Vous êtes sur la page 1sur 6

I.

LES ORIGINES DE LA LITURGIE CHRÉTIENNE

INTRODUCTION

Comme le suggère le grand liturgiste jésuite Robert F. Taft, dans l’un des ses ouvrages
sur l’histoire de la divine liturgie de saint Jean Chrysostome :

« La liturgie, comme tant d’autres phénomènes historico-culturels, est ce qu’on


appelle en italien “una cosa cipollata” - une chose ayant une structure en oignon.
Comme un oignon, la liturgie comporte plusieurs strates de croissance, si bien
qu’on peut en décoller les différents couches, jusqu’au noyau. Mais un oignon,
comme un arbre, est une réalité vivante : sa croissance est difficilement prévisible,
et toutes ses couches sont plus ou moins semblables. Une comparaison meilleure
pourrait être celle d’une vieille toile qui a été peinte dans le temps et que
différents artistes ont réutilisée à nouveau, chacun avec sa propre vision. Au bout
de son évolution, le portrait que l’on voit peut cacher le portrait-maître, sous
plusieurs couches de peinture de la surface actuelle »1.

Ainsi, au début de ce parcours sur l’histoire de la liturgie chrétienne, nous nous


proposons de commencer, en un premier moment, par son « noyau » ou ses racines : les
traditions cultuelles juives, telles qu’on peut les percevoir aux origines du christianisme. Il
sera plus facile, en un deuxième moment, de prendre en compte les particularités liturgiques
des premières communautés chrétiennes au premier siècle de notre ère.

1. LES RACINES JUIVES DU CULTE CHRÉTIEN

Cf. Annexes, Doc. 1, Bibliographie 1, p. 3-10.


Cf. Annexes, Doc. 2, La liturgie juive, p. 11-21.

1.1. Les études précédentes et récentes

Trois phases historiques caractérisent les études et les recherches qui ont trait aux
relations entre le culte juif du premier siècle de notre ère et celui issu du christianisme :

1
Robert Francis TAFT, A History of the Liturgy of St. John Chrysostom. Vol. V. The Precommunion Rites, Roma,
Pontificio Istituto Orientale, 2000, coll. “Orientalia christiana analecta” 261, p. 43 ; c’est nous qui traduisons.

1
- fin du XVIIe s. Certains historiens du culte 2 , dans le monde protestant,
commencent à avoir l’intuition qu’il existe une relation entre les pratiques liturgiques
juives et celles du christianisme naissant.

- XVIIIe-XIXe s. Cette relation va être interprétée à partir d’une vision


« évolutionniste » : il y aurait une « continuité naturelle »3 entre les deux pratiques.

- XXe s. Les historiens du culte continuent à souligner l’importance des


antécédents juifs de la liturgie chrétienne4. Dans une vision quelque peu naïve, certains
considèrent que les pratiques liturgiques juives se caractérisent par une fixité et une
uniformité5. Assez souvent, cette approche incite ces scientifiques à rechercher un
improbable texte original (« Urtext ») des principales prières juives, afin de les
reconstituer.

Une vision différente de la question, par rapport aux approches


que l’on vient d’évoquer, est offerte par Joseph (Hans) Heinemann6. Celui-ci, dans une
dissertation en langue hébraïque ayant pour objet la rhétorique et les formes de prière
de la période talmudique7, détermine l’origine des textes liturgiques sur la base des
traits stylistiques particuliers qu’ils manifestent. Selon lui, les différents modèles de
prière que l’on peut déceler se rattacheraient aux divers foyers de culte et de vie juifs :
au Temple, à la synagogue, au tribunal, à la maison d’études. Heinemann met ainsi en
question les principes d’interprétation adoptés jusqu’alors et considère qu’on ne peut
pas parvenir à retrouver le texte original des formes liturgiques juives. De celles-ci,
donc, on ne peut que constater l’évolution (du IIe au XIe s. de notre ère) : variés et
multiples, à l’origine (improvisation orale), elles ont connu une normalisation et une
uniformisation progressive, par la suite (mise par écrit).

