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Tsafon

Revue d'études juives du Nord

77 | 2019
Contribution à l'histoire des traductions juives de
la Bible hébraïque
Francine Kaufmann (dir.)

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/tsafon/1568
DOI : 10.4000/tsafon.1568
ISSN : 2609-6420

Éditeur
Association Jean-Marie Delmaire

Édition imprimée
Date de publication : 1 septembre 2019
ISSN : 1149-6630

Référence électronique
Francine Kaufmann (dir.), Tsafon, 77 | 2019, « Contribution à l'histoire des traductions juives de la Bible
hébraïque » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 30 mai 2023. URL : https://
journals.openedition.org/tsafon/1568 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tsafon.1568

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SOMMAIRE

Dossier
Contribution à l'histoire des traductions juives de la Bible hébraïque

Présentation du dossier
Contributions à l’histoire des traductions juives de la Bible hébraïque
Francine Kaufmann

Concepts et locutions talmudiques concernant la traduction biblique


Une approche juive de la traduction dans l’Antiquité
Francine Kaufmann

Fray Luis de León, traducteur des psaumes Le retour à la veritas hebraica


Marion Vidal

La Bible entre ses langues :de l’hébreu au yiddish


Michèle Tauber

La traduction comme rédemption


De Moses Mendelssohn à Buber-Rosenzweig
Dominique Bourel

Traduire la Bible au XIXe siècle. Pour quoi ? Pour qui ?


Les traductions de Samuel Cahen et du rabbinat
Danielle Delmaire

Edmond Fleg et André Chouraqui


Deux traducteurs-poètes de la Bible au XXe siècle
Francine Kaufmann

Henri Meschonnic : traduire le chant, traduire les Paroles


David Banon

« L’Atelier du traduire »
Quelques remarques sur une nouvelle traduction de la Bible
Marc-Alain Ouaknin

Varia: Histoire

Un médiéviste français dans la première moitié du XXe siècle Louis Halphen (1880-1950)
Roland Andréani

Edition

Le dernier mot, inventaire


Récit de l’alyah d’une rescapéedes camps de Theresienstadt et Auschwitz
Eva Erben

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Informations

Disparition n’est pas oubli !


Danielle Delmaire

Chahut lors d’un colloque sur la Shoah en Pologne


Par Danielle Delmaire

A travers les livres et un documentaire

La culture du dialogue dans les relations inter-religieuses – Définitions, controverses,


devenir
Emmanuel Persyn

Les appropriations du discours antisémite. Comportements mimétiques et détournements


carnavalesques
Françoise Marti

Shylock et son destin. De Shakespeare à la Shoah


Françoise Marti

Journal de guerre (1939-1943) suivi de Journal d’un travailleur forcé et autres textes de
circonstance
Emmanuel Persyn

Cohen und Rosenzweig. Ihre Auseinandersetzung mit dem deutschen Idealismus


Andrée Lerousseau

Idiss
Danielle Delmaire

Antijudaïsme et antisémitisme en Algérie coloniale, 1830-1962


Danielle Delmaire

Des Tsiganes vers Auschwitz. Le convoi Z du 15 janvier 1944


Danielle Delmaire

Des Tsiganes vers Auschwitz. Le convoi Z du 15 janvier 1944


Danielle Delmaire

Judaïsmes européens (1770-1930). Laboratoires des identités partagées, conférence des 5 et 6


mars 2018
Danielle Delmaire

A travers les revues

L’Histoire, « L’antisémitisme en France »


Danielle Delmaire

Généalo-J, Revue française de généalogie


Danielle Delmaire

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Dossier
Contribution à l'histoire des traductions juives de la Bible hébraïque

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Présentation du dossier
Contributions à l’histoire des traductions juives de la Bible hébraïque

Francine Kaufmann

1 Du 10 au 14 avril 2017 se tenait à l’université de Paris-Nanterre le Premier Congrès


Mondial de Traductologie sur le thème : La traductologie : une discipline autonome. Les
communications présentées par Tsafon dans le dossier qui suit émanent de la
journée du jeudi 13 avril, tout entière consacrée à l’histoire des traductions de la Bible
hébraïque, dans le cadre d’une session centrée sur l’histoire des traductions des textes
sacrés, mystiques ou d’édification. C’était un temps fort pour l’approche juive de la
traduction puisque, parallèlement, se tenaient des ateliers consacrés à l’histoire des
traductions du Nouveau Testament, du Coran, des textes mystiques chrétiens et des
textes d’édification.
2 Ce qui peut sembler naturel ne l’a pas toujours été. La jeune discipline universitaire
intitulée « traductologie » (que le monde anglophone nomme « Sciences de la
traduction ») est apparue dans les années soixante-dix du siècle précédent et s’est
imposée dans les années quatre-vingt-dix. Elle est restée d’abord centrée sur la
civilisation purement occidentale et n’a intégré que récemment d’autres modes de
penser la traduction écrite et l’interprétation orale, consécutive et simultanée. Souvent
traitées par des chercheurs chrétiens, la traduction juive et les traductions de la Bible
hébraïque (essentiellement la Septante et le Targum, mais aussi par exemple Buber-
Rosenzweig et Chouraqui), ont continué d’être étudiées dans le contexte d’une
théologie se penchant sur la traduction sacrée comme un préalable permettant
d’aborder la naissance du christianisme et sa pratique traductionnelle. La recherche
autonome sur la traduction juive en tant que telle a mis du temps à se distinguer de
l’approche occidentale et à s’imposer comme branche à part entière de la traductologie.
Des chercheurs aussi éminents que Henri Meschonnic ont contribué à distinguer la
réflexion sur la traduction juive de la Bible hébraïque de la philosophie du langage en
général et de la traduction sacrée en particulier. Des traductologues de plus en plus
nombreux s’attachent désormais à l’étude de l’approche juive de la traduction. Le
processus est en cours mais commence à peine à devenir visible.
3 Je suis donc particulièrement reconnaissante à la SEPTET, Société d’Études des
Pratiques et Théories en Traduction née en 2005, et à sa présidente Florence Lautel-

