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Editions Esprit

Note conjointe: Balzac et le prolétariat


Author(s): GEORGES DUVEAU
Source: Esprit, Nouvelle Série, No. 162 (12) (DÉCEMBRE 1949), pp. 918-920
Published by: Editions Esprit
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/24252141
Accessed: 20-12-2017 20:04 UTC

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Note conjointe

Balzac et le prolétariat
PAR GEORGES DUVEAU.

T)alzac est en France, avec le comte de Saint-Simon, le


|j père de la Sociologie. Dans la préface de la Comédie
Humaine, il définit des espèces sociales qu'il rapproche
des espèces zoologiques. On ne s'étonne pas, étant donné la façon
dont il a peint la pesée du social sur le destin de l'homme, qu'il
ait été un des maître de Marx. Cependant Balzac a eu aussi la
passion de l'individu, en même temps que le fétichisme de la
volonté. Aussi deux courants s'entrecroisent-ils dans son œuvre.
Tantôt la fatalité des événements s'accomplit de façon inexo
rable. Tantôt de petits groupes d'hommes, des initiés ou des
conspirateurs, renversent le cours des'evénements. Ainsi Balzac
dose-t-il de façon singulière, — on ne saurait naturellement
parler ici d'intuition absolue ! — le contingent et le nécessaire
dans l'évolution historique. Ce qui explique en partie l'extraor
dinaire fraîcheur créatrice caractéristique de la Comédie
Humaine : Balzac donne le sentiment de connaître le plan
divin. Son œuvre n'en comporte pas moins une très grosse
lacune : pas un mot de la grande industrialisation, pas un mot
sur l'existence que l'ouvrier mène à la mine, dans les grands
ateliers de la métallurgie ou du tissage. Balzac, qui a beaucoup
aimé la Flandre, le Nord, n'a jamais fait halte devant les puits
miniers d'Anzin, et cependant il connaissait parfaitement Thiers.
— Nombre des traits de Rastignac sont empruntés à Thiers —
qui était un des magnats d'Anzin. Les Saint-Simoniens sont
nombreux dans la Comédie Humaine, mais ils apparaissent
comme des rêveurs discutant à Ménilmontant ou sur le Montagne
Sainte-Geneviève : on ne les voit jamais dans des conseils d'ad
ministration de grands réseaux ferrés, dans de grandes forges.

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BALZAC ET LE PROLÉTARIAT

Balzac a présenté des observations extrêmement lucides,


originales et profondes sur la façon dont s'est constitué le
capitalisme français. Il a montré que l'acquéreur des biens
nationaux, le fournisseur des armées révolutionnaires et impé
riales devient, sous la Restauration, le grand notable,
qui monopolise les affaires au moment où se concentre l'in
dustrie et où se construit notre réseau ferroviaire. De là ce
ton rural, petit bourgeois, propre au capitalisme français : des
paysans, des robins de village, canalisent à leur profit le grand
courant de 1789 et deviennent, quarante ans plus tard, les
magnats de la Monarchie de juillet. Roublards, voire fripons,
mais plus maquignons que véritablement doués pour les grandes
affaires, ils restent, sur le plan technique, médiocres, ignares,
méfiants, ils diffèrent profondément des capitalistes britanniques
et des capitalistes allemands. Méditer sur les racines paysannes
de notre capitalisme n'est pas sans profit à l'heure où la France
doit se rééquiper techniquement si elle veut ne pas périr d'as
phyxie. Cependant Balzac a peint les racines plutôt que l'arbre
de l'industrialisation. Lorsque le comte de Moncornet, l'ancien
colonel de cuirassiers est rendu à la vie civile après Waterloo, il
ne monte pas une forge, une filature.(Un romancier pouvait
pourtant être tenté de peindre ces vieux soldats qui se trans
muent en industriels et propagent dans l'atelier un libéra
lisme teinté d'esprit césarien et chauvin.) Non : Moncornet
devient un gros propriétaire foncier et il s'use dans une intermi
nable guerre avec les paysans du voisinage. Balzac a vu dans le
paysan l'élément actif de la désintégration sociale, et notons
à ce sujet qu'il a été pour Marx un dangereux professeur. Pous
sant au noir le portrait du paysan français, il a incité Marx
à croire que ce paysan haineux, rongé par les hypothèques
prises sur sa terre, serait facilement enrégimenté dans l'armée
de la Révolution. Balzac s'est trompé radicalement sur la paysan
nerie dont la relative aisance a été le facteur essentiel de la
stabilité sociale sous le Second Empire.
Récemment, dans un débat de la radio, à la Tribune de Paris
où nous nous opposions de façon cordiale, Julien Benda insis
tait sur l'esprit scientifique de Balzac. Celui-ci, bien que catho
lique, légitimiste et farouchement conservateur sur le plan
social, donnait les étrivières à la religion, à l'aristocratie, à la
propriété : Souci de vérité l'emportant sur des dogmes plus ou
moins passionnels... Et Benda d'opposer cette lucidité scien
tifique au romantisme qui sévit de nos jours, aux « lévites
noires » de la littérature contemporaine. La question n'est pas
si simple, car Balzac encourt le reproche de romantisme, et

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GEORGES DUVEAU

justement sur le prolétaire, il a écrit des pages conventio


nelles qui rappellent le pire Hugo : l'ouvrier abêti par l'atelier
par la débauche, l'ivrogne qui se noie à la fois dans le vin et
dans l'abstraction, qui, après les ribotes de la Saint-Lundi, se
jette fiévreusement sur la barricade, bouscule l'histoire, façonne
un régime neuf d'une splendeur toute verbale...—«Je sui
frappé de ce que l'analyse sociale de Balzac est souvent au
antipodes de ses préoccupations esthétiques. Balzac ne s'es
pas tenu éloigné du peuple, témoin son affection pour la mèr
Vaillant qui lui faisait son ménage pour quarante sous par moi
lorsqu'il habitait rue Lesdiguières : la mère Vaillant que nous
retrouvons aux premières pages de Facino Cane était mariée
à un ébéniste qui gagnait dans sa journée 4 francs, mais qui
devait faire face à d'interminables chômages et qui était dan
la misère. (Les ébénistes du faubourg Saint-Antoine com
teront parmi les pionniers de la Ire Internationale). Balza
assiste, chez un marchand de vins de la rue de Charenton, au
repas qui suit la noce d'une sœur de la mère Vaillant : ma
très vite il cesse d'observer les convives populaires pour conce
trer son attention sur l'orchestre composé de trois aveugles
venus des Quinze-Vingts. Même façon de tourner court dans L
Fille aux yeux d'or. Le prolétaire type dont Balzac esquisse le
portrait, loin de travailler à l'usine, vend le Constitutionnel
fait, dans une boutique que tient sa femme, des agaceries au
vendeuses, chante à l'église de sa paroisse, exerce les fonction
de clerc d'huissier et, après le diner, celles de choriste à l'Opéra.
Balzac a aimé les péripéties militaires et commerciales. Mais
l'implacable monotonie de la grande usine le déconcerte, l'ennuie.
Le choc qu'il subit devant la grande usine est du même ordr
que le choc subi par Proudhon, et ce rapprochement est révé
lateur. Balzac et Proudhon voient en gros les lignes du problème
prolétarien, mais ils ne sont pas informés de l'existence prolé
tarienne. Balzac a en somme arpenté le terrain sur lequel s'est
édifié le capitalisme, mais l'édifice même, il l'a pressenti, il
n'a pas voulu le voir.
Georges Duveau.

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