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Raison présente

Anthropologie historique et Grèce ancienne. Interview de Jean-


Pierre Vernant
Jean-Pierre Vernant, Christian Ruby, Henri Valot

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Vernant Jean-Pierre, Ruby Christian, Valot Henri. Anthropologie historique et Grèce ancienne. Interview de Jean-Pierre
Vernant. In: Raison présente, n°91, 3e trimestre 1989. Bicentenaire : la révolution sans la révolution. pp. 123-132;

doi : https://doi.org/10.3406/raipr.1989.2800

https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1989_num_91_1_2800

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ANTHROPOLOGIE
ET GRÈCE ANCIENNE
HISTORIQUE

Une interview de Jean-Pierre VERNANT

Raison Présente : Peut-on parler de ton travail en terme de


"psychologie historique", dans la suite des recherches effectuées
par Meyerson et Gernet ?
J.-P. Vemant : En effet, mon ouvrage "Mythe et pensée chez les
Grecs" portait en sous-titre "Études de psychologie historique".

je
testament,
les
préfère
perspective
l'esprit
lumière
aussi
l'anthropologie,
un
une
d'un
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L'enjeu
de
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l'homme
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deux
oriente
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l'analyse
me
l'Helléniste
relation
rituel
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règle
historien.
fortement
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d'anthropologie
sacrifice,
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droit,
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dont
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ces
un
ou
La
en
je
et
le

123
J'ai connu Meyerson en 37, il faisait des cours de psychologie
sur l'usage de l'instrument chez les singes, à la Sorbonne. Puis je
l'ai retrouvé en 40, juste après la défaite, lorsque j'ai été nommé à
Toulouse ; à ce moment, je l'ai vu de façon constante. Il m'a formé
intellectuellement : j'ai été l'auditeur de cette discipline nouvelle
qu'il a élaborée, la psychologie historique. Cependant il ne faisait
pas de cours, parce qu'il avait été expulsé de l'enseignement avec
les lois raciales de Vichy ; il s'agissait donc de conversations
personnelles.
Après la guerre, quand il a repris la direction du "Journal de
Psychologie normale et pathologique" - une des grandes revues
françaises de psychologie, avec "L'Année psychologique" -, j'en
étais alors le secrétaire de rédaction. De plus, j'assistais à son
séminaire de l'E.P.H.E. Par conséquent, jusqu'à sa mort, j'ai
appris avec
l'animal, et àlui
l'étudier
à concevoir
à travers
l'homme
l'ensemble
dansdes
ce œuvres
qui le distingue
dont il estde
à

la fois le créateur et le produit.


Quant à Gernet, j'ai fait sa connaissance plus tard. Il était
doyen de la faculté d'Alger, depuis 21 ; on l'avait tenu à l'écart de la
Sorbonne ; ses collègues hellénistes devaient le trouver à la fois
trop avancé dans ses idées politiques et trop différent d'eux dans la
façon dont il traitait la Grèce. Comme il était certainement le
meilleur spécialiste de l'histoire du Droit Grec, il établissait les
traductions des grands textes des Orateurs, comme Démosthène ou
Lysias. Mais pour le reste, on ne s'occupait pas de lui. C'est seule¬
ment après sa mort, et ce, surtout à l'étranger, que l'on s'est rendu
compte de l'importance de son travail sur la Grèce.

R.P. : Et Gernet avait été nommé directeur de "Voies


Nouvelles" ?

J.-P. V. : Tout à fait, lorsque nous avons créé "Voies Nouvelles",


il nous fallait une "personnalité scientifique indiscutable", pour
le poste de directeur. Je connaissais bien Gernet, je le savais de
notre avis quant aux problèmes algériens. Comme il s'agissait
d'une revue d'opposition communiste, il m'apparaissait que le
choix de Gernet ne devait pas permettre au Parti de disqualifier
d'entrée de jeu notre entreprise. J'ai pourtant été convoqué à la
direction pour l'entendre traiter de "vieux réactionnaire". Or, deux
ans auparavant, le CERM avait organisé un colloque pour le
centenaire de l'ouvrage d'Engels, "L'Origine de la famille, de la
propriété et de l'état". Et Gernet avait été choisi comme président

124
de colloque... Quoiqu'il en soit, avec beaucoup d'attention il s'est
chargé de la revue.