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Ribstein qui ont d’entrée de jeu intégré la traduction juive comme branche authentique
de la réflexion traductologique internationale et en ont fait un objet d’étude à part
entière, particulièrement dans son congrès d’Amiens « Traduire le sacré », en juin 2013
puis dans le congrès de 2017 à Nanterre (dont nous publions ici plusieurs
communications). De nombreux membres de SEPTET ont par ailleurs collaboré aux
quatre tomes de l’Histoire des traductions en langue française (HTLF), aux éditions
Verdier ; ces milliers de pages parcourent les siècles, depuis le XVI e jusqu’aux confins
du XXe siècle. J’ai eu le privilège de rédiger les parties « traduction juive » dans les
chapitres consacrés à la traduction sacrée. (Le dernier tome, le quatrième, a paru juste
avant cette livraison de Tsafon).
4 On m’a aussi invitée à rédiger l’entrée « Tradition juive » en interprétation consécutive,
dans une encyclopédie publiée en anglais en 2015 : The Routledge Encyclopedia of
Interpreting Studies (dirigée par Franz Pöchhacker et Andja Grbić, éd. Routledge) et
plusieurs entrées sur des traducteurs juifs dans l’encyclopédie de la Bible et sa
réception (Encyclopedia of the Bible and Its Reception : EBR), en cours d’édition chez Walter
de Gruyter (Berlin/Boston. Le tome 16 est paru en décembre 2018). Aujourd’hui,
quelques traductologues, peu nombreux, apportent leur contribution à l’étude de la
traduction juive, comme Alexis Nouss et Cyril Aslanov. Mais d’autres chercheurs,
philosophes, historiens du judaïsme, rabbins, spécialistes de la Septante, du Targoum,
du yiddish, du judéo-espagnol, du judéo-arabe etc. consacrent une partie de leurs
recherches à la réflexion sur « l’acte traduisant », sa théorisation, sa pratique, son
histoire.
5 Rappelons que la traductologie est née de la constatation qu’on ne pouvait plus se
contenter d’étudier la pratique de la traduction sous l’angle de la linguistique ou d’un
transfert de textes d’une langue dans l’autre. Les exercices séculaires de versions-
thèmes ou de traduction a libro aperto (à livre ouvert, on dirait aujourd’hui :
« traduction à vue ») avaient essentiellement pour objectif de vérifier que l’élève ou
l’étudiant comprenait la langue étrangère et en maîtrisait le vocabulaire, les tournures
idiomatiques et les structures grammaticales. On ne s’intéressait pas ou peu à l’acte
même de traduire. L’insertion de l’histoire des traductions dans l’histoire littéraire puis
dans l’histoire des échanges culturels a fait naître une approche différente de ce qu’on
appelle le fait traductif. La littérature comparée puis la stylistique comparée et la
grammaire contrastive ont mis en évidence ce qu’on a appelé les « intraduisibles » mais
aussi les « universaux » de la traduction. La sociologie, les études culturelles, la
philosophie du langage, les sciences des communications et des médias, l’histoire de
l’édition et bien d’autres disciplines et sous-disciplines ont enrichi la traductologie
« entendue comme la réflexion sur toutes les dimensions de l’acte de traduire, […]
discipline qui ne saurait s’amalgamer à d’autres » selon la définition des organisateurs
du congrès de Nanterre.
6 Dans ce dossier de Tsafon nous avons réuni plusieurs spécialistes de différentes
disciplines dont les contributions se complètent et offrent un panorama éloquent de la
contribution juive à l’histoire de la traduction mondiale. Nous espérons ainsi favoriser
la réflexion sur les aspects qui peuvent constituer une spécificité de la traduction dans
le monde juif à travers les siècles, de l’antiquité talmudique jusqu’à l’aube du XXI e
siècle, avec l’espoir de susciter des vocations de traductologues qui exploreront plus
avant les pratiques et les théories exprimées par plus de 23 siècles d’expérience
cumulée.

