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L’ART DE FONDER L’AUTOCHTONIE


ENTRE THÈBES, ATHÈNES ET LE FRANÇAIS
« DE SOUCHE »

Marcel Detienne

Comment comprendre les pulsions se trouver au cœur de “territorialiser” ? ».


d’identité meurtrière qui habitent nos so- Vraisemblablement, la singularité d’un es-
ciétés, aujourd’hui comme hier, et qui ont à pace, marquée par un nom, des traits par-
voir avec la Terre et les Morts ? Marcel De- ticuliers, une limite assignée dans un
tienne, en comparant les mythes fondateurs champ plus vaste. À quoi il faut ajouter un
d’Athènes et de Thèbes, reprend pour nous commencement dans le temps, dans une
la question qui hantait son dernier livre, histoire, dans une chronologie, avec
Comparer l’incomparable. Il plaide pour le quelque chose comme un événement ini-
lancement d’enquêtes, conduites par des tial, isolé, reconnu, saillant, voire solennel.
historiens et des anthropologues, qui com- La fondation semble exiger un début signi-
pareraient les mille et une manières de ficatif prêt à aller dans le sens d’un procès
fonder l’autochtonie et dont la plupart historique. Enfin, en pensant « fonder »,
furent si funestes. La tribu des vingtiémistes nous faisons référence à un acte, à des
salue l’arrivée parmi eux d’un messager gestes, à un rituel ou à un cérémonial insé-
bien connu de la mètis. parable d’un individu qui est à l’origine du
lien, voire de l’enracinement dans ce lieu-

O ui, il y a un art de fonder ce que


d’aucuns appellent leurs « racines »
et d’autres l’autochtonie. J’ai choisi
cette entrée qui a eu ses vertus hier et les a
encore aujourd’hui pour deux raisons. Qui
là, unique dit-on. Je me suis beaucoup ins-
piré de cette première enquête collective
pour découvrir les chemins d’Apollon et
suivre ce dieu fondateur qui circule, le
couteau à la main, entre les premières cités
renvoient à deux enquêtes complémen- grecques implantées depuis le sanctuaire
taires, deux réflexions collectives qui mo- de Delphes. Penser comparativement, c’est
bilisent à la fois des historiens et des tout simplement se livrer à une analyse
anthropologues, y compris ceux qui obser- conceptuelle de ce que peut vouloir dire
vent aujourd’hui des phénomènes contem- « faire du territoire a l’entour de fonder »,
porains dans des sociétés spatialement en se déplaçant avec ces questions et une
éloignées. série d’informateurs amicaux entre des so-
La première enquête, elle a commencé il ciétés qui sont, toutes, plus ou moins ac-
y a une quinzaine d’années, visait les ma- tives à territorialiser, mais les unes en se
nières de « faire du territoire » à l’entour de servant d’un « fonder » dur, les autres en en
la question si simple, en apparence : « Mais faisant purement et simplement l’éco-
qu’est-ce que fonder ? ». Plutôt que de nomie. Les sociétés les plus dissonantes
chercher à faire une typologie de la fonda- entre elles sont également les plus stimu-
tion ou d’établir une morphologie du lantes pour le parcours. Vertu de l’« incom-
fonder, il m’avait semblé plus intéressant parable ».
de nous demander en premier : « Que met- La deuxième enquête, plus récente,
tons-nous dans l’acte de fonder qui semble trouve son point de départ dans une ques-

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Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 69,
janvier-mars 2001, p. 105-110.
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tion voisine de la première : « Comment écrans, les Serbes enivrés de grande