R.P. : D'autre part, tu es philosophe de formation. Comment


passe-t-on de la philosophie à l'anthropologie historique ?

J.-P. V. : Tout naturellement. Quant je suis rentré à la


Recherche, en 1948, je préparais une thèse sur le travail chez
Platon. C'était une thèse d'histoire de la philosophie, et Platon
m'avait toujours particulièrement excité. Et c'est en préparant
cette thèse que j'ai commencé à m'interroger sur le travail dans le
monde grec, sur ce que Platon appelle le travail. Est-ce une caté¬
gorie qui a la même portée que pour nous ?
Meyerson avait organisé, en 1941, à Toulouse, dans le cadre de
la Société de Psychologie historique et comparative qu'il venait de
créer, un colloque sur le travail. Il réunissait Aymard, Bloch,
Friedmann, L. Febvre, et Mauss qui avait fait parvenir une
contribution ; ces textes furent publiés à la Libération, dans le
"Journal de Psychologie".
Pour ma thèse, il me fallait donc examiner ce qu'est le travail
dans la société grecque. Alors, j'ai vu qu'il n'y avait pas de mot qui
correspondait à "travail" ; et surtout, je me suis rendu compte que,
pour que le travail puisse être pensé, conceptualisé et vécu par les
individus comme une espèce de grande fonction sociale unifiée, il
fallait que prime la valeur d'échange. Ce que nous connaissons
dans les sociétés capitalistes, et dans un marché universel. En
cela, je rejoignais, au niveau d'une étude anthropologique, ce que
Marx avait montré d'un point de vue économique, à savoir le
travail abstrait. Il s'agit, dans nos sociétés contemporaines, d'une
grande fonction unifiée : les hommes échangent leur travail, à
travers les processus sociaux, quelle que soit la qualité de ce
travail. En outre, le travail ne se comprend qu'au sens d'une
contrainte : c'est une activité qui s'oppose à la fête, au loisir, au
jeu ; elle est réglementée, forcée, et soumise à des impératifs
techniques et sociaux.
Rien de tout cela en Grèce. Il n'est de marché qui puisse consti¬
tuer le travail comme une valeur d'échange. En Grèce, il y a diffé¬
rents types de travaux, qui s'opposent les uns aux autres, mais
chacun d'entre eux a une tonalité religieuse particulière. Le travail
agricole n'a rien à voir avec le travail artisanal. Ce dernier est
considéré comme un service d'autrui : le cordonnier ne crée pas, il
n'est pas tant producteur que seiviteur de celui qui a besoin d'une
chaussure. Le producteur ne saisit pas son activité comme produc-

125
trice, créatrice d'une valeur marchande ; la valeur d'usage
l'emporte. Ce qui m'intéressait, c'est comment cette expérience du
travail conduit à façonner une psychologie particulière. Compte
tenu de l'importance de la dimension religieuse pour ces activités
constitutives de l'homme grec, j'ai été amené à étudier comment la
religion intervenait dans beaucoup d'autres secteurs. La religion
ne constitue pas un domaine à part : la politique, la vie écono¬
mique, les fêtes, la "paidéia" - c'est-à-dire, la formation de la jeu¬
nesse -, ont une valeur religieuse. La religion n'a pas de caractère
transcendant, elle est politique.

R.P. : Peut-on parler d'une éthique religieuse ?

J.-P. V. : En partie, oui, mais cela n'est pas une éthique de


l'obligation, du devoir, de la faute et du péché. C'est une éthique des
valeurs : il s'agit d'obtenir, en incarnant certaines valeurs plus
que le font d'autres, honneur et gloire. C'est une société
"compétitive", agonistique, où il s'agit de l'emporter sur autrui, et
de montrer que l'on est le meilleur dans le domaine des valeurs.
C'est ce que le Grec appelle "Kalos Kagathos" : un homme qui
incarne un certain idéal d'humanité. Mais il n'y a pas du tout de
soumission à des règles éthico-religieuses, vécues comme des
impératifs catégoriques.