Compte tenu de cette évolution, il peut être important de décrire les foyers de vie juive
qui ont permis l’émergence et la formation de ces modèles de prière.

1.2. Les foyers du culte et des pratiques religieuses juives au premier siècle

Trois centres caractérisent et animent la pratique religieuse juive du Ier siècle de notre
ère : le Temple (avant l’année 70), la synagogue et la maison.

2
Campegius VITRINGA (1659-1722).
3
Frederick Edward WARREN (1842-1930).
4
Gregory DIX (1901-1952), auteur d’un ouvrage fondamental pour la connaissance de l’histoire du culte
chrétien, et notamment de l’eucharistie : The Shape of Liturgy, Westminster [London], Dacre press, 1945. Dans
,
cet ouvrage l’auteur met en relation les pratiques juives et les pratiques chrétiennes.
5
Walter FRERE (1863-1938) ; Frederick GRANT (1891-1974) ; LOUIS FINKELSTEIN (1895-1991).
6
Joseph (Hans) HEINEMANN (1915-1977).
7
Hatpiylah ḃitqẇpat hatanaʾiym whaʾamŵraʾiym : ṭiybah ẇdpẇseyha [La prière dans la période des Tanna’im
et des Amora’im : sa nature et ses modèles], Yerẇšalayim, Maʾgnes, haʾẇniybersiyṭah haʿibriyt, 1964 ; 19662 ;
trad. angl. : Id., Prayer in the Talmud : Forms and Patterns, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1977, coll.
“Studia Judaica. Forschungen zur Wissenschaft des Judentums” 9.

2
1.2.1. Le Temple

Le pèlerinage constitue la principale pratique religieuse que tout israélite rattache


naturellement au Temple. En effet, trois grandes fêtes de pèlerinage voient monter, tous les
ans à Jérusalem, les Juifs qui vivaient en terre d’Israël ou, une fois dans leur vie, les Juifs de
la Diaspora : la Pâque, la fête des Semaines et la fête des Tabernacles.

Durant ces fêtes, des foules se pressaient au Temple et, les sources que nous possédons
laissent penser que les gens y priaient individuellement, pendant que les prêtres
accomplissaient le culte sacrificiel dans les cours intérieures du Temple. Durant la liturgie, les
lévites chantaient des psaumes (1 Ch 6,31-33 ; Ne 7,1.44), chant qui voyait la participation du
peuple par des acclamations, des refrains ou des litanies (1 Ch 16,36 ; Ps 135 ; 106, 1). Selon
les sources rabbiniques, l’absence de chant des psaumes aurait rendu invalide un sacrifice.

Une description de la liturgie du Temple nous est donnée par les écrits de Ben Sira (Si
50,1-21) : son de trompettes et prosternation du peuple. D’autre part, on sait qu’aux heures
des sacrifices quotidiens, le peuple de Jérusalem faisait halte et priait ou bien, si on était loin,
on s’associait par la prière, en se tournant vers la cité sainte (Dn 6,10).

On assiste, ainsi, à une progressive spiritualisation du culte, par une émergence de la


doctrine d’un « culte spirituel », surtout de la part de certains cercles philosophiques issus de
la Diaspora juive. Au lendemain de la destruction du Temple (70), l’étude de la Torah recevra
un statut supérieur à celui du sacrifice.

1.2.2. La synagogue

Une plaque dédicatoire pour une synagogue de Jérusalem – « pour la lecture de la


Torah et l’étude des commandements » – datant de l’époque romaine, semble indiquer que les
synagogues coexistaient avec le Temple.

