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Entretien avec René Girard - Laurent Linneuil 19/03/05 17:44

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Entretien avec René Girard


Laurent Linneuil - Abbé de Tanoüarn

Nouvelle revue CERTITUDES - n°16

On ne présente plus René Girard aux lecteurs de Certitudes. Cet anthropologue français
vivant aux Etats-unis propose une extraordinaire grille de lecture des mythes
archaïques, dont, selon lui, nous dépendons encore aujourd’hui et dont seul l’Evangile
nous délivre efficacement. D’après lui, toute la culture humaine provient d’un meurtre
primitif, dont il attribue le processus au diable. Nous avons eu la chance, Laurent
Linneuil et moi, de pouvoir discuter à bâtons rompus durant deux heures, avec ce
penseur original et profond… dont l’apport risque de révolutionner non seulement les
sciences humaines mais la philosophie et même, vous le verrez, la théologie. Il s’est
plié, avec une extraordinaire bonne grâce au feu roulant de nos questions… (GT)

Certitudes : René Girard, le fait d’avoir intitulé votre livre Les origines de la culture était-ce
un souhait de réorienter le commentaire de votre œuvre vers un aspect méconnu, l’aspect
fondateur de la violence ?

René Girard : Oui, l’aspect fondateur de la violence est mal compris, mal perçu. En
anglais, on parle de titre programmatique c’est-à-dire un titre qui sert le public.
Mais auparavant, j’ai toujours eu des titres plutôt « sensationnels », mais cela ne
marche plus du tout…

C : Et donc pour ce livre, vous avez pris un titre moins scandaleux et plus classique qui
symbolise l’ensemble de votre recherche. N’est-ce pas aussi une façon de répondre à l’une
des accusations qui est souvent faite à votre pensée d’être exagérément pessimiste ?

R.G : Il s’agit ici d’un titre programmatique qui d’une certaine manière apparaît plus
explicatif que les autres. Pour le fait qu’il symbolise l’ensemble de mon œuvre, on a
déjà dit cela de mon dernier livre Je vois Satan tomber comme l’éclair … Mais « Je
vois Satan tomber comme l’éclair » est une parole très ambiguë parce qu’où
tombe-t-il ? Sur la terre…Et c’est le moment où justement il fait le plus de mal en
tombant sur la terre. Il devient libre de faire ce qu’il veut ; c’est donc une parole
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souvent interprétée dans un sens apocalyptique. C’est l’annonce de la fin de Satan


bien sûr mais non pas sa fin immédiate dans la mesure où il est libéré. Il y a aussi
le symbolisme de la ligature - si j’ose dire - de Satan et de sa libération.

« Il cria : Mort ! – les poings tendus vers l’ombre vide. Ce mot plus tard fut homme et
s’appela Caïn. Il tombait. » ( Victor Hugo) La Fin de Satan
C : Alors Satan est libéré quand il est dans les liens de la culture…

R.G : En effet. Est-ce que cela signifie que Satan n’est plus tenu ? Souvenez-vous
du texte où il est dit que « c’est par Belzébuth que tu expulses le démon » et Jésus
répond : « Si ce n’est pas par Belzébuth mais par Dieu que j’expulse le démon,
etc. ». L’idée que « c’est par Belzébuth que tu expulses le démon » est très
profonde : bien des interlocuteurs de Jésus affirment qu’il y a une expulsion du
démon qui se fait par Satan. Il s’agit ici de l’expulsion de la culture. Mais dans le
judaïsme de l’époque il se pratique des sacrifices ; comment celui-ci interprète-il
ces sacrifices ? Je suis sûr qu’il y a des prophètes, très soupçonneux à l’égard de
ces sacrifices, qui demandent à ce qu’ils cessent et disent que Dieu est contre tout
cela. Et je pense que cet aspect a été minimisé.

C : Et c’est la raison pour laquelle vous dites dans Quand ces choses commenceront que
Satan c’est l’ordre…

R.G : Satan, jusqu’à un certain point, c’est l’ordre culturel dans ce qu’il a de violent.
Mais il faut se méfier : cela ne signifie pas que l’on peut condamner cet ordre parce
que de toute façon le mouvement sacrificiel va vers toujours moins de violence. Et
il est bien évident, s’il est vrai comme je le dis que la violence est en quelque sorte
fatale dans l’humanité qui ne pourrait pas s’organiser s’il n’y avait pas de sacrifice,
que les sacrifices sont nécessaires et acceptés par Dieu. On peut se référer à des
paroles évangéliques telles que : « Si Dieu vous a permis de répudier votre femme
… ». Dieu a fait des concessions dans le judaïsme classique qui ne sont plus là
dans le christianisme dans la mesure où le principe sacrificiel est révélé.

C : A partir du moment où le meurtre fondateur débouche sur le sacrifice et que l’on s’éloigne
du meurtre original le sacrifice tend à se transformer en rite, en institution de moins en moins
violente ?

R.G : Le sacrifice s’institutionnalise par le changement de la victime – j’admire ce


que dit Kierkegaard du sacrifice d’Abraham. Le sens principal est donc historique :
c’est le passage du sacrifice humain au sacrifice animal qui représente un progrès
immense et que le judaïsme est le seul à interpréter dans le sacrifice d’Isaac.
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Le seul à le symboliser dans une grande scène qui est une des premières scènes
de l’Ancien Testament. Il ne faut pas oublier ce dont ce texte tient compte et dont
la tradition n’a pas assez tenu compte : tout l’Ancien Testament se situe dans le
contexte du sacrifice du premier né. Rattacher le christianisme au sacrifice du
premier né est absurde, mais derrière le judaïsme se trouve ce qu’il y a dans toutes
les civilisations moyen-orientales, en particulier chez les Phéniciens : le sacrifice
des enfants. Lorsque Flaubert le représente dans Salambo, Sainte-Beuve avait
bien tort de se moquer de lui parce que ce dont parle Flaubert est très réel. Les
chercheurs ont découvert dans les cimetières de Carthage des tombes qui étaient
des mélanges d’animaux à demi-brulés et d’enfants à la naissance à demi-brulés. Il
a beaucoup été reproché à Flaubert la scène du dieu Moloch où les parents
carthaginois jettent leurs enfants dans la fournaise. Or, les dernières recherches lui
donnent raison contre Sainte-Beuve. En définitive, c’est le romancier qui a raison :
cette scène est l’un des éléments les plus terrifiants et magnifiques de Salambo.
La mode intellectuelle de ces dernières années selon laquelle la violence a été
inventée par le monde occidental à l’époque du colonialisme est une véritable
absurdité et les archéologues n’en ont pas tenu compte. Aux Etats-Unis, des
programmes de recherche se mettent en place notamment sur les Mayas. Ces
derniers ont souvent été considérés comme des « anti-Aztèques » : ils n’auraient
pas pratiqué de sacrifices humains. Pourtant, dès que l’on fait la moindre fouille, on
découvre des choses extraordinaires : chez les Mayas, il y a des kilomètres carrés
de villes enfouies. C’est une population formidable avec de nombreux temples et
les traces du sacrifice humain y sont partout : des crânes de petits-enfants mêlés à
des crânes d’animaux.

