe SIÈCLE
reconnaître dans les violons et les f lûtes, les cors et les trompettes, des entités diver-
sement organisées, et choisir parmi elles selon son impulsion du moment 36 .
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
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Hegel et la musique de son temps
claire est d’ordre moral : s’agissant de Weber, il est question d’erreur 44 ; dans le cas
de Meyerbeer, il s’agit d’un « effet sans cause », autrement dit d’un leurre 45. Mais
quant à la chose même, hormis les guillemets impliquant une censure morale,
Wagner ne fait guère de différence. Selon lui, chez Weber comme chez Meyerbeer
l’élément de caractérisation musicale est vide de toute substance et sans consis-
tance intérieure, dans la mesure où il n’est pas fondé dans le drame mais doit
être produit par la musique elle-même : une musique qui, n’étant pas « motivée »
dramatiquement, apparaît comme une « mélodie absolue », mais qui – à la diffé-
rence de la « mélodie absolue » de Rossini – ne se satisfait pas d’elle-même, car elle
tend au contraire au caractère, ou à son apparence ; c’est pourquoi, au lieu de se
déployer librement comme une « mélodie absolue », elle se brise en morceaux,
dont chacun est en lui-même intéressant et saisissant, mais auxquels il manque
cette cohésion intérieure qui (selon Hegel) fait le propre du mélodique.
La conception esthétique et historico-philosophique de Wagner tend
à opérer la synthèse qu’il accomplit lui-même dans le drame musical – l’histoire
apparaît comme préhistoire au regard rétrospectif qui s’en saisit. Au beau purement
formel – la « mélodie absolue » de Rossini – Wagner oppose le caractéristique devenu
autonome – la « mélodie brisée » de Weber et de Meyerbeer –, pour mieux prôner sa
propre conception d’une mélodie « infinie » : une mélodie fondée dans le drame qui
lui donne une cohérence interne, autrement dit ni « absolue » ni « brisée », mais dans
laquelle s’équilibrent et s’abolissent des partialités divergentes. Si, pour Wagner,
la musique de Weber et de Meyerbeer pèche par une caractérisation immotivée,
lui-même aspire à réaliser une mélodie caractéristique motivée, à chaque instant
expressive et éloquente, sans formules ni rafistolage gratuit.
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
Mignon, la créature énigmatique du Wilhelm Meister de Goethe, est devenue chez Shadow, le
directeur de l’académie de Düsseldorf, une allégorie de l’art – ou de la poésie, qui est l’essence
commune de tous les arts. Les accessoires, ailes d’ange, lys et luth, parlent un langage dont la
surévidence gâche l’effet de « noble simplicité » censé émaner du tableau. L’œuvre d’art comme
idée, promue par Schadow, menace de basculer dans la peinture de salon, qu’il réprouve. L’idée
peinte, que le classicisme confondait avec l’« apparition sensible de l’idée », tend ici au kitsch.
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Hegel et la musique de son temps
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
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Hegel et la musique de son temps
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
Cet excursus consacré aux voies tortueuses par lesquelles les philo
sophies kantienne et schopenhauerienne ont pénétré l’histoire de la musique
nous a convaincus de la nécessité d’établir, sous peine de simplifications
grossières, des distinctions précises entre l’expérience musicale qui fonde une
esthétique, les intentions philosophiques que celle-ci poursuit et les effets histo-
riques qu’elle produit.
Si la question « Hegel et la musique de son temps », outre l’occasion
qu’elle offre de peindre une scène de genre de l’histoire culturelle, peut
donc intéresser l’histoire des idées, c’est parce que l’on attend d’une analyse
suffisamment nuancée qu’elle nous éclaire sur le rapport précaire entre
expérience musicale, motivation philosophique et impact historique, et qu’elle
débouche sur des conclusions sensiblement différentes de celles auxquelles nous
a conduits l’examen de la réception de Kant et de Schopenhauer. Pour confirmer
une telle hypothèse, il faudrait donc pouvoir montrer que le rapport de Hegel aux
évènements musicaux majeurs survenus à Berlin dans les années 1820 – la « folie
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Hegel et la musique de son temps
Rien ne serait plus injuste que de reprocher à Hegel d’être passé à côté
d’évènements importants qui se produisaient près de lui. Qu’il ne cite pas un
nom comme celui de Hölderlin – on pourrait dire aussi : qu’il évite de le citer –
ne veut pas dire qu’il ignorait la réalité que recouvrait ce nom. Les évènements
et les œuvres que Hegel passe – ou semble passer – sous silence ne sont parfois
pas moins caractéristiques et révélateurs des motifs qui déterminent sa pensée
que les faits qu’il mentionne ou les documents qu’il cite.
Il n’est donc pas exagéré de dire que le silence de Hegel à propos
de Beethoven, qui n’a jamais été interprété par les commentateurs, est un
silence éloquent, qui demande à être déchiffré. Lorsqu’il voulait résumer en
une formule la signature musicale du début de la Restauration, l’historien de
la musique viennois Raphael Kiesewetter parlait de l’« époque de Beethoven et
de Rossini » : devant cette dichotomie, qui ne renfermait et n’exprimait rien
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
La « folie Rossini » qui s’emparait alors de toute l’Europe n’épargna donc pas
non plus Hegel, qui saisit l’occasion d’un séjour à Vienne pour aller écouter
des opéras du maître italien. Du reste, que l’on puisse lire une saillie contre le
« strict entendement musical allemand » dans une esthétique procédant de la
Phénoménologie de l’esprit ne manque pas d’ironie.
De Beethoven, on l’a dit, il n’est en revanche jamais question, et l’on
peut supposer que ce silence patent était le fruit d’un sentiment ambivalent, où
se mêlaient de façon étrange une méfiance invétérée à l’égard de la direction
prise par la musique instrumentale de Beethoven et la crainte de polémiquer
ouvertement contre un phénomène musical d’un rang aussi incontestable.
Cette hypothèse, qui semble de prime abord tomber sous le verdict de Gottfried
Benn selon lequel la « psychologie n’est que pur scandale », se mue en probabilité
philologiquement fondée quand on prend conscience que la théorie hégélienne
de la musique instrumentale contient une réponse masquée à l’apologie
de Beethoven que Hoffmann avait fait paraître en 1810 dans l’Allgemeine
musikalische Zeitung – apologie dont de larges parties avaient été reprises plus
tard dans le premier volume des Phantasiestücke, de sorte qu’il est difficile de
supposer que Hegel, lecteur insatiable, ne connaissait pas cet essai. Après tout,
on vivait à Berlin à proximité immédiate les uns des autres, même si l’on se
tenait intérieurement à distance.
Le passage de l’Esthétique qui résume le mieux l’opinion de Hegel
sur la musique instrumentale pure est celui où il pose au départ une différence
entre le langage, qui utilise le son phonique comme simple moyen au service de
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Hegel et la musique de son temps
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
la musique, qui à l’époque des Lumières la rendait suspecte de n’être qu’un bruit
vide, est réinterprétée par Hoffmann comme l’expression d’« intuitions » où se
donne à entendre, ne serait-ce que vaguement, un fragment de métaphysique. La
perte de « l’intérêt artistique universellement humain », enfin, que diagnostique
Hegel, et qui, au xx e siècle, prendra la forme d’un clivage du public entre initiés
et non-intéressés, est pour Hoffmann le prix inévitable que la musique doit
payer pour « exprimer avec une pureté sans mélange cette quintessence de l’art
qui n’appartient qu’à elle ». Si Haydn passe encore pour être, plus que Mozart
et plus encore que Beethoven, « accessible au plus grand nombre », il faut, écrit
Hoffmann, « pénétrer fort avant dans la structure interne de la musique de
Beethoven » pour pouvoir la saisir 51 .
Les tendances que Hegel tenait pour dangereuses – le repli de
la musique « dans son élément propre », le fait qu’elle « s’émancipe » d’un
« sentiment que l’on peut nommer », le fait qu’elle en appelle au jugement
du « connaisseur » plutôt qu’aux sentiments de l’« amateur », pour reprendre
le langage du xviii e siècle – sont celles-là mêmes en lesquelles Hoffmann
reconnaissait les signes du temps ; et contrairement à Hegel, Hoffmann se sentait
en accord avec ce temps. C’est donc bien à l’esthétique musicale romantique
et à sa métaphysique de la musique instrumentale que s’oppose ouvertement
Hegel. Opposition d’autant plus surprenante qu’elle montre que la dialectique
de l’émancipation et de l’aliénation, de l’autonomie et de la perte de substance,
dont on pourrait croire qu’elle n’est apparue qu’avec la Nouvelle Musique du
xx e siècle, était comprise dès l’époque du romantisme comme le problème central
270
Hegel et la musique de son temps
L’art ne vaut plus pour nous comme le mode suprême sous lequel la vérité se procure
l’existence. […] On peut bien espérer que l’art poursuivra toujours son ascension et
deviendra toujours plus parfait, mais sa forme a cessé d’être le besoin suprême de
l’esprit 52 .
271
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
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Hegel et la musique de son temps
Au xviiie siècle, on entendait par « poésie musicale » les œuvres poétiques destinées à être mises en
musique. Cette dame, qui pourrait provenir d’un tableau vénitien du xvie siècle et dont le violon
semble avoir été à l’origine un luth, est cependant le symbole d’une poésie qui semble reconnaître
dans la musique son essence secrète. L’idée, formulée par Walter Pater en 1873, que tout art aspire à
ressembler à la musique avait été peinte par Feuerbach quelques années plus tôt.
273
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
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Hegel et la musique de son temps
qui rassemble le tout, remporte toujours la victoire sur la dispersion en traits carac-
téristiques éparpillés isolément. La musique dramatique d’aujourd’hui, par exemple,
cherche souvent son effet dans de violents contrastes, en contraignant artificiellement
des passions opposées à lutter dans un seul et même mouvement musical. […] De tels
contrastes déchirés, qui nous poussent de côté et d’autre sans la moindre unité, sont
d’autant plus contraires à l’harmonie de la beauté, qu’ils associent dans une caractéri-
sation nette et accusée des choses immédiatement opposées, si bien qu’il ne peut plus
être question d’une jouissance et d’un retour de l’intérieur à soi dans la mélodie. De
manière générale, l’unification du mélodique et du caractéristique implique le risque
d’outrepasser sans y prendre garde, en faveur de la précision descriptive, la frontière
subtilement tracée du beau musical […]. Dès qu’elle s’aventure, ici, dans l’abstraction
de la déterminité caractéristique, la musique est presque inévitablement conduite à
se fourvoyer et à tomber dans une âpreté trop prononcée, dans la dureté, dans quelque
chose de foncièrement opposé au mélodique, et à abuser du disharmonique lui-même 54.
On peut difficilement reprocher à Hegel, qui ne cachait pas qu’il était profane en
matière de musique, de n’être pas capable de comprendre la structure musicale du
« déchaînement sans retenue de l’hilarité » dans le chœur des rieurs, et de n’y voir
que l’expression d’un réalisme cru tombant hors du cadre musical (techniquement,
il s’agit du déploiement progressif, et métriquement irrégulier, d’un accord de
quinte et sixte du quatrième degré – la raillerie s’exprimant par un martèlement
de huit croches par mesure, qui a de fait quelque chose d’irritant). Reste que cette
expérience musicale négative du Freischütz et à travers lui de la musique roman-
tique moderne, tout comme l’interprétation de la musique absolue proposée par
Hoffmann, sont inséparables de motifs philosophiques qui sous-tendent une
esthétique musicale, sans que l’on puisse pour l’heure débrouiller totalement les
problèmes chronologiques et philologiques liés à une telle corrélation.
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Hegel et la musique de son temps
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Hegel et la musique de son temps
Comme première espèce principale, nous pouvons désigner la musique liturgique, qui,
dans la mesure où elle a affaire, non à la sensation subjective singulière, mais à la
teneur substantielle de toute sensation, ou la sensation universelle de la communauté
prise comme totalité, reste en majeure partie de consistance épique, même si elle ne
relate pas d’évènements en les traitant comme tels. […] Dans la mesure où elle se réfère
à l’intercession du prêtre pour la communauté, elle a trouvé son statut proprement
dit dans le culte catholique, comme messe, et plus généralement comme élévation
musicale lors des actions et fêtes liturgiques les plus diverses. Les protestants, eux
aussi, ont contribué à la création de telles œuvres musicales, qui montrent une très
grande profondeur, non seulement de la sensibilité religieuse, mais aussi de la consis-
tance musicale et de la richesse d’invention et de réalisation ; on peut citer ici comme
exemple, avant tout, J. S. Bach, maître dont on n’a que récemment réappris à estimer,
dans toute son étendue, le génie grandiose, authentiquement protestant, énergique,
et pourtant, pour ainsi dire, docte. Mais, à la différence de la tendance catholique, ce
qui se développe tout spécialement ici, à partir des fêtes de la Passion, est la forme de
l’oratorio, qui n’a trouvé son accomplissement que dans le protestantisme 59 .
279
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
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Schelling et la théorie du rythme musical
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
leurs théorèmes, pour autant qu’ils contiennent des idées solides – ni de faire
preuve d’indulgence s’il s’y mêle quelque dilettantisme –, quand bien même
ces théorèmes sont déduits des catégories prédéfinies d’un système philoso-
phique et ne procèdent pas de l’expérience musicale immédiate. La théorie, à
première vue confuse et paradoxale, du rythme musical forgée par Schelling le
montre bien : plus que les observations d’esthétique générale, ce sont parfois les
réf lexions liées à des concepts fondamentaux de musique ou de théorie musicale
qui méritent toute notre attention et gagnent à être traduites, depuis la termi-
nologie d’une esthétique philosophique, dans le langage courant de la théorie
musicale – qu’elles enrichiront par là même. Les connaissances essentielles – ou
les échecs significatifs de la pensée –, qui décident de l’utilité et des défauts d’une
esthétique, nichent souvent plus dans les détails de la théorie de la musique, où le
bon sens du musicien n’attend pas grand-chose d’utile du philosophe, que dans
les grands systèmes, que l’on tient pour être le domaine réservé de ce dernier et
dont les résultats, se dit-on, ne méritent pas que l’on s’en occupe sérieusement.
La proximité avec l’objet de leur préoccupation quotidienne dont se targuent les
musiciens implique souvent qu’ils n’y voient finalement plus rien dont il vaille
la peine de parler. À l’inverse, il n’est pas exclu que la distance supposée que la
pensée philosophique, décriée comme abstraite, observe à l’égard des phéno-
mènes musicaux soit la seule à permettre de rendre visible des problèmes par
trop dissimulés sous d’apparentes évidences.
La Philosophie de l’art [Philosophie der Kunst] que Friedrich Wilhelm
Joseph Schelling exposa à Iéna en 1802-1803, puis redonna à Wurtzbourg en
1804-1805 dans une version modifiée, ne fut publiée qu’après la mort de son
auteur, en 1859 61 , de sorte que son effet immédiat demeura limité et que son
inf luence indirecte, posthume, fut contrariée par l’effondrement de la pensée
spéculative autour de 1850. La philosophie hégélienne a entraîné la philosophie
schellingienne dans sa chute. À une époque de positivisme mâtiné de kantisme,
l’indifférence marquée du public instruit à l’égard des prémisses systématiques
de la philosophie de Schelling était telle qu’il eût été étonnant que l’on s’intéressât
à ses conséquences en matière de théorie musicale, d’autant plus qu’elles étaient
entachées du soupçon de dilettantisme.
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Schelling et la théorie du rythme musical
durées, sens que le mot a pris dans la théorie de la musique moderne, mais
un retour périodique et régulier d’évènements indépendant de leur ordre
de grandeur : la régularité de périodes entières est autant un rythme que la
régularité de temps battus et comptés. À la différence des théories du rythme
professées par les esthéticiens et théoriciens de la musique du xviiie siècle, pour
lesquels une succession simple et régulière de battements était un phénomène
élémentaire en amont duquel la réf lexion ne pouvait remonter, Schelling repère
dans la stricte régularité un problème méritant que l’on y consacre l’« effort »
philosophique « du concept ». Ce qui, dans la théorie musicale, apparaît comme
une prémisse inquestionnée constitue un résultat précaire pour la philosophie,
qui d’une certaine manière revient là un pas en arrière :
Je n’utiliserai pour ma démonstration, en effet, que le concept très général de rythme,
lequel n’est, en ce sens, rien d’autre qu’une division périodique du semblable, rattachant
ce qu’il a d’uniforme à la diversité, rattachant donc l’unité à la multiplicité. La sensation
qu’une pièce musicale suscite en sa totalité est une sensation entièrement homogène,
unique ; elle peut être gaie ou triste, mais cette sensation qui, à elle seule, eût été entiè-
rement homogène, reçoit des divisions rythmiques sa variété et sa diversité 62.
283
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
alternance entre temps forts et temps faibles, mais seulement à une articulation
régulière de ce qui est au départ non articulé – la division d’un déroulement
musical en sections de même longueur ; la « diversité » constituée par le rythme
consiste donc d’abord en une simple différenciation de parties, en lieu et place
d’un f lux homogène et sans césure. Au cinquième alinéa du § 79, Schelling
compare le rythme dont il était « jusqu’à présent » question à « des points de
même grandeur, à égale distance » ; la différenciation en temps accentués et non
accentués, qu’il appelle la « mesure », n’est traitée qu’à l’alinéa suivant :
Nous n’avons caractérisé jusqu’à présent que le genre le plus imparfait de rythme,
où toute l’unité dans la diversité repose sur la seule égalité des intervalles dans la
succession. En voici une image : des points de même grandeur, à égale distance. C’est
le degré le plus bas du rythme 64 .
284
Schelling et la théorie du rythme musical
Le cadre des hautes montagnes creusées de ravins et nappées de brouillard fait partie intégrante
du monument dédié à Goethe que Carus – sans songer qu’il puisse être un jour réalisé – ébauche
dans ce tableau. La contradiction interne que Carus voyait chez Goethe lui semblait extrême et
irréconciliable : cette image qui la représente semble se briser en morceaux que plus rien ne lie les
uns aux autres. Au milieu du chaos se laisse cependant deviner une harpe, symbole de l’harmonie.
Cet instrument, dont le classicisme faisait l’emblème même de la musique, était par ailleurs commu-
nément joué dans les salons.
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
Ce qui n’obéit à aucune règle, observe Schelling, c’est ce qui est sans lien
interne : là où ne règne aucun ordre, les phénomènes se désolidarisent en une
diversité sans relation – les « sons isolés », dont la durée changeante ne permet
de reconnaître aucune mesure commune, aucun système de référence, restent
« indifférents » les uns aux autres.
La théorie de Schelling, qui oppose à l’absence de règle la stricte
régularité, la proportion 11 , laisse ouverte la question de savoir pourquoi un
rapport tel que 21 ne saurait être considéré lui aussi comme du rythme (seules des
proportions plus complexes, qui ne peuvent plus être perçues comme telles, font
basculer la régularité rythmique en une absence de règle, ou plus précisément :
en une absence de règle esthétique, puisqu’elles peuvent très bien reposer sur une
règle mathématique inaccessible aux sens). Il semble qu’une mésinterprétation de
la rythmique quantitative antique soit la cause de ce rétrécissement du concept de
rythme. L’habitude acquise aux xviiie et xixe siècles de rapporter les mètres grecs à
une structure de temps réguliers a empêché de comprendre que les valeurs longues
et brèves, à l’origine, étaient juxtaposées comme des quantités non réductibles l’une
à l’autre, que donc 12 n’était pas un rythme ternaire, composé de temps égaux,
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Schelling et la théorie du rythme musical
l’idée schellingienne d’un ordre et d’une connexion créés par un retour régulier
(de temps comptés) dans une succession de valeurs temporelles changeantes – qui,
en tant que simples quantités, se juxtaposent sans cohérence entre elles ni unité
de référence commune – pouvait s’appliquer également aux mètres antiques. Si le
rapport entre longue et brève pouvait se concevoir comme un rythme, ce n’était pas
de façon immédiate, mais par le biais d’une scansion régulière de un à trois.
À la diversité sans cohérence, Schelling oppose la diversité cohérente,
dont la connexion, à son sens, procède d’une stricte régularité, mais une
régularité porteuse d’une distinction entre un premier et un second élément :
Dans tout ce qui est, en soi, occupation de pure intensité, l’homme, poussé par sa
nature, tente donc d’introduire par le rythme une multiplicité ou une diversité.
Nous ne supportons pas longtemps la monotonie de tout ce qui est, en soi, dénué de
signification – ainsi, lorsque nous comptons –, nous créons des périodes.
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
est au contraire une indistinction pure et simple. Elle est en tant que telle non
rythmique, de sorte que la distinction la plus élémentaire entre un premier
et un second éléments apparaît déjà, par contraste, comme un rythme, fût-il
du « degré le plus bas ». Le fait que cet un et cet autre soient définis comme des
« points de même grandeur, à égale distance », sans différence ni quantitative
ni qualitative, ne signifie rien d’autre que ceci : Schelling voyait dans la stricte
régularité d’évènements le moyen terme et l’intermédiaire entre une diversité
sans relation d’une part, et une « mêmeté » indistincte de l’autre : une issue,
en quelque sorte, entre une divergence sans mesure commune et cohésive, et
une « pure identité » où des « points de maintenant » successifs coïncident les
uns avec les autres. La « mêmeté » indistincte appartient donc, comme le f lux
homogène et la diversité incohérente, au domaine du non-rythmique, qui doit
être ordonné par le rythme – la « division périodique » – pour devenir musique.
Si Schelling juxtapose les différents types de non-rythmicité dans
un ordre plus associatif que déductif, leur seul lien étant que tous sont des
négations du rythme, l’Esthétique de Hegel – dont la théorie du rythme s’appuie
sur Schelling sans le nommer – établit entre eux un rapport qui constitue
un commentaire et une interprétation de ce que Schelling voulait dire, les
différents éléments s’y éclairant mutuellement et constituant les parties d’un
raisonnement général. On pourrait presque dire que Schelling fut mieux
compris par Hegel qu’il ne se comprenait lui-même.
Chez Hegel, la succession des « points de maintenant », dont chacun
est différent et cependant toujours « le même », apparaît comme une expérience
élémentaire du temps d’où naît la réf lexion (Hegel, contrairement à Schelling,
ne s’inscrit donc pas dans la lignée d’Aristote, qui liait le temps et le mouvement
l’un à l’autre, mais de saint Augustin, dont la profonde confusion devant
les paradoxes du « maintenant » constitue le deuxième locus classicus de la
philosophie antique sur le temps) :
Troisièmement, l’extériorité dans l’élément de laquelle le temps se meut ne permet
assurément pas que s’établisse l’unité véritablement subjective du premier instant
avec l’autre, en lequel le maintenant s’abolit, mais le maintenant, néanmoins, reste
toujours le même dans son changement ; car tout instant est un maintenant, et il n’est
pas […] différent de l’autre, pris comme simple instant […] 66 .
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Schelling et la théorie du rythme musical
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
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Classicité, romantisme, modernité
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
autre loi formelle que celle d’un art ; le principe du progrès, premier et central
pour l’une, est second et périphérique pour l’autre. Par ailleurs, la possibilité
n’est pas exclue qu’à certaines époques antérieures l’histoire d’un art et celle
d’une technique, contrairement à aujourd’hui, aient suivi des cours analogues
et donné forme à un type d’historicité aussi différent de l’historicité de l’art dont
nous sommes coutumiers que de celle de la technique.
La philosophie – y compris celle de l’histoire – ressemble-t-elle
davantage à une science (ou à une technique), qui progresse en laissant derrière
elle son passé comme un tas de décombres, ou à un art dont la transformation
n’abolit ni ne condamne à l’obsolescence ce qui appartient au passé ? Difficile
à savoir. Les philosophies ne se distinguent pas seulement par leur contenu,
elles diffèrent également par le concept de la philosophie dont elles procèdent.
Mais si l’on admet que la philosophie de l’histoire d’une époque, à l’instar des
œuvres d’art et de l’esthétique que cette époque a produites, est dans sa teneur
indépassable, la démarche habituelle consistant à fonder des représentations
historiques sur une philosophie de l’histoire étrangère aux époques décrites,
par exemple l’idée d’évolution ou d’égalité de droits entre toutes les époques,
devient alors méthodologiquement contestable.
Aussi vrai qu’il serait réducteur et dogmatique de vouloir décrire
une période musicale passée en se cantonnant dans les frontières du système de
catégories qui lui était contemporain, il semble tout aussi indéniable que la forme
de pensée historico-philosophique d’une époque – et même les époques auxquelles
on dénie habituellement toute conscience historique au sens moderne du terme
possèdent une philosophie de l’histoire – n’est pas sans exercer une influence sur sa
forme d’existence et de déroulement historique. Le changement extraordinairement
rapide des techniques et des styles musicaux que l’on observe depuis un siècle est
sans nul doute corrélé à la généralisation de la pensée historique, c’est-à-dire de
l’idée que le moment de la genèse d’une œuvre fait partie de sa substance et que l’art,
pour être authentique, doit donc toujours être nouveau.
Les objections, qu’elles soient valables ou infondées, sont faciles
à deviner. L’une consiste à dire que la science historique peut exister sans
philosophie de l’histoire et n’est donc pas concernée par sa problématique. Il
est cependant nécessaire de distinguer entre l’exploration des faits, qui suit des
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Classicité, romantisme, modernité
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
Le programme esquissé dans ces phrases par Schumann repose sur une
conception historico-philosophique puisant à trois sources différentes 72 : une
expérience puissante et profonde de l’art ancien, de la musique de Bach 73 , qui
marque largement la pensée musicale des romantiques Schumann, Mendelssohn
et Chopin ; l’épreuve douloureuse d’un présent perçu comme « prosaïque »
et « mécanique » ; et l’attente d’un avenir « plus poétique ». Conscience de la
tradition, critique du temps présent et croyance dans le progrès s’imbriquent et
se complètent au lieu de se contredire.
Le présent – Schumann parle d’un « passé immédiat », d’une époque
morte et liquidée mais qui ne le sait pas encore – constitue le moment d’antithèse
de cette triade historico-philosophique, le moyen terme malheureux entre un
« temps classique » révolu et un temps « romantique » non encore atteint. La
situation en vigueur, que Schumann désigne sous le terme de « modernité »,
s’avère superficielle, confuse et sans valeur au regard de ce qui précède comme
de ce qui est à venir, de ce qui n’est plus comme de ce qui n’est pas encore. L’œuvre
représentative de l’époque, ce sont Les Huguenots de Meyerbeer, contre lesquels
Schumann engage une polémique d’une stupéfiante virulence.
Cette ébauche de philosophie de l’histoire est complétée par une
typologie des compositeurs que Schumann expose la même année, en 1835. Dans
son article intitulé « Le psychomètre » [« Der Psychometer »], Schumann évoque
les « classiques », les « musiciens du juste milieu » et les « romantiques » comme les
trois partis entre lesquels un compositeur est tenu de choisir 74. Les noms suffisent
à attester que ces partis représentent des stades historiques, ce qu’énonce par
ailleurs explicitement une recension des œuvres de Kalliwoda datée de 1836 :
294
Classicité, romantisme, modernité
L’époque contemporaine est caractérisée par ses partis. À l’instar des partis
politiques, on peut diviser les par tis musicaux en Libéraux, Centristes et
Réactionnaires ou en Romantiques, Modernes et Classiques. À la droite siègent
les Anciens, les Contrapuntistes et Antichromatiques, à la gauche la jeunesse, les
bonnets phrygiens, ceux qui méprisent la forme, qui ont l’insolence du génie, parmi
lesquels les Beethovéniens occupent une place éminente. Au juste milieu hésitent
pêle-mêle jeunes et vieux. On leur doit la plupart des productions du jour, créatures
de l’Instant, engendrées et aussitôt anéanties par lui 75 .
295
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
intemporel, ni comme une antiquité <Vorzeit> morte, mais comme notre propre
passé : un passé qui, certes, ne peut se répéter, mais qui est le nôtre et que nous
devons conserver si nous ne voulons pas être dénués de substance.
Ce qui caractérise les produits de la « modernité », que Schumann
abhorre au point d’être parfois tenté d’invoquer la maxime de Friedrich Schlegel
sur le caractère non critiquable de ce qui est mauvais 80, c’est le morcellement : le
manque de cohérence, le mélange d’éléments hétérogènes. Dans une recension
de l’Ouverture de fête op. 78 de Marschner, Schumann écrit à propos de ces
« douzaines d’ouvertures du juste milieu » que l’on y trouve « 41 d’italien, 41 de
français, 18 de chinois, 3 d’allemand et une somme égale à zéro 81 ».
8
Le concept de « moderne », au reste, est ambigu et contradictoire
en soi. D’un côté, dans son acception historico-philosophique, il désigne une
période intermédiaire entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, une
époque en soi sans substance, qui ne prend sens qu’en tant qu’antithèse et
stade dialectique préalable d’un « temps nouveau de poésie ». Mais de l’autre,
dans la description faite par Schumann du juste milieu musical, le moderne se
rapproche de la mode, un phénomène difficilement conciliable avec la notion
de stade historico-philosophique, comme le montre avec force la divergence des
concepts de temps qui sous-tendent ici les différents phénomènes.
La mode est soumise à un vieillissement brutal : ce qui était actuel
hier est aujourd’hui obsolète et presque insupportable. « Ce qui paraîtra bientôt
le plus vieux, c’est ce qui d’abord aura paru le plus moderne », écrit Gide dans
Les Faux-Monnayeurs 82. Or si la loi qui livre à la risée le fétiche de l’an passé est
impitoyable, les critères qui distinguent la « nouveauté du jour » de ce qui est
« passé de mode » sont aléatoires et interchangeables. Et le fait que cette variabilité
ne soit pas fondée dans la chose, mais soit au contraire arbitraire, signifie – pour
employer une formule paradoxale – que celle-ci se situe hors de l’histoire ; car le
temps de la mode, contrairement au temps historique, est par principe réversible.
L’intemporalité que le compositeur « classique », dans la philosophie
schumannienne de l’histoire, reconnaît à l’« ancienne vérité » se situe à l’opposé
du caractère momentané, passager et fugace de la mode. Mais ces deux extrêmes
– le phénomène de la classicité et celui de la mode – se rejoignent négativement
296
Classicité, romantisme, modernité
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
Si Brendel concède au passé un « droit historique », ce n’est guère plus que sous la
forme d’un sceau apposé sur un certificat de décès.
Le pathos du progrès et la conscience historique se complètent bien
plus qu’ils ne s’excluent l’un l’autre. Brendel est historien ; il essaie, certes parfois
sans grand bonheur, de saisir ou de reconstituer une réalité historique en étant
conscient de la distance qui la rend étrangère à son propre temps. Même lorsqu’il
le conçoit comme un stade précurseur du présent, Brendel se sent séparé du
passé par un écart insurmontable, qu’il serait pour lui naïf d’ignorer ou de nier.
Il insiste sur la distance historique : comme théoricien et apologiste du progrès,
298
Classicité, romantisme, modernité
Le prince, qui joue de la clarinette pour lui-même dans une solitude que seul un chien partage,
ne se distingue en rien, dans la sphère privée, d’un bourgeois mélomane retiré du monde et
plongé dans sa contemplation. La culture esthétique, qui dans les décennies entre Révolution et
Restauration suspendit pour un temps – à défaut de les abolir tout à fait – les différences entre
ordres sociaux, n’a pas seulement gagné les salons : il semble qu’elle ait pénétré jusqu’aux lieux où
le particulier est seul avec lui-même.
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
pour ménager une place au nouveau ; et comme historien, parce qu’il est conscient,
à l’instar de Schleiermacher, que la compréhension historique et indirecte ne
devient nécessaire que lorsque la compréhension immédiate et irréfléchie échoue.
C’est précisément parce qu’il relie avant tout le présent à l’avenir et l’arrache à la
tradition qu’il peut être historien – un historien qui porte sur le passé un regard
distancé et le laisse inchangé, au lieu de se l’approprier en le réinterprétant.
La tradition, telle que la comprend Schumann, est au contraire une
traduction du passé dans notre propre langue : mais une traduction dans laquelle
le caractère étranger de l’original reste reconnaissable. Aussi tranchée qu’ait été
son opposition aux « classiques » et aux « réactionnaires », qui s’accrochaient à
l’ancien comme si c’était, pour reprendre les mots de Glarean, une « ars perfecta,
cui nihil addi potest », Schumann n’était pas un historien insistant sur le caractère
étranger du passé. Son sens de la tradition tenait un milieu précaire et menacé
entre la réf lexion et l’immédiateté, entre la conscience d’une distance histo-
rique et le sentiment d’une affinité avec « le passé et ses œuvres », entre l’amour
d’un lointain tenu pour inaccessible et l’effort pour ramener la chose passée
dans le présent.
300
Classicité, romantisme, modernité
301
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
La thèse de Hegel se fondait moins sur une philosophie de l’art que sur une
philosophie de la religion, de sorte qu’il eût été possible de la récuser – ou du
moins de la corriger – en s’appuyant sur une interprétation de la teneur de l’art
indépendante de l’histoire de la religion ; si son effet fut cependant si profond,
c’est parce qu’elle saisissait en concepts l’insatisfaction que l’époque avait d’elle-
même. Brendel a beau être convaincu que le progrès est, en art aussi, la loi de
l’histoire, il n’empêche qu’il reprend la pensée de Hegel, dans une phrase qui,
sans le nommer, ressemble à s’y méprendre à une citation 99 .
Penser du reste que Hegel parlait d’une fin de l’art, qui survivrait
à sa propre mort, telle une ombre, dans les œuvres modernes, c’est commettre
une simplification grossière, que discrédite le fait qu’elle néglige le système
même dans lequel s’inscrit la thèse de Hegel. La pensée hégélienne sur l’art était
moins centrée sur l’art en tant que tel que sur l’art comme religion – et ce, non
seulement dans la Phénoménologie, mais aussi dans l’Esthétique, quoique de façon
plus dissimulée. Une fois reconnu son caractère partial – du fait qu’elle était
motivée par une philosophie de la religion –, la thèse provocante de Hegel n’a
plus besoin d’être considérée comme son dernier mot sur l’art. Il est possible de
la pousser plus avant par le biais d’une critique immanente, sans avoir à faire
voler son système en éclats : et ce, en s’appuyant sur la dialectique de la réf lexion,
dont Hegel a conçu le modèle dans le cadre de la philosophie de l’histoire.
La réf lexion, qui ne laisse rien dans la nuit de l’immédiateté, est
la signature de l’âge moderne. Cette tendance, comme le constatait Amadeus
Wendt en 1836, s’est imposée jusque dans la musique :
Car premièrement nous sommes portés par une époque dans laquelle la réf lexion
pénètre tous les états et où aucune manifestation de la vie de l’esprit, pour peu qu’elle
soit de quelque importance, ne peut se dérober à la question de savoir quelle signifi-
cation elle revêt dans l’ensemble du développement spirituel. Aucun spécialiste ne
pourra nier qu’avec Beethoven une grande époque s’est ouverte précisément dans la
musique, au cours de laquelle la musique profane a atteint le sommet de son énergie
et de sa signification. Une telle époque étant passée, et les idées qu’elle a mises au
jour ayant pénétré le public dans leur immédiateté, la réf lexion sur leur effet et leur
signification s’affirme alors d’autant plus puissamment que le présent s’attache
à traiter celles-ci sous les configurations les plus diverses, tout en manifestant le
besoin urgent de développements nouveaux 100 .
302
Classicité, romantisme, modernité
La façon dont Wendt, et plus tard Brendel 101, reprennent l’idée hégélienne selon
laquelle la réf lexion marque en même temps une fin et un début, en ce qu’elle
dissout un état ancien et en prépare un nouveau, témoigne de l’impact que la
philosophie de l’histoire a pu avoir sur les critiques et les historiens de la musique.
Cette pensée, cette réf lexion n’a plus aucun respect pour l’immédiat dans lequel elle
ne reconnaît qu’un principe particulier. Une scission se produit alors entre l’esprit
subjectif et l’esprit général. […] Nous avons remarqué que cet état marque la décadence
d’un peuple. […] Mais là même réside le commencement d’un principe plus haut. Cette
scission contient et entraîne le besoin de l’unification, car l’Esprit est un 102.
Mais cette scission, d’un autre côté, n’est pas pour Hegel une chose purement
négative, que l’on pourrait supporter parce qu’elle est provisoire et entraîne
– ou du moins laisse espérer – un retournement dialectique ; elle est au contraire
un état autonome, capable aussi de produire des choses positives : « Cependant,
dans ce retour en soi de l’Esprit, la pensée apparaît comme une réalité particu-
lière : les sciences naissent. »
Pour des motifs analogues, dans un esprit qui tolère la réflexion mais
considère toutefois qu’une époque dominée par son règne ne peut être qu’un
simple entre-deux, Brendel évoque « la grande quantité d’écrits sur la musique
parus ces dernières années. […] On pourrait dire sans exagérer, écrit-il, que le
centre de gravité de notre époque, concernant la musique, se situe, en partie du
moins, dans ce domaine 103 ». Partant de l’idée que ce qui s’écrit sur la littérature
fait partie de la littérature, Brendel, par une analogie à première vue paradoxale,
tend à ranger la théorie et la critique musicales dans le domaine de la musique. Ce
n’est pas en rejetant la pensée et en s’efforçant de sauver du moins une apparence
d’immédiateté à défaut de l’immédiateté perdue, mais en radicalisant au
contraire la réflexion, que Brendel pense pouvoir dépasser le stade de la scission.
« Nos manques mêmes sont nos espoirs, écrivait Friedrich Schlegel en 1794, car
ils naissent de la domination de l’entendement, dont le perfectionnement, si
lent soit-il, ne connaît pas de bornes 104. » Brendel est convaincu que son époque,
dont il ne se dissimule pas la faiblesse et le déchirement, mais en laquelle il voit
cependant un progrès par rapport au passé, ne doit pas
être conçue seulement comme celle du déclin, de la dissolution de l’art tel qu’il
existait jusqu’ici, mais s’envisager tout autant comme un temps de création
303
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
nouvelle ; elle ne se laisse entièrement saisir que sous ce point de vue, lequel explique
cet enchevêtrement d’éléments si divers : à savoir qu’elle le cède en santé, force,
productivité à l’époque antérieure, mais qu’elle recèle au fond d’elle-même un noyau
de signification créatrice infinie 105 .
304
Classicité, romantisme, modernité
305
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
peut-être nulle part avec autant d’évidence que dans les efforts, sans cesse
répétés et abandonnés, visant à développer le contenu du concept de « classique »,
ou de « classicité », et à examiner cette catégorie sous l’angle de la philosophie
de l’histoire, plutôt que d’en user comme d’une simple étiquette accolée à un
ensemble de caractéristiques. Les résultats auxquels est parvenue la philosophie
de l’histoire musicale au xixe siècle sont, il est vrai, si confus que l’on comprend
que Paul Valéry ait soupçonné le vocable « classique » de n’être qu’un mot vide
avec lequel il est impossible de penser sérieusement 111 – même si, d’un autre côté,
il serait naïf de prendre pour argent comptant le mélange de résignation et de
rancune et la sobriété retorse que donnent à entendre ces mots de Valéry.
L’intrication entre philosophie de l’histoire et esthétique n’a jamais
eu un sens univoque, ni chez Hegel ni chez les historiens de la musique versés
dans la philosophie qui s’appuyaient sur lui. L’essai de définition du classique
– ou de la classicité – s’est d’abord soldé par cette contradiction qui veut qu’il soit
compris à la fois comme une norme, qui est intemporelle, et comme une époque
singulière, qui en tant que telle est unique. Quand Hegel parle de l’art classique,
dont les statues des dieux antiques présentent pour lui le paradigme, il conçoit
ce terme dans son sens classiciste non édulcoré : l’art classique apparaît comme
le point de perfection 112 de l’histoire, l’art symbolique comme un stade préalable,
l’art romantique comme une survivance :
En effet, la forme classique a atteint l’apogée de ce que peut accomplir la matéria-
lisation sensible artistique, et s’il y a en elle quelque chose de déficient, c’est
uniquement l’art lui-même et la limitation de la sphère artistique 113 .
Cependant, chaque fois que Hegel traite de cette question, ses formulations
ne permettent pas de décider si l’art romantique, qu’il juge inférieur à l’art
classique, lui est d’autre part supérieur en tant que figure de l’idée ; autrement
dit, s’il participe à cette élévation de la religion et de la philosophie au-dessus
du stade de l’art antique qui survient à l’âge romantique. S’il parle bien d’une
perte de substance de l’art post-antique, Hegel suggère, mais sans le dire de façon
univoque, que l’art du Moyen Âge et de l’époque moderne, qui porte l’empreinte
de l’esprit chrétien et philosophique, est parvenu au-delà de l’esprit de l’Antiquité.
Tandis que chez Hegel le romantisme – qu’il assimile au moderne –
possède un caractère ambivalent, le moderne apparaît sans équivoque dans
306
Classicité, romantisme, modernité
307
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
la première fois dans toute son étendue par Beethoven. Mais l’essence du romantique
réside dans le fait que l’idée ne se limite plus dans la manifestation extérieure et ne
s’y sent plus satisfaite comme dans le classique ; forte de son caractère infini et de sa
liberté, qu’elle a acquis dans la vision chrétienne du monde, elle parvient à briser la
forme et à quitter les plus hauts sommets du fini, tel l’aigle de l’esprit 116 .
308
Classicité, romantisme, modernité
La théorie organiciste de l’histoire est d’origine antique 125 ; elle fut reprise par
les humanistes et transposée par Glarean dans le domaine de la musique 126 .
Cependant, à partir du deuxième tiers du xixe siècle, l’idée que l’ou puisse
comparer entre eux des processus de développement atteignant chacun un « point
de perfection » a été mise en doute, et les constructions historico-philosophiques
qui reconnaissaient une classicité particulière à chaque nation ou à chaque genre
musical n’y ont pas survécu. En ralliant la thèse selon laquelle rien ne se répète
dans l’histoire, on se fermait à la possibilité de parler de stades préalables et de
stades de déclin : non pas que l’on fût convaincu à priori de l’absence de phases
imparfaites dans l’histoire – supposer que toutes les époques seraient de rang égal
ne serait pas moins métaphysique et dogmatique que de poser leur inégalité –, mais
parce que l’on se voyait dans l’impossibilité, eu égard à la non-comparabilité des
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
310
Expérience historique et expérience esthétique
en tant que méthode soumise à certaines règles, serait superf lue s’il existait
une écoute non prévenue, à laquelle toute musique, si éloignée soit-elle dans
le temps ou la géographie, pourrait se découvrir sans détour. Or une telle
inconditionnalité est une fiction. La compréhension immédiate se révèle une
compréhension prévenue, empreinte d’habitudes qui colorent, voire distordent
ce qui est étranger ou passé : elle est un malentendu. C’est la découverte d’une
probable non-compréhension première et le scepticisme à l’égard de nos propres
réactions immédiates qui rendent la compréhension historique possible. Le
passé doit d’abord être ressenti comme étranger, pour pouvoir être saisi ensuite
indirectement, par le biais d’une reconstitution de ses conditions.
L’écart entre science historique et historicisme se creuse encore si,
par une expérience de pensée certes spéculative, mais nullement aberrante, on
adosse l’historicisme de la pratique à une théorie qui s’appuie sur les concepts de
« nature », de « raison » et de « goût ». Quand l’historicisme est apparu au xixe siècle,
les idoles du xviiie siècle étaient déjà quelque peu flétries. Et pourtant, leur utilité
pour légitimer un canon de chefs-d’œuvre ou un langage musical immuable était
aussi indubitable que leur position antithétique à celle du concept d’histoire.
L’idée qu’une réalité ou qu’un texte dussent faire l’objet d’une compréhension
« historique » signifiait pour l’herméneutique du xviii e siècle qu’ils étaient
contraires à la nature, à la raison ou au goût, et que seule la connaissance de
leur contexte historique permettait de comprendre et de pardonner de telles
aberrations. La « conditionnalité historique » était un motif d’excuse.
À la raison et à la nature, la théorie de l’art substitue le concept
du « beau », qu’elle interprète dans un sens psychologique ou métaphysique.
