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ANTONIO VIEIRA MENASSEH BEN ISRAEL ET LE CINQUIEME EMPIRE

Author(s): A. J. SARAIVA
Source: Studia Rosenthaliana, Vol. 6, No. 1 (JANUARY 1972), pp. 25-57
Published by: Peeters Publishers
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41481067
Accessed: 23-06-2016 12:36 UTC

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ANTONIO VIEIRA
MENASSEH BEN ISRAEL
ET
LE CINQUIEME EMPIRE

Le 20 avril 1646 le Père Antonio Vieira arrivait à la Hague. Il venait de Paris, via
Calais, et s'était arrêté à Rouen pour s'entretenir avec les Juifs portugais1.
Le roi du Portugal voulait racheter le territoire brésilien occupé par la Com-
pagnie Occidentale; il comptait sur les capitaux et les crédits des Juifs portugais
exilés pour mener à bout cette opération. Vieira était son homme de confiance et
devait conduire l'affaire. Il resta trois mois, rentra à Lisbonne et revint à La Hague
le 17 décembre 1647. Cette fois-ci il fit un séjour de presque dix mois en Hollande et
en partit à grand regret, sur l'ordre formel du roi. La matière de la négociation avait
changé entre les deux voyages, mais les Juifs portugais y étaient toujours associés
en tant que fournisseurs de crédits et de capitaux.
L'intérêt porté par Vieira aux Juifs et à ceux qu'on appelait au Portugal
Cristâos-novos ou Gente da Nação est bien connu. En 1643 notre jésuite avait adressé
au roi un rapport dans lequel il proposait comme solution aux difficultés du royaume,
alors en guerre avec l'Espagne, le recours aux capitaux des «nouveaux-chrétiens» et
des Juifs portugais émigrés, qui, disait-il, détenaient la plus grande partie des
richesses du monde; pour obtenir leur aide il fallait les protéger contre les excès de
l'Inquisition2. Quelques mois après, dans un sermon, Vieira proposait la création de
deux compagnies marchandes l'une pour l'Orient, l'autre pour le Brésil, toutes les
deux financées par les Juifs ou leurs descendants et à ce propos il reprenait le thème
de la réforme de l'Inquisition8.
Les voyages en Hollande et les entretiens de Rouen sont inspirés par cette
politique. Nous connaissons les lettres, très amicales, échangées entre Vieira et
«Messieurs les Juifs» de Rouen. Par celle de Vieira, nous savons que les deux parties
se sont entretenues des méfaits de l'Inquisition et du retour des émigrés; Vieyra
s'engagea à plaider la cause des Juifs auprès du roi du Portugal et se montra con-
vaincu que le retour serait possible dans un bref délai4.
Ces négociations se sont poursuivies en Hollande, et à son retour à Lisbonne,
Vieira se faisant le porte-parole des «hommes de la nation» présenta, dans un second

1 Pour la biographie de Vieira nous suivons l'ouvrage classique de Lucio d'Azevedo, Historia
de Antonio Vieira , 2 vols. Lisboa, 1931.
2 Le Rapport de 1643 a été publié dans le 3e volume de Obras Inéditas , ed. beabra e Antunes.
Porto, 1855-1857, et reproduit in Obras Escolhidas , ed. H. Cidade, 4e volume, Lisboa, sans date.
8 Sermão de S. Roque, in Sermões , ed. revue par le Père Concaio Alves, 8e volume. Porto 1959.
4 Les deux lettres in Cartas de Vieira , ed. Lucio d'Azevedo, I, p. 92-93.

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rapport, les conditions des expatriés pour rentrer au Portugal: changement de la
procédure inquisitoriale (les noms des témoins à charge ne devaient plus être secrets) ;
exemption des biens des marchands de la confiscation inquisitoriale; abolition de
toute discrimination entre «anciens» et «nouveaux» chrétiens. Vieira va jusqu'à
demander que tous les marchands (que l'on confondait, à cette époque, avec les
nouveaux-chrétiens) soient annoblis. L'exposé de ces conditions est suivi de plusieurs
considérations tendant à neutraliser les scrupules religieux du roi, et d'une critique
en règle de la procédure inquisitoriale6.
Pendant son second séjour en France Vieira fit campagne pour la création de
la Compagnie générale du Commerce du Brésil financée par des «nouveaux-chrétiens»
dont les biens seraient exemptés de la confiscation inquisitoriale. Il a obtenu l'appui
de l'ambassadeur du Portugal, le marquis de Nisa - un gentilhomme de la plus haute
noblesse - et de ses collaborateurs, parmi lesquels Manuel Fernandes de Villa Real,
un «nouveau-chrétien» qui faisait des séjours fréquents à Rouen. La Compagnie fut
créée par décret royal au début de 1649, peu après le retour de Vieira à Lisbonne.
Ces événements sont des péripéties de la longue et ardente campagne de Vieira
pour les «nouveaux-chrétiens» et contre l'Inquisition, qui va se poursuivre pendant
trente ans. La plupart des historiens croient que les motivations de Vieira dans cette
affaire sont, avant tout, d'ordre patriotique et économique. La situation au Portugal,
qui venait de récupérer son indépendance en 1640, était, en effet, très grave. Vieira
la décrit dans son rapport de 1643: la caisse royale vide; le commerce du sucre
brésilien en baisse inquiétante; le trafic des esclaves vers le Brésil aux mains des
Hollandais, maîtres de l'Angola; l'Orient presqu'en ruines, l'armée inexistante, etc. -
et bientôt l'offensive générale des Espagnols. Dans ces circonstances rien d'étonnant
que le Père jésuite ait pensé à l'argent des «hommes d'affaires», expression qui, au
Portugal, était synonyme de «homens da nação (judaica)» ou «nouveaux-chrétiens».
«Б y a avec le Ciel des accomodements. . .» De toute façon les convictions religieuses
de Vieira, aussi orthodoxes que celles de n'importe quel inquisiteur, n'étaient pas,
croit-on, en cause.
Je crois qu'après l'exposé que je vais faire il ne sera plus possible soutenir ce
point de vue traditionnel.

Le Bandarrisme. Pour comprendre la position de Vieira envers le Judaisme il nous


faut revenir un peu en arrière. Pendant l'eclipse de l'indépendance nationale (1580-
1640) un sentiment méssianique se developpa chez le peuple portugais; il en résultat
une vaste littérature tant érudite que populaire, dont les principaux thèmes sont:
a) une déclaration du Christ au premier roi du Portugal créant le royaume et
mettant sous la protection divine l'empire que les descendants d'Afonso allaient
établir*.

5 Le Rapport de 1647 se trouve publié aussi aux volumes indiqués à la note 2.


8 II va sans dire que cette déclaration du Christ était une invention d'origine ecclésiastique.
Sur le méssianisme portugais voir Lucio d'Azevedo, A Evolução do Sebastianismo, 2e ed.
Lisboa 1947, e R. Cantei, Prophétisme et Méssianisme dans l'oeuvre du Père Vieira, Paris, 1960.

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b) Les couplets ďun poète populaire de la première moitié du XVIe siècle.
Gonçalo Anes Bandarra, annonçant l'unification politique et religieuse du monde
entier sous le sceptre d'un mystérieux roi «Encoberto».
Il est difficile d'exagérer l'importance du texte du Bandarra. Aujourd'hui
encore son nom est invoqué par des paysans de plusieurs régions du Portugal et du
Brésil7. Antonio Conselheiro, le chef du mouvement révolutionnaire et méssianique
de Canudos, dans le nordest brésilien, vers la fin du XIX, siècle, le citait8. Selon le
témoignage de Vieira, les enfants apprenaient à lire sur des copies de ses «trovas»
dans la région intérieure du Portugal, la Beira. Après la restauration de l'indépen-
dance nationale en 1640, il devint presqu'un auteur sacré; son image fut mise sur un
autel de la cathédrale de Lisbonne lors de la commémoration du premier anniversaire
de la révolution. Dans les apologies des droits du nouveau roi adressées à l'opinion
mondiale et au Pape, le texte du Bandarra était cité comme s'il donnait une sanction
divine aux arguments de droit9. Interdit par l'Inquisition portugaise10, le livre du
poète populaire, connu jusqu'alors par tradition orale et par manuscrit, fut enfin
imprimé en 1644, mais à l'étranger, à Nantes, par les soins de l'ambassadeur Marquis
de Nisa11.
Ce livre nous intéresse tout particulièrement parce qu'il est, avec l'Ancien
Testament, le principal fondement des spéculations de Vieira sur l'avenir du monde
et en particulier sur les rapports entre Juifs et Chrétiens. Pour Vieira le Bandarra
était un prophète au même titre que ceux de l'Ancien Testament: il consacre à la
démonstration de cette affirmation plusieurs pages de raisonnement syllogistique12.
Le Bandarra était un cordonnier établi à Trancoso, une petite ville sur les hauts
plateaux de Beira, près de la frontière espagnole. Trancoso avait alors une impor-
tance commerciale considérable et ses foires étaient célèbres. Parmi ses habitants il
y avait de nombreux «nouveaux-chrétiens», comme d'ailleurs un peu partout dans
la province de Beira13. Ä cause de ses couplets, le Bandarra fut arrêté et poursuivi
par l'Inquisition en 1541. Son procès nous permet de savoir qu'il entretenait des
rapports nombreux avec les «nouveaux-chrétiens» de sa ville et d'ailleurs. Il faisait
parfois des séjours à Lisbonne et à ces occasions-là il logeait et mangeait chez des
«nouveaux-chrétiens». Cependant il n'était probablement pas lui-même d'origine
juive puisque cela n'est pas dit dans son procès, et, au contraire, les Inquisiteurs lui
ont infligé une peine légère, «attendu la qualité de sa personne, sa façon de vivre et

7 En août 1971 l'auteur de ce travail a entendu deux vieillards l'un à Seia, l'autre à Trancoso,
petites villes de Beira, lui parler des prophéties du Bandarra sur des sujets d'actualité.
8 Selon le récit ď Euclides da Cunha in Sertões.
9 Sur cette ambiance bandarriste voir les ouvrages cités de Cantei et Azevedo.
10 L înterdition se trouve à 1 Index de 1581 et concerne les manuscrits.
11 Trovas do Bandarra , apuradas e impressas por ordem de hum grande Senhor de Portugal e
offerecidas aos verdadeiros Portugueses devotos do Encoberto. Nantes, Guillaume de Monnier,
1644.
12 Surtout in Esperanças de Portugal , Quinto Império do Mundo publié in Cartas I, o.e.
18 Sur les „nouveaux-chrétiens" de Trancoso, voir Corpo Diplomático Português. IV, p. 109:
Cecil Roth, A History of the Marranos, 1941, pp. 76, 91, 145; L. Caro Baroja, Los Judios en
España, I, p. 399-400.

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ses moeurs». Nous savons aussi, par le même procès, que son livre était déjà connu
des nouveaux-chrétiens de Lisbonne vers 1531м.
Il s'agit d'un texte bien confus et san? doute déturpé par la tradition orale et
manuscrite; mais il est possible d'y reconnaître quelques thèmes centraux16.
Après quelques curieuses réflexions sur le métier de cordonnier, le livre contient
une lamentation sur les malheurs du temps présent. Dans une trosième partie le
poète annonce l'avènement du Roi «Encoberto», qui, tel un lion rugissant, détruira
le Turc, libérera la terre Sainte, présidera la monarchie du monde, converti, à la foi
du tout entier Christ. Ce sera le temps de la paix universelle.
Dans ce canevas le poète de Trancoso insère un thème au premier abord sur-
prenant : l'apparition des Tribus perdues d'Israel. Il rêve, tout heureux, que les morts
ressuscitent et que ceux «qui étaient cachés derrière les fleuves», sortent de leur prison
et marchent vers Jerusalem. On reconnaît les tribus de Dan, de Reuben, de Siméon,
de Naphtali, de Zebulon et de Gad, cette dernière venant en tête. La foule chante des
louanges à l'honneur de Jerusalem, de Bethlehem, du mont Sion, du fleuve Jourdain.
Tout ce peuple monte à cheval, pas un seul homme ne marche à pied. Un vieillard
venerable se détache de la foule et s'adresse au poète: «Dis-moi, est-tu un descendant
d'Agar ou un Cananéen? Ou serais-tu par hasard un hébreu de ceux que nous
cherchons?» Le poète répond, en des termes très courtois, qu'il n'est pas de ces gens-là,
et ajoute : «d'après les marques que je vois, vous êtes issu de ce peuple enfermé qui
est, dit-on rassemblé dans ces parties d'Orient. Beaucoup de gens souhaitent que les
peuples se rassemblent ; d'autres, bien sages, craignent que dans cette bande ne vienne
le géant Goliath; mais, d'autre part, ils se réjouissent parce qu'ils espèrent de voir
Enoch et Élie.» Le vieillard insiste pour que le poète lui dise s'il n'est pas de la maison
d'Abraham à laquelle il appartient lui-même, issu de la tribu de Lévy, prêtre comme
Élie. Le poète voudrait lui répondre pour l'entretenir de la Loi. Mais il se réveille.
Dans un autre passage des Trovas il est aussi question d'Israel. Deux juifs
nommés Ephraim et Dan sont à la recherche du Grand Berger. Ils trouvent un
berger de brebis, nommé Fernando, à la porte du Grand Berger, et lui demandent de
les introduire auprès de ce dernier, en échange d'un cadeau d'or et pierreries. Fer-
nando les invite à entrer; ils trouveront à l'intérieur le Grand Berger, qui s'apprête
à conquérir les ports de l'autre côté de la mer, le Maroc, Tlemcem, Fez. Remarquons
qu'Ephraim est, selon la tradition juive, le non collectif des tribus disparues.
Les Juifs sont associés aux grands événements qui secoueront le monde lors de
l'avènement de l'Encoberto : «Avant que ne soient ces choses de ce temps [era] dont
nous parlons, nous verrons de très grandes choses que n'ont pas vues ni entendues
ceux qui ont vécu. Le prisonnier sortira [apparaîtra] de cette nouvelle gent qui

14 Les pièces principales du procès oat été publiées par Teophilo Braga, Historia de Camões, I,
p. 411-416 et L. d'Azevedo, A Evolução do Sebastianismo.
15 Sur le problème du texte des Trovas voir Sampaio Bruno, O Encoberto , Porto, 1904, p. 171-180.
Récemment, M. Claude-Henri Frèches a publié une copie manuscrite du XVIII siècle, in
Archives du Centre Culturel Portugais, I, Paris 1969. Dans cette copie furent éliminés les
passages les plus marqués par le Judaïsme.