C : Ce qui est assez surprenant dans votre relecture de la Bible c’est qu’en plaçant la violence
au cœur des rapports humains comme vous le faites, on vous sent presque tentés de déplacer
le péché originel d’Adam et Eve à Caïn et Abel…

R.G : C’est une très bonne observation. Les scènes d’Adam et Eve renvoient
précisément au désir mimétique : Eve reçoit le désir du serpent et Adam le reçoit
d’Eve et lorsque Dieu pose la question par la suite, on refait la même chaîne à
l’envers. Adam dit « c’est elle » et Eve dit « C’est le serpent ». D’ailleurs, le serpent
est vraiment le premier responsable puisqu’il est plus puni par Dieu que n’importe
qui. Mais la première conséquence de cet acte c’est Caïn et Abel. Et le fait que l’un
soit la cause de l’autre n’est pas très développé. Adam et Eve, c’est la rivalité
mimétique, c’est le désir mimétique qui se communique de l’un à l’autre et par la
suite, la guerre des frères ennemis et la fondation de la communauté. Ce qu’il y a
de plus frappant dans l’histoire de Caïn et Abel c’est que le texte nous dit : la
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première société fut fondée par Caïn mais il n’est pas dit comment. En réalité,
l’acte fondateur c’est le meurtre d’Abel. Est-ce clair pour les exégètes ? Je ne le
crois pas.

C : Vous montrez en effet que c’est le meurtre qui fonde l’interdiction du meurtre…

R.G : Bien sûr. Il y a d’ailleurs un article de Josep Fornari qui porte sur ce que l’on
appelait au XIX° siècle, le caïnisme. Des écrivains comme Nerval, de tradition
ésotérique, se sont beaucoup intéressés à ce sujet dans lequel ils voyaient souvent
un « diabolisme littéraire » mais en même temps quelque chose de très fécond. On
ne sait jamais ce que c’est précisément parce que les critiques littéraires qui en
parlent n’approfondissent jamais. Il y a des textes de Nerval qui font allusion au
caïnisme, c’est-à-dire aux aspects ésotériques et noirs du romantisme dans le
religieux. Des écrivains comme Joseph de Maistre y ont été sensibles. Ils ont
influencé ensuite des penseurs comme René Guénon. Je n’appartiens pas, bien
sûr, à ce courant, mais le terme de « caïnisme » m’intéresse parce que c’est l’idée
d’insister sur le caractère meurtrier de l’homme. Nerval adorait l’ésotérisme, mais
en même temps il ne menait pas trop loin ses recherches. Le caïnisme était chez
lui plus poétique qu’érudit. Mais je m’interroge pour savoir à quoi cela correspond
vraiment sur le plan de la pensée : quelle définition claire donner du caïnisme ?

C : L’exégèse classique, dans la lecture d’Adam et Eve, insiste sur le péché d’orgueil et vous
déplacez cette lecture sur le plan du désir mimétique…

R.G : Il est facile de trouver les textes évangéliques sur le fait que Satan est
meurtrier depuis le commencement : « Vous êtes du diable, votre père. Il était
homicide dès le commencement » (St Jean, 8, 44). Dans ce chapitre 8 de Saint
Jean qui donne à voir le début de la culture, il est donc dit : « Vous vous croyez les
fils de Dieu, mais vous êtes très évidemment les fils de Satan puisque vous ne
savez même pas de quoi il retourne. Vous vous croyez fils de Dieu dans une suite
naturelle sans vous douter que vous restez dans le sacrifice. » Mais ces textes ne
sont jamais vraiment lus. Que reproche saint Jean aux Juifs ? En quoi se distingue-
t-il du judaïsme orthodoxe dans ce reproche… ? Voilà de vraies questions…

C : Il reproche aux Juifs de valoriser leur filiation établie…

R.G : Oui, sans voir leur propre violence, sans voir le péché originel d’une certaine
façon. « Notre père, c’est Abraham. » Jésus leur dit : « Si vous étiez enfants
d’Abraham, vous feriez les œuvres d’Abraham ». (St Jean, 8, 39). Or, c’est la vérité
qui rend libre. Cela amène à montrer comment le péché originel, même s’il n’est

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pas question de le définir, est lié à la violence et au religieux tel qu’il est dans les
religions archaïques ou dans le christianisme déformé par l’archaïsme dont il ne
parvient pas à triompher totalement dans l’Histoire. Je me garderais bien de définir
le péché originel.