devient-on autochtone ? ». Voilà une ques- Serbie, déclarant haut et fort au moment de
tion qui devrait faire tourner la tête de tous partir, c’était l’été 1999, qu’ils reviendraient
les Athéniens, Serbes ou Français « de au Kosovo, sur la terre consacrée par le
souche ». En effet, comment peut-on être sang de leurs ancêtres, oui, le sang versé il
raciné, se demandait un nomade, au soir y a six siècles dans une bataille perdue
d’une belle journée de marche ? Bonne oc- contre les Turcs. À côté, il y a la Hongrie
casion pour suggérer que l’autochtonie avec ses rituels postsoviétiques de réen-
telle que l’entendent Hérodote, Platon ou terrement, la Roumanie avec son culte de
Euripide, mais l’autochtonie d’hier et la terre sacrée avec ses enfants, sans aller
d’aujourd’hui, cela se fonde et se refonde jusque dans la Sainte Russie ou dans l’État
continûment. Historiens et mythologues ne d’Israël d’aujourd’hui découvrant la puis-
cessent d’œuvrer à sa fortune. Surtout là sance symbolique des tombes qui enraci-
où l’autochtonie s’affirme pure, se veut née nent, celles des Patriarches, logées en Cis-
d’elle-même et d’elle seule, elle avoue ne jordanie et venant, fort opportunément ou
pouvoir se passer de ce qui la fonde et très malencontreusement, selon le point de
l’enracine autant que de ce qui la construit. vue, enraciner l’autochtonie de la Terre pa-
Comment devenir autochtone ? Comment lestinienne.
se dire « de souche » ? En privilégiant les J’ai évoqué le Français « de souche » qui
allers et retours entre Athènes et Thèbes, il a envahi le domaine de la « démographie
est loisible de réfléchir sur les liens si forts nationale », depuis bientôt dix ans, parce
qui se nouent, parmi les tribus nationa- qu’il me semble conduire tout droit vers
listes, entre le culte des racines et une reli- l’Athénien qui n’est pas moins « de souche ».
gion des morts, entre héritage et hérédité. Dans son manifeste de création, le Front
national, ce fleuron de la droite extrême en
terre de France, rappelait avec bonheur le
 LA TERRE ET LES MORTS caractère incomparable du peuple fran-
çais : « Cette communauté de race, de sou-
Pour une oreille française, « la Terre et venirs où l’homme s’épanouit. Il y tient par
les Morts » semble venir de très loin alors ses racines, ses morts, le passé, l’hérédité,
que la version germanique « Blut und l’héritage ». Voici le Français « de souche »
Boden » glace encore le sang de ceux qui dont la grandeur éclate aujourd’hui au mi-
sont nés un peu avant que l’auteur de Mein lieu des allogènes, le Français « de souche »,
Kampf ne mette à exécution ses délires de tel quel depuis les chasseurs-cueilleurs de
conquête et de destruction. Comme beau- la Dordogne. En ligne directe.
coup d’entre nous, je me suis réjoui quand, Oui, en passant par nos Grecs. La my-
il y a quelques mois à peine, l’Allemagne a thologie en a vu d’autres. Un mot d’expli-
renoncé au droit du sang qui rendait cation, toutefois, pour les allogènes. Dans
odieux l’homo germanicus. Le syntagme ses Cahiers, Maurice Barrès, l’inventeur du
français aux couleurs de Maurice Barrès mot d’ordre si français « La Terre et les
serait-il devenu inactuel ? Depuis deux dé- Morts », notait que, pour faire une nation, il
cennies au moins, l’Europe, l’ancienne et la faut deux composantes : des cimetières et
nouvelle, est à nouveau habitée par les un enseignement d’histoire. Des morts
fantasmes de nations aux histoires évidem- pour les racines, des historiens qui font
ment incomparables. En France, avec sa parler les morts, de grands morts qui tis-
puissante extrême droite, toujours prête à sent la continuité. C’est le principe de l’his-
se liguer autour de son Français « de toire de France, celle qui s’écrit depuis Mi-
souche ». Dans l’ancienne Yougoslavie, chelet et s’écrit d’un historien en chaire à
avec leurs images chaque soir sur nos l’autre en Académie. Le plus célèbre et, à