Comprise comme métaphysique, l’esthétique est antinomique à l’histoire. L’idée
phare de l’esthétique platonisante, qui veut qu’une œuvre d’art soit d’autant plus
soustraite à l’histoire qu’elle participe à l’idée du beau, est incompatible avec
l’herméneutique historique. D’autant plus étroit est le lien d’une telle esthétique
avec l’historicisme de la pratique musicale, qui fait valoir le « beau intemporel »
contre la « mode » que représente pour lui le temps présent.
Si l’historicisme est par conséquent le corrélat d’une métaphysique
du beau, l’herméneutique historique héritière de Hegel est liée pour sa part à
une philosophie de l’histoire du beau, pour laquelle expérience esthétique et
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
312
Expérience historique et expérience esthétique
partage avec l’histoire antiquaire à la fois l’inclination pour les choses passées
et une conception de l’art fondée sur une métaphysique du beau.
Dans son essai Science de l’art et art [Kunstwissenschaft und Kunst] paru
en 1892 dans le recueil intitulé Zur Musik, Philipp Spitta, le plus grand historien
de la musique au xix e siècle avec August Wilhelm Ambros, se réclame sans
ambiguïté de l’histoire antiquaire, qu’il sépare strictement de l’esthétique et du
jugement artistique :
Les approches de la science de l’art et de l’art ne doivent jamais se confondre. Une
frontière nette doit être tracée entre ces deux domaines afin d’éviter qu’ils ne se
portent mutuellement préjudice 127.
Tout amalgame entre les deux disciplines, tout croisement entre l’esthétique
comprise comme philosophie de l’histoire et la science historique comprise
comme herméneutique, n’est pour Spitta que confusion : « Des points de vue
historiques sont établis pour servir de critère du jugement, là où seuls y sont
habilités les points de vue esthétiques 128 . »
D’après Spitta, l’« être » est l’objet de l’esthétique, du jugement sur
l’art, et le « devenir » l’objet de l’histoire :
L’art et l’histoire se conduisent l’un vis-à-vis de l’autre comme l’être et le devenir.
Le jugement que porte un artiste sur une œuvre d’art n’est conditionné de façon
décisive que par la manifestation finie et close en elle-même 129 .
L’érudit, au contraire,
est captivé par la partie, non par le tout, par le conditionné, non par l’inconditionné.
Ainsi, face à l’œuvre d’art et à son créateur, à la personnalité artistique, il ne veut pas
tant savoir ce qu’ils sont que la façon dont ils sont devenus ce qu’ils sont 130 .
313
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
D’un autre côté, Spitta considère les œuvres d’art comme l’expression
d’une individualité et d’une « portion de vie » : « L’artiste doit exiger que
l’observateur voie l’œuvre avec les yeux de l’artiste 131 . » « Il [le musicien] veut
être resitué dans le cadre temporel où il a fait paraître son œuvre au monde 132. »
L’idée que la présence d’une œuvre dans son temps fait partie de sa substance
314
Expérience historique et expérience esthétique
n’est donc pas étrangère à Spitta. Mais il hésite à concevoir l’histoire comme
une herméneutique et l’herméneutique comme une histoire. La science
historique consiste pour lui en la présentation du « devenir » ; juger « jusqu’où
s’est étendue et perpétuée la force de l’artiste », c’est la seule question « qui
importe à l’examen historique » 133 . La catégorie centrale de l’histoire, d’après
cette conception, est le concept d’« impact historique », qui est issu de l’histoire
politique. La compréhension de l’individualité des personnes et des œuvres, que
Schleiermacher et Dilthey érigeaient en principe d’une histoire herméneutique,
est selon Spitta – qui était pourtant collègue de Dilthey à Berlin – le ressort
de l’examen esthétique, et avant tout du jugement des contemporains : « Les
contemporains d’un grand artiste n’ont rien d’autre à faire que de tenter de
comprendre son individualité 134 . » L’individualité qui s’exprime dans une œuvre
d’art relève du concept d’« être », autrement dit du domaine de l’esthétique,
domaine dans lequel l’histoire n’a pas à intervenir.
L’expérience esthétique, où se croisent la participation au beau et la
compréhension d’une individualité, ne comporte pour Splitta aucun jugement
de valeur sur une œuvre. Certes, l’artiste doit « être resitué dans le cadre temporel
où il a fait paraître son œuvre au monde ». Mais « l’appréciation précipitée ne
vaut rien ». L’estimation de l’importance d’un compositeur est « laissée à la
postérité. Celle-ci sera à même de juger jusqu’où s’est étendue et perpétuée la
force de l’artiste, et c’est la seule question qui importe à l’examen historique ».
L’invocation de la postérité n’est pas un topos vide chez Spitta.
Associée à l’idée que le temps de la genèse appartient à la substance d’une œuvre,
que la postérité n’en reçoit donc qu’une image pâlie, elle signifie que l’expérience
et le jugement divergent. La juste compréhension est affaire des contemporains ;
l’appréciation revient à l’historien. La disparition du rapport intime apparaît
comme la condition d’un jugement sûr.
D’un autre côté, l’expérience immédiate, la compréhension « à partir du
moment », n’est pas pour Spitta la seule forme de présent esthétique d’une œuvre :
Il existe un petit nombre d’œuvres anciennes qui ont toujours exercé un effet
puissant sur le présent, si grande que soit la distance temporelle qui les en sépare.
C’est sur elles que l’on prend habituellement appui quand on affirme que le beau
véritable reste le même à toutes les époques. Il serait sans doute plus juste de dire
315
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
ceci : en elles, la riche teneur artistique aussi bien de la personnalité créatrice que
de leur époque tout entière se manifeste avec une si grande énergie que celle-ci
ramène irrésistiblement le spectateur ou l’auditeur dans le passé, d’une façon telle
que l’étranger lui devient immédiatement familier et que la contingence temporelle
lui apparaît comme une nécessité artistique 135 .
316
La critique musicale comme critique du langage
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
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La critique musicale comme critique du langage
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CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
c’est désormais le public qui s’oriente vers ce que dit la critique – une critique
dont il respecte l’expertise, même lorsqu’elle va à rebours de ses propres
impressions. Et face aux instances administratives, le public n’a aucun pouvoir
– il n’a pas son mot à dire, par exemple, dans l’élaboration des saisons d’opéra –,
même s’il exprime clairement son opinion en allant voir ou en boudant les
spectacles. (La vente des billets n’est pas déterminante dans le budget d’un
théâtre subventionné.)
Le journalisme semble donc placé devant le dilemme suivant :
d’un côté, il n’a aucun impact sur les institutions, où prévalent des points
de vue administratifs tels ceux de la législation sociale ; de l’autre, il est pris
en tenaille entre l’exigence de parler pour le public et celle de traiter avec
sérieux les problèmes des compositeurs, autrement dit de se laisser gagner
par leur jargon technique. Tout retour à une critique traduisant le consensus
d’amateurs éclairés est manifestement impossible. (Nombreux sont ceux qui
n’osent même plus parler d’« amateurs éclairés » ; mais nul besoin de partager
leur crainte pour admettre qu’il est devenu difficile de dire exactement ce que
l’on entend par là.)
320
La critique musicale comme critique du langage
Habitudes langagières
321
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
langagières. Et l’on peut dire sans exagération que certaines décisions prises
dans l’histoire de la musique ont été amenées par des critiques, du fait qu’elles
interviennent au sein même du langage (lequel, plus qu’un simple ref let, fait
partie des fondements de la chose même).
Le « musical pur »
322
La critique musicale comme critique du langage
Logique musicale
comme l’une des évidences qui déterminent de façon aussi vive que discrète
la pensée sur la musique et l’écoute musicale, c’est le concept de « logique
musicale ». Que la musique absolue soit un raisonnement sonore, que l’on puisse
donc comparer le développement motivico-thématique et harmonique d’un
morceau à un traité dans lequel chaque détail serait une conséquence de ce qui
précède et un préalable à ce qui suit, c’est là une idée qui ne va nullement de
soi ; depuis la fin du xix e siècle, elle compte pourtant parmi les principes esthé-
tiques profondément enracinés qu’un amateur de musique respecte, même s’il
n’est pas en mesure de répondre entièrement aux exigences qu’elle implique.
La musique, pour autant qu’elle ne provienne pas du sous-sol de la musique
triviale, est là pour être « comprise » et pas seulement pour être « goûtée » : c’est
un lieu commun incontesté de la critique, dont le bien-fondé est reconnu par
tous, y compris par ceux qui affirment de certaines œuvres, ou de la Nouvelle
Musique dans son ensemble, qu’ils n’en « comprennent pas » le sens.
Riemann était, en matière de musique, un conservateur pour lequel
la tonalité était une loi naturelle qui ne devait en aucun cas être enfreinte. Or
c’est précisément dans la Nouvelle Musique, dont il avait horreur, que le concept
de « logique musicale » s’est imposé comme mot d’ordre esthétique et instance
de légitimation décisive. La « seconde école de Vienne », surnommée la « clique
de Schoenberg » par ses adversaires, n’est pas pensable sans le principe d’une
323
CHAPITRE 4 : DE LA PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE À LA CRITIQUE DE LA CULTURE
Matériau musical
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La critique musicale comme critique du langage
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CHAPITRE 5
329
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
Bien que Hanslick ait entendu cette thèse dans un sens philosophique,
ses critiques – Hermann Lotze, August Wilhelm Ambros et Hugo Riemann –
l’ont traitée comme une proposition psychologique et, à ce titre, l’ont rejetée
ou en ont restreint la portée 9 . Et Hanslick lui-même, inquiété par l’esprit du
temps, finit par renier, non pas certes ses convictions en matière d’esthétique
musicale, mais bien leurs présupposés. Dans les éditions ultérieures du livre, les
phrases qui distinguent l’esthétique de la psychologie ne figurent pas 10 et le mot
de « métaphysique » y est remplacé par celui de « science <Naturwissenschaft> » 11 .
Mais Hanslick ne se tint pas de façon conséquente à son refus de
la métaphysique 12, et il était impossible qu’il s’y tînt. Jusque dans les éditions
ultérieures, la phrase portant sur les « formes sonores en mouvement » est
précédée d’une définition sans laquelle cette phrase serait incompréhensible :
celle des formes sonores comme « idées musicales » 13 . Le terme d’« idée », écrit
Hanslick, désigne « toujours le concept purement et parfaitement présent en
son effectivité » 14 . La dette est manifeste à l’égard de la logique hégélienne, de la
définition de l’idée comme « unité du concept et de l’objectivité 15 ».
« Les formes qui s’élaborent à partir de sons […] ne sont pas les lignes
délimitant un vide mais l’esprit qui se donne forme à partir de lui-même 16 » :
cette phrase n’est rien d’autre qu’une reformulation du concept d’« idée
musicale ». Hanslick ne dit pas seulement que la forme est expression de
l’esprit, mais qu’elle est elle-même esprit. Dans son esthétique, la « forme » est
donc analogue à l’« idée » : un concept intermédiaire entre essence <Wesen> et
phénomène <Erscheinung>. Et l’affirmation selon laquelle les « formes sonores en
mouvement » sont le « contenu » de la musique est plus qu’un paradoxe qui défie
l’esthétique du sentiment : Hanslick peut bel et bien affirmer que les formes
– puisqu’il les entend comme idées – sont un contenu qui apparaît et se réalise
dans le matériau sonore 17.
Les critiques de Hanslick n’ont pas compris son concept de forme.
Hugo Riemann, qui définit le « formel pur », en termes de théorie musicale,
comme le concept qui résume les « multiples relations de hauteur et de durée
sonores », reprocha à Hanslick de « perdre de vue l’essentiel, à savoir que le
mouvement mélodique doit être d’abord et avant tout une émotion <Empfindung>
s’écoulant librement » 18 , « épanchement spontané de l’émotion de l’artiste 19 ».
330
Eduard hanslick et le concept de forme musicale
Cette définition que Riemann donne du « formel pur » est si générale qu’elle
pourrait aussi, semble-t-il, constituer le corrélat en théorie musicale du concept
esthétique de forme que donne Hanslick.
Une analyse plus précise montre toutefois que l’opposition esthétique
implique aussi une opposition en théorie de la musique. Riemann entend par le
« formel pur » les fonctions harmoniques et rythmiques des sons et groupes de
sons, fonctions que l’on peut déterminer par des catégories telles que tonique
et dominante, temps fort et temps faible, point de départ et terminaison. Au
« formel pur » des périodes mélodiques, il oppose le « contenu des phrases »,
le « thématique » 20 , qui, lui, ne peut être saisi par les concepts généraux de la
théorie musicale. Un thème, en tant que figure concrète, en tant qu’individualité
mélodique, est selon lui expression de sentiments, « épanchement spontané de
l’émotion ». À l’irrationnel, au « sentiment sonore », s’oppose le rationnel sous
la forme de lois. Riemann était convaincu que le « formel pur », les fonctions
harmoniques et rythmiques, reposaient sur des lois fondées dans la nature de
l’objet et de l’homme.
Le contraste avec Hanslick est brutal. Contrairement à Riemann,
Hanslick considère que les degrés de consonance, fondés en nature et formulables
mathématiquement, sont de l’ordre de la simple matière de la musique, non de
l’ordre de sa forme. « Les mathématiques ne font que régler la matière élémentaire
en vue de son traitement par l’esprit ; elles jouent un rôle latent dans les rapports
les plus simples, mais la pensée musicale se fait jour sans leur secours 21. » Ce n’est
qu’au-delà du donné naturel que l’harmonie, selon Hanslick, devient forme ; et en
tant que forme, elle n’est pas une loi, mais une « production de l’esprit humain 22 »,
« ce que l’esprit musical universel a été en mesure d’élaborer rationnellement,
mais non de façon nécessaire, comme un résultat inconscient 23 ».
Au sein de l’harmonie, système des fonctions tonales que Riemann
concevait comme « formel pur » et réglé par des lois naturelles, Hanslick
distingue donc une composante matérielle et une composante formelle : en
tant que matière, l’harmonie obéit à des lois naturelles ; en tant que forme,
elle est esprit agissant dans l’histoire. Le fait que l’esprit soit forme et la forme
esprit signifie en théorie musicale que le domaine des lois naturelles se limite
à l’élémentaire. À l’élément matériel, Hanslick oppose « l’esprit du langage »
331
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
332
Eduard hanslick et le concept de forme musicale
333
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
musical, est activité, « travail de l’esprit, accompli sur un matériau que l’esprit
peut pénétrer », et action de la « rationalité [de l’esprit] musical universel ». Une
langue ne peut être saisie complètement que par la stylistique, la grammaire
n’y suffit pas. Hanslick conçoit le « travail de l’esprit », dans une dépendance
immédiate ou indirecte vis-à-vis de Humboldt 38, comme « forme ».
C’est à la Critique de la faculté de juger que l’esthétique musicale doit
l’idée selon laquelle la forme est spontanéité et la spontanéité forme. Il faut dire
que le concept de forme chez Kant représente plutôt un défi qu’une solution. La
musique est, selon lui, un « jeu des sensations 39 ». Dans le concept de « sensation »
confluent la qualité sensorielle et le sentiment 40 : la distinction décisive sépare
réceptivité et spontanéité, matière affectante et forme imposée ; et autant les
qualités sensorielles que les sentiments sont à ranger dans la matière affectante.
Kant définissait le beau musical comme une « forme dans le jeu de nombreuses
sensations 41 », et par « forme » il entendait la « forme mathématique » des relations
entre les sons 42. Kant partage ainsi avec Forkel la teneur de l’esthétique musicale :
les sons « exprime[nt] de pures sensations », la mélodie et l’harmonie sont la
« forme de la composition de ces sensations » ; et l’unité interne d’une œuvre
musicale, « l’idée esthétique [d’un] ensemble cohérent », dépend d’un « certain
thème, qui constitue l’affect dominant dans le morceau de musique » 43 . Mais,
chose déconcertante, Kant définissait d’une part le beau musical comme « forme
mathématique », et d’autre part la « forme mathématique » comme un élément
évanescent, qui se dissout dans l’effet qu’il produit sur le sentiment 44 . C’est
pourquoi, selon Kant, la musique est « plutôt jouissance que culture 45 ».
Schiller voyait lui aussi dans le pouvoir affectant de la musique la
caractéristique première de celle-ci. « Mais comme dans le royaume de la beauté,
tout pouvoir, dans la mesure où celui-ci est aveugle, doit être aboli, ce n’est que
par la forme que la musique devient esthétique 46 . » La méfiance exprimée par
Kant n’est pas pour autant éteinte : « la musique même la plus spirituelle, peut-on
lire dans la 22e lettre sur l’éducation esthétique de l’homme, a en vertu de sa matière
et en tout état de cause une affinité pour les sens plus grande que ne le souffre la
véritable liberté esthétique […] 47 ». Schiller ne formule donc le principe formel
que comme postulat.
334
Eduard hanslick et le concept de forme musicale
335
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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Eduard hanslick et le concept de forme musicale
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »
musique vocale aux époques antérieures, reposait en partie sur une usurpation.
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »
Les termes choisis par Hanslick sont suggestifs. En effet, autant il est
anodin, dans le langage courant de l’esthétique musicale, de dire d’un texte qu’il
fait partie intégrante de la musique, autant il serait linguistiquement erroné de
parler de la littérature comme d’une partie de la musique. Mais la rhétorique
de Hanslick ne devrait pas faire perdre de vue le fait que son argumentation se
mord la queue. Hanslick pose en effet que seule la musique instrumentale est
« spécifiquement musicale » – et plus généralement que l’essence d’une chose est
constituée exclusivement des caractéristiques spécifiques qu’elle possède pour
elle-même – pour affirmer ensuite que les effets de la musique vocale ou de la
musique à programme qui vont au-delà de ceux de la musique instrumentale ne
font pas partie des effets de la « musique elle-même ».
Si maintenant on range la musique vocale en son entier – texte inclus –
dans « la » musique, de sorte que le caractère déterminé des affects, qui distingue
la musique vocale de la musique instrumentale, forme un trait essentiel de la
musique « au sens propre », alors l’esthétique de Hanslick s’effondre. On le voit,
il n’est pas toujours nécessaire que le spécifique soit l’essentiel.
La thèse selon laquelle le langage est une composante « extramusicale »
est généralement acceptée dans le cas de la musique à programme, ce qui n’est
pas le cas pour la musique vocale. Les programmes passent pour être des
soutènements extérieurs, esthétiquement discutables, d’une musique qui n’est
pas assez solidement fondée en elle-même – chose que contestait Richard Strauss.
À l’inverse, on n’attend absolument pas de la musique vocale qu’elle soit capable
de subsister sans texte en tant que « musique ». En d’autres termes : on reproche
à la musique à programme une dépendance « vis-à-vis de l’extérieur » que l’on
admet sans peine, comme une évidence, dans le cas de la musique vocale.
La différence établie entre le texte de la musique vocale et celui de la
musique à programme peut se justifier, semble-t-il, si l’on affirme que dans la
musique vocale, le texte appartient à « l’objet esthétique », ce qui n’est pas le cas
dans la musique à programme. Le fait que dans le cas de la musique à programme
il doive être lu en même temps que la musique pour être esthétiquement présent,
au lieu d’être perçu acoustiquement, n’est cependant pas aussi crucial qu’il y
paraît à première vue, car même dans le cas de la musique vocale, la lecture
simultanée du texte n’était pas inhabituelle aux xviiie et xix e siècles.
343
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
D’un côté, on peut donc justifier le fait que Hanslick traite toute la
musique textuée – la musique vocale comme la musique à programme – depuis
le même point de vue, celui du caractère déterminé de l’affect. De l’autre, si l’on
ne se laisse pas abuser par la virtuosité rhétorique de Hanslick, on voit que son
esthétique ne procède pas de façon descriptive mais repose sur un postulat :
celui qui veut que les textes représentent des composantes « extramusicales »,
dont les effets spécifiques ne doivent pas être comptés au nombre de ceux de « la
musique elle-même ».
Le concept d’« extramusical » qui porte l’argumentation de Hanslick
est une catégorie précaire et ambiguë dans la mesure où il désigne des réalités qui
sont ou ont été en lien étroit avec la musique mais dont on peut toutefois affirmer
qu’elles ne font pas partie de « la musique elle-même ». Ou plus précisément : des
composantes qui, dans l’Antiquité, ont été des caractéristiques constitutives de
la musique, comme le rhythmos et le logos – le mouvement de danse et le langage –,
ont été exclues de la musique « véritable » grâce au concept d’« extramusical », bien
que l’on continue à les appliquer à la musique. (On peut également dire qu’ils ont
été relégués à la périphérie du concept de musique ; il serait en tout cas absurde de
qualifier d’« extramusical » l’ensemble de ce qui n’est pas musique : en un certain
sens, l’« extramusical » fait lui aussi partie de la musique.)
Le concept étroit de musique, qui exclut des fonctions telles que la
danse et des composantes partielles telles que le langage, a survécu comme idée
à l’expression Tonkunst, dans laquelle il trouvait une formulation adéquate 80 .
(Le terme de « musique artificielle », qui devait prendre la place de Tonkunst,
n’est pas parvenu à s’imposer dans la langue savante, et encore moins dans la
langue courante.) Le mot Tonkunst a beau être tombé en désuétude en allemand
moderne, les traces de l’esthétique hanslickienne, dont il constituait le centre,
ne se sont pas effacées : même des auditeurs dont la pratique d’écoute se limite à
la « musique d’usage », lorsqu’on leur demande de définir le concept de musique,
ont involontairement tendance à le définir comme « Tonkunst » dans l’une ou
l’autre de leurs formulations théoriques.
344
« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »
345
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
Jusqu’au xvie siècle, et pour l’essentiel encore au xviie siècle, les grandes
formes de la musique sont, d’une part, marquées par la vocalité et, d’autre part,
justifiées par leur fonction. C’était en premier lieu le texte qui garantissait une
cohérence dans des œuvres de grandes dimensions, où se manifestait en même
temps leur destination religieuse ou profane : le fondement de la structure était
aussi celui de la fonction. À l’inverse, les grandes formes des xviiie et xixe siècles,
dont le modèle et le paradigme sont fournis par la forme sonate, sont par essence
instrumentales et en grande partie indépendantes de fonctions « extramusicales ».
Au cours du xix e siècle se constitua un canon selon lequel on pensait pouvoir choisir, parmi des
styles du passé jugés d’une manière ou d’une autre praticables, celui qui correspondrait dans une
certaine mesure à la fonction du bâtiment et à l’idée qu’il était censé exprimer. On construisit
ainsi des musées de style égyptien, des théâtres au fronton de temple grec, des églises gothiques et
des châteaux Renaissance. Mais pour les salles de concert, aucune solution ne se prêtait vraiment
aux associations d’ordre historique. Et avec sa façade Renaissance surplombée par un fronton à
la grecque, le bâtiment de la Société des amateurs de musique [rapidement connu sous le nom de
Musikverein] apparaît comme l’expression d’une gêne stylistique.
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« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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« MUSIQUE PURE ET ABSOLUE »
l’ordre de la logique : l’usage que l’on fait de la chose est logiquement subalterne
par rapport à la chose telle qu’elle apparaît pour soi.
Quiconque parle de musique « pure » et « appliquée » postule donc
un ordre logique qui contrecarre l’ordre chronologique, c’est-à-dire historique :
cet ordre logique veut considérer le type tardif, la « musique pure et absolue »,
comme le type essentiel, « véritable », par rapport auquel le type antérieur se
comporte comme une forme préparatoire dans laquelle l’essence est encore en
germe, sans être encore développée.
Ce n’est pas un hasard si ce fut dans les années 1920, à une époque où
l’on cherchait à rehausser l’importance esthétique de la musique utilitaire, que l’on
a tenté d’expérimenter scientifiquement une manière de voir opposée. Lorsque
Heinrich Besseler parle de « musique d’usage » pour la différencier de la « musique
de concert » <Konzertmusik> (il parlera plus tard de « musique de représentation »
<Darbietungsmusik>), il renverse la hiérarchie établie au xixe siècle entre musique
« pure » et musique « appliquée ». L’accent n’était pas mis explicitement sur l’aspect
normatif ; néanmoins la tendance est indéniable. La différence établie entre
musique d’usage et musique de concert, qui se réfère à l’opposition établie par
Heidegger entre « outil qui se trouve à portée de main » et « chose que l’on a sous la
main » 83, était soutenue par l’idée selon laquelle il existait à l’origine un concept
ancien de musique qui englobait musique et fonction dans une unité indivisible,
et qu’en avait été tiré un concept tardif qui coupait la musique du « monde de la
vie » au sens de Husserl 84. Et c’est au plus ancien, en tant qu’élément originel, que
revient une priorité non seulement historique, mais ontologique.
Le classicisme de Hanslick, caractéristique du xixe siècle, s’oppose chez
Besseler à une « pensée de l’origine » dans laquelle se manifestent les « Contre-
Lumières » et l’anticlassicisme du xxe siècle. À une époque où la « forme essentielle »
d’une chose est identifiée à son origine, le fait que la « musique d’usage » soit le
type historiquement le plus ancien signifiait que c’était la musique fonctionnelle
– et non la « musique pure et absolue » – qui était la musique « véritable ».
Une pensée scientifique, qui exige la neutralité vis-à-vis des valeurs,
ne peut que trouver suspect le fait que la « pensée de l’origine » dissimulée dans
le concept de « musique d’usage », et le classicisme où s’enracine l’idée d’une
« musique pure et absolue », s’opposent comme des affirmations de normes
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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Langage parlé et langage sonore
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Langage parlé et langage sonore
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Langage parlé et langage sonore
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Langage parlé et langage sonore
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Langage parlé et langage sonore
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LA « COMPRÉHENSION » DE LA MUSIQUE
ET LA LANGUE DE L’ANALYSE MUSICALE
1
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La « compréhension » de la musique et la langue de l’analyse musicale
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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La « compréhension » de la musique et la langue de l’analyse musicale
parce que dans la catégorie de « ce qui n’est pas noté », elle jette pêle-mêle des
données acoustiquement saisissables, « réelles », tels des allongements agogiques
et des accents rhétoriques, et des éléments « non réels », « intentionnels », comme
les fonctions sonores et harmoniques ; elle est néanmoins sensée parce que
dans le cas des petites différences effectuées lors de l’exécution comme dans
celui des fonctions sonores et harmoniques, il s’agit là de caractéristiques
sur lesquelles repose l’impression que la musique est « similaire au langage ».
La « compréhension » de « ce qui n’est pas noté » apparaît ainsi comme une
« compréhension » de la musique en tant que « langage sonore ».
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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La « compréhension » de la musique et la langue de l’analyse musicale
Au lieu d’indiquer un trait commun à toutes les choses que nous appelons langage,
je dis que ces phénomènes n’ont rien de commun qui justifie que nous employions le
même mot pour tous – mais qu’ils sont tous apparentés les uns aux autres de bien des
façons différentes. Et c’est en raison de cette parenté, ou de ces parentés, que nous
les appelons tous « langages ».)
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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La « compréhension » de la musique et la langue de l’analyse musicale
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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La « compréhension » de la musique et la langue de l’analyse musicale
analyses musicales.) Les points de vue esthétiques suggérés par les formulations
de Riezler déjà citées sont toutes fondés sur des expériences musicales : des
expériences sinon « originelles », du moins forgées par l’histoire.
Il est parfaitement compréhensible que l’idée d’un compositeur vu
comme sujet agissant s’insinue dans la contemplation esthétique, et c’est même
inévitable dans le cas de mouvements symphoniques dont le déroulement
semble mû moins par lui-même que par des interventions « du dehors », des
impulsions toujours nouvelles. Et dans le cas d’œuvres dont la cohésion interne
est basée sur le travail thématique et la « variation développante », l’habitude de
parler de « l’histoire d’un thème », comme s’il s’agissait du développement d’un
caractère – habitude que des compositeurs comme Arnold Schoenberg partagent
avec des esthéticiens comme August Halm – s’impose de façon si naturelle que
l’évitement de cette métaphore semblerait plus artificiel que son utilisation.
La substantivation, tant qu’elle sert à désigner des expériences comme celle
du compositeur qui « intervient » ou du thème qui « se développe », n’est donc
absolument pas « impropre », mais bel et bien adéquate.
Elle est l’expression d’une modification historique profonde de la
musique à la fin du xviiie siècle : modification qui n’a certes pas sa source dans la
langue dans laquelle on réfléchissait sur la musique et dans laquelle on en parlait,
mais qui a sans doute été influencée par elle. Tout d’abord, le remplacement du
« style d’une teneur 103 » du baroque tardif par une phrase musicale « discontinue »,
dont le cours est soumis à de constantes « interventions » 104, puis « l’émancipation »
de la musique instrumentale et le début d’une « époque des processus
thématiques » (K. H. Wörner), de même enfin que la naissance d’une littérature
esthético-analytique qui tente d’expliciter la « pensée » contenue dans la musique
(le terme de « logique musicale » est forgé par Forkel en 1788), sont des aspects
différents du même processus. La substantivation secondaire de la représentation
esthétique, qui transforme le mode de perception originel – substantivation qui
est la condition de formulations analytiques dont la structure grammaticale soit
fondée, au moins en partie, dans la chose même et qui ne soient pas le simple
véhicule d’un « ensorcellement par le langage » – apparaît comme le corrélat d’une
musique instrumentale « émancipée » d’où semble parler un sujet et qui peut être
comprise par ailleurs comme « histoire », voire comme « drame » des thèmes, étant
371
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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La « compréhension » de la musique et la langue de l’analyse musicale
Le thème du début, un accord qui avance comme une mélodie lente, portait en son sein
son opposé. Ascendant, il annonce un élan qui se dissimule toutefois sous le costume
du calme ; son antagoniste qui le suit immédiatement était une aspiration au repos
déguisée dans l’habit de la vivacité. Dans la suite, cela est rectifié, de telle sorte que les
ambiguïtés sont levées. L’élément vivace est libéré de son cercle [Halm veut dire qu’il
« part de la pour revenir à la » 108], il se précipite loin au-delà des limites du début ; le
thème du début prend part à sa force : et c’est ainsi qu’il « s’impose » à la mesure 21 109 .
373
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
scission interne du motif largo, il veut seulement dire que, du point de vue d’un
« développement » qui mène du motif largo, comme condition, au thème principal,
comme but, on peut ressentir une opposition interne entre les caractéristiques
largo – accord statique, d’une part, et mouvement ascendant – accord arpégé de
sixte sur la dominante, d’autre part : une absence de repos et de résolution, qui à
la fois exige une continuation et une cohérence et représente un défi. Le résultat
confère rétrospectivement au commencement une signification qu’il n’avait pas de
lui-même ; dans le donné acoustique, l’ensemble des rapports formels fait ressortir
des caractéristiques autres que dans le cas d’une perception isolée.
Le « développement » que Halm a mis en mots et rendu conscient
par ses mots comme phénomène musical n’est pas un fait qui est « noté sur
la partition » : dans les parties allegro situées entre le motif largo et le thème
principal, le motif largo n’est contenu ni explicitement ni de manière allusive,
si bien qu’il ne peut être question de « variation développante » qui mènerait du
début au thème. Mais si l’on veut rendre intelligible le fait que l’allegro jusqu’à
la mesure 20 ne constitue pas une simple introduction à un thème (mes. 21)
dont l’accord parfait arpégé rappelle celui du motif largo, mais que bien plutôt
l’« émergence » du thème principal à partir du motif largo intervient par le
truchement du motif contrastant allegro et de ses extensions, alors il devient
presque inévitable de recourir à une façon de parler qui s’expose au soupçon de
« mythologisation » et de « dialectique en paroles ». Si l’on conçoit la composition,
le « travail de l’esprit sur un matériau propre à l’esprit », comme une « pensée »
musicale, alors la compréhension de la musique, le fait de la reconstituer en
écoutant, et en lisant-écoutant, apparaît comme la « pensée du pensé ». Et la
pensée « sur » la musique n’est pas séparée de la pensée « en » musique de façon
aussi abrupte que ne le croient ou n’affectent de le croire les contempteurs de la
théorie et de l’esthétique, qui tentent de protéger jalousement le fait de « faire
de la musique » de l’immixtion de la réf lexion. On comprend la musique plus
précisément lorsqu’on ne craint pas l’effort de rendre consciente la structure de
la langue dans laquelle on parle d’elle.
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Sur l’« esthétique viciée du sentiment »
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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Sur l’« esthétique viciée du sentiment »
serait pas besoin de revenir. Elle est toutefois problématique. Sans même avoir à
réfléchir au sens à donner aux expressions « subjectif » et « objectif » – réflexions
qui aboutiraient rapidement à une impasse –, on peut simplement rappeler ici
que ni les caractéristiques structurelles, ni les traits expressifs de la musique
n’appartiennent à son substrat acoustique, à la réalité sonore : les formes comme
les caractères expressifs sont bien plutôt des composantes intentionnelles.
Qu’un accord représente la dominante ou la tonique ou que l’écart entre deux
sons joue le rôle d’un intervalle motivique ou bien d’un intervalle mort 114, c’est
« affaire de conceptualisation et de pensée qui établit des relations », pour parler
avec Carl Stumpf : le résultat de la mise en forme de la matière acoustique par
des catégories. Si donc les structures musicales ne sont pas aussi objectives que le
prétendent les tenants d’une théorie du reflet naïve, l’esthétique du sentiment, de
son côté, n’est pas aussi subjective qu’elle apparaît dans la théorie de la projection.
Les composantes structurelles aussi bien qu’affectives se constituent dans une
relation sujet-objet que l’on peut décrire phénoménologiquement comme inten-
tionnalité, et les divergences qui, dans les controverses d’esthétique de la musique,
ont été accentuées jusqu’à devenir des positions diamétralement opposées, ne
sont en réalité que de simples différences de degré. Il serait temps de remplacer
l’inutile polémique sur les principes par une étude dépassionnée des gradations.
Celui qui ressent un morceau de musique comme mélancolique
ne veut pas dire que ce morceau « est » mélancolique, mais qu’il « produit cet
effet » : il donne une impression de mélancolie sans que l’auditeur lui-même
soit obligatoirement d’humeur mélancolique et sans qu’il soit contraint de tirer
de cette impression de mélancolie des conclusions sur un état d’âme passé du
compositeur. La mélancolie apparaît comme une détermination – intentionnelle
et non réelle – de la musique elle-même, détermination qui n’est attribuée à
l’objet esthétique que si elle est perçue par un auditeur doué de sensibilité. D’un
point de vue phénoménologique, le caractère d’expression est inhérent à l’objet,
mais exclusivement dans la relation actuelle à un sujet.
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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Sur l’« esthétique viciée du sentiment »
le langage musical reposait sur des traditions qui s’étaient formées peu à peu et
ne faisaient l’objet que de remises en question précautionneuses et partielles.
379
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
langage articulé, parce que plus pauvre et plus indifférencié, resterait en retrait
par rapport à la musique lorsqu’il s’agit de caractériser des sentiments réels. La
musique n’est pas la représentation plus définie d’affects saisissables également
par le langage, mais l’expression autre de sentiments autres.
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Sur l’« esthétique viciée du sentiment »
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
mis sur l’effet, supposait une conception concrète et objectivante des caractères
expressifs musicaux. L’habitude plus tardive de parler d’« expression » ou d’« état
d’esprit » prête à confusion ou du moins à malentendu quand on doit décrire de la
musique du début du xviiie siècle. Le mot « expression » fait penser à un sujet qui
se tient derrière l’œuvre et parle de lui-même dans le « langage des émotions »,
le mot « état d’esprit » à un complexe de sentiments dans lequel l’auditeur se
plonge, tourné vers son propre état. Mais les caractères affectifs sont en premier
lieu conçus comme rapportés à l’objet, comme l’a montré Kurt Huber 127. Dans
un premier mouvement, l’impression de sérieux, de tristesse ou d’aff liction est
involontairement attribuée à l’objet sonore comme étant l’une des qualités. Ce
n’est pas que le motif musical exprime l’aff liction ou place dans un état d’esprit
aff ligé, mais il apparaît lui-même comme aff ligé. Ensuite seulement, si tant
est que ce moment arrive, l’impression de sentiment, rapportée à l’objet, est
ressentie comme état ou interprétée comme signe : l’entrée dans un état d’esprit
que l’auditeur ressent comme étant le sien, tout comme l’idée que ce caractère
affectif est l’expression d’une personne, sont secondes.
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Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales
387
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
388
Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales
Dans la mythologie personnelle de Runge, des éléments nordiques et antiques, des souvenirs
d’Ossian et d’Homère se fondent de manière étrange : le poète à la cithare (ou à la phorminx),
l’instrument des rhapsodes, rencontre dans une forêt de chênes les nymphes de la source, qui se sont
métamorphosées en putti. Mais ce syncrétisme insolite signifie simplement l’assemblage ou l’union
étroite de tous les symboles qui donnent à voir le mystère de l’inspiration poétique. La propension à
recourir aux éléments mythiques constituait une marque d’autant plus distinctive du romantisme
que les avis se partagèrent à ce sujet vers le milieu du siècle : si le mythe fut monumentalisé par
Wagner – et d’une autre manière par Liszt –, Hanslick s’efforça de le chasser de l’esthétique.
389
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
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Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales
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CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
les traverse toutes et les agrège en une série. La théorie des formes, écrit-il avec
un pathos emprunté à Hegel, ne serait
rien qu’une collection de modèles morts […] si toutes les formes n’étaient pas sous-
tendues par une pensée fondamentale profonde, vivante et vivifiante. Cette pensée
qui porte toutes les formes déjà existantes jusqu’à aujourd’hui et toutes celles qui
apparaîtront peut-être à l’avenir, ne peut être encore que suggérée provisoirement
ici mais ne pourra être exposée et avérée qu’au moment de l’achèvement de la théorie
complète des formes 141 .
Les types de morceaux musicaux, depuis la forme lied jusqu’à la forme sonate en
passant par les diverses variantes du rondo, constituent selon Marx une série en
évolution gouvernée par la loi de progression qui mène d’une coordination et d’un
agencement souples des parties à leur subordination et leur fusion plus étroites.
« Ce n’est plus le singulier (les phrases singulières, prises isolément) qui doit être
considéré dans sa singularité », peut-on lire dans l’introduction au chapitre consacré
à la forme sonate, « mais l’union intime des singularités (phrases prises isolément)
en un tout ; ainsi le tout dans son unité interne devient la chose principale 142 » (par
« phrases », Marx entend les différentes parties ou périodes de la forme sonate).
Il est vrai que Marx n’a pas atteint une réalisation parfaite de ce qu’il
entrevoyait. D’une part le général, qui fusionne en une unité les formes spécifiques
d’œuvres prises isolément, lui apparaît comme le résultat d’une abstraction du
particulier. « Or le condensé des traits fondamentaux sur lesquels coïncident une
masse d’œuvres d’art singulières s’appelle la forme artistique 143 . » Les types de
morceaux de musique qui sont décrits dans la théorie des formes étaient ainsi des
concepts génériques abstraits, résultant du processus consistant à ne pas tenir
compte des caractéristiques distinctives d’un groupe d’œuvres musicales et à ne
retenir que leurs caractéristiques communes. D’autre part, cependant, Marx ne
considère justement pas le général comme un concept générique mais comme
une règle du point de vue de laquelle les formes apparaissent comme les membres
d’une série évolutive. « Chaque forme prise pour elle-même n’est que partielle 144 »,
formule-t-il de façon apodictique. Elle a besoin d’être complétée par d’autres
– non pas certes tirées de l’art vu comme un ensemble d’objets esthétiques isolés,
clos sur eux-mêmes et les uns par rapport aux autres, mais dans la science ou la
philosophie de l’art, qui saisit le donné par des concepts et met au jour le système
392
Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales
caché et éparpillé dans l’empirie. Dans la « série des figures fondamentales », ainsi
que Marx nomme les formes, il voit l’œuvre d’une « rationalité constante » 145 .
Les formes musicales sont « l’esprit qui se donne forme de l’intérieur », comme
l’exprimait Hanslick ; et elles constituent un continuum.
Les deux points de vue, celui qui procède par abstraction et celui
qui procède génétiquement, coexistent chez Marx. Par l’abstraction, les formes
s’appauvrissent et perdent en particularités distinctives : elles se réduisent à des
schémas. À l’opposé, une théorie morphologique qui les met en relation les unes
avec les autres comme membres d’une série et fait naître une forme de l’autre,
leur confère une richesse toujours croissante en caractéristiques définitoires.
La « rationalité constante » dont Marx était convaincu qu’elle avait une action
inexorable, signifie un progrès vers un état plus différencié dans lequel le
simple, la forme fondamentale, n’est pas effacé mais conservé.
Il n’est pas rare pour autant que Marx, en partie pour des raisons
pédagogiques, retombe dans le procédé par abstraction, ce qui fait réapparaître, en
même temps que le schématisme de la théorie traditionnelle des formes, son revers
de médaille, une esthétique du sentiment qui se perd dans le vague. L’« analyse
pittoresque et poétique », pour parler avec Jérôme de Momigny, n’était pas étrangère
à Marx. Il n’est pas parvenu à se séparer du schéma de l’âme et du corps, de l’idée
selon laquelle la forme serait l’extérieur, et le sentiment l’intérieur de la musique.
393
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
394
Esthétique du sentiment et théorie des formes musicales
Ce qui fait de l’art un art, selon Riemann, n’est pas la chose principale mais
la chose annexe quoique incontournable. Être art est un aspect secondaire
de l’art : on ne saurait formuler de façon plus incisive le dilemme dans lequel
tombe l’esthétique du sentiment. Si un théoricien de l’envergure de Riemann
s’empêtre dans un paradoxe d’une netteté aussi frappante, on doit en chercher la
raison moins dans un échec subjectif que dans une difficulté objective. Quand
un homme d’une envergure significative commet une erreur, cette erreur est
elle-même significative ; celle de Riemann montre que rien ne pouvait plus
sauver le rapport de complémentarité réciproque, auquel il tentait de rester
fidèle, entre théorie des formes et esthétique du sentiment.
395
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
poétique est « sans importance ; à supposer qu’elle ait une justification, elle ne
sert pas à la compréhension » 149. Ce n’est pas d’émotions qu’il est question chez
Halm, mais d’énergies à l’œuvre dans le « jeu de forces » sonore qu’est la musique.
Rudolf Schäfke employa le terme d’« énergétique » pour désigner le « mouvement »
dans lequel il classait, outre l’esthétique de Halm, également celles d’Ernst Kurth
et de Heinrich Schenker. Arnold Schering, à qui cette métaphore mi-vitaliste,
mi-physique était suspecte, parlait pour sa part d’« ingénierie musicale ».
La « mécanique » de la musique, qui constituait depuis le xviiie siècle
l’antithèse méprisée du « caractère intérieur » de la musique, toile de fond
sur lequel se détachait la « poésie musicale », revenait ainsi à l’honneur dans
l’esthétique. Halm écrit au sujet du premier mouvement de la sonate en ré
mineur, opus 31 no 2, de Beethoven :
Comme dans de nombreux cas, Beethoven ne nous donne pas tant des thèmes
que seulement des motifs, et ceux-ci servent de substrat, de matériau à une action
exécutée ou subie, à un évènement mécanique, de signes et de témoins d’un état
dynamique, de symboles de force 150 .
L’envie et la nécessité de polémiquer ne sont pas pour rien dans le plaisir évident
que prend Halm à user ici d’une langue sobrement technique. Il ne faut pas
toujours le prendre au mot ; il n’est pas rare qu’il aille même jusqu’à employer
comme synonymes les concepts habituellement antagonistes de « mécanique »
et d’« organique » : le concept supérieur qui les tient ensemble est celui du
dynamique. Or une forme, en tant qu’elle ordonne un évènement dynamique,
n’est pas un squelette ou un schéma que l’on remplit, mais une loi qui règle des
énergies. Selon la définition de Halm : « Les formes musicales sont les lois vitales
de la musique 151 . » Et l’analyse formelle, que Schumann ne pratiquait qu’avec
répugnance, est déclarée seul procédé pertinent : « J’avoue dès l’abord avoir
l’intention de montrer que l’aspect musical, technique et artistique est ici aussi
le plus intéressant, car il est l’aspect véritable et essentiel […] 152. » Le contraste
avec la tradition est brutal : la partie « mécanique », auparavant méprisée, se
trouve célébrée, la partie « poétique », auparavant célébrée, se trouve méprisée.