R.P. : L'air du temps véhicule les thèmes du retour aux sources, à


l'origine. De telles questions ont-elles pu motiver tes recherches ?

J.-P. V. : Pas du tout, et même au contraire... Ce que je voulais


faire, c'était essayer de traiter autrement d'une civilisation qu'une
certaine tradition classique, humaniste, présentait comme La
civilisation, comme celle qui a découvert la raison. Et, suivant le
schéma classique, qui serait, en quelque sorte, une des origines de
notre culture occidentale, avec le monothéisme juif. Ce qui est
vrai en partie. Ce que je voulais montrer, c'est que les Grecs repré¬
sentent dans l'histoire de l'humanité un moment particulier ; que
toute espèce de groupe humain fait en quelque sorte des choix, qui
se marquent
Chine en a fait
dans
certains,
certains
avectraits
son écriture
fondamentaux
; l'Inde, de
d'autres,
la culture.
avec La
la

tradition des Véda, une tradition orale, sacrale, qui réglemente et


qui fait que toute la vie ici-bas n'a pas d'autre fonction que de
préparer ce qui est au-delà. Les Grecs, pour une série de raisons,
ont créé quelque chose d'unique : un système de société où ont pu
naître le politique, la philosophie, une certaine forme de science,

126
la tragédie, une certaine forme d'histoire aussi (histoire au sens
propre, dont notre propre façon d'envisager le passé est encore
tributaire), bref, des choses très importantes. La question pour
moi était de comprendre et de marquer le caractère spécifique de
la culture grecque, sans pour autant prétendre que cette spécificité
est une supériorité. Sans pour autant souscrire aux thèses selon
lesquelles les Grecs auraient révélé l'esprit à lui-même.

R.P. : Le corrélat méthodologique de ton travail, c'est le refus


d'une histoire téléologique ?

J.-P. V. : Bien entendu. Ainsi que l'effort, souvent difficile, de


refuser une histoire européo-centrique, c'est-à-dire une histoire où
ce sont toujours nos propres catégories qui sont érigées en modèles
universels.

R.P. : Soit. Cependant le titre de ton dernier ouvrage,


"L'individu, la mort, l'amour", rappelle dans une certaine mesure
desséducteur...
est préoccupations contemporaines. Stratégie d'édition ou non, il

J.-P. V. : Voilà pourtant un débat, dont je ne nie pas qu'il existe,


que j'ai toujours écarté, pour des raisons méthodologiques, ou
d'éthique de recherche. Que j'évite moins aujourd'hui, parce que je
suis devenu vieux, et peut-être parce que je me laisse plus aller aux
confidences... A 75 ans, on fait plus de confidences dans ses livres ;
quand je parle de la mort ou de l'amour, on voit plus percer J.-P.
Vernant. Par exemple, à propos de la "Belle mort et du cadavre
outragé", il est certain pour moi que je n'aurais pas écrit ce texte
s'il n'y avait eu, de 40 à 44, cette expérience que j'ai vécu avec
d'autres. Dans ma lecture d'Homère, il y a une sensibilisation à
cette idée selon laquelle le seul critère de valeur pour Achille, ou le
héros grec, ce n'est ni la richesse, ni la royauté, ni le pouvoir, mais
plutôt la réelle épreuve décisive, dans le combat. Celle qui donne à
la vie humaine sa pleine authenticité et à l'individu un statut hors
pair. Les Grecs parlent à ce sujet de renom, de gloire, ce qui fait de
toi un personnage mémorable que l'épopée va chanter, à travers
les siècles. On ne l'obtient que par l'exploit sur le champ de
bataille, lorsque l'enjeu est ta propre vie. Tout ceci est dans le
texte, mais peut-être y est-on plus sensible après avoir vécu une
période où, sans doute, sous une forme moins cristalline que dans
l'épopée homérique, nous avions tendance à classer les gens en
deux catégories : ceux qui ont dit non, qui affrontent, et qui savent

127
ce que cela peut coûter, et puis les autres. . . Là, je me suis plus livré,
et mes amis ne s'y sont pas trompés... Mais Achille n'est certes pas
moi, il serait plutôt tous ceux, proches de moi, que j'ai vu mourir
jeunes, trop jeunes.