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L’art de fonder l’autochtonie

coup sûr, celui qui a instruit le plus dura- étranger. Formules qui résonnent dans le
blement le Français raciné, c’est Lavisse, Ménéxène, cette oraison funèbre en forme
Ernest, devenu monument national. Histo- de pastiche, mais plus vraie que tous les
rien exemplaire, et dans ses Instructions discours prononcés avant et après Platon.
pour enseigner l’histoire de France, il vou- Notre cité éprouve une haine « pure », sans
lait – et ce fut fait – qu’on apprît le plus tôt mélange, pour la gent étrangère, dit la
possible que notre histoire commence belle voix d’Aspasie-Socrate, invitée à pro-
avec les Grecs. Quels Grecs ? Pas ceux de noncer l’oraison funèbre, cette année-là.
la mer Noire ni des colonies thraces, mais 3. La place des Morts rendus à la Terre.
les Athéniens, les Grecs pur sang, la Grèce Nos Ancêtres, habitant et vivant depuis
de sang épuré comme on disait bellement toujours dans leur patrie-matrie, ont été
au 17e siècle. nourris par la Terre. Ils ont ainsi permis à
leurs fils de reposer une fois morts dans les
lieux familiers de celle qui les a mis au
 L’ATHÉNIEN RACINÉ monde et leur a donné le sein. Notons-le
au passage, le corps féminin est à l’hon-
Remontons dans le temps, en prenant
neur, entre la Terre-matrone, la Terre-ma-
congé d’Ernest Lavisse, saint patron de
trice, mère porteuse de l’enfant Érichtho-
l’histoire officielle qui nous a conduit au
nios, le premier Athénien autochtone et,
cœur de la mythologie de l’autochtonie.
lui faisant face, Athéna, la femme de pou-
Voyons maintenant comment elle se dé- voir, la déesse tranchante, dure comme
ploie en son âge d’or, dans l’Athènes de la une lance.
première moitié du 4e siècle quand les ora-
En mythologie, comme ailleurs, chaque
teurs politiques de ce temps-là tenaient la
détail a son importance. Par exemple, s’il
place des professeurs d’histoire du 19e et s’agit de comprendre comment se construit
du 20e siècle, invités à faire grandir en une configuration spécifique de l’autoch-
chacun le sentiment national amoureux. tonie de laquelle la dimension « fondation »
Comment les Bossuet de l’oraison funèbre est discrètement gommée par les Mo-
d’Athènes définissent-ils en se relayant sur dernes, à la manière de certaines versions
un siècle la précieuse identité athénienne ? des Anciens. Retournons vers la Biblio-
Esquisse en trois traits. 1. Nous sommes thèque dite d’Apollodore : elle commence
les Autochtones, nés de la terre même où par rappeler que les dieux, un beau jour,
nous sommes depuis toujours. Nous découvrent que les hommes ont inventé la
sommes les bons Autochtones, nés d’une cité, et même une pluralité de cités. Donc
terre dont les habitants sont restés les les cités sont là, les dieux grecs ne des-
mêmes depuis les origines, sans disconti- sinent les villes, ni ne fondent les cités
nuité. Une terre que nos Ancêtres nous ont pour les mortels. Un jour plus tard, il plaît
transmise : héritage, hérédité, le passé en aux dieux de prendre possession des éta-
ligne directe. 2. Les Autres, toutes les blissements politiques de la terre grecque
autres cités sont faites d’immigrés, d’étran- afin que chacun d’eux reçoive en partage
gers, de gens venus du dehors, et leurs des honneurs choisis. C’est le temps où les
descendants sont d’évidence des mé- Immortels deviennent poliades, c’est-à-dire
tèques, au sens athénien qui n’est pas le divinités principales d’un territoire et d’une
nôtre, sans être élogieux pour autant. cité, polis. Certains sites sont plus convoi-
Donc, en dehors d’Athènes, c’est clair : des tés que d’autres. Il en résulte des affronte-
cités composites, des villes avec un ra- ments, des échanges, des compromis. Et
massis de toute origine. Seuls les Athé- en Attique, ou plutôt en « Cécropie » ? C’est
niens sont de purs autochtones, purs au là, en effet, que règne sur de rares indi-
sens de sans mélange, sans alliage de sang gènes un premier vivant dit autochtone et