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arrive, de cette tribu de Reuben, le premier fils de Jacob, avec tout ce qu'il a.»
Dans ce passage aussi, nous trouvons une allusion aux tribus perdues, dont était
celle de Reuben.

D'autres passages des Trovas sont moins clairs et pour cela même ils laissent ses
lecteurs plus rêveurs encore. Le Roi nouveau se réveille, son cri se fait entendre.
Déjà Lé vi lui donne sa main contre les excès de Sichern: le déshonneur de Dinah sera
vengé comme il est promis. Ainsi, l'Encoberto est identifié à Siméon qui, à l'aide de
son frère Lévi, a massacré, avec toute sa tribu, Sichern, coupable d'avoir violé leur
sœur Dinah: le peuple circoncis se venge d'un peuple gentil qui lui a fait violence.
Quelle que soit l'interprétation de ces passages, il est évident que leur source
se trouve dans les livres prophétiques de l'Ancien Testament. Le Bandarra lui-même
cite le Livre d'Esdras (à propos de la résurrection des morts et du retour des Tribus),
Daniel (prophétie des soixante-dix semaines), Isaïe, Ezéchiel, Jérémie. Les citations
d'Esdras, de Daniel et de Jérémie se répètent.
Les Trovas sont un écho des Prophètes du Retour et du Royaume. Cela suffirait
à expliquer l'émoi qu'ils provoquèrent dans les milieux «nouveaux-chrétiens». Nous
savons, par sa déposition, que lorsque le cordonnier de Trancoso se rendit à Lisbonne
en 1531, de nombreux juifs convertis (de force) le cherchèrent ou l'invitèrent pour des
entretiens sur le sens des couplets. Mais je crois que le texte même des Trovas
réflète le mouvement méssianique qui dès avant cette époque se développait au sein
de l'ancienne communauté juive.
Vers 1525 un mystérieux personnage aux allures de prince se présenta dans la
cour du roi de Portugal: il s'appelait David Reubeni et était le frère d'un roi apparte-
nant à la tribu de Reuben dont le royaume se trouvait quelque part en Arabie, près
du fleuve Sambation. David offrait au roi du Portugal l'alliance de son frère contre
les Turcs. Le roi reçut ce prince dans son palais, mais les conversations traînèrent
pendant des mois et n'eurent pas de suite. Cet événement causa des remous parmi
les anciens juifs et même parmi les vieux chrétiens. Un haut fonctionnaire de la
justice, Diogo Pires, se convertit au Judaisme et partit à l'étranger où, sous le nom
Salomon Molcho, il prophétisa l'avènement du Méssie pour 1540. Un peu avant cette
année-là le tailleur Luis Dias se proclama Méssie, à Setúbal, une ville près de Lis-
bonne et fit quelques sectateurs; parmi eux, un médecin de la maison royale, nommé
Francisco Mendes, qui fit circoncire ses enfants16.
Rappelons que la tribu de Reuben, dont se disait issu David Reubeni, est indi-
quée dans les Trovas, comme celle qui paraîtra la première avant l'avènement de
Г «Encoberto». Le chiffre 40 (qui allait provoquer d'innombrables commentaires)
s'y trouve aussi. Entre le Bandarra et Luis Dias s'établit une rivalité, chacun

16 Sur David Reubeni et Salomon Molcho, j'utilise A Evolução do Sebastianismo e Historia dos
Cristãos Novos de L. d'Azevedo, V Histoire de Graetz (trad, française), A History of the Marra-
nos de Cecil Roth et la Jewish Encyclopedia. Menasseh ben Israel donne sa version de cette
histoire dans son livre Esperança d'Israel. Sur Luis Dias voir les deux ouvrages cités
d'Azevedo. Sur le rapport entre Mendes et le Bandarra, voir les extraits de la lettre publiés
pax Azevedo in Evolução.

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prétendant que l'autre était un farceur; et Francisco Mendes, qui croyait au Messie-
tailleur, écrivait d'autre part au Poète-cordonnier des lettres respectueuses en lui
demandant des explications sur des problèmes bibliques. Ce mouvement eut son
dénouement provisoire dans l'autodafé de 1542 à Lisbonne: Luis Dias, relapsé, y
fut exécuté, avec d'autres accusés, parmi lesquels un autre admirateur du Bandarra,
le médecin maître Gabriel. Le Bandarra cependant fut «reconcilié» avec une peine
légère17.
Les «nouveaux-chrétiens», qui ont entouré le Bandarra avec le respect dû à
un Rabbin, sont à l'origine de la prodigieuse diffusion de son livre. Selon la déposition
de Bandarra lors de son procès, un artisan de Trancoso, nouveau-chrétien, lui
demanda le manuscrit des couplets pour en faire tirer une copie soignée. Il partit
ensuite pour Lisbonne et pour Évora où il montra la copie à de nombreuses per-
sonnes. De cette façon, expliqua le Bandarra aux Inquisiteurs, les copies se multi-
plièrent rapidement dans le Portugal tout entier. Un exemplaire tombé aux mains
d'un haut dignitaire ecclésiastique, à Évora, fut à l'origine du procès. Ä la fin du
XVIe siècle beaucoup de Juifs conservaient religieusement, parmi d'autres papiers
prophétiques, les Trovas du Bandarra qui, à cette époque-là était déjà devenu le
prophète national du Portugal «en captivité»18.
Malgré ces rapports avec le méssianisme juif, il serait probablement faux de
dire que le Bandarra est un produit du seul Judaisme. À part quelques détails, le
contenu de ses prophéties pourrait s'expliquer aussi par le méssianisme joachimite
qui a eu aussi une importance considérable au Portugal. Il me semble que les Trovas
sont un produit typiquement «néo-chrétien» témoignant de l'ambiguité, et même
de l'indétermination religieuse de la population portugaise d'origine juive qui était
en train de se mélanger avec les vieux-chrétiens18.
Aussi n'est-il pas étonnant de trouver parmi les commentateurs et continuateurs
du Bandarra des Chrétiens supposés «vieux», comme D. João de Castro qui mit en
évidence surtout le côté joachimite des Trovas20, aux côtés de descendants de Juifs,
comme Manuel Bocarro Francês, qui prit plus tard le nom Jacob Rosales. Tous les
deux ont cultivé la forme «sébastianiste» du bandarrisme, qui identifiait l'«Enco-
berto» au malheureux roi Sébastien que l'on croyait réchappé de la bataille de El-
Ksar-el-Kebir (1578), où en réalité il mourut. En 1619 Bocarro-Rosales dans son
Tratado dos Cometas prévoyait la ressurrection du Portugal pour 1653; 1' «Encoberto»,

17 L. d'Azevedo, A Evolução do Sebastianismo.


18 Ce fait est rapporté par D. João de Castro, un gentilhomme portugais, qui a consacré une
grande partie de sa vie à étudier le Bandarra, dans le seul ouvrage qu'il a réussi à publier:
Paraphrase e concordancia de algüas profecias de Bandarra , çapateiro de Trancoso , 1603,
réimprimé à Porto en 1901. Voir des extraits in Azevedo. A Evolução.
18 Eugenio Asensio a remarqué 1 influence du courant joachimite sur le Sébastianisme dans son
introduction à l'édition de Desengano de Perdidos de Fr. Gaspar de Leão, Coimbra 1958. Sur
les spéculati ons chrétiennes autour des Dix Tribus, voir M. Bataillon, Une vision d'Isaiedans
V historia do Futuro de Vieira, in Bulletin des Etudes portugaises.
80 D. Joao de Castro a beaucoup utilisé les sources joachimites, en particulier une compilation
d'ouvrages de disciples et commentateurs de Joachim de Fiore publié à Venise en 1516, sous
le titre : Abbas Joachim Magnus Propheta. Un de ses traités manuscrits est consacré à Joachim.

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cependant ne serait pas Sébastien lui-même, mais, par une sorte de réincarnation,
une personne de son sang. Cette théorie sous-tendue de la réincarnation est un
élément juif ajouté au courant bandarriste. En 1624 parut son Anacephaleosis de
Monarchia Lusitana que les autorités espagnoles ont fait saisir comme un livre
séditieux contre le roi d'Espagne. En effet cette chronique rimée des gloires portu-
gaises calquée sur le modèle des Lusíadas exhaltait patriotiquement la monarchie
portugaise. L'ouvrage annonce que plusieurs royaumes du monde périront mais
l'empire lusitanien s'élargira en soumettant les Gentils, les Paiens et les Ottomans;
on verra sur toute la terre un seul troupeau soumis à un seulberger, le successeur de
Pierre, et à un seul roi, celui du Portugal. Dans la Quatrième Partie 1' «Encoberto»
était identifié au duc de Bragance D. Theodosio, le père de Jean IV. Bocarra Francês
réussit à sauver cette Quatrième Partie et la fit publier à Rome en 1624, l'année
même de son départ du Portugal. Vingt ans plus tard (1644) il la réédita à Hambourg.
Cela montre qu'à l'étranger il resta fidèle au bandarrisme. En 1659, quelques
années avant sa mort il adressait encore une lettre à un ami portugais de haut rang
où il discutait au sujet de 1' «Encoberto» portugais, auquel, apparemment, il croyait
toujours*1.

Vieira et l'héritage néo-chrétien. Dans les nombreux textes qu'il a consacrés au


«prophéties» du Bandarra Vieira a évoqué avec insistance tout ce qui concernait le
peuple juif (en particulier le retour des Tribus) et ses liens avec les Portugais.
Son fameux rapport de 1643, déjà cité, est un chef-d'œvre de réalisme politique;
pourtant, pour convaincre ceux qui auraient des scrupules à accepter l'aide finan-
cière juive, il emploie ce curieux argument:
«Outre que la Foi nous oblige à croire que toute cette nation se convertira et reconnaîtra le
Christ, nos prophéties comptent ce bonheur parmi les événements prodigieux du règne miracu-
leux de Votre Magesté, car eiles disent que les fils de Jacob se porteront à l'aide du roi «En-
coberto », et qu'au moyen de ce secours ils retourneront à la connaissance de la vérité du Christ,
qu'ils reconnaîtront et adoreront comme Dieu. »

Nous avons là une allusion au passage du livre du Bandarra où les Juifs Dan et
Ephraim offrent leurs services au Grand Berger par l'intermédiaire du berger
Fernando. Selon Vieira, le Bandarra annonçait une alliance entre Jean IV (le roi
«Encoberto», et les Juifs. D'autres textes de notre auteur nous montrent que pour
lui cette alliance n'était pas une péripétie mais un fait providentiel.
Le rapprochement entre les deux peuples était au Portugal un lieu commun de
la littérature religieuse et politique; les ennemis des Juifs et des néo-chrétiens l'ex-
ploitaient ce thème contre les Juifs. Israel avait été, autrefois, le peuple de Dieu,
mais à cause de ses péchés ce rôle avait été transféré au Portugal, qui actuellement
diffusait la parole de Dieu depuis le Japon jusqu'en Amérique. Selon les paroles du

11 La lettre de Bocarro à Sousa Coutinho, ancien ambassaduer du Portugal à la Hague, a été


publiée par Azevedo in A Evolução, avec des extraits de V Anacephaleosis. Nous prenons de cet
ouvrage les éléments biographiques.

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Christ au premier roi du Portugal l'empire portugais était l'empire de Dieu82.
Vieira reprit ce rapprochement mais le développa dans le sens opposé à celui des
Inquisiteurs. Parmi les pages les plus éloquentes de V Historia de Futuro se trouvent
celles consacrées a la grandeur d'Israel, aux splendeurs de son royaume et de sa
capitale Jerusalem, et surtout au rôle des Juifs dans la diffusion de la Foi. Dieu a
multiplié les enfants d'Israel et en même temps leur donné un territoire trop étroit
afin qu'ils se répandent dans le monde entier pour y apporter «la lumière de la Foi
et l'espoir du Christ». Dans ce même dessein II les soumit aux captivités, aux exils
et aux «transmigrations», et les doua du penchant pour le commerce. En apportant
aux autres peuples les marchandises de la terre les Hébreux leur communiquaient la
nourriture du Ciel. C'est aussi, remarque Vieira, ce qui se passe avec les Portugais :
le roi du Portugal s'intitula «roi du commerce» de l'Ethiopie, Arabie, Perse et Inde
et par ce rapport commercial il introduisit dans ces régions la foi du Christ. Dans le
plan de Dieu les flottes expédiées par Salomon à Ophir jouaient le même rôle que
celles envoyées par le roi Emmanuel aux Indes. En bref :
«les Juifs entouraient la mer et la terre, c'est-à-dire ils erraient et navigaient par
toutes les terres et mers du monde / . . ./ et dans leurs pérégrinations et navigations
ils portaient avec eux la foi du vrai Dieu et la donnaient à connaître aux Gentils»28.
Si l'on remplace dans ce texte le mot Juifs par le mot Portugais nous avons là
le résumé même de la théorie religieuse de l'expansion mondiale des Portugais. Mais
rien ne nous rappelle dans ce long chapitre de Vieira que les derniers ont remplacé les
premiers. Rien ne rappelle non plus l'opposition des deux religions. Les uns an-
nonçaient «l'espoir du Christ»; les autres, le Christ lui-même. Cette différence n'est
pas soulignée, si bien qu'on peut avoir l'illusion que les uns et les autres répandent
la même Foi. Comment alors distinguer entre Portugais et Juifs? Et est-ce-qu'ils se
distinguent réellement?
On a le droit de se poser cette question en Usant Vieira. Pour montrer que le roi
du Portugal sera l'empereur universel annoncé par le Bandarra, Vieira rappelle dans
son plaidoyer devant l'Inquisition, que les Juifs expulsés d'Espagne par les Rois
Catholiques ont été accueillis au Portugal par le Roi Emmanuel et qu'il en résulta
que, par la contagion et le métissage, les Portugais ont perdu non seulement la pureté
du sang mais aussi celle de la Foi, et se sont faits une mauvaise renommée dans le
monde, car tous ceux qui parlent le Portugais sont réputés Juifs. Vieira reprend ici
irne idée que les Inquisiteurs diffusaient largement pour justifier la répression du
Judaïsme; mais l'à encore il renverse le sens de l'argument. Selon Vieira, ce qui
paraît un malheur aux yeux des hommes est, en réalité, un dessein divin, car Dieu
a voulu que Juifs et Chrétiens fussent réunis sous un même sceptre et dans un même
territoire pour commencer l'œuvre que aboutirait à la réunion des deux peuples ou
religions, dans l'empire universel et sous la même Foi24.

" Voir Bruno, o.e. p. 167, et Cantei o.e. p. 66.


" Historia do Futuro II, p. 108-109. Ed. „Obras Escolhidas".
íd Defesa perante o Tribunal do Santo Oficio, ed. Cidade II, p. 275-276.

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Le sens de ce texte est renforcé par un autre plus étonnant encore. C'est un
long commentaire du passage du prophète Abdias d'après lequel (dans la traduction
de St Jérôme, les fils de Jerusalem, transmigrés dans le Bosphore (Sepharad) pos-
séderont les villes de la terre australe (w. 20). St Jérôme, remarque Vieira, a mal
traduit Sepharad par Bosphore: Sepharad est, en réalité, le nom hébraïque de
l'Espagne. Mais pour quelgues commentateurs la transmigration en Espagne dont
parle le prophète est celle des Hébreux à l'époque de Nabuchodonosor; pour d'autres
il s'agit de l'arrivée dans cette région de St. Jacques envoyé par le Christ. Laquelle des
deux interprétations est-elle la vraie: celle qui se réfère aux Juifs ou celle qui se
réfère aux Chrétiens? Vieira trouve la synthèse ou, comme ou disait à l'époque, la
«conciliation» des deux. En effet, parmi les Juifs expatriés en Espagne à l'époque de
Nabuchodonosor se trouvait un prophète nommé Malachias ou Samuel; six cents
ans après sa mort, St Jacques, arrivé à son tour, le ressuscita et le convertit. Sous le
nom de Pedro ce Juif, devenu archevêque de Braga, fut le principal collaborateur de
St Jacques dans la christianisation de l'Espagne. «De cette façon», conclut Vieira,
«les deux transmigrations de Jerusalem ont contribué à la foi du Portugal: celle du
Christ avec l'apôtre St Jacques, et celle de Nabuchodonosor avec l'apôtre Malachias,
plus tard appelé S. Pedro de Rates.»25
Ainsi donc, la prophétie biblique ¡s'appliquerait en même temps au Portugal et
à Israel. Les «villes de la terre australe» sont, évidemment celles que les Portugais
ont découvertes et conquises; mais étant désignées dans le texte par l'expression
«fils de Jerusalem», les Portugais apparaissent, prophétiquement, non pas comme les
rivaux ou même les successeurs des Juifs, mais comme leur prolongement.
Peu s'en faut pour que Vieira nous dise que les Portugais sont les descendants
des Juifs transmigrés à l'époque de Nabuchodonosor, et qu'au bout de comptes il n'y
a qu'un seul peuple providentiel. Б est clair cependant qu'il s'attache à mettre en
évidence ce qui unit le Portugal et Israel et qu'il suggère la continuité de l'un à
l'autre dans la même mission.
Cette croyance à une identité entre Portugais et Juifs se trouve dans le courant
bandarriste. Pour certains bandarristes le roi «Encoberto» serait issu, en même temps,
du sang de David et de la maison royale portugaise. Pour cette raison D. Antonio,
le prétendant malheureux à la couronne portugaise après 1580, né d'une Maison entre
un fils de Jean III et une femme juive nommée Violante, aurait eu l'appui de nom-
breux «nouveaux-chrétiens». Vieira lui-aussi a cru au mélange des Braganças avec
la tribu de Judah2®.
En résumé, il nous semble que Vieira a été très sensible au côté néo-chrétien du
bandarrisme. Il a été frappé par les éléments juifs qui avaient pénétré dans le
méssianisme national portugais. D'ailleurs, il fit remarquer aux Inquisiteurs que le
méssianisme portugais était aussi légitime que le méssianisme juif27.

26 Historia do Futuro I, p. 244-248.


16 Voir Azevedo, A Evolução , et Vieira Cartas , I, p. 380.
87 Defesa II, p. 151.

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A ma connaissance, le seul texte où Vieira fait des concessions à l'antisémitisme
traditionnel est un sermon prononcé à Torres Vedras pendant le Carême de 1652.
Il y expose la doctrine bien connue de l'Eglise sur le «peuple déicide» en commentant,
selon un modèle établi, le passage de l'Evangéliste Jean: Ego vado, et quaeritis me et
in peccato vestro moriemini. Mais le prédicateur applique ce texte non pas uniquement
aux Juifs, mais aussi aux Chrétiens en péché. D'autre part un passage de ce sermon
suggère que si les Juifs attendent le Méssie, le Méssie de son côté attend et attendra
les Juifs28. Il faut rappeler qu'à l'époque Vieira, tombé en disgrâce, se trouvait me-
nacé d'exclusion par ses confrères jésuites, qui ne pouvaient pas se solidariser avec
la position extrême et dangereuse qu'il avait prise contre l'Inquisition. Des dé-
nonciations graves contre lui avaient été déposées au Saint Office. Son ami et
«complice» Manuel Fernandes de Villa Real se trouvait en prison et devait être
exécuté quelques mois plus tard. Vieira prit ses précautions, sans toutefois aller
trop loin.
Mais parler d'un préjugé favorable de Vieira envers les Juifs c'est peu dire. En
réalité, le Bandarrisme, dont Vieira s'est fait l'exégète et le héraut, témoigne d'une
sorte de métissage culturel que Vieira, nous le verrons, a pleinement assumé. Il a
compris le caractère judéo-chrétien de cette tradition née de la fusion des deux
principales «nations» qui composaient la société portugaise. Il a été amené à mettre
en question l'opposition manichéenne entre Juifs et Chrétiens dont se nourrisait
l'Inquisition et à s'interroger sur les rapports sur les deux religions qui ont tant de
choses en commun.
Déjà avant son rapport de 1643 il avait évoqué ce problème dans un sermon
prononcé le jour de l'an de 1642. Le thème du sermon, qui est entièrement consacré
aux prophéties méssianiques portugaises, est un passage de l'Evangéliste Luc sur la
circoncision de Jésus. Vieira pose la question: pourquoi Jésus a-t-il tenu à se sou-
mettre au rite juif de la Circoncision alors qu'il venait introduire une nouvelle loi qui
l'abolissait? Vieira donne deux réponses. Premièrement, le Chr'st a voulu recom-
penser les services rendus par la Loi ancienne. Et à ce propos le prédicateur laisse
tomber des commentaires sybillins comme celui-ci : - «Il n'est pas juste que le bonheur
universel devienne le malheur de ceux qui ont bien servi». Ces derniers sont, évi-
demment les Juifs. L'autre réponse à la question est la suivante : pour abolir la Loi
ancienne le Christ a voulu agir avec douceur, et a fait coexister les deux lois en même
temps. Pour la même raison il a institué le sacrement de l'Eucharistie sur la table
même de l'agneau de la Pâque juive. Cette réponse implique un principe très im-
portant et absolument inacceptable pour les Inquisiteurs: celui de l'existence simul-
tanée (bien que provisoire) des deux Lois8®.
On le voit, dès cette époque Vieira pose en termes théologiques le problème du
rapport entre les deux religions. Nous allons voir que lorsqu'il arriva pour la première
fois en Hollande quatre ans plus tard il était décidé à le discuter avec les Rabbins
portugais d'Amsterdam.
28 Sermões , VIII, p. 21.
19 Sermões , I, p. 324-335.

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Menasseh ben Israel et les Portugais. Né à Madeira, élevé à Lisbonne, exilé depuis sa
jeunesse, Menasseh ben Israel aurait pu se décrire comme un «judeu do desterro de
Portugal» - juif de l'exil portugais - pour employer l'expression émouvante que l'on
trouve sur la page de titre de la Declaração das 613 encomendanças publiée par son
aîné Abraham Farrar en 1627. Il ne perdit jamais l'attachement pour sa «patrie»
portugaise. Il conserva jusqu'à ses dernières années son nom portugais Manuel Dias
Soeiro à côté de son nom juif. Il fit signaler en Portugais le tombeau de son fils
Samuel, quelques mois avant sa propre mort80. Pour présenter un autre portugais
juif, Antonio de Montesinos, alias Aaron Lévy, il écrit «portugués de nación, judio
de religion». L'expression «de la nation» était employée au Portugal pour désigner
les gens d'origine juive; mais à l'étranger elle tendait à s'appliquer à ces immigrés
pour désigner l'origine portugaise81. Nous possédons des témoignages qui nous le
font voir sur les quais d'Amsterdam attendant les bateaux qui transportaient des
Portugais, pour s'entretenir avec eux et tâcher de les convertir, sans se soucier de
savoir s'ils étaient ou non d'ascendance juive. Aussi, faisait-il expédier ses livres vers
l'Espagne et le Brésil portugais82. Comme tant d'autres membres de la communtaué
d'Amsterdam il avait les yeux tournés vers le Brésil et lorsque les Hollandais s'em-
parèrent de Pernambouc et de Bahia il se prépara à s'installer dans ce territoire où,
sous la domination hollandaise, de nombreux portugais restaient sur place. La guerre
menée au Brésil par les Hollandais lui inspira la dédicace de la seconde partie de El
Conciliador (1641) au Conseil de la compagnie des Indes occidentales, où il fait le
panégyrique des victoires de la Compagnie «contre le roi Philippe»; mais la restaura-
tion du Royaume du Portugal était survenue à la fin de 1640, et Menasseh ajoute
que, maintenant que le Portugal a recouvré son roi légitime, il souhaite la paix entre
Portugais et Hollandais «la cual siendo yo lusitano con ánimo batávio, me sera
gratíssima». Il se réfère au nouveau roi du Portugal avec une satisfaction toute
patriotique: «el benigno rey D. João IV, buelto a su natural y hereditario regno
injustamente hasta agora [sic] de otro poseído».
Menasseh n'était pas un inconnu pour les Portugais chrétiens résidant à l'étran-
ger. Le marquis de Nisa, ambassadeur du roi du Portugal à Paris, s'intéressait beau-
coup à ses ouvrages. Il faisait acheter à Rouen le De Resurrectione Mortuorum (1636)
et le De Termino Vitae (1639), deux ouvrages sur des sujets méssianiques et, en
partie, cabbalistiques. L'intermédiaire de l'ambassadeur pour ces achats fut Manuel
Fernandes de Villa Real, qui, en accord avec le même ambassadeur, écrivit en 1648 à
Menasseh une lettre le consultant sur des sujets de chronologie biblique. Menasseh

80 Pour la biographie de Menasseh ben Israel j'utilise l'ouvrage très complet de Cecil Roth
A life of Menasseh ben Israel.
81 Esperança de Israel , réimpression de 1881 à Madrid, p. 41. Lors de la visite du Prince d Orange
à la Synagogue d'Amsterdam en 1642 Menasseh lui adressa une Gratulaçâo / . . . / em nome
de sua Nação . À la fin du XVII siècle le cimetière des Juifs à Bordeaux s'appelle officiellement
„ da nação portuguesa". V. Cecil Roth, A History of the Marranos , p. 224 et 230.
82 Selon la déposition de Duarte Guterres Estoque in Roth, Menasseh . Estoque possédait lui-
même un exemplaire de El Conciliador.

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lui répondit courtoisement, en évoquant, au passage, ses origines portugaises88. Un
autre ouvrage du rabbin portugais, le Thesouro dos Dinim, parvint à l'ambassadeur
Nisa par les soins d'un autre chrétien exilé, Vicente Nogueira, établi à Rome. Ce
dernier était le conseiller de Nisa pour l'achat de livres, et lui proposa quelques titres
de Menasseh. Menasseh et Nogueira étaient en rapports suivis pom- l'échange de
livres et le premier fit cadeau au second d'un bel exemplaire de son edition de la
traduction castillane de la Bible, relié en bois et cuir rouge84.
Vieira a donc eu maintes occasions d'entendre parler du rabbin portugais à
l'ambassade portugaise à Paris. Il se peut même qu'il ait connu El Conciliador avant
son arrivé au Portugal, car un caisson d'exemplaires de la première partie de cet
ouvrage fut expédié au Brésil.
La conjoncture méssianique à Amsterdam. Vieira arrivait en Hollande à un
moment extraordinaire. Quelques mois auparavant, en 1644, un marchand portu-
gais, Antonio de Montesinos, devenu juif sous le nom Aaron Lévy, était arrivé
d'Amérique avec trne nouvelle troublante : il avait découvert sur les hauts plateaux
de la Colombie l'une des dix tribus perdues: celle de Reuben. A l'abri de montagnes
presque infranchissables, ces Juifs pratiquaient les rites mosaïques et récitaient des
prières en Hébreu. Notre Portugais avait parlé sur place, avec leurs représentants, et,
revenu à Honda, où il commerçait, il avait rencontré des Mohanes, sorciers indiens,
qui étaient sécretement au courant de l'existence de ce peuple caché et se trans-
mettaient par tradition une prophétie les concernant : «Le Dieu de ces enfants d'Israel
est le vrai Dieu ; tout ce qui est écrit sur leurs papiers est vrai ; à la fin des temps ils
seront les maîtres de tous les peuples du monde. [. . .] ils sortiront de l'endroit où ils
se trouvent et domineront toute la terre, comme ils le faisaient auparavant».
Montesinos fut invité à raconter devant la Synagogue sa grande nouvelle, et son
récit fut mis par écrit, dûment authentiqué. Des copies en furent tirées. Menasseh
ben Israel, qui depuis longtemps s'intéréssait au problème méssianique et à la
Cabbale, se consacra à tirer les conclusions de l'événement et à le faire connaître au
monde entier. Lors du second séjour de Vieira à Amsterdam il travaillait à l'ouvrage
qui paraîtra en 1650 sous le titre Esperança de Israel. On connaît le rôle important
joué par ce livre dans la génèse du mouvement méssianique qui aboutira à la pro-
clamation de Sabetai Zevi comme Méssie, à Smyrně, en 1666. Menasseh reproduit la
déposition de Montesinos, la confronte avec d'autres informations de voyageurs et
historiens et avec des textes des Prophètes, pour conclure que les temps méssianiques
sont proches. Il rappelle d'autres signes tels que les récents martyres de Frei Diogo
de Assunção et de Isaac de Castro Tartas à Lisbonne, celui d'Eli Nazareno à Lima
et celui de Tomas Turbiño à Mexico.

,a Roth op. cit., qui indique les sources. La lettre de Menasseh confirme indirectement que
Villa Real n'était pas un judaisant, comme je l'avais soutenu dans mon ouvrage Inquisição
e Cristãos Novos, Porto, 1969.
84 Lettre de V. Nogueira au Marquês de Nisa, du 10-2-1648 in Cartas de Vicente Nogueira, ed.
C. da Silva, p. 38.