R.P. : A quoi s'ajoute le fait que les questions contemporaines


obligent, ou du moins permettent, de relire les textes anciens ?

remment
J.-P. V.; :mais
Biences
sûr,
lectures
chaquesont
époque
dansles
le texte.
relit, les
Elles
relit
ne diffé¬
sont

valables que si on arrive à entrer en sympathie avec le texte. Et


c'est quelquefois les expériences et le contexte contemporain qui
permettent d'entrer en résonnance avec le texte.
Le problème peut aussi se poser de la façon suivante : dans
quelle mesure les Grecs constituent-ils un modèle, pour nous ? Il
est certain que j'ai de la sympathie pour eux ; d'abord, parce qu'ils
ont inventé le politique, et qu'ils ont pensé la société humaine, le
groupe des hommes qui forment la cité. Une cité dont sont exclus,

je
lesleesclaves
reconnais
certainement.
volontiers, les
Lesfemmes,
Grecs ont
les eu
enfants,
cette idée
les métèques,
baroque,

farfelue, de considérer que le problème était d'inventer un système


où le pouvoir n'appartiendrait à personne, où la domination - le
"cratos" -, serait instituée de telle sorte que personne ne pourrait
se l'accaparer. C'est-à-dire où chacun serait autonome. Ceci est
fondamental, surtout qu'ils ont inventé un système d'institution
assez compliqué de représentation ; et un espace social défini de
telle sorte que tous ceux qui y participent se trouvent à égale
distance du pouvoir. Ou encore, le fait que la loi soit chez eux
reine. Autrement dit, leur souci a été d'éliminer toute espèce de
forme de rapport social où la discrimination sur autrui est
concentrée dans les mains d'un prince, d'un monarque... Bien sûr,
cela éveille ma sympathie.
De plus, la religion est dispersée dans la totalité du corps social,
et en aucun cas elle ne saurait être l'affaire de spécialistes : il n'y a
pas de clergé, il n'y a pas d'Église. En outre, il ne s'agit pas d'une

pieux
bien
religion
eu
inscrite
déjà
selon
ils croient
l'idée
défini.
au
un
n'implique
du
dans
contraire,
système
que
en
Livre
Ceun
leur
l'essentiel,
qui: aucune
texte.
ilmais
établi
langue.
ne
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a
C'est
c'est
de
pas
espèce
vérité.
la
Pas
pas
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que
de
Vérité
dire
de
texte
d'adhésion
leurs
religion
Ils
dogmatisme,
que
croient
était,
sacré.
Dieux
les
sans
àà
Les
Grecs
enne
un
credo
leurs
Grecs
pas
se
système
moment
ne
définissent
Dieux
d'intolérance,
; croient
n'ont
le fait
decomme
donné,
jamais
d'être
vérité
paspas;

128
mais cependant quelques procès d'impiété. Lesquels ont lieu, soit
parce que l'on introduit de nouvelles divinités ; soit, parce que l'on
n'accomplit pas les actes nécessaires... Comme si l'on ne parlait
pas le grec !

R.P. : Tu penses au procès de Socrate. . . ?

J.-P. V. : Bien sûr, il introduit de nouveaux Dieux, et il pervertit


la jeunesse. En arrière plan, de plus, il y a la situation politique.
Mais les procès d'impiété ne sont pas des procès d'incroyance, ou
d'hérésie. Il ne peut y avoir d'hérésie, car il n'y a pas de vérité
consignée... Mais il y a des façons de se conduire qui heurtent les
pratiques rituelles, nécessaires au bon fonctionnement de la cité.
A la limite, c'est le citoyen que l'on luge. Tout cela aussi me
plaisait !

R.P. : Il semble alors que, par rapport à tes premières études


concernant le politique, tu approfondisse maintenant la question
du mythe et de la religiosité ?