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7 En guise de prologue, j’ai mis en exergue quelques concepts utilisés par le Talmud pour
désigner l’acte de traduire.
8 Marion Vidal a choisi, quant à elle, de rendre compte de la traduction des Psaumes
effectuée par Fray Luis de León qu’elle présente comme « l’une de ces figures troubles
du Siècle d’Or espagnol ». Issu d’une famille de conversos, Fray Luis se référait volontiers
au texte source hébreu, ce qui le rendait suspect. Pour cette raison, il peut figurer
parmi les traducteurs juifs.
9 Parmi les judéo-langues dans lesquelles la Bible hébraïque a été traduite, le yiddish a
donné lieu notamment à une célèbre traduction paraphrastique ou développée du
Pentateuque, destinée aux femmes qui connaissaient mal l’hébreu biblique et les
commentaires rabbiniques. Michèle Tauber nous présente cet ouvrage du XVI e siècle, la
Tsenerene.
10 Les traductions de la Bible hébraïque se sont multipliées aux temps modernes. Dans le
monde germanophone, celle de Mendelssohn (XVIIIe siècle) et celle de Buber-
Rosenzweig (XXe siècle) ont retenu l’attention de Dominique Bourel qui rappelle
qu’elles n’ont pas la même finalité : Mendelssohn souhaitait familiariser ses
coreligionnaires avec le haut allemand par l’intermédiaire du texte hébreu qu’ils
connaissaient ; Buber et Rosenzweig espéraient faire sentir l’hébreu biblique sous
l’allemand de traduction pour des lecteurs germanophones, pas forcément juifs.
11 Dans la France du XIXe siècle, des érudits juifs ont suivi la démarche de Mendelssohn :
faire lire le texte biblique dans la langue de leur pays de résidence. Cette entreprise
devenait d’autant plus nécessaire qu’avec leur admission dans la société civile, les juifs
étaient devenus peu à peu incapables de déchiffrer et de comprendre l’hébreu. Samuel
Cahen, dans la première moitié du siècle, puis l’équipe de rabbins réunis autour de
Zadoc Kahn se sont attelés à cette tâche. Danielle Delmaire distingue leur intention :
Samuel Cahen s’adresse à une minorité de lettrés, dans cette France où l’enseignement
est encore limité à une élite, tandis que la « Bible du rabbinat » est à mettre entre les
mains de toute la société juive, selon le vœu des traducteurs.
12 Deux articles s’attardent sur les traductions du XXe siècle par des poètes français. David
Banon déplore le relatif silence qui entoure le travail du linguiste et poète Henri
Meschonnic, pionnier dans le respect des té‘amim pour restituer au texte traduit la
rythmique, et souvent le sens, des versets bibliques. Quant à moi j’ai décrit la démarche
d’Edmond Fleg et celle d’André Chouraqui qui dans le sillage du Targoum et de
Mendelssohn pour Fleg, dans un retour à l’orientalisme de la langue hébraïque et à sa
poétique particulière pour Chouraqui, ont cherché à déchristianiser et à réhébraïser le
français de traduction.
13 Enfin, Marc-Alain Ouaknin, rabbin, philosophe, écrivain et traducteur, lève un voile
partiel sur son parcours personnel et sur le travail d’enseignement et de réflexion
collective qu’il a entrepris dans le cadre du « Projet targoum », qui doit aboutir
notamment à une nouvelle traduction biblique en français, accompagnée de
commentaires. Il se prépare à en publier les prémices en ce premier quart du XXI e
siècle.

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AUTEUR
FRANCINE KAUFMANN
rassemblé et présenté par Francine Kaufmann

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Concepts et locutions talmudiques


concernant la traduction biblique
Une approche juive de la traduction dans l’Antiquité

Francine Kaufmann

1 L’un des sous-domaines largement explorés en traductologie est l’étude des


métaphores et concepts utilisés dans la littérature pour décrire ou évoquer la
traduction et l’acte de traduire. Le traducteur peut être considéré comme un
« passeur », un « gardien du seuil » (censeur qui veut empêcher un texte, une œuvre,
d’entrer dans une autre civilisation ou d’en sortir), une « servante » dont le texte
original serait le maître. Il peut être comparé à l’exécutant qui offre son interprétation
d’une partition musicale, au « sculpteur » qui dans un nouveau matériau donne une
forme neuve au modèle d’origine, à l’« adaptateur » qui destine l’œuvre à un nouveau
public. Mais il est aussi vu comme un « traître » ou un « agent double », un
« fabulateur » ou un « falsificateur ». Quant à la traduction elle-même, on la considère
comme une « belle infidèle », un « baiser donné à travers un voile », un masque, un
tuyau, une simple canalisation. Elle est copie, transfert, déplacement, transmutation,
etc.
2 Il existe déjà bien des livres, des articles, et même des sites internet 1 qui se penchent
sur ce phénomène. Mon propos est d’explorer ici un autre corpus, qui appartient à une
civilisation éloignée, dans le temps et dans l’espace, de la tradition occidentale : la
civilisation juive de l’Antiquité.