Avec l’esthétique du sentiment, entachée du reproche de
dilettantisme au mauvais sens du terme, c’est aussi son corrélat, le schématisme
de la théorie des formes, qui est mort et enterré. L’énergétique n’est pas une
396
PRÉMISSES ESTHÉTIQUES DE LA « FORME SONATE » CHEZ ADOLF BERNHARD MARX
théorie des formes aux contours fixes, mais un ensemble d’instructions pour
analyser les objets musicaux individuels. Halm met en œuvre l’évolution que
Riemann cherchait à éviter, à savoir la dissolution de la théorie des formes dans
l’interprétation d’œuvres singulières.
397
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
Les critères cités par Marx n’étaient rien moins qu’évidents en 1845.
1. Comme nous l’avons dit, il était inhabituel de mettre l’accent sur la
« parenté la plus étroite des tonalités » dans l’exposition, et cela faisait obstacle
à l’explication qui voyait dans le développement la conséquence de l’exposition,
de telle sorte que Marx se voyait renvoyé au schéma général « repos-mouvement-
repos ». Une interprétation des thèmes fondée sur l’analogie lui permettait
cependant d’anticiper une chose qui fut comprise presque un siècle plus tard par
398
Prémisses esthétiques de la « forme sonate » chez adolf bernhard marx
399
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
400
Prémisses esthétiques de la « forme sonate » chez adolf bernhard marx
sonate pour piano en mi bémol majeur (Hob. XVI : 49), consistant à récapituler le
thème principal au début de la phrase secondaire, n’est compréhensible que si l’on
401
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
402
Prémisses esthétiques de la « forme sonate » chez adolf bernhard marx
en grande partie dépendantes des catégories qui sont contenues dans la langue
d’une époque et qui délimitent l’horizon de la pensée.
La théorie des formes de Marx est une théorie génétique qui fait
procéder par degrés le plus différencié du plus simple. Elle rappelle, sans qu’il
doive être question d’une traduction directe de ses catégories fondamentales, la
morphologie de Goethe, dont le schéma conceptuel se trouvait sous les yeux de
tous au xix e siècle.
On ne se fait une idée de la richesse et de la profondeur de l’art que lorsqu’on embrasse
cette multitude d’œuvres en un seul coup d’œil dans lequel la raison créatrice cherche à
donner forme à toutes les possibilités de son monde, comme la nature dans la multitude
de ses formes donne forme à toutes les possibilités de l’existence. Que l’on commence
où l’on voudra : la pensée faite acte fait naître du plus simple motif le déroulement au
cours impossible à déterminer, clôt le déroulement en une phrase, unit phrase et contre-
phrase en une période, ouvre la période pour en faire un chant de deux, de trois parties.
Si l’on regroupe les traits fondamentaux de la forme rondo et de la forme sonate, cette
dernière étant la plus évoluée et renvoyant au plus haut développement de la figure la
plus simple (la forme lied en trois parties) et à l’antithèse fondamentale de toute musique
– repos, mouvement, repos – : partout règne la loi constante de la raison 162.
L’évolution qui mène de la forme lied, en passant par les cinq formes
rondo que distingue Marx, jusqu’à la forme sonate, qui conclut – provisoirement – le
processus génétique, consiste d’une part dans le passage d’une simple coordination
des parties à leur subordination, et d’autre part en un processus de différen-
ciation lié à une intégration croissante. Au lieu d’être juxtaposées identiques ou
semblables, les parties sont organisées fonctionnellement et ainsi mises en rapport
les unes avec les autres de façon plus claire. Tandis que se forment des diffé-
rences fonctionnelles toujours plus riches, le lien entre les parties devient toujours
plus étroit : la différence fonctionnelle par laquelle la forme sonate se distingue des
formes rondo constitue le corrélat d’une intégration formelle plus solide.
L’idée, qui ne va pas sans poser problème, selon laquelle la
différenciation fonctionnelle distinguant les organismes supérieurs des
organismes inférieurs est nécessairement liée à une subordination des parties,
a été formulée par Goethe en 1807 dans l’essai « Bildung und Umbildung
organischer Naturen » [« Formation et transformation des natures organiques »] :
Plus la créature est imparfaite, plus les parties sont identiques ou semblables les unes
aux autres, et plus elles ressemblent au tout. Plus la créature est parfaite, plus les
403
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
parties sont dissemblables les unes des autres. Dans le premier cas, le tout est plus
ou moins identique aux parties, dans le second le tout est dissemblable aux parties.
Plus les parties sont semblables, moins elles sont subordonnées les unes aux autres.
La subordination des parties indique une créature plus parfaite 163 .
404
Prémisses esthétiques de la « forme sonate » chez adolf bernhard marx
405
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
moment est venu ». C’est pourquoi ce n’est pas la chronologie extérieure, mais la
« rationalité » immanente qui est le critère auquel il faut mesurer les déductions
génétiques de la théorie des formes de Marx, si l’on veut rendre justice aux
présupposés du début du xix e siècle au lieu de les confronter à une exigence de
vérité sous-tendue par d’autres prémisses – historicistes – qui ne vaudront que
plus tard (et selon lesquelles une déduction systématique doit se légitimer par sa
conformité avec le déroulement historique).
Le passage de la quatrième forme rondo (ThP-ThS 1-ThP-ThS
2-ThP-ThS 1) à la cinquième (ThP-ThS 1-ThS 2-ThP-ThS 1) est plausible dans
la mesure où la possibilité d’omettre le retour médian du thème principal
résulte d’une intégration plus étroite du thème principal et du premier thème
secondaire. « Un tel poids est mis sur l’union du thème secondaire avec lui »
– le thème principal – « que l’on doit considérer l’union des thèmes principal
et secondaire comme un tout plus intime, qui importe plus que la répétition
suivante (médiane) du thème principal 168 . »
Par ailleurs, Marx caractérise non sans raison le rondo de sonate
classique, dont le schéma (ThP-ThS-ThP-Dv-ThP-ThS) laisserait supposer
qu’il le considérerait génétiquement comme la dernière étape avant la forme
sonate, comme une « forme mixte 169 », et ce d’un point de vue systématique
et non historique. Le critère évolutif dont part Marx, nous l’avons dit, était
l’« entrelacement intime » des thèmes principal et secondaire ; à l’inverse, le
retour du thème principal après le thème secondaire dans le rondo de sonate
lui apparaissait comme l’indice d’une simple alternance des parties, qui rend
nécessaire une conclusion extérieure sous forme de récapitulation du début
au lieu d’agir comme une complémentarité dont le principe se trouve en
elle-même. D’autre part, le développement dans la forme sonate se distingue
sans aucun doute du thème secondaire 2 dans la cinquième forme rondo par un
« entrelacement plus intime » avec l’exposition. Le rondo de sonate est donc une
forme hybride et contradictoire en ce qu’il aboutit, d’une part, à un lien plus
étroit (sous la forme du développement qui remplace le thème secondaire 2),
mais que, d’autre part, il contrecarre ce lien (par le retour du thème principal
entre exposition et développement, retour qui, si tant est qu’il ait réellement une
406
Prémisses esthétiques de la « forme sonate » chez adolf bernhard marx
fonction, ne peut être autre chose que le signe qui indique et compense en même
temps une intégration plus faible du thème principal et du thème secondaire).
La théorie des formes de Marx, malgré son peu de solidité face
aux critiques extérieures, est donc tout à fait close sur elle-même d’après des
critères internes, dont les fondements sont, en termes de théorie de l’histoire, la
morphologie goethéenne et l’hégélianisme de la Restauration.
407
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
dans lesquels l’esprit d’une théorie se fait jour plus clairement que dans les procla-
mations programmatiques qui masquent les ruptures et les failles.
Les formes musicales, en tant que système où elles se complètent
mutuellement, et en tant qu’étapes du processus génétique par lequel elles
s’engendrent l’une l’autre, sont les manifestations d’une raison dans l’histoire.
« Toutes les formes prises dans leur totalité sont pour nous le condensé de toutes
les façons dont la raison artistique créatrice produit son œuvre, la totalité des
œuvres 172. » La « raison artistique créatrice » dont parle Marx est moins la raison
subjective de l’artiste que la raison objective de l’histoire de l’art qui se sert des
compositeurs comme d’outils. Et dans les œuvres du classicisme, « l’art atteint
ses moments de vie les plus hauts, qui eux-mêmes ne sont rien d’autre qu’une
incarnation, une individualisation de l’idée artistique générale 173 ». Dans le
classicisme s’achève la genèse des formes comme système. Comme œuvre de
la raison, l’histoire n’est pas un processus sans but, dans lequel s’étend un
« mauvais infini » (Hegel), mais une évolution vers un canon de formes qui
embrasse « toutes les formes prises dans leur totalité ».
Bien que l’art soit en quelque sorte condamné au progrès, parce
que l’arrêt serait un déclin, la chance d’un avenir de la musique qui ne s’enlise
pas dans la répétition épigonale ne peut donc résider dans la production de
nouvelles formes.
On a cru apercevoir un progrès de deux côtés. – Tout d’abord dans la forme des compo-
sitions. Comment cela serait-il possible ou aurait-il une quelconque signification ?
Celui qui s’en tient au juste concept de forme – mise en forme complète et rationnelle
du contenu spirituel – sait que les formes fondamentales dans notre art comme dans le
langage sont fixées depuis longtemps et ne changeront pas, et qu’en outre de grandes
séries de formes composées ont déjà été largement utilisées et modifiées, et que les
modifications et compositions sont accessibles à chacun, et doivent réussir et sont
justifiées si elles correspondent au contenu, mais sont fausses ou sans signification
sinon. Dans le meilleur des cas, le progrès ne réside donc pas dans la forme 174 .
408
Prémisses esthétiques de la « forme sonate » chez adolf bernhard marx
409
CHAPITRE 5 : « TRAVAIL DE L’ESPRIT SUR UN MATÉRIAU PROPRE À L’ESPRIT »
formes, comme elle a été réclamée ou déplorée, respectivement, par les apologistes
naïfs ou les opposants du progrès musical. Au contraire, la liberté qu’il postule ne
devient liberté substantielle, fondée en raison, qu’en conservant et en maintenant
le système des formes – l’œuvre de l’histoire jusqu’à maintenant – comme
condensé des possibilités dont elle dispose par des compositions changeantes.
Dans l’idée de la liberté concrète – liberté que l’appropriation de la tradition
distingue d’une liberté abstraite, « inculte » et dépourvue de substance –, l’esprit
objectif qui produit les formes, et l’esprit subjectif qui se meut parmi elles selon sa
propre volonté, sont une seule et même chose.
On peut concevoir comme une contradiction, contradiction que
Hegel nommerait vivante, le fait que Marx a assigné à la théorie des formes
musicales des buts différents et même opposés, dont l’un, en tant qu’achèvement
du système, signifie une conclusion, tandis que l’autre désigne un chemin
ouvert – et donc le fait qu’il oppose la « loi rationnelle », qui exige une fin de
l’évolution dans un canon formel classique, à l’« esprit » complètement différent
et qui est, selon un mot de Jacob Burckhardt, un « fouisseur ». La découverte
d’une issue qui mène hors du dilemme est cependant moins essentielle que
la conclusion suivante : la difficulté même dans laquelle Marx s’est retrouvé
peut être comprise comme le signe et l’expression de la situation historique et
philosophique dont est issue la théorie des formes et dont elle porte les traces.
410
CHAPITRE 6
APORIES DE LA
MUSIQUE À PROGRAMME
THÈSES SUR LA MUSIQUE À PROGRAMME
1
413
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
soit pour autant judicieux de les fixer sous les termes rigides d’une définition.
Premièrement, on range dans la musique à programme la description
ou l’évocation de processus ou d’actions, mais non la peinture d’états, propre
à la pièce de caractère. Le portrait musical d’un tempérament singulier est de
la musique à programme dans une moindre mesure que le dialogue entre un
mélancolique et un sanguin esquissé musicalement par C. P. E. Bach sous la
forme d’une sonate en trio.
Deuxièmement, il semble, au moins au xixe siècle, que le terme de
« musique à programme » soit plus pertinent pour des œuvres orchestrales que
pour des pièces pour piano ; même l’étendue de l’œuvre n’est pas indifférente. La
réticence à parler de musique à programme est en tout cas moins forte dans le cas des
ouvertures de concert de Mendelssohn que dans celui de ses Romances sans paroles.
Troisièmement, il faut manifestement qu’un sujet, pour qu’il soit
considéré comme programme, soit individualisé. Le Saül de Kuhnau 4 est une
pièce à programme, mais pas la Mélancolie 5 de Beethoven. (Du reste le genre du
quatuor à cordes est le plus éloigné qui soit des intentions programmatiques : les
quatuors de Smetana et de Janáček ne correspondent pas à la tradition du genre.)
414
Thèses sur la musique à programme
se présente dans une simplicité dont on ne remarque pas tout de suite à quel
point elle est trompeuse. S’il semble que l’on puisse, sans arrière-pensée, essayer
de comparer les associations faites par des auditeurs qui ne connaissaient pas
un morceau de musique au préalable, avec les intentions programmatiques du
compositeur, cette tentative n’en est pas moins hasardeuse. Et si le résultat négatif
– il est exceptionnel que l’on devine le programme – est établi à priori, il ne dit
rien ou presque (et seule la correspondance avec le préjugé esthétique dominant
fait oublier à l’expérimentateur l’absence de pertinence du résultat).
Premièrement, une telle expérience manque l’essence esthétique
d’une musique à programme qui ne se limite pas à une peinture sonore (et un
historien ne devrait pas se laisser prendre au dépourvu en reprenant à son
compte le présupposé des polémistes selon lequel la peinture sonore serait le
paradigme de la musique à programme). Rien n’est plus faux que d’identifier le
programme, le texte formulé, avec « l’idée poétique » dont le processus sonore est
le « ref let sensible », pour parler avec Hegel. La teneur de l’œuvre est constituée
d’un élément tiers qui procède de la relation entre la musique et le programme :
entre une musique dont le programme précise l’expressivité, et un programme
dont « l’intention poétique », comme Wagner la nommait, est rendue accessible
par le sentiment de la musique 7. Ce serait un malentendu de comprendre le
programme comme un déchiffrement de la musique, alors qu’il est – lui et le
processus sonore – lui-même chiffre. Le test psychologique confond présupposé
et résultat : le programme, qui constitue un point de départ du processus
esthétique et non son but, et qui doit donc être donné et non pas deviné, est mis
sur le même plan que l’« idée poétique » qui résulte de l’interpénétration de la
musique et du programme.
Deuxièmement, le test psychologique qui doit condamner la
musique à programme en raison de son impossibilité esthétique pèche par
le fait qu’il procède et doit procéder de façon anhistorique. Les cobayes sont
traités non pas comme si c’était l’esprit de leur époque qui parlait par leur
bouche, mais comme s’ils représentaient purement et simplement le genre
auquel ils appartiennent. La méthode de la psychologie expérimentale est,
pour parler avec Windelband, « nomothétique », et donc orthogonale au
caractère historique de l’objet qu’elle doit saisir.
415
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
416
Thèses sur la musique à programme
de l’époque où elle est née soient les seuls à être pertinents ; dans l’histoire de la
réception d’œuvres musicales, la réception la plus ancienne n’a nullement été
toujours la plus adéquate. Mais il est probablement incontestable que les périodes
postérieures se distinguent les unes des autres par une plus ou moins grande
proximité ou distance intérieures par rapport à un morceau de passé et n’ont pas
les mêmes droits à émettre un jugement ; aussi est-il difficile de voir comme un
acte de justice historique le fait de généraliser – en le camouflant sous les traits
des résultats d’une expérience – les convictions esthétiques d’une époque qui,
justement, n’a qu’une affinité faible avec le genre du poème symphonique.)
417
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
418
Thèses sur la musique à programme
Cette profonde originalité [de la musique] a été gravement méconnue par les auteurs
de musique instrumentale qui ont essayé de peindre des sensations définissables, voire
des évènements, traitant comme un art plastique le moins plastique de tous les arts 14.
les coups du jugement selon lequel ils sont démodés et dépassés par la signi-
fication métaphysique atteinte par la musique instrumentale grâce à Haydn,
Mozart et Beethoven. Par ailleurs, la « musique instrumentale pure » comme la
comprenait Hoffmann ne peut être identifiée à la « musique absolue » au sens
d’Eduard Hanslick. Si Hoffmann rejetait la musique « picturale », cela n’excluait
pas le fait que pour lui le sens de la « musique instrumentale pure » était
d’emporter irrésistiblement « l’imagination de l’auditeur » dans « le tumulte
bariolé des apparitions fantastiques » 15.
3. La conception lisztienne de la musique à programme n’est pas si
éloignée de l’esthétique de Hoffmann que l’on pourrait spontanément le supposer
tant que l’on reste pris dans l’antithèse anhistorique figée entre musique absolue
et musique à programme. La peinture sonore réprouvée par Hoffmann est une
composante complètement secondaire dans les poèmes symphoniques : Liszt
partageait avec Hoffmann la conviction que la musique instrumentale était un
organon de la métaphysique ; et le programme des poèmes symphoniques ne se
distingue de l’imagination prônée par Hoffmann que par sa tendance à préciser
les associations indéfinies et prémonitoires et à les rattacher à des concepts et
des figures aux contours nets. En tout état de cause, la polémique romantique
à l’encontre de la musique « picturale » s’écarte sur des traits essentiels de
l’opposition à laquelle étaient confrontés les poèmes symphoniques de Liszt :
opposition dont la formule centrale était le concept de « musique absolue ».
Le terme de « musique absolue » désigne chez Wagner, qui en est
l’auteur, une musique sans motivation et par là sans substance, une musique qui
n’a pas de raison d’exister : d’une part, les mélodies de Rossini qui se sont détachées
de leur fondement, la langue, et, d’autre part, une musique instrumentale qui
s’est abstraite de la danse et de la pantomime et donc écartée de son origine 16 .
Cette expression polémique fut ensuite reprise dans la tradition de Hanslick et
retournée en un terme affirmatif qui ne dit rien d’autre que le fait que la musique,
419
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
pour avoir du sens, n’a pas besoin d’un appui et d’une motivation extramusicaux
mais peut être fondée en elle-même. La « musique absolue » est le mot clé d’une
esthétique de la « musique instrumentale pure » dans laquelle tout ce qui n’est pas
son apparaît comme « composante extramusicale ». Lorsqu’on parle de musique
tout court, il est toujours question de musique instrumentale et non vocale – en
accord avec Hoffmann et à l’encontre d’une tradition millénaire plus ancienne.
Au xixe siècle, au contraire du xviiie siècle, l’objet premier de l’esthétique musicale
est la symphonie beethovénienne au lieu de l’opéra italien.
Les présupposés esthétiques qui portent la critique du genre
« pictural » du xviiie siècle et de la musique à programme du xixe siècle – la tendance
à l’« émouvant », l’idée d’un « sanscrit » qui ouvre un « Djinnistan » métaphysique,
et le concept d’une musique instrumentale absolue, fondée en elle-même comme
forme close – divergent radicalement, et les changements de position dont est partie
la polémique sont le signe des transformations de l’objet même. (Il serait absurde
de formuler un concept abstrait et anhistorique de la musique à programme,
indépendant des conflits qui se sont déroulés dans la réalité historique.)
L’esthétique de la sensibilité polémiquait contre la tradition baroque :
contre un passé proche qui subsistait à l’état de vestiges. En se réclamant de l’idée
de nature dans la musique, on rejetait l’artificialité des figures d’hypotypose :
artificialité qui fait s’étonner l’entendement mais qui laisse l’âme vide. C’est
l’inverse pour l’esthétique de la musique absolue plus tard au xix e siècle : soutenue
par des penchants classicisants conservateurs, elle mettait en garde contre la
poursuite d’une voie vers l’avenir où il était à craindre que l’on ne s’égare.
Par ailleurs, l’ensemble des phénomènes qu’embrassait le concept
de « peinture musicale » ou de musique à programme, était historiquement
différent. Autour de 1750, chez Batteux et chez Quantz, ce n’est pas seulement la
peinture sonore au sens étroit qu’elle prit plus tard, mais également l’ensemble
du travail allégorique et de l’interprétation du texte musical qui s’expose, en tant
que musique « picturale », au jugement selon lequel il serait démodé. Au début
du xixe siècle, on éprouvait au contraire que la peinture de détail et une anxiété
pédante dans la caractérisation venaient troubler une musique instrumentale
« romantique » qui évoquait, en tant que chiffrement sonore, un au-delà dont on
avait l’intuition : la « poésie » musicale, qui déborde vers l’infini, ne devait pas
420
Thèses sur la musique à programme
s’abaisser à une « prose » terre à terre. Ce n’est pas par principe que Hoffmann et
Schumann rejetaient la musique à sujet, mais seulement lorsqu’elle tombait dans
le mesquin et le trivial. En revanche, dans la suite du xixe siècle et au xxe siècle, c’est
de l’élément « extramusical » que l’on se méfiera tout bonnement comme d’un ajout
hétérogène, comme si un motto, un sujet ou un programme venaient contrecarrer
ou perturber l’écoute formelle, qui importait au premier chef.
421
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
moins chez les contemporains que chez leurs descendants. Musique absolue et
musique à programme sont, dans une mesure non négligeable, des catégories
de l’histoire de la réception. Les symphonies de Beethoven n’étaient pas de la
musique absolue à l’origine, mais le sont devenues par une réception dont les
analyses d’August Halm, de Heinrich Schenker et de Rudolf Réti apparaissent
comme l’expression théorique. Il n’est pas besoin de décider dans quelle mesure
ces analyses sont chacune individuellement fondée pour pouvoir affirmer
qu’elles sont les documents d’un processus que l’on peut désigner comme la
naissance de la musique absolue dans la conscience esthétique. À l’inverse,
l’écoute programmatique et associative s’est affaiblie et a perdu de son prestige
422
Thèses sur la musique à programme
esthétique et social. Si, au début du xix e siècle, au moment où cette forme d’écoute
correspondait à l’idée culturelle dominante, elle s’étendait même à des œuvres
auxquelles elle faisait violence, aujourd’hui on l’évite ou on la désavoue même
là où elle serait adéquate.
423
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
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Thèses sur la musique à programme
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CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
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Thèses sur la musique à programme
Le préjugé tout aussi tenace que hasardeux selon lequel la théorie est
toujours à la traîne de la pratique – préjugé où se combinent une crainte de la
réf lexion et une vénération du génie tombée au rang de superstition –, déplace le
point de vue selon lequel dans l’évolution de la composition, la pratique a toujours
dû être reliée à de la théorie pour être de la composition et non de la simple impro-
visation. Mais si l’on entend le concept de théorie de façon suffisamment large,
celle-ci comprend au xix e siècle, outre l’amalgame de l’apprentissage musical avec
l’acoustique spéculative, également l’herméneutique, interprétation poétisante
427
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
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Thèses sur la musique à programme
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CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
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Thèses sur la musique à programme
C’est l’« idéal d’une atmosphère spirituelle » ayant pris forme dans une œuvre
littéraire – Faust ou Childe Harold – et non une action que l’on peut raconter, qui
est le point de départ de la conception d’un poème symphonique.
Lorsque Liszt écrit le 16 novembre 1860 à Agnes Street-Klindworth
que « le renouvellement de la musique par la relation intérieure qui l’unit à la
poésie » est la « grande idée » de sa période weimarienne 41 , il entend par « poésie »
au premier chef la substance poétique, « la poésie, qui est l’essence de tout art 42 » ;
certains textes littéraires n’entrent en ligne de compte que dans la mesure où
ils représentent les expressions d’une intention visant au « poétique » à laquelle
le compositeur peut revenir pour, en quelque sorte, « poursuivre l’écriture
littéraire » par des moyens musicaux. La « précision de plus en plus grande de
l’expression » vers laquelle, selon Brendel, l’art « tend en s’affinant dans son
évolution » 43 , ne transforme pas la musique en une copie de la littérature : elle
s’adresse à une substance poétique par-delà le texte. Dans sa lettre ouverte « Sur
les poèmes symphoniques de Franz Liszt », Wagner écrivait :
Sous ce rapport, je fus avant tout surpris par la précision éloquente extrême avec
laquelle le sujet me fut révélé : naturellement, il ne s’agissait plus d’un sujet tel qu’il
est caractérisé par les mots du poète, mais plutôt d’un autre tout différent, qui se
refuse à toute description et dont on se représente à peine comment il peut, dans son
atmosphère subtile, se traduire à notre sentiment d’une façon aussi claire, précise,
directe et indéniable 44 .
431
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
Franz Liszt dirigeant un concert lors de la 35e Fête musicale rhénane à Aix-la-Chapelle, en 1857.
La position surélevée du chef d’orchestre, qui domine du haut d’un podium placé au milieu du
public, se justifie, d’une part, par le nombre des exécutants, qui doivent tous pouvoir le voir.
D’autre part, la monumentalisation de la musique symphonique au xix e siècle implique également,
en une imbrication étrangement paradoxale, une subjectivation. Et le public a besoin d’un
substitut visible de la personne du compositeur, qui est présente de façon audible dans les œuvres :
c’est le chef d’orchestre, qui peut même être, dans une situation idéale, le compositeur lui-même.
Le rôle de plus en plus important du chef est ainsi fondé du point de vue esthétique : comme le dit
la formule, il se fait le champion du « créateur » en tant que « re-créateur ».
432
Thèses sur la musique à programme
433
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
C’est par son histoire qu’un thème devient éloquent. Et la technique lisztienne
de « transformation thématique », de « dérivation contrastive », n’est donc pas
un simple principe formel, qui doit à la fois produire et maintenir ensemble des
caractères musicaux extrêmement divers, mais également une tentative pour
faire parler la musique instrumentale en précisant son contexte interne.
Liszt partageait avec les partisans d’une « musique pure et absolue »
la mise en avant des liens entre les thèmes et les motifs : la « transformation
thématique » chez Liszt et la « variation développante » chez Brahms sont
des manifestations différentes du même principe. Lorsqu’un siècle après,
György Ligeti reprend l’idée lisztienne, il est impossible de décider s’il vise la
musique à programme ou bien s’il présuppose le concept abstrait de langage
musical tel qu’il fut forgé par Hanslick :
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Thèses sur la musique à programme
Des moments musicaux n’ont de signification que s’ils renvoient à d’autres moments
musicaux : ce n’est pas la signification en soi qui est décelable, mais les transferts et
les changements de signification 48 .
10
435
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
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Littérature et poème symphonique
d’œuvres qui doivent se comprendre comme des poèmes en sons. Et l’on est
tenté de partir de l’hypothèse selon laquelle l’idée poétique ne peut pas plus être
rendue intelligible sans le principe formel musical qu’à l’inverse le principe
formel musical sans l’idée poétique.
En revendiquant une place aux côtés de la symphonie au sein du
système des genres, le poème symphonique se distinguait de l’ouverture de concert
dont il procède. Joachim Raff, qui est à l’époque l’assistant musical de Liszt, indique
fin 1849 dans une lettre qu’il a « orchestré en partie et mis au net les ouvertures
de concert “Ce qu’on entend sur la montagne” et “Les 4 Éléments” ». (Le poème
symphonique rapporté après coup à l’ode de Lamartine « Les Préludes » était à
l’origine une ouverture à des chœurs sur Les Quatre Éléments de Joseph Autran.)
La signification esthétique du concept de symphonie sur lequel
s’appuyait Liszt peut se lire dans le fait qu’en 1850, sur le manuscrit de la
symphonie Ce qu’on entend sur la montagne, il a remplacé le mot « ouverture » par
le titre « méditation-symphonie ». Il est évident que l’expression « méditation »
marque le caractère pathétique et réf lexif de l’ode de Victor Hugo éponyme. Il
semble cependant qu’en outre elle vise un principe formel, que Liszt découvrit
en cherchant un équivalent musical à l’idée poétique de l’ode. (La symphonie de
la Montagne, dont Liszt joua les motifs à la princesse de Sayn-Wittgenstein dès
la fin de 1847 ou au début de 1848, est chronologiquement le premier des Poèmes
symphoniques, dont Liszt généralisa ensuite le principe formel en idée générique.)
Sans devoir détailler la méthode de la transformation thématique (décrite par
Alfred Heuss), ni le modèle de la double-fonction-form (William Newman) – le
principe qui projette une structure composée de plusieurs mouvements (le cycle
de la sonate) dans un seul mouvement (le cadre du mouvement de sonate) –, on
peut dire en général que de l’interaction entre un procédé de développement
motivique et une idée formelle a émergé une structure d’œuvre qui était, d’une
part, suffisamment f lexible pour se prêter à la représentation musicale de
programmes poétiques extrêmement différents, et satisfaisait, d’autre part, aux
revendications d’une « grande » forme – à la fois monumentale et différenciée,
et cohérente sur la durée : revendications qui justifiaient, dans la situation
historique après Beethoven, le concept de « symphonie ».
437
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
438
Littérature et poème symphonique
dans les actions, images et impulsions qu’ils provoquent. Le langage sert un but
extérieur à lui-même.
À l’opposé, le poème – qui, comme l’exprimait Mallarmé, est fait
« avec des mots » – se caractérise par le fait que le mot lui-même accède à une
existence et à une signification indépendantes, comme création sonore et
comme faisceau de connotations. Et ce n’est pas un hasard si Valéry a ressenti
comme musical le mot poétique, qui selon Jean-Paul Sartre tend à ne pas être
la désignation d’un objet, mais à être lui-même un objet : « ces choses et ces
êtres connus […] se trouvent (permettez-moi cette expression) musicalisés 51 ».
Le texte dont est tirée cette phrase, une esquisse de 1927, est un commentaire
sur le concept de « poésie pure » que Valéry appelle à un autre endroit « poésie
absolue ». Et cela ne signifie rien de moins que le fait que le modèle d’observation
dont est partie sa réf lexion poétologique a été la musique absolue : il nomme
« purement poétique » un poème qui, du fait qu’il constitue un « monde en soi »
fait exclusivement de mots, se mesure à une musique qui, comme l’affirmaient
E. T. A. Hoffmann et Eduard Hanslick, était revenue à elle-même et à sa véritable
essence en tant que « musique pure et absolue ».
Alors donc que le concept de poème devenu grâce à Mallarmé le
concept dominant des avant-gardes, contient une analogie consciente avec la
musique, de sorte que le poème symphonique ne pouvait qu’apparaître obsolète
et dépourvu de substance dans le contexte historique d’une modernité musicale
liée à la modernité littéraire par des affinités internes, c’est justement à l’inverse
sur l’arrière-plan de l’échec auquel le genre était exposé dans les conditions de la
Nouvelle Musique, que le lien constitutif entre le concept plus ancien de poème et
les principes fondateurs du poème symphonique apparaissait le plus clairement.
Il est précaire de parler d’une « littérarisation » de la musique par
Liszt, car cela suggère l’idée fausse selon laquelle les programmes des Poèmes
symphoniques seraient de la littérature illustrée par de la musique. On s’interdit
la compréhension esthétique du genre créé par Liszt tant que l’on ne comprend
pas que ce n’est pas le programme, le texte littéral, mais la musique elle-même
– même si c’est en relation avec le texte – qui est le poème que la catégorie
générique désigne par son nom.
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CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
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Littérature et poème symphonique
Comme le montre le dessin paru dans l’Illustrierte Zeitung de Leipzig, Liszt célèbre la première
exécution de son oratorio La Légende de sainte Élisabeth [Die Legende von der heiligen Elisabeth] à
la manière d’un service religieux. La musique n’accompagne pas seulement le culte, comme le
montrait Hoffmann dans son essai Ancienne et nouvelle musique d’église, elle est elle-même culte.
Un texte religieux exprime donc – c’était la conséquence tirée par Liszt de sa conception de la
religion de l’art – ce que la musique contient depuis toujours en tant que substance. La musique,
qui est déjà par elle-même une religion, est confirmée dans son essence par un sujet comme la
légende de sainte Élisabeth.
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CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
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Littérature et poème symphonique
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CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
le titre des œuvres. Le concept lisztien de poésie, qui portait en lui la théorie du
mythe de Herder, explique donc le paradoxe apparent selon lequel des œuvres sans
programme appartiennent à un genre que le programme contribue à caractériser.
Les programmes du « Tasso », de « Mazeppa » et de « La Bataille des
Huns » – à l’origine, Liszt caressait l’idée de faire la médiation entre le tableau de
Kaulbach et la musique en demandant à un poète de mettre en vers la substance
du sujet – sont des histoires, des narrations dont on peut même affirmer, si l’on
ne recule pas devant une certaine trivialisation, qu’elles sont « racontées » en
sons : mais des histoires que les descriptions musicales de Liszt transformèrent
en images archétypales – « Lamento e Trionfo », « mort et transfiguration »,
fracas de batailles et triomphe de la Croix (« Crux fidelis ») –, images qui dépassent
de beaucoup ce qui était suggéré par les modèles littéraires.
Si Liszt « poète symphonique », comme il se nommait, partait
de textes poétiques ou dramatiques, de tableaux et d’idées historiques pour
revenir aux mythes et aux mondes d’images qui en représentaient selon Herder
la véritable substance « poétique », cela signifie surtout qu’il concevait les
symphonies « comme » des poèmes et non pas seulement « sur » des poèmes. Il
était convaincu de pouvoir s’approprier la teneur de la littérature mondiale de
l’intérieur, en musique et par elle.
Certes la base de l’interprétation : la prémisse selon laquelle Liszt
– dans le droit fil de Herder – entendait par poésie une activité spirituelle
créatrice d’images et de mythes, ne se laisse pas démontrer directement ; on
peut néanmoins l’inférer indirectement dans ses écrits sur Berlioz et Schumann
– dont il est vrai que l’on ne sait pas avec certitude dans quelle mesure il en était
l’auteur. Dans l’essai sur Berlioz, il écrit :
À tout prendre, le symphoniste spécifique emmène ses auditeurs dans des régions
idéales qu’il laisse à l’imagination de chacun le soin de concevoir ou d’embellir […]
Mais le poète symphonique qui se fixe pour tâche de restituer avec la même clarté
une image qui existe distinctement dans son esprit, une suite d’états d’âme qui
apparaissent à sa conscience sous une forme déterminée et dénuée d’ambiguïté –
pourquoi ne pourrait-il pas s’efforcer d’atteindre à une pleine compréhension en
recourant à un programme ?
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Littérature et poème symphonique
Il est frappant de constater, d’une part, que Liszt ne conteste pas le droit à l’exis-
tence du « symphoniste spécifique », mais se contente de limiter son action.
D’autre part, il caractérise le programme – le texte formulé en langage articulé –
comme un simple adjuvant : l’élément véritablement « poétique », « image » ou
« suite d’états d’âme », se constitue comme objet esthétique dans les interactions
entre le programme et la méthode musicale de la transformation thématique,
par laquelle un contexte aussi dense que nuancé de variantes de caractères
musicaux procède de motifs auxquels sont attachées des associations – contexte
qui suggère ce que Kant nommait « l’idée esthétique d’un ensemble cohérent
d’une indicible plénitude de pensées conforme à un certain thème 53 ».
Que la musique à programme représente le progrès, voilà qui était
pour Liszt une question musicale partisane.
La musique instrumentale s’avancera d’un pas de plus en plus assuré et conquérant
sur la voie du programme avec ou sans l’accord de ceux qui se considèrent comme les
juges les plus éminents en matière d’art.
Liszt associait cependant à son credo envers la musique à programme une mise
en garde contre une trivialisation de ce principe.
Mais les compositeurs qui suivent [le programme] même de loin dans leurs œuvres
– ils devraient songer à l’abus criant qui peut en être fait, ils devraient se rappeler
constamment ceci : un programme ou un titre ne se justifient que s’ils ont une
nécessité poétique, s’ils font partie de manière indissociable de l’ensemble et sont
indispensables à sa compréhension.
La phrase signifie sans ambiguïté aucune que ce n’est pas le programme comme
texte formulé, mais les interactions entre le programme et la structure musicale
– leur « relation interne », comme il le dit dans une lettre à Agnes Street-
Klindworth – qui constituent la composante poétique d’un poème symphonique.
Et Liszt rejetait explicitement la méthode revenant à faire du programme le
« soutènement extérieur » d’une musique incapable d’exister par elle-même et
qui ne gagne une apparence trompeuse de consistance esthétique que comme
illustration d’un morceau de littérature.
S’il fallait choisir entre un tel péché contre l’art et la suppression complète du
programme, alors il faudrait absolument préférer laisser se tarir l’une des sources
les plus abondantes de l’art plutôt que de chercher à couper son f lux vital en reniant
avec sa propre force ce qui le constitue.
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L’idée lisztienne de la symphonie
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CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
sont plus convaincantes que d’autres, et Liszt en tira parti pour obtenir diversité
et étendue à l’intérieur même d’un mouvement, par « alternance des tons », sans
s’exposer au danger de tomber dans le pot-pourri. Dans le concerto en la majeur,
le changement constant des tempi ne signifie en aucun cas une dislocation de la
forme. Les parties qui se présentent dans des mesures différentes sont au contraire
rapportées les unes aux autres par « alternance des tons », par transformation
thématique – parce qu’elles sont des rythmisations contrastées de la même
substance mélodique ou diasthématique – et d’autre part par rigueur esthétique
– parce qu’elles sont les membres d’un enchaînement de caractères. En termes
d’histoire des formes, le procédé de Liszt, qui se raccroche à la Wanderer-Fantasie
de Schubert et peut-être également à la Grande Fugue de Beethoven, et dont les
conséquences historiques vont jusqu’aux premières œuvres instrumentales de
Schoenberg, peut se définir comme une structure à plusieurs mouvements dans
une structure à un seul mouvement – plus précisément : une structure à plusieurs
caractères mélodiques et à tempi variés dans la structure à un seul mouvement du
plan de la forme sonate.
Enfin, le « principe parlant » – postulat que Wagner exalte avec une
insistance particulière dans la lettre ouverte « Sur les poèmes symphoniques de
Franz Liszt » et qui veut que la musique doive devenir un langage comparable
en précision au langage articulé, sous peine de rester mécanique et vain –
est étroitement lié au principe formel de la transformation thématique et
motivique qui lui sert d’intermédiaire, et ce en réalité parce que Liszt concevait
l’expressivité musicale comme largement dépendante du contexte : l’effet
d’un motif sonore, comparable à celui d’un langage, ainsi que la précision de
l’expression qu’il atteint, sont conditionnés par l’environnement dans lequel il
se trouve et par les relations dans lesquelles il est pris. Le ton élégiaque adopté
par un motif, la position du motif dans la coda d’un mouvement et enfin la
fonction qu’il remplit dans le processus thématique en tant que réminiscence de
l’idée principale – donc des composantes esthétique, formelle et thématique –, se
complètent et s’étayent mutuellement et constituent tous ensemble et par leurs
interactions le caractère langagier de la musique.
Tous les éléments définitoires du symphonique, communs au
poème, au concerto et à la messe symphoniques, se révèlent ainsi étroitement
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L’idée lisztienne de la symphonie
liés les uns aux autres : la musique se précise en langage par les liens motiviques
qui procèdent de la transformation thématique ; le procédé de transformation
implique une différenciation par les tempi des parties dérivées les unes des
autres, différenciation dont résulte une expansion de la forme, sans que l’unité
formelle – qui demeure garantie dans « l’alternance des tons » par la rigueur
esthétique – soit menacée par le caractère de pot-pourri ; enfin, diversité et
étendue, dans la mesure où elles sont imprégnées de logique thématique,
constituent un tout clos qui réalise l’idée de grande forme.
Il serait erroné et partial de traiter la crise des formes musicales
qui se manifeste dans la conception lisztienne de l’époque weimarienne
exclusivement ou même seulement en premier lieu comme le problème de la
musique à programme. D’une part, aucun programme ne nous est parvenu
pour des œuvres centrales comme la sonate en si mineur et les concertos pour
piano ; d’autre part, l’idée selon laquelle la dislocation formelle serait une
conséquence de la composition s’attachant à suivre un programme, est aussi
fausse et bancale que, probablement, indéracinable. C’est un malentendu
grossier que de concevoir les symphonies et poèmes symphoniques de Liszt
comme de la musique illustrative qui ornerait la langue des textes d’images
musicales, bien que Liszt n’ait pas hésité à utiliser, outre les moyens expressifs
et symboliques, également ceux de la peinture sonore. La chose décisive est
que ce n’est nullement le programme qui exprime le véritable sens de l’œuvre,
sur lequel la musique viendrait ensuite pour ainsi dire balbutier, mais que ce
sont plutôt le programme et la musique ensemble et en interaction l’un avec
l’autre qui visent une idée ou un mythe par-delà les mots. Liszt n’a pas illustré
le texte du Hamlet de Shakespeare ou du Faust de Goethe par des thèmes ou des
constellations de thèmes musicaux, mais il a tiré d’une œuvre poétique le mythe
dont il a en quelque sorte poursuivi l’écriture en langage musical.
Or, si le programme représente moins le squelette porteur d’une
œuvre musicale qu’un point de départ pour l’imagination mythologisante, qui
est en même temps une imagination musicale, alors la forme musicale, au lieu
d’être liée à la disposition du texte programme, demeure livrée à elle-même et
aux problèmes issus de l’histoire des formes. Des conceptions comme la transfor-
mation thématique et motivique, les structures à plusieurs parties dans une
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CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
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L’idée lisztienne de la symphonie
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L’idée lisztienne de la symphonie
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CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
dans les grandes lignes, n’est pas le résultat d’études mais se contente de
désigner la direction qu’il faudrait prendre dans les analyses – indique qu’une
écoute associative tendit à être remplacée par une écoute tectonique. Au lieu
de la proximité avec Wagner, c’est la proximité avec Bartók qui apparaît avec le
temps dans les œuvres de Liszt.
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CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE » DE LISZT
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CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
S’il n’est pas du tout exclu, par conséquent, que les tendances
anti-esthétiques – cette dénomination n’impliquant pas de jugement – se
déploient même à l’extérieur du cercle restreint de l’avant-garde et conduisent
à une destruction des concepts fondamentaux du xix e siècle, si donc, pour le
dire de manière appuyée, une fin de l’ère de l’esthétique, telle que l’on peut
caractériser l’histoire de la musique des xviiie et xix e siècles, est en vue ou du
moins imaginable, d’autre part une réf lexion historique rapide montre que
le concept emphatique d’« œuvre d’art musicale » et l’hégémonie du jugement
esthétique en musique ont à peine plus de deux siècles d’existence et ne
s’enracinent pas si profondément qu’ils ne puissent disparaître rapidement.
La tradition esthétique du xix e siècle est en danger et, dans la mesure où l’on
ne voudrait pas l’abandonner, elle ne peut être conservée comme une évidence
sur laquelle il n’est pas nécessaire de réf léchir, mais seulement comme le fruit
d’une conscience historique. Mais pour comprendre plus précisément ce que
signifient et impliquent les catégories caractéristiques du xix e siècle, il n’est pas
superf lu de les détacher des représentations qui les ont précédées.
Ce n’est que tardivement, à la Renaissance, que l’idée de l’œuvre isolée,
individuelle et close sur elle-même, venant de la littérature et des beaux-arts,
fut appliquée à la musique, à laquelle elle était étrangère à l’origine. Et aux xvie
et xviie siècles, elle demeure limitée à des allusions éparses ; elle ne s’imposa
progressivement dans la conscience collective qu’au xviiie siècle. Les résistances
qu’elle rencontra sont parfaitement compréhensibles. Il est plutôt étonnant, et
n’est rien moins qu’évident, que la musique ne soit pas seulement un processus
sonore, un évènement fugace, mais une construction dotée d’une forme plastique
que l’on peut saisir dans toute son étendue, et que la notation musicale ne remplisse
pas seulement l’office d’un simple aide-mémoire pour l’exécutant – comme la
notation chorégraphique – mais représente – de façon analogue à l’écriture – une
forme d’existence de l’œuvre ; c’est, en un mot, la conception de la musique comme
quintessence d’œuvres et de textes, telle qu’elle s’est constituée au xviiie siècle. Il
semble presque que la conception plus ancienne, qui est par ailleurs demeurée
dominante dans la musique triviale, soit la plus proche de la conception moderne,
de sorte que l’abandon du concept d’œuvre comme catégorie fondamentale de
l’écoute musicale ne serait pas surprenant. La « forme momentanée », découverte
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CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE » DE LISZT
on trouve un sentiment de tradition qui préserve les normes génériques mais pas
les œuvres singulières, si ce n’est comme modèles pédagogiques. On composait
pour satisfaire aux exigences du jour – rapidement et cependant sans négligence –,
et on pouvait le faire parce que la tradition générique offrait un appui solide. La
composition, à une époque où elle ne s’est pas encore complètement défaite de son
caractère d’improvisation notée, est liée à des modèles et à des formules que tenait
prêts la tradition générique, tradition par laquelle les œuvres singulières étaient
à la fois limitées et portées. De son côté, le genre était marqué par la fonction
remplie par la musique, qui lui donnait sa raison d’être.