C : Mais ce qui paraît très étonnant c’est le fait que dans la Bible on ne connaisse pas la
raison pour laquelle Abel est préféré à Caïn…

R.G : Il y a peut-être, paradoxalement, une raison qui est visible dans l’islam. Abel
est celui qui sacrifie des animaux et nous sommes au stade : Abel n’a pas envie de
tuer son frère peut-être parce qu’il sacrifie des animaux et Caïn, c’est l’agriculteur.
Et là, il n’y a pas de sacrifices d’animaux. Caïn n’a pas d’autre moyen d’expulser la
violence que de tuer son frère. Il y a des textes tout à fait extraordinaires dans le
Coran qui disent que l’animal envoyé par Dieu à Abraham pour épargner Isaac est
le même animal qui est tué par Abel pour l’empêcher de tuer son frère. Cela est
fascinant et montre que le Coran n’est pas insignifiant sur le plan biblique. C’est
très métaphorique mais d’une puissance incomparable. Cela me frappe
profondément. Vous avez des scènes très comparables dans l’Odyssée, ce qui est
extraordinaire. Celles du Cyclope. Comment échappe-t-on au Cyclope ? En se
mettant sous la bête. Et de la même manière qu’Isaac tâte la peau de son fils pour
reconnaître, croit-il, Jacob alors qu’il y a une peau d’animal, le Cyclope tâte l’animal
et voit qu’il n’y a pas l’homme qu’il cherche et qu’il voudrait tuer. Il apparaît donc
que dans l’Odyssée l’animal sauve l’homme. D’une certaine manière, le troupeau
de bêtes du Cyclope est ce qui sauve. On retrouve la même chose dans les Mille et
une nuits, beaucoup plus tard, dans le monde de l’islam et cette partie de l’histoire
du Cyclope disparaît, elle n’est plus nécessaire, elle ne joue plus un rôle. Mais dans
l’Odyssée il y a une intuition sacrificielle tout-à-fait remarquable.

C : Vous avez dit que cet aspect dénonciateur du meurtre fondateur dans le discours de Jésus
avait été assez mal compris – on y voit souvent de l’antisémitisme. Pour quelle raison
l’avènement du christianisme, s’il a été si mal compris, n’a-t-il pas provoqué un déchaînement
de la rivalité mimétique ?

R.G : On peut dire que cela aboutit à des déchaînements de rivalité mimétique,
d’opposition de frères ennemis. La principale opposition de frères ennemis dans
l’Histoire, c’est bien les juifs et les chrétiens. Mais le premier christianisme est
dominé par l’Epître aux Romains qui dit : la faute des juifs est très réelle, mais elle
est votre salut. N’allez surtout pas vous vanter vous chrétiens. Vous avez été
greffés grâce à la faute des juifs. On voit l’idée que les chrétiens pourraient se

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révéler tout aussi indignes de la Révélation chrétienne que les juifs se sont révélés
indignes de leur révélation. Je crois profondément que c’est là qu’il faut chercher le
fondement de la théologie contemporaine. Le livre de Mgr Lustiger, La Promesse,
est admirable notamment ce qu’il dit sur le massacre des Innocents et la Shoah. Il
faut reconnaître que le christianisme n’a pas à se vanter. Les chrétiens héritent de
Saint Paul et des Evangiles de la même façon que les Juifs héritaient de la Genèse
et du Lévitique et de toute la Loi. Mais ils n’ont pas compris cela puisqu’ils ont
continué à se battre et à mépriser les Juifs.

C : Ils ont continué à être dans l’ordre sacrificiel. Mais la Chrétienté n’est-elle pas alors une
contradiction dans les termes ? Une société chrétienne est-elle possible ? Les chrétiens ne
sont-ils pas toujours des contestataires de l’ordre et de Satan et donc des marginaux ?

R.G : Oui, ils ont recréé de l’ordre sacrificiel. Ce qui est historiquement fatal et je
dirais même nécessaire. Un passage trop brusque aurait été impossible et
impensable. Nous avons eu deux mille ans d’histoire et cela est fondamental. Mon
travail a un rapport avec la théologie, mais il a aussi un rapport avec la science
moderne en ceci qu’il historicise tout. Il montre que la religion doit être historicisée :
elle fait des hommes des êtres qui restent toujours violents mais qui deviennent
plus subtils, moins spectaculaires, moins proches de la bête et des formes
sacrificielles comme le sacrifice humain. Il se pourrait qu’il y ait un christianisme
historique qui soit une nécessité historique. Après deux mille ans de christianisme
historique, il semble que nous soyons aujourd’hui à une période charnière - soit qui
ouvre sur l’Apocalypse directement, soit qui nous prépare une période de
compréhension plus grande et de trahison plus subtile du christianisme. Nous ne
pouvons pas fermer l’histoire et nous n’en avons pas le droit.

C : L’Apocalypse pour vous, c’est la fin de l’histoire…

R.G : Oui, pour moi l’Apocalypse c’est la fin de l’histoire. J’ai une vision aussi
traditionnelle que possible. L’Apocalypse, c’est l’arrivée du royaume de Dieu. Mais
on peut penser qu’il y a des « petites ou des demi-apocalypses » ou des crises
c’est-à-dire des périodes intermédiaires…

C : Et vous ne croyez pas à la post-histoire de Philippe Murray ?

R.G : Je l’apprécie beaucoup. Mais je suis sans doute un chrétien plus classique
malgré mon historicisme. Il faut prendre très au sérieux les textes apocalyptiques.
Nous ne savons pas si nous sommes à la fin du monde, mais nous sommes dans
une période-charnière. Je pense que toutes les grandes expériences chrétiennes

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des époques-charnières sont inévitablement apocalyptiques dans la mesure où


elles rencontrent l’incompréhension des hommes et le fait que cette
incompréhension d’une certaine manière est toujours fatale. Je dis qu’elle est
toujours fatale, mais en même temps elle ne l’est jamais parce que Dieu reprend
toujours les choses et toujours pardonne.

C : Comment envisagez-vous la mondialisation du point de vue de votre système ? La


mondialisation ne serait-elle pas une répétition de l’Apocalypse ou de la post-histoire ? La
mondialisation n’est-ce pas d’abord Babel puisque l’on revient au début de la Genèse et puis
l’Apocalypse du fait de la disparition des nations ?

R.G : Oui, il n’y a plus que des forces contraires qui transcendent toute distinction
tribale, nationale…

C : Avec une sorte de mondialisation de l’ordre sans possibilité de nouveau recours à la


béquille sacrificielle…

R.G : Le principe apocalyptique définit ce que vous avez dit. Dès qu’il y a non
possibilité de recours ou même moindre recours, celui qui vit le christianisme d’une
façon intense sent ceci. Donc, même s’il se trompe, il considère toujours la fin
toute proche et l’expérience devient apocalyptique.

C : Et en même temps nous sommes dans une situation historique inédite où d’une part la
béquille sacrificielle serait tombée, et d’autre part, on a supprimé toutes les barrières à la
rivalité mimétique…

R.G : Je suis entièrement d’accord avec vous. Je me souviens d’un journal dans
lequel il y avait deux articles juxtaposés. Le premier se moquait de l’Apocalypse
d’une certaine façon ; le second était aussi apocalyptique que possible. Le contact
de ces deux textes qui se faisaient face et qui dans le même temps se donnaient
comme n’ayant aucun rapport l’un avec l’autre avait quelque chose de fascinant.