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Les «révélations» de Montesinos confirmaient la prophétie du Bandarra:
l'apparition des Tribus perdues commençait par celle de Reuben! Ce fait a dû
beaucoup impressioner Vieira, bien qu'il n'en parle jamais. Et, sans doute, c'est une
coincidence éblouissante, qui peut d'ailleurs avoir une explication bien simple:
comme tout Portugais à son époque, Montesinos devait connaîtreles Trovas du
Bandarra, et le nom de la tribu de Reuben a dû rester dans son souvenir. C'est une
indice de la pénétration du bandarrisme judéo-portugais à Amsterdam, phénomème
auquel on n'a pas attaché l'attention que, peut-être, il mérite.
La passion méssianique de Vieira a dû se trouver comblée au delà de tout espoir,
à Amsterdam. Deux sortes de méssianismes et de speculations eschatologiques con-
tribuaient à la vie spirituelle de la communauté judéo-portugaise. D'une part, les
Marranes et ceux qui avaient été élevés dans la religion catholique étaient tentés de
chercher l'accord entre leur ancienne croyance et le Judaisme. D'autre part, les
Chrétiens réformés, entreprenant une nouvelle lecture de la Bible, se trouvaient aux
prises avec le difficile problème de la conciliation des deux Testaments. L'Église
catholique s'en débarrassait par les méthodes parfois expéditives de l'interprétation
allégorique. Mais certains textes concernant le royaume de Dieu sur la terre, la sainteté
privilégiée du peuple d'Israel, le retour des Juifs en Terre Sainte, etc., étaient ab-
solument formels. Comment les concilier avec la doctrine des Evangiles et de St Paul
et avec l'enseignement traditionnel de l'Église? Tel était aussi le problème de Vieira,
comme nous le verrons.

Nous possédons un document saisissant de cette efervescence spirituelle judéo-


chrétienne: la petite compilation imprimée à Amsterdam en 1655 par les soins de
Paul Felgenhauer, sous le titre eloquent Вопит Nuntium Israeli. C'est un ouvrage
déjà tardif par rapport à l'époque du séjour hollandais de Vieira, mais il faut le
considérer comme l'aboutissement d'un processus commencé bien auparavant,
peut-être à l'époque de la révélation sensationelle d'Antonio de Montesinos. Vieira
n'a probablement pas connu ce livre mais a participé à l'atmosphère spirituelle
dont il témoigne.
Ce qui frappe, tout d'abord, dans ce petit livre, c'est qu'il est le produit de la
collaboration de Juifs et Chrétiens. L'éditeur est le chrétien réformé Felgenhauer;
mais le compilateur de presque toute sa matière n'est autre que Menasseh, qui le
cite d'ailleurs dans la bibliographie de ses ouvrages publiée à la fin de sa Piedra
Gloriosa (1655). Un autre Juif figure dans la compilation, le Portugais Manuel
Bocarro Francês ou Jacob Rosales, le judéo-chrétien bandarriste dont nous avons
parlé : sa contribution se borne d'ailleurs à un poème latin à l'honneur de Menasseh.
Les autres collaborateurs, au nombre de cinq, sont tous de Chrétiens non-catholiques,
sauf dans un cas.
Les origines immédiates de ce livre sont les discussions entre Menasseh et Paul
Felgenhauer, qui était venu lui rendre visite à Amsterdam pour l'entretenir de la
venue prochaine du Méssie. Felgenhauer résuma ses idées dans un écrit latin que porte
le titre (nous traduisons) : Bonne nouvelle à Israel, pour la gloire с lu Méssie et pour la

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joie d'Israel. Ce petit traité est signé «Paulus etc. serviteur des Juifs et des Chrétiens
dans la grâce du Méssie».
Aux Juifs, Felgenhauer dit que les Chrétiens sont eux-aussi des fils d'Abraham,
puisque Dieu a donné sa bénédiction à ce patriarche au temps où, n'étant pas encore
circoncis, il était un Gentil et non un Juif. Les Chrétiens (ou Gentils convertis) ont
donc le même Dieu et le même ancêtre que les Juifs. Mais le peuple juif est le fils
aîné de Dieu, le bon olivier sur lequel fut greffée la branche de sauvageon, comme l'a
dit St Paul; par cette greffe les Gentils ont pu connaître Dieu. Ä l'heure actuelle les
deux arbres sont séparés parce que ni l'un ni l'autre n'ont reconnu le vrai Méssie.
Ils seront tous les deux éclairés et unifiés par la révélation de l'Evangile Eternel,
porté par l'Ange de l'Apocalypse. Dévoilé «par l'esprit du Méssie», l'Evangile Eternel
éclairera le vrai sens de l'Ancien et du Nouveau Testament. Le Serpent dont parle le
même Apocalypse tombera dans l'abîme et y restera enchaîné pendant mil ans. Les
Juifs rentreront en Terre Sainte, il n'y aura plus qu'un seul troupeau et un seul
berger. Tout ce qui existe sera renové et rétabli dans sa gloire première; les hommes
verront souvrir l'accès au paradis terrestre d'où Adam a été chassé. C'est au bout de
cette période de mil ans qu'aura lieu le Jugement dernier.
Selon notre prophète, nous entrons dans l'âge méssianique; le troisième et
dernier signe de son avènement est la prédication de l'Evangile éternel, qu'il appelle
aussi «Evangile du Royaume» et «Evangile eternel de Dieu et d'Israel». Cette pré-
dication, qui est en cours, atteindra les dix tribus perdues qui se trouvent «dans la
terre australe», encore inconnue. Qui est le Méssie? Une personne divine, «Christus-
Messias-Adonaï», qui siège à la main droite de Jéovah et qui a reçu de ce dernier la
royauté de Sion. Si j'ai bien compris le texte lyrique, fougueux et confus de Felgen-
hauer, le Méssie, à la différence d'Abraham et du Christ-Jésus, se révélera unique-
ment en esprit.
Menasseh ben Israel donna une réponse prudente à ces spéculations. Il se
déclare d'accord avec son interlocuteur sur un point: les signes de l'approche du
Méssie, en particulier le troisième : la prédication du Royaume dans le monde entier.
Menasseh en possède des preuves: les lettres et messages qui lui parvenaient de
différents pays de l'Europe. De Pologne était venu lui rendre visite, en 1636, Johann
Mochinger, qui depuis lors restera son correspondant assidu. De Silésie Abraham
Franckenberg (un disciple de Böhmer) lui écrivait. De France lui parvenait un livre
ayant comme titre Du Rappel des Juifs. Menasseh n'indique pas le nom de l'auteur:
il s'agit de l'ouvrage d'Isaac La Peyrère paru anonymement et sans indication de
lieu, à Paris en 1643. En Angleterre Menasseh avait plusieurs correspondants dont
il cite, à titre d'exemple, Nathaniel Holmes et Henry Jesse.
Menasseh fit accompagner sa réponse écrite au petit traité de Felgenhauer de
quelques échantillons des lettres reçues. Le volume Вопит Nuntium Israeli est
constitué par le traité de Felgenhauer la réponse de Menasseh, les extraits des lettres,
le poème latin de Rosales, plus l'introduction du compilateur. On y trouve des ré-
flexions cabbalistiques, des discussions sur les Tribus perdues et surtout l'affirmation
répétée de l'avènement prochain du Méssie qui rassemblera Chrétiens et Juifs.

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La lettre latine de Nathaniel Holmes et Henry Jesse (1649) à Menasseh nous
donne d'une façon cohérente et précise les raisons théologiques qui du côté chrétien
rendent nécessaire l'avènement du Méssie, pour l'accomplissement des prophéties.
Si l'on ne croît pas que le Christ-Méssie est déjà venu, qu'il est mort, ressuscité et
monté au Ciel, et qu'il reviendra, «tout le système de l'Ancien Testament s'écroule»,
car tout cela a été annoncé par les Prophètes. De cette seconde venue du Christ
dépend non seulement le salut des Juifs, mais aussi celui des Chrétiens. Les deux
auteurs soulignent d'autre part que le salut des Juifs ne dépend pas de leurs mérites,
mais de la seule Grâce; cette remarque d'esprit calviniste (et qui d'ailleurs est reprise
de St Paul) écarte implicitement le fondement théorique de la condamnation des
Juifs par l'Eglise : le meurtre du Christ. En conclusion, les deux théologiens anglais,
à genoux, se mettent au service de toute la nation juive (universae vestrae nationi) afin
que «nous, devenus vos prosélytes, et vous, devenus nos prosélytes, entrons, les uns
et les autres, selon Isaïe et Ezéchiel et d'autres prophètes, dans ime seule Église».
Ce profond respect pour les Juifs, le peuple aîné, par qui la Foi était entrée dans
le monde, l'arbre sacré sur lequel fut pratiquée la greffe qui permit à l'arbre sauvage
et païen d'arriver à la communication de Dieu, l'idée que sans le salut des Juifs il
ne saurait y avoir de salut pour les Chrétiens, l'accent mis sur les prophéties an-
nonçant le retour des Juifs en Terre Sainte pour inaugurer le Royaume de la Justice,
où il n'y aurait qu'un seul troupeau et un seul berger - tout cela trouve peut-être
son expression la plus enthousiaste dans le Du Rappel des Juifs, d'Isaac La Peyrère.
Menasseh ne connaissait probablement pas le Prae-Adamitae dans lequel La Peyrère
prétend démontrer l'existence d'hommes sur la terre avant la création d'Adam, (ce
qui lui valut des difficultés avec les Juifs, pour ne pas parler des Protestants et des
Catholiques) ; en effet, le Prae-Adamitae et le Вопит Nuntium Israeli ont été publiés
la même année (1655), bien que le premier de ces ouvrages fût terminé depuis au
moins douze ans.
Isaac de La Peyrère, né à Bordeaux, avait été élévé par ses parents, comme il
le rappelle lui-même, dans la religion calviniste. Mais son credo religieux est plutôt
flottant. En 1657 après un rapide séjour dans les cachots de l'Inquisition espagnole,
en Flandre, justement à cause de son livre sur les Préadamites, La Peyrère abjura
le Calvinisme et se fit Catholique à Rome. L'argument par lequel il justifia ce
changement de foi est extrêmement curieux: c'est l'Eglise catholique, dit-il, et non
pas celle de Calvin, qui est la vraie héritière de la Synagogue, car c'est elle qui en a
conservé les rites symboliques - ceux de l'eau, du feu, de l'huile et du sel - rejetés
par Calvin. En outre, Isaie a annoncé le transfert au Pape de Rome du suprême
sacerdoce juif88. Même avant sa conversion, à l'époque où il écrivait le Du Rappel des
Juifs, La Peyrère ne semblait pas être un calviniste très strict. Dans ce livre, en effet ;
il prétend «rappeler et réunir au giron de l'Eglise toutes les sectes chrétiennes qui se

35 La Peyrère n'est pas ице francisation du Portugais Pereira , comme Pereire , mais un nom
provençal dérivé de Peyre ou Peire (en Fr. Pierre) . Sa formation religieuse et les raisons de sa
conversion au Catholicisme sont indiquées et expliquées par lui-même dans sa Lettre a
Phylotime, 1658.

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sont séparées ďune si sainte union». Pour rendre cette «union» plus aisée il propose
l'institution de temples sans images, consacrés uniquement à Dieu, qui puissent être
fréquentés à la fois par les Juifs qui se convertiront, ou «nouveaux chrétiens» et les
non-catholiques désireux de revenir à l'Eglise, ou «nouveaux catholiques». Dans ce
genre particulier de temples, qui ne remplaceraient pas les temples traditionnels,
mais existeraient en même temps que ces derniers, on enseignerait exclusivement les
principes généraux de la foi chrétienne et on ministrerait les sacrements essentiels,
le Baptême et la Communion. Par ce moyen, ces fidèles en quelque sorte de seconde
classe, s'introduiraient «dans les connaissances plus particulières et plus parfaites du
Christianisme, pour monter comme de classe et pour croire, à la fin, tout ce que
l'Eglise croit». L' «Eglise» dont parle La Peyrère n'est pas, de toute évidence, l'Eglise
calviniste, mais l'Eglise «catholique» au sens primitif de cette expression, l'Eglise
universelle, catholiques romains et dissidents compris. La division actuelle dont
souffre la Chrétienté vient de ce que des hommes trop enclins à raisonner ont ajouté
d'innombrables canons et articles à la Foi essentielle des Apôtres. Pour retrouver
l'unité il suffit de croire humblement au Symbole des Apôtres, à la prière dominicale,
à la loi des Douze Tables, tout en acceptant que chaque chrétien professe en outre des
opinions particulières qui ne mettent pas en question cette base commune à tous.
En bref, La Peyrère est un oecuméniste. Mais, même à l'époque où il appartenait à
la «religion» (comme on disait des Huguenots), il tendait à voir dans l'Eglise romaine
le centre de convergence et d'accueil, le «giron», non seulement pour les diverses
confessions catholiques mais aussi pour les Juifs.
En lisant le Du Rappel on est frappé par les termes dans lesquels La Peyrère
exprime non seulement son respect et son admiration mais aussi sa solidarité envers
le peuple juif. Il y affirme de façon on ne peut plus formelle sa croyance à la supério-
rité essentielle d'Israel par rapport à toutes les nations du monde.
Sa théorie des pre-adamites8e nous dévoile le fondement théorique de cette
attitude. En expliquant les versets 12 à 14 du chapitre cinq de l'épitre de Paul
aux Romains, La Peyrère croit découvrir qu'Adam ne fut pas le premier des hommes
vivant sur la terre, mais seulement le premier à recevoir la Loi de Dieu. C'est pour-
quoi il fut aussi le premier pécheur: point de péché où il n'y a pas de Loi. Les Gentils
ont existé avant Adam, mais sans communication avec Dieu, comme un peuple en
quelque sorte «naturel»; ils sont des enfants de la Terre, et ont dû attendre le Christ,
né juif, pour connaître Dieu et la Loi.
Telle est la doctrine de l'Exercitatio. Le Systema la développe et la rend en quel-
que sorte plus radicale: Adam a été façonné dans l'argile par les mains mêmes de
Dieu, tandis que les Gentils, comme les animaux et la Nature toute entière, ont été

86 Cette théorie a été présentée dans deux travaux latins reliés dans un seul volume à numération
suivie, mais sans titre commun: Prae A damitae sive Exercitatio super versibus duodecimo
decimo tertio et decimo quarto capitis quinti Epistolae Divi Pauli ad Romanos / .../; et: Systema
theologicum ex prae Adamitarum hypothesis, pars prima. Tous les deux portent la date 1655.
L'ensemble est suivi d'une pathétique adresse Synagoguis Judaeorum universis quotquot sunt
per totam terrarum orbis sparsae. Dans ce dernier texte La Peyrère affirme son regret de ne
pas appartenir à la «nation sainte».