Un jugement esthétique qui présuppose le concept artistique du
xix e siècle ne rendrait pas justice à une œuvre qui serait en premier lieu exemplaire
d’un genre. Dans la mesure où un genre se définit par le fait qu’il remplit une
fonction ou un but, le jugement porté sur des œuvres singulières ne peut que porter
sur leur adéquation ou inadéquation ; et dans la mesure où le genre représente
une tradition de normes et de modèles, c’est la technique compositionnelle qui
est accessible à la critique. Le type de jugement qui constitua historiquement
la forme préparatoire au jugement esthétique, est donc formel et technique. Au
moment où Marco Scacchi, maître de chapelle à la cour de Varsovie vers le milieu
459
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
du xviie siècle, soumit quelques motets de l’organiste de Dantzig, Paul Siefert, à une
critique polémique, les défauts qu’il découvrait dans les morceaux ne consistaient
en rien d’autre qu’en déviations par rapport aux normes techniques du genre. Il
n’est pas question de caractéristiques esthétiques.
À l’inverse, le jugement esthétique qui, au xvii e siècle, s’imposa
progressivement comme type dominant de critique musicale, fit passer à
l’arrière-plan les aspects fonctionnels et techniques. Remplir une fonction est
devenu la caractéristique de la musique basse, que l’on méprisait comme étant
triviale. Et l’intégrité de la technique compositionnelle était certes présupposée
mais n’était pas considérée comme décisive : elle ne suffisait pas à faire d’un
morceau de musique une œuvre d’art au sens emphatique du terme. (Le fait que
l’Ave Maria de Gounod soit irréprochable en termes de composition n’empêche
pas ses contempteurs de parler de kitsch.)
Si le jugement fonctionnel et technique partait de la catégorie
de l’« adéquation », le jugement esthétique tourne autour de l’idée du beau.
Comprendre la fonction que celle-ci remplissait dans l’esthétique du xix e siècle
est certes rendu difficile par le fait qu’elle est aujourd’hui usée et presque ravalée
au rang de kitsch musical. Il est frappant de constater à quel point le concept de
« beau » était employé de façon vague et large. On ne parlait pas seulement de
beauté « caractéristique », comme si le caractéristique ne constituait pas plutôt
une catégorie séparée de celle du beau, mais on tentait même de faire entrer la
laideur dans la construction dialectique du beau : comme composante partielle
qui est certes abolie mais demeure incontournable si le beau doit englober « la
manifestation de l’idée dans sa totalité 56 ». On peut affirmer sans exagération
que la catégorie du beau, bien au-delà des idées classicistes, remplissait à peu
près, dans l’esthétique du xix e siècle, la fonction qui revient aujourd’hui au
concept de « caractère artistique ». Le problème sur lequel peinait l’esthétique
du beau n’est donc en rien démodé et ni dénué de pertinence, comme il apparaît
à ceux qui, au mot de « beau », ne peuvent penser à rien d’autre qu’à du kitsch.
L’aspect essentiel, et en quelque sorte la substance du jugement
esthétique, consiste à décider si une œuvre d’art est de l’art ou non. À ce propos,
une tendance se fait jour aujourd’hui à remplacer le jugement esthétique par un
jugement historique qui tente de déterminer la place d’une construction musicale
460
CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE » DE LISZT
sur lesquels il repose, donc au primat du départ à faire entre art et non-art, au
concept d’originalité et à l’idée du poétique musical. Car, comme il s’agit de
catégories du xix e siècle, on mesurera la musique à des critères sous la domination
desquels elle a été créée, si l’on part de la différenciation entre art et non-art.
461
CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
Même le principe selon lequel on n’a pas le droit de juger d’une époque et de ses
œuvres de l’extérieur, mais seulement sur la base des concepts qu’elle-même a
produits, vient du xix e siècle, époque de l’historicisme : la conscience historique
touche l’époque par laquelle elle a été découverte ou inventée.
Si donc la suspension du jugement esthétique dans la musique la plus
actuelle est l’un des facteurs qui ont fait que le xix e siècle, remis en cause dans
ses présupposés, est devenu un fragment de passé, il semble par ailleurs que
la conséquence de la distanciation, l’observation du siècle avec une conscience
historique, conduise en retour à une restauration du jugement esthétique, dans
la mesure où il est question d’œuvres du xix e siècle.
L’inf luence du présent musical sur la réception d’œuvres du passé,
tant sur la manière dont on les choisit que sur la façon dont elles sont comprises et
écoutées, n’est cependant jamais à exclure ; il convient seulement de se demander
si cette influence peut être rendue consciente et saisie par des concepts.
Certes, ce n’est que dans les cas singuliers que la critique au sens
d’une réf lexion sur le rapport du passé musical au présent peut avoir du sens.
Et la tentative de traduire les discussions abstraites en observations musicales
concrètes, même si elles ne sont pas spécialement tangibles, doit découler d’un
problème dont probablement personne ne conteste qu’il en est vraiment un :
la question du lien entre la place esthétique et la signification historique des
poèmes symphoniques de Liszt.
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CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE » DE LISZT
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CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
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CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE SUR LE « PROMÉTHÉE » DE LISZT
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CHAPITRE 6 : APORIES DE LA MUSIQUE À PROGRAMME
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CHAPITRE 7
« OPUS METAPHYSICUM »
WAGNER ET LA MUSIQUE À PROGRAMME
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
de la musique au drame », réaffirme encore que le drame musical est le but vers
lequel tend l’histoire de la musique instrumentale et le point d’aboutissement où
celle-ci s’abolit 4. Pour peu que l’on s’écarte d’une compréhension grossièrement
empirique, cette thèse n’est pas incompatible avec la légitimation de la musique à
programme. On aurait tort de prendre scrupuleusement à la lettre la construction
historico-philosophique de Wagner. Que le poème symphonique apparaisse dans
le cadre d’une philosophie de l’histoire comme un stade préalable du drame
musical n’exclut pas une coexistence chronologique et esthétique des formes
artistiques. (Le fait que, dans l’esthétique de Hegel, les formes d’art « symbolique »
et « classique » – l’architecture et la sculpture – survivent empiriquement à leur
mort historico-philosophique offre une contradiction apparente tout à fait
analogue : ces formes d’art produisent encore des œuvres significatives dans le
temps présent, bien que l’esprit de l’histoire les ait abandonnées.)
Présenter Wagner comme un partisan ou un adversaire résolu de
la musique à programme exigerait de simplifier grossièrement le propos : il
faudrait ou bien nier, ou bien soupçonner d’inconséquence (comme si le fait
d’être conscient d’un problème était une faiblesse de caractère intellectuelle)
toutes les nuances et les distinctions qu’on y trouve, et qui sont l’essentiel. Aussi
vrai qu’il serait absurde de réduire les opinions de Wagner à un dogme pur et
simple, il est utile d’étudier les prémisses des arguments sur lesquels il fait fond.
Car ses jugements, si vagues et embrouillés qu’ils puissent parfois sembler, sont
caractéristiques de la conscience esthétique musicale de l’époque dont ils sont
issus. Dans la querelle au sujet de la musique à programme, Wagner, qui se sent
partie prenante sans être directement concerné, conserve une réserve réf léchie
et un sens du juste équilibre qui n’ont pas toujours été sa signature.
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Wagner et la musique à programme
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
474
Wagner et la musique à programme
Mais ce qu’il réprouve, ce n’est pas l’écoute associative en tant que telle, mais
bien l’institution du programme qu’on lui prête en un genre littéraire qui, d’une
part, tend à la trivialité (la symphonie en la majeur de Beethoven comprise
475
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
comme image musicale d’une noce de village) et, d’autre part, borne l’imagi-
nation de l’auditeur :
Au lieu de s’abandonner à la naïveté spontanée de leurs propres impressions, ces
braves gens, indignement abusés, au cœur plein et à la tête un peu faible, s’obsti-
neront à chercher la noce de village dont on leur a parlé, solennité à laquelle, par
parenthèse, ils n’ont jamais assisté, et à la place de laquelle ils se seraient peut-être
figuré tout autre chose, en restant dans la sphère habituelle de leur imagination 21 .
« L’ami R » (de même que le « Je » moins disert du dialogue) adopte
dans son jugement le point de vue du « poétique musical », et non pas celui de
la « musique pure ». Or, dans l’esthétique musicale romantique, dont la langue
est commune à Wagner et à E. T. A. Hoffmann et Schumann, le « poétique » n’est
pas le « littéraire » : il est cette qualité insaisissable qui fait d’une configuration
musicale une œuvre d’art. S’il manque l’« élément poétique », la musique est alors
triviale et dépourvue de toute valeur : elle n’est qu’une « mécanique sonore » sans
caractère artistique. Les programmes explicatifs paraphrasent le « poétique »
sans pouvoir l’exprimer ; la tendance à la « poétisation » est une conséquence
et, d’une certaine manière, un symptôme du fait que les envolées descriptives
du langage verbal visent la « teneur poétique » de la musique sans parvenir à
l’atteindre. Ce que l’« ami R », dans le dialogue de Wagner, blâme par consé-
quent dans les programmes que l’on prête aux œuvres musicales telles que la
symphonie en la majeur de Beethoven, ce n’est pas le fait qu’ils sont « poétiques »,
mais bien plutôt le fait qu’ils ne le sont pas : l’idée d’une noce de village comme
sujet d’une symphonie est prosaïque et étrangère à l’art. Le jugement de l’« ami
R » à l’encontre des compositions musicales est du reste le même que celui qu’il
émet contre leurs exégèses. Il réprouve la peinture sonore pour autant qu’elle ne
soit pas conçue à des fins parodiques. Mais le principe qui sous-tend sa critique
n’est pas l’idée d’une musique « pure » : c’est l’idée d’une musique « poétique »,
dont la peinture sonore se démarque piteusement par sa banalité 22.
S’agissant de la Symphonie héroïque, un désaccord oppose l’« ami R »
et le « Je ». Tous deux partent il est vrai du même présupposé que l’œuvre est
un Ideenkunstwerk – une « œuvre d’art comme idée ». Non seulement l’ami R,
le contempteur des programmes, ne le nie pas, mais il le souligne. Le litige
porte uniquement sur la signification – ou l’insignifiance – esthétique à
476
Wagner et la musique à programme
accorder à la donnée biographique : car il est de tradition de dire que c’est son
enthousiasme pour Napoléon, autrement dit « une idée étrangère au domaine
de la musique 23 », qui aurait incité Beethoven à composer cette œuvre. « L’ami
R » insiste : l’essence et le caractère esthétiques d’une œuvre sont indépendants
des conditions extramusicales de sa gestation, conditions dont l’auditeur n’a
pas besoin de s’occuper. Autrement dit, et pour parler en phénoménologue,
il souligne la différence entre genèse et portée <Geltung>. Plusieurs décennies
plus tard, dans le texte qu’il rédigera en 1870 à l’occasion du centenaire de la
naissance de Beethoven, Wagner réaffirmera cette thèse de la non-pertinence du
biographique 24 (ce qui du reste impressionnera peu ses exégètes) : les éléments
biographiques appartiennent à la vile empirie et relèvent de la prose, au-dessus
de laquelle s’élève l’« œuvre d’art comme idée ».
Ce que Wagner entend par conception poétique – par opposition
à une conception prosaïque – nous est révélé dans les commentaires qu’il
rédige au sujet des ouvertures de Leonore et de Coriolan, commentaires qui se
concluent par les formules suivantes : « Voilà l’ouverture de Leonore, poème de
Beethoven 25 », et : « C’est ainsi que Beethoven évoqua Coriolan 26. » L’ouverture
de Leonore III, écrit Wagner en 1841, est « un drame musical, drame à part, créé
à l’occasion d’un autre drame, et non pas la simple esquisse de l’idée dominante,
ou une introduction préparatoire à l’action scénique – du reste un drame au sens
le plus idéal du mot 27 ». En excluant délibérément de son interprétation certains
« incidents inutiles » au nom du fait qu’ils seraient prosaïques, Wagner en vient
à affadir la figure de Leonore ; devenue simple allégorie (elle apparaît comme
un « ange du salut » et de la liberté), elle est réduite à n’être plus qu’une statue
d’elle-même. Wagner ignore à dessein l’anticipation de l’air de Florestan que l’on
entend dans la lente introduction, et le rapport de celle-ci avec le second thème :
ces détails auraient troublé l’image du « drame idéal » qu’il entend esquisser.
Une semblable tendance à l’abstraction caractérise sa lecture de
l’ouverture de Coriolan. Dans le commentaire qu’il écrit en 1852, Wagner interprète
le thème principal dans le sens d’une gestuelle expressive – il y reconnaît la
« bravade de Coriolan » – et le thème secondaire dans un sens allégorique : c’est
l’image de « la femme », dans laquelle se confondent les représentations « de la
mère, de l’épouse et des enfants » de Coriolan 28. Dans l’interprétation de la même
477
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
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Wagner et la musique à programme
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
Selon Wagner, on peut tout à fait concevoir que la « réponse » à cette « question »
contenue dans la musique instrumentale éloquente soit recherchée dans un
titre ou un programme ; mais cela ne résout que partiellement la difficulté.
L’« intention poétique 39 » demeure inaccessible ; car sitôt qu’un programme
prosaïque la met en mots, elle cesse d’être « poétique ». La musique à programme,
c’est là son malheur, détruit son objectif esthétique en le réalisant.
Forme dégradée de l’« idée poétique » ou de l’« intention poétique »,
le programme, prosaïque et dégrisant, apparaît dans la théorie wagnérienne
de la musique instrumentale comme le complément d’une forme morcelée qui,
parce qu’il lui manque une tenue intérieure, cherche à l’extérieur d’elle-même
une justification esthétique : cette forme s’est détachée de son origine – les « airs
harmonieux chantés et dansés » –, sans se soutenir d’un texte qui puisse légitimer
son existence. Alors que Wagner, dans le drame musical, s’émancipe sans
scrupules des conventions formelles dont était jusqu’alors prisonnier l’opéra, il
est très réfractaire à tout ce qui, dans la musique instrumentale, paraît brutal,
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Wagner et la musique à programme
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
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Wagner et la musique à programme
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
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Wagner et la musique à programme
Wagner nie la possibilité d’une musique « pure » dont la forme serait fondée en
elle-même 47. Une forme musicale, pour être compréhensible, doit avoir un « motif »
qui vient « de l’extérieur » et qui est « originairement étranger à la musique » : elle
peut être « motivée » par le caractère et le modèle de mouvement d’une danse réelle
ou idéale – selon Wagner, la symphonie n’est rien d’autre que la représentation
musicale des « figures d’une danse idéale 48 » – ou par un programme. Par consé-
quent, le problème qui se pose, pour la musique à programme, n’est pas celui de sa
justification par un « motif formel » extramusical – celle-ci, selon Wagner, va de
soi quel que soit le genre musical –, mais la question de savoir si elle peut atteindre
un degré d’individualisation musicale adéquate au programme :
Sur ce point [i. e. l’anoblissement de la musique instrumentale par des « motifs
formels » mythologiques plutôt que par de simples figures de danse, NdA], personne
ne restera dans le doute ; bien plus, personne ne niera la difficulté qu’il pourrait y
avoir à acquérir pour ces images plus élevées, plus individualisées, une forme intel-
ligible pour la musique […] 49 .
485
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
Mais quel est ce sujet « tout différent », dans la représentation duquel l’expression
musicale du sentiment – dont l’intelligibilité dépend selon Wagner de celle du
sujet – atteint un degré de précision qui lui est habituellement refusé ? Wagner
semble ici penser à l’image de figures mythiques comme Orphée et Prométhée,
telle qu’elle s’est développée au cours de l’histoire : cette image, la musique de
Liszt n’en fait pas une « reproduction picturale », elle la « prolonge dans l’écriture
poétique » – comme le fait la musique de Wagner avec les légendes de Siegfried
ou de Tristan. Wagner y voit avant tout des figures que la musique caractérise,
et non des récits qu’elle aurait à illustrer :
Cette certitude géniale de la conception musicale s’exprime chez Liszt, dès le début
de l’œuvre musicale, avec une force telle que souvent, après les seize premières
mesures, je ne pouvais m’empêcher de crier : « Assez ! Cela suffit ! » 52
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Wagner et la musique à programme
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
plus vive du début, et finalement de la répétition de la plus vive, et cela pour des
raisons profondément inhérentes à la nature des choses 58 .
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Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid
489
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
s’était retranché Berlioz à Paris – « il n’entretient pas de relations, il n’a rien à
faire avec ces établissements artistiques de Paris, fastueux et exclusifs 69 » –, il le
range en 1851, on l’a dit, dans le voisinage de Meyerbeer : la description empirique
cède le pas à la construction spéculative. Alors qu’il déplorait en 1841 l’absence
de continuité dans le développement thématique et motivique de la Symphonie
fantastique – « tout est excessif, audacieux, mais extrêmement désagréable. Là, il
ne faut chercher nulle part la beauté de la forme, nulle part le courant majestueu-
sement paisible, à la sûre ondulation duquel on aimerait à confier son espoir 70 » –,
son jugement s’exacerbe en 1851 ; il reproche à présent à l’œuvre son déchirement
et son morcellement et parle à son sujet d’« un genre singulier de mosaïque
mélodique 71 ». Wagner, qui déclarait encore en 1841 que Berlioz « comprenait »
Beethoven 72 , affirme en 1851 que Berlioz a ignoré l’intention véritable de
Beethoven, dont témoigne la 9e symphonie 73. Mais ce qui est décisif, ce sont les
motifs nouveaux sur lesquels Wagner se fonde pour tenter d’expliquer la contra-
diction interne qu’il décèle dans les symphonies de Berlioz. En 1841, dans sa lettre
parisienne, il croyait y voir une contradiction entre le contenu et la forme de la
représentation : entre la tradition authentiquement beethovénienne, que Berlioz
s’était assimilée de l’intérieur, et la manie, enracinée dans le caractère national, de
vouloir accéder à la signification intérieure en partant de l’effet extérieur :
Quels tiraillements ne doivent pas se produire dans une âme d’artiste comme celle
de Berlioz !... D’un côté, il est poussé, par une force vive d’intuition, à puiser à la
source la plus profonde, la plus mystérieuse du monde idéal ; d’un autre côté, par les
exigences et le caractère particulier de compatriotes dont il fait partie et partage les
penchants (et même par sa propre impulsion native), il se sent engagé à n’exprimer
sa pensée que dans les éléments les plus superficiels de sa création ! 74
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Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid
des œuvres instrumentales sans programme, mais une musique détachée de ses
racines – le langage et la danse – et de ce fait immotivée : une « forme sonore en
mouvement » sans nécessité d’être. Les mélodies de Rossini sont ainsi, d’après
Wagner, le paradigme de la « musique pure » dans la mesure où elles ne procèdent
pas du drame, mais du plaisir de la virtuosité vocale 76 .
Le reproche que Wagner fait à Berlioz révèle deux choses : la première,
c’est qu’un programme, du point de vue esthétique (la genèse de l’œuvre est
secondaire), n’est pas un fondement de la musique, mais seulement un ajout sous
forme de commentaire ; la seconde, c’est que le programme – le contenu de la
Symphonie fantastique – s’avère trop « nul » et « anti-artistique » pour motiver et
justifier une symphonie :
Du haut en bas, Berlioz a éprouvé la puissance de ce mécanisme [c’est-à-dire
l’orchestre], et si nous tenons pour un bienfaiteur de l’humanité moderne l’inventeur
du machinisme industriel de nos jours, nous devons honorer Berlioz comme le
véritable rédempteur de notre monde de la musique pure ; car il a permis aux
musiciens de porter à la plus merveilleuse puissance, par l’emploi infiniment varié de
simples moyens mécaniques, tout le néant anti-artistique de la fabrication musicale 77.
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
(Que la musique soit un « art de l’expression » veut dire qu’elle n’existe pas pour
elle-même et ne se signifie pas elle-même, mais qu’elle a besoin d’un contenu
donné de l’extérieur, qu’elle représente : c’est-à-dire d’une « intention poétique »,
qu’elle exprime.)
Alors même qu’elle a été dépassée – et par là même reconnue – dans
la 9 e symphonie, l’« erreur » de Beethoven est exacerbée et poussée à l’extrême
par Berlioz, qui fait fi de son testament musical. Mais Wagner n’y voit pas
uniquement une fatalité historique. Berlioz lui-même, à l’instar de Beethoven,
est embarqué dans la dialectique wagnérienne : c’est justement parce qu’il
éprouvait secrètement le défaut de fondement et de légitimité esthétique de la
musique instrumentale, qu’il s’est senti poussé à accroître l’appareil orchestral
jusqu’à la démesure : l’accumulation des moyens et la rhétorique sont pour
lui une tentative extérieure d’obtenir un sens musical qui lui est refusé de
l’intérieur. Wagner n’est nullement un détracteur des découvertes de Berlioz.
Qu’elles soient dues à une « erreur artistique » ne signifie pas pour lui qu’il faille
les rejeter ; il s’agit tout au contraire de révéler leur vérité esthétique – et cette
vérité, c’est le fait qu’elles sont motivées par le drame, qui confère une existence
nécessaire y compris aux moyens les plus extrêmes.
Wagner « construit » Berlioz comme la « victime tragique 81 » d’une
dialectique historique dans laquelle il s’inclut lui-même. (On ne s’étonnera guère,
du reste, que cette polémique, par laquelle Wagner entend formuler un jugement
de l’histoire, ait été comprise comme la marque d’une hostilité subjective : comme
Balzac l’a montré dans les Illusions perdues, le procédé consistant à masquer la haine
personnelle sous l’habit d’une critique énoncée du point de vue de l’esprit universel
est à l’époque une perfidie ordinaire du journalisme parisien. Mais il admettait
par ailleurs qu’une interprétation née du ressentiment pouvait être malgré tout
pertinente.) Un verdict qui se présente comme une sentence de l’histoire vise à
se prémunir contre le risque d’être discrédité comme simple jugement de goût :
l’opposition de Wagner à la Symphonie fantastique n’a rien d’idiosyncrasique ; il y
voit le document d’une erreur esthétique. D’autre part, un tel verdict dispense
492
Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid
de rejeter le condamné comme étant entièrement sans valeur : celui-ci peut faire
partie de l’histoire, au titre d’élément dépassé mais incontournable.
Reste que le vocabulaire auquel recourt Wagner pour caractériser l’art
symphonique de Berlioz est d’un tranchant extrême, et proprement déconcertant
aussi longtemps que l’on ignore qu’une esthétique du laid s’est formée dans le
monde philosophique et journalistique du Vormärz 82, qui autorise les polémiques
les plus vives sans que celles-ci impliquent nécessairement une vexation. Le
laid, qui suscite un mélange d’attirance et de répulsion, est considéré à cette
époque comme une manifestation esthétique <Ausprägung der Ästhetik > de valeur
quasiment égale à celle du beau. Dans les jugements sur le laid littéraire chez
Byron et sur le laid musical chez Berlioz, la virulence du rejet apparaît comme le
revers d’une reconnaissance sans réserve de la signification esthétique de l’objet.
493
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
et évident que le laid n’est là que pour concourir à rehausser l’éclat et le triomphe
du beau, sans jamais l’emporter sur lui, sinon pour un bref et nécessaire moment 84 .
Ce bien-fondé relatif devient toutefois, selon Fink, un droit indu sitôt que le laid
cherche à s’étendre pour acquérir une existence et une signification autonomes.
Sans nommer ni l’auteur ni son livre, Fink cite le Système de l’esthétique comme
science de l’idée de la beauté [System der Ästhetik als Wissenschaft von der Idee der
Schönheit] de Christian Weisse :
Le combat déchaîné des éléments et le mensonge éhonté d’une beauté effondrée
[le laid, selon Weisse, est le beau « déchu de lui-même », NdA] exercent sur une
part considérable de nos contemporains une force magique plus puissante que
l’harmonie divine et la vérité de la beauté elle-même. On en trouve de nombreux
exemples dans la musique et les arts 85 .
La dialectique du laid, telle que l’envisageait Weisse, s’émousse chez Fink – qui le
cite sans le comprendre, ou sans vouloir le comprendre – en un simple reproche
494
Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid
495
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
Josef Hoffmann, L’Or du Rhin (vol de l’or), tableau d’après l’esquisse scénographique
pour la production du Ring à Bayreuth en 1876.
Bayreuth, Archives nationales de la fondation Richard-Wagner / mémorial Richard-Wagner.
Le moment où Alberich arrache l’or au rocher, provoquant la fuite épouvantée des filles du
Rhin, fait l’objet, dans la scénographie de la création de l’œuvre, d’une interprétation plastique
fascinante par son ambivalence : l’image procède en effet d’un croisement paradoxal entre une
conception d’ensemble surnaturelle et des détails réalistes. On célèbre en Wagner le mythologue
qui sut restituer un univers légendaire disparu ; mais il ne faut pas oublier le tribut qu’il paya
– y compris et particulièrement dans la musique – aux tendances naturalistes de son époque. Si
l’imagination plastique de Wagner reste stylistiquement à la traîne de son imagination musicale,
elle n’en est pas moins riche d’enseignements.
496
Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid
esthético-éthique : dans le « romantisme noir », qui lui fait froid dans le dos,
Weisse entend les accents nostalgiques d’un paradis perdu :
Sous sa forme concrète, la vérité renversée en non-vérité 94 apparaît, notamment dans
les œuvres d’art laides et autres produits de l’esprit, comme l’écho et le souvenir d’un
paradis perdu de l’innocence et de la félicité, comme la tonalité déchirante de la plainte
causée par cette perte et de la nostalgie indicible de ce monde évanoui – nostalgie qui
porte en elle la certitude qu’elle ne sera jamais exaucée. C’est dans cette expression que
réside une grande part, et peut-être même l’essentiel, de la magie qu’exercent de telles
œuvres d’art ; elle opère en elles d’autant plus puissamment qu’elle est rehaussée par le
contraste formé par la furie infernale des esprits déchus et déchaînés 95.
497
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
La critique de Lotze – fidèle à l’idée première que le laid est une inversion du beau
(et ne doit pas être simplement confondu avec ce qui est raté et sans valeur), mais
récusant toute dialectique du laid – s’en prend à l’un des traits caractéristiques
de l’esthétique du laid telle que l’a développée Weisse et telle que la développera
plus tard Arnold Ruge 97 : la thèse selon laquelle la « laideur », comme le dit Lotze,
est un « point de passage obligé vers l’essence de la beauté, pour que celle-ci
devienne ce qu’elle veut ou doit être 98 ». Or c’est précisément cette thèse du laid
comme phénomène transitoire nécessaire que Wagner reprend à son compte
dans sa critique de Berlioz (même s’il semble peu probable qu’il ait eu directement
connaissance du débat philosophique en question).
La dialectique du laid élaborée par Ruge diffère de celle de Weisse,
auquel il reproche de s’être « fourvoyé dans ses définitions conceptuelles 99 » ;
mais il partage son idée que le laid est « la beauté déchue d’elle-même » – la beauté
à l’état de non-vérité :
Quand l’esprit fini se maintient et s’affirme dans sa finitude contre sa vérité qu’est
l’esprit absolu, alors, en tant que connaissance, cet esprit qui veut se suffire à
lui-même devient non-vérité ; en tant que volonté qui se désolidarise et – dans sa
finitude – ne recherche qu’elle-même, il devient le mal ; et en tant que l’un et l’autre,
dans sa manifestation visible, il devient le laid 100 .
(Il est étonnant de voir combien le pathos des hégéliens de gauche se teinte de
théologie.) Notons toutefois qu’un élément essentiel de l’esthétique du laid de
Weisse a disparu chez Ruge : la distinction tranchée entre le laid significatif
du « romantisme noir » et le trivial sans valeur (qui tombe également sous la
définition rugienne du laid comme élément fini et borné).
Dans l’Esthétique du laid de Karl Rosenkranz, qui paraît en 1853
– dans ces années postrévolutionnaires où l’hégélianisme fait les frais d’un
esprit du temps acquis au positivisme –, le laid n’apparaît plus comme un « point
de passage obligé vers l’essence de la beauté », mais comme un phénomène
transitoire entre le beau, qui forme sa substance nourricière et dont il est la
négation, et le comique dans lequel il est aboli (le modèle sensible dont procède
la construction conceptuelle n’est plus le « romantisme noir », lequel répugne à
se résoudre dans le comique) :
498
Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid
La contemplation du laid est donc strictement limitée par son essence. Le beau est la
condition positive de son existence, et le comique est la forme par laquelle il se libère
de son caractère exclusivement négatif par rapport au beau 101 .
499
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
origines dans les buts qu’il poursuit et les buts dans les origines – le passé et
l’avenir lui permettant l’un et l’autre de donner tort à un présent vicié. Mais
Wagner, à la différence des philosophes, passe de l’interprétation d’un état de
fait à sa transformation, et il ne craint pas de proclamer que son œuvre – le
drame musical, dont il conçoit l’idée en 1851 – est la réalisation de l’utopie et
l’accomplissement de l’histoire de la poésie, de la musique et du théâtre. Son
verdict sur Berlioz coïncide avec un stade historique qu’il peut certes, en 1851,
anticiper en pensée, mais qu’il n’a pas encore atteint dans la réalité musicale :
Tannhäuser et Lohengrin ne sont pas encore des « drames musicaux », ce sont des
« opéras romantiques 103 » ; au sens strict, c’est seulement avec Siegfried et Tristan
et Isolde que la « mélodie orchestrale » acquiert cette continuité symphonique qui
autorise (à défaut d’y contraindre) à parler d’une « abolition » de la symphonie
dans le drame musical, telle que la préconise Wagner. (La thèse d’une fin de la
symphonie, qui semble s’imposer au milieu du xix e siècle, sera du reste réfutée
par le « renouveau de la symphonie » à la fin du xix e siècle.)
La critique de Berlioz figurant dans Opéra et drame est conçue comme
l’expression d’une sentence de l’histoire – histoire dont Wagner lui-même croira
les intentions réalisées, encore que des années plus tard, dans le drame musical.
La critique trouve sa légitimation dans l’« œuvre de l’avenir ». Motivé en 1841
par des raisons esthétiques, le jugement de Wagner sur Berlioz se voit intégré
en 1851 dans une construction historico-philosophique. Et sous l’égide morale
de la conviction selon laquelle c’est un esprit objectif et non pas subjectif qui
se manifeste dans la critique, la polémique peut se déployer sans entraves,
sans pour autant s’éprouver comme haineuse. Les motifs théoriques auxquels
recourt Wagner étaient développés depuis 1830 dans l’esthétique du laid qui
était le miroir philosophique du « romantisme noir ». (Berlioz passait pour le
pendant musical de Byron.) L’essentiel n’était pas tant le fait que les philosophes
récusaient le laid, lequel leur apparaissait comme un thème nouveau (ou un
thème qu’ils puisaient dans la théologie en réinterprétant la démonologie en un
sens esthétique), que l’emphase qu’ils donnaient à son concept – conçu comme le
beau « déchu » de lui-même. Dès lors, et comme le fait Wagner dans sa critique de
Berlioz, le laid, auquel on s’opposait avec un pathos moral et esthétique, pouvait
être en même temps salué comme un phénomène doté d’une valeur esthétique
500
Wagner critique de berlioz et l’esthétique du laid
501
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
WAGNER ET BACH 105
« Révélation »
Il me joua le quatrième prélude et fugue (en do dièse mineur). Je savais bien ce que
je pouvais espérer de Liszt au piano ; mais ce que j’appris alors, je ne l’avais pas
même attendu de Bach, si bien que je l’eusse étudié. Mais je vis alors ce qu’est l’étude
par rapport à la révélation : dans l’interprétation de cette unique fugue, Liszt me
révéla Bach tout entier, et je sais maintenant infailliblement à quoi m’en tenir sur ce
maître ; de ce point de départ, je l’embrasse dans toutes ses parties, et je crois pouvoir
résoudre vigoureusement le moindre égarement, le moindre doute à son sujet 106 .
On ne saurait parler de « chant » stricto sensu dans le cas d’une pièce pour clavier
écrite à la manière d’une sonate en trio – avec deux voix supérieures mélodi-
quement et rythmiquement complémentaires accompagnées d’une basse
continue régulière. Le fait que Wagner a pourtant entendu dans cette polyphonie
un chant – un chant qui peut, qui plus est, se soutenir d’un texte –est caracté-
ristique de l’orientation de sa perception musicale : l’essentiel n’est pas pour lui
502
WAGNER ET BACH
503
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
le purement formel et le pédantisme que ce fut chez Bach, et grâce à la force immense
de son génie, qu’elle trouva pour la première fois son expression purement humaine.
La langue de Bach est à la langue de Mozart, et à celle de Beethoven finalement,
comme le sphinx égyptien à la statue grecque 109 .
Cette remarque, qui semble au premier abord une succession de lieux communs,
multiplie les porte-à-faux. On y retrouve, premièrement, un ancien motif de
l’analyse faite par Wagner de Beethoven : la critique à l’égard d’une musique
qui cherche à être « dramatique » par elle-même, au lieu de trouver dans un
drame la raison d’être et la justification de son style expressif. Mais le concept
de « dramatique » et, partant, le qualificatif de « nerveux », que Wagner convoque
dans sa confrontation avec Bach, s’appliquent également à ses propres œuvres.
Deuxièmement, Wagner recourt à l’image de la restauration de la cathédrale
de Cologne, à laquelle avait été comparée la redécouverte de la Passion selon
saint Matthieu – qui en réalité était une première découverte. Troisièmement,
le concept de « chose en soi » doit se comprendre sans aucun doute dans un sens
schopenhauerien ; or la métaphysique de la « volonté » est incompatible avec
la métaphore des « planètes tournant les unes autour des autres » qu’inspirera
deux ans plus tard à Wagner la fugue en si mineur du premier livre du Clavier
bien tempéré 111 . Quatrièmement, comme déjà en 1850 lorsqu’il distinguait une
forme « symbolique » d’une forme « classique », Wagner s’inspire de l’esthétique
de Hegel dans l’opposition qu’il établit entre le beau comme stade de dévelop-
pement tardif et le sublime comme stade antérieur. Mais s’il considérait en
504
WAGNER ET BACH
Bach et Beethoven
505
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
506
WAGNER ET BACH
les conditions de la forme sonate, aurait dû l’inciter à parler à son sujet d’une
« dialectique historique », d’un retour de l’origine comme conséquence tardive.
La confrontation avec Beethoven révèle combien Wagner reste
partagé dans son approche de Bach, même après la « révélation » dont il est
redevable à Liszt. D’un côté, l’œuvre de Bach – c’est-à-dire, pour Wagner, le Clavier
bien tempéré – apparaît comme la « véritable » musique, comme la substance dont
se nourrira, directement ou de manière latente, toute la musique à venir :
M. Rubinstein nous joue encore des fugues du Clavier bien tempéré : « C’est comme la
racine des mots », dit R. et, plus tard : « Les rapports de cette œuvre avec toute autre
musique sont ceux du sanscrit avec les autres langues. » 118
Mais d’un autre côté, Wagner perçoit entre Bach et son propre présent une
distance qui ne peut être comblée – si tant est qu’elle puisse l’être – qu’au moyen
de la réflexion historique. (Pour Mozart et Beethoven, déjà, l’œuvre de Bach était
de la « musique ancienne », mais l’œuvre de Mozart et celle de Beethoven ne le sont
toujours pas devenues à ce jour. La « musique ancienne » n’est pas une catégorie
chronologique, mais historico-théorique, qui signale une solution de continuité
entre l’époque baroque et la période classique.) Wagner écrit ainsi en 1865 :
Depuis quelque temps, comme on est à bout de science avec Beethoven, on s’occupe
de préférence de Sébastien Bach, comme s’il devait être plus facile de tirer au clair
cette énigme, la plus merveilleuse de tous les temps. L’intelligence de la musique de
Bach requiert une éducation musicale si spéciale et si profondément réf léchie que,
révélée par surcroît suivant le mode frivole de l’exécution moderne, le faux pas qui
[consiste] à croire le public mûr pour l’entendre ne peut s’expliquer que par ce fait
que ceux qui le commettent quand même, ne savent nullement ce qu’ils font 119 .
Cette réflexion que préconise Wagner est d’ordre historique : c’est la conscience
d’une altérité et d’un caractère étranger que l’on ne saurait abolir qu’à condition, non
pas d’actualiser le passé – « suivant le mode frivole de l’exécution moderne » – mais
de le concevoir comme une origine et préhistoire du présent, de la compréhension
de laquelle dépend notre propre identité culturelle, qui, tout comme notre identité
personnelle, est une fonction de la mémoire. On lit ainsi dans son texte sur
Beethoven daté de 1870 : « En tout temps la musique de Beethoven sera comprise,
tandis que la musique de ses prédécesseurs ne nous est intelligible, le plus souvent,
qu’à l’aide de considérations tirées de l’histoire de l’art 120. »
507
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
« Mélodie infinie »
Le soir, M. Rubinstein joue très bien trois préludes et fugues de Bach extraits du
second livre [du Clavier bien tempéré]. À propos de la première fugue (no 14, en fa dièse
mineur), la plus belle, R. dit : « C’est comme la nature qui ne peut nous comprendre et
que nous ne pouvons comprendre, c’est aussi la mélodie infinie ! » 122
Tout y est en germe de ce qui s’épanouira sur le sol prodigue de l’imagination beetho-
vénienne ; beaucoup de choses chez Bach sont écrites inconsciemment, comme en
rêve ; la mélodie infinie y est prédestinée 123 .
508
WAGNER ET BACH
509
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
510
WAGNER ET BACH
que du contre-chant : sous l’effet du contrepoint, les notes du sujet deviennent des
dissonances, réduites à l’alternative entre résolution et progression.
La conception hétérodoxe proposée par Wagner de la mélodie – qui
justifiait de parler de « mélodie infinie » dans le cas des préludes et fugues de Bach –
se caractérise donc par un rythme flottant qui suspend provisoirement la mesure,
par une syntaxe irrégulière et sans « carrure » et par une polyphonie contribuant
à créer l’élément mélodique. Mais tout cela ne doit pas nous faire perdre de vue
que la marque essentielle de la mélodie est la continuité : une continuité qui est
tout aussi fondamentale chez Wagner que chez ses prédécesseurs, mais dont l’essai
sur la « Musique de l’avenir » donne une interprétation radicalement différente de
celle de l’esthétique et de la théorie musicales traditionnelles.
La « carrure » abandonnée et réprouvée par Wagner – l’association
d’un premier élément et d’un second qui lui correspond, par quoi la régularité
des mesures procède de celle des temps, et celle des demi-périodes de celle des
mesures – était, elle aussi, un moyen d’assurer la continuité et la cohésion des
parties. (« Déchirement », discontinuité : telle était la critique formulée par Hegel,
Grillparzer, et même Wagner dans Opéra et drame, à l’encontre de Weber, à qui ils
tenaient rigueur d’avoir sacrifié la « belle » mélodie aux détails « caractéristiques ».)
Pour pouvoir justifier un concept de mélodie qui abroge la carrure
tout en étant capable de maintenir la continuité, Wagner associe à l’élément
formel, syntaxique, un élément qui relève du contenu : dans « Musique de
l’avenir », l’expression « mélodie infinie » implique que l’auditeur soit « forcé
de reconnaître à chaque accord harmonique, à chaque pause rythmique, une
signification mélodique 126 ». L’essentiel n’est pas l’effacement des césures, qui
ne constitue qu’une caractéristique extérieure, mais le f lot ininterrompu
d’un cours mélodique dans lequel chaque son est éloquent et expressif (cette
expressivité mélodique pouvant très bien être créée en partie par la polyphonie,
comme dans la fugue en fa dièse mineur). Pour le dire d’une formule négative :
la « mélodie infinie » naît de l’exclusion de l’insignifiant (du « non-mélodique »)
et du décousu, du déchiré (de l’isolé et du limité).
La critique de la « carrure » s’en prend donc avant tout aux formules
toutes faites et aux remplissages, dont est rarement exempte la syntaxe musicale
régulière fondée sur le principe de correspondance : « Chez les prédécesseurs
511
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
de Beethoven, nous voyons encore ces lacunes fâcheuses s’étendre même dans
les morceaux symphoniques entre les motifs mélodiques principaux 127. » Seuls
Bach et Beethoven, à en croire Wagner, parviennent à ne pas interrompre la
continuité mélodique par des formules vides et insignifiantes :
Le soir, M. Rubinstein nous joue la fugue pour orgue en si majeur de Bach dont le
prélude enchante R. ; il dit que l’on ne peut plus entendre après cela Mozart qui a
encore tant de passages vides, mais seulement Beethoven qui, lui, a eu peur des vides,
et il nous joue la sonate en do majeur 128 .
512
WAGNER ET BACH
sans fin le cours d’un f leuve 130 ». Mais elle ne saurait être confondue avec le
« cours unitaire » <Einheitsablauf> (Heinrich Besseler) du baroque tardif. Ce n’est
pas l’uniformité de la figuration qui est décisive, mais le rapport entre cette
uniformité et le rythme irrégulier et f lottant de la cantilène dissimulée dans
la figuration : « Ensuite, quelques passages du Clavier bien tempéré de Bach et R.
dit qu’il ne peut suffisamment louer l’originalité mélodique de ces figures 131 . »
Wagner ira même jusqu’à déclarer, sans crainte du paradoxe,
que la « mélodie infinie », chez Bach, comme dans l’opus 101 Beethoven, « se
produit en fait sans mélodie » – comprendre : sans mélodie « carrée » ; « on
peut vraiment dire que, comparée à cela [la mélodie de Bach, NdA], la mélodie
que j’appellerais « carrure » est une décadence » 132. Le premier mouvement de
l’opus 101 de Beethoven réunit toutes les caractéristiques qui font le propre de
la « mélodie infinie », qui est la véritable musique – quoiqu’il s’y trouve encore
quelques traces de « carrure » : une syntaxe partiellement irrégulière (le thème
principal se compose de 2 + 3 mesures et n’est assimilable à la « carrure » qu’en
apparence, du fait du chevauchement de la cinquième mesure avec la première
de la répétition), le jeu de complémentarité entre une voix supérieure et un
contre-chant produisant une « mélodie totale » polyphonique (le contre-chant
lui-même, comme le montre le développement, est thématique) et une continuité
qui ignore toute césure entre premier et second thèmes (on ne parvient à
une cadence qu’au début de l’épilogue). Chez Beethoven, la « carrure abolie »
– c’est-à-dire effacée, conservée de façon latente et transposée à un degré de
développement supérieur – fait donc partie intégrante de la « mélodie infinie ».
Chez Bach, au contraire, la « mélodie infinie » est fondée en elle-même, par-delà
sa « carrure » : sans processus dialectique pour la faire advenir.