C : Dans votre essai Celui par qui le scandale arrive, on a l’impression que vous envisagez
l’idée d’une société non sacrificielle qui pourrait être la plus violente possible dans une sorte
d’égalitarisme qui produit le conflit plutôt qu’il ne l’alimente.

R.G : Nous sommes encore proches de cette période des grandes expositions
internationales qui regardait de façon utopique la mondialisation comme
l’Exposition de Londres – la « Fameuse » dont parle Dostoievski, les expositions de
Paris… Plus on s’approche de la vraie mondialisation plus on s’aperçoit que la non-
différence ce n’est pas du tout la paix parmi les hommes mais ce peut être la
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rivalité mimétique la plus extravagante. On était encore dans cette idée selon
laquelle on vivait dans le même monde :on n’est plus séparé par rien de ce qui
séparait les hommes auparavant donc c’est forcément le paradis. Ce que voulait la
Révolution française. Après la nuit du 4 août, plus de problème ! (rires).

C : Cela est vrai sur le plan mondial comme sur le plan interne des sociétés puisqu’il y existe
pour les deux de l’égalitarisme qui masque les différences nécessaires.

R.G : L’Amérique connaît bien cela. Il est évident que la non-différence de classe
ne tarit pas les rivalités mais les excite à mort avec tout ce qu’il y a de bon et de
mortel dans ce phénomène.

« Mahomet s'est établi en tuant ; JÉSUS-CHRIST en faisant tuer les siens. Mahomet en
défendant de lire ; JÉSUS-CHRIST en ordonnant de lire. Enfin cela est si contraire, que
si Mahomet a pis la voie de réussir humainement, JÉSUS-CHRIST a pris celle de périr
humainement. Et au lieu de conclure, que puisque Mahomet a réussi, JÉSUS-CHRIST a
bien pu réussir ; il faut dire, que puisque Mahomet a réussi, le Christianisme devait
périr, s'il n'eût été soutenu par une force toute divine » Pascal Pensées
C : On remarque un facteur inédit qui est celui de la confrontation de notre société avec une
religion qui, elle, n’éprouve aucune répulsion pour la violence. Cette religion, c’est l’islam.
Vous réfléchissez en outre beaucoup sur les Veda pour marquer ainsi le caractère universel
de votre pensée et l’islam finalement y reste encore un peu marginal…

R.G : Ce sont là des circonstances tout à fait accidentelles. J’ai essayé de lire
certaines traductions du Coran, mais elles sont assez rébarbatives. Le livre d’André
Chouraqui, Le Coran, m’est un peu tombé des mains ! (rires). Sans le contact avec
la langue arabe, la tache est difficile. Il y a deux importantes traductions du Coran :
celle de Denise Masson et une plus ancienne rééditée récemment chez Payot :
celle d’Edouard Montet. Les différences entre ces traductions sont énormes et l’on
n’a pas les moyens d’arbitrer.

C : Les traductions de différentes sourates que donne Anne-Marie Delcambre dans son
ouvrage L’islam des interdits montrent clairement comment il y a une légitimité de la violence
dans l’Islam principalement dans l’affrontement avec les « Infidèles ». Il se pose ici un défi
dont on ne voit pas très bien comment l’Occident peut y répondre…Mais on peut penser à
l’idée d’une réforme de l’Islam, idée soutenue par des penseurs comme René Guénon et
aujourd’hui par de nombreux musulmans comme Dalil Boubakeur …

R.G : L’Occident peut-il encore y répondre sur le plan spirituel ? Il y a une


interprétation de ce qui se passe actuellement selon laquelle nous vivons les
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avatars de la modernisation de l’Islam. Cette thèse est peut-être vraie, mais quand
est-ce que se réalisera cette réforme ? Combien d’années faudra-t-il attendre ?

C : Le problème est que cet Islam se détacherait probablement de ses sources idéologiques.
Or le Coran semble difficilement transposable dans une autre perspective.

R.G : C’est toute la difficulté de l’interprétation. La question de la vocalisation est


ici essentielle. L’arabe est une langue consonantique comme l’hébreu et si l’on
vocalise en araméen, on trouve des traductions différentes. Je ne sais pas
comment les spécialistes réagissent à cela. Mais il y a quelque chose d’intéressant
dans le fait que la critique historique devienne d’un coup une espèce d’arme. Elle
s’en ait pris au christianisme. Il y a donc un bon usage de la critique historique.

Le sens du sacrifice chrétien


C : Pouvez-vous développer les raisons profondes qui ont fait qu’après avoir récusé au terme
de « sacrifice » tout usage chrétien, vous disiez dans votre dernier livre ne pas pouvoir vous en
passer ? Il est donc important de conserver le terme « sacrifice » dans son usage chrétien en
ayant conscience que c’est le contraire du sacrifice archaïque.

R.G : Il y a une histoire à ceci. C’est un théologien allemand, le Père Schweiger,


qui m’a conduit à accepter le terme de sacrifice dans son sens chrétien. Je lui ai
rendu service pour la rivalité mimétique mais l’utilisation chrétienne de cette notion
et de l’idée d’une violence fondatrice nous sont venues ensembles et son ouvrage
est paru au même moment que le mien. Donc sur certains points, il devrait être
considéré comme le fondateur de la théorie au même titre que moi. Il a essayé
pendant plusieurs années de convaincre les théologiens allemands. Les
théologiens allemands sont fondamentalement divisés en deux groupes : l’un
protestant, l’autre plus bavarois et catholique. Il a réussi à les intéresser à cette
thèse et je me suis rendu à leur rassemblement cet été. C’est la première fois que
ce groupe de théologiens m’invite à parler de mes thèses. Mais ils ne sont plus ce
qu’ils étaient.

C : Vous voulez dire qu’ils n’ont plus la même puissance de travail ?