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créés par la Parole. C'est pourquoi ils sont appelés les «Justes» dans l'Ecriture, tandis
que les Gentils ne méritent que le nom d'«hommes». La communication entre les
Gentils et Dieu s'est faite par le procédé de la greffe de l'arbre sauvage dans l'olivier
de Dieu, selon l'image de St Paul.
Le Du Rappel des Juifs suppose la théorie das Préadamites mais ne l'énonce pas.
Ce n'est pas un ouvrage spéculatif, mais pratique: son but, nous l'avons vu est de
convaincre Juifs et Chrétiens à se réunir dans une même Eglise. À cette fin il tâche
de convaincre les Chrétiens à respecter les Juifs en tant que peuple de Dieu.
Il combat notamment la théorie du peuple «déicide»: si Dieu - dit-il - a puni les
Juifs parce qu'ils ont crucifié Jesus Christ, croyez-vous qu'il épargner aies Chrétiens
qui le crucifient chaque jour en persécutant ces mêmes Juifs qui sont les membres de
son corps? Pour la même raison, La Peyrère interprète dans un sens favorable aux
Juifs les allégories utilisées par l'anti-sémitisme traditionnel de l'Eglise. Les Juifs,
selon une vieille explication, sont représentés par Esaii auquel Dieu préféra le cadet
Jacob, symbole de l'Eglise. Mais cette préférence pour Jacob, explique La Peyrère,
est temporaire: Esaii sera rétabli dans ses droits d'aîné. Dieu n'a pas rejeté son
peuple une fois pour toutes. Outre les termes formels de l'alliance qui a garanti pour
l'éternité le lien entre Dieu et Israel, nous avons la déclaration de St Paul selon
laquelle le sauveur viendra de Sion et tout Israel sera sauvé. Il est certain, aussi,
que les Prophètes ont annoncé le retour d'Israel en Terre Sainte et leur ont promis
l'empire du monde. Les Apôtres du Christ croyaient qu'il était le rédempteur temporel
d'Israel. On ne peut donc pas être un vrai chrétien sans croire à la rédemption des
Juifs.
Mais d'autre part La Peyrère tâche aussi d'amener les Juifs à rallier l'Eglise.
On ne peut non plus être un vrai Juif sans croire au Christ, car on ne peut douter
que c'est lui le Méssie annoncé par les Prophètes, et surtout par Isaïe: «Si les Juifs
croient en Isaïe, disons hardiment qu'ils ne sont pas éloignés du Christianisme». Le
Méssie qu'ils attendent n'est que l'image confuse du Christ; les sacrifices de la Loi
préfigurent le sacrifice de la Croix. En bref, la foi du Christ existe potentiellement
(«en puissance de naître») dans le cœur des Juifs. Ce qui sépare les deux religions ce
sont les différentes conceptions qu'elles, se font du Méssie, mais il n'est pas difficile
de les concilier: il suffit d'admettre que ce même Christ qui est venu en chair pour
les Gentils reviendra en esprit pour les Juifs. C'est là l'idée fondamentale de La
Peyrère: ce retour du Christ en esprit, auquel, selon lui, se réfère St Paul lorsqu'il
dit que le Sauveur viendra de Sion. Que signifie le retour en esprit? «Nous disons que
Jésus-Christ se communiquera lui-même en esprit aux Juifs; nous disons que son
Esprit rendra témoignage de lui-même à leur Esprit». Mais cette redemption par
l'esprit apportera en même temps le triomphe matériel du peuple de Dieu, qui sera
rétabli dans son droit d'aînesse. D'esclaves des Gentils qu'ils sont aujourd'hui, les
Juifs deviendront «les maîtres de tous les Gentils et de tous les peuples du monde»
Dieu suscitera un roi - le Roi de France - qui leur rendra la Terre Sainte. Jerusalem
deviendra le cœur de monde, et le Temple sera restauré sur la montagne de Sion
«le pôle centrique de toute la terre», qui tréssaillera de joie. Les Juifs dont les corps

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«sont capables de plus de grâce et de plus de gloire que les corps des Gentils» seront
les parties les plus nobles de ce corps mystique, celles qui en envelopperont le cœur.
Ainsi se fera la réunion promise des deux troupeaux et sera rompue la cloison qui
sépare les deux bergeries; «en ce temps là, dit le Seigneur il n'y aura qu'un troupeau
et un pasteur». Le Christ est la pierre, selon St Paul et Isaïe; les Juifs qui s'y sont
heurtés la relèveront et la «poseront au chef de l'angle, pour être la maîtresse pierre
du coin.» Et Dieu (en esprit) sera au milieu de son Eglise, écrira la loi de dans le
cœur de son Eglise, l'Eglise recevra son Dieu et sa loi dans son cœur.»
C'est pour faciliter l'union des Eglises que La Peyrère propose «quelques ex-
pédients raisonnables et possibles pour s'attirer les Juifs à nous», dont le principal
est, comme nous l'avons vu, l'institution d'églises sans images, ministrant l'essentiel des
sacrements et du culte. C'est un procédé tactique qui nous fait penser à celui employé
aux Indes, en Chine et ailleurs par les Jésuites qui tâchaient de dégager ce qui
pouvait servir de point de rencontre entre le Catholicisme et les autres religions.
La doctrine de La Peyrère, comme celle de Nathaniel Holmes et des autres
méssianistes chrétiens, est, en réalité, un retour à la Parousie des premiers apôtres
judéo-chrétiens. L'idée que le Christ est le redempteur d'Israel promis par les Pro-
phètes se trouve dans les Evangiles et dans les écrits des Apôtres, sans exclure St Paul,
bien que les textes de ce dernier à ce sujet semblent plutôt enigmatiques. On sait
qu'avec le temps et l'attente déçue, la doctrine de l'Eglise s'orienta vers l'identifi-
cation du Royaume avec le Paradis céleste. Selon cette nouvelle interprétation, la
seconde et dernière venue du Christ n'aurait lieu qu'à la fin des temps, pour écraser
l'Antéchrist et présider le Jugement dernier; après, ce serait le Ciel et non plus la
terre. Il n'y aurait donc pas de Royaume terrestre de la Justice tel que le concevaient
les premiers Chrétiens et les Juifs, c'est-à-dire le retour à l'état d'innocence et de
bonheur où se trouvait Adam au paradis terrestre. Mais la Parousie est trop enraciné
dans le texte sacré pour qu'elle puisse disparaître de la problématique chrétienne.
Des courants tels que le Joachimisme perpétuèrent cette croyance; mais au prix
d'une nouvelle théologie de l'histoire. Au lieu de deux avènements du Christ, il en
a fallu supposer trois: celui qui eut lieu; celui de la Fin des Temps et du Jugement
dernier, enseigné par l'Eglise; et, entre les deux, un autre, par lequel Dieu intro-
duirait sur la terre, durablement, le Royaume de la Justice. Pour Joachim de Fiore,
le second et prochain avènement de Dieu après celui du Père (Ancien Testament) et
celui du Fils (Nouveau Testament) serait celui du Saint Esprit (Evangile Eternel).
Mais l'âge «spirituel» s'accomplirait sur terre et bien avant la fin du monde. Au cours
de ce temps on assisterait à des événements historiques, tels que le retour des Juifs
à l'Eglise de Dieu transformée. Ce dernier thème a été souvent développé par les
disciples de Joachim, qui ont cru aussi au retour des Juifs en Terre Sainte sous la
conduite d'un roi chrétien et à l'appariton des Tribus perdues. On le voit : en remon-
tant à la Parousie des premiers Chrétiens, les Joachimites retrouvaient des thèmes
qui les rapprochaient des Juifs. Nous avons vu déjà comment les deux courants
convergeaient dans les «prophéties» du cordonnier Bandarra.
Les idées méssianiques de La Peyrère ont pour nous une importance considé-

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rabie; elles constituent la seule contribution venue d'un pays catholique au concert
méssianique dont la compilation de Felgenhauer porte témoignage, la seule aussi qui
tâche de garder le lien avec le Catholicisme orthodoxe. Nous verrons qu'il existe une
extraordinaire coïncidence entre les idées de La Peyrère et celles de Vieira, à tel
point que nous sommes obligés d'admettre que le jésuite portugais (qui ne se priva
pas d'acquérir des livres interdits au cours de ses voyages87) aconnu le Du Rappel des
Juifs , sinon son auteur, pendant ses deux séjours à Paris. De toute façon la lecture
de cet ouvrage peut nous donner une idée du contexte dans lequel se sont déroulés
les entretiens entre Vieira et Menasseh.

Le Rabbin et le Jésuite. Le simple fait d'avoir participé à l'édition du Вопит Nuntium


Israeli montre à quel point Menasseh était attentif aux Chrétiens. Il avait eu sans
doute une formation chrétienne à Lisbonne et, en lisant ses ouvrages, nous constatons
qu'il possédait une connaissance considérable des auteurs chrétiens, classiques et
modernes. Il cite très souvent Albert le Grand, Duns Scot, St Thomas d'Aquin,
St Augustin entre autres. Parmi les modernes, il connaît le Jésuite Luis de Molina
et le traité des Conimbricenses , le célèbre cours des Jésuites portugais à Coimbra38.
Et, ce qui est très significatif, ces citations d'auteurs chrétiens n'ont pas, en général,
un caractère polémique; parfois même, ensemble avec des citations d'auteurs juifs,
elles servent à étayer une opinion partagée par Menasseh. C'est ainsi que contre les
Juifs qui nient le libre arbitre Menasseh invoque un argument établi par «nos théolo-
giens, et, en outre, par Justin le Martyr, Origène, Chrysostome, Jérôme, Augustin,
Cyrill et Damascène»89. A propos des opinions des «Sadducéens» qui nient la ressur-
rection de la chair, Menasseh expose les arguments contradictoires de Thomas et de
Scott, pour arbitrer en faveur du second40. Tout se passe comme si le Rabbin
partugais était particulièrement sensible à ce qu'il y a de commun aux deux religions
qu'il avait connues. Ses considérations sur l'exégèse biblique dans la seconde partie
de son grand traité El Conciliador s'appuient sur un texte de St Augustin qu'il
transcrit en Latin et paraphrase ensuite dans les termes suivants:
«Dieu a voulu qu'il y eut beaucoup d'obscurités dans l'Ecriture afin qu'il en résultât beaucoup
d'opinions sans qu'aucune ne soit contraire à la Foi / . . . / Et, à cause de cette même fécondité
les docteurs admettent quatre sens dans le texte sacré: l'historique littéral et le mystique, ce
dernier se divisant en tropologique, allégorique, anagogique, chacun d'eux admettant des avis
infinis et innombrables. »

Et, sans autre commentaire, Menasseh passe du Docteur chrétien au Rabbin David
ben Gerson, dont il transcrit une remarque sur le style biblique41.

87 En 1653, Vieira, alors au Brésil, a écrit à un confrère pour faire disparaître «un caisson de
livres interdits, apportés du Nord, qui se trouve dans la librairie du Roi» Cartas I, p. 315.
88 Voir C. Roth, Menasseh, p. 66, en ce qui concerne les classiques et Molina. Les Conimbricenses
sont cités in De la Resurrección de los muertos, 1636, p. 30.
89 De la Fr agilítate Humana , 1642, p. 113-114.
40 De la Resurrección de los Muertos, p. 119.
41 El Conciliador, 1, 1Õ41, introduction.

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Sans doute, Menasseh discute souvent avec des auteurs chrétiens; mais il ne
manifeste jamais d'acrimonie contre la religion chrétienne, qu'il ne confond pas avec
l'intolérence inquisitoriale. Il a réussi à être un apôtre du Judaisme sans être un
détracteur du Christianisme; et c'est sans doute à cause de cela que des Chrétiens et
même des Catholiques, le lisaient et cherchaient ses ouvrages, comme nous l'avons
vu. En outre, par son immense érudition, Menasseh était une autorité reconnue en
matière scripturaire.
Le Père Vieira était infiniment moins érudit que Menasseh; il ne connaissait
ni l'Hébreu ni le Grec et avait sans doute, lui aussi, beaucoup de questions à poser
au savant d'Amsterdam. Par contre il possédait une imagination abstraite et une
ingéniosité prodigieuses qui séduisaient tous ceux qui l'approchaient. Il était en
outre le plus grand orateur de son temps.
Les seuls «documents» qui nous restent de la rencontre de ces deux personnages
sont les témoignages de Vieira lui-même au cours de son procès inquisitorial et de
rapides allusions dans des lettres. Nous savons, ainsi qu'il a eu une rencontre avec
Menasseh dans une auberge à Amsterdam, en présence d'un autre Juif non identifié ;
qu'il a assisté à un service religieux de la Synagogue, où le même rabbin a prédiqué ;
que le Rabbin Saul Morteira, invité par Vieira à une discussion, l'a refusée; qu'il a,
à le croire, reconverti au Catholicisme un jeune lettré, ancien religieux en Espagne42.
Ce n'est pas beaucoup. Mais en lisant attentivement les textes de Vieira postérieurs
à ses voyages à Amsterdam je crois qu'on peut lever un peu le voile sur le sujet de
ses entretiens avec Menasseh et sur l'influence que ce dernier a eu sur son inter-
locuteur.
Les deux principaux sujets des entretiens ont été, je crois pouvoir le montrer:
a) le retour des tribus; b) le problème du Méssie.

Le retour des tribus. Le problème du retour des tribus perdues était à l'ordre du jour,
depuis les révélations de Montesinos. Il existait sur cette question, une tradition
juive et une tradition chrétienne qui coïncidaient partiellement. Les sources prin-
cipales en étaient les mêmes. D'abord le Livre des Rois où il est raconté comment,
sous le règne d'Osée, le roi ď Assur, Salmanazar", après s'être emparé de la capitale
de la Samarie, déporta les dix tribus qui y étaient établies dans la région du fleuve
Gozan en Médie. Ensuite le Quatrième Livre d'Esdras, qui, en se référant au récit du
Livre des Rois, ajoute que les Tribus ont traversé le fleuve Euphrate, dont le courant,
sur l'ordre de Dieu, s'est arrêté pour leur en permettre le passage à pied; ce miracle,
selon la même source, se répétera à la fin des temps lorsque les Tribus repasseront le
fleuve pour se joindre au Méssie triomphant. Signalons que le Quatrième Livre
d'Esdras, qui a eu une influence considérable sur les spéculations méssianiques n'était

" Defesa I, p. XXXVIII, et II, pp. 147 et 331. Defesa do Livro intitulado Quinto Império (ne
pas confondre avec l'autre Defesa, est antérieure), ed. H. Cidade in Obras Escolhidas, VI, p. 172.
Dans les Cartas l'allusion la plus importante se trouve dans la lettre a Aquazafigo.vol. III,
qui d'ailleurs n'ajoute rien. Voir aussi ce que dit L. d'Azevedo in Historia de Antonio Vieira,
I, p. 139-141.

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pas considéré canonique ni par les Juifs, ni, depuis le concile de Trente, par les
Chrétiens; cependant, son autorité historique est reconnue par Vieira aussi bien que
par Menasseh43. D'autres textes prophétiques complétaient ces sources principales.
Du côté des Juifs, on attribuait une grande importance aux passages d'Isaïe et
d'autres prophètes concernant les merveilles du retour: le Nil se désséchera, l'Eu-
phrate se divisera en sept ruisseaux à l'approche des Juifs qui, de tous les points de
la terre, convergeront vers la Terre Sainte.
Bien entendu, le contexte eschatologique de ces événements, généralement admis,
était différent pour les deux religions. Selon les Juifs, le retour marquerait le triomphe
d'Israel et le début de l'âge méssianique sur la terre; c'est pour cela que Dieu l'en-
tourerait de merveilles. Selon l'Eglise, les Tribus ne reviendraient que pour participer
à la fin du monde, et il ne s'agit pas d'un retour triomphal. Mais la tradition joachi-
mite, qui s'inspirait beaucoup du Quatrième Livre d'Esdras, insistait sur le miracle
de l'arrêt des eaux, et était plutôt incertaine sur le sens eschatologique de l'événe-
ment: elle admettait cependant que les Tribus participeraient au royaume des
Justes, à l'Eglise universelle, qui aurait sa capitale à Jerusalem44.
Outre ces traits généraux de l'événement, il existe une tradition spécifiquement
juive, concernant le fleuve derrière lequel les tribus se sont cachées. Ce fleuve s'appelle
le Sabbation ou Sambation, nom qui apparaît pour la première fois, paraît-il, sous
la plume du pseudo-Jonathan, irne centaine d'années avant le Christ. Après lui,
Joseph, l'historien juif du premier siècle p.C., raconte que l'empereur Titus s'était
arrêté devant un fleuve qui coulait torrentiellement pendant un jour de la semaine
et restait à sec pendant les six jours; pour cette raison, dit-il, on l'appelle le Sabbatien
(en portugais et espagnol «Sabático»). Le Sabbation ou Sambation fut identifié au
Sabbatien. La légende se perfectionna peu à peu. Menasseh ben Israel la prit à son
compte: il démontra qu'étant donné le nom du fleuve, «Sabático» (dont Sabbation
était, évidemment, une «corruption»), il fallait corriger le texte de Joseph: ce que
l'historien voulait dire c'est que le fleuve coulait pendant les six jours de la semaine,
et se désséchait, c'est-à dire, se reposait, le jour du Seigneur. Pour cette raison,
soutient Menasseh, une partie des Tribus se trouve encerclée: le respect pour le jour
du Seigneur empêche ces hommes pieux de profiter de l'arrêt du courant.
Or cette légende spécifiquement juive du fleuve «Sabático» se trouve chez
Vieira, dans la version fantaisiste de Menasseh. Il en donne les principaux traits dans
le plaidoyer qu'il prépara pour l'Inquisition en 1665: le nom du fleuve et son ex-
plication étymologique, l'arrêt du courant le Samedi et l'impossibilité pour les
Tribus de le traverser à cause du Sabbat. Pour étayer ses dires Vieira cite les noms
(mais non les passages) de Pline et Joseph, qui, d'ailleurs, n'ont rien à voir avec la
légende. Menasseh, qui l'a inventé pour une bonne partie, est la seule source possible
de Vieira sur ce point46.

48 Vieira, Defesa II, p. 144: Cartas , III, p. 381. Menasseh, Esperança ed. 1881, p. 24.
44 Voir Abbas Joachim Magnus Proprietà , Venise, 151o, il. 31, vu et г°.
46 Vieira, Defesa , II, p. 108.

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D'autre part, pour montrer qu'il est parfaitement vraisemblable que les Tribus
se trouvent cachées sans que personne ne le sache, Menasseh réfère comme un fait
incontesté qu'au temps des Rois Catholiques on avait découvert non loin de Sala-
manca un peuple qu'y s'y trouvait caché depuis la conquête de l'Espagne par les
Maures: les Batuecas. Il s'agit d'une légende alors très répandue en Espagne, et
Menasseh ne donne pas ses sources. Or ce même argument est repris par Vieira, pour
montrer que les Tribus peuvent se trouver cachées en Amérique. Le texte de Vieira
paraît presque traduit de Menasseh et exprime la même pensée: si pendant huit
cents années un peuple a pu s'occulter, qu'y a-t-il d'étrange en ce que des Israelites
se trouvent cachés en Amérique?4®
Cependant Vieira n'est pas entièrement d'accord avec Menasseh quant à l'em-
placement des tribus. Menasseh les croyait cachées en Amérique ; Vieira, tout en ne
rejettant pas cette hypothèse, penchait plutôt à croire que le gros du peuple juif
égaré se trouvait dans la «terre australe», encore inconnue. C'était aussi, nous l'avons
vu l'avis de Paul Felgenhauer.
Surtout, le Jésuite et le Rabbin étaient d'accord sur l'essentiel: le retour des
Tribus serait un retour triomphal, comme l'annonce Isaïe. Menasseh puise dans ce
prophète des détails tels que le déssechement du Nil et la division de l'Euphrate en
sept ruisseaux. Vieira lui aussi prend Isaïe à témoin, et en particulier les prophéties
concernant le Nil et l'Euphrate, pour montrer, contre ses critiques et censeurs, que
Dieu entourera de merveilles le retour des Tribus pour honorer Israel. Ces détails, qui
s'ajoutent à l'arrêt du fleuve sur l'ordre de Dieu, légende joachimite inspirée par le
Quatrième Livre d'Esdras, confirment, selon Vieira, le passage du Bandarra dé-
crivant la marche du peuple des Tribus vers Jerusalem : tous montent à cheval, pas
un seul n'est à pied. Les adversaires des Juifs s'en étonnaient, d'autant plus qu'il
était interdit aux condamnés de l'Inquisition de monter à cheval, et c'est pour leur
répondre que Vieira cite, en Latin, le texte ď Isaïe, qui était aussi la principale source
de Menasseh47.

Le problème du Méssie. A première vue tout accord entre Juifs et Chrétiens en ce qui
concerne le problème du Méssie est impossible, car, comme Vieira lui-même le ré-
sumait dans son sermon de 1651 à Torres Vedras, dont nous avons déjà parlé, le
Méssie des Chrétiens est dans le passé, tandis que les Juifs cherchent le leur dans
l'avenir. Pourtant, le problème fut discuté entre lui-même et Menasseh et une pos-
sibilité d'accord fut envisagé, du moins du côté de Vieira.
Voici ce qu'il écrit dans un plaidoyer adressé aux Inquisiteurs lors de son procès :
«H faut d'abord savoir», dit-il aux Inquisiteurs, «quelle est la foi e quelle l'espérance des Juifs
de notre temps. Je parle de ceux avec qui j'ai discuté, qui sont des Juifs de Hollande (il se peut
qu'il y en ait d'autres qui suivent une secte différente). Ces Juifs donc, dont je parle, ne croient
qu'à l'unité de Dieu: ils professent qu'il n'est qu'un, ils nient qu'il soit trinitaire. Il s'ensuit

4e Esperança , p. 75, et Defesa II, p. 115.


47 Defesa II, p. 131 et 142: Cartas I, p. 515 et 516.

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qu'ils affirment que Dieu n'a pas de fils, et par là ils refusent le mystère de l'Incarnation, celui
de Г Eucharistie et tous les autres qui se fondent sur ce principe [de la Trinité]. Ils refusent aussi
bien le péché originel, la captivité dans le péché, la redemption du péché et la vision béatifique,
car c'est un dogme chez eux que Dieu ne saurait pas être vu : seule sa gloire peut l'être, non son
essence. De ces erreurs découlent tous ceux qu'ils professent au sujet du Méssie: ils croient qu'il
n'est pas le fils de Dieu, qu'il n'est pas venu au monde pour la redemption universelle du genre
humain, pour le libérer de la captivité du péché, pour ouvrir aux hommes les portes du ciel afin
qu'ils voient Dieu, pour les justifier par son sang etc. Mais qu'il est ou sera un homme de la tribu
de Judah et que la libération (particulière et non universelle) apportée par lui consistera en ce
qu'il libérera les Juifs de leur captivité et de leur dispersion et en ce qu'il les rendra à leur patrie
où ils vivront, à partir de ce moment-là, en grand bonheur. Il s'ensuit que le Méssie auquel
croient les Juifs est très différent du Méssie auquel nous, les Chrétiens, croyons. »48

Ainsi, donc, sous ce même nom Méssie, ce cachent deux choses tout-à-fait différentes.
L'affirmation chrétienne selon laquelle le Méssie est déjà venu n'exclut pas l'af-
firmation juive selon laquelle le Méssie est encore à venir.
Les Inquisiteurs ont été très embarrassés par cette argumentation de Vieira, à
laquelle ils n'étaient pas du tout préparés : et ils ont essayé de s'en tirer en invoquant
un argument. . . «juif». Il ont demandé à l'accusé s'il ignorait que selon une croyance
universellement admise par les Juifs, dès que l'on admet la redemption spirituelle
par le Méssie-Christ on ne peut plus attendre un autre Méssie, ni, non plus, un ré-
dempteur temporel. La réponse de Vieira à cette question mérite d'être lue attentive-
ment:

«Tout ce qu'il [accusé] sait c'est que les Juifs n'acceptent en aucune façon la supposition con-
tenue dans la question, étant donné qu'ils nient absolument le péché originel et, par conséquent,
la redemption spirituelle par le Christ. Et même si cette condition leur était posée et ils l'acceptaient
il ne s'ensuit pas forcémment qu'ils ne puissent pas attendre un autre Méssie et rédempteur , car le
rédempteur auquel nous, les Chrétiens, croyons est le rédempteur spirituel et de tout le genre
humain et de la captivité du péché, qui conduira les hommes au Ciel ; tandis que le rédempteur
et Méssie attendu par les Juifs est le rédempteur temporel d'une seule nation et d'une captivité
temporelle, elle aussi, qui les rendra à leur patrie terrestre.

La phrase soulignée a beaucoup étonné les Inquisiteurs, qui ont demandé à l'accusé
de leur dire où avait-il lu cela. Vieira répondit
«que lui, déposant, ne l'a pas lu dans aucun livre / .../; il ne l'a entendu que d'un juif déclaré et
circoncis, nommé Menassés ben Israel, Portugais né à Lisbonne, à ce qu'il disait, demeurant à
Amsterdam, il y a de cela 18 ou 19 ans. Ce Juif enseignait dans cette ville le Judaisme, sous le
nom de Théologie. En disputant avec lui dans une auberge, en présence d'un autre Juif, dont il
n'a pas connu l'identité, le déposant lui a démontré la rédemption spirituelle par le Christ, et le
péché originel; et ce Juif-là lui a répondu cela même que lui, déposant, vient de rapporter ci-
-dessus. j>49

Ces passages de l'interrogatoire de Vieira nous donnent probablement la clé de ses


discussions avec Menasseh ben Israel. Vieira prétend qu'il a démontré à Menasseh
le péché originel et la redemption par le Christ. Il est douteux que Menasseh se soit

" Defesa II, p. 147-158.


*• Defesa II, p. 330.

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laissé convaincre par cette «démonstration». En 1642 Menasseh avait publié un petit
traité, De la Fragilidad humana y de la inclinación del hombre al pecado, dans lequel
il soutenait que par le péché d'Adam les hommes sont devenus ignorants et enclins
au péché, mais qu'ils n'en avaient pas perdu le libre arbitre et restaient capables,
par un effort, de se rendre vertueux. (Ce traité, cependant, est antérieur aux entretiens
de Menasseh avec Vieira). Par contre il est fort probable que Vieira lui ait posé la
question : «Supposons que vous admettiez le péché originel, et partant, la redemption
par le Christ: cela serait-il une raison pour ne plus attendre votre Méssie?»: et que
Menasseh lui ait répondu: «Nous n'admettons pas cette supposition-là; mais si nous
l'admettions nous n'en serions pas empêchés d'attendre notre Méssie qui nous
libérera de notre captivité et nous rendra la Terre Sainte». Nous verrons les consé-
quences pratiques que Vieira retira de cette réponse.
Mais les discussions sur le Méssie n'en restèrent pas là. Les textes principaux des
spéculations eschatologiques - l'Appocalypse mis à part - sont, pour les Juifs aussi
bien que pour les Chrétiens les récits de Daniel concernant le songe de Nabucho-
donosor et la vision des quatre animaux. Menasseh, de même que Vieira, ont
longuement commenté ces textes, le premier dans un traité publié en 1655 sous le
titre Piedra gloriosa o de la estatua de Nebuchadnesar, l'autre dans plusieurs écrits
méssianiques rédigés ou médités à partir de 1649, notamment V Historia do Futuro
et le plaidoyer devant l'Inquisition. En lisant les commentaires de l'un et de l'autre
on est frappé par leur coïncidence.
La statue de Nabuchadonosor, composée de quatre métaux et de terre cuite, fut
pulvérisée par une pierre qui se détacha spontanément. Cette pierre s'es tagrandie
jusqu'à remplir la terre toute entière. Daniel expliqua à Nabuchadonosor que les
quatre métaux correspondant aux quatre parties du corps étaient les quatre empires
que allaient se succéder; que la pierre était le royaume de Dieu qui allait briser tous
les autres et les remplacer à tout jamais. Au moment où elle cassa la statue, avant de
grandir, la pierre était le Méssie.
Cette interprétation de Daniel était, bien entendu, accepté par l'Eglise, aussi
bien que par la Synagogue. Mais dès le moment où l'Eglise cessa de croire à la
Parousie, la pierre qui grandit est devenue le règne spirituel du Christ, qui s'ac-
complira aux Cieux. Nous nous trouvons encore sous le quatrième empire, celui de
Rome, mais le cinquième se développe: c'est l'Eglise elle-même dont l'accomplisse-
ment sera entièrement spirituel. Pour d'autres chrétiens, la pierre-projectile est
l'Antéchrist, qui marquera la fin du monde et le commencement du royaume céleste.
D'une façon ou d'une autre (si nous exceptons les joachimites) le Cinquième empire,
le royaume de Dieu, n'est pas de ce monde. Menasseh polémique contre cette inter-
prétation, en lui opposant l'interprétation juive: la pierre-projectile est le Méssie à
venir qui brisera ce qui reste de l'empire romain et qui couvrira toute la terre en
l'unifiant dans une seule croyance et dans un seul royaume, celui des Justes. Le
cinquième empire sera donc un empire terrestre, celui d'Israel.
D'autre part, Daniel a vu quatre animaux terribles qui sortaient de la mer en
tempête: le quatrième et le plus effrayant avait dix cornes; parmi eux nacquit une

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petite corne qui dévora une partie des autres. L'Ancien des Jours se montra dans sa
splendeur et s'assit pour le jugement devant le fleuve de feu. La Bête des cornes fut
condamnée à mort et jetée aux flammes; les autres perdirent leur pouvoir. Alors
s'avança le Fils de l'Homme vers l'Ancien des Jours qui lui rendit l'empire éternel
sur toutes les autres nations. Les quatre animaux, explique Daniel sont les quatre
empires; le quatrième dominera toute la terre et de son sein naîtra un roi terrible qui
persécutera le peuple des saints. Mais le jugement sera rendu et le peuple des saints
recevra l'empire de tous les royaumes sous les cieux (subter omne caelum).
Pour l'Eglise, le petit corne était l'Antéchrist; le jugement présidé par l'Ancien
des Jours, le Jugement dernier; le Fils de l'Homme, le Christ, et le royaume des
Saints, celui du Ciel. Nous nous trouvons actuellement sous le quatrième empire,
celui des Romains ; le prochain changement de l'histoire sera l'avènement de l'Anté-
christ. Après quoi c'est la fin du monde, précédé du Jugement dernier.
Menasseh n'admet pas le Jugement dernier et universel. Ce jugement auquel
procède l'Ancien des Jours est un jugement «particulier», celui des quatre empires
qui précéderont le cinquième et définitif. La petite corne n'est pas l'Antéchrist, mais
l'empire mahométan, qui est la partie orientale de l'empire romain. Le texte «sous
tous les cieux» [subter omne cáelo) montre bien que le Cinquième empire, celui d'Israel,
le royaume des Justes aura lieu sur la terre.
La différence entre les deux interprétations concerne donc, essentiellement, la
nature du Cinquième empire. Pour l'Eglise il s'agit d'un royaume céleste qui com-
mencera après la fin du monde ; pour les Juifs traditionnels il s'agit d'un vrai royaume
temporel.
Or nous constatons que cette dernière interprétation est aussi celle de Vieira.
Pour lui aussi, la pierre devenue montagne est le royaume des saints sur la terre: et,
dans cette interprétation il s'appuie, comme Menasseh sur le texte subter omne cáelo .
Pour lui aussi, le jugement présidé par l'Ancien des Jours n'est pas le Jugement
Dernier de l'humanité, mais un jugement «particulier», celui des empires existants.
Pour lui aussi, la petite corne n'est pas l'Antéchrist, mais l'empire musulman, partie
orientale de l'empire romain. Tout le monde, remarque Vieira, est d'accord que la
pierre-montagne est la prophétie du royaume du Méssie - Chrétiens, Hérétiques et
Juifs. «La seule erreur des rabbins est de ne pas croire que le Méssie est le Christ»50.
Mais, pour Vieira ce royaume du Méssie Christ, le Cinquième empire, sera un empire
temporel. C'est ce point fondamental qu'il soutiendra sans défaillance dans V Historia
do Futuro et dans le plaidoyer devant l'Inquisition.
Vieira et Menasseh ont donc pu être d'accord sur la nature du royaume du
Méssie. Mais étant donné que ce royaume n'existe pas encore dans ce monde Vieira
était forcé d'admettre un second avènement du Méssie-Christ pour établir le Cin-

60 Hist. Fut. II, p. 40. La citation et commentaire du „subter omne cáelo" se trouvent, chez
Menasseh, à la p. 255 de la Piedra, et, chez Vieira à la p. 50 de Hist. Fut. II, et à p. 259 de
Defesa I. Le problème de l'interprétation de Daniel est discuté par Vieira surtout in Hist. Fut.
II, p. 7-54, et Defesa I, pp. 235-252.

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quième empire temporel. Telle était la thèse joachimite, telle était aussi la grande
prophétie du Bandarra, selon Vieira.

Conséquences des entretiens. Sitôt rentré à Lisbonne de son second voyage en Hol-
lande (automne 1648) Vieira se consacra aux affaires de l'inquisition et obtint son
grande succès: la création de la Compagnie Générale du Commerce du Brésil. Au
début de 1649 il mettait sur le papier les premières lignes de son ouvrage : História
do Futuro, Esperanças de Portugal, Quinto Império do Mundo. Presqu'en même temps
Menasseh ben Israel achevait son traité Esperança de Israel. La coïncidence entre les
deux expressions Esperanças de Portugal et Esperança de Israel n'est sans doute pas
fortuite51. À cause d'affaires politiques et diplomatiques pressantes Vieira a dû
interrompre son manuscrit; en 1652 il se trouvait à la tête des missions des Jésuites
dans l'Amazonie qui l'ont complètement absorbé pendant dix ans. Mais il n'oublia
pas ses spéculations sur l'Encoberto, malgré la mort de Jean IV, en 1657. L'année
suivante Vieira rédigeait sous forme de lettre un traité qui porte le titre: Esperanças
de Portugal. Quinto Impèrio do Mundo. Primeira e Segunda Vidas de El-Rei D. João
o IV escritas por Gonçaltanes Bandarra. Nous retrouvons le titre Esperanças de
Portugal dans cet écrit où beaucoup de pages sont consacrés aux passages du Ban-
darra concernant le retour des Tribus. Ce petit traité fut dénoncé à l'Inquisition et
entraîna le procès de Vieira en 1665. Ä cette epoque-là il s'était remis à écrire
l'Historia do Futuro. Б attendait de grands événements pour 1666, qui est aussi,
rappelons-le, l'année méssianique de Sabetai Zevi. Mais il fut arrêté par l'Inquisition,
et l'Historia do Futuro resta inachevé. Dans son cachot Vieira entreprit la redaction
d'un plaidoyer qui est en réalité un long traité méssianique, où il reprend et developpe
ses thèses. Grâce à l'appui de ses confrères jésuites il réussit à se tirer d'affaire avec
une peine légère, s'exila à Rome, reprit ses attaques contre l'Inquisition, obtint du
Pape ime lettre qui l'exemptait de la jurisdiction inquisitoriale, revint au Portugal
et s'établit définitivement au Brésil à partir de 1681. Là il entreprit une nouvelle
tentative eschatologique, un traité latin sous le double titre: С lavis Prophetarum.
De regno Christi consummato. Mais il mourut en 1697 sans l'avoir terminé.
Nous avons déjà relevé dans ces différents ouvrages quelques passages que nous
croyons inspirés par les entretiens de Vieira avec Menasseh et nous allons résumer le
système eschatologique au moyen duquel Vieira tâchait de dépasser, au niveau
théologique, l'opposition entre le Christianisme et le Judaisme. Mais il semble aussi
que les contacts de Vieira avec les Juifs d'Amsterdam sont à l'origine d'un projet
pratique de solution de la question juive au Portugal. Dans son Plaidoyer devant
l'Inquisition Vieira déclara qu'il avait proposé un «concordat» (uma concordata) par
lequel les Catholiques portugais reconnaîtraient que les Juifs rentreront en Terre
Sainte sous la conduite d'un Sauveur; en échange de quoi les Juifs reconnaîtraient
le Christ comme le vrai Méssie avec toutes les conséquences qui en découlent. Pour

51 Pourquoi Esperanças de Portugal, au pluriel, et non Esperança comme dans l'ouvrage de


Menasseh? Peut-être parce que, pour Vieira, l'espoir du Portugal était celui de deux peuples.

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les Chrétiens ce «concordat» est d'autant plus acceptable qu'ils sont eux-mêmes
tenus de croire à la parole de Dieu, qui, par ses Prophètes, a formellement promis au
peuple Juif de le faire rentrer en Terre Sainte. Pour les Juifs ce même «concordat»
a un grand intérêt parce que, explique Vieira aux Inquisiteurs, leur vrai idole est
leur patrie et ils sont plutôt décidés à mourir qu'à renoncer à l'espoir d'y revenir. Ä
ce propos Vieira fait quelques remarques typiques de la tactique missionnaire des
Jésuites; rappelle que l'usage de l'Eglise est d'accepter les croyances et les usages
des peuples qu'elle veut attirer dans son sein, du moment qu' ils ne sont pas in-
compatibles avec l'essentiel de la Foi chrétienne; cite l'exemple de l'attitude des
Jésuites envers les Brahmanes et les Indiens polygames, et celui de St Paul qui
ordonnait à Timothée de se circoncire avec les Juifs, en même temps qu'il abolissait
la Circoncision pour les Gentils.
Nous ne savons pas à quelle époque fut proposé ce projet de «concordat»;
Vieira informe les Inquisiteurs qu'il a été essayé sur un judaisant condamné à un
autodafé à Coimbra, avec la collaboration du Père Soares52. Mais il est clair que son
fondement théorique est la distinction entre le Méssie spirituel du genre humain et le
Méssie temporel du peuple d'Israel, que Vieira prétend avoir discuté avec Menasseh.
Ce qui, évidemment, ne veut pas dire que ce dernier fût pour quelque chose dans
la conception du «concordat». Cependant, étant donné les origines marranes et portu-
gaises de Menasseh, la grande ouverture envers le Christianisme dont témoignent ses
ouvrages, il n'est pas probable qu'il restât insensible à l'éloquence et à l'extraordinaire
pouvoir de séduction de son compatriote, ami des «nouveaux-chrétiens» et ennemi de
l'Inquisition. Je me demande si le souvenir de Vieira ne compte pas pour quelque
chose dans ce livre judéo-chrétien qu'est le Вопит Nuntium Israeli , dans lequel,
sans renoncer en rien à sa foi juive, Menasseh semble attendre un Méssie qui est aussi
celui de quelques chrétiens. Dans son dernier livre, Piedra Gloriosa , sur un sujet qu'il
avait probablement discuté avec Vieira, Menasseh soutient que beaucoup de Chrétiens
seront sauvés avec les Juifs dans le Cinquième empire du monde, puisqu'ils avaient
de leur côté la méditation de l'Ecriture, bien qu'en l'interprétant à leur manière;
puisque beaucoup d'entre eux vivaient avec justice, équité et tempérance et ne
persécutaient pas les Juifs. Ménasseh prévoit une objection et y répond d'avance:
«Quelqu'un pourra dire: d'après cela, toutes les nations jouiront des mêmes prérogatives
qu'Israël? Je n'ai pas dit tant; mais je dis que ceux qui le mériteront et ceux qui leur feront du
bien jouiront de beaucoup de bonheurs avec Israel. »M

Un auteur portugais du début du XVIIIe siècle, que nous n'avons pu encore étudier
en détail mais qui nous semble un profond connaisseur de Vieira, prétend que ce
dernier a convaincu Menasseh que Jésus était le Méssie annoncé par les prophètes;
et que Vieira de son côté accepta que le même Jesus reviendrait pour accomplir le
royaume méssianique sur la terre54. La source lointaine de cette information est

62 Defesa II, pp. 147-160. Une autre allusion au „concordat" se trouve dans la lettre à Iquazafigo,
Cartas , III, pp. 782-784.
68 Piedra , p. 246.
64 L. d'Azevedo, Hist. Antonio Vieira, I, p. 141.

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probablement Vieira lui-même; il faut donc l'accueillir avec toutes les réserves en
ce qui concerne Menasseh, bien que celui-ci ait laissé imprimer dans le Вопит
Nuntium Israeli la lettré de Holmes et Jesse où le second avènement du Christ est
affirmé et «démontré». Mais en ce qui concerne Vieira lui-même, l'information de la
Crisis est exacte.
Remarquons, en outre, que parmi les amis juifs de Menasseh se trouvait Jacob
Rosales (Bocarro Francês) qui est resté fidèle au Bandarrisme, même après son exil
et son passage au Judaisme public, et qui confiait à des prêtres portugais qu'il ren-
contrait à Livourne que l'on peut se sauver dans les deux Lois55. Le Marranisme est
un terrain fertile aux créations religieuses.

Le système eschatologique de Vieira. Dans la synthèse méssianique de Vieira exposée


d'une façon fragmentaire, surtout dans VHistoria do Futuro , dans le Plaidoyer et
dans la Clavis Prophetarum se combinent trois sources: le Joachimisme, le méssia-
nisme national portugais (Bandarrisme) et le méssianisme juif. En rassemblant les
éléments du puzzle nous obtenons la figure suivante :
1) Le royaume méssianique sur la terre est formellement annoncé par les
prophetes. Il n'a pas été accompli par le premier avènement du Christ. Donc le
Christ reviendra, «en esprit» pour établir un règne qui sera présidé par un seul roi,
où tout le monde sera converti à la vraie Foi où il ni aura plus de pécheurs, plus de
malheurs, plus de guerres. Ce royaume viendra avant la fin du monde, et durera au
moins mille ans.
2) Il y aura trois états de l'Eglise. Le premier a été la Synagogue; le deuxième
est l'Eglise actuelle; le troisième sera l'Eglise future, qui résultera de l'accord entre
l'Eglise actuelle et la Synagogue. La Synagogue a été la «figure» de l'Eglise actuelle,
comme l'Eglise actuelle est la «figure» de l'Eglise future.
3) Les événements qui marqueront le debut de l'âge méssianique sont l'écrase-
ment des Turcs par les armées chrétiennes sous le commandement du roi du Portugal;
l'apparition soudaine des dix tribus perdues; le rassemblement du peuple juif et son
retour triomphal en Israel sous le conduite du roi du Portugal. Ce dernier est le héros
qu'ils appellent «méssie».
Toutes les affirmations que je viens de résumer se trouvent formellement dans
le texte de Vieira, à l'exception de la dernière, que j'ai mise en italique56. Bien que
Vieira ne se hasarde jamais à nommer le roi Jean IV comme le Méssie des Juifs, je
crois que telle était bien sa pensée profonde. En effet, Jean IV est, selon lui, l'«En-
coberto» des prophéties. D'autre part, Vieira décrit le Méssie juif comme le héros
- de leur nation ou d'une autre - qui leur rendra la patrie de leurs ancêtres. Or selon
d'autres passages Jean IV conduirait les Juifs en Palestine après avoir mis les Turcs
en déroute. En outre Vieira fait une allusion, fuyante il est vrai, au mélange des

66 Déposition de deux prêtres portugais in Pedro de Azevedo, A Inquisição e alguns seiscentistas ,


in Archivo Historico Portugués III, pp. 462-463.
66 Je ne peux pas faire ici l'analyse des nombreux textes de Vieira concernant la matière. Je le
ferai dans un travail en préparation.

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Bragances avec le sang de la tribu de Judah. Enfin, après la mort de Jean IV il a
affirmé qu'il ressusciterait pour une seconde vie pour accomplir sa destinée pro-
videntielle.
De ce système je vais, pour terminer, examiner un peu moins schématiquement
les parties que concernent les rapports entre Israel et la Chrétienté.

Les deux troupeaux du Christ: les Juifs et les Gentils . Dans un passage de l'évangeliste
Jean, Jésus parle de deux troupeaux et deux bergeries, l'un étant celui des Juifs,
l'autre celui des brebis qui se trouvent en dehors d'Israel; il dit qu'il doit faire parve-
nir sa voix à ses dernières afin que les deux troupeaux soient réunis, dans une même
bergerie et sous un même berger : unum ovilem et unus pastor . Ce texte connut d'in-
nombrables développements au cours des siècles. Pour Vieira, comme pour La
Peyrère et d'autres, le mot Gentils recouvre et les Chrétiens et les peuples dits
«barbares» que l'Eglise cherche à convertir.
Vieira soutient que ces «deux corps» - Juifs et Gentils - resteront séparés et
entiers jusqu'à l'avènement du Cinquième empire; qu'alors, seulement, «ils se don-
neront la main» pour célébrer «la dernière cérémonie des noces et du couronnement du
Christ dans son empire accompli»57. La persistance du Judaisme est, donc, pour
Vieira, un dessein de Dieu en vue de la création du «troisième État de l'Eglise».
Les deux troupeaux n'ont pas le même rapport avec Dieu. Seul le peuple juif
lui appartient. Dieu a marqué ce peuple de sa marque de propriétaire: la Circon-
cision. Ce sens providentiel et prestigieux attribué par Vieira à la Circoncision, qui
était pour les Chrétiens une marque déshonorante, me semble extrêmement signi-
ficatif58.
D'autre part, Vieira renverse le sens des méphores qui expriment l'aversion
traditionnelle de la Chrétienté envers le Judaïsme. Selon une interprétation déjà
reprise par St Jérôme, les Chrétiens sont représentés par Isaac, doux et aimable: les
Juifs par Esaü, violent et peu aimé. Ce dernier a perdu son droit d'aînesse en faveur
d'Isaac, de même que la Synagogue a été remplacée par l'Eglise dans la faveur de
Dieu. Pour les Juifs, au contraire, l'Eglise, violente et persécutrice était Esaü, et la
Synagogue patiente et douce, Isaac. Vieira accepte bien entendu l'explication de
l'Eglise, mais, comme La Peyrère, il en renverse le sens au moyen d'une parabole
chrétienne où il est aussi question de deux frères: le Fils prodigue a été reçu avec
joie par son père et fut embrassé par son frère. Ce qui veut dire que la disgrâce
d'Esaü est provisoire. Le récit de Rachel et Léah est interprété par Vieira dans un
sens entièrement favorable aux Juifs: Jacob est le Christ, amoureux de la belle
Rachel, le peuple juif; Laban est le diable; Léah, indésirable, mais finalement •
féconde, est le peuple gentil, qui devint l'Eglise par son introduction subreptice et
frauduleuse dans le lit de Jacob-Christ. Vieira rapelle, à propos de cette histoire, que

57 Defesa II, p. 90.


ôe Defesa I, pp. 221-222.

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la mère de Dieu était juive, comme l'étaient les Patriarches, les Prophètes, les
Apôtres, les Saintes Femmes et presque toute l'Eglise primitive59.
Vieira croit, enfin, que «les Juifs sont saints par nature», tandis que les Gentils
ne peuvent devenir saints qu'en se greffant sur l'arbre juif. Pour le démontrer il
commente longuement la célèbre métaphore paulinienne de l'olivier et du sauvageon.
Le passage suivant mérite d'être lu attentivement :
«. . .la Foi est plus connaturelle au peuple juif, puisqu'il est le premier sur lequel Dieu fonda son
Église; en lui seul se trouvait et se conservait la connaissance de Dieu et son culte, alors que
toutes les autres nations l'ignoraient. Et l'Apôtre explique cette connaturalité de la Foi qui
distingue le peuple juif du peuple gentil, par l'exemple, naturel lui-aussi, de l'olivier et du sauva-
geon [suit le texte de St. Paul] En sorte que, de même que l'huile est naturelle à l'olivier, et le
sauvageon greffé dans ce même olivier, ne l'est pas, mais, tout au contraire, lui est étranger, de
même, la foi, le culte et la connaissance de Dieu, dit St Paul, sont étrangers et non naturels au
peuple Gentil, qui est une branche greffée sur le premier tronc et racines de la Foi, qui furent les
Patriarches du peuple juif. Et à ce peuple aussi, qui est les branches naturelles de ce même tronc
et de ces mêmes racines, la Foi est naturelle, c'est-à-dire plus connaturalisée et plus ancienne par
nature, bien que la Foi soit toujours supérieure à la nature. »

Si donc, ajoute Vieira, les Juifs sont à l'heure actuelle, les «branches coupés de
l'Eglise», selon St Paul, il est vrai aussi qu'il est plus facile de greffer ces branches
dans leur arbre naturel, que d'y greffer les Gentils, «car la greffe des Gentils est
étrangère et contre nature, tandis que celle des Juifs est naturelle»60.
Cette doctrine est celle-là même que La Peyrère soutient dans son Le Rappel
des Juifs , et si Vieira en tirait toutes les conséquences il devrait accepter la théorie
des pré-adamites, car autrement on ne comprend pas une différence de nature entre
Juifs et Chrétiens.
Par conséquent, la redemption d'Israel est certaine. Le peuple juif, dit Vieira,
se trouve dans la situation d'un predestiné qui a commis un péché: le péché n'abolit
pas la prédestination, ou «grâce d'election», mais seulement, et temporairement, la
«grâce santifiante». Chaque Juif qui meurt dans cet état est condamné, mais le peuple,
collectivement, sera sauvé61. Vieira ne se lasse pas de citer et de commenter les textes
bibliques dans lesquels Dieu, par ses prophètes, promet formellement le salut
d'Israel.

Qu* est-ce que le troisième Etat de l'Eglise ? Vieira affirme souvent sa croyance à la
conversion finale des Juifs, bien qu'au lieu de «conversion» il préfère le mot «ré-
demption». Mais en lisant ses textes on découvre qu'il s'agit pas d'une conversion à
la doctrine actuelle de l'Eglise, ou, pour mieux dire, à la doctrine de l'Eglise dans son
«second état», mais d'une participation au «troisième état de l'Eglise», qui est aussi
différent du second état que l'Eglise actuelle l'est de la Synagogue.
Vieira compare la reconciliation entre Dieu et Israel aux épousailles de l'Amant

59 Cartas III, 773-774.


60 Defasa II, pp. 33-34.
61 Defasa II, 32.

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des Cantiques avec sa Bien Aimé. Et il commente à ce propos le célèbre passage où »
Isaie parle de la «terre nouvelle» et des «deux nouveaux»: le nom «nouveau-chrétien
(en Portugais «cristão-novo») prendra alors aussi un sens nouveau, dans le monde
renouvelé62.
Le sens de ces expressions peut être éclairé par un autre passage concernant
Г allégorie de la pierre. Selon l'image de St Paul la Pierre est le Christ, mais les deux
murs joints par la Pierre sont les Juifs et les Chrétiens: cette interprétation de
Vieira coincide exactement avec celle de La Peyrère. Il semble donc que les deux
Eglises - celle du premier état (la Synagogue) et celle du second état (l'Eglise actuelle)
contribueront ensemble à l'édification du «troisième état de l'Eglise», l'Eglise uni-
verselle qui s'identifiera au Cinquième empire. C'est dans ce sens, me semble-t-il,
qu'il faudra interpréter un passage du résumé latin fait par Casnedi de la Clavis
Prophetarum :
«alors le règne du Seigneur Christ sera accompli et parfait sur la terre quand les Juifs aussi bien
que les Infidèles s'uniront au Seigneur Christ et, de Г ancienne et de la nouvelle loi, se remplira
un seule bergerie ayant un seul berger.68

Dans ce Troisième État de l'Eglise le temple de Jerusalem sera restauré: c'est une
autre affirmation commune à Vieira et à La Peyrère. Et, qui plus est, dans le temple
de Jerusalem seront rétablies les anciennes cérémonies juives, en particulier les
immolations d'animaux. Casnedi transcrit de la Clavis le passage de Vieira con-
cernant ce point :
. .de l'interprétation littérale de David [psaume 50] il s'ensuit que le Temple sera rebâti et les
sacrifices rétablis à l'époque de l'Eglise future, dans laquelle les Juifs et les Gentils croiront au
Christ Seigneur.»*4

Ce texte en dit long sur le sens profond de la Clavis : dans la pensée de Vieira l'Eglise
future serait en réalité un dépassement du Judaisme et du Christianisme, en sorte
que chacune des deux religions allait pouvoir s'y trouver chez elle.

Conclusion . Contrairement à ce qui est généralement admis, Vieira ne s'intéréssa


pas à la question des «Nouveaux-chrétiens» pour de simples raisons conjoncturelles
politiques et économiques. Il a été existentiellement intéressé au problème des rap-
ports entre Christianisme et Judaisme et profita de son voyage en Hollande (ou
même le provoqua) pour se mettre en contact avec les rabbins portugais a fin de
s'informer et de s'éclairer sur ce problème. L'idée d'un accord possible entre les deux
religions eut sa première forme encore vague dans la tradition méssianique judéo-
portugaise qui est née du mélange des deux communautés en conséquence de la
politique astucieuse du roi Emmanuel tendant à favoriser et à conserver au Portugal
la population juive qui, officiellement, en avait été expulsée. Les séjours de Vieira à
Amsterdam l'ont mis en contact avec une population marquée par cette tradition-là

62 Defasa II, 131.


88 Clavis Prophet., in Obras Escolhidas, p. 240.
64 Clavis Pvoph., p. 258.

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et par l'intersection du Judaïsme et du Christianisme. D'autre part à Amsterdam
et à Paris il a pu mieux connaître des formes de messianisme joachimite non catho-
liques et philo-j uives. Les entretiens avec Menasseh ben Israel ont été très im-
portants dans la mesure où Vieira a pu se renseigner sur le Judaisme et discuter
avec un savant juif d'une possibilité d'accord entre les deux religions. Vieira en
revint probablement avec une idée théorique plus précise des données du problème.
Il a pu élaborer d'irne façon méthodique la conception d'une nouvelle Eglise
dans laquelle Juifs et Chrétiens se trouveraient chez eux; et d'autre part, une con-
struction politique qui associerait anciens chrétiens, nouveaux chrétiens et juifs
portugais dans un même destin historique de portée universelle.
Tel est l'extraordinaire projet né dans la tête et dans le cœur d'un jésuite portu-
gais, au centre même de la cour royale, au pays des autodafés.
Dans quelle mesure a-t-il réussi à intéresser les Juifs portugais? Nous n'en
savons pratiquement rien et il faudra entreprendre des recherches à ce sujet. Mais
nous croyons que tout au moins Vieira a apporté son bois à la flambée méssianique
qui eut son principal foyer à Amsterdam et qui culmina à Smyrně. Ce n'est peut-être
pas un hasard pur le fait que Sabetai Zevi et le Père Vieira, au deux bouts de l'Europe,
se trouvaient tous les deux en prison la veille de l'année que tous les deux croyaient
méssianique: 1666.
A. J. SARAIVA

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SUMMARY

The famous Portuguese Jesuit Antonio Vieira, confessor and intimate friend of
King João IV of Portugal (1640-1656), made two journeys to the Netherlands. His
aim was to seek help for the Portuguese kingdom which had just regained its in-
dépendance from Spanish domination.
One of the plans of Vieira was to gain the confidence and financial help of the
Portuguese Jews for the recuperation of Brasil then partly in Dutch hands. With
their money a new company was to be founded which would buy back the territory
occupied by the Dutch. As a reward these Portuguese Jews or New Christians as he
called them would be allowed to return to Portugal without the risk of being molested
by the Inquisition.
His first journey was a short one in the spring of 1646. But in the winter of 1647
he returned to The Hague for a longer stay and it was during this visit that he
amply contacted several Portuguese Jews in Amsterdam. Among those was also
Rabbi Menasseh Ben Israel with whom the Jesuit had extensive talks on religious
matters of the highest importance for both of them.
The author analysed the works of both Vieira and Menasseh Ben Israel and
shows the subject of their conversations. This appears to have been the coming of the
Messias which was due according to popular mystical ideas which were widely
repanded in Portugal. A notion both theologians were familiar with from the very
popular prophecies of the Portuguese poet Gonçalo Anes Bandarra was that the
Messias would come again ; the king of Portugal would conquer the world with the
help of the Jews, to whom he would give back Palestine. Then the so-called fifth Em-
pire would be established and 1000 years of peace and justice would reign on earth.
The latter point was the common denominator which united the Jesuit padre
and the Jewish rabbi. As for the nature of the Messiah, Vieira admitted, besides the
spiritual Messiah, Jesus Christ, a temporal and national Messiah, the saviour of
Israel, who was forthcoming. By this supposition he attempted to throw a bridge
between the two religions which further would unite in the "Third Church". We do
not know how Menasseh reacted to this point.
But both agreed that the times were near. In 1644, Antonio de Montesinos, a
Portugese merchant who converted to Judaism and is further known as Aaron Levy,
had returned from a journey to South- America to Amsterdam with an exciting tale.
In the highlands of Columbia he had discovered one of the lost ten tribes, that of
Reuben. And it was just the tribe of Reuben which had to play a very important
part in the coming of the fifth Empire. Menasseh Ben Israel published later Monte-
sinos' tale in his book Esperança de Israel which appeared in Amsterdam in 1650.
Though the plan of Vieira for a resettlement of the Portuguese Jews in Portugal
failed and his endeavours brought him into the prison of the Portuguese Inquisition,
his contact with Menasseh Ben Israel had a lasting influence on his messianic ideas.

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