J.-P. V. : Oui, dans les "Origines de la pensée grecque", ma


question était celle de la césure, de l'avènement de cette pensée.
Aujourd'hui, je nuance dans une certaine mesure ces recherches ;
ce que j'explique dans la préface à la dernière édition. Ce que
j'ajouterai à notre affaire, c'est qu'une religion plus sociale et plus
naturelle, dont les Dieux sont dans la société, perd de son sens à
être prise comme un modèle. La Nouvelle Droite, en France, a
essayé de la reprendre à son compte. Ils ont combattu la tradition
judéo-chrétienne monothéiste, au nom d'un paganisme idéalisé,
dans une société aristocratique. Évidemment, je me démarque

Justement
tout n'auraient-ils
qu'ils
être
parlerà avaient
de
faitlade
dans
Grèce,
cela.
annexé
lapas
mais
Comme
mesure
craché
Dumézil
nonils

pour
sur
donnent
pour
avec
leur
monmoi,
les
dire
appui...
dans
Indo-européens-,
lacediversité
la
qu'ils
Je
grécité
suis
veulent
des
-
prêt
de
cultures
ymême
àpeut-
voir
leur!

interdit radicalement d'avoir un modèle de référence, qui dirait ce


que doit être l'homme. Il n'y a rien de normatif ; et j'essaye
seulement de comprendre... Pour cette raison, je parle d'une
anthropologie de la Grèce : je la prends non comme modèle exem¬
plaire, mais comme un exemple à côté d'autres ; et j'essaye de
comprendre comment ce système a fonctionné.

129
R.P. : Un article de "Libération", à propos de ton dernier livre,
t'associe
semble comme
à Vidal-Naquet
une École. et à Détienne. De plus, il traite cet en¬

J.-P. V. : En partie, ils ont raison. Parce que tous deux ont été
mes
créé le
élèves,
"Centre
et que
de recherche
j'ai écrit comparée
des livres sur
avecles
eux.
sociétés
En outre,
anciennes",
j'avais

en 64, et ils en faisaient partie. D'ailleurs, c'est Vidal-Naquet qui


le dirige maintenant. C'est certain que l'on nous a assimilés à
l'étranger, on nous appelait soit les vernantiens, soit l'École de
Paris.

mentalités
R.P. : Quel
? rapport penses-tu entretenir avec l'histoire des

J.-P. V. : Je l'explique dans ce petit livre intitulé "Religion,


Histoire, Raison" où je discute certains aspects de l'École des

Annales.
gories
histoire
psychologiques,
temps
la
lités.
GofT,
nos mémoire,
axes
ou
Mais
;psychologiques
mais
d'autres,
de
Lailrecherche
des mentalité
yaussi
la
mentalités,
a personne,
des
de
étudient
la
ça
attitudes.
façon
est
se
20
mieux
rapprochent.
une
ans,
je
aussi
l'individualité.
dont
notion
fais
définies
et
J'étudie
jouent
l'imaginaire,
aujourd'hui,
l'histoire
assez
que
les
l'espace,
générale
systèmes
C'est-à-dire
l'histoire
des
l'imagination.
certains
le
comportements
; temps,
plutôt
symboliques,
des
comme
desmenta¬
qu'une
ou
Donc,
caté¬
les
Le

R.P. : Et Michel Foucault ?

J.-P. V. : En l'occurrence, ses trois derniers ouvrages : je


n'aurais jamais écrit ce que j'ai écrit sur l'individu si je n'avais pas
lu Foucault. Je m'inscris dans une ligne que Foucault a bien bali¬
sée. Mon point de vue n'est pourtant pas le même, parce que
Foucault ne fait pas de psychologie ; encore que dans le "Souci de
soi", il est obligé de prendre en compte toute une série de faits
comme l'examen de conscience, l'aveu des péchés, l'analyse des
rêves, ou la remémoration de tous les faits de la journée. Il est
donc contraint à prêter attention à des pratiques psychologiques
qui sont dirigées vers soi, vers une auto-analyse ; et c'est précisé¬
ment ce que je fais. C'est ce qui m'intéresse : comment un homme
grec, dans une civilisation où chacun est ce que l'autre voit de lui,
et ce que les autres pensent et disent de lui, est conduit à penser 'Je
suis ce que de moi l'on célèbre, ou ce que de moi l'on méprise". Une

130
civilisation de face à face, de l'honneur et de la honte, où par
conséquent, je n'ai d'existence que dans la mesure où moi, mon
corps, mon
réseaux, de nom,
relations
ma généalogie
avec autrui.
sont
Je insérés
suis l'ensemble
dans un ensemble
des person¬
de

nages sociaux que j'assume au regard des autres.


Alors que cette situation est celle de beaucoup de sociétés
archaïques, comment, et par quelles procédures, en est-on venu à
pouvoir dire "Cogito ergo sum" ? C'est-à-dire, mon existence m'est
donnée, non pas à travers ce que les autres voient de moi, - mon
visage, mon "prosopon", ce que j'offre au regard de tous -, mais par
le fait demon
comme diriger
secret,
ma pensée
mon dedans,
vers moi-même
ce que (un
les moi-même
autres ne peuvent
entendu

percevoir...).

R.P. : Il y a une difficulté, ou du moins une mésinterprétation


moi
possible
? du texte de Foucault, à savoir la cônfusion du soi et du

J.-P. V. : Chez les Grecs, il y a un "soi-même", c'est l'âme. Mais


l'âme,
le "moi".
pour Socrate et les Grecs, n'est pas du tout ce que l'on appelle

Il y a la "psyché", telle qu'elle se présente chez Homère, à la


période archaïque. A ce stade les hommes n'ont pas une âme, ils
deviennent des "psychai", à leur mort, c'est-à-dire des fantômes. Et
ce fantôme est un double corporel Mais il y a un changement
radical, dont Platon sera l'interprète, et qui s'amorce dans des
groupes marginaux : les Orphiques, les Pythagoriciens. Ces sectes
sont liées à l'idée que, par certaines techniques de concentration
spirituelle, des personnages hors du commun deviennent ca¬
pables, Empédocle par exemple, de séparer leur "psyché" du corps,
de leur vivant. Et une fois isolée de ses attaches corporelles, il est
possible de l'envoyer dans l'au-delà : l'âme est vagabonde. Les
Pythagoriciens
de remémoration,
proposent
pour retrouver
un dressage,
le souvenir
avec toutes
des vies
lesantérieures,
techniques

et s'échapper du cycle des réincarnations. Platon va reprendre tout


cela en lui donnant une signification philosophique : la
philosophie est "exercice de mort" au cours de la vie ;
T'anamnésis", la réminiscence vise à purifier l'âme, à la rendre
semblable à ce qu'elle sera une fois séparée du corps. Mais, une fois
encore, cette âme apparentée aux astres n'est pas le "moi" psycho¬
logique, c'est un "daimon" : une parcelle du divin, une puissance
surnaturelle.

131
R.P. : Ne peut-on pourtant déceler chez Eschyle une émergence
de ce type ?

J.-P. V. : Je ne crois pas. Il y a des forces, des individus eux-


mêmes investis par des forces religieuses puissantes. Il ne peut y
avoir de réflexion sur soi en tant que possesseur d'une singularité,
d'une individualité complète et d'une originalité foncière.
Certes, par des voies diverses, peut-être pouvons-nous parler
d'un moi. Ainsi, dans la poésie lyrique, le "je" apparaît, mais sous
la forme d'un moi au gré des événements, d'un moi entraîné par un
fleuve : ce sont les émotions, les passions, le regret, la nostalgie, la
crainte du lendemain... Mais le moi que Saint Augustin, avec les
"Confessions", commence à découvrir supposait de profondes
transformations de l'univers social, et de l'univers religieux. La
question de la personne divine - Dieu est un ou trois ? -, est deve¬
nue centrale dans les discussions théologiques. Les discussions
trinitaires montrent que ce que les hommes élaborent en eux-
mêmes s'accompagne de l'idée du Dieu-personne. Cela était impos¬
sible pour les Grecs : leurs Dieux avaient un corps, mais tout à fait
différent du nôtre. C'est seulement avec le christianisme que le
Dieu s'étant fait homme, il assume tout ce qui fait notre
humanité : c'est un changement de perspective qui implique
l'émergence de nouvelles dimensions du moi.

(interview réalisée par Christian RUBY et Henri VALOT)

132

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