R.G : Les théologiens allemands dominaient la réflexion dans ce domaine. Et


maintenant ce sont les théologiens américains qui dominent. Ils ont de grandes
personnalités mais aussi des « farceurs » dont certains alimentent Prieur et
Mordillat. Ce que je pense, - dans Des choses cachées depuis la fondation du
monde j’essaye de créer une plage non sacrificielle - c’est qu’il y a deux types de
sacrifice. Si l’on se fonde, par exemple, sur le jugement de Salomon, on distingue :
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le sacrifice de soi et le sacrifice de l’autre. Eprouver le désir de parler sans


« sacrifice » c’est dire qu’il y a un lieu où l’on peut se situer qui est purement
scientifique et qui est étranger à toutes les formes de sacrifice. Donc il y a une
objectivité scientifique au sens traditionnel. Nier cette objectivité, c’est dire : « non
pas du tout, on est toujours dans une forme de religieux ou dans une autre : il faut
se sacrifier soi-même ». D’ailleurs, c’est le Père Schweiger qui énonce cette thèse
selon laquelle il faut une conversion personnelle pour comprendre le désir
mimétique. Une conversion qui n’est pas nécessairement chrétienne… En tout cas,
il faut être capable de se reconnaître coupable de désir mimétique. Et cela, je crois,
est essentiel.

C : Vous voulez dire que le sacrifice c’est la conversion, quelle qu’elle soit, chrétienne ou non

R.G : Le passage du sacrifice de l’autre au sacrifice de soi, c’est la conversion. La


preuve, dans les Evangiles, c’est le rapport extrêmement proche qui n’est pas
souvent perçu entre la première conversion chrétienne qui est la reconversion de
Pierre après son reniement et puis la conversion de Paul, marquée par la parole de
Jésus « Pourquoi me persécutes-tu ? ». Quel que soit celui que l’on persécute c’est
toujours Jésus que l’on persécute. L’absence de lieu non sacrificiel où l’on pourrait
s’installer pour rédiger une science du religieux, qui n’aurait aucun rapport avec lui,
est une utopie rationaliste. Autrement dit il n’y a que le religieux chrétien qui lise
vraiment de façon scientifique le religieux non chrétien.

C : En défendant le sacrifice chrétien vous défendez le religieux chrétien contre l’idée d’un
christianisme qui serait pure foi, sans religion ?

R.G : Oui, d’un christianisme sans religion, ce christianisme irréligieux que l’on voit
très bien apparaître dans les attaques contre Mel Gibson qui sont en réalité des
attaques contre la Passion elle-même. Des journalistes étaient présents à la sortie
des premières séances du film à New-York. Et certains spectateurs
disaient : « Mais nous avons changé tout cela, la Passion n’a plus la même
importance qu’avant… ». C’était un révélateur prodigieux d’un certain courant dans
le christianisme aujourd’hui. Il me semble que le débat sur Mel Gibson – en mettant
entre parenthèses les mérites ou les démérites du film – était un débat sur
l’importance de la Passion, sur la centralité de la Passion ou non.

C : Et en même temps ce film montrait bien ( par les reproches qui lui étaient faits d’être trop
violent) à quel point vous avez raison en disant que le discours dénonciateur de la violence du
Christ n’a pas été compris. Depuis le moment où vous avez commencé à écrire Des choses
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cachées depuis la fondation du monde, n’étiez-vous pas gênés par la crainte d’apparaître
comme un apologiste de la religion chrétienne ?

R.G : Les personnes qui reprochent à Gibson cette violence sont celles qui
d’habitude ne s’inquiètent absolument pas de la violence au cinéma ou bien en font
quelque chose de bon : une victoire pour la liberté, pour la modernité. Le livre
accepte un peu d’apparaître comme une apologie de la religion chrétienne. Il
cherche ce lieu sacrificiel dont je n’avais pas conscience à l’époque. Cela c’est le
Père Schweiger qui me l’a montré. Il y a des erreurs grossières comme l’attaque
contre l’Epître aux Hébreux qui est ridicule. Il y a des éléments sur la Passion
notamment dans l’Epître aux Hébreux qui me paraissent absolument essentiels par
exemple l’usage qui est fait du psaume 40 : « Tu n’as voulu ni sacrifice ni oblation…
Donc j’ai dit : Voici, je viens ». Que signifie ce « donc » ? Il veut dire : « Tu n’a
voulu ni sacrifice ni oblation » donc il n’y a plus de sacrifice et donc les hommes
sont exposés à la violence et il n’y a plus que deux choix : soit on préfère subir la
violence soit on cherche à l’infliger à autrui. Le Christ veut nous dire entre autres
choses : il vaut mieux subir la violence (c’est le sacrifice de soi) que de l’infliger à
autrui. Si Dieu refuse le sacrifice, il est évident qu’il nous demande la non-violence
qui empêchera l’Apocalypse.

C : Le Christ nous demande alors un sacrifice intérieur…

R.G : Oui, un sacrifice intérieur ou sacrifice de soi : « Voici que Je viens pour faire
sa volonté ». Il faut faire référence à la bonne prostituée, dans le Jugement de
Salomon que j’évoquais trop rapidement tout à l’heure : elle préfère lâcher l’enfant,
elle donc est la vraie mère.

C : Vous allez jusqu’au bout d’une défense d’un christianisme augustinien finalement…
L’amour don contre l’amour passion…

R.G : Augustin voit vraiment le christianisme et la mort du Christ comme l’essentiel


de toute la culture. D’une certaine façon il associe Caïn et Abel et tous ces
meurtres à la Passion ; il voit qu’il y a un rapport. A la fin de la Cité de Dieu, il y a
des textes extraordinaires sur ce thème, mais qui me paraissent pourtant
incomplets. Il y a à la fois le penseur chrétien très puissant et aussi un homme qui
considère la civilisation antique de façon très inhabituelle aujourd’hui.

C : Dans Quand ces choses commenceront, livre d’entretien mené par Michel Tréguer, vous
allez très loin et vous parlez de Saint Augustin en affirmant : « Tout ce que j’ai dit est dans
Saint Augustin… ».