Le mot grec synagôgè désignait, originairement, un groupe d’adultes juifs de sexe


masculin, se réunissant principalement, mais non exclusivement, le jour du shabbat, pour
discuter de questions d’intérêt commun. C’est seulement en un deuxième temps que le mot
commença à se référer à la salle ou au bâtiment destinés à traiter les affaires de la
communauté juive de la Diaspora. Au IIIe siècle av. J.-C., en Égypte, le mot proseuchè est
employé pour désigner ce même cadre et, par la suite, il va désigner une « maison de prière ».
Plusieurs proseuchai sont bâties à Alexandrie et elles ont pour fonction d’être des lieux
communautaires, des écoles, des centres pour la gestion de la communauté, mais aussi des
lieux où on lit et on commente les Écritures.

Cette dernière activité de la synagogue devient la principale. Les assemblées se


tenaient normalement les jours de shabbat, de fête et de jeûne ou, encore, les lundis et les
jeudis (jours de marché). Les lectures qui y étaient faites étaient continues, sauf les jours de
fête et de jeûne (lecture choisie). La Torah est lue dans un cadre ritualisé. On peut supposer
qu’on pratiquait la cantillation, qu’on maniait avec respect les rouleaux, qu’on encadrait la

3
proclamation du texte avec des bénédictions. La cérémonie se structurait de la manière
suivante :

- Lecture principale tirée du Pentateuque (Torah)


- Deuxième lecture tirée des Prophètes (Haftarah)
- Homélie
- Conclusion (Kaddish)

Les écrits du Nouveau Testament pourraient être considérés comme le fruit de cette
activité communautaire de lecture et de commentaire de la Torah.

Ainsi, la synagogue apparaît, au premier siècle de notre ère, comme « un lieu de


rassemblement pour la communauté locale, où les Juifs pouvaient s’exprimer en tant que tels
de diverses manières sociales et religieuses, comprenant des lectures scripturaires, l’étude, la
prière et la manifestation d’autres coutumes juives traditionnelles »8.

1.2.3. La maison

La prière domestique juive au Ier siècle semble présenter une certaine stabilité, quant
aux thèmes et à la structure. Cela est moins vrai en ce qui concerne les textes qui y sont
employés, puisque il y avait interdiction de mettre par écrit les prières. La prière quotidienne
juive comportait la récitation de prières dont la forme était établie depuis longtemps :

- Shema (matin et soir)


- Tefillah (matin, après-midi et soir)

D’autres prières pouvaient être récitées lors des repas quotidiens (bénédictions,
Berakhot) ou en concomitance des sacrifices du Temple, du shabbat (prière de sanctification,
Kiddush) et des jours solennels (Seder de la Pâque).

La maison n’avait pas de lieu particulier destiné à la prière. Celle-ci était encadrée,
pour ainsi dire, par la posture corporelle : station debout, bras étendus, orientation vers
Jérusalem. De plus, la pratique de l’allumage des lampes apparaît comme un usage
typiquement domestique, bien attesté à cette époque, ayant pour fonction d’inaugurer
l’observance du shabbat.

1.3. Les formes de la prière juive au premier siècle

En parlant des foyers du culte et des pratiques religieuses juives au premier siècle,
nous avons déjà nommé, sans pouvoir nous y arrêter, certaines prières propres à ces lieux et à
ces pratiques. Nous allons donc décrire davantage ces différentes prières, afin de mieux saisir
quelles formes pouvait prendre la prière dans la tradition juive, à cette époque.

8
Stefan C. RIEF, « The Early History of Jewish Liturgy », dans : Paul F. Bradshaw, Lawrence A. Hoffman, éd.,
The Making of Jewish and Christian Worship, Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame press, 1991, coll
“ Two liturgical traditions” 1, p. 109-136.

4
1.3.1. La Berakah, le Shema, la Tefillah

- Berakah
Forme principale de la prière juive au premier siècle, la berakah dérive son nom du
verbe barak (« bénir »).

