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Marcel Detienne
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Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 69,
janvier-mars 2001, p. 105-110.
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coup sûr, celui qui a instruit le plus dura- étranger. Formules qui résonnent dans le
blement le Français raciné, c’est Lavisse, Ménéxène, cette oraison funèbre en forme
Ernest, devenu monument national. Histo- de pastiche, mais plus vraie que tous les
rien exemplaire, et dans ses Instructions discours prononcés avant et après Platon.
pour enseigner l’histoire de France, il vou- Notre cité éprouve une haine « pure », sans
lait – et ce fut fait – qu’on apprît le plus tôt mélange, pour la gent étrangère, dit la
possible que notre histoire commence belle voix d’Aspasie-Socrate, invitée à pro-
avec les Grecs. Quels Grecs ? Pas ceux de noncer l’oraison funèbre, cette année-là.
la mer Noire ni des colonies thraces, mais 3. La place des Morts rendus à la Terre.
les Athéniens, les Grecs pur sang, la Grèce Nos Ancêtres, habitant et vivant depuis
de sang épuré comme on disait bellement toujours dans leur patrie-matrie, ont été
au 17e siècle. nourris par la Terre. Ils ont ainsi permis à
leurs fils de reposer une fois morts dans les
lieux familiers de celle qui les a mis au
L’ATHÉNIEN RACINÉ monde et leur a donné le sein. Notons-le
au passage, le corps féminin est à l’hon-
Remontons dans le temps, en prenant
neur, entre la Terre-matrone, la Terre-ma-
congé d’Ernest Lavisse, saint patron de
trice, mère porteuse de l’enfant Érichtho-
l’histoire officielle qui nous a conduit au
nios, le premier Athénien autochtone et,
cœur de la mythologie de l’autochtonie.
lui faisant face, Athéna, la femme de pou-
Voyons maintenant comment elle se dé- voir, la déesse tranchante, dure comme
ploie en son âge d’or, dans l’Athènes de la une lance.
première moitié du 4e siècle quand les ora-
En mythologie, comme ailleurs, chaque
teurs politiques de ce temps-là tenaient la
détail a son importance. Par exemple, s’il
place des professeurs d’histoire du 19e et s’agit de comprendre comment se construit
du 20e siècle, invités à faire grandir en une configuration spécifique de l’autoch-
chacun le sentiment national amoureux. tonie de laquelle la dimension « fondation »
Comment les Bossuet de l’oraison funèbre est discrètement gommée par les Mo-
d’Athènes définissent-ils en se relayant sur dernes, à la manière de certaines versions
un siècle la précieuse identité athénienne ? des Anciens. Retournons vers la Biblio-
Esquisse en trois traits. 1. Nous sommes thèque dite d’Apollodore : elle commence
les Autochtones, nés de la terre même où par rappeler que les dieux, un beau jour,
nous sommes depuis toujours. Nous découvrent que les hommes ont inventé la
sommes les bons Autochtones, nés d’une cité, et même une pluralité de cités. Donc
terre dont les habitants sont restés les les cités sont là, les dieux grecs ne des-
mêmes depuis les origines, sans disconti- sinent les villes, ni ne fondent les cités
nuité. Une terre que nos Ancêtres nous ont pour les mortels. Un jour plus tard, il plaît
transmise : héritage, hérédité, le passé en aux dieux de prendre possession des éta-
ligne directe. 2. Les Autres, toutes les blissements politiques de la terre grecque
autres cités sont faites d’immigrés, d’étran- afin que chacun d’eux reçoive en partage
gers, de gens venus du dehors, et leurs des honneurs choisis. C’est le temps où les
descendants sont d’évidence des mé- Immortels deviennent poliades, c’est-à-dire
tèques, au sens athénien qui n’est pas le divinités principales d’un territoire et d’une
nôtre, sans être élogieux pour autant. cité, polis. Certains sites sont plus convoi-
Donc, en dehors d’Athènes, c’est clair : des tés que d’autres. Il en résulte des affronte-
cités composites, des villes avec un ra- ments, des échanges, des compromis. Et
massis de toute origine. Seuls les Athé- en Attique, ou plutôt en « Cécropie » ? C’est
niens sont de purs autochtones, purs au là, en effet, que règne sur de rares indi-
sens de sans mélange, sans alliage de sang gènes un premier vivant dit autochtone et
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qui s’appelle Cécrops, figure hybride, mi- des filles de l’autochtone royal doit être
serpent, mi-humain. Arrive donc, en ce égorgée sur l’autel de Perséphone ou bien
temps-là, un dieu, le premier à désirer la en l’honneur de la Terre, de Gaia, qui a soif
souveraineté sur la terre et la cité de du sang de ses enfants. C’est Praxithéa, la
Cécrops : c’est Poséidon. Il porte un tri- femme forte d’Athènes qui va contraindre
dent, comme il se doit, le plante au milieu son époux, Érechthée, de verser le sang
de l’Acropole et fait jaillir une petite mer pur et nécessaire. Bientôt, Praxithéa sera
que les gens du cru nomment aujourd’hui consacrée prêtresse à vie d’Athéna. Aupa-
Érechthéis. C’est le mythographe qui le dit, ravant, Poséidon, furieux d’avoir vu mourir
avec d’autres, on s’en doute. Après lui, son fils Eumolpe, se sera précipité sur
arrive Athéna. Elle commence par deman- Érechthée pour l’engloutir dans une pro-
der à Cécrops de lui servir de témoin. fonde crevasse, ouverte au centre de
Après quoi, elle fait pousser et croître un l’Acropole. Très exactement là où va
olivier, celui que l’on peut voir encore s’élever, vers 421-420 l’Érechthéion, à l’en-
aujourd’hui dans le lieu-dit Pandroseion. droit même où, dans un premier temps,
Des deux candidats, lequel va l’emporter ? Poséidon arrivé le premier avait fait jaillir
C’est le roi des dieux, Zeus, qui convoque une petite mer, appelée Érechthéis. L’au-
un jury, composé de dieux, les Douze. tochtone légitime qui règne alors sur
Ailleurs, comme à Argos, les membres du Athènes est ainsi violemment enfoncé dans
jury seront des autochtones. Après délibé- la terre dont il est né traditionnellement : le
ration, la Cécropie est attribuée à Athéna. temple sanctuaire, appelé Érechthéion, ap-
Motif : Cécrops est venu témoigner partient désormais au dieu qui avait reven-
qu’Athéna, la première, a planté l’olivier. diqué l’Attique en premier. Poséidon y
Incontestable. Pourtant Poséidon, lui aussi, reçoit un culte sous le nom de Poséidon-
a fait un don à la Cécropie : la petite mer, Érechthée, le meurtrier portant le nom de
ce symbole de la richesse et de la puis- sa victime.
sance maritime. Le dieu marin s’estime Cette fois, le dieu qui avait offert la mer
dupé. Fallait-il prendre Cécrops pour aux natifs de l’Attique fait couple avec
témoin de sa puissance, affirmée en pre- Athéna, au sommet de l’Acropole. Une
mier ? Athéna qui arrive après Poséidon même famille (génos), dite des Étéobou-
semble agir en fonction du jury qui va tades, va se répartir de façon héréditaire la
siéger. Poséidon en est fort irrité. De l’eau prêtrise de Poséidon-Érechthée et celle
salée inonde la terre de Cécrops qui va d’Athéna Poliade. Érechthée, le né de la
bientôt devenir la cité d’Athéna. terre déjà évoqué dans l’Iliade, reçoit ses
On murmure que Poséidon est évincé, à offrandes et victimes sacrificielles sur
nouveau. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. l’autel de Poséidon qui offre ainsi l’hospita-
Elle continue sous le règne d’Érechthée. lité au protégé d’Athéna. Dans l’Athènes
Euripide en a fait l’intrigue de sa tragédie qui s’enivre de sa pure autochtonie, il est
appelée Érechthée. Car Poséidon revient, notable que les morts, les morts à la guerre
deuxième round. Il fait retour par Éleusis ne font pas de bons ancêtres, ni de grands
où règne son fils Eumolpe, le Bon Chantre. morts, comme en exige la nation de Bar-
Commence une guerre entre les Athéniens rès. Le seul « grand mort », en fin de
d’Érechthée et les Thraces associés à compte, dans cette mythologie écrite entre
Eumolpe et Poséidon. Une vraie guerre 450 et 340 avant notre ère, c’est Érechthée,
entre le clan d’Athéna et celui de Poséidon. fiché dans la terre natale par la puissance
La cité d’Athènes est en grand danger. Un de Poséidon, le dieu des soubassements et
oracle, venu de Delphes à tire-d’aile, an- des assises inébranlables. Si, toutefois, le
nonce que le « sang d’Érechthée » doit complice d’Athéna n’est pas d’humeur sis-
couler afin qu’Athènes soit sauvée. Une mique. Au cœur de l’Érechthéion, le Pre-
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