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R.G : C’était une boutade de ma part mais j’y crois d’une certaine façon. On
découvre dans son œuvre des éléments extraordinaires pour la définition du désir
mimétique. Il y a cette formule – que je cite dans ce livre – des deux nourrissons
lesquels sont déjà en pleine rivalité parce qu’ils rivalisent pour le sein de la nourrice.
Cela est un peu mythique : ces deux nourrissons ne sont pas capables de
comprendre que le sein de la nourrice peut s’épuiser. Mais il s’agit d’une image
formidable du désir de toute l’humanité et du fait que la rivalité est présente dès
l’origine. C’est ce que découvre aujourd’hui la science expérimentale : elle
découvre qu’il y a imitation dès l’origine de l’humanité, dans son existence et son
organisation. L’imitation est fondamentale dans les premiers mouvements réflexes
de l’être humain.

C : A partir du moment où vous placez la violence au cœur de l’homme, vous n’êtes pas dans
un univers irénique et hellénique.

R.G : On peut dire que cet univers irénique n’est là que partiellement chez Platon. Il
a une inquiétude, une angoisse devant le mimétique. Derrida dit très justement que
l’on ne peut pas systématiser le mimétique chez Platon. Il y a chez lui des
contradictions qui sont insolubles. Il a ses inquiétudes devant le mimétique ou
devant le fait que les hommes doivent l’éviter comme la peste. Ce qui est
passionnant et absolument incompréhensible. Mais si vous regardez les interdits
primitifs, les interdits mimétiques, ils sont là. Je crois que Platon est encore en
contact avec des éléments du passé, qui sont présents chez les présocratiques
mais qui ne le sont plus chez Aristote. Aristote est imitateur de Platon mais on a
totalement changé de monde sur le plan culturel : l’alexandrin est ce qui est
moderne par rapport à l’univers de la démocratie athénienne.

C : Par delà la violence des rapports humains et la rivalité mimétique n’y-a-t’il pas un désir
naturel chez l’homme de vivre en société, paisiblement, en pantouflard ? Cela ne vous semble-
t-il pas contradictoire avec votre thèse ?

R.G : Absolument pas. La théorie mimétique ne veut pas se présenter comme une
philosophie qui ferait le tour de l’homme. Elle tend simplement à dire qu’il y a
toujours assez de rivalité mimétique dans une société pour tout troubler et pour
obliger à procéder à un sacrifice. Mais cela ne veut pas dire que tout le monde est
coupable au même titre. Il est bien évident que dans notre société les gens sont
très forts pour éviter la rivalité mimétique non seulement instinctivement mais très
délibérément : il y a tout un art d’éviter la rivalité mimétique qui au fond est l’art de
vivre ensemble. Et cela est absolument indispensable.

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C : Dans votre dernier livre Les origines de la culture vous insistez beaucoup sur le
darwinisme et volontairement vous proposez un épigraphe darwinien à chaque chapitre. Vous
semblez en tirer l’idée d’un progrès fatal de l’homme…

R.G : C’est Pierpaolo Antonello qui a fait cela. Personnellement je voulais les
enlever. Quant à la question du progrès, ce dernier n’est pas forcément fatal parce
que les hommes y contribuent eux-mêmes. Je reconnais qu’il peut y avoir une
régression. On peut penser que l’Islam est soutenu par le Coran mais quant aux
islamistes « frénétiques » il est bien évident que le Coran n’a guère été interprété
dans cette voie si ce n’est peut-être par la fameuse secte des assassins. Oui, il
peut y avoir une régression.

C : Ce qui est très frappant, notamment dans Quand ces choses commenceront, au sein
même de cette ambiance augustinienne pessimiste c’est votre optimisme foncier, votre idée
qu’il y aura toujours un chemin vers le mieux. C’est sans doute la rivalité mimétique qui a pu
égarer Augustin dans ses polémiques…

R.G : Mais c’est vrai aussi chez Augustin… Henri Marrou disait qu’il faudrait
toujours renoncer à choisir le moment le plus polémique d’Augustin pour le définir
en entier. Et si l’on regarde les textes sur la grâce qui ne sont pas dans la querelle
avec Pélage, on peut se constituer un Augustin beaucoup plus modéré. La rivalité
mimétique est une chose sans quoi il serait très difficile d’écrire. C’est elle qui
soutient l’écrivain dans ses efforts. (rires)

La violence est au cœur de l’homme


C : Le christianisme continue à imprégner à contrecœur la société moderne. Vous êtes
finalement proche de Chesterton qui parlait de « l’idée chrétienne devenue folle ». Vous
affirmez que le message victimaire du christianisme imprègne la vie contemporaine et en
même temps on a l’impression d’une perte complète de toute conscience de la violence. C’est
très paradoxal.

R.G : Je crois qu’il y a un double mouvement. Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi
une société de la peur. Beaucoup de gens considèrent que la violence augmente
dans notre univers. Les deux mouvements se chevauchent. Le catholicisme en
France ou le « para-catholicisme » anglais de la première moitié du XX°siècle
connaissent une espèce d’explosions de talents dans la période de l’entre-deux-
guerres, que l’on ne retrouve plus aujourd’hui. Je sais que vous n’êtes pas tendres
avec Maritain. Il y a des choses un peu plates dans son œuvre, mais il y a aussi des
éléments absolument admirables. Des ouvrages comme Le songe de Descartes ou

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Les trois réformateurs sont marqués par une veine polémique qui disparaît par la
suite parce qu’il est devenu presque trop officiel.

C : On constate un phénomène d’inconscience contemporaine vis-à-vis de la violence. Nos


contemporains ont certes peur de la violence, mais ils en ont conscience comme une force
extérieure notamment sous la forme du terrorisme. Il semble que nos contemporains aient
totalement perdu le message chrétien qui enseigne que la violence est au cœur de l’homme,
une violence qui nous menace et que l’on ne peut pas expulser de nous-mêmes.

R.G : Oui, on se sent toujours victime d’une violence autre. Il faudrait étudier le
mimétisme sur le plan le plus fondamental qui est la réciprocité entre les hommes.
Entre les animaux, il n’y a pas de réciprocité : même lorsqu’ils se battent, ils ne se
regardent pas. Dans la première histoire du Livre de la jungle, les animaux ne
peuvent pas soutenir le regard de Mowgli, l’enfant-loup. L’animal ne voit rien dans
ses yeux qui ne retienne son regard. Ce n’est pas du tout le triomphe de l’homme
sur l’animal malgré ce qu’en fait Kipling, conformément à une vision dix-
neuvièmiste de l’humanisme triomphant. Dans ce livre toutes les histoires se
terminent par des meurtres collectifs, derrière lesquels se cachent des mythes
indiens très anciens. Ce qui m’interroge c’est cette réciprocité qui subsiste chez
l’homme. Si vous avez un bon rapport avec quelqu’un, vous êtes dans la
réciprocité, mais très vite la violence peut s’élever entre vous. Lorsque je vous
tends la main et que vous ne la prenez pas, s’il n’y a pas réciprocité,
immédiatement la main qui s’est offerte se retirera. C’est-à-dire qu’elle imitera la
violence de l’autre. Le rapport de violence est un rapport de réciprocité tout comme
le rapport donnant-donnant. Mais c’est un rapport de réciprocité très difficile à
modifier dans le sens du retour à une bonne réciprocité. En revanche, rien n’est
plus facile de passer de la bonne à la mauvaise réciprocité. Dès que les hommes
ne se traitent pas bien mutuellement, ils ont l’impression que la violence vient de
l’autre et, dans leur idée, eux ne font jamais que rendre à l’autre la même chose.
C’est dire à l’autre : j’ai compris ce que tu veux me dire et je me conduis avec toi de
semblable manière. Et pour être bien sûr que l’autre comprendra on surenchérit.
L’autre va donc interpréter cela comme une agression. On peut très bien montrer
ici qu’au niveau le plus élémentaire il y a toujours incompréhension de l’un par
l’autre. L’escalade peut grimper sans que personne n’est jamais conscience d’y
contribuer lui-même.

C : Cependant on a vécu pendant cinquante ans sous une doctrine stratégique nucléaire qui
prévoyait justement une escalade de violence…

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R.G : Certainement. Mais dans ce cas précis il y a eu des gestes de prudence


extraordinaires, puisque Kroutchev n’a pas maintenu à Cuba les bombes
atomiques. Il y a, dans ce geste, quelque chose de décisif. Ce fut le seul moment
effrayant pour les hommes d’Etat eux-mêmes. Aujourd’hui nous savons qu’il y a
des pays qui essaient par tous les moyens de se procurer ces armes et nous
savons aussi qu’ils sont bien décidés à les utiliser. On a donc encore franchi un
pallier.

C : Une autre traduction de cette perversion des idées chrétiennes c’est le concept de victime.
Dans notre société les victimes sont partout et cette surenchère victimaire est finalement
devenue le moyen d’agresser l’autre. On se sert de ce que l’on sait de la personne pour dire :
« je suis ta victime donc tu es un bourreau ».

R.G : Oui mais il faut aussi reconnaître que derrière cet abus du victimaire il y a un
usage légitime. Nous sommes la seule société qui s’intéresse aux victimes en
tranquillité. Et ça c’est une supériorité extraordinaire.

C : Vous le développiez bien dans Quand ces choses commenceront : la victimisation comme
arme, comme violence…

R.G : Je crois que le moment décisif en Occident est l’invention de l’hôpital. Les
primitifs s’occupent de leurs propres morts. Ce qu’il y a de caractéristique dans
l’hôpital c’est bien le fait de s’occuper de tout le monde. C’est l’hôtel-Dieu donc
c’est la charité. Et c’est visiblement une invention du Moyen-Age. Tout ce qu’il y a
de bon dans notre société peut faire l’objet d’abus. Lorsque Voltaire a écrit
Candide, il cherchait un contre-exemple, une société supérieure à l’Occident, mais
il ne l’a pas trouvée. C’est la raison pour laquelle il s’est tourné vers cet Eldorado
qui, en fait, n’existe pas. Il avait lui-même écrit des poèmes comme le Mondain -
« Ah quel bon temps que ce siècle de fers ! ». Son idée principale est que la société
moderne était la meilleure de toutes. C’était pour embêter les dames de son salon
qui parlaient de Leibniz au lieu de parler de lui comme elles auraient dû le faire…
(rires) Voltaire a une conscience de la rivalité mimétique tout à fait extraordinaire.
Dans Candide, il y a ce personnage, Pococuranté, qui possède tout. Noble
vénitien, il reçoit Candide et son serviteur Martin et méprise toutes ses richesses
(chap. 25). Il a de nombreux tableaux, mais il ne les regarde plus. Par ailleurs, il
affirme que les sots admirent tout dans l’œuvre d’un grand auteur ; lui, il n’aime que
ce qui est à son usage. Lorsqu’ils prennent congé de ce Vénitien, Candide dit à son
serviteur Martin : « voilà le plus heureux des hommes car il est au-dessus de tout
ce qu’il possède ». Il veut paraître supérieur à toutes ses possessions et, au fond, il

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cultive une forme de désir.

C : Il y a un dernier thème que vous abordez, celui de la vérité, de la vérificabilité. Derrière ce


thème de la vérité se cache celui de la figuralité : tout est figure du vrai…. Dans La voix
méconnue du réel, vous proposez l’idée d’une vérité à laquelle on n’échappe pas, celle de la
théorie mimétique, qui d’une certaine façon est au-dessus des preuves que l’on peut donner
pour ou contre…

R.G : Le vrai problème est celui de la vérité scientifique. Popper m’oppose toujours
la « vérifiabilité ». Il m’assure que ma thèse n’est pas vérifiable. Je lui réponds que
la thèse de l’évolution ne l’est pas non plus indubitablement. D’autre part, il y a
toutes sortes de choses dont nous sommes certains. C’est la direction que je
prends maintenant. C’est ce que l’on nomme en anglais le « common knowledge »,
le savoir commun. Aujourd’hui vous n’avez pas besoin d’expliquer que les sorcières
ne sont pas coupables, malgré la chasse aux sorcières du 15ème siècle. Il s’agit là
de « common knowledge » dans la mesure où personne ne vous réfutera car cela
va de soi, cela est évident. La question est de savoir si ce « common knowledge »
fait partie de la science. Je réponds : oui mais c’est une science tellement certaine
qu’elle n’a pas à se démontrer, une science qui a trop de vérifications qui sont là
possibles pour qu’il soit nécessaire d’en épuiser la liste.

C : Notre revue s’appelle Certitudes : c’est un clin d’œil au penseur italien Vico, qui développe
la théorie du « certum ». Le certum n’est pas le « verum ». Vico est d’une certaine manière, un
anthropologue, il est passionné par la latinité dans toutes ses manifestations historiques. Votre
éloquence fait penser à Vico. Le propos de Vico n’est pas philosophique. Sa théorie de la
« science nouvelle » décrit une science qui est en opposition à celle de Descartes et en cela
elle est nouvelle. Descartes, lui, prétendait au« verum » donc à une science de l’objet. Et vous
dites : « Nous sommes toujours inclus dans la science fondamentale que nous développons
donc ce n’est pas une vérité objective mais une vérité totale qui nous enveloppe… ».

R.G : L’idée selon laquelle on ne peut arriver au « certum » à partir des textes est
une idée constamment démentie par l’existence du système judiciaire, du système
de la preuve. La question est de savoir à partir de quel moment on est vraiment
dans le « certum ». Dans l’anthropologie il n’y a pas de vérification immédiate
puisque tout est indirect. Tout est lié à la multiplication des indices donc c’est bien
une attitude scientifique. Le travail de l’ethnologue nécessite cette multiplication
d’indices indirects.

C : Vous avez osé intituler l’un de vos livres : la voix méconnue du réel. Comment ce texte sur
le réel et sur la vérité a-t-il été reçu ?
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R.G : La voix méconnue du réel c’est le titre choisi par la traductrice. Je trouve
cette traduction très bonne, mais certains la contestent. C’est tout le problème des
traductions de l’anglais au français. C’est sur le mot « réel » que l’on conteste la
traduction. La traduction devient impossible à cause des ressemblances entre les
deux langues. C’est la question des « faux-amis ». Des termes traduits en
apparence parfaitement n’ont pas de sens dans une langue, mais sont très
compréhensibles dans l’autre.

C : Le fait d’avoir enseigné et publié aux Etats-Unis vous a-t-il donné une liberté de recherche
et de pensée supplémentaire par rapport à ce qui se serait passé si vous étiez restés en
France ? Le préjugé antireligieux était-il moins fort là-bas ?

R.G : C’est ma seule expérience anthropologique ! ( rires ). Non, le préjugé est


exactement le même. Mais les proportions en chiffres sont différentes. Par
exemple, l’Eglise « modernisée » a réussi à « décatholiciser » nombre de gens. Les
catholiques rassemblent soixante-dix millions de personnes aux Etats-Unis. J’y
suis arrivé avant le Concile et il y avait alors 75 % de pratiquants. Cela représentait
beaucoup plus que toute l’Europe. Aujourd’hui on compte 30 % de pratiquants ce
qui reste encore très supérieur à l’Europe. Les fondamentalistes ne sont pas les
fous-furieux tels que les médias les montrent ici. Les traiter de
« fondamentalistes » est d’ailleurs excessif. Ils sont attachés à l’éducation des
enfants. Ils se méfient des cours de « sex education » qui ont lieu dans certaines
écoles, ce qui est parfaitement légitime. Certes, les milieux les plus nationalistes
récupèrent leurs votes, mais d’une certaine manière tous les partis ont une part de
responsabilité. Les églises protestantes sont d’ailleurs dans un état de
décomposition plus grand que l’Eglise catholique.

C : Justement, quelle est la situation des églises protestantes, des baptistes par exemple ?

R.G : Ce problème est assez complexe. Les baptistes ont toujours été un peu
fondamentalistes. Il y a de nombreux pratiquants dans cette branche du
protestantisme. Il y a ce qu’on appelle les « grandes dénominations » qui
comprennent les épiscopaliens ( anglicans version internationale), les presbytériens
d’origine écossaise et les méthodistes ainsi que les quakers. Beaucoup de ces
Eglises notamment presbytériennes, souvent très rigoureuses ont connu une
certaine évolution vers un relâchement de la Foi. Ainsi parler de Dieu aujourd’hui
dans ces Eglises cela paraît un peu impoli…! ( rires ) Elles sont devenues des
sortes de clubs humanitaires.

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C : Vous dites avec une force extraordinaire que la religion est mère de tout…

R.G : Je pense qu’elle l’est. Ce qui fait la force du catholicisme américain ce sont
les protestants qui se convertissent au catholicisme. Si vous leur dites que le
catholicisme est en train lui aussi de se décomposer, ils vous répondent : « Oui,
mais le catholicisme est la seule Eglise qui a une chance de survivre et de vivre. »

« Le débat sur le film de Mel Gibson est en réalité un débat sur la Passion elle-même »
C : Ils doivent être d’autant plus désolés de l’affadissement du catholicisme…Quelle a été, par
exemple, la réaction de la hiérarchie catholique devant la Passion du Christ ?

R.G : De nombreux protestants ont affirmé sur plusieurs chaînes de télévision :


« ce film montre à quel point nous avons supprimé toute imagerie ». Il y a donc eu
parfois de très heureuses réactions de la part de protestants. Pour ce qui est de la
hiérarchie catholique, une déclaration des évêques disait : « Nous n’avons pas
d’avis ». Ils ont affirmé qu’ils ne jugeaient pas Mel Gibson, que son engagement
était plutôt bon en soi mais que le film pouvait être très mal compris, comme un
film justifiant la violence. Cela est vraiment faux. Le film ne justifie pas la violence.
Aux Etats-Unis, nous avons une chaîne de télévision catholique qui s’appelle « The
Eternal World Television Network » (EWTN) : le réseau de télévision de la Parole
éternelle. C’est magnifique ! (rires). C’est Mother Angelica qui en est la directrice.
Ils disent la Messe, ils récitent le chapelet plusieurs fois par jour et les émissions
culturelles sont souvent de qualité et ne sont pas la répétition interminable de celles
diffusées par les autres médias.

C : En France, il y a la chaîne KTO lancée depuis trois ans. Elle s’apprêtait à défendre le film,
mais, très liée à l’épiscopat, ce dernier lui a demandé de mettre un bémol dans ses analyses…

R.G : Une journaliste de KTO m’a interrogé. Je revenais à ce moment-là des Etats-
Unis et j’étais donc un peu fatigué. J’ai compris tout de suite qu’elle souhaitait me
lancer contre le film de Mel Gibson. Alors cela m’a réveillé ! (rires).

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Reprise autorisée à condition de citer la source complète (auteur, revue, numéro, site)

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