Dans sa structure la plus simple, elle se présente comme une brève formule
doxologique ayant pour référence Dieu : « Béni soit le Seigneur à jamais » (Ps. 88,2). Dans
une structure plus développée, elle prend la forme d’une acclamation plus longue, introduite
par une proposition relative qui a pour fonction d’expliciter les actions de Dieu : « Béni soit le
Seigneur, qui nous a délivrés des mains des Égyptiens et de la main de Pharaon » (Ex 18,10).

Sur la base de cette deuxième forme, elle peut se structurer de manière tripartite,
suivant un modèle bien établi :

a. Mémoire de l’œuvre de Dieu – « Béni sois-tu… »


b. Description détaillée de cette œuvre – « car tu as… »
c. Pétition, afin que Dieu continue son œuvre – « afin que… »

b’ Doxologie finale – « car à toi… »

Cf. Annexes, Doc. 3, Prières anciennes, p. 22.

- Shema
Le Shema (« Écoute ») est, originairement, une affirmation de foi qui tire son incipit
du premier des trois passages du Pentateuque qui le composent (Dt 6,4 ; Dt 11, 13-21 ; Nb
15,37-41). Au premier siècle de notre ère, avant même la destruction du Temple, il prit la
forme d’une prière qui devait être récitée quotidiennement à l’aube et avant de se coucher.

Cf. Annexes, Doc. 3, Prières anciennes, p. 23-24.

- Tefillah
La Tefillah (« prière ») était encore dans une période de gestation au Ier siècle de notre
ère si bien que, à cette époque, elle avait une longueur variable et développait une variété de
thèmes. Les prototypes le plus anciens sont ceux que l’on retrouve dans le texte hébreu de la
Sagesse de Ben Sira (Si 51,12 ; 36,1-17) ; elle est mentionnée dans Dn 6,10.

Connue aussi sous le nom de Amida (prière dite « debout ») et de Shemoneh Esreh
(« Dix-huit » bénédictions), elle se présente, plus tard, comme une série de dix-huit
bénédictions de demande. Chacune de ces dix-huit sections séparées termine par une courte

5
bénédiction – le nombre des sections, les thèmes qu’elles développent et l’ordre qu’elles ont,
furent fixés à la fin du premier siècle de notre ère.

La Tefillah devait être dite trois fois par jour (matin, après-midi et soir).

1.3.2. Lectures et psalmodie

Nous avons évoqué ci-dessus (1.2.2) l’importance de la lecture et du commentaire de


l’Écriture chaque shabbat et jour de fête. La lecture de sections de la Torah et des Prophètes,
généralement suivie d’une traduction en langue vulgaire, était conclue par un discours. La
lecture du Pentateuque pouvait être faite en entier, en suivant l’ordre du texte au cours de
l’année (lecture continue) ou bien comporter un choix, surtout les jours de fête. Il est assez
probable donc que cette pratique ait constitué la raison de l’émergence de la synagogue elle-
même.

Rien ne dit, par contre, que les psaumes étaient employés au cours du culte synagogal.
C’est seulement vers le VIIIe siècle qu’on en fait mention.

Cf. Annexes, Doc. 4, Bénédictions avant et après le repas, p. 25-26.

1.3.3. La bénédiction avant et après le repas : Qiddush et Birkat ha-Mazon

La récitation de bénédictions lors des repas est une pratique acquise au premier siècle
de notre ère. Quand le père de famille ou celui qui présidait la table prononçait une
bénédiction, il récitait de mémoire, ou improvisait dans un cadre traditionnel. Cette
bénédiction se plaçait avant (kiddush) ou après (birkat ha-mazon) le repas.

La birkat ha-mazon, en particulier, présente, comme toute bénédiction développée,


une structure tripartite, suivant un modèle qui semble être établi :

- Bénédiction du Créateur pour le don de la nourriture


- Action de grâces pour les bienfaits particuliers
- Prière pour la miséricorde et la paix

2. LE CULTE DANS LE NOUVEAU TESTAMENT


à suivre

Vous aimerez peut-être aussi