Une métaphore
513
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
L’idée que la musique présente une image de la structure du cosmos est un topos de
la théorie musicale issu de l’Antiquité ; mais le contenu et les objets de la « musique »
514
WAGNER ET BACH
ayant évolué au fil du temps, ce topos lui-même s’est transformé. Chez Kepler, et
encore chez Herder, qui en 1800 cite Kepler dans Calligone, le terme de « musique »
renvoie avant tout à l’organisation des échelles de sons qui contient la « règle de la
création ». Mais quand Goethe, inspiré par l’écoute de certaines fugues, s’exprime
à propos de Bach, il se réfère à des œuvres d’art particulières et non plus au système
de sons en général : « Je me suis dit : c’est comme si l’harmonie éternelle s’entre-
tenait avec elle-même, comme cela devait s’être produit dans le sein de Dieu, juste
avant la création du monde, et cela se mouvait aussi en moi-même 137. »
La conception selon laquelle la musique (qui, pour Wagner comme
pour Goethe, s’incarne toujours dans des œuvres d’art individuelles) traduit en
sons la « règle de la création » – qu’il s’agisse de l’idée précédant la création ou de
l’idée contenue en elle – semble entrer cependant en conflit chez Wagner avec la
métaphysique de Schopenhauer, laquelle définit la « cause de l’être » <Seinsgrund>,
la « chose en soi », comme une « volonté », c’est-à-dire une pulsion et une poussée
aveugles : comme une « souffrance du monde », pour reprendre les termes employés
par Wagner en 1878. La musique antérieure au principe de subjectivité, qui révèle
une « idée du monde », apparaît comme lointaine et « dépourvue de sentiments » :
« La musique de Bach est assurément une idée du monde, ses représentations
dépourvues de sentiments en sont précisément aussi dépourvues que la nature
même 138. » Mais la « chose en soi », telle que la conçoit Schopenhauer, est tout le
contraire d’une « nature dépourvue de sentiments », puisqu’elle est « passion,
volonté ». Wagner, indifférent à une telle collision métaphorique, ne craint pas de
faire s’entrechoquer les interprétations antagonistes :
Il reste à peu près dans cet état d’esprit, écrit Cosima, jusqu’à ce que l’on joue la fugue
en si mineur de Bach. « Quel monde, s’écrie-t-il, des planètes qui tournent les unes
autour des autres, pas de sentiments, et pourtant la passion, le vouloir […]. » 139
515
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
unes autour des autres », sans avoir à nier pour autant la « souffrance du monde »,
la « volonté » schopenhauerienne. Car l’« ordre », chez Wagner – de même que
l’apollinien chez Nietzsche dans sa relation au dionysiaque –, n’est pas une
instance primordiale absolue : il s’inscrit dans une dialectique.
Dans la métaphysique de Schopenhauer, la « volonté » est l’élément
originel, vis-à-vis duquel le « monde phénoménal » aussi bien que la musique se
comportent comme une image <Abbild> vis-à-vis de son modèle <Urbild> :
La musique, abstraction faite de sa valeur esthétique et interne, la musique, consi-
dérée d’une manière purement extérieure et empirique, n’est pour nous qu’un
procédé qui permet de saisir sans intermédiaire et in concreto des nombres très
grands et les rapports très compliqués qui les relient, alors que les uns et les autres
ne pourraient sans la musique être immédiatement compris [...] 141 .
516
WAGNER ET BACH
Musique allemande
Chez Wagner, comme chez Philipp Spitta, quoique pour des raisons différentes,
Bach devait son statut de « classique » de la musique sacrée protestante (par
classique, certains esthètes du xix e siècle entendaient non pas le représentant
d’un style classique général embrassant tous les genres musicaux, mais plutôt le
classicus auctor d’un genre particulier) au fait qu’un certain nombre de ses motets
et cantates étaient fondés sur des chorals – chorals que Wagner concevait comme
des « chansons populaires ». Or la chanson populaire – émanation poético-
musicale de l’« esprit du peuple » <Volksgeist> au sens où l’entendent Herder
et Jacob Grimm – passait pour la manifestation originelle d’une substance
ethnique dont le classicisme national était considéré comme la forme la plus
achevée. Wagner écrit en 1882 :
J’ai déjà dit souvent que je considérais la musique comme le bon génie rédempteur
de la nation allemande, et j’ai pu le prouver en montrant la résurrection de l’esprit
allemand depuis Bach et Beethoven : la destinée de l’âme allemande, l’action de ses
sentiments ne se manifestent nulle part avec plus de certitude que là 144 .
517
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
518
WAGNER ET BACH
détachée des affects de ce monde, une musique qui, parce qu’elle rompait avec
l’expression sonore des sentiments dans son acception empirique – parce qu’elle
devenait « dénuée d’émotions », comme le disait Wagner – pouvait apparaître
comme l’emblème de l’absolu métaphysique.
Bien que Wagner, vers 1850, forgeât le concept de « musique pure »
dans une intention polémique, et qu’il l’évitât par la suite, les idées que la
bourgeoisie allemande cultivée associait à ce terme ne lui étaient nullement
étrangères : lui-même considérait que les préludes et fugues de Bach étaient une
musique « sans affects », de même qu’il partageait l’interprétation métaphysique
qui voyait en eux une image ou intuition de l’absolu. Et son idée d’une religion
de l’art <Kunstreligion> – plus précisément, la tournure qu’il donnait à cette idée
déjà préfigurée sous différentes formes chez Wackenroder, Schleiermacher et
Hegel – ne procédait pas seulement de la composition de Parsifal : elle lui venait
également de sa lecture de Bach, qui lui était contemporaine. Inutile de dire
qu’une telle interprétation était incompatible avec le luthéranisme orthodoxe
de Bach. Mais ne nous y méprenons pas : loin de vouloir séculariser la substance
religieuse de l’œuvre de Bach, ce qui serait revenu à l’ignorer, Wagner tentait au
contraire de la « sauver » en la transformant. Ainsi, en 1880 :
On pourrait dire que, lorsque la religion devient artificielle, il est réservé à l’art
d’en sauver l’essence en se resaisissant de la valeur métaphorique <sinnbildlich> des
symboles mythiques que la religion tenait pour vrais et voulait que l’on croie tels, afin
de faire connaître par leur représentation idéale la vérité profonde cachée en eux 145.
519
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
Lorsqu’il eut mis en musique la réplique de Gurnemanz « Ici le temps devient espace », Wagner
déclara à Cosima qu’il venait de composer une phrase philosophique. Mais c’est au fond toute
la musique, dans la mesure où celle-ci crée une forme (au sens où l’entend l’époque moderne),
qui pourrait illustrer la formule de Wagner. Car le sens de la forme est de dépasser la nature
« transitoire » de la musique, que Kant tenait pour un défaut insurmontable, et de faire surgir
dans la conscience esthétique une structure à partir du processus sonore. Parvenu à la fin d’un
mouvement, l’auditeur peut visualiser cette structure, de sorte que « le temps [est devenu] espace ».
520
WAGNER ET BACH
« Continuation de Bach »
J. Rubinstein joue d’abord des fugues de Bach pour orgue (en la mineur et do mineur),
très belles, « un peu dramatisées » dit R., mais il en est très heureux, puis des pièces du
Clavier bien tempéré, un prélude en fa dièse mineur (no 14) ; cela nous rappelle les Maîtres
chanteurs et R. joue la scène de l’assemblée des Maîtres chanteurs (« la continuation de
Bach ») et termine ainsi magnifiquement la partie musicale de cette soirée 147.
521
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
surprenant, car il n’est pas amené par une longue suite de modulations pleines
d’attraits harmoniques – ne quittent jamais la tonalité de fa majeur, se limitant
au sein de cette tonalité aux seules notes adjacentes.
D’autre part, la polyphonie, qui vient compenser cette harmonie
réduite, ne donne pas davantage dans l’opulence. Elle se distingue elle aussi par
une économie de moyens que Wagner comptait sans doute parmi les particularités
de sa propre « continuation de Bach ». Le nombre de motifs est plus réduit que ce
à quoi l’on aurait pu s’attendre ; Wagner pourvoit en fait à ce long développement
en recourant à huit motifs environ, brefs de surcroît. (Il est quasiment impossible
d’effectuer un décompte exact des leitmotive, car les limites sont f loues entre
motifs indépendants et dérivés, entre les motifs fixés en formules répétées et ceux
qui ne font qu’une apparition passagère. Chaque interprète, selon les objectifs
qu’il poursuit, tracera entre eux une frontière différente.)
La caractéristique déterminante de la lecture de Bach qui sous-tend le
style des Maîtres chanteurs réside dans le fait que les voix s’y composent de motifs,
mais que leurs relations mutuelles n’en produisent pas moins l’impression
d’une continuité parfaite. (Toute réception est toujours une interprétation, et
l’on ne saurait mesurer sans plus de façon une forme dérivée à l’aune de son
modèle, comme si le sens de ce modèle était fixé sans équivoque, car cette forme
dérivée se répercute à son tour sur celle dans laquelle le modèle se manifeste :
le problème du cercle herméneutique se pose dans le cas de l’appropriation
pratique aussi bien que théorique du passé.)
Si donc Wagner, comme on est en droit de le supposer, pensait
partager avec Bach l’art de déployer une « mélodie infinie » en partant de motifs
distincts – et par là même dotés d’une signification symbolique – qu’il tissait
dans un entrelacs contrapuntique toujours plus dense, la spécificité de sa
lecture de Bach se donnera d’autant mieux à voir si on lui oppose celle d’Ernst
Kurth, qui caractérise pour sa part le contrepoint de Bach comme « linéaire ».
L’adjectif « linéaire », qui dans les années 1920 inf luença la réception de l’œuvre
de Bach sur le plan non seulement théorique mais compositionnel, implique
précisément qu’un trait mélodique ininterrompu, recouvrant l’articulation des
motifs, conduit les différentes voix de l’intérieur et que la polyphonie consiste
en la simultanéité de voix indépendantes progressant côte à côte.
522
CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG
ANALYSE DU MYTHE
CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG
1
Car, si l’on doit reconnaître en Wagner le père irrécusable de l’analyse structurale des
mythes […], il est hautement révélateur que cette analyse ait été d’abord faite en musique.
Quand donc nous suggérions que l’analyse des mythes était comparable à celle d’une
grande partition, nous tirions seulement la conséquence logique de la découverte
wagnérienne que la structure des mythes se dévoile au moyen d’une partition.
Pourtant, cet hommage liminaire confirme l’existence du problème plutôt
qu’il ne le résout. La vraie réponse se trouve, croyons-nous, dans le caractère commun
du mythe et de l’œuvre musicale, d’être des langages qui transcendent, chacun à sa
manière, le plan du langage articulé, tout en requérant comme lui, et à l’opposé de
la peinture, une dimension temporelle pour se manifester. Mais cette relation au
temps est d’une nature assez particulière : tout se passe comme si la musique et la
mythologie n’avaient besoin du temps que pour lui inf liger un démenti. L’une et
l’autre sont, en effet, des machines à supprimer le temps 148 .
523
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
524
CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG
525
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
latentes ou manifestes, entre des motifs différents (et clairement séparés par
leurs noms) que les transformations auxquelles peut être soumis un seul et
même motif.
Dans « Relation sous forme d’épilogue », qui revient sur la genèse
de la Tétralogie (1872), Wagner décrit – non sans exagération – l’ensemble
des leitmotive comme le résultat d’un enchaînement de dérivations qui,
interagissant avec l’action dramatique, produit peu à peu, à partir de simples
symboles de la nature, des motifs dont les analogies, contrastes et connexions
expriment l’écheveau émotionnel qui détermine le drame :
Avec l’Or du Rhin, j’entrai d’emblée dans la voie nouvelle où je devais trouver en premier
lieu les motifs plastiques élémentaires qui devaient former, dans un développement
de plus en plus caractéristique, l’armature des facteurs passionnels et de l’action vaste
et multiple, ainsi que des caractères qui devaient s’exprimer en elle 150.
526
CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG
est complexe procède « naturellement » de ce qui est simple, autrement dit que le
dissonant chromatique dérive du consonnant diatonique. L’idée que l’ensemble
des motifs musicaux se développe peu à peu dans « leur étroite participation » au
drame suppose par ailleurs qu’il existe une corrélation sans faille entre le cours
de l’action et sa chronologie, la connexion intérieure des épisodes du mythe, le
développement des « tendances passionnelles » à partir de « simples motifs de
la nature » et la dérivation – régulée par des principes « naturels » ou histori-
quement fondés – des motifs musicaux. (Le mineur est second par rapport au
majeur, le chromatisme par rapport au diatonisme, la dissonance par rapport à
la consonance – et non l’inverse.)
Or, pour n’être pas inconsistantes, ces prémisses ne sont pas sans poser
problème. Et si elles sont problématiques, ce n’est pas seulement parce qu’une des
conditions esthétiques du caractère artistique des compositions musicales est, au
xix e siècle, d’aller à l’encontre – pour partie du moins – de la « convention ».
527
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
de l’action (le motif de l’or est exposé avant celui de la servitude), la corrélation
interne des épisodes de l’action mythique (le motif de la servitude symbolise
un éloignement de l’or du Rhin, ce qui fait de lui un évènement secondaire), la
différenciation du « simple motif de la nature » en « porteur d’une tendance
passionnelle » (la soif de pouvoir) et le sens « naturel », ou historiquement fondé,
du développement des structures musicales (du mode majeur diatonique et
consonnant au mode mineur chromatique et dissonant) – tout cela concorde
parfaitement.
Toutefois, et à l’encontre de ce que suggère la théorie esthétique de
Wagner, il serait risqué de généraliser un tel cas, car les tendances contraires ne
manquent pas non plus dans la pratique compositionnelle de la Tétralogie. Dans
l’intermède orchestral entre la première et la deuxième scène de l’Or du Rhin,
le motif de l’anneau aboutit progressivement et implacablement à l’exposition
du motif du Walhalla, à la faveur d’une transformation mélodique, rythmique,
harmonique et instrumentale. Le « motif simple », ainsi que le nommait Wagner
dans « De l’application de la musique au drame » – motif diatonique-consonant
et rythmiquement régulier –, est ici la conséquence et le résultat d’une forme
première chromatique-dissonante au rythme syncopé. Et ce rapport relevant de la
structure musicale correspond clairement au rapport dramaturgico-symbolique
entre les deux motifs : le Walhalla est l’expression d’une recherche du pouvoir dont
l’anneau d’Alberich représente l’accessoire et l’emblème dans le monde souterrain
des elfes. À la lumière du motif chromatique dissonant de l’anneau, dont on
pourrait dire qu’il énonce la vérité sur le motif du Walhalla qui en est dérivé, la
fermeté diatonique et consonante de ce dernier se révèle illusoire et trompeuse.
Le motif principal se montre déjà lui-même intérieurement fragile, tout comme la
musique triomphale accompagnant l’entrée au Walhalla qui conclut l’Or du Rhin,
et que Loge commente en ces termes : « Ils se hâtent vers leur fin. »
Le sens suivi par les structures musicales n’étant donc pas aussi
univoque que le suppose inconsidérément Wagner dans sa « Relation sous
forme d’épilogue », il est nécessaire de donner une description plus nuancée du
rapport entre les éléments processuels et systématiques qui forment le tissu des
leitmotive de la Tétralogie. Car dans la mesure même où la simple corrélation
entre la chronologie extérieure de l’action dramatique, la connexion interne
528
CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
530
CLAUDE LÉVI-STRAUSS ET L’ANNEAU DU NIBELUNG
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
pas même la prévoir ; il est d’autant plus impossible qu’elle ait été envisagée dès le
départ dans la formulation musicale.)
532
Analyse du mytheclaude lévi-strauss et l’anneau du nibelung
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
WAGNER ET SCHOPENHAUER
534
Wagner et schopenhauer
535
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
de la fin des années 1850, tandis que, en retour, cette esthétique, que Wagner fait
sienne, permettrait d’expliquer les transformations apportées à la technique
compositionnelle dans ses drames musicaux. À cette affirmation, on serait
tenté d’objecter que l’esthétique musicale de Schopenhauer, contrairement à sa
métaphysique de la volonté, n’était pas vraiment nouvelle pour Wagner en 1854,
de sorte que sa réception – qui ne serait que l’adoption d’une pensée pour partie
déjà familière – ne vaut guère la peine que l’on s’y attarde.
Il est certes indéniable que les nouvelles et les essais déguisés
en nouvelles que Wagner écrit en 1840-1841 pour la Revue et Gazette musicale
anticipent à certains égards la philosophie de la musique qu’il développera
plus tard sous l’inf luence de Schopenhauer. Dans « Une visite à Beethoven »
[« Pilgerfahrt zu Beethoven »], Wagner fait dire au musicien, dont le portrait
imaginaire n’a que peu à voir avec la réalité historique :
Dans les instruments se donnent à voir les organes originels de la Création et de la
nature ; ce qu’ils expriment ne peut jamais être clairement défini, car ils restituent
les sentiments originels eux-mêmes, tels qu’ils sont sortis du chaos de la Création
première 156 .
536
Wagner et schopenhauer
des instruments soit celui des sentiments originels ne saurait s’interpréter dans
un sens schopenhauerien. Il renverrait davantage aux Fantaisies sur l’art de
Wackenroder et Tieck, où l’on peut lire :
De même qu’on peut penser l’omniprésence de l’esprit du monde dans toute la nature
et considérer chaque objet comme le témoin et la caution de ses proches amis, pareil-
lement la musique révèle la tonalité spirituelle d’une langue parlée par les esprits
célestes, eux qui ont mystérieusement déposé la force dans l’airain, le bois et les
cordes, afin que nous cherchions ici l’étincelle cachée du son et la fassions vibrer 159 .
La musique, qui « est » une idée du monde, apparaît comme l’origine et le « sein
maternel » du drame, lequel « représente » une idée. Les motifs musicaux sont
– au double sens du terme – des « motifs » du drame. Ce n’est donc pas l’idée que
la musique exprime des sentiments in abstracto – idée que Wagner partageait dès
1840 avec Schopenhauer, sans l’avoir lu – qui est décisive, mais celle au contraire
537
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
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Wagner et schopenhauer
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
Ce qui dans cette phrase est décisif, ce sont les deux parenthèses, qui apparaissent
comme l’expression d’un embarras philosophique. La seconde – « selon les liens
de causalité » – trahit le fait que Wagner, face à sa propre conscience intellectuelle,
ne pouvait sauver la thèse de l’impossibilité ou de l’incapacité esthétique d’une
musique « pure » qu’en concluant fallacieusement que l’origine de la musique est
synonyme de son essence, que son rapport historico-génétique avec le langage et
la danse doit donc être compris comme un rapport esthétique essentiel. Quant à
la première incise – « au moment de son apparition dans la vie, bien entendu » –,
elle vise à faire la distinction entre un concept métaphysique et un concept
empirique de musique, distinction que Wagner se sent contraint d’établir pour
faire apparaître le hiatus entre la philosophie schopenhauerienne de la musique
et l’esthétique développée dans Opéra et drame comme un contraste complémen-
taire et non pas exclusif. Sur le plan métaphysique, la musique – qui exprime
« l’essence intime, l’en-soi du phénomène, la volonté même » – est l’origine et
le « sein maternel » du drame. Sur le plan empirique, dans la pratique compo-
sitionnelle, elle est « conditionnée » au contraire par le drame. « Nous sommes
donc d’accord sur ce point », lit-on dans la lettre sur les poèmes symphoniques de
Liszt, « et nous reconnaissons qu’il a fallu donner dans ce bas monde à la divine
musique un élément de liaison, et qui même – nous l’avons vu – la conditionne,
afin de rendre possible son existence 166 . » L’« indétermination », le fait que la
musique soit sans concept ni objet est donc, d’un côté, le signe d’une dignité
métaphysique et, de l’autre – dans la basse empirie –, un manque auquel il est
nécessaire de remédier. Et la musique « pure », bannie de la sphère empirique
540
Wagner et schopenhauer
Or, lorsqu’il parle de symphonie, Wagner, tout « beethovénien » qu’il est, pense en
même temps, voire en premier lieu, à la mélodie orchestrale du drame musical,
qui atteint à la continuité ininterrompue du tissu symphonique dans Siegfried et
Tristan – opéras dont l’essai « Musique de l’avenir » se comprend comme le miroir
théorique. Dans l’esthétique wagnérienne – où toute connaissance nouvelle a
sa contrepartie apologétique –, la symphonie fêtée comme « révélation d’un
autre monde » est en quelque sorte le nom de code d’une mélodie orchestrale
qui ne dépend pas de la mélodie du vers, mais qui est au contraire expressive et
éloquente par elle-même – une mélodie qui, sans aucune parole, tel un « silence
sonore », exprime l’« essence intime, l’en-soi » de l’action visible.
« Musique de l’avenir » se caractérise par des formulations
contradictoires et ambivalentes, qui portent encore les traces des efforts
déployés par Wagner pour concilier les oppositions entre Opéra et drame et
la métaphysique de Schopenhauer. L’idée « qu’il a fallu donner dans ce bas
monde à la divine musique » – malgré sa dignité métaphysique – « un élément
de liaison, et qui même […] la conditionne, afin de rendre possible son
existence 169 », autrement dit l’idée d’une « justification » de la musique par le
541
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
542
Nietzsche sur wagner (1876)
langage et l’action scénique, n’est pas abandonnée ; mais elle est formulée en des
termes suffisamment vagues pour que la musique apparaisse à la fois comme
« conditionnée » et « conditionnante » 170. De même, le rapport entre musique et
drame reste f lottant, dans la mesure où Wagner reconnaît au drame mythique
une signification métaphysique égale ou analogue à celle de la musique :
Le caractère de la scène et le ton de la légende contribuent ensemble à jeter l’esprit
dans cet état de rêve qui le porte bientôt jusqu’à la pleine clairvoyance ; et l’esprit
découvre alors un nouvel enchaînement des phénomènes du monde, que ses yeux ne
pouvaient apercevoir dans l’état de veille ordinaire 171 .
Cette idée que l’« état de rêve » donne accès à une connaissance métaphysique,
Wagner l’emprunte à Schopenhauer, à qui il se réfère dans son essai sur Beethoven :
Schopenhauer nous aide à avancer dans la bonne voie par son hypothèse profonde
relative au phénomène physiologique de la lucidité et par la théorie du rêve qu’il
base sur elle. Si, dans ce phénomène, la conscience tournée vers l’intérieur atteint
à une lucidité réelle, c’est-à-dire à la faculté de voir, là où notre conscience éveillée,
tournée vers le jour, ne perçoit qu’obscurément la base puissante des émotions de
notre volonté, de cet abîme de nuit aussi le son pénètre, comme expression immédiate
de la volonté, dans la perception véritablement éveillée 172 .
Dans l’« état de rêve » où le drame musical doit projeter les auditeurs, la musique
empirique – qui du froid point de vue de la technique compositionnelle
apparaît comme un moyen de « rendre le drame émotionnellement présent 173 –
se métamorphose en cet « opus metaphysicum » que Nietzsche célébrera dans la
musique de Tristan.
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
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Nietzsche sur wagner (1876)
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Nietzsche sur wagner (1876)
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
ultérieure, qu’elle est a toujours existé chez lui – sans avoir à convoquer une
quelconque psychologie de l’amour-haine. Nietzsche, malgré son éloge
de Carmen, ne s’est jamais détaché de la musique de Wagner ; il n’en a pas eu
besoin, tant qu’il était capable de faire la distinction entre son adhésion à une
musique promue au rang d’« opus metaphysicum » et la conscience du désastre
qu’elle représentait du point de vue de la philosophie de l’histoire. Nietzsche a
même vanté la musique de Parsifal, œuvre dont il exécrait pourtant la religion
théâtrale. Et si son éloge de Bizet peut faire sens du point de vue d’une critique
de la culture, on a peine à le prendre tout à fait au sérieux sur le plan esthétique.
Dans la mesure même où la teneur de vérité d’une idée peut être
distinguée de son enrôlement idéologique au service d’un intérêt ou d’une
tendance, il est parfaitement possible de faire la part, dans la caractérisation
que Nietzsche propose de Wagner, entre la pensée qu’elle contient et son usage
polémique ou apologétique. Ce que Nietzsche dit de l’histrionisme <Schauspielertum>
de Wagner, qui constitue pour lui la substance de sa pulsion artistique, n’est pas
invalidé, en tant que connaissance, par le fait – en soi contradictoire – qu’il évoque
dans sa quatrième Considération inactuelle la grandeur théâtrale de la tragédie
grecque, pour témoigner ensuite, dans ses écrits ultérieurs, d’un mépris tout
aristocratique à l’endroit du théâtre comme art inférieur destiné aux masses. Les
motifs de la critique à l’égard de Wagner, qui ont été mis au jour par Nietzsche
avant d’être repris par Thomas Mann et Adorno, ont toujours été ambivalents,
car ils laissent ouverte la possibilité de doubles jugements de valeur ; mais ces
jugements portent moins sur la grandeur esthétique du phénomène que sur sa
signification historico-philosophique. La pertinence de l’analyse que Nietzsche
faisait de l’œuvre de Wagner était au fond – et contrairement à la pertinence de ses
jugements – aussi peu sujette à discussion que l’importance musicale de l’œuvre
elle-même : elle n’était pas touchée par les querelles de critique culturelle.
Nietzsche fonde sa construction historico-philosophique – l’idée
qu’un phénomène historiquement tardif incarne un caractère métaphysique
originel – sur la thèse selon laquelle c’est l’esprit de la tragédie antique, c’est-
à-dire l’atmosphère de la vie aux temps archaïques, qui revient dans le pathos
musical de Wagner sous une forme nouvelle. Mais le rapport entre musique et
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Nietzsche sur wagner (1876)
tragédie, que personnifie aux yeux de Nietzsche la figure du dieu Dionysos, est
plus difficile à appréhender que ne le laisse supposer sa rhétorique.
La philosophie nietzschéenne du tragique est tributaire de
Schopenhauer, qui voyait dans la tragédie un « conf lit de la volonté avec
elle-même » : une même pulsion aveugle est à l’œuvre chez tous les personnages
tragiques qui se combattent et se déchirent entre eux. L’inextricable et la souffrance,
« le bruit et la fureur », constituent l’essence de la « volonté » telle qu’elle se révèle
dans la tragédie. Mais la résignation, suscitée chez Schopenhauer par son effroi
devant la cause du monde, se mue chez Nietzsche, qui tire du même constat des
conséquences opposées, en affirmation, y compris de l’horreur et du désespoir :
à l’éloge du repli sur soi, de la vita contemplativa, dans lesquels Schopenhauer
cherchait refuge, Nietzsche substitue l’apologie d’un héroïsme dépourvu d’illusion.
L’expression visible de cette position héroïco-tragique qu’il oppose à
la résignation de Schopenhauer, Nietzsche la trouve précisément dans l’œuvre
de Wagner – et ce dans une étrange association entre deux personnages dont les
caractères semblent s’exclure mutuellement. Cette association, qui ne se fonde
guère sur des motifs rationnels, représente pour Nietzsche une vérité intuitive :
pour lui, comme il l’écrit dans sa quatrième Considération inactuelle, le Siegfried
et le Tristan de Wagner se fondent presque entièrement en une seule et même
figure idéale. Le désir de mort de Tristan et l’ardeur exubérante de Siegfried,
qui ne connaît ni ne veut connaître aucun danger, s’agrègent dans l’image
d’un « surhomme » dont l’acquiescement à l’horreur, loin d’être un vain geste
héroïque, est portée par la conscience du fait que la ruine signifie un retour à
l’origine, qui est le but. Le pathos tragique, tel que Nietzsche le comprend, se
nourrit de l’idée que l’effroyable, qui se donne à voir comme la cause du monde,
apporte en même temps réconfort. Or, la confirmation que le tragique n’aboutit
pas au vide et au rien, Nietzsche la trouve dans la musique même, dont le pathos
révèle la cause du monde sous une forme sonore.
Ce n’est donc pas sur le phénomène « tangible » du tragique – la
dialectique qui veut que la voie sur laquelle le personnage, pris dans un
imbroglio tragique, cherche le salut soit précisément celle qui le conduit à sa
perte –, mais bien sur la métaphysique de Schopenhauer que se fonde Nietzsche
lorsqu’il identifie, ou pressent, un rapport étroit entre musique et tragédie – si
549
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
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Nietzsche sur wagner (1876)
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CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
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Ernst bloch, philosophe de la musique de wagner
qu’il est une sphère dotée de lois propres auxquelles le public doit se plier au
lieu de lui imposer ses exigences : une sphère qui seule permet de donner sens à
l’existence ordinaire – à proportion de la part qu’elle y prend.
La « métaphysique d’artiste » avait une arrogance qui aujourd’hui
– en cette époque dominée sur le plan intellectuel et moral, sinon pratique, par
des postulats sociaux – pourra sembler monstrueuse. Il semble du reste qu’elle
n’ait pu être possible qu’à une époque où le principe de la double vérité était
devenu habituel : une époque qui reconnaissait la métaphysique – réfugiée dans
la sphère de l’art – dans ses prétentions à représenter l’essentiel, en même temps
qu’elle lui tournait le dos. La « métaphysique d’artiste » était acceptée parce que
les choses sérieuses – ou du moins tenues pour telles – ne dépendaient plus d’elle ;
loin de la combattre, on lui concédait une dignité qui ne suscitait au fond qu’une
profonde indifférence.
La gloire dont Nietzsche était auréolé dans les décennies du tournant
du xx e siècle avait pour revers son inefficience.
553
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
est à vrai dire « plutôt jouissance que culture 176 ». C’est avec Beethoven, et avec
son prophète E. T. A. Hoffmann, que la musique acquiert une signification et
une pertinence intellectuelles proprement inédites. Le classicisme viennois
et l’esthétique musicale romantique – laquelle émerge au même moment en
Allemagne du Nord et se pose en adversaire théorique du classicisme musical –
constituent le soubassement commun de la conscience musicale du xix e siècle :
ils sont au fondement de la conviction que la musique exprime une vérité
inaccessible au langage, fût-il poétique.
C’est Schopenhauer qui confère à la musique – comprendre : au
phénomène sonore et non plus à ses implications mathématiques cachées – une
dignité proprement métaphysique. L’impact historique de la métaphysique
musicale de Schopenhauer n’est cependant pas immédiat ; il se produira plusieurs
décennies après 1819, avec Wagner, qui la reprendra à son compte – sous une
forme modifiée – à partir de 1854. De son côté, Wagner est le musicien qui, aux
côtés de Beethoven, ne cesse de mettre au défi la réflexion philosophique. Wagner
incarne comme nul autre le xix e siècle, l’époque à laquelle la musique est devenue
un instrument de la connaissance philosophique. Et cette fonction qu’elle a su
conserver jusqu’aujourd’hui – quoique dans une moindre mesure –, notamment
chez Ernst Bloch et Theodor W. Adorno, c’est au xix e siècle qu’elle la doit. Sans la
transformation de la conscience musicale survenue à l’époque romantique, il eût
été inconcevable que la musique revendiquât un caractère artistique au même
titre que la poésie. Notre époque, pour peu qu’elle accorde une signification à la
musique, se nourrit de l’héritage d’une métaphysique passée.
554
Ernst bloch, philosophe de la musique de wagner
même de la tradition historique qui, selon Bloch, mérite d’être sauvée. L’utopie
qu’invoque Bloch, et dont il réhabilite le concept dans sa dignité philosophique,
s’étaye sur les espérances avortées du passé. Et la conscience historique « fouis-
seuse » – conscience dont la soif encyclopédique est insatiable parce qu’elle conçoit
tout document historique comme un témoignage dans un procès toujours en
cours – est bien ce qui distingue Bloch de ceux qui, mésusant du mot « utopie », le
réduisent à un slogan par lequel ils excusent ou justifient leur mémoire défaillante
et leur expérience indigente. Le projet d’avenir qui est celui de Bloch est en même
temps un recueil des braises éparses rougeoyant dans les décombres du passé.
Bloch conçoit la musique, à laquelle ses réf lexions le ramènent sans
cesse, comme une « histoire d’hérésie sonore 179 » ; on ne peut guère concevoir
sous sa plume éloge plus enthousiaste. Et c’est bien parce que cette question
touche au cœur même de sa pensée, et non par quelque caprice ou sympathie
fortuite, qu’une philosophie de la musique constitue le centre de l’Esprit de
l’utopie (1918), l’ouvrage qui, après la Première Guerre mondiale, valut à son
auteur une notoriété longtemps confinée à des cercles d’initiés, mais qui n’a
cessé de croître jusqu’aujourd’hui.
La musique, dont l’expression est aussi éloquente qu’insaisissable,
apparaît comme l’instrument et l’emblème d’une pensée utopique et projective qui,
sans être soluble dans une futurologie rationnelle, ne mérite pas pour autant qu’on
la réduise à une simple rêverie chimérique ou à une fable construite sur du vide.
L’utopie est certes incertaine et toujours menacée, mais elle n’est pas inconsistante.
L’histoire d’hérésie, réelle ou sonore, que Bloch entreprend de
déchiffrer et dont il s’efforce de sauver la teneur, contient comme une ébauche
préparatoire de ce qu’il entend par « utopie » ; mais cette ébauche est plus négative
que positive. Chaque fois qu’ils se sont fixés en programmes ou diffusés dans
des images visuelles, peintes et sonores, les projets visant à établir le règne de
l’avenir se sont égarés sur des voies malheureuses, si ce n’est pire. Ce qui justifie
d’autant plus la volonté de nier la réalité existante et renforce la conviction
qu’une transformation profonde et radicale est nécessaire. L’écriture de
l’histoire, telle que la pratique Bloch, est un plaidoyer en faveur de la légitimité
historico-philosophique d’espérances et d’entreprises qui, lorsqu’elles virent le
jour, étaient vaines – autrement dit, auxquelles l’histoire a donné tort.
555
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
La teneur utopique de la musique est décrite par Jean Paul, que Bloch
cite, comme la « nostalgie d’un avenir » :
Pourquoi oublie-t-on que la musique a le don de redoubler les impressions joyeuses ou
tristes, et même de les susciter, et que, avec plus de puissance et de violence que tout
autre art, elle nous précipite dans l’instant et sans transition de la joie à la peine – je vous
le demande : pourquoi oublie-t-on qu’elle possède une propriété plus haute encore : nous
donner la nostalgie de la patrie, non pas d’une patrie ancienne qu’on aurait quittée, mais
de celle dont jamais ne fut foulé le sol ; non pas d’un passé, mais d’un avenir ? 180
Le commencement, le point d’où part le chemin, est aboli dans son point d’arrivée.
Et la nostalgie de la patrie, qui croyait aspirer à retrouver l’origine, est en vérité
tournée vers le but à atteindre, cette « terre dont jamais ne fut foulé le sol » et dans
laquelle l’origine, non seulement revient et est conservée, mais parvient enfin à
elle-même. L’utopiste est le véritable conservateur. Car, dit Bloch, nous ne sommes
pas encore nous-mêmes, il nous reste encore à le devenir ; et pareillement, la
musique, en tant qu’« histoire d’hérésie sonore », n’est pas encore elle-même. Ce
serait mécomprendre l’idée formulée par Bloch de musique utopique que de la
réduire à la formule banale selon laquelle l’harmonie musicale est le symbole
et l’anticipation sonore d’un monde réconcilié. L’expression musicale, à l’instar
du sujet qu’elle exprime, est au contraire encore inachevée, brouillée, insuffi-
sante. S’il est indéniable qu’elle ne se réduit pas, dans toute musique de valeur,
à un simple miroir du présent, de l’état des choses existant, dont elle vise au
contraire le dépassement, il serait faux de la glorifier d’emblée comme l’image et
l’anticipation non déformée d’un lointain utopique : ce serait ignorer que même
l’effort le plus pur est pris dans le présent et ses fautes, fût-ce parce qu’il cherche
à les faire oublier. Lorsqu’il tente de définir ou de décrire la teneur utopique des
œuvres musicales, c’est précisément la confusion, ce qu’il appelle la juxtaposition
et l’intrication du « ton supérieur » et du « ton inférieur » – le caractère ambigu de
la musique – que Bloch met au jour.
Lui pour qui les voies de la dialectique ne sont jamais assez sinueuses,
est d’un autre côté extrêmement tranché dans ses sympathies et ses antipathies.
Hermétique à tout scepticisme historique, il prononce des sentences et des
jugements auxquels il prête en toute confiance une pertinence historico-
philosophique. La déchirure, dont il pressent qu’elle scinde la musique en deux,
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Ernst bloch, philosophe de la musique de wagner
historique : les œuvres font saillie hors de l’histoire, à laquelle elles doivent les
conditions de leur genèse, mais non pas leur essence. Or l’esthétique métaphysique,
qui place l’œuvre musicale dans une éternité où, telle l’idée platonicienne, elle
trône sous une forme immuable, entre en contradiction avec l’historicisme,
l’autre tendance qui domine la pensée du xixe siècle. Car l’historicisme s’efforce
au contraire de réduire les œuvres musicales à leur essence historique et de les
comprendre à partir de leur origine : pour connaître une chose, il faut examiner
la façon dont elle est devenue ce qu’elle est. Autrement dit : l’essence d’une œuvre
n’est pas métaphysique et immuable, mais historique et soumise à évolution.
La philosophie historique de la musique développée par Bloch peut
être comprise comme une tentative visant à dépasser cette contradiction que
le xix e siècle a léguée aux époques suivantes sans l’avoir jamais résolue. D’une
part, et pareillement à l’esthétique métaphysique, le projet blochien détache
les œuvres musicales significatives du contexte de leur histoire empirique.
L’histoire et la sociologie, sans être jugées fausses, se voient dénier toute validité :
[Cette] « explication » par le monde extérieur reste elle-même finalement extérieure,
et ne fait pas comprendre le phénomène Bach dans l’ensemble, son profond isolement
historique, le plan sociologiquement désaxé où il se situe […] 190 .
563
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
Le deuxième prend un plus grand essor : c’est le lied clos, Mozart ou l’opéra-divertis-
sement <Spieloper> et son émotion temporelle limitée, l’oratorio, Bach ou les Passions
et leur émotion spirituelle limitée, et tout en haut la fugue ; celle-ci, à vrai dire, par sa
mélodie infinie, passe déjà dans la forme-évènement <Ereignisform>. […] Le troisième est
le lied ouvert, l’opéra classique <Handlungsoper>, Wagner ou l’opéra transcendant, les
grandes compositions pour chœurs, et Beethoven-Bruckner ou la symphonie, en tant
que formes-évènements, déchaînés, d’une grandeur temporelle, sinon déjà spirituelle,
résolument dramatiques par l’émotion, résolument transcendantes par l’objet […] 192.
Ces schèmes, que Bloch présente comme successifs, sont en même temps entre-
mêlés. Le deuxième stade n’apparaît pas comme la simple négation du premier,
mais comme son dépassement : le « lied clos », ainsi que Bloch nomme les formes
du xviiie siècle, contient en lui la danse, qui est un élément du premier stade ;
le « chantonnement infini » revient dans la « mélodie infinie » et la continuité
ininterrompue de la fugue de Bach. Et chez Wagner, le représentant du « chant
ouvert », qui est la forme-évènement et la forme-développement du xix e siècle,
la dialectique des trois stades parvient à peu près à la claire conscience d’elle-
même : dans la « triste mélopée » du berger, au troisième acte de Tristan, la
« mélodie infinie » de Wagner se souvient en quelque sorte de son origine
archaïque dans le « chantonnement infini » ; et l’idée que la « mélodie infinie »
trouve son anticipation dans les fugues de Bach a été formulée par Wagner
lui-même – mais cela, Bloch ne pouvait pas le savoir.
Ce qui reste à venir, ce dans quoi, pour le mystique et théologien
Bloch, s’accomplira l’utopie de la musique, c’est une « grande forme-évènement
spirituelle », dont on comprend, par déduction, qu’elle n’est autre qu’un retour
de la musique de Bach depuis l’esprit du Parsifal de Wagner : un « enchantement
du Vendredi saint », musique pure dépouillée de tout élément théâtral et de tout
lien au texte. Ce que Bloch a en tête, cependant, n’est pas explicitement dit et
ne se laisse que deviner. Cette rêverie chimérique de la musique – aussi précise
qu’elle puisse paraître au non-musicien, et précisément à lui –, il ne la dépeint
pas ; Bloch, comme Marx, reste fidèle au commandement selon lequel on ne doit
pas se faire d’image de l’utopie.
On reconnaît là clairement l’inf luence d’August Halm, dont
l’ouvrage décisif, Deux cultures musicales [Von zwei Kulturen der Musik], qui
marquera profondément la pensée de la musique, paraît en 1913, soit quelques
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Ernst bloch, philosophe de la musique de wagner
années à peine avant l’Esprit de l’utopie. Les « deux cultures musicales » dont
parle Halm sont incarnées à ses yeux par Bach et Beethoven, par la fugue et la
sonate ; leur synthèse, dit-il, sera opérée par une troisième culture dont les traits
fondamentaux se dessinent dans les symphonies de Bruckner. Chez Bloch, la
« deuxième culture » – la culture de la « forme-évènement » – porte davantage
la marque de Wagner que celle de Beethoven, et s’il reprend à son compte
l’apothéose que Halm voit réalisée chez Bruckner, il la peint sous des couleurs
plus ternes. Or le rêve d’une « grande forme-évènement spirituelle », que Bloch
situe par-delà Bruckner – lequel selon lui manque d’« intelligibilité » –, n’est nulle
part devenu réalité dans la musique du xx e siècle : le spirituel reste marginal
dans la Nouvelle Musique, et le néoclassicisme aussi bien que la musique sérielle
ont émietté la forme-évènement et la forme-développement. Non que Bloch
se fût senti démenti par une telle évolution. À l’affirmation selon laquelle sa
philosophie de l’histoire s’est brisée contre la réalité et la basse empirie, il eût
pu répliquer, du haut de son orgueil métaphysique, que c’est au contraire la
réalité qui s’est discréditée auprès de la philosophie de l’histoire. Mais quelque
interprétation que l’on donne à leur rapport, le fait est que la philosophie de la
musique de Bloch paraît inconciliable avec la Nouvelle Musique, et cela pourrait
bien expliquer le peu d’écho qu’elle a rencontré.
565
CHAPITRE 7 : « OPUS METAPHYSICUM »
566
NOTES
CHAPITRE 1 23. Ibid., p. 5
1. W. Pater, « The school of Giorgione ». 24. I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 18 ; trad. fr.
2. P. O. Kristeller, « Das moderne System der Critique de la faculté de juger, p. 1000.
Künste », p. 164-206. 25. Ibid., § 7 ; trad. fr. ibid., p. 968-969.
3. L. Tieck, « Phantasien über die Kunst für 26. Ibid., § 8 ; trad. fr. ibid., p. 974.
Freunde der Kunst », in W. H. Wackenroder,
27. Dahlhaus isole ici un fragment très bref
Werke und Briefe, p. 245.
de la phrase de Kant en changeant le sujet du
4. J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie der Schönen verbe. La seconde partie de cette phrase a pour
Künste, vol. III, p. 72. texte intégral : « es [= das Geschmacksurteil]
5. Ch. F. Michaelis, « Über das Idealische in der sinnt nur jedermann diese Einstimmung
Tonkunst », col. 449. an, als einen Fall der Regel, in Ansehung
6. Ibid., col. 449 sq. dessen es die Bestätigung nicht von Begriffen,
sondern von anderer Beitritt erwartet », soit,
7. E. T. A. Hoffmann, Schr if ten zur Musik.
dans la traduction de la Pléiade, « il ne fait que
Nachlese, p. 34 sq. ; trad. fr. Écrits sur la musique,
prêter à chacun cet assentiment, comme un
p. 38.
cas particulier de la règle, ce dont il attend la
8. Ibid. ; trad. fr. ibid., p. 39. confirmation non pas de concepts mais de
9. Ch. F. Michaelis, « Über das Idealische in der l’adhésion des autres ». (NdT)
Tonkunst », col. 450. 28. Ibid., § 40 ; trad. fr. ibid., p. 1072-1073.
10. W. H. Wackenroder, Werke und Briefe, p. 206. 29. Ibid., § 18 ; trad. fr. ibid., p. 1000.
11. Ar thur Schopenhauers handschr if tlicher 30. Ibid., § 8 ; trad. fr. ibid., p. 974.
Nachlass, vol. IV, p. 31.
31. Ibid., § 40 ; trad. fr. ibid., p. 1072.
12. J. J. Fux, Gradus ad Parnassum, p. 240 sq.
32. D. Hume, On the Standard of Taste and Other
13. Ibid., p. 278 sq. – ainsi que la citation suivante. Essays, p. 15.
14. R. Koselleck, Kritik und Krise, p. 42 et p. 45. 33. Ibid., p. 8.
15. J. Habermas, Str uktur wandel der Öf fent 34. I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 21 ; trad. fr.
lichkeit, p. 68-69 ; trad. fr. L’Espace public : Critique de la faculté de juger, p. 1002.
archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise, p. 60-61. 35. Ibid., § 12 ; trad. fr. ibid., p. 981-982.
16. J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. III, 36. H. H. Eggebrecht, « Das Ausdrucks-Prinzip
p. 8 ; voir aussi A. Schering, « Künstler, Kenner im musikalischen Sturm und Drang », p. 323 sq.
und Liebhaber der Musik im Zeitalter Haydns 37. C. P. E. Bach, Versuch über die wahre Art das
und Goethes ». Clavier zu spielen, 1 re partie, 3e section, § 13.
17. J. G. Sulzer, ibid., p. 6. 38. Horace, De arte poetica liber, vers 102-104.
18. Ibid. 39. L’édition dite « Budé » (Horace, Épîtres,
19. Ibid., p. 72. suivies de l’« Ar t poétique », trad. fr. par
F. Villeneuve) donne la traduction suivante :
20. I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 15 ; trad. fr.
« Si vous voulez que je pleure, commencez
Critique de la faculté de juger, p. 988.
par ressentir vous-même de la douleur :
21. Ibid. ; trad. fr. ibid., p. 987. alors, Télèphe, alors, Pélée, vos infortunes me
22. J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. III, p. 6. toucheront. » (NdT)
569
NOTES DU Chapitre 1
40. Ibid., vers 95. [F. Gaffiot traduit ce passage 54. J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. IV,
(à l’exclusion du et initial) par : « le plus souvent p. 479.
le personnage tragique se lamente en style 55. Jean Paul, Hesperus, p. 775.
prosaïque », pedestris signifiant selon lui dans
56. Ibid., p. 776.
ce cas « en prose ». F. Villeneuve propose quant à
lui : « à son tour un personnage de tragédie parle 57. N. Miller, « Musik als Sprache », p. 271 sq.
souvent dans la douleur un langage qui marche 58. K . Ph. Mor it z , « Ü ber d ie bi ldende
à terre ». (NdT)] Nachahmung des Schönen », p. 70 sq. ; trad. fr. in
41. Cité d’après D. P. Walker, Der musikalische Le Concept d’achevé en soi et autres écrits (1785-1793),
Humanismus im 16. und 17. Jahrhundert, p. 41. p. 153.
42. Voir H. H. Eggebrecht, « Das Ausdrucks- 59. Ibid., p. 71 ; trad. fr. ibid., p. 154.
Prinzip… », p. 331. 60. Ibid., p. 73 ; trad. fr. ibid., p. 155.
43. C. P. E. Bach, Versuch über die wahre Art…, 61. Ibid. ; trad. fr. ibid., p. 156.
1 re partie, 3e section, § 13.
62. Ibid., p. 75 (la même idée se retrouve p. 76) ;
44. Voir C. Dahlhaus, Musikästhetik, p. 37. trad. fr. ibid., p. 159.
45. F. G. Klopstock, « Gedanken über die Natur 63. Ibid., p. 74 ; trad. fr. ibid., p. 157.
der Poesie », p. 993. 64. Ibid., p. 76 ; trad. fr. ibid., p. 158.
46. Voir H. H. Eggebrecht, « Das Ausdrucks- 65. K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopf, p. 135.
Prinzip… », p. 334.
66. Ibid., p. 131.
47. K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopf, p. 131.
67. K. Ph. Moritz, Die neue Cecilia, p. 38.
48. L. Sterne, Tristram Shandy, vol. IX, chap. xxiv ;
68. K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopf, note p. 66.
trad. fr. La Vie et les opinions de Tristram Shandy,
p. 886. 69. Ibid., note p. 67.
49. K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopf, p. 132. 70. K. Ph. Moritz, Anton Reiser, p. 465 sq.
50. Ibid., p. 132 sq. 71. Les Épanchements d’un moine ami des arts,
que Wackenroder avait écrits en collaboration
51. J. G. Herder, Quatrième sylve critique : « Et
avec L . T ieck , compr en nent u ne brève
pourtant un tel son dépourvu de liaison et
nouvelle biographique retraçant le destin
de suite peut nous ébranler si profondément,
du compositeur Joseph Berglinger, ar tiste
nous toucher si intimement, nous émouvoir
tourmenté que ses déchirements intérieur
si violemment que ce seul premier instant de
finissent par consumer. Ce recueil fut suivi
sentiment, cet accent simple de la musique
d’un second, intit u lé Fantaisies sur l’ar t
dépasse en masse intérieure le produit de tous
[Phantasien über die Kunst], qui regroupe dans sa
les sentiments nés de tous les rapports, de toutes
seconde partie une dizaine de textes consacrés
les harmonies d’un grand et long morceau. »
à la musique, présentés comme étant l’œuvre de
(Herders Werke, vol. 20, p. 466)
Joseph Berglinger. (NdT)
52. Herders Werke, vol. 18, p. 605 : « Vous vîntes
72. K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopfs Prediger
et vous enfuîtes sur des sons légers, ô esprits
jahre, p. 27.
errants de l’air, vous émûtes mon cœur et
laissâtes en moi, à travers vous, un désir infini 73. K. Ph. Moritz, Schriften zur Ästhetik, p. 3 ;
de vous rejoindre. » trad. fr. Le Concept d’achevé en soi, p. 82.
53. K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopf, postface de 74. Ibid., p. 5 ; trad. fr. ibid., p. 83.
H. J. Schrimpf, p. 11 sq. 75. Ibid., p. 73 sq. ; trad. fr. ibid., p. 155-156.
570
NOTES DU Chapitre 1
76. R. Minder, Glaube, Skepsis und Rationalismus. l’indique lui-même (p. 479), sur la critique du
Dargestellt an den autobiographischen Schriften livre de Hanslick qu’il avait rédigée en 1855. Il
von Karl Philipp Moritz, p. 250 sq. se réfère donc à la première édition de l’ouvrage,
77. K. Ph. Moritz, Schriften zur Ästhetik, p. 3 ; qui contenait la métaphore du monde.
trad. fr. in Le Concept d’achevé en soi, p. 141. 88. Ibid., p. 487.
78. K. Ph. Moritz, Andreas Hartknopf, p. 133. 89. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 32.
79. E . T. A . Hof f ma n n, recension de la [Voir la NdT dans la note 85 ci-dessus.]
5e symphonie de Beethoven, 1810 : « Lorsqu’on 90. F. von Dalberg, Blicke eines Tonkünstlers
parle de la musique comme d’un genre in die Musik der Geister (1787) ; H. Pfrogner en
autonome, on ne devrait jamais penser qu’à donne des extraits dans Musik. Geschichte ihrer
la musique instr umentale qui, méprisant Deutung, p. 253 sq.
toute aide et toute intervention extérieure, 91. Novalis, Fragmente, éd. Kamnitzer, p. 198 et
exprime avec une pureté sans mélange cette p. 584.
quintessence de l’art qui n’appartient qu’à elle,
92. F. W. J. von Schelling, Philosophie der Kunst,
ne se manifeste qu’en elle. » (Schriften zur Musik,
p. 145 sq. ; trad. fr. Philosophie de l’art, p. 191 sq.
p. 34 ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 38)
93. Voir C. Dahlhaus, « E. Hanslick und der
80. E . Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen,
musikalische Formbegriff », p. 145 sq. Cet article
p. 20 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 90 : « Ce que la
figure dans le présent volume supra, p. 329 sq.
musique instrumentale est incapable d’accomplir
ne saurait valoir pour la musique en général, car 94. E . Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen,
elle seule est la musique pure et absolue. » p. 104 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 209. Cette
citation précède immédiatement le paragraphe
81. Ibid., p. 34 ; trad. fr. ibid., p. 115 – traduction
final de la 1 re édition, la métaphore du monde ;
modifiée.
et un passage analogue, « La composition est
82. E. Cassirer, Freiheit und Form ; trad. fr. un travail de l’esprit sur un matériau propre
Liberté et forme. L’idée de la culture allemande. à l’esprit » (p. 35 ; trad. fr. p. 117 – légèrement
83. F. von Schiller, lettre à Ch. G. Körner du modifiée), s’inscrit dans le contexte d’idées qui
10 mars 1795, citée d’après W. Seifert, Christian commentent la phrase sur les « formes sonores
Got t f r ied Kör ner. Ein Musikästhet iker der en mouvement » (p. 32 ; trad. fr. p. 112) – phrase
deutschen Klassik, p. 94. elle-même liée à la métaphore du monde.
84. Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, 95. K. Ph. Moritz, « Über die bildende Nach
22e lettre (ainsi que la citation suivante). ahmung des schönen », p. 71 ; trad. fr. in Le
Concept d’achevé en soi et autres écrits (1785-1793),
85. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 104.
p. 154.
[La meilleure traduction française disponible
(voir bibliographie) suit le texte de la 9 e et 96. Ibid., p. 78 ; trad. fr. ibid., p. 160.
dernière édition de l’essai de Hanslick (1896) et 97. L’œuvre d’ar t constit ue l’objet central
ne contient donc pas le paragraphe cité ici. (NdT)] de l’esthétique, bien que Moritz inclue en
86. F. Printz, Zur Würdigung des musikalischen permanence le beau naturel dans le concept du
Formalismus Eduard Hanslicks, p. 6 sq. ; R. Schäf ke « beau ».
défend la même idée dans Eduard Hanslick und 98. L’autonomie esthétique de l’œuvre d’art est,
die Musikästhetik, p. 28 sq. si l’on raisonne en toute rigueur, une fiction.
87. H. L ot ze, G eschichte der Ä s thet ik in 99. K. Ph. Moritz, « Über die bildende Nach
Deutschland, p. 486. Lotze s’appuie, comme il ahmung des schönen », p. 73 ; trad. fr. in Le
571
NOTES DU Chapitre 1
Concept d’achevé en soi et autres écrits (1785-1793), contre le « formalisme amusical » de Kant et
p. 155. joue contre l’« esthétique de la musique » des
100. A. W. Schlegel, Die Kunstlehre, p. 91 sq. philosophes une « esthétique du musicien »
sit uée dans le droit f il de la théorie des
101. Ibid., p. 84. affects. – K. Nef (« Kant und die Musik », p. 32
102. Ibid., p. 90. sq.) reprend le propos de Kretzschmar, mais
103. Ibid., p. 91. introduit en renvoyant au § 53 de la Critique
de la faculté de juger des restrictions quant à la
104. I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 46 ; trad. fr. validité du jugement de celui-ci selon lequel
Critique de la faculté de juger, p. 1089. Kant n’aurait accordé ni valeur ni importance
105. F. W. J. von Schelling, Philosophie der Kunst, à la théorie des affects. – K. Meyer (« Kants
p. 1 sq. ; trad. fr. Philosophie de l’art, p. 49. Stellung zur Musikästhetik », p. 470 sq.) s’oppose
106. Il est préférable de se tourner vers les vigoureusement à Kretzschmar. Elle rapporte
l’esthétique musicale de Kant aux fondements
connaisseurs et amateurs de l’époque, dont
philosophiques de la Critique de la faculté de juger,
Kant ne faisait guère partie, même si Hermann
mais n’est pas en mesure d’expliquer le concept
Güttler a montré que les expériences musicales
central d’« idée esthétique ». – A. Schering
de Kant étaient plus riches qu’on ne le supposait
(« Zur Musi käst heti k Kant s », p. 169 sq.)
gé né r a le me nt (Kö ni g s b e r g s Mu s i k k u lt ur
compare le propos de Kant avec la conception
im 18. Jahrhundert, passim ; « Kant und sein
de la musique et la pratique musicale de ses
musikalischer Umkreis », p. 217 sq.).
contemporains sans prendre en compte de
107. H. Kuhn, « Die Vollendung der klassischen problèmes philosophiques. – C. Klinkhammer
deutschen Ästhetik durch Hegel », p. 19. (Kants Stellung zur Musik und ihre Würdigung
108. L a l it t é r a t u r e m u s ic olo g iq ue s u r durch Spätere) souligne l’« idéalisme [de Kant]
l’esthétique musicale de Kant n’y par vient en est hétique musica le » sans le déf inir
pa s complètement . F. Ma r sch ner (Kants avec exactitude et de manière complète. –
Bedeutung für die Musikästhetik der Gegenwart, G. Wieninger (Immanuel Kants Musikästhetik)
p. 19 sq. et p. 206 sq.) qualifie d’abord Kant de cer ne avec précision les dif férences qui
« fondateur de l’esthétique formelle moderne » existent entre les « tendances » et cherche chez
(A. Maecklenburg expose la même idée dans Kant des médiations permettant de passer de
« Die Musikanschauung Kants », p. 207 sq.) ; l’une à l’autre, mais il prête au philosophe des
il l’appelle par la suite un « représentant de contradictions qui retombent sur l’interprète.
l’esthétique du contenu » ; ces deux tendances 109. Sauf indication contraire, les numéros
lui semblent chez Kant « séparées par un abîme » de paragraphes et de pages donnés renvoient à
(p. 206). – P. Moos (Die Philosophie der Musik) et la Kritik der Urteilskraft (les numéros de pages
W. Hilbert (Die Musikästhetik der Frühromantik, en romain pour l’introduction sont ceux de
p. 10 sq.) ne trouvent eux aussi chez Kant que l’édition de 1793). La traduction française
des « tendances » : « Dans la mesure où Kant fait à laquel le nous renvoyons dans tout ce
transmettre à la musique des idées esthétiques, développement consacré à l’esthétique musicale
c’est un idéaliste ; dans la mesure où il fait de Kant (p. 55-62) est celle d’A. Philonenko
dériver le jugement artistique de la forme (1979, voir bibliographie). (NdT)
déterminée mathématiquement et détachée de 110. Cer tes, l’«
Idée d’un sens com mun »
tout effet d’ordre affectif, c’est un formaliste n’est pas encore nommée au § 8, qui traite de
[…] » (P. Moos, op. cit., p. 18). – H. Kretzschmar l’« universalité sans concept » du jugement
(« Immanuel Kants Musikauffassung und ihr de goût, mais Kant y renvoie : « L’assentiment
Einf luß auf die folgende Zeit ») polémique universel [qu’attend le jugement de goût] est
572
NOTES DU Chapitre 1
donc seulement une Idée (dont on ne recherche l’« universel subjectif » : « Quand on juge un objet
pas encore ici le fondement). » par le goût, on porte un jugement sur l’accord ou
111. Une lettre de Kant à Johann Friedrich la contradiction entre la liberté dans le jeu de
Reichardt du 15 octobre 1790 souligne l’élément l’imagination et la légalité de l’entendement ; on
moral présent dans le concept d’« idéalement est ainsi conduit à un jugement esthétique sur la
subjectif » (citation d’après H. Güttler, « Kant forme qui unifie ses représentations sensibles,
und sein musikalischer Umkreis » : « Je me suis et non pas à la production de l’élément où cette
efforcé [dans la Critique de la faculté de juger] forme est perçue. » (Anthropologie, § 64 ; trad. fr.
de dire que sans sentiment moral il n’y aurait Anthropologie du point de vue pragmatique, p. 101)
pour nous rien de beau ni de sublime ; que c’est 113. G. W. F. Hegel dans le passage de son
précisément sur lui que se fonde la prétention Esthétique consacré à Kant (Sämtliche Werke,
pour ainsi dire conforme à une loi que tout ce vol. 12, p. 90 sq.).
qui doit porter ce nom a d’être approuvé, et
114. Bien que le concept d’« idée esthétique »
que le goût consiste à pouvoir communiquer
passe par moments chez Kant du spéculatif au
quelque chose en se référant à ce que la moralité
psychologique, il ne doit absolument pas être
a dans notre être de subjectif, et qui sous le
traduit systématiquement par « représentation
nom de sentiment moral est impénétrable,
indéterminée ». D’autre part, le concept d’Idée
c’est-à-dire pas à des concepts objectifs de la
de Kant doit être distingué de celui, objectif,
raison, tels qu’en exige le jugement d’après
de Platon (l’idée comme essence étant en soi)
des lois morales – goût qui ne repose donc en
aucun cas sur la contingence des sensations et de celui, « subjectif-objectif », de Hegel (l’idée
mais sur un principe a priori (qui, c’est vrai, comme « unité du concept et de l’objectivité »).
n’est pas discursif mais intuitif). » (La même En effet, l’Idée kantienne est un principe
idée est exprimée au § 66 de l’Anthropologie.) régulateur purement subjectif, pour lequel
Mais dans la réalité, l’« idéalement universel » « aucun objet ne peut être adéquatement
se réduit à la « valeur universelle comparative » donné dans l’expérience. [Les Idées] […] sont
(Anthropologie, § 64). les concepts d’une perfection dont l’homme
peut toujours s’approcher sans pouvoir jamais
112. « Le rôle éminent du principe de fin ne
l’atteindre pleinement » (Anthropologie, § 40 ;
consiste pas tant à contenir une solution qu’à
trad. fr. p. 70). « “Idée” ne renvoie nulle part à
maintenir un problème. Le principe de fin
une loi mécanique ; partout, le terme ne renvoie
garantit la conservation et la préservation
qu’au concept qui marque la limite d’une tâche
du problème général des organismes, des
à accomplir. » (H. Cohen, Kants Begründung der
individus. » (H. Cohen, Kants Begründung der
Ästhetik, p. 120)
Ästhetik, p. 117) – L’interprétation est faussée
quand le concept de « finalité formelle » est 115. L’incise « ce dont je doute pourtant fort »
rapporté à l’ensemble des traits caractéristiques fait l’objet d’une controverse philologique.
de l’objet (c’est-à-dire de l’œuvre d’art) au lieu La troisième édition de la Critique de la faculté
d’être rapporté à la forme (c’est-à-dire à la de juger porte « ce dont je ne doute pourtant
spontanéité) du jugement de goût. A. Schering nullement ». G. Wieninger (Immanuel Kants
pense ainsi à tort (« Zur Musikästhetik Kants », Musikästhetik, p. 38-42) se prononce (comme
p. 170) que les déterminations du jugement W. Windelband) en faveur de la deuxième
de goût concernent le « donné objectif de version. Néanmoins – abstraction faite de ce
l’œuvre d’art » – car l’impression subjective que dans la troisième édition, le « pourtant » n’a
est, dit-il, « différente chez tous les hommes et pas lieu d’être –, la phrase où Kant dit que les
ne peut, pour cette raison, faire l’objet d’une sons sont des sensations qui « ne permettent pas
discussion » –, alors que Kant vise justement seulement un sentiment sensible, mais aussi
573
NOTES DU Chapitre 1
la réf lexion sur la forme de ces modifications 118. Pour dissiper le préjugé qui fait de Kant
des sens » (§ 42 ; trad. fr. p. 134), citée par le représentant d’un « formalisme amusical »,
G. Wieninger comme élément de comparaison, il n’était nul besoin des efforts déployés par
n’est pas une preuve corroborant son avis C. Klinkhammer (Kants Stellung zur Musik…,
selon lequel Kant conçoit aussi chaque son p. 54, où l’auteur se réfère au deuxième chapitre
pris isolément comme unité d’un divers et de son travail, que l’édition imprimée ne
donc comme beau, car cette phrase se rapporte reprend pas) pour prouver la musicalité de Kant,
manifestement aux suites de sons. L’utilisation mais seulement d’une compréhension plus
d’éditions différentes de la Critique de la faculté exacte du texte philosophique : la discussion
de la « valeur culturelle » de la musique et avec
de juger explique du reste la contradiction qui
elle celle de possibles effets de l’« amusicalité »
s’observe entre P. Moos (Die Philosophie der
de Kant ne commencent qu’au-delà du domaine
Musik, p. 13) et K. Meyer (« Kants Stellung zur
de la « beauté formelle ».
Musikästhetik », p. 478).
119. La conception kantienne de l’« Idée
116. Par « qualité », Kant entend le son bien
esthétique » est tirée de la poésie, et les « concepts »
déter m iné qu’une sen sat ion « présente » sont dans le contexte de cette citation plutôt la
(représente) [§ 14]. matière de la poésie que la condition générale
117. G. Wieninger (Immanuel Kants Musik de l’existence d’Idées esthétiques. De même, la
ästhetik, p. 37-45) ne voit pas la distinction seconde partie du passage suivant : « On peut en
opérée par Kant entre sons isolés et suites général appeler la beauté […] l’expression d’Idées
de sons, et lui reproche de se contredire en esthétiques : [avec cette seule restriction que]
attribuant aux sons purs d’abord de la beauté dans les beaux-arts, cette Idée doit trouver une
puis peu après seulement de l’agrément. occasion dans le concept d’un objet […] » (§ 51 ;
Mais c’est à tort que Wieninger harmonise trad. fr. p. 149), est le résultat d’une généralisation
l’explication donnée par Kant selon laquelle opérée à partir des cas de la poésie et des arts
plastiques, et ne doit être considérée que comme
la « pureté » est une détermination formelle
une définition accidentelle.
et le concept de la « forme mathématique » des
suites de sons. Le résultat auquel il aboutit 120. « L’âme <Geist>, en un sens esthétique,
(p. 45), « le son isolé a fondamentalement le désigne le principe vivifiant en l’esprit […] ce
même caractère de forme que la composition », qui donne d’une manière finale un élan aux
est donc faux. En outre, lorsque Kant distingue facultés de l’esprit » (§ 49 ; trad. fr. p. 143).
entre « beau jeu des sensations » et « beau jeu 121. Voir H. Cohen, Kants Begr ündung der
de sensations agréables » et ne considère que le Ästhetik, p. 172 sq.
premier comme « entièrement beau » (§ 51), on 122. Voir note 112 ci-dessus.
ne peut pas, comme le fait Wieninger (p. 47-48),
123. Voi r A . B äu m ler, Kant s Kr it ik de r
qualifier son propos de « dépourvu de sens » et
Urteilskraft, p. 277 sq. – La thèse selon laquelle
traduire « beau jeu des sensations » par « beau le « mérite impérissable de Kant [consisterait à]
jeu de belles sensations » – car pour Kant, avoir débarrassé l’esthétique de toute réf lexion
les sensations prises isolément ne sont pas éthique » (C. Klinkhammer, Kants Stellung zur
« belles », et la distinction qu’il établit signifie Musik…, p. 14) privilégie indûment un aspect
que « l’attrait et l’émotion » ne contribuent unique. Le fait que la jouissance procurée par
en rien au beau et en distraient même par de simples sensations f init par susciter du
moments, si bien que l’« entièrement beau » ne dégoût, « c’est là le destin finalement réservé
peut être appréhendé que pur, là où l’agréable aux beaux-arts si ceux-ci ne sont pas de près ou
n’entre pas en jeu. de loin liés à des Idées morales, qui entraînent
574
NOTES DU Chapitre 1
575
NOTES DU Chapitre 1
le moins qui est sa signification, l’impression 143. Cité d’après W. Seifert, Christian Gottfried
qu’il produit. » Le caractère « passager » de la Körner, p. 157 (ainsi que la citation suivante).
musique est plus adapté à notre esprit et à notre 144. Ch. F. Hunold, Die allerneueste Art zur
cœur, qui sont des forces en mouvement, que Reinen und Galanten Poesie zu gelangen (1707).
par exemple les arts plastiques, dans la mesure
où ces derniers, « bien qu’ils montrent tout à la 145. H. Aber t, Gr undprobleme der Oper n
fois, ne sont néanmoins compris que lentement, geschichte, p. 15 sq.
et, parce que rien de visuel ne peut accorder la 146. Ch. G. Körner, cité d’après W. Seifert,
perfection, ne récompensent qu’ultimement Christian Gottfried Körner, p. 147.
par une satisfaction tota le, durant pour 147. H. Aber t , Gr undprobleme der Oper n
ainsi dire au-delà d’eux-mêmes » (Werke, éd. geschichte, p. 14.
B. Suphan, vol. 22, p. 187) ; voir G. Jacoby, Herders
148. L. Balet et E. Gerhardt, Die Verbürgerlichung
und Kants Ästhetik, p. 153 sq.
der deutschen Kunst. Literatur und Musik im 18.
129. Cité d’après W. Seifert, Christian Gottfried Jahrhundert, p. 254 sq.
Körner, p. 28.
149. G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. I, p. 229 ; trad.
130. H. H. Eg gebrecht, «
Das Ausdr uck s- fr. Cours d’esthétique, vol. I, p. 308-309.
Prinzip… », p. 323-349.
150. Ch. G. Körner, cité d’après W. Seifert,
131. Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Christian Gottfried Körner, p. 148.
22e lettre.
151. Voir A. Einstein, « Calzabigis “Erwiderung”
132. Cité d’après W. Seifert, Christian Gottfried von 1790 », p. 69 sq.
Körner, p. 94.
152. R. Giaziot to, Poesia melodrammatica e
133. Sur le concept de forme dans l’esthétique pensiero critico nel settecento, p. 52.
musica le a llemande classique, voir supra,
p. 329 sq. 153. Ibid., p. 56.
576
NOTES DU Chapitre 1
577
NOTES DU chapitre 2
199. F. Th. Bratranek, « Nachträge zu Goethe- 17. A. Schmitz, Das romantische Beethovenbild.
Korrespondenzen », p. 300 sq. 18. Dans la correspondance entre Wackenroder
200. H. Besseler, Das musikalische Hören der et Tieck, la Révolution française est célébrée
Neuzeit. avec enthousiasme (W. H. Wackenroder, Werke
und Briefe, p. 405 et p. 411 sq.).
CHAPITRE 2 19. Ibid., p. 255, p. 292 et p. 430.
1. A. Schmitz, Das romantische Beethovenbild. 20. Ibid., p. 415.
Darstellung und Kritik. 21. « Sur un plan général, écrivait Clemens
2. Il s’agit du Saint-Empire romain germanique. Brentano en mars 1808 à Achim von Arnim à
(NdT) propos de Reichardt, je sens que sa conception
de la poésie indique déjà que sa musique ne fait
3. G. Becking, Der musikalische Rhythmus als
pas et ne fera pas le nouveau pas romantique de
Erkenntnisquelle, p. 181.
l’art. » (cité d’après W. Salmen, Johann Friedrich
4. G. Becking, « Zur musikalischen Romantik », Reichardt, p. 103)
p. 393.
22. G. Becking, « Zur musikalischen Romant ik »,
5. G. Becking, « Klassik und Romantik », p. 295. p. 587.
6. Les notes de musique dont le nom est suivi 23. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 35 ;
d’un astérisque se situent une octave plus haut trad. fr. Écrits sur la musique, p. 39.
que les autres. (NdT) 24. W. Niemann, Die Musik seit Richard Wagner,
7. H. Kuhn, « Die Vollendung der klassischen p. 27.
deutschen Ästhetik durch Hegel », p. 15 sq. 25. G. Becking, « Zur musikalischen Romantik »,
8. W. Seifer t , Chr istian Got t f r ied Kör ner, p. 585.
p. 147-158. 26. Ibid., p. 586.
9. Cité d’après A. Schering, « Bemerkungen zu 27. « L’œil discerne à présent un monstre terrible
Joseph Haydns Programmsinfonien », p. 257. couché dans une caverne noire et attaché par de
10. I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 53 ; trad. fr. solides chaînes ; il cherche de toute sa puissance
Critique de la faculté de juger, p. 156. Voir supra, à se libérer, en faisant jouer toutes ses forces,
p. 60. mais chaque fois il est encore retenu ; autour
de lui commence la danse magique de tous les
11. H. Ch. Koch, Versuch einer Anleitung zur
fantômes, de toutes les larves. Quelque chose
Composition, vol. II, p. 117.
comme une tristesse en pleurs se tient au loin en
12. F. von Schiller, lettre à Ch. G. Körner du tremblant et souhaite que l’atroce créature soit
10 mars 1795, citée d’après W. Seifert, Christian retenue, que les chaînes ne se brisent pas. Mais
Gottfried Körner, p. 94. le tumulte se fait de plus en plus fort, jusqu’à
13. F. von Schi l ler, Let tres sur l’éducation devenir effrayant, et avec un cri épouvantable,
esthétique de l’homme, 22e lettre. en proie à la rage la plus intime, le monstre
s’arrache à ses entraves et se jette d’un bond
14. I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 13.
impétueux au milieu des larves, tandis que se
15. W. H. Wackenroder, Werke und Briefe, p. 292. mêlent clameurs de lamentation et cris de joie. »
16. H. K retzsch ma r, Gesammelte Aufsätze (W. H. Wackenroder, Werke und Briefe, p. 256)
über Musik, vol. II, p. 242 sq. Voir sur ce point 28. Ibid., p. 245. [L’expression « paradis arti
W. Hilbert, Die Musikästhetik der Frühromantik, ficiel » est en français dans le texte. (NdT)] Il
p. 82 sq. semble au premier abord que la métaphysique
578
NOTES DU chapitre 2
579
NOTES DU chapitre 2
ceci que dans sa recherche du « surhumain », 53. J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. IV,
du « royaumes des esprits », elle abandonna p. 478.
loin derrière elle le « concrètement humain ». 54. Ibid., p. 479.
F. Schlegel rejetait la conviction populaire
55. K. Viëtor, Geschichte der deutschen Ode, p. 162.
« d’après laquelle la musique doit être seulement
le langage du sentiment » comme étant le « point 56. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36 ;
de vue trivial du prétendu naturel » et postulait trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40.
que « toute musique instrumentale pure » a 57. Ibid., p. 37 ; trad. fr. ibid. [le complément
« une certaine tendance […] à la philosophie » « de son art », présent dans le texte original,
(cité d’après W. Hilbert, Die Musikästhetik der ne figure pas dans la traduction citée (NdT)].
Frühromantik, p. 120). Sur le concept de « structure interne », voir K.
42. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36 ; Kropf inger, « Bemerkungen zur Geschichte
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40. des Begriffswortes “Struktur” in der Musik »,
p. 190.
43. Ibid., p. 66 ; trad. fr. ibid., p. 61.
58. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36
44. Ibid., p. 75 ; trad. fr. ibid., p. 67.
sq. ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40. [C’est
45. Cité [en français (NdT)] d’après H. Eckardt, nous qui signalons les occurrences du terme
Die Musikanschauung der französischen Romantik, allemand « Besonnenheit ». (NdT)]
p. 50. 59. J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. IV,
46. Ibid., p. 52. p. 479.
47. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 34 ; 60. Cité d’après K. Viëtor, Geschichte der deutschen
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 38. Ode, p. 140. [Les Briefe, die neueste Literatur
48. W. H. Wackenroder, Werke und Briefe, p. 255. betreffend, en abrégé Literaturbriefe, sont une
revue hebdomadaire collective de critique
49. Ibid., p. 254. littéraire, qui parut à Berlin de 1759 à 1765. (NdT)]
50. A. Schmitz, Das romantische Beethovenbild, 61. Id., p. 134.
p. 78.
62. J. A. Scheibe, Der critische Musicus, p. 599.
51. Voir C. Dahlhaus, « Karl Philipp Moritz und
63. Ibid., p. 624 et p. 600.
das Problem einer klassischen Musikästhetik »,
p. 242 sq. Cet article figure dans le présent 64. E. T. A. Hoffmann, Schrif ten zur Musik,
volume supra, p. 34 sq. p. 382 ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 287.
Dans son livre E. T. A. Hoffmann als Beethoven-
52. Ce cercle f ut fondé en 17 72 pa r de
Rezensent der Allgemeinen musikalischen Zeitung,
jeunes poètes majoritairement originaires
P. Schnaus a attiré l’attention sur la similitude
d’Allemagne du Nord qui faisaient alors leurs
entre les modèles catégoriels sur lesquels
études à Göttingen. Ses membres (les frères
reposent respectivement la recension de la
von Stolberg, H. C. Boie, J. H. Voss, L. Hölty,
5e symphonie et l’essai sur l’Olympia de Spontini.
J. M. Miller, J. F. Hahn, K. F. Kramer, que
rejoignit par la suite J. A. Leisewitz) vouaient 65. Nom de fantaisie que Hoffmann se donne à
une admiration unanime à K lopstock. Ils lui-même. Le substantif Spinner signifie entre
disposaient d’un organe de publication, autres en allemand « personne qui n’a plus toute
le Göt tinger Musenalmanach. Leur groupe sa tête, qui délire, affabule ». (NdT)
se dissolut néanmoins dès 1774, quand ses 66. F. Rochlitz, « Vom zweckmäßigen Gebrauch
fondateurs eurent achevé leurs ét udes à der Mittel der Tonkunst », in Für Freunde der
Göttingen. Tonkunst, vol. II, p. 166.
580
NOTES DU chapitre 2
67. Ibid., p. 167. 84. F. von Schiller, « Über naive und senti
68. Ibid., p. 169 (ainsi que la citation suivante). mentale Dichtung », in Sämtliche Werke, vol. V,
p. 719 ; trad. fr. Poésie naïve et poésie sentimentale,
69. J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. II, p. 135.
p. 99.
85. Ibid., p. 718 ; trad. fr. ibid., p. 131-133.
70. F. von Schiller, « Vom Erhabenen », in
Sämtliche Werke, vol. V, p. 489 ; trad. fr. Du 86. Ibid., p. 734 ; trad. fr. ibid., p. 221.
sublime, in Textes esthétiques, p. 129 sq. 87. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 34 ;
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 38 sq.
71. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36 ;
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 39 sq. 88. Ibid., p. 36 ; trad. fr. ibid., p. 40.
72. E. Burke, A Philosophical Enquir y into the 89. F. von Schiller, « Vom Erhabenen », in
Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful, Sämtliche Werke, vol. V, p. 489 ; trad. fr. Du
rééd. 1792, IIe partie, sections i à iii , p. 79-84 ; sublime, in Textes esthétiques, p. 129. Schiller
trad. fr. Recherche philosophique sur l’origine de s’appuyait sur Kant, qui écrivait au § 28 de la
nos idées du sublime et du beau, p. 98-99. Critique de la faculté de juger (1790) : « […] de
même, le caractère irrésistible de [l]a force [de la
73. Ibid., IIe partie, section viii , p. 109 ; trad. fr.
nature] nous fait d’un côté reconnaître, à nous
ibid., p. 116.
êtres naturels <Naturwesen>, notre impuissance
74. F. von Schiller, « Über das Erhabene », in sur le plan physique, mais, d’un autre côté,
Sämtliche Werke, vol. V, p. 796 ; trad. fr. Textes il nous révèle en même temps une faculté de
esthétiques, p. 176. nous juger indépendants par rapport à cette
75. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36 ; force irrésistible, ainsi qu’une supériorité
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40. sur la nature ; cette supériorité fonde une
conser vation de soi d’un tout autre ordre
76. Jean Paul, Vorschule der Ästhetik, p. 101 ; trad.
que celle qui s’offre aux attaques de la nature
fr. : Cours préparatoire d’esthétique, p. 94.
extérieure et à ses menaces. Ainsi l’humanité
77. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 37 ; en notre personne reste-t-elle invaincue […]. »
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40. (trad. fr. p. 1032)
78. Jean Paul, Vorschule der Ästhetik, p. 57 ; trad. 90. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36 ;
fr. Cours préparatoire d’esthétique, p. 59. Dans trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40. P. Schnaus
son livre déjà mentionné (E. T. A. Hoffmann (E. T. A. Hof fmann als Beethoven-Rezensent…,
al s Beethoven-Rezen sent . . .), P. Sch nau s a p. 143) a observé que Hoffmann donnait à
attiré l’attention sur ce que la déf inition l’élément éthique exprimé musicalement par
hoffmannienne de la « haute lucidité » doit à Beethoven une nuance métaphysique, mais il
Jean Paul (p. 81 sq.). ne l’a pas rapporté à l’esthétique du sublime.
79. Jean Paul, ibid. ; trad. fr. ibid. 91. L. van Beethoven, Sämtliche Briefe und Auf
80. E. T. A. Hoffmann, Schrif ten zur Musik, zeichnungen, vol. II, p. 305.
p. 36 sq. ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40. 92. E. T. A. Hoffmann, Schrif ten zur Musik,
81. H. H. Eggebrecht, « Das Ausdrucks-Prinzip… », p. 50 ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 50. Le
p. 323 sq. témoignage de Christian Friedrich Michaelis
montre que vers 1800 encore, il n’était pas
82. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 50 ; du tout évident pour les « connaisseurs et
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 50. amateurs » de repérer la « structure interne »
83. Jean Paul, Vorschule der Ästhetik, p. 93-94 ; d’un mouvement de symphonie, et qu’au
trad. fr. Cours préparatoire d’esthétique, p. 89. contraire le « désordre apparent » qui faisait
581
NOTES DU chapitre 2
partie des caractéristiques du style sublime, dans Ancienne et nouvelle musique d’église. À
continuait de semer le trouble : « Du reste, je ne l’époque de la rédaction de ce texte, il existait
veux pas le nier, l’impression produite par des déjà d’autres chorales de ce type dans d’autres
morceaux de musique sublimes ne provoque villes d’Allemagne, par exemple à Dresde.
chez certains qu’un bouillonement impétueux Pendant toute la première moitié du xix e siècle,
ou vide, ce qu’il faut peut-être imputer à un des « académies de chant » continuèrent d’être
manque de développement de la raison ou à des créées. (NdT)
défauts dans la composition elle-même ou dans 103. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik,
son exécution. » (Geist der Tonkunst, p. 126 sq.) p. 234 ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 192.
93. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 43 ; 104. Ibid., p. 235 ; trad. fr. ibid., p. 193.
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 45.
105. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik,
94. W. Seifert, Christian Gottfried Körner, p. 157. p. 204 ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 168-169.
95. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 34 ; 106. Ibid., p. 34 ; trad. fr. ibid., p. 40.
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 38.
107. F. Blume, J. S. Bach im Wandel der Geschichte,
96. Ce texte figure dans le recueil Écrits sur la p. 13 sq.
musique. (NdT)
108. L. Tieck, in W. H. Wackenroder, Werke und
97. Les traducteurs de Hegel sont loin d’être Briefe, p. 245 ; trad. fr. Fantaisies sur l’art, p. 250.
d’accord sur la manière dont il convient de
rendre le terme richement polysémique de 109. F. Rochlitz, Für Freunde der Tonkunst, vol. I,
Auf hebung, qui désigne, comme le formule p. 237.
C. Bruaire, « la conservation et l’exhaussement 110. E. T. A. Hoffmann, Musikalische Novellen
de ce qui est supprimé ». (NdT) und Aufsätze, p. 72.
98. En allemand : « … aus dem Geiste der abso 111. W. H. Wackenroder, Werke und Briefe,
luten Instrumentalmusik ». Cette expression est p. 205.
calquée sur la fin du titre original de La Naissance 112. J. F. Reichardt, Briefe, die Musik betreffend,
de la tragédie de Nietzsche : Die Geburt der Tragödie p. 175.
aus dem Geiste der Musik, que l’on pourrait
traduire par « La naissance de la tragédie, fille de 113. Ibid., p. 177.
l’esprit de la musique ». Dahlhaus a plusieurs fois 114. E. T. A. Hoffmann, Musikalische Novellen…,
recours à cette tournure au cours du chapitre. p. 71.
Voir aussi supra, p. 76 et note 165 ad loc. (NdT) 115. L. Schrade, « Johann Sebastian Bach und
99. E. T. A. Hoffmann, Schrif ten zur Musik, die deutsche Nation », p. 241.
p. 34 sq. ; trad. fr. Écrits sur la musique, p. 39. 116. Ibid., p. 231.
100. Ibid., p. 232 ; trad. fr. ibid., p. 190. 117. Il s’agit de l’exécution de la Passion selon
101. Ibid., p. 230 ; trad. fr. ibid., p. 189 (ainsi que saint Matthieu donnée le 11 mars 1829 à Berlin
la citation suivante). sous la direction de Félix Mendelssohn pour
102. Les Singakademien étaient des associations célébrer le centenaire de la composition de
que l’on dirait aujourd’hui de droit privé l’œuvre. (NdT)
regroupant des chanteurs amateurs autour 118. Sur Triest, voir aussi M. Ruhnke, « Moritz
de la pratique du chant choral. La première Hauptmann und die Wiederbelebung der
avait été fondée à Berlin en 1791-1792 par le Musik J. S. Bachs », p. 309 sq. Selon H. Moderow
compositeur Carl Friedrich Fasch (1736-1800), (Die evangelischen Geistlichen Pommerns von der
mentionné par Hoffmann en termes élogieux Reformation bis zur Gegenwart, I, p. 471), Johann
582
NOTES DU chapitre 2
Karl Friedrich Triest est né le 16 juin 1764. Il 131. Ibid., col. 274
était le fils d’un fonctionnaire des impôts. Il fit 132. W. H. Wackenroder, Werke und Briefe, p. 224.
des études à Halle/Saale jusqu’en 1785, devint [Et cf. citation traduite plus haut dans le texte,
le 11 mai 1787 pasteur de la paroisse Sainte- p. 145.]
Gertrude de Stettin et en 1810 archidiacre de la
133. C. Dahlhaus fait peut-être allusion ici
paroisse Saint-Jacob. Il mourut dès le 11 août de
à un passage de la lettre de Goethe à son
la même année.
ami le musicien berlinois Karl Friedrich
119. J. K. F. Triest, « Bemerkungen über die Zelter du 18 juillet 1827. Goethe s’y souvient
Ausbildung der Tonkunst in Deutschland im de l’impression qu’avait produite sur lui
achtzehnten Jahrhundert », col. 259. l’audition du Clavier bien tempéré : « Je formulai
120. J. N. Forkel, Über Johann Sebastian Bachs intérieurement les choses : mon être intérieur
Leben, Kunst und Kunstwerke ; trad. fr. Vie de était animé du même mouvement que si
Johann-Sebastian Bach. l’harmonie éternelle s’était entretenue avec elle-
121. L . Ch. Mizler, Musikalische Bibliothek, même et j’avais l’impression de ne posséder ni
Leipzig, 1754 (nécrologie de Jean-Sébastien oreilles, ni aucun autre sens, des yeux moins que
Bach), reproduit dans J. N. Forkel, trad. fr. ibid., tout le reste, et de ne pas en avoir besoin. » (NdT)
p. 173-174 ; et cf. p. 61-62 (récit de l’anectote repris 134. W. H. Wackenroder, Werke und Briefe,
par Forkel). Organiste et claveciniste français p. 254-255.
renommé, Louis Marchand se produisit en 1717 135. J. K. F. Triest, « Bemerkungen… », col. 261.
à la cour de Dresde, où il fit forte impression.
136. Ibid., col. 242
Il renonça cependant, au dernier moment, au
défi de se mesurer à Bach en une sorte de joute 137. Ibid., col. 274 sq.
musicale : mandé depuis Weimar à cette fin, 138. Ibid., col. 246
Bach joua donc seul, et suscita l’admiration du
139. Ibid., col. 248 sq.
roi et de tous les auditeurs. (NdT)
140. Ibid., col. 297 (ainsi que la citations
122. J. F. Reichardt, Briefe, die Musik betreffend,
suivante).
p. 174.
141. Ibid., col. 298-298.
123. L. Schrade, « Johann Sebastian Bach und
die deutsche Nation », p. 236. 142. Ibid., col. 300 sq. (ainsi que la citation
suivante).
124. J. K. F. Triest, « Bemerkungen… », col. 273 sq.
143. J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. IV,
125. Ibid., col. 228, note.
p. 478-479.
126. I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 14. [Nous
144. L. Tieck, in W. H. Wackenroder, Werke und
suivons dans ce passage, comme supra, dans le
Briefe, p. 245 ; trad. fr. Fantaisies sur l’art, p. 250.
développement consacré à l’esthétique musicale
de Kant, la traduction française d’A. Philonenko 145. J. K. F. Triest, « Bemerkungen… », col. 301.
(1979, voir bibliographie). (NdT)] 146. F. Rochlitz, Für Freunde der Tonkunst, vol. I,
127. Ibid., § 16 ; trad. fr. Critique de la faculté de p. 207 sq.
juger, p. 71. 147. Ibid., p. 218.
128. Ibid. 148. R. Schumann, Gesammelte Schriften über
129. Ibid., § 53 ; trad. fr. ibid., p. 155. Musik und Musiker, vol. 1, p. 357.
583
NOTES DU chapitre 2
151. Le titre de cette par tie, « Lieder ohne indissolublement liée à la subjectivité de celui
Worte », reprend celui des pièces pour piano de qui doit la représenter mais aussi, dans sa
F. Mendelssohn traditionnellement intitulées détermination formelle, si confuse avant la
en français Romances sans paroles. Le sens le plus représentation que l’artiste lui-même ne fait
général du mot allemand Lied est « chanson ». que pressentir cette détermination » (Ästhetik,
Lorsqu’il est employé à propos de musique vol. 5, p. 51). D’un autre côté, il restait attaché
« savante » pour désigner un genre, son pendant au concept de « sentiment indéterminé ».
français est « mélodie ». Nous adoptons cette Selon lui, la détermination et l’individualité
dernière traduction parce qu’elle nous semble qui font partie des conditions que les œuvres
faciliter la compréhension du propos développé musicales doivent remplir pour avoir un
ici. (NdT) caractère ar t ist ique peuvent cer tes êt re
152. F. Th. Vischer, Ästhetik oder Wissenschaft des atteintes momentanément, mais elles restent
Schönen, vol. 5, p. 19. transitoires. « L’individuel trouvera donc son
153. G. W. F. Hegel, Wissenchaft der Logik, in expression dans la musique, mais seulement
Sämtliche Werke, vol. 5, p. 303. comme quelque chose que l’on pressent et qui,
au moment où on veut le saisir, est redevenu
154. Ibid., p. 302 ; trad. fr. La Science de la logique, trop indéterminé et s’évanouit dans l’obscurité
§ 133, p. 387. confuse. » (ibid., p. 69)
155. J. N. Forkel concevait l’histoire de la
157. Briefe Mendelssohns aus den Jahren 1830-1847,
musique comme un processus dans lequel
p. 482. [Cf. V. Anger (éd.), Le Sens de la musique,
l’interaction entre contenu et forme, entre
vol. 2, p. 155. (NdT)]
ce qui est exprimé et ce qui exprime, entre
sentiments et associations de sons leur permet 158. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. v
584
NOTES DU chapitre 3
585
NOTES DU chapitre 3
« nouvelle époque poétique » – comme tentative 31. I. Fellinger, « Die Begriffe “Salon” und
de « réaliser » le romantisme – est « au fond non “Salonmusik” in der Musikanschauung des 19.
romantique ». Jahrhunderts », p. 135.
18. A. B. Marx, Ludwig van Beethovens Leben und 32. C. Dahlhaus, « Autonomie und Bildungs
Schaffen. funktion », p. 20 sq.
19. R. Lach, « Wien als Musikstadt ». 33. Th. Georgiadès, « Aus der Musiksprache des
Mozart-Theaters », p. 76 sq.
20. H . K r e t z sc h m a r, «
I m m a nuel K a nt s
Musikauffassung und ihr Einf luß auf die 34. E. Seidel, Die Enharmonik in den harmonischen
Großformen Franz Schuberts.
folgende Zeit », in Gesammelte Aufsätze, vol. 2,
p. 242 sq. 35. H. Heussner, « Das Biedermeier in der
Musik », p. 427 sq.
21. G. Becking, Der musikalische Rhythmus als
Erkenntnisquelle, p. 182. 36. R. Schumann, Gesammelte Schrif ten über
Musik und Musiker, vol. 1, p. 50.
22. H. R iemann, Geschichte der Musik seit
Beethoven (1800-1900), p. 210 sq. 37. L. Finscher, « Zum Begriff der Klassik in der
Musik », p. 9 sq.
23. M. Weber, « Die “Objek tivität” sozia l
38. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 36 ;
w issenscha f t licher und sozia lpolit ischer
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 40.
Erkenntnis », p. 190 sq.
39. Ibid., p. 34 ; trad. fr. ibid., p. 38.
24. M. Lichtenfeld, « Triviale und anspruchs
volle Musik in den Konzerten um 1850 », p. 143 sq. 40. F. Strich, Deutsche Klassik und Romantik. Oder
Vollendung und Unendlichkeit. On peut trouver
25. E. Bücken, « Romantismus und Realismus… »,
que Strich établit une antithèse exagérée entre
p. 46. les deux styles qu’il compare, tout en concédant
26. Ibid., p. 47. que son analyse est partiellement juste.
27. Ibid., p. 48. 41. W. Niemann, Die Musik seit Richard Wagner,
p. 27 sq.
28. H. H. Eggebrecht, « Funktionale Musik », en
part. p. 9, note 31. 42. H. J. Moser, Geschichte der deutschen Musik,
vol. 3, p. xi et p. 127 sq.
29. Mendelssohn écr ivit en 1830 à Franz
Hauser : « ils ont chanté avec le même recueil 43. H. Heussner, « Das Biedermeier in der
lement que s’ils avaient été à l’église. Les deux Musik », p. 424.
premières exécutions se sont ainsi déroulées 44. F. Blume, « Die Musik von 1830 bis 1914.
magnifiquement et on a pu à nouveau constater Strukturprobleme einer Epoche », p. 46 sq.
que le public est toujours bon. Ils ont senti 45. F. Sengle, Die literarische Formenlehre, p. 28 sq.
qu’il ne s’agissait pas de musique mais de
46. F. Hand, Ästhetik der Tonkunst, vol. 1, passim.
religion, et qu’ils n’étaient pas au concert mais
à l’église » (cité d’après S. Grossmann-Vendrey, 47. M . G e c k , «
Fr ied r ich Sch neider s
Felix Mendelssohn-Bartholdy und die Musik der “Weltgericht”. Zum Verständnis des Trivialen
in der Musik », p. 102 sq.
Vergangenheit, p. 49).
48. Ibid., p. 105.
30. J. Habermas, Str uktur wandel der Öf fent
lichkeit, p. 17 sq. ; trad. fr. L’Espace public : 49. Ibid., p. 108.
archéologie de la publicité comme dimension 50. H. G. Nägeli, Vorlesungen über Musik mit
constitutive de la société bourgeoise, p. 17 sq. Berücksichtigung der Dilettanten, p. 164 sq. Voir
586
NOTES DU chapitre 3
587
NOTES DU chapitre 4
masses » (W. H. Auden, The Dyer’s Hand and Other plane ce merveilleux élément spirituel que
Essays, « American Poetry », p. 364). l’on ne peut exprimer par des mots, mais que
72. J. H. Mueller, trad. all. Fragen des musika chacun remarque et ressent immédiatement
lischen Geschmacks, p. 119. « Les plus puissants quand la chanson est exécutée par des masses
effets de la poésie et de la musique ont été nombreuses. On l’appelait autrefois onction, ce
déployés, et sont peut-être encore déployés en qui revenait simplement à dire que c’était une
des lieux où ces arts languissent dans le dernier chose merveilleuse. »
degré d’imperfection. » (E. Burke, A Philosophical 79. Pièce de salon pour piano, extrêmement
Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime populaire en son temps, de la compositrice
and Beautiful, rééd. 1792, Introduction, p. 30 ; polonaise Tekla Badarzewska (1834-1861). (NdT)
trad. fr., éd. 1973, Introduction. Du goût, p. 51)
80. H a n s E r ic h P f i t z n e r (186 9 -19 49) ,
73. J. H. Mueller, trad. all. Fragen des musika
compositeur et chef d’orchestre allemand,
lischen Geschmacks, p. 150. Goethe écrivait le
farouchement hostile à la nouvelle musique de
9 août 1797 à Schiller : « Le public d’une grande
l’école de Vienne. La « Rêverie » de Schumann
ville m’a frappé comme étant un phénomène
est la 7e pièce de ses Scènes d’enfant opus 15, qui
très curieux. Il vit dans un constant vertige
datent de 1838. (NdT)
d’acquisition et de consommation, et on ne
peut ni susciter [en lui] ni [lui] communiquer 81. Mélodie opus 19 no 5 d’Eugen Hildach (1849-
ce que nous appelons un état d’esprit [propice 1924). (NdT)
à la réception de la poésie]. Tous les plaisirs, y 82. La formulation de l’original allemand est
compris le théâtre, ne sont là que pour distraire une allusion au proverbe « der Teufel steckt im
[…]. » Detail » (« le diable se cache dans les détails »),
74. Ibid., p. 147. « En fait, la manipulation et le qui sert à souligner que des détails à première
besoin agissant en retour forment un cercle dans vue secondaires voire négligeables peuvent
lequel l’unité du système se soude de plus en plus s’avérer d’une importance capitale. (NdT)
solidement. » (Th. W. Adorno et M. Horkheimer,
Dialektik der Aufklärung, p. 145)
CHAPITRE 4
75. « Nous devons […] au moins continuer
1. « das Charakteristische », adjectif substantivé
à croire que, de même que nous possédons
traduit ici en contexte tantôt par « caractéris
une langue unique, nous pouvons parvenir
à une cult ure unique. » (H. K retzschmar, tique », tantôt par « caractère », tantôt encore par
« Volksmusik und höhere Tonkunst », p. 453) « caractérisation ». (NdT)
Voir aussi A. Halm, Von zwei Kulturen der Musik, 2. E. von Hartmann, Die deutsche Ästhetik seit
p. 199 sq. Kant, 1 re partie, p. 376, rem. 2.
76. R . Wag ner, Gesammelte Schr if ten und 3. W. Seifert, Christian Gottfried Körner, p. 147-158.
Dichtungen, vol. 10, p. 65.
4. W. von Humboldt, « Über die männliche und
77. Ibid., p. 77. weibliche Form », p. 330.
78. Ph. Spitta, Musikgeschichtliche Aufsätze, p. 319 5. « sonate caractéristique » en français dans le
sq. ; voir aussi H. Heine, Zeitungsberichte über texte. (NdT)
Musik und Malerei, p. 23 sq. ; dès 1814, on pouvait
6. La description est publiée dans A. Schering,
lire dans une recension anonyme des Six chants
de guerre allemands [Sechs deutsche Kriegslieder] Beethoven und die Dichtung, annexe no IV, p. 573 sq.
d’A . Met h fessel pa r ue da n s l’Allgemeine 7. J. W. von Goethe, Der Sammler und die Seinigen,
musikalische Zeitung : « Il faut que sur l’ensemble 6e lettre ; trad. fr. Le Collectionneur et les siens, p. 65.
588
NOTES DU chapitre 4
8. G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 1, p. 29 ; trad. fr. 25. Ibid., p. 23 sq.
Cours d’esthétique, vol. 1, p. 28. 26. Ibid., p. 54.
9. H. Kuhn, « Die Vollendung der klassischen 27. F. Schlegel, Über das Studium der griechischen
deutschen Ästhetik durch Hegel », p. 117. Poesie, p. 75 ; trad. fr. Sur l’étude de la poésie
10. G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 1, p. 507 ; trad. fr. grecque, p. 87.
Cours d’esthétique, vol. 2, p. 131. 28. F. Schlegel, « Athenäum-Fragmente », p. 208 ;
11. C. Seidel, Charinomos. Beiträge zur all trad. fr. Fragments, p. 174.
gemeinen Theorie und Geschichte der schönen 29. Ibid., p. 254 ; trad. fr. ibid., p. 216-217 :
Künste, p. 10 : « Tombent naturellement dans des « Cela semble ridicule et étrange à plusieurs
contradictions et des inepties semblables tous lorsque les musiciens parlent des idées de leurs
ceux qui, à ne parler sans cesse que du sublime compositions ; et il pourrait même arriver
insaisissable et de l’élan surnaturel et obscur de souvent que l’on s’aperçoive qu’il y a plus de
la musique, tiennent le beau caractéristique pour pensées dans leur musique que sur elle-même.
plus ou moins inessentiel à l’idéal musical. » Mais celui qui a un sens pour les merveilleuses
12. F. Schlegel, « Athenäum-Fragmente », in affinités dans tous les arts et toutes les sciences,
Charakteristiken und Kritiken I, p. 208 ; trad. fr. ne considérera pas la chose sous le plat point de
Fragments, p. 174. vue de la soi-disant ingénuité, d’après lequel
13. W. von Humboldt, « Über die männliche la musique ne doit être que le langage du
und weibliche Form », p. 329. sentiment, et ne trouvera pas impossible en
soi une certaine tendance de toute la musique
14. F. Th. Vischer (l’auteur de ce paragraphe purement instrumentale vers la philosophie.
est en réalité Karl Köstlin), Ästhetik oder La pure musique instrumentale ne doit-elle
Wissenschaft des Schönen, vol. 5, p. 242. pas se créer elle-même un texte ? Et le thème ne
15. A. W. Schlegel, in F. Schlegel, « Athenäum- vient-il pas en elle aussi développé, confirmé,
Fragmente », p. 208. varié et contrasté que l’objet de la méditation
16. W. von Humboldt, « Über die männliche d’une série d’idées philosophiques ? »
und weibliche Form », p. 330. 30. F. Brendel, Geschichte der Musik in Italien,
17. J. W. von Goethe, Der Sammler und die Deutschland und Frankreich, p. 564 ; voir aussi
Seinigen, 5e lettre ; trad. fr. Le Collectionneur et les p. 552.
siens, p. 56. 31. Le jugement fut repris dans les éditions
18. G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 2, p. 317 ; trad. fr. ultérieures du livre.
Cours d’esthétique, vol. 3, p. 192. 32. F. Brendel, Franz Liszt als Symphoniker, p. 18
19. Ibid., vol. 1, p. 161 (trad. fr. vol. 1, p. 214) et sq. ; voir aussi p. 11 : « L’art, dans son évolution
vol. 2, p. 316 (sur Weber) et p. 317 (sur Rossini) même, s’affine en une précision toujours plus
(trad. fr. vol. 3, p. 191 et p. 192). grande de l’expression ; il aspire à la conscience,
tend à s’unir à la poésie. » [Il s’agit d’Adolf
20. F. Schlegel, Über das Studium der griechischen Bernhard Marx, voir supra, p. 397 sq. (NdT)]
Poesie, p. 58 (voir aussi p. 72) ; trad. fr. Sur l’étude
de la poésie grecque, p. 68-69 (voir aussi p. 83). 33. A. B. Mar x, Die Musik des neunzehnten
Jahrhunderts und ihre Pf lege, p. 58.
21. Ibid., p. 75 ; trad. fr. ibid., p. 87.
34. Ibid., p. 58.
22. F. Th. Vischer, Ästhetik…, vol. 5, p. 242 sq.
35. Ibid., p. 52 : « Dès l’instant où notre art quitte
23. J. Bayer, Ästhetik in Umrissen, vol. 2, p. 94. la sphère des humeurs <Stimmungen> instables
24. J. Volkelt, System der Ästhetik, vol. 2, p. 23. et pénètre dans la sphère supérieure, où des
589
NOTES DU chapitre 4
humeurs fixées, déployées psychologiquement, 49. E. T. A. Hoffmann, Schrif ten zur Musik.
deviennent de véritables images de vie et de Nachlese, p. 34 sq. ; trad. fr. Écrits sur la musique,
caractère, alors se lève pour lui le jour de la p. 38.
vérité et de l’existence supérieures, le jour de la 50. Ibid.
création. […] Dès que la pensée est déterminée
51. Ibid., p. 40.
et caractérisée, le compositeur découvre aussi
la caractérisation des rapports entre les sons. » 52. G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, vol. 1,
p. 142-143.
36. Ibid., p. 57.
53. Nous traduisons ainsi « Geschichtsphilo
37. G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 1, p. 161 et vol. 2,
sophie der Kunst » pour éviter toute confusion
p. 316 ; trad. fr. Cours d’esthétique, vol. 1, p. 214 et
avec « Phi losophie der Kunstgeschichte »
vol. 3, p. 191.
[philosophie de l’histoire de l’art]. (NdT)
38. Ibid., vol. 2, p. 316 ; trad. fr. ibid., vol. 3, p. 191
54. G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, vol. 3, p. 193.
(ainsi que la citation suivante).
55. Ibid., vol. 1, p. 214.
39. Ibid., vol. 2, p. 317 ; trad. fr. ibid., vol. 3, p. 192.
56. Littéralement « l’avant-mars ». Le Vormärz
40. R. Wagner, « Oper und Drama », vol. 3,
désigne l’époque de l’histoire a llemande
p. 297 ; trad. fr. Opéra et drame, t. I, p. 163-164.
allant de 1815 à la révolution de mars 1848, et
41. Ibid., p. 287 et p. 301 ; trad. fr. ibid., p. 149 et le mouvement littéraire progressiste et libéral
p. 168. – également connu sous le nom de Jeune-
42. Ibid., p. 288 ; trad. fr. ibid., p. 150 : « Nous Allemagne (Junges Deutschland) – qui émergea
avons vu encore que la protestation de Weber au cours de cette période. (NdT)
contre Rossini avait été dirigée exclusivement 57. G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, vol. 2, p. 131.
contre la nature superficielle et le manque de
58. Ibid., vol. 3, p. 194.
caractère de cette mélodie, mais en aucune façon
contre la situation antinaturelle du musicien par 59. Ibid., p. 193-194.
rapport au drame même. Au contraire, Weber ne 60. Ibid., p. 175-176.
fit que renforcer le caractère antinaturel de cette 61. F. W. J. Schelling, Philosophie der Kunst ; trad.
situation, lorsque, en ennoblissant le caractère fr. Philosophie de l’art. La théorie du rythme
de ses mélodies, il s’attribua une situation encore musical est développée au § 79, p. 135-138 (trad.
élevée vis-à-vis du poète, d’autant plus élevée fr. p. 182-184). Sur les questions de datation, voir
même que sa mélodie surpassait en noblesse de aussi M. Adam, Schellings Kunstphilosophie, p. 41 sq.
caractère celle de Rossini. »
62. F. W. J. Schelling, Philosophie der Kunst,
43. Ibid., p. 291 ; trad. fr. ibid., p. 154 : « […] il p. 136 ; trad. fr. Philosophie de l’art, p. 182.
brisait en morceaux cette mélodie même et, de
ces fragments épars de son édifice mélodique, il 63. J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie…, vol. IV,
formait suivant les exigences de la déclamation p. 90 sq. ; voir W. Seidel, Über Rhythmustheorien
des paroles, une mosaïque artificielle […]. » der Neuzeit, p. 85 sq. La définition du rythme
par laquelle commence Schelling, de même
44. Ibid., p. 289 ; trad. fr. ibid., p. 151. que l’idée qu’une suite de coups indifférenciée
45. Ibid., p. 301 ; trad. fr. ibid., p. 167. et non accentuée est le « degré le plus bas »
46. L. Tieck, in W. H. Wackenroder, Werke und ou « le genre le plus imparfait » du rythme,
Briefe, p. 245 ; trad. fr. Fantaisies sur l’art, p. 250. ne sont rien d’autre que des citations de
Sulzer à peine modifiées : « Il en ressort que
47. G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, vol. 3, p. 193. le rythme n’est au fond rien d’autre que la
48. Ibid., p. 132-133. div ision pér iodique d’une succession de
590
NOTES DU chapitre 4
choses semblables, rattachant ce qu’elles ont 66. G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 2, p. 277 ; trad.
d’uniforme à la diversité ; de sorte qu’une fr. Cours d’esthétique, vol. 3, p. 142-143. Voir
sensation durable, qui aurait été toujours A. Nowak, Hegels Musikästhetik, p. 76.
semblable (homogène), reçoit des divisions 67. G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 2, p. 283 ; trad. fr.
r y t h m iques sa va r iété et sa diver sité. » Cours d’esthétique, vol. 3, p. 149-150.
(J. G. Sulzer, op. cit., p. 96) Chez Schelling : « Je
68. Ibid., p. 284 ; trad. fr. ibid., p. 151.
n’utiliserai pour ma démonstration, en effet,
69. « Nani gigant um humer is insidentes » :
que le concept très général de rythme […] »
formule attribuée à Bernard de Chartres (xiie s.),
(voir citation qui précède dans le texte, p. 283).
signifiant en réalité moins une prétention à la
Chez Sulzer : « Pour en revenir aux battements
supériorité que l’affirmation de la dette que les
des tambours : si nous nous représentons une
hommes du présent nourrissent à l’égard de
suite de battements égaux se succédant selon
leurs devanciers (en l’occurrence, les Anciens)
des intervalles de temps égaux par l’image de
– et donc métaphore de la translatio studii. (NdT)
points de même grandeur et disposés à égale
distance, […] nous avons là une idée de l’ordre 70. La pensée économique, qui exerce elle aussi
une inf luence sur la pratique et peut pourtant
le plus simple dans la succession des choses, du
être fausse, présente un phénomène analogue.
degré le plus bas et le plus faible du rythme. »
On ne peut comprendre l’histoire espagnole du
(J. G. Sulzer, op. cit., p. 92). Chez Schelling :
xvi e siècle que si l’on a percé à jour les erreurs
« Nous n’avons caractérisé jusqu’à présent […] »
qui dominaient dans la théorie monétaire de
(voir citation plus bas dans le texte, p. 284). Il
ce siècle.
serait trop simple d’en conclure que la théorie
du rythme de Schelling était tributaire de celle 71. R. Schumann, Gesammelte Schrif ten über
Musik und Musiker, vol. 1, p. 37 sq. ; trad. fr. citée
de Sulzer : ce n’est pas là la dernière chose à en
dans M. D. Calvocoressi, Schumann, p. 60.
dire, mais la première. Car la comparaison des
citations montre un glissement entre les deux 72. Voir W. Wiora, « Die Musik im Weltbild der
définitions : là où Sulzer parlait d’une suite deutschen Romantik », p. 19-22.
de battements cadencés, Schelling parle d’une 73. Voir G. von Dadelsen, « Robert Schumann
succession indifférenciée, non accentuée, c’est- und die Musik Bachs », p. 46-59.
à-dire d’un découpage premier et élémentaire 74. R. Schumann, Gesammelte Schriften…, vol. 1,
du temps. Ce qui semblait une simple reprise p. 103.
littérale prend un sens nouveau du fait du
75. Ibid., p. 144 sq. ; trad. fr. dans H. Wolf,
changement de contexte, et Schelling se heurte
Chroniques musicales 1884-1887, p. 25-26.
alors à un problème que Sulzer n’avait pas
même soupçonné, et dont il ne fait lui-même 76. Ibid., p. 147.
qu’esquisser les contours. Il faudra attendre la 77. Ibid., p. 400 : « Où se cachent-ils, ces
réception par Hegel de la théorie schellingienne rom a nt ique s du d iable ? L e bon v ie u x
du rythme pour que ce problème soit posé de directeur musical Mosewius, à Breslau, se
telle sorte que se reconnaisse toute sa portée déclare soudain leur adversaire le plus résolu ;
philosophique. l’Allgemeine musikalische Zeitung les f laire elle
aussi partout. Mais où se cachent-ils donc ?
64. F. W. J. Schelling, Philosophie der Kunst,
Seraient-ce Mendelssohn, Chopin, Bennett,
p. 137 ; trad. fr. Philosophie de l’art, p. 183.
Hiller, Henselt, Taubert ? Qu’ont-ils à objecter
65. Ibid., § 79 ; trad. fr. ibid. (ainsi que la citation contre eux, ces vieux messieurs ? Vanhal, Pleyel,
suivante). Herz et Hünten valent-ils mieux à leurs yeux ? »
591
NOTES DU chapitre 4
592
NOTES DU chapitre 4
593
NOTES DU Chapitre 5
livre XIII, p. 239 ; voir L. Treitler, « On Historical 5. H. H. Eggebrecht, « Das Ausdrucks-Prinzip… »,
Criticism », The Musical Quarterly, p. 196 sq. p. 323-349.
125. J. Kamerbeek, « Legatum Velleianum », 6. Hanslick cite (Vom Musikalisch-Schönen, p. 78 ;
p. 476 sq. trad. fr. Du Beau musical, p. 173) le mot de Schelling
126. H. Glareanus, Dodecachordon, p. 246 sq. sur « l’indifférence sublime de la beauté » (Über
das Verhältnis der bildenden Künste zu der Natur ;
127. Ph. Spitta, Zur Musik, p. 13.
trad. fr. Discours des arts plastiques, p. 169). [Mais
128. Ibid., p. 6. il remplace de façon erronée « de la beauté <der
129. Ibid., p. 4. Schönheit> » par « du beau <des Schönen> ». (NdT)]
130. Ibid., p. 5. 7. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 52.
131. Ibid., p. 10. Goethe écr it à Fr iedr ich von Raumer le
19 janvier 1830 : « Nous autres combattons
132. Ibid., p. 388.
pour la perfection d’une œuvre d’art en elle-
133. Ibid., p. 88. même, ces autres-là pensent à son effet vers
134. Ibid., p. 388 (ainsi que les citations suivantes). l’extérieur. »
135. Ibid., p. 11 sq. 8. « L’interprète peut se libérer immédiatement,
136. « temps perdu » en français dans le texte. grâce à son instr ument, du sentiment qui
(NdT) l’anime et insuff ler à son inter prétation
l’ardeur farouche, le désir brûlant, la force
137. G. W. F. Hegel, Ästhetik, vol. 1, p. 21 ; trad. fr.
sereine et la joie de son âme. » (E. Hanslick,
Cours d’esthétique, vol. 1, p. 16-17.
Vom Musikalisch-Schönen, p. 57 ; trad. fr. Du Beau
musical, p. 147) « Dans l’âme de l’auditeur, cette
CHAPITRE 5 teneur spirituelle relie également le beau à
1. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 35 ; toutes les autres grandes et belles idées. Pour lui,
trad. fr. Du Beau musical, p. 117 – traduction légè la musique n’agit pas seulement et absolument
rement modifiée. (NdT) par sa propre beauté, mais en même temps
2. Ibid., p. 32 ; trad. fr. ibid., p. 112. [Dahlhaus cite comme l’image sonore des grands mouvements
les différentes éditions de l’essai de Hanslick ; dans l’univers. » (E. Hanslick, Vom Musikalisch
nous traduisons donc en nous appuyant sur Schönen, p. 104) La première citation rappelle
la traduction d’A. Lissner, réalisée sur la 9 e et l’esthétique de l’expression de Schubart, qui
dernière édition, en y apportant le cas échéant était en premier lieu une esthétique de la
les modif ications nécessaires. Lorsque la reproduction musicale, la seconde l’esthétique
citation n’appartient pas à un passage traduit du symbole de Vischer et de Lotze. Hanslick
dans cette édition, les références indiquées concède que l’effet sentimental et symbolique
correspondent à l’original. (NdT)] est un fait avéré, mais il conteste le fait que cet
effet puisse être le fondement de l’esthétique.
3. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. v
[préface à la première édition]. 9. R . Schä f ke, Eduard Han slick und die
Musikästhetik, p. 32 sq.
4. Ch. F. D. Schubart, Ideen zu einer Ästhetik der
Tonkunst, p. 7 sq. [Le terme Herzenserguß semble 10. « Le rapport qu’entretiennent nos états de
renvoyer au titre de l’ouvrage de L. Tieck et sentiment à n’importe quelle sorte de beau
W. H. Wackenroder : Herzensergieß ungen eines est bien plutôt l’objet de la psychologie que de
kunstliebenden Klosterbruders, publié en 1795. l’esthétique. » (E. Hanslick, Vom Musikalisch-
(NdT)] Schönen, p. 7)
594
NOTES DU Chapitre 5
11. Dans la première édition (p. 1), Hanslick 21. E . Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen,
s’appuie sur le « traitement philosophique de p. 47 sq. ; trad. fr. Du Beau musical, p. 134.
l’esthétique, qui tente de s’approcher de l’essence 22. Ibid., p. 85 ; trad. fr. ibid., p. 183.
du beau par la voie de la métaphysique » ; dans la
23. Ibid., p. 87 ; trad. fr. ibid., p. 186.
9e édition (1896), il se réclame de la « méthode des
sciences naturelles » (Vom Musikalisch-Schönen, 24. J. Grimm, Deutsche Grammatik, 1 re partie,
9e éd., p. 2 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 64). 2e éd., Göttingen, 1822, p. vi. (NdT)
12. « Le “système” laisse insensiblement la place 25. On trouve le même jugement chez H. von
à la “recherche”. » (Vom Musikalisch-Schönen, Helmholtz : « Le système des gammes, des
9 e éd., p. 3 ; Du Beau musical, p. 64) tonalités et de leur tissu harmonique ne repose
pas sur des lois naturelles immuables, mais il
13. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, 1 re éd., est la conséquence de principes esthétiques
p. 32 ; trad. fr. ibid., p. 112. qui ont été soumis, et le seront encore par
14. Ibid., p. 16 ; trad. fr. ibid., p. 85 (note). la suite, à un changement continuel dû à
l’évolution progressive de l’humanité. » (Die
15. Cité d’après H. Kuhn, « Die Vollendung der
Lehre von den Tonempfindungen, t. II, p. 358) La
klassischen deutschen Ästhetik durch Hegel »,
polémique conduite par Hanslick était dirigée
p. 12.
contre la Natur der Harmonik und der Metrik de
16. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 34 ; M. Hauptmann. Le système de Hauptmann
trad. fr. Du Beau musical, p. 115 – traduction forma à son tour le fondement de la théorie de
modifiée. Riemann.
17. « On voit grâce à cela la position éminemment 26. E . Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen,
spécifique qu’occupe la teneur spirituelle de p. 35 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 115 ; cf.
la musique relativement aux catégories de H. H. Eggebrecht, « Musik als Tonsprache »,
forme et de contenu. On s’attache en effet à voir p. 73-100.
dans le sentiment qu’insuff le la musique son 27. E . Ha n slick , Vom Musikalisch-Schönen,
contenu, son idée, sa teneur spirituelle : les p. 35 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 117 – traduction
suites déterminées de sons, créées par l’art, légèrement modifiée.
n’en seraient en revanche que la simple forme,
28. Ibid., p. 46 ; trad. fr. ibid., p. 131.
la figure, le vêtement sensible du suprasensible.
C’est pour tant la par tie “spécif iquement 29. Ibid., p. 9 ; trad. fr. ibid., p. 73.
musica le” qui const it ue la créat ion de 30. Ibid., p. 41 ; trad. fr. ibid., p. 124 (souligné
l’esprit artiste, auquel s’unit dans une même dans l’original).
compréhension l’esprit qui contemple. » (ibid., 31. F. Gatz, Die Musik-Ästhetik in ihren Haupt
p. 72 ; trad. fr. ibid., p. 167 – traduction modifiée) richtungen.
18. H. R iemann, Katechismus der Musik- 32. J. N. Forkel, Allgemeine Geschichte der Musik,
Ästhetik, p. 41. [Empfindung : dans le contexte de p. 6 : la musique est un « langage de sons ou
l’esthétique du sentiment, c’est la traduction par d’émotions ».
« émotion » qui s’impose. En contexte kantien en
33. W. S er au k y, Die mu s ik ali s c he Nac h
revanche (voir infra), on recourra à la traduction
ahmungsästhetik im Zeitraum von 1700 bis 1850,
canonique par « sensation ». (NdT)]
p. 10.
19. Ibid., p. 31. 34. Dans le jugement suivant, A. Eximeno tente
20. H. Riemann, Groß e Kompositionslehre, t. I, de trouver un semblable équilibre : « E siccome
p. 424. le interiezioni corrispondenti a ciaschedun affetto
595
NOTES DU Chapitre 5
sono comuni a tutte le nazioni, i toni ed i movimenti 43. Ibid., § 53 ; trad. fr. ibid., p. 1115 et p. 1116.
fondamentali della voce, che contengono i primi 44. Ibid., § 53 ; trad. fr. ibid., p. 1116.
principii dell’armonia, sono anch’essi a tutte le
45. Ibid., § 53 ; nous suivons pour cette formule,
nazioni comuni » (Dell’origine e delle regole della
comme ailleurs, la trad. fr. d’A. Philonenko
musica, p. 387 : « Et de même que les interjections
(1979), p. 155.
correspondant à chaque affect sont communs à
toutes les nations, les tons et les mouvements 46. Lettre à Ch. G. Körner du 10 mars 1795, citée
fondamentaux de la voix, qui contiennent les d’après W. Seifert, Christian Gottfried Körner, p. 94.
premiers principes de l’harmonie, sont eux 47. F. von Schiller, Briefe über die ästhetische
aussi communs à toutes les nations. ») Erziehung des Menschen ; trad. fr. Lettres sur
35. « Dans le langage, le fait de remarquer l’éducation esthétique de l’homme, 22e lettre, p. 289
progressivement les diverses qualités et relations (ainsi que la citation suivante).
des objets extérieurs et des idées a donné lieu 48. H. Ch. Koch, Versuch einer Anleitung zur
tant aux inf lexions et aux diverses altérations Composition, t. II, p. 117.
des sons linguistiques d’origine, qu’à l’invention
49. Ibid., p. 58
de ce que nous nommons les parties du discours,
et dans la musique, ou langage des émotions, 50. Après avoir fait la liste des idées mélodiques
à pareille combinaison de sons qui, si on les d’une aria de Graun, Koch remarque : « Aussi
considère dans leurs rapports entre eux, sont bien la répétition de la seconde moitié de
constitués de sons principaux et secondaires, l’une des idées principales […] que la suite de
ou, pour les désigner par les termes techniques la phrase depuis la mesure vingt-trois jusqu’à
de la grammaire, des sons substantifs, adjectifs la fin du premier solo de la voix, ainsi que
et de liaison. » (J. N. Forkel, Allgemeine Geschichte toutes les ritournelles et le deuxième solo en
der Musik, p. 6) entier, jusqu’à la cadence finale, font partie du
développement. » (ibid., p. 63)
36. Ibid., p. 40.
51. À l’encontre de la symphonie et du concerto,
37. « Lorsqu’elle ressent », l’âme se trouve « dans Koch objecte que le passage de l’allegro à l’adagio,
un état de souffrance » (ibid., p. 12). « sans émotion intermédiaire », n’était pas
38. Cf. H. H. Eggebrecht, « Musik als Ton conforme à la « nature de notre âme, à la nature
sprache », p. 73. de la succession des émotions » (ibid., p. 44 sq.).
39. I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 51 ; trad. fr. On trouve un jugement similaire chez Forkel
Critique de la faculté de juger, p. 1110. dans l’analyse d’une sonate de C. P. E. Bach :
« Chacune de nos sensations, même si elle peut
40. Kant parle d’une par t d’un « jeu des être entourée de sensations similaires, en aussi
sensations », d’autre part d’un « langage universel grand nombre qu’elle voudra, n’en constitue pas
des sensations » (ibid., § 53 ; trad. fr. ibid., p. 1115). moins pour elle-même une essence spécifique,
41. Ibid., § 51 ; trad. fr. ibid., p. 1111. à laquelle appartient une aspiration interne
42. Ibid., § 53 ; trad. fr. ibid., p. 1116 : « Bien à se conserver. » (Musikalischer Almanach für
que cette forme mathématique ne soit pas Deutschland auf das Jahr 1784 ; cité d’après
représentée par des concepts déterminés, A. E. Beurmann, Die Klaviersonaten Carl Philipp
c’est d’elle seule que dépend la satisfaction Emanuel Bachs, p. 161)
que la simple réf lexion sur une telle masse de 52. Koch, prisonnier de l’idée selon laquelle
sensations simultanées ou successives associe à l’unité interne d’un mouvement est fondée
leur jeu comme une condition universellement dans l’unité du sentiment, fut empêché de
valable de la beauté de ce dernier. » reconnaître que le contraste entre les thèmes
596
NOTES DU Chapitre 5
597
NOTES DU Chapitre 5
72. Ibid., p. 146 ; trad. fr. ibid., p. 139. 86. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 35 ;
73. Ibid., p. 143 ; trad. fr. ibid., p. 136. trad. fr. Du Beau musical, p. 115 – traduction
fortement modifiée. (NdT)
74. Hanslick range Hegel parmi les « voix
importantes » (Vom Musikalisch-Schönen, p. 95 ; 87. Ibid., p. 35 sq. ; trad. fr. ibid., p. 115 et p. 117
trad. fr. Du Beau musical, p. 197) qui affirment – traduction modifiée. (NdT)
« l’absence de contenu [de la] musique ». 88. Cf. W. von Humboldt , Schr if ten zur
Au « contenu affectif abstrait », il oppose le Sprachphilosophie, p. 191-192 et p. 426-427. (NdT)
« phénomène artistique concret » (ibid., p. 71 ; 89. Voir A. Schoenberg, « Composition avec
trad. fr. ibid., p. 164). douze sons », in Le Style et l’idée. (NdT)
75. G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, 90. Th. W. Adorno, « Fragment über Musik und
t. III, éd. 1954, p. 148 ; trad. fr. Cours d’esthétique, Sprache », in Quasi una fantasia, p. 12 ; trad. fr.
t. III, p. 140 ; la musique « ne laisse pas, comme Quasi una fantasia. Écrits musicaux II, p. 5 (ainsi
les arts plastiques, l’extériorisation à laquelle que la citation suivante).
elle se résout devenir libre et accéder à une
91. L . Wit tgenstein, Philosophische Unter
existence perexistant au repos en elle-même,
suchungen, § 7 et § 19 ; trad. fr. Recherches philo
mais l’abolit comme objectivité et ne permet
sophiques, p. 31 et p. 35. (NdT)
pas à l’extérieur de s’approprier, en tant
qu’extérieur, une existence solide par rapport à 92. Carl St umpf (1848-1936), psycholog ue
nous » (ibid., p. 127 ; trad. fr. ibid., p. 122). D’autre et philosophe allemand, s’intéressa très tôt
part, Hegel exige qu’une mélodie soit tenue à la musique et fut notamment connu de ses
« de telle façon que, toujours, reste devant contemporains par ses travaux sur la perception
notre sensibilité un ensemble total et clos en auditive et sa théorie des émotions. (NdT)
lui-même » (ibid., p. 185 ; trad. fr. ibid., p. 173). 93. objektivier ter Geist, concept de Nicolai
76. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 101 ; Hartmann. Voir Das Problem des geistigen Seins,
trad. fr. Du Beau musical, p. 205. 3e partie, p. 406-564. Et S. Breton, L’Être spirituel,
recherches sur la philosophie de Nicolai Hartmann,
77. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 20 ;
Paris, E. Vitte, 1962, p. 131-151. (NdT)
trad. fr. Du Beau musical, p. 90. (NdT)
94. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 49 ;
78. Le terme, forgé par H. Besseler en 1925,
trad. fr. Du Beau musical, p. 135.
alterne avec Gebrauchsmusik et f unktionale
Musik. (NdT) 95. Ibid., p. 35 ; trad. fr. ibid., p. 115.
79. Ibid., p. 20 sq. ; trad. fr. ibid., p. 90-91. (NdT) 96. H. H. Eggebrecht, « Musik als Tonsprache »,
p. 73 ; et G. Mayer, « Semiotik und Sprachgefüge
80. Tonkunst, littéralement « art des sons ». (NdT) der Kunst », p. 113.
81. L . Wit tgenstein, Philosophische Unter 97. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 49
suchungen, § 109 ; trad. fr. Recherches philo sq. ; trad. fr. Du Beau musical, p. 135-136.
sophiques, p. 84. (NdT)
98. Ibid., p. 35 ; trad. fr. ibid., p. 115.
82. En français dans le texte. (NdT)
99. L . Wit tgenstein, Philosophische Unter
83. Voir supra, chap. 3, note 58. (NdT) suchungen, § 65 ; trad. fr. Recherches philo
84. Voir supra, chap. 3, note 62. (NdT) sophiques, p. 63.
85. H. W. Wackenroder et L. Tieck, Fantaisies sur 100. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen,
l’art, p. 210. (NdT) p. 49 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 135.
598
NOTES DU Chapitre 5
599
NOTES DU chapitre 6
les Parties où il doit être entendu, avec une telle 156. Ibid., p. 281 sq.
proportion qu’il ne s’efface point de l’esprit des 157. Ibid., p. 283.
Auditeurs, & qu’il ne se représente pourtant
158. Ibid., p. 596.
jamais à leur oreille qu’avec les grâces de la
nouveauté. C’est une faute de Dessein de laisser 159. W. von Humboldt, « Über die männliche
oublier son sujet ; c’en est une plus grande de le und weibliche Form », p. 296 sq.
poursuivre jusqu’à l’ennui. » (NdT)] 160. Ibid., p. 314 sq. et p. 316 sq.
132. H. Ch. Koch, Versuch einer Anleitung zur 161. A. B. Marx, Die Lehre…, p. 597.
Composition, t. II, p. 62.
162. Ibid., p. 604.
133. Ibid., p. 117.
163. J. W. von Goethe, « Bildung und Umbildung
134. A. B. Marx, Die Lehre von der musikalischen organischer Naturen », p. 15.
Komposition, t. III, p. 93.
164. A. B. Marx, Die Lehre…, p. 176.
135. Ibid., t. II, p. 8.
165. Ibid., p. 283.
136. Ibid., t. III, p. 92.
166. Ibid., p. 604.
137. Ibid., p. 598.
167. Ibid., p. 105.
138. Ibid., p. 609.
168. Ibid., p. 186.
139. Ibid., p. 598.
169. Ibid., p. 301 et p. 307.
140. J. W. von Goet he, « Einw irk ung der
170. A. B. Mar x, Die Musik des neunzehnten
neueren Philosophie », p. 26. Cf. N. Class, Jahrhunderts…, p. 96.
« Goethe et la méthode de la science », Astérion,
3, 2005. (NdT) 171. Ibid., p. 102.
141. A. B. Marx, Die Lehre…, t. II, p. 6. 172. A. B. Marx, Die Lehre…, t. II, p. 8.
143. Ibid., t. II, p. 5. 174. A. B. Mar x, Die Musik des neunzehnten
Jahrhunderts…, p. 103.
144. Ibid., p. 9.
175. A. B. Marx, Die Lehre…, t. III, p. 604.
145. Ibid., p. 604.
176. Ibid., p. 603.
146. H. Riemann, Groß e Kompositionslehre, t. I,
177. Ibid., p. 307-319.
p. 426.
178. Ibid., p. 335 et p. 336.
147. H. R iemann, Katechismus der Musik-
Ästhetik, p. 31.
CHAPITRE 6
148. Ibid., p. 41.
1. En 1850-1860, un groupe de musiciens
149. A. Halm, Von zwei Kulturen der Musik, p. 52.
pr o g r e s s i s t e s (L i sz t , B e rl ioz , Wa g ne r)
150. Ibid., p. 77. s’érige contre les « conservateurs » (Brahms,
151. Ibid., p. 28. Schumann, Mendelssohn). La forme sonate
152. Ibid., p. 39. et le renouvellement du genre symphonique
par la « musique à programme » sont au cœur
153. A. B. Marx, Die Lehre…, t. III, p. 282. du débat entre la « Neudeutsche Schule » et ses
154. Ibid., p. 604. adversaires. (NdT)
155. Ibid., p. 292 (ainsi que la citation suivante). 2. W. Klatte, Zur Geschichte der Programmusik, p. 6.
600
NOTES DU chapitre 6
3. O. Klauwell, Geschichte der Programmusik von cas, ou par le même nom, ou par des noms
ihren Anfängen bis zur Gegenwart, p. 76 sq. synonymes. Je ne vois donc point pourquoi un
4. J. Kuhnau, « Der von David vermittelst Musicien qui auroit à peindre un objet effrayant,
der Musik curirte Saul » [« Saul apaisé par la ne pourroit pas y réussir en cherchant dans la
musique de David »], IIe Sonate biblique pour Nature l’espèce de bruit qui peut produire en nous
clavier, 1700. (NdT) l’émotion la plus semblable à celle que cet objet y
excite. J’en dis autant des sensations agréables.
5. La première par tie du f inal adagio du
Penser autrement, ce seroit vouloir resserrer les
6e quatuor op. 18 de Beethoven porte le titre de
bornes de l’art & de nos plaisirs. J’avoue que la
« Malinconia », devenu par extension le nom du
peinture dont il s’agit, exige une étude fine &
quatuor tout entier. (NdT)
approfondie des nuances qui distinguent nos
6. Cf. M. Schoen, The Effects of Music. sensations ; mais aussi ne faut-il pas espérer
7. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte que ces nuances soient démêlées par un talent
Schriften und Dichtungen, vol. 4, p. 207 ; trad. ordinaire. » C’est nous qui soulignons. (NdT)]
fr. Opéra et drame, t. II, p. 72 – traduction 10. R. Schäfke, « Quantz als Ästhetiker », p. 213 sq.
entièrement modifiée.
11. W. Serauky, Die musikalische Nachahmungs
8. « Sonate, que me veux-tu ? » Cette phrase ästhetik…, p. 153.
devenue célèbre car elle dénonce l’absence
12. Ibid., p. 21.
de signif ication de la musique purement
instrumentale, est attribuée à Fontenelle (1658- 13. F. Schlegel, « Athenäum-Fragmente », in
1757), dont les bons mots sont abondamment Charakteristiken und Kritiken I, p. 254. ; trad. fr.
cités. Voir V. Anger (éd.), Le Sens de la musique, Fragments, fragment 444 de l’Athenäum, p. 216-217.
vol. 1, p. 45 sq. (NdT) 14. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 34 ;
9. W. S e r au k y, D ie mu s ik a li s c he Na c h trad. fr. Écrits sur la musique, p. 38-39.
ahmungsästhetik im Zeitraum von 1700 bis 15. Ibid., p. 115 ; trad. fr. ibid., p. 98.
1850, p. 18. [Il s’agit du Discours préliminaire
16. R . Wag ner, « O per u nd Dr a ma », i n
à l’Encyclopédie : « La Musique, qui dans son
Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 3,
origine n’étoit peut-être destinée à représenter
passim ; trad. fr. Opéra et drame, t. I, passim.
que du bruit, est devenue peu à peu une espèce
de discours ou même de langue, par laquelle on 17. W. Wior a , «
Zw i schen absoluter und
exprime les différens sentimens de l’âme, ou Programmusik », p. 381 ; A. Welleck, « Über das
plutôt ses différentes passions : mais pourquoi Verhältnis von Musik und Poesie », p. 574.
réduire cette expression aux passions seules, 18. Triton : en musique, intervalle de trois tons,
& ne pas l’étendre, autant qu’il est possible, soit une demi-octave (quarte augmentée ou
jusqu’au x sensations même ? Quoique les quinte diminuée), considéré dans l’harmonie
perceptions que nous recevons par divers classique comme l’intervalle dissonant par
organes diffèrent entr’elles autant que leurs excellence (et pierre angulaire de la cadence
objets, on peut néanmoins les comparer sous parfaite). (NdT)
un autre point de vue qui leur est commun, 19. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 20 ;
c’est-à-dire, par la situation de plaisir ou de trad. fr. Du Beau musical, p. 90.
trouble où elles mettent notre âme. Un objet
effrayant, un bruit terrible, produisent chacun 20. Ibid., p. 34 ; trad. fr. ibid., p. 115 – traduction
en nous une émotion par laquelle nous pouvons fortement modifiée.
jusqu’à un certain point les rapprocher, & que 21. Ibid., p. 35 ; trad. fr. ibid., p. 117 – traduction
nous désignons souvent dans l’un & l’autre modifiée.
601
NOTES DU chapitre 6
22. Ibid., p. 33 ; trad. fr. ibid., p. 113 : « La 41. Franz Liszts Briefe, in La Mara (éd.), Briefe
différence principale est que le kaléidoscope hervorragender Zeitgenossen, vol. 3, p. 135.
sonore apparaît à l’oreille comme l’émanation 42. Ibid., p. 125.
directe d’un esprit artiste créateur, tandis que
43. F. Brendel, Frantz Liszt als Symphoniker, p. 11.
celui qui est fait pour l’œil n’est qu’un jouet au
mécanisme ingénieux. » 44. R. Wagner, « Über Franz Liszts symphonische
Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und
23. Ibid., p. 42 ; trad. fr. ibid., p. 125 – traduction
Dichtungen, vol. 5, p. 195 ; trad. fr. « Sur les poèmes
légèrement modifiée.
symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en prose,
24. F. Brendel, Frantz Liszt als Symphoniker, p. 11. vol. 7, p. 284 – traduction modifiée.
25. Ibid., p. 18. 45. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 35
26. H. Schole, Tonpsychologie und Musikästhetik, et p. 49 ; trad. fr. Du Beau musical, p. 115 et p. 135.
p. 83. 46. Voir ci-dessus note 18.
27. F. Brendel, Frantz Liszt als Symphoniker, p. 12 sq. 47. F. Liszt, Gesammelte Schriften, vol. V, p. 172.
28. E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik, p. 34 ; 48. G. Ligeti, « Form in der Neuen Musik », p. 26.
trad. fr. Écrits sur la musique, p. 38.
49. R. Schumann, Gesammelte Schrif ten über
29. En français dans le texte. Musik und Musiker, vol. 1, p. 83 [article paru le
30. E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, p. 42 ; 14 août 1835 dans la Neue Zeitschrift für Musik
trad. fr. Du Beau musical, p. 125. (NdT)] ; trad. fr. Sur les musiciens, p. 151 (« Berlioz,
épisode de la vie d’un artiste »). Ferdinand
31. Ibid., 93 ; trad. fr., ibid., p. 193.
Hand, dont l’esthétique, on peut l’affirmer,
32. Ibid., p. 22 ; trad. fr. ibid., p. 93-95. a mis en système la communis opinio des gens
33. W. von Lenz, Beethoven. Eine Kunststudie, cultivés, écrivait au sujet de Beethoven : « […] Ce
vol. 2, p. 47. qu’il a mis en forme dans des images sonores,
c’était lui, sa vie, son destin. […] Toutes les
34. F. Liszt, « Berlioz und seine “Harold-
idées qu’il concevait devaient d’abord devenir
Symphonie” », in Gesammelte Schriften, vol. IV,
une composante de sa propre existence et ne se
p. 103.
manifester que comme telles […]. » (Ästhetik der
35. F. Brendel, Geschichte der Musik in Italien…, Tonkunst, vol. 2, p. 425 sq.)
p. 624.
50. Rapporté par Valéry dans ses « Souvenirs
36. F. Liszt, « Tannhaüser », in Gesammelte littéraires », Conférences (1939), repris dans
Schriften, vol. III/2, p. 15. [La citation d’après Variété. (NdT)
Shakespeare est tirée du Roi Jean, IV, 2. (NdT)]
51. P. Valér y, « Poésie et pensée abstraite »,
37. G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, Variété, in Œuvres, t. I, p. 1320-1321.
t. III, éd. 1954, p. 142 sq. ; trad. fr. Cours
52. Edvard Gr ieg, 66 pièces pour pia no
d’esthétique, t. III, p. 135-136. composées de 1867 à 1901. (NdT)
38. F. Liszt, « Marx und sein Buch “Die Musik 53. I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 53 ; trad. fr.
des neunzehnten Ja hrhunder ts und ihre Critique de la faculté de juger, p. 1116. (NdT)
Pf lege” », in Gesammelte Schriften, vol. IV, p. 388.
54. Pianiste v ir t uose et chef d’orchestre
39. F. Liszt, « Berlioz und seine “Harold- renommé, Hans von Bülow (1830-1894) crée en
Symphonie” », in Gesammelte Schriften, vol. IV, 1877 à Hanovre la 1 re symphonie de Brahms en
p. 108. la sous-titrant : « 10 e symphonie de Beethoven ».
40. Ibid., p. 131. (NdT)
602
NOTES DU Chapitre 7
55. Cf. A. Lorenz, Das Geheimnis der Form bei 7. I. Kant, Critique de la faculté de juger, § 45, in
Richard Wagner, 1924-1933, où sont étudiés du Œuvres philosophiques II, p. 1088-1089.
point de vue formel le Ring, Tristan, les Maîtres 8. R . Wag ner, « O per u nd Dr a m a », i n
chanteurs et Parsifal. La forme Bar remonte aux Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 4,
Meistersinger du xiv e s. (NdT) p. 199 ; trad. fr. Opéra et drame, t. II, p. 235.
56. Voir K. Rosenkranz, Ästhetik des Häßlichen ; 9. Ibid., p. 98 ; trad. fr. ibid., t. II, p. 72 : « Le
trad. fr. Esthétique du laid, p. 68. langage moderne ne se prête pas à l’invention
poétique ; autrement dit, une intention poétique
CHAPITRE 7 ne peut pas être réalisée en lui, elle ne peut qu’y
être énoncée comme telle. »
1. A. Heuss, « Eine motivisch-thematische Studie
über Liszts sinfonische Dichtung “Ce qu’on 10. Ibid., p. 207 ; trad. fr. ibid., t. II, p. 249 : « Si
entend sur la montagne” », p. 10. […] l’expression du musicien – comme telle – est
encore perceptible, c’est qu’elle n’est pas non
2. P. Moos, Richard Wagner als Ästhetiker, p. 349. plus encore remplie par l’intention poétique ; et
3. R. Wagner, « Über Franz Liszts symphonische ce n’est que lorsque, à réaliser cette intention,
Dicht ungen », in Gesammelte Schr if ten und elle a disparu complètement comme une chose
Dichtungen, vol. 5, p. 193 ; trad. fr. « Sur les à part, [une chose] perceptible, qu’il n’y a plus
poèmes symphoniques de Franz Liszt », in ni intention ni expression, et que le réel, auquel
Œuvres en prose, vol. 7, p. 281 – traduction tous les deux aspiraient, est chose ayant pu être
légèrement modifiée. faite ; et ce réel, c’est le drame […]. »
4. R . Wag ner, « Ü ber die A nwendung der 11. R. Wagner, « Über Franz Liszts symphonische
Mu si k au f d a s D r a m a », i n G e s ammelt e Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und
Schr if ten und Dicht ungen, vol. 10, p. 181 ; Dichtungen, vol. 5, p. 192 ; trad. fr. « Sur les poèmes
trad. fr. « De l’application de la musique au symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en
drame », in Œuvres en prose, vol. 12, p. 278 : prose, vol. 7, p. 278 : « Nous sommes donc d’accord
« C e t te néce ssité [du prog r a m me, Nd A] sur ce point, et nous reconnaissons qu’il a fallu
f init par produire ces musiques purement donner dans ce bas monde à la divine musique
mé lo d r a m a t iq ue s , ac c omp a g né e s d’u ne un élément de liaison, et qui même – nous l’avons
action pantomime, et par conséquent des vu – la conditionne, afin de rendre possible son
récitatifs instr umentaux [Wagner pense ici existence. »
manifestement à Roméo et Juliette de Berlioz, 12. Ibid. ; trad. fr. ibid., p. 279.
Nd A] ; tandis que la terreur de toute cette 13. R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der
amor phie dissolvante remplissait le monde Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften
de la critique, il ne restait plus qu’à mettre und Dichtungen, vol. 10, p. 177 ; trad. fr. « De
au jour la nouvelle forme du drame musical l’application de la musique au drame », in
engendré au milieu de telles douleurs. » Œuvres en prose, vol. 12, p. 273.
5. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte 14. « raison d’être » en français dans le texte.
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 277 ; trad. fr.
15. Le terme de « musique pure » ou « absolue »
Opéra et drame, t. I, p. 133.
<absolute Musik> que Wagner emploie en 1846,
6. R. Wagner, « Eine Mitteilung an meine dans son programme de la 9 e symphonie de
Fre u nde », i n G esammelte Schr if te n und Beethoven, comme synonyme de musique
Dichtungen, vol. 4, p. 318 ; trad. fr. « Une instrumentale (R. Wagner, « Programm zur
communication à mes amis », in Œuvres en 9. Symphonie von Beethoven », in Gesammelte
prose, vol. 6, p. 138. Schriften und Dichtung, vol. 2, p. 61 ; trad. fr.
603
NOTES DU Chapitre 7
« Compte rendu de l’exécution de la Neuvième 25. R. Wagner, « Ü ber die Ouver t üre », in
symphonie de Beethoven en 1846 à Dresde, Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 1,
suivi d’un programme », in Œuvres en prose, p. 201 ; trad. fr. « De l’ouverture », in Œuvres en
vol. 2, p. 38) prend une signification polémique prose, vol. 1, p. 242 – traduction modifiée.
dans Opéra et drame : il désigne une musique 26. R. Wagner, « Ouvertüre zu Koriolan », in
arrachée à son fondement et maintenue dans Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 5,
un isolement fallacieux (R. Wagner, « Oper und p. 176 ; trad. fr. « Ouverture de “Coriolan” de
Drama », in Gesammelte Schriften und Dichtungen, Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 7, p. 253
vol. 3, p. 233 ; trad. fr. Opéra et Drame, t. 1, partie I, – traduction modifiée. Sur la page de titre de
chap. 1 ; ibid., vol. 4, p. 177 ; trad. fr. ibid., t. II, l’ouverture Jour de fête op. 115, on lit : « poème
p. 199). Au « musicien pur » correspond, après <gedichtet> […] de Ludwig van Beethoven ».
la scission de l’œuvre d’art totale de l’Antiquité
27. R. Wagner, « Ü ber die Ouver t üre », in
en « arts purs particuliers » (ibid., vol. 5, p. 61),
Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 1,
le « poète dramatique pur », ibid., vol. 4, p. 188 ;
p. 200 ; trad. fr. « De l’ouverture », in Œuvres en
trad. fr. ibid., t. II, p. 218).
prose, vol. 1, p. 241 – traduction complétée.
16. « musique pure » en français dans le texte.
28. R. Wagner, « Ouvertüre zu Koriolan », in
17. Selon Wagner, Beethoven commet une Gesammelte Schriften und Dichtungen, vol. 5,
« erreur ar tistique » en individualisant le p. 174 ; trad. fr. « Ouverture de “Coriolan” de
langage musical de la symphonie sans lui donner Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 7, p. 249 –
par des mots un objet défini et doté de contours traduction modifiée.
clairs (ibid., vol. 3, p. 277 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 133).
29. R. Wagner, « Beethoven », in Gesammelte
18. R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der Schriften und Dichtungen, vol. 9, p. 107 ; trad. fr.
Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften « Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 10, p. 94.
und Dichtungen, vol. 10, p. 180 ; trad. fr. « De
30. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
l’application de la musique au drame », in
Schriften und Dichtungen, vol. 4, p. 187 ; trad. fr.
Œuvres en prose, vol. 12, p. 277.
Opéra et drame, t. II, p. 217. Cf. aussi ibid., vol. 3,
19. F. Gatz, Die Musik-Ästhetik in ihren Haupt p. 281 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 138 : « Ce sujet ne
richtungen, p. 308. pouvait être trouvé naturellement qu’en dehors
20. R. Wagner, « Ein glücklicher Abend », in de la musique, et pour la musique instrumentale
Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 1, sans mélange, il ne pouvait résider que dans la
p. 140 ; trad. fr. « Une soirée heureuse », in fantaisie. »
Œuvres en prose, vol. 1, p. 138. 31. Ibid., vol. 4, p. 199 ; trad. fr. ibid., t. II, p. 234.
21. Ibid., p. 143 ; trad. fr. ibid., p. 142. 32. Ibid., vol. 3, p. 281 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 139.
22. Ibid., p. 144 ; trad. fr. ibid., p. 143-144. Dans Die Gränzen der Musik und Poesie, August
Wilhelm Ambros écrit à propos des symphonies
23. Ibid., p. 146 ; trad. fr. ibid., p. 146. de Beethoven : « Cette musique lutte avec
24. R. Wagner, « Beethoven », in Gesammelte violence pour atteindre à une expression
Schriften und Dichtungen, vol. 9, p. 64 sq. ; trad. déterminée. Elle est comme l’esprit ensorcelé
fr. « Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 10, qu’un seul mot, prononcé par celui à qui il
p. 34 sq. Le postulat d’une séparation entre le apparaît, pourrait délivrer – mais lui-même
biographique et l’esthétique, par lequel Wagner n’a pas le droit de prononcer ce mot et l’autre
se distingue de Schumann, pouvait sembler reste muet, essayant de deviner, cherchant
paradoxal au xix e siècle : il est devenu une éperdument le mot juste devant l’apparition. »
évidence au xx e. (p. 131) Et dans son compte rendu du festival
604
NOTES DU Chapitre 7
de musique de Karlsr uhe dirigé par Liszt und Dichtungen, vol. 10, p. 187 sq. ; trad. fr. « De
en octobre 1853 [Das Karlsruher Musikfest im l’application de la musique au drame », in
Oktober 1853, unter Liszts Leitung], Richard Pohl Œuvres en prose, vol. 12, p. 288 sq.
écrit : « Nés comme par magie de sa musique [il 42. Pour les deux citations : R. Wagner, « Oper
s’agit ici du Roméo et Juliette de Berlioz, NdA], und Drama », in Gesammelte Schr if ten und
les personnages se dressent devant nous dans Dichtungen, vol. 4, p. 175 ; trad. fr. Opéra et drame,
leur plus grande plasticité. Ils vivent et aiment, t. II, p. 196-197 – traductions modifiées.
agissent et luttent de toutes leurs forces pour
43. R. Wagner, « Über Franz Liszts symphonische
découvrir le mot qui pourrait rompre leur
Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und
sortilège. Mais ils demeurent dans le cercle
Dichtungen, vol. 5, p. 193 ; trad. fr. « Sur les poèmes
magique, condamnés à aller au plus loin de ce
symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en
que peut réaliser la musique instrumentale
prose, vol. 7, p. 280 (ainsi que la citation suivante).
pure. » (R. Pohl, Gesammelte Schriften über Musik
und Musiker, vol. 2 : Franz Liszt, p. 36.) 44. F. Liszt, « Berlioz und seine “Harold-
Symphonie” », in Gesammelte Schriften, vol. IV,
33. R. Wagner, « Das Kunstwerk der Zukunft »,
p. 58.
in Gesammelte Schriften und Dichtungen, vol. 2,
p. 80 ; trad. fr. « L’œuvre d’art de l’avenir », in 45. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
Œuvres en prose, vol. 3, p. 117. Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 277 ; trad. fr.
Opéra et drame, t. I, p. 133.
34. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 277 ; trad. fr. 46. R. Wagner, « Ü ber Franz Liszts symphonische
Opéra et drame, t. I, p. 132-133. Dicht ungen », in Gesammelte Schr if ten und
Dichtungen, vol. 5, p. 192 ; trad. fr. « Sur les
35. Ibid., p. 279 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 135-136
poèmes symphoniques de Franz Liszt », in
– traduction légèrement modifiée.
Œuvres en prose, vol. 7, p. 279 – traduction
36. R. Wagner, « Das Kunstwerk der Zukunft », légèrement modifiée.
in Gesammelte Schriften und Dichtungen, vol. 2,
47. Ibid., p. 191 ; trad. fr. ibid., p. 278 : « Rien n’est
p. 92 ; trad. fr. « L’œuvre d’art de l’avenir », in
moins absolu (au moment de son apparition
Œuvres en prose, vol. 3, p. 133-134. dans la vie, bien entendu) que la musique,
37. R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der et les défenseurs d’une musique absolue ne
Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften savent certainement pas ce qu’ils veulent dire ;
und Dichtungen, vol. 10, p. 178 ; trad. fr. « De il suffirait, pour les confondre, d’exiger d’eux
l’application de la musique au drame », in de nous montrer une musique indépendante
Œuvres en prose, vol. 12, p. 273. de la forme que (selon les liens de causalité)
38. R. Wagner, « Zukunftsmusik », in Gesammelte elle emprunte aux mouvements du corps ou
Schriften und Dichtungen, vol. 7, p. 112 ; trad. fr. au vers récité. » En 1851, Wagner faisait du
« Musique de l’avenir. Lettre sur la musique, à concept de « musique pure » (ou absolue) un
M. Fr. Villot », in Œuvres en prose, vol. 6, p. 212-213 usage polémique ; en 1857 – après que Hanslick
– traduction légèrement modifiée. (Vom Musikalisch-Schönen, p. 20 ; trad. fr. Du Beau
musical, p. 90) l’a converti en concept positif –,
39. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte i l l’abandonne tota lement et le dénonce
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 279 ; trad. fr. comme idée aberrante <Unbegriff>. Il évitera de
Opéra et drame, t. I, p. 135-136. l’employer dans ses écrits plus tardifs.
40. Ibid., p. 282 sq. ; trad. fr. ibid., t. I, p. 140 sq. 48. R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der
41. R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften
Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften und Dichtungen, vol. 10, p. 178 ; trad. fr. « De
605
NOTES DU Chapitre 7
l’application de la musique au drame », in 60. R. Wagner, « Ü ber die Ouver t üre », in
Œuvres en prose, vol. 12, p. 273. Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 1,
49. R. Wagner, « Über Franz Liszts symphonische p. 201 ; trad. fr. « De l’ouverture », in Œuvres en
Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und prose, vol. 1, p. 242.
Dichtungen, vol. 5, p. 192 ; trad. fr. « Sur les poèmes 61. R . Wa g ne r, « Ü b e r d ie A nwe ndu n g
symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en prose, der Musik auf das Drama », in Gesammelte
vol. 7, p. 279. Schrif ten und Dichtungen, vol. 10, p. 180 sq. ;
50. Traduction entièrement modifiée. trad. fr. « De l’application de la musique au
drame », in Œuvres en prose, vol. 12, p. 277 :
51. Ibid., p. 195 ; trad. fr. ibid., p. 284.
Beethoven « répéta, en employant l’alternance
52. Suite de la citation précédente. habituelle des tonalités, la première par tie
53. R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der du morceau, sans se soucier si le cours
Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften intéressant du “milieu”, destiné à collaborer
und Dichtungen, vol. 10, p. 181 ; trad. fr. « De au développement thématique, nous avait déjà
l’application de la musique au drame », in préparés à attendre la conclusion ; c’est pour
Œuvres en prose, vol. 12, p. 278. l’auditeur attentif une faute évidente ». Ce n’est
54. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte pas l’équilibre de la forme, mais sa motivation,
Schriften und Dichtungen, vol. 4, p. 175 ; trad. fr. qui pour Wagner est décisif : fait largement
Opéra et drame, t. II, p. 197. ignoré dans les analyses qui recherchent chez
Wagner des symétries.
55. R. Wagner, « Ü ber die Anwendung der
Musik auf das Drama », in Gesammelte Schriften 62. W. Niemann, Die Musik seit Richard Wagner,
und Dichtungen, vol. 10, p. 178 ; trad. fr. « De p. 3, 65, 125 ; E. Bücken, Die Musik des 19.
l’application de la musique au drame », in Jahrhunderts bis zur Moderne, p. 1 sq., p. 196, p. 201
Œuvres en prose, vol. 12, p. 273-274 ; l’élément et p. 234.
pantomimique n’est pas complètement aboli 63. G. W. Fink, « Die neu-romantische Schule »,
dans la sublimation, si poussée soit-elle : quand col. 665 : « L’école néoromantique a été reprise
des thèmes sont opposés l’un à l’autre, « ils par tant de plumes que le terme a presque fini
se complètent toujours comme les éléments par avoir une certaine sonorité. »
masculin et féminin d’un même caractère
fondamental ». 64. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 276 ; trad. fr.
56. R. Wagner, « Ü ber die Ouver t üre », in
Opéra et drame, t. I, p. 157.
Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 1,
p. 200 ; trad. fr. « De l’ouverture », in Œuvres en 65. Voir ibid., p. 300 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 167 :
prose, vol. 1, p. 241. « Ce qu’il [Meyerbeer] demandait donc à son
poète [Scribe] était, dans une certaine mesure,
57. Ibid., p. 201 ; trad. fr. ibid., p. 243.
la mise en scène de l’orchestre de Berlioz. »
58. R. Wagner, « Über Franz Liszts symphonische
66. Ibid., p. 284 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 142.
Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und
Dichtungen, vol. 5, p. 189 ; trad. fr. « Sur les poèmes 67. R . Gr im m, «
Zur Wor tgesch ichte des
symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en Begriffs “Neuromantik” », in Das Nachleben der
prose, vol. 7, p. 275. Romantik in der modernen deutschen Literatur,
59. R. Wagner, « Glucks Ouvertüre zu Iphigenie p. 32-50.
in Aulis », in Gesammelte Schriften und Dichtungen, 68. J. Barzun décrit en détail les relations entre
vol. 5, p. 118 ; trad. fr. « L’ouverture d’“Iphigénie en Berlioz et Wagner, « who feard and loved and
Aulide” de Gluck », in Œuvres en prose, vol. 7, p. 170. hated and admired Berlioz by turns » (Berlioz and
606
NOTES DU Chapitre 7
the Romantic Century, vol. 2, p. 28, note 94 ; voir Berlioz, NdA], on fit appel, pour sa justification,
aussi vol. 2, p. 176 sq.) à la puissance de l’imagination […]. »
69. R . Wag ner, Gesammelte Schr if ten und 79. Ibid., p. 277 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 133.
Dichtungen, vol. 12, p. 85 ; trad. fr. « Sur Hector 80. Ibid., p. 278 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 134.
Berlioz, extrait des Amusements parisiens », in
81. Ibid., p. 284 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 142.
Lettres françaises, p. 15.
82. Voir supra, chap. 4, note 56. (NdT)
70. Ibid., p. 86 ; trad. fr. ibid., p. 17.
83. G. W. Fink, « Über den Reiz des Häß lichen
71. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
auch in der Musik », col. 3-9.
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 297 ; trad. fr.
Opéra et drame, t. I, p. 163. 84. Ibid., col. 3
72. R . Wag ner, G esammelte Schr if ten und 85. C h . H. Wei sse, Sys tem der Ä s thet ik … ,
Dichtungen, vol. 12, p. 86 ; trad. fr. « Sur Hector vol. 1, p. 182 ; G. W. Fink, « Über den Reiz des
Häßlichen … », col. 7.
Berlioz, extrait des Amusements parisiens », in
Lettres françaises, p. 17 : « Heureux Auber, qui ne 86. Ordre et nat ure sont les autorités de
connaissait pas les symphonies de Beethoven ! référence du conservatisme esthétique comme
Berlioz, lui, les connaissait ; bien plus, il les du conservatisme politique.
comprenait, elles l’avaient transporté, elles 87. Ch. H. Weisse, System der Ästhetik…, vol. 1,
avaient enivré son âme […]. » p. 184 : « Dans les sphères plus légères et moins
73. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte profondes, la laideur, par exemple chez certains
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 282 ; trad. fr. poètes, apparaît davantage comme l’expression
Opéra et drame, t. I, p. 139. d’un mécontentement et d’une insatisfaction ;
tandis que plus le démér ite est grave et
74. R . Wag ner, G esammelte Schr if ten und profond, plus elle manifeste la conscience de la
Dichtungen, vol. 12, p. 87 ; trad. fr. « Sur Hector dépravation et de la damnation. »
Berlioz, extrait des Amusements parisiens », in
88. G. W. Fink, « Über den Reiz des Häßlichen … »,
Lettres françaises, p. 18-19.
col. 7.
75. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
89. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 283 ; trad. fr.
Schriften und Dichtungen, vol. 3, p. 283 ; trad. fr.
Opéra et drame, t. I, p. 141 – traduction modifiée.
Opéra et drame, t. I, p. 141.
76. Ibid., p. 251 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 92 : « […] la
90. G. W. Fink, « Über den Reiz des Häßlichen … »,
mélodie pure se [révéla] à lui [Rossini] comme la
col. 8.
seule chose vivante dans l’opéra » – traduction
modifiée. 91. H. R. Jauss (éd.), Die nicht mehr schönen
Künste. Grenzphänomene des Ästhetischen.
77. Ibid., p. 283 ; trad. fr. ibid., t. I, p. 141 –
traduction modifiée. 92. H. L ot ze, G eschichte der Ä s thet ik in
Deutschland, p. 339.
78. Ibid., p. 301 sq. ; trad. fr. ibid., t. I, p. 169-170 :
93. Ch. H. Weisse, System der Ästhetik…, vol. 1,
« En fait, la musique de Meyerbeer produit sur
p. 180.
ceux qui pensent s’édifier en elle, un effet sans
cause. […] Cet acte même ne pouvait à son tour 94. « Vérité » comprise, non comme pertinence
être facilité qu’en se reliant à d’autres situations d’une idée, mais comme sphère à laquelle une
d’un effet absolu [i. e. non fondé dans une chose appartient et hors de laquelle elle tombe.
« intuition poétique », NdA]. Dans la musique 95. Ch. H. Weisse, System der Ästhetik…, vol. 1,
instrumentale la plus extrême [i. e. celle de p. 182 sq.
607
NOTES DU Chapitre 7
96. H. L ot ze, G eschichte der Ä s thet ik in due à Arnaud Prêtre a été reprise, amendée et
Deutschland, p. 336 sq. complétée par Sacha Zilberfarb. (NdE)
97. A. Ruge, Neue Vorschule der Ästhetik (1837). 106. R. Wagner, « L’art de diriger l’orchestre »,
98. H. L ot ze, G eschichte der Ä s thet ik in in Œuvres en prose, vol. 9, p. 260 – traduction
Deutschland, p. 339. légèrement modifiée.
107. C. Wagner, Journal, 16 août 1869, vol. 1, p. 161.
99. A. Ruge, Neue Vorschule der Ästhetik, p. 88,
note. L’argumentation, modèle de polémique 108. Ibid., 22 décembre 1878, vol. 3, p. 284.
entre hégéliens, où l’échange d’arg uments 109. R. Wagner, « Le judaïsme dans la musique »,
plane dans l’air raréfié de l’abstraction, est trop in Œuvres en prose, vol. 7, p. 114.
compliquée pour pouvoir être résumée en une
110. C. Wagner, Journal, 11 novembre 1878,
simple formule.
vol. 3, p. 241.
100. Ibid., p. 93.
111. Voir ibid., 15 février 1881, vol. 4, p. 48.
101. K. Rosenkranz, Ästhetik des Häß lichen,
112. Ibid., 14 juin 1870, vol. 1, p. 283.
p. 8 ; trad. fr. Esthétique du laid, p. 44. Selon
Rosenkranz, le beau repose en lui-même ; il 113. Ibid., 24 avril 1881, vol. 4, p. 90.
« est donc, comme le bien, un absolu, et le laid, 114. R. Wagner, « Une communication à mes
comme le mal, n’est qu’un relatif » (ibid., p. 8 ; amis », in Œuvres en prose, vol. 6, p. 21.
trad. fr. ibid., p. 45). C’est à Rosenkranz que se 115. C. Wagner, Journal, 7 mars 1878, vol. 3, p. 59.
réfère W. Nagel, lorsqu’il écrit dans Über den
116. Ibid., 13 jui l let 1872, vol. 1, p. 634
Begriff des Häßlichen in der Musik [Sur le concept
– traduction modifiée.
du laid dans la musique] : « Le laid, cela peut
être la contradiction, ou l’opposition. Dans 117. Ibid., 12 décembre 1881, vol. 4, p. 217
l’art, c’est un élément de juxtaposition, là où – traduction rectifiée.
le beau présente un élément de subordination. 118. Ibid., 26 juin 1880, vol. 3, p. 592 – traduction
Une œuvre d’art qui ne serait composée que de légèrement modifiée.
singularités laides serait une chose tout à fait 119. R. Wagner, « Rapport à sa Majesté le Roi
curieuse ; sur le plan technique, il est certain Louis II, de Bavière, sur la fondation d’une école
qu’elle pourrait être excellente, mais elle allemande de musique, à Munich », in Œuvres en
serait à coup sûr d’un effet ridicule. » (p. 18) Le prose, vol. 9, p. 34-35.
paradigme du laid « émancipé » en musique,
120. R. Wagner, « Beethoven », in Œuvres en
contre lequel vitupère Nagel, est Debussy.
prose, vol. 10, p. 87.
102. R. Schumann, Gesammelte Schriften über
121. C. Wagner, Journal, 13 octobre 1881, vol. 4,
Musik und Musiker, vol. 1, p. 50 ; trad. fr. citée
p. 174.
dans M. D. Calvocoressi, Schumann, p. 60.
122. Ibid., 20 fév r ier 1879, vol. 3, p. 326
103. C . Da h lhaus, Wagners Konzeption des
– traduction rectifiée.
musikalischen Dramas.
123. Ibid., 13 novembre 1878, vol. 3, p. 243
104. R . Schu ma n n, G esammelte Schr if ten
– traduction complétée.
über Musik und Musiker, vol. 1, p. 50 ; trad. fr.
(modif iée) citée dans M. D. Calvocoressi, 124. E. Hanslick, Du Beau musical, p. 111.
Schumann, p. 60. 125. R. Wagner, « Musique de l’avenir », in
105. Pour cette section du chapitre 7 sur « Wagner Œuvres en prose, vol. 6, p. 207.
et Bach », une première version provisoire 126. Ibid., p. 234-235.
608
NOTES DU Chapitre 7
609
NOTES DU Chapitre 7
159. W. H. Wackenroder et L . Tieck, Werke 171. Ibid., p. 121 ; trad. fr. ibid., p. 226.
und Briefe, p. 242 ; trad. fr. Fantaisies sur l’art, 172. R. Wagner, « Beethoven », in Gesammelte
p. 247. Schriften und Dichtungen, vol. 9, p. 68 ; trad. fr.
160. R. Wagner, « Beethoven », in Gesammelte « Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 10, p. 40.
Schriften und Dichtungen, vol. 9, p. 105 sq. ; trad. 173. R. Wagner, « Oper und Drama », in Gesammelte
fr. « Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 10, Schriften und Dichtungen, vol. 4, p. 202 ; trad. fr.
p. 91-92 – traduction légèrement modifiée. Opéra et drame, t. II, p. 239 sq. – traduction
161. W. H. Wackenroder et L. Tieck, Werke und entièrement modifiée.
Briefe, p. 245 ; trad. fr. Fantaisies sur l’art, p 250. 174. K. Kraus, « Der sterbende Mensch », in
162. I. e. sans laquelle elle n’est pas compré Worte in Versen I, p. 69. (NdT)
hensible, « perceptible » comme mélodie. 175. F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie,
163. Une modulation, un changement des p. 130. (NdT)
tonalités ne paraît « nécessaire » et non plus 176. I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 53 ; trad.
« arbitraire » que lorsqu’elle se fonde sur un fr. Critique de la faculté de juger (A. Philonenko,
texte. 1979), p. 155.
164. Parce qu’alors ne serait éveillé qu’un désir 177. J. Burckhardt, Considérations sur l’histoire
dont l’objet resterait indéterminé. R. Wagner, universelle, p. 12 – traduction modifiée.
« Oper und Drama », in Gesammelte Schriften und 178. L’expression est de Bloch. (NdT)
Dichtungen, vol. 4, p. 157 ; trad. fr. Opéra et drame,
179. E. Bloch, L’Esprit de l’utopie, p. 189.
t. II, p. 166-167.
180. Cité ibid., p. 190. Ce passage de Jean-Paul
165. R. Wagner, « Ü ber Franz Liszts symphonische
est extrait de Selina oder über die Unsterblichkeit,
Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und roman non traduit en français. (NdT)
Dichtungen, vol. 5, p. 191 ; trad. fr. « Sur les poèmes
symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en prose, 181. Ibid., p. 188.
vol. 7, p. 278. 182. Ibid., p. 115.
166. Ibid., p. 192 ; trad. fr. ibid., p. 278-279. 183. Ibid., p. 114.
167. R. Wagner, « Beethoven », in Gesammelte 184. Ibid. – traduction modifiée.
Schriften und Dichtungen, vol. 9, p. 78 ; trad. fr. 185. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté
« Beethoven », in Œuvres en prose, vol. 10, p. 53. et comme représentation, § 52, p. 329 – traduction
168. R. Wagner, « Zukunftsmusik », in Gesammelte légèrement modifiée.
Schriften und Dichtungen, vol. 7, p. 110 ; trad. fr. 186. Ibid., § 38, p. 257.
« Musique de l’avenir », in Œuvres en prose, vol. 6, 187. E. Bloch, L’Esprit de l’utopie, p. 182.
p. 210.
188. Ibid., p. 144.
169. R. Wagner, « Ü ber Franz Liszts symphonische
189. Ibid., p. 56.
Dichtungen », in Gesammelte Schrif ten und
Dichtungen, vol. 5, p. 192 ; trad. fr. « Sur les poèmes 190. Ibid., p. 59.
symphoniques de Franz Liszt », in Œuvres en prose, 191. Ibid., p. 60 – traduction modifiée.
vol. 7, p. 278-279.
192. Ibid., p. 66.
170. Voir R. Wagner, « Zukunf tsmusik », in
193. Ibid., p. 104.
Gesammelte Schrif ten und Dichtungen, vol. 7,
p. 112 ; trad. fr. « Musique de l’avenir », in Œuvres 194. Ibid., p. 86.
en prose, vol. 6, p. 212. 195. Ibid., p. 105.
610
BIBLIOGRAPHIE 1
1. La bibliographie établie pour l’édition originale allemande de 1988 a été révisée et largement complétée
par les traducteurs.
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INDEX DES NOMS
établi par Lucie Marignac
623
INDEX DES NOMS
Besseler, Heinrich 67, 212-213, 216, 217, 351, 513, Dehn, Siegfried 384
598 (n. 78) Devrient, Eduard 278
Billroth, Theodor 199 Devrient, Therese 278
Bizet, Georges 548 Diderot, Denis 180
Bloch, Ernst 93, 546, 553-566, 610 (n. 178) Dilthey, Wilhelm 293, 315
Blume, Friedrich 208 Dittersdorf, Karl Ditters von 422
Bodmer, Johann Jacob 167 Dorn, Heinrich 435
Brahms, Johannes 100, 191, 228, 233, 240, 324, Droste-Hülshoff, Annette von 187
394, 434, 446, 518, 600 (n. 1), 602 (n. 54) Droysen, Johann Gustav 278, 304
Breitinger, Johann Jacob 19, 167-169 Dubos, Jean-Baptiste (abbé) 333
Brendel, Franz 147, 256-258, 276, 277, 297-298, Dürer, Albrecht 505
300-304, 308, 309, 317-318, 322, 383, 384, Durkheim, Émile 191
423-426, 429, 431, 435, 592 (n. 81) Dvoř ák, Antonín 225
Brentano, Bettina 110
Brentano, Clemens 102, 578 (n. 21) E-F
Bruckner, Anton 100, 143, 188, 394, 435, 446, Eggebrecht, Hans Heinrich 31, 106, 365
564, 565 Esterházy, Nicolas II 299
Bücken, Ernst 101, 188, 200-201, 489 Euler, Leonhardt 59, 146
Bülow, Hans von 446, 602 (n. 54) Euripide 32
Burckhardt, Jacob 410, 554 Eximeno, Antonio 596 (n. 34)
Burke, Edmund 116 Feuerbach, Anselm 172, 529
Byron, George Gordon 431, 493, 497, 500 Feuerbach, Ludwig 273
Fink, Gottfried Wilhlem 493-495, 606 (n. 63)
C-D Fischer, Johann Michael 300
Cage, John 267 Fischer, Joseph 299
Calzabigi, Ranieri da 72, 73 Flotow, Friedrich von 190, 585 (n. 2)
Carus, Carl Gustav 285 Forkel, Johann Nikolaus 40, 69, 138, 141, 144,
Catalani, Angelica 502 148, 160, 174, 177, 332-336, 354, 355, 371, 378,
Cherubini, Luigi 75, 101 418, 517
Chopin, Frédéric 98, 233, 241, 294, 295, 384, 402, Franz, Robert 188, 189
448, 592 (n. 77) Friedländer, Max 68
Cimarosa, Domenico 108 Friedrich, Caspar David 142
Clementi, Muzio 250 Funck, Heinz 188
Coppenrath, Joseph Heinrich 46 Fux, Johann Joseph 24-25, 28
Cornelius, Peter 188
Corsten, William L. 192 G
Croce, Benedetto 13, 353, 440 Gadamer, Hans-Georg 372
Czerny, Carl 241 Gade, Niels Wilhelm 446
Dalberg, Friedrich von 52, 93 Galilei, Vincenzo 32
Debussy, Claude 608 (n. 101) Gatz, Felix 475, 595 (n. 31)
624
INDEX DES NOMS
Geck, Martin 209 Hanslick, Eduard 11-12, 20, 21, 33, 49, 51-52, 54,
George, Stefan 545, 561 85, 87, 100, 162-163, 165, 169, 172, 224, 272,
Georgiadès, Thrasybulos 203, 576 (n. 157), 586 322-325, 329-337, 339-344, 350-352, 355-357, 359,
(n. 16), 599 (n. 104) 365-367, 375, 378, 381-382, 387, 389, 393, 419,
Gide, André 296 423-424, 426-427, 432, 434, 439, 467, 482, 518
Glarean (Heinrich Loris, dit) 300, 309 Hardenberg, voir Novalis
Gluck, Christoph Willibald 64-78, 94, 106, Hartmann, Eduard von 249
107-108, 126, 242, 488 Hartmann, Nicolai 598 (n. 93)
Goethe, Johann Wolfgang von [goethéen] 38, Hasse, Johann Adolf 149
43, 64, 89, 140, 147, 179-181, 250, 250, 252, 253, Hauptmann, Moritz 279, 583 (n. 118), 595 (n. 25)
255, 257, 262, 274, 278, 285, 391, 403, 407, 431, Haydn, Joseph 50, 65-66, 75, 87, 93-94, 97, 98,
443, 451, 515, 588 (n. 73), 594 (n. 7) 99, 100-102, 103, 105, 107-108, 111, 117, 122,
Götzenberger, Jakob 314 137, 138, 141, 149, 200, 264, 270, 388, 401-402,
Goldschmidt, Harry 579 (n. 28) 419, 435, 449, 506, 577 (n. 193), 579 (n. 38)
Gounod, Charles 235-239, 241, 244, 460 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich [hégélien] 7,
Grandville, J. J. 542 12, 20, 68, 71-72, 83, 96, 98, 100, 118, 120, 127,
Graun, Carl Heinrich 149, 596 (n. 50) 128, 133, 156, 160-161, 164, 207, 214, 250-251,
Grell, Eduard 187, 585 (n. 1) 253, 258, 259-260, 261, 263, 266-281, 282,
Griepenkerl, Wolfgang Robert 307-308 283, 288-290, 301-308, 311, 314, 317, 330, 332,
Griesinger, Georg August 97, 108, 576 (n. 161) 336-337, 367, 384, 390, 392, 407, 408, 409, 410,
Grillparzer, Franz 101, 187, 274, 511 415, 430, 440, 472, 474, 475, 483, 495, 498, 499,
Grimm, Jacob 332, 517 501, 504, 511, 519, 544, 547, 559, 608 (n. 99)
Grimm, Robert 606 (n. 67) Heidegger, Martin 213, 351
Guardi, Francesco de’ 88 Heine, Heinrich 152, 278, 489, 495, 588 (n. 78)
Guillaume de Machaut 10 Heinse, Wilhelm 105
Güttler, Hermann 572 (n. 106), 573 (n. 111) Helmholtz, Hermann von 595 (n. 25)
Gurlitt, Cornelius 188 Henselt, Adolf 592 (n. 77)
Guyon, Madame (Jeanne-Marie Bouvier de La Herbart, Johann Friedrich 332
Motte) 47 Herder, Johann Gottfried 35, 105, 309, 442-444,
515, 517, 531, 575 (n. 128)
H-J Hertrich, Elmar 579 (n. 28)
Habermas, Jürgen 318, 569 (n. 15), 586 (n. 30) Herz, Henri 592 (n. 77)
Haendel, Georg Friedrich 71, 122, 126, 136-137, Heuss, Alfred 437, 471, 488
140, 149, 197, 199, 308, 314, 448, 546 Heussner, Horst 188, 189
Härtel, Gottfried Christoph 137 Hilbert, Werner 572 (n. 108)
Halm, August 371-374, 384, 391, 395-397, 401, Hildach, Eugen 233
422, 505, 506, 564-565 Hiller, Johann Adam 144, 592 (n. 77)
Hand, Ferdinand 209, 602 (n. 49) Hirsching, Friedrich Karl Gottlob 144
Hansen, Theophil 346 Hölderlin, Friedrich 110-111, 267
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INDEX DES NOMS
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INDEX DES NOMS
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INDEX DES NOMS
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INDEX DES NOMS
629
INDEX DES NOMS
Weber, Max 56, 586 (n. 23) Wörner, Karl Heinrich 371
Weisse, Christian Hermann 307, 494-498, 501 Wolf, Hugo 26, 319
Wendt, Amadeus 302-303 Young, Edward 112
Werdeck, Adolfine von 183 Zarlino, Gioseffo 347
Werner, Zacharias 105 Zelter, Karl Friedrich 101, 278, 280-281, 583 (n. 133),
Wieninger, Gustav 578 (n. 108), 573-574 (n. 115), 609 (n. 137)
575 (n. 124 et 125) Zenge, Luise von 175
Winckelmann, Johann Joachim 50, 66, 77, 96 Zenge, Wilhelmine von 183
Windelband, Wilhelm 415, 573 (n. 115) Zimmermann, Robert 51-52, 54
Wittgenstein, Ludwig 362, 366, 598 (n. 81) Zumsteeg, Johann Rudolf 102-103
630
LES TRADUCTEURS DU VOLUME
631
TABLE DES MATIÈRES
7 INTRODUCTION
633
TABLE DES MATIÈRES
634
TABLE DES MATIÈRES
567 NOTES
611 BIBLIOGRAPHIE
635
COLLECTION DIRIGÉE PAR DANIÈLE COHN