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qui s’appelle Cécrops, figure hybride, mi- des filles de l’autochtone royal doit être
serpent, mi-humain. Arrive donc, en ce égorgée sur l’autel de Perséphone ou bien
temps-là, un dieu, le premier à désirer la en l’honneur de la Terre, de Gaia, qui a soif
souveraineté sur la terre et la cité de du sang de ses enfants. C’est Praxithéa, la
Cécrops : c’est Poséidon. Il porte un tri- femme forte d’Athènes qui va contraindre
dent, comme il se doit, le plante au milieu son époux, Érechthée, de verser le sang
de l’Acropole et fait jaillir une petite mer pur et nécessaire. Bientôt, Praxithéa sera
que les gens du cru nomment aujourd’hui consacrée prêtresse à vie d’Athéna. Aupa-
Érechthéis. C’est le mythographe qui le dit, ravant, Poséidon, furieux d’avoir vu mourir
avec d’autres, on s’en doute. Après lui, son fils Eumolpe, se sera précipité sur
arrive Athéna. Elle commence par deman- Érechthée pour l’engloutir dans une pro-
der à Cécrops de lui servir de témoin. fonde crevasse, ouverte au centre de
Après quoi, elle fait pousser et croître un l’Acropole. Très exactement là où va
olivier, celui que l’on peut voir encore s’élever, vers 421-420 l’Érechthéion, à l’en-
aujourd’hui dans le lieu-dit Pandroseion. droit même où, dans un premier temps,
Des deux candidats, lequel va l’emporter ? Poséidon arrivé le premier avait fait jaillir
C’est le roi des dieux, Zeus, qui convoque une petite mer, appelée Érechthéis. L’au-
un jury, composé de dieux, les Douze. tochtone légitime qui règne alors sur
Ailleurs, comme à Argos, les membres du Athènes est ainsi violemment enfoncé dans
jury seront des autochtones. Après délibé- la terre dont il est né traditionnellement : le
ration, la Cécropie est attribuée à Athéna. temple sanctuaire, appelé Érechthéion, ap-
Motif : Cécrops est venu témoigner partient désormais au dieu qui avait reven-
qu’Athéna, la première, a planté l’olivier. diqué l’Attique en premier. Poséidon y
Incontestable. Pourtant Poséidon, lui aussi, reçoit un culte sous le nom de Poséidon-
a fait un don à la Cécropie : la petite mer, Érechthée, le meurtrier portant le nom de
ce symbole de la richesse et de la puis- sa victime.
sance maritime. Le dieu marin s’estime Cette fois, le dieu qui avait offert la mer
dupé. Fallait-il prendre Cécrops pour aux natifs de l’Attique fait couple avec
témoin de sa puissance, affirmée en pre- Athéna, au sommet de l’Acropole. Une
mier ? Athéna qui arrive après Poséidon même famille (génos), dite des Étéobou-
semble agir en fonction du jury qui va tades, va se répartir de façon héréditaire la
siéger. Poséidon en est fort irrité. De l’eau prêtrise de Poséidon-Érechthée et celle
salée inonde la terre de Cécrops qui va d’Athéna Poliade. Érechthée, le né de la
bientôt devenir la cité d’Athéna. terre déjà évoqué dans l’Iliade, reçoit ses
On murmure que Poséidon est évincé, à offrandes et victimes sacrificielles sur
nouveau. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. l’autel de Poséidon qui offre ainsi l’hospita-
Elle continue sous le règne d’Érechthée. lité au protégé d’Athéna. Dans l’Athènes
Euripide en a fait l’intrigue de sa tragédie qui s’enivre de sa pure autochtonie, il est
appelée Érechthée. Car Poséidon revient, notable que les morts, les morts à la guerre
deuxième round. Il fait retour par Éleusis ne font pas de bons ancêtres, ni de grands
où règne son fils Eumolpe, le Bon Chantre. morts, comme en exige la nation de Bar-
Commence une guerre entre les Athéniens rès. Le seul « grand mort », en fin de
d’Érechthée et les Thraces associés à compte, dans cette mythologie écrite entre
Eumolpe et Poséidon. Une vraie guerre 450 et 340 avant notre ère, c’est Érechthée,
entre le clan d’Athéna et celui de Poséidon. fiché dans la terre natale par la puissance
La cité d’Athènes est en grand danger. Un de Poséidon, le dieu des soubassements et
oracle, venu de Delphes à tire-d’aile, an- des assises inébranlables. Si, toutefois, le
nonce que le « sang d’Érechthée » doit complice d’Athéna n’est pas d’humeur sis-
couler afin qu’Athènes soit sauvée. Une mique. Au cœur de l’Érechthéion, le Pre-

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L’art de fonder l’autochtonie

mier Né Érechthée signifie l’enracinement Naître de la terre et fonder sont, en effet,


des Athéniens dont l’autochtonie est ainsi étroitement associés dans la cité de
solidement plantée. L’autochtonie, on le Cadmos qui est aussi une de celles que se
voit, cela se fonde. Sans l’aide de Po- partagent deux grands dieux, Apollon et
séidon, il n’est pas d’Athénien vraiment ra- Dionysos. Cadmos le fondateur part de
ciné. Delphes. L’oracle apollinien lui enjoint de
suivre un animal, future victime du pre-
mier sacrifice : elle sera égorgée à l’endroit
 ANCÊTRES PURS ET IMPURS
où elle s’écroulera épuisée sur le site choisi
Il ne faut donc pas se laisser prendre au par Apollon. Avant le sang – qui va bientôt
jeu des Athéniens dans le temps court couler –, il y a de l’eau : la quête de l’eau
entre les premières oraisons funèbres et les nécessaire au sacrifice engage le procès de
dernières, aussi ennuyeuses que les pre- fondation. Dans le cas de la future Thèbes,
mières. Ces discours font silence, non seu- le site est fortement marqué par un « déjà
lement sur le rôle fondateur de Poséidon, là ». Apollon, lui, le sait, par omniscience
mais aussi avec intentionnalité. Il y a
mais sur la série des fondations du poli-
d’abord Arès, le dieu de la violence guer-
tique, à Athènes, depuis Solon, si attentif à
rière, le púrphoros prêt à brûler Œdipe et
poser durablement les lois, les thesmoi de
ses fils ; Arès s’est uni à une superbe
la vie commune, jusqu’à Clisthène, refon-
Érinye dite Tilphousa, puissance de ressen-
dateur du champ politique sur le modèle
timent, de vengeance, née de la Terre, de
colonial, si familier à tant de cités
Gaia quand elle a reçu les gouttes de sang
grecques. Le nombrilisme des Athéniens d’Ouranos émasculé d’où naissent à la fois
semble avoir fasciné les Modernes tant et si les Géants et les Érinyes. L’eau épichorique
bien que la plupart d’entre eux n’ont pas est logée dans les replis meurtriers du ser-
compris que la fondation et l’autochtonie pent, né d’Arès et d’Érinye. Meurtres et
devaient se lire conjointement. À coup sûr, souillures sont présents dans les commen-
l’horizon d’une enquête comparative entre cements de Thèbes. Le dragon d’Arès tue
historiens et anthropologues autour de les chercheurs d’eau. Il est égorgé à son
« faire du territoire » permettait-il de mettre tour par Cadmos. Première souillure qui
plus directement en perspective, d’une marque le fondateur Cadmos. Son exil ne
part, des modalités du fonder, du com- servira nullement à le purifier. La terre est
mencer, du créer et, de l’autre, des ma- prête pour le deuxième acte : les dents du
nières de naître de la terre, de pousser dragon semées sur le conseil d’Arès dans
dans un sillon ou, comme dans certaines les sillons de Gaia vont faire jaillir du sol de
sociétés amérindiennes, des individus dont nouveaux « géants » : des hommes tout
le sol semble coller à la plante des pieds armés. Les « semés », les Spartes, n’atten-
dans un territoire sans mémoire, sans dent qu’un signal, imprudemment lancé
marques, sans tombes ni sites fixes. par Cadmos, pour s’entre-tuer et se dé-
Rien n’est plus commun en Grèce et chirer. Où est donc l’autochtonie ? Arès, le
bien ailleurs que de se proclamer autoch- déjà là, porte le titre de Palaichthôn, le né
tone. Chaque village a son « premier du sol, le raciné. Quant aux Spartes, les
homme », certains comme les Arcadiens « semés » de Thèbes, ils sont dits nés de la
savent avec certitude que le premier vivant terre. Leur sang, impur déjà, arrose ses
est apparu chez eux avant que n’appa- sillons. Gaia reçoit donc le sang de ses Pre-
raisse la lune dans un ciel soumis au soleil miers Nés « semés » en même temps qu’elle
seul. Très anciennement, Thèbes, aussi fa- boit la libation rouge du premier sacrifice
meuse que Troie, bruissait des récits sur sa sur le mode apollinien du dieu Archégète-
fondation qui est aussi son autochtonie. Fondateur. Le dieu de Delphes ne cesse

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Marcel Detienne

d’être présent dans l’histoire de Thèbes. souillure, de l’impureté du sang versé et de


C’est lui qui « achève » l’histoire d’Œdipe, la dette insatiable. Depuis la découverte ré-
crime sur crime ; c’est lui qui guette, à sa cente des tablettes de bronze de Sélinonte,
porte, la septième, quand les deux frères, nous savons qu’en Grèce, il peut y avoir
nés de l’inceste du fils et de sa mère, des Ancêtres purs et d’autres impurs que
s’égorgent mutuellement. l’on peut purifier. Les Ancêtres thébains,
Quelle cité peut donc advenir d’un eux, sont profondément impurs et tout
reste, celui des cinq survivants d’un bain nous montre que rien ni personne ne peut
de sang qui inaugure la cité de Cadmos ? À user ni laver une souillure qui renaît d’elle-
coup sûr, une cité qui ne pourra jamais même comme l’olivier de l’Acropole. Une
s’enorgueillir de ses origines à la façon autochtonie de sang et de mort.
d’Athènes, une cité tragiquement déchirée On n’est pas Français « de souche »
entre fondation et autochtonie. C’est ce comme on est Thébain ou Athénien
que montrent l’Œdipe-Roi, la fin des Bac- autochtone. Il y a dix ou vingt manières de
chantes ainsi que les Phéniciennes. Sauver fonder son autochtonie. Il suffit d’élargir le
Thèbes, dans cette dernière tragédie, exige cercle de l’enquête entre historiens et
de verser le sang d’un autochtone. Arès a anthropologues. Mais, me dira-t-on, à quoi
soif de sang, encore et toujours. Le dieu de bon comparer des expériences culturelles
Delphes et de Thèbes, Apollon, fait savoir dispersées dans le temps et dans l’espace ?
que le dieu de la guerre et de la souillure Je réponds sans hésiter : parce qu’en les
fondatrice réclame comme victime un pur analysant les unes par rapport aux autres
descendant de la race des Spartes, à la fois nous nous donnons les moyens de mieux
par sa mère et par les mâles. Ménécée, comprendre les pulsions d’identité meur-
trière qui habitent nos sociétés, celles
l’élu, va se tuer, s’égorger, faire couler son
d’aujourd’hui, celles d’hier et d’autres à
sang près de la porte de Thèbes qui sera
venir.
ainsi solidement enracinée. À la manière
des portes ou fortifications d’Athènes qui 
ont besoin, sous le règne d’Érechthée, d’un
sang autochtone que ce soit celui d’Agrau-
los ou d’une autre femme, née de la terre Helléniste bien connu, des Jardins d’Adonis (Galli-
même du Premier Né. mard, 1972) à Apollon, le couteau à la main
Vue de Thèbes, la vanité athénienne des (Gallimard, 1998), professeur à Johns Hopkins
seuls bons Autochtones est à la fois dé- University, Marcel Detienne, devenu « postdécons-
tructionniste », pratique l’analyse anthropolo-
risoire et ridicule. Dans la cité de Cadmos gique et comparée des mythes et des sociétés. Il
et d’Œdipe, la fondation et l’autochtonie se vient de publier Comparer l’incomparable (Le
mêlent sous le signe dominant de la Seuil, 2000).

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