Le contexte historique
3 Le corpus auquel je me réfère, rarement étudié sous l’angle des métaphores de la
traduction, est le Talmud, vaste recueil d’enseignements oraux des académies
rabbiniques de Judée et de Babylonie. Rédigé entre le IIe et le Ve siècle de l’ère vulgaire,
il s’appuie sur une tradition orale plusieurs fois séculaire, mise à contre cœur par écrit
lorsque les guerres et les révoltes des Juifs contre Rome échouent, que les exils ou la
dispersion puis la persécution religieuse menacent de couper matériellement et

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spirituellement le fil de la transmission orale de maître à élève. Après le désastre de la


Première Guerre des Juifs qui aboutit à la destruction du Second Temple en 70 et à la
mort des derniers combattants de Massada en 73, puis surtout après l’échec de la
révolte de Bar Kokhba en 135, les rabbins décrètent l’état d’urgence qu’ils justifient en
s’appuyant sur un verset du Psaume 119 (v.126), détourné de son sens premier : Ète
la'assote la-Hachem, hèfèrou Toratekha : « Le moment est venu d’agir pour l’Éternel, on a
renversé ta Torah ». En se fondant sur ce principe compris comme signifiant qu’il vaut
mieux enfreindre un principe de la Torah plutôt que de risquer de la voir disparaître
tout entière, Rabbi Chimon ben Lakich et son beau-frère Rabbi Yo’hanan bar Nappaha
expliquent :
Il vaut mieux enlever une lettre de la Torah plutôt que la Torah tout entière ne soit
oubliée en Israël (TB Témourah, 14b).
4 Il existait pourtant un principe strict qui exigeait de conserver par écrit ce qui avait été
transmis par écrit et oralement ce qui avait été transmis de bouche à oreille. Le
metourguemane, l’interprète du même Chimon ben Lakich, Rabbi Yehouda bar Na’hmani
l’expliquait ainsi :
Il est écrit : « Consigne PAR ÉCRIT ces paroles » (Exode XXXIV, 27). Il est aussi écrit
[dans le même verset] : « Car PAR LA BOUCHE, ces paroles » [al pi hadevarim haélé =
oralement ; mais aussi : selon ces paroles]. Est-ce une contradiction ? Les paroles
écrites, tu n’as pas le droit de les énoncer de mémoire, et les paroles orales, tu n’as
pas le droit de les énoncer à partir de l’écrit.2
5 En tout cas, décision est prise, dès le IIe siècle, de transgresser l’interdiction de mettre
par écrit la Torah orale (l’interprétation reçue de la Torah écrite) et de préserver dans
l’écriture une collection d’enseignements des grandes écoles rabbiniques de l’époque,
les batey midrach (maisons d’étude), qui risquaient autrement d’être perdus. Ces
enseignements, recueillis et mémorisés oralement sont colligés puis mis en forme en
hébreu par le Nassi3 de l’époque, Rabbi Yehouda : c’est la Michna. Or la traduction
biblique est conçue comme partie intégrante de la Torah orale, puisqu’elle s’appuie sur
l’interprétation de la Torah écrite reçue « au Mont Sinaï » et qu’elle en transmet
oralement la tradition séculaire de lecture. On recueille donc parallèlement, sous
l’autorité morale de deux rabbins illustres (Rabbi Éliézer et Rabbi Yehochoua), les
traductions bibliques ayant cours dans les deux langues principales parlées dans le
monde juif (araméen au nord et grec au sud), destinées essentiellement à la lecture
synagogale. Il est vrai que la transmission de la traduction reçue risque aussi d’être
perdue puisque les Romains persécutent également les Metourguemanim (les interprètes
qui assurent, auprès du lecteur à la synagogue, la traduction-interprétation de la
section sabbatique de la semaine ou qui assistent le Maître dans son enseignement) 4. La
première version du Pentateuque araméen, le Targoum Onkelos, (attribué à un
prosélyte dont l’araméen était la langue maternelle), devient vite canonique dès le III e
siècle et se retrouve aujourd’hui encore imprimée dans de nombreux volumes du
Pentateuque aux côtés de l’original. Il s’agit de la tradition d’interprétation araméenne,
largement diffusée au nord de la Palestine, particulièrement en Babylonie. Elle est si
prisée qu’on affirme que même si la Torah semble intraduisible, le Targoum Onkelos,
« notre traduction », réussit à être fidèle et qu’il permet de comprendre des passages
qui, sans lui, seraient restés obscurs.
Celui qui traduit un verset littéralement est un menteur ; Celui qui ajoute au texte
est un sacrilège et un blasphémateur. Alors qu’est-ce que traduire ? C’est notre
targoum [Onkelos] (TB Kiddouchine 49 a).5

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6 Le Targoum Onkelos sur le Pentateuque est complété par une traduction araméenne
des Prophètes (dont certains passages sont sélectionnés pour accompagner la lecture
synagogale – sidra hebdomadaire – et sont connus sous le nom de Haphtara). Attribué
par le Talmud à Yonathan ben Ouziel, le Targoum Yonathan sur les Prophètes est lui
aussi mis par écrit au IIe siècle et canonisé au III e. De son côté, converti au judaïsme
Aquila, neveu de l’empereur Hadrien (est-ce une légende ?), produit en même temps,
pour l’aire hellénistique, une nouvelle traduction grecque du Pentateuque plus
conforme à la tradition d’interprétation rabbinique de l’époque, placée elle aussi sous
l’autorité morale de Rabbi Éliézer et Rabbi Yehochoua. Le Talmud de Jérusalem
rapporte que ces rabbins l’encensent en se livrant à deux jeux de mots : kilssou oto (ils
louèrent Aquilas dont le nom hébraïque évoque la racine : le-Kaless, louer) d’avoir si bien
traduit la Bible en grec, dans la langue de Japhet, père de Yavan (ancêtre éponyme de la
Grèce). Ce faisant ils louent la langue grecque, yevanit, synonyme de leshon Yafet,
considérée comme langue de la beauté, yofi :
Rabbi Éliézer et Rabbi Yehochoua le glorifièrent (kilessou) en lui disant : « Tu l’as
emporté en beauté [yafyafita] sur tous les hommes » (TJ Meguila I, 71, col. 3, hal. 9). 6

Japhet dans les tentes de Sem


7 Déjà, justifiant le choix du seul grec pour traduire la Bible entière (TB Meguila 9a), le
Nassi Rabban Chimon ben Gamliel (dont l'existence est attestée entre 140 et 165 après
J.C.), avait loué les traducteurs en grec en recourant au même jeu de mots, tout en
légitimant le grec par une interprétation de la bénédiction de Noé à ses deux fils, Sem
et Japhet qui l’avaient couvert dans sa nudité :
« Que Dieu mette au large Japhet (Yaft Elohim le-Yéfète) ! Qu'il réside dans les tentes
de Sem » (Genèse 9, 27). Les paroles de Japhet seront dans les tentes de Sem » (TB
Meguila 9b).7
8 Mais l’assonance entre Yaft (futur du verbe PTH, liftote, lehaftote) et yafyoute (la grâce,
l’esthétique, le charme) induit l’interprétation donnée dans le même passage par rabbi
Hiyya bar Abba qui comprend ainsi Yaft Elohim le-yéfète : « La beauté (yafyouto) de Japhet
sera dans les tentes de Sem » (Ibid.).
9 On constate que l’élégance de la langue importe beaucoup aux maîtres du Talmud qui
se rallient à l’opinion de Chimon ben Gamliel. Il est bénéfique de pouvoir embellir la
Torah en la parant des beautés de la langue grecque, langue des belles lettres 8.
D’ailleurs le même Chimon ben Gamliel va plus loin. Il précise (dans le Talmud de
Jérusalem qui traite des mêmes sujets) :
Car après examen, on a observé que le texte de la Torah peut être traduit le plus
adéquatement en grec (TJ Meguila I, 9).9
10 Le grec permettrait donc une plus grande fidélité que d’autres langues à la transmission
du message de la Torah. Il est vrai que la spécificité de chaque langue est évaluée par
les rabbins. Ainsi Rabbi Yonathan de Beyt-Gouvrine, affirme :
Il y a quatre langues dont il sied que le monde fasse usage : le grec (laaz) pour le
chant [ou la poésie], le latin (romi) pour la polémique [ou la guerre, la bataille], le
syriaque (l'araméen, sursi) pour l'élégie [ou la lamentation], l'hébreu (‘ivri) pour la
parole ; certains ajoutent : et l'assyrien pour l'écriture (TJ Meguila I, 7 et Sotah 7, 2,
21c)

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11 La traduction est donc considérée comme un enrichissement et non comme un


appauvrissement, surtout si, comme le grec, elle est susceptible de traduire la Torah
« adéquatement » (kol tsorka : selon tous ses besoins). Naomi Seidman a raison de faire
remarquer qu’en légitimant la résidence de Japhet chez Sem, les rabbins mettent
l’accent sur l’importation des beautés inhérentes à une culture étrangère pour enrichir
la culture de l’original, contrairement à la direction habituelle des transferts
linguistiques (transport, déplacement du texte source exporté vers l’étranger). La
traduction de la Bible en grec est considérée comme un « gain » pour le texte source,
écrit-elle, non comme une perte. Sem profite des beautés de Japhet (et la culture juive
s’enrichit des qualités de la langue et de la culture hellénistiques), mais en les
« convertissant » à l’hébraïsme, de même qu’Aquila est devenu juif 10.
12 Tous ne sont pas d’accord. Le passage du Talmud qui cite l'opinion de Rabban Chimon
s'achève sur l'avis (rejeté il est vrai par les rabbins) de Rabbi Yehouda Bar Ilaï qui
s’oppose à toute traduction sauf pour le Pentateuque qui peut être traduit mais
seulement en grec, à cause du précédent miraculeux de la Septante où les traducteurs
ont été inspirés par Dieu, ou comme le dit Rabbi Yehouda : « à cause de l'épisode du roi
Ptolémée » (TB Meguila 9 a). En effet, bien qu’isolés dans 72 maisonnettes par celui qui
leur avait commandé la traduction, Ptolémée d’Égypte, les traducteurs avaient modifié
chacun de leur côté les passages ou les mots susceptibles d’aboutir à un malentendu, à
un blasphème ou à un désagrément pour le peuple juif11. Les quinze exemples donnés
par le Talmud sont édifiants : la traduction doit s’adapter à la civilisation du lecteur-
cible en se mettant à sa place pour éviter qu’il ne se méprenne sur une formulation
ambiguë ou inintelligible12. Tenant compte des réflexes de lecture du public cible
(Ptolémée et son peuple), les traducteurs ont fait usage d’un principe de précaution,
évitant de reproduire certaines images ou formes syntaxiques que le lecteur de
l’original comprend sans peine mais qui, une fois traduites littéralement, risquent de
suggérer une lecture polythéiste ou de laisser apparaître des incohérences. Dans le cas
de Ptolémée, la traduction est conçue pour un public étranger (traduction centripète ou
traduction exportée), tandis que pour un public juif à la synagogue, la traduction aurait
dû suivre l’original verset par verset, tout en jouissant de la souplesse de l’oralité.
13 Mais on sait qu’avec le temps, l’hellénisme et la philosophie grecque ont été considérés
comme menaçant la spiritualité juive. Avec la naissance du christianisme qui a adopté
la Bible hébraïque non dans l’original mais dans la traduction grecque largement
hellénisée des Septante, la lune de miel du judaïsme avec la Grèce s’achève. Non
seulement les rabbins ne veulent plus que Japhet réside dans les tentes de Sem mais ils
comparent au contraire les dégâts causés par la Septante à ceux causés par le culte
idolâtre du veau d’or, renversant même le jugement des siècles précédents sur les
vertus de la langue grecque :
Le jour où la Torah fut traduite en grec pour le roi Ptolémée fut aussi dur pour
Israël que le jour où le veau d'or fut fabriqué PUISQUE LA TORAH NE POUVAIT PAS
ÊTRE TRADUITE ADÉQUATEMENT.13 [Je souligne].
14 Un jeûne est même institué le 10 Tebeth pour commémorer ce malheur, inscrit dans un
texte tardif de l’annexe hébraïque du « Rouleau des Jeûnes », Megillat Taanit 14 : « Le 8 du
mois de Tebeth, la Torah a été écrite en grec à l’époque du roi Ptolémée et les ténèbres
sont descendus sur le monde durant trois jours » (ma traduction). Il me semble que la
source de cette image se trouve dans le rapprochement fait entre les malheurs du
peuple d’Israël dans l’Égypte du Pharaon et ceux engendrés par l’Égypte hellénisée.

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C’est sur l’île de Pharos qui fait face à Alexandrie que la traduction fut effectuée et
qu’une fête était célébrée durant des siècles. Les trois jours de ténèbres évoquent la
neuvième plaie d’Égypte qui plongea le pays dans trois jours de ténèbres : « Moïse
dirigea sa main vers le ciel et d'épaisses ténèbres couvrirent tout le pays d'Égypte,
durant trois jours » (Exode 10, 22).
15 L’image d’une traduction qui produit des ténèbres s’oppose à l’image habituelle de la
traduction qui clarifie et explique (bèour), comme nous allons le voir.

Dire le traduire
16 On aura déjà constaté que la traduction se confond dans l’Antiquité juive avec
l’explication ou la reformulation intralinguale, l’interprétation orale : c’est le sens
premier du verbe letarguèm dans le Talmud, et des significations attribuées par lui à
certains vocables bibliques que nous exposerons ci-dessous comme ba’èr haytèv : bien
expliqué, clarifié, meforach : expliqué, explicite. Mieux, l’acte de traduire est souvent
rendu par les termes habituels qui désignent l’énonciation ou l’écriture. À propos
d’Onkelos et de Yonathan ben Ouziel, le Talmud emploie pour chacun d'eux le verbe
amar (a dit) pour leur traduction en araméen 15. Les Septante « ont écrit » (katevou) la
Torah en grec pour Ptolémée (TB Meguila 9 a et B). Les livres de la Bible peuvent « être
écrits » (ketouvim) en toutes langues (Michna Meguila VIII, 9) 16. Notons que dans TB
Chabbat 115 a, il est question des Écrits saints «écrits » en copte, mède, élamite, grec, et
en caractères hébraïques anciens qu'on doit sauver d'un incendie le jour du Chabbat,
tout comme ceux « écrits » en targoum (au sens restreint en araméen) et en toute autre
langue. Mais le concept targoum qui exprime d’abord l’idée d’interpréter un texte (c’est-
à-dire de l’expliquer dans la même langue17 ou dans une langue étrangère) a fini par se
spécialiser pour désigner, au sens large, toute traduction. Nous l’avons vu, l’amora (en
Palestine), comme en Babylonie le metourguemane, ou tourguemane 18 (d’après l’araméen),
désigne l'interprète qui explicite l’enseignement du maître ou du prédicateur, mais si
celui-ci vient d’une autre aire linguistique (maître babylonien venu enseigner en Judée
ou vice-versa), sa tâche consiste aussi à effectuer un transfert linguistique en
« traduisant » de la langue étrangère en langue locale.
17 Le premier metourguemane évoqué dans la Bible est Aaron. Son frère Moïse refuse la
mission que Dieu lui confie parce qu’il est bègue, qu’il a la « langue embarrassée »
(Exode IV, 10). Dieu lui adjoint alors un « interprète » :
Eh bien ! ton frère Aaron, le Lévite, je sais que lui il parlera ! […] Tu lui parleras, tu
mettras les paroles dans sa bouche, et moi je serai avec ta bouche et avec sa bouche
[…] C’est lui qui parlera pour toi au peuple ; ainsi il te tiendra lieu de bouche, et toi
tu lui tiendras lieu de elohim [Seigneur, inspirateur] (Exode 4, 14-16).
18 Rachi explique le sens ad hoc de elohim par : mèlits, mot qui désigne l’interprète égyptien
qui se tenait entre Joseph et ses frères (Genèse 42, 23). La racine signifie « bien parler,
être doté d’éloquence ». L’interprète est un homme qui maîtrise la parole, qui sert de
bouche, de porte-parole à son mandant. Le traducteur-interprète est une « bouche »
qui dit, qui énonce. C’est sa fonction première.
Alors l'Éternel dit à Moïse : Regarde ! je fais de toi un dieu à l'égard de Pharaon et
Aaron ton frère sera ton prophète (Exode 7, 1).
19 Onkelos traduit ici « prophète » par metourguemane. L’image est frappante. Il est
probable qu’Aaron s’adressait en hébreu au peuple d’Israël et en langue égyptienne au

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Pharaon (cf. Exode 7, 2). Mais sa fonction essentielle consistait moins à traduire qu’à
réexprimer de manière éloquente ce que son frère Moïse, handicapé du langage, ne
pouvait formuler de manière convaincante.
20 À la fin de sa vie, Moïse expose (bèèr) la Torah devant le peuple entier (Deutéronome 1,
5). Puis il ordonne au peuple, quand il aura franchi le Jourdain, d’écrire sur de grandes
pierres enduites de chaux toutes les paroles de la Torah très distinctement, bien
clairement : baèr heytev, (Deutéronome 27, 8). Le verbe baer signifie : clarifier, expliquer.
Le livre de Josué affirme que ceci fut fait, que Josué recopia la Torah de Moïse (Jos 8, 32)
et qu’il en lut le texte en présence de tout Israël « et des étrangers qui vivaient parmi
eux » (Jos 8, 33.35).
21 Pour le Talmud et les commentateurs, l’un des sens du baèr heytèv est que le texte doit
être accompagné de son corollaire implicite, le bèour : une « clarification » pour ceux
qui ne comprennent pas le sens du texte, une « traduction » pour les étrangers présents
qui ne comprennent pas la langue du texte : « Vous écrirez sur les pierres toutes les
paroles de cette Torah : écrit, gravé et bien expliqué, se lisant dans une langue et se
traduisant dans 70 langues »19 (Targoum Yonatan et TB Sota 36a, ma traduction). Le grand
exégète champenois Rachi (1040-1105) choisit également cette interprétation du baèr
heytèv de Dt 27, 8 : « Bien clairement – en 70 langues ». Ceci correspond à
l’interprétation qu’il avait donnée de la même expression figurant au premier chapitre
du Deutéronome, lorsque Moïse avait commencé au pays de Moab d’expliquer la Torah
devant tout Israël : « Bèèr : C’est en 70 langues qu’il la leur expliqua » (Rachi sur Dt 1, 5,
ma traduction).
22 Avec le temps, un nouveau mot est introduit, avec un sens parallèle : meforach,
(littéralement : expliqué ; du verbe lefarèch, mais aussi explicite) ; avec le corollaire de
la traduction pour ceux qui ne comprennent pas la langue employée. On trouve ce
nouveau vocable dans le récit de la première lecture publique de la Torah convoquée à
Jérusalem par Ezra au retour de Babylone, autour de 400-380 av. J.-C. Beaucoup de Juifs
ne savaient plus l’hébreu après 70 ans d’exil, certains avaient épousé des femmes
étrangères des femmes d’Achdod, de Moab ou d’Amon et parlaient leur langue
(Néhémie 13, 23-24). Ezra eut donc recours à l’interprétation en mêlant à la foule des
mévinim (du verbe lehavine, comprendre, faire comprendre), des érudits qui aidaient la
foule à suivre la lecture. « Ils lisaient dans le livre, dans la Torah de l’Éternel, meforach,
de telle sorte que l’on puisse comprendre la lecture » (Néhémie 8, 8). Selon Rab, un
amora babylonien du IIIe siècle, le verset suggère que le peuple comprenait la lecture en
hébreu parce qu’elle était rendue explicite par sa traduction. Ainsi, peut-on lire dans le
traité Nedarim :
Rab a dit : Que signifie : « Ils lisaient dans le livre de la loi de Dieu, d’une manière
distincte, et ils en indiquaient le sens, pour faire comprendre ce qu’ils avaient lu » ?
Le livre de la loi de Dieu, c’est le Texte lui-même ; d’une manière distincte [meforach] :
c’est à dire en le traduisant ; et ils en indiquaient le sens : allusion à la division en
versets ; pour faire comprendre ce qu’ils avaient lu : allusion à la ponctuation ; certains
disent qu’il s’agit du texte traditionnel (TB Nedarim 37b). 20
23 Les mevinim transmettaient, avec la tradition de lecture et d’interprétation, à la fois le
sens et le rythme du texte biblique. On apprend de là que le rôle primordial de la
traduction est de clarifier le sens, de l’expliquer, car il ne suffit pas que l’auditeur
entende la lecture rituelle de la Torah, il est nécessaire qu’il la comprenne.

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La traduction, un texte éclaté


24 On pourrait poursuivre la description des métaphores et des images qui rendent
compte de l’approche juive de la traduction dans l’Antiquité. Mais le cadre de cet article
n’y suffit pas. Nous terminerons donc par l’une des plus belles, celle d’une parole divine
éclatée aux quatre coins du monde, qui semble indiquer que l'entreprise de traduction
des textes sacrés est inscrite, dès l'origine, dans le projet divin. La tradition juive
enseigne en effet que lorsque la parole de Dieu s'adressa à Moïse et au peuple d'Israël
au Mont Sinaï, la révélation fut polyglotte et polysémique :
Il est écrit : « Le peuple entier voyait les voix » (Exode 20,15) ; le mot « voix » est au
pluriel. Rabbi Yo'hanan disait que toute voix sortait et se fractionnait (nè’hèlak) en
sept voix et ces sept voix en soixante-dix langages (lachone) pour que toutes les
nations entendent et que chaque nation entende Sa voix dans sa propre langue. 21
25 À l'école de Rabbi Ismaël, l'un des maîtres de l'herméneutique juive (II e siècle), on
commentait ainsi ce verset du prophète Jérémie : « Ma parole n'est-elle pas comme un
marteau qui fait voler en éclats le rocher ? » (Jérémie 23, 29) :
De même que le roc vole en éclats sous les coups du marteau, de même chaque
parole que Dieu a prononcée s'est fragmentée en soixante-dix langages (TB Chabbat
88 b).
26 Le même texte est repris dans un midrach, le Yalkout Chimoni (XIII e siècle) qui ajoute
une seconde dimension à cette parabole de la transmission d'un message
linguistiquement éclaté :
Rabbi Yehochoua ben Lévy dit : « C'est comme l'homme qui frappe sur l'enclume et
les étincelles fusent de toutes parts » ; Rabbi Yossey bar Hanina dit : « C'est comme
l'homme qui frappe la pierre avec un marteau, et les éclats volent de toutes parts ».
27 Les traductions de la Torah (de la Bible hébraïque) dans les 70 langues du monde
représentent donc des « projections » (des étincelles selon Rabbi Yehochoua) ou des
« fragments » (des éclats selon Rabbi Yossey) de la Torah originale (parole divine
révélée au Sinaï). Elles sont consubstantielles de l'original puisque la parole divine
s'adresse à l'ensemble de l'humanité (les 70 nations), ou en tout cas à l'humanité
connue dans l'Antiquité. On n’est pas loin des préoccupations de Walter Benjamin dans
« La tâche du traducteur » sur la survie de l’original grâce à la traduction.

NOTES
1. Voir la base de données sur le site de l’université Lyon II « Trésors des Métaphores de la
traduction », conçue par François Géal, Professeur de Littérature comparée :http://
recherche.univ-lyon2.fr/tmt/index.php?controller=display&page=5
2. TB Guittin 60b, traduit et souligné par moi. Voir un texte quasi-similaire dans TB Temourah 14b.
Sur l’oral et l’écrit lire Alexis Nouss, « L'interdit et l'inter-dit : la traduisibilité et le sacré »,
Carrefours de la traduction, TTR 1989, vol. 2, n° 1, p. 83-85. En ligne : https://www.erudit.org/fr/
revues/ttr/1989-v2-n1-ttr1470/037034ar.pdf

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3. Le Nassi est le président du Sanhédrin. Il dirige en binôme le peuple d’Israël avec le président
du tribunal, le Av beith Din.
4. L’un des « dix martyrs » suppliciés et mis à mort par les Romains, lors des persécutions
d’Hadrien, est Houtspit le Metourguemane, prestigieux interprète de Rabban Gamliel II. Houtspit
traduisait ses enseignements dans sa maison d’étude. En assistant à son supplice, Élisha ben
Abouya perdit la foi (TB Kiddouchin 39b).
5. En hébreu : Hametarguem ketsourato harey zé badaïy : « Celui qui traduit littéralement [selon la
forme], est un menteur [un affabulateur] ». Vehamossif ‘alav, harey zé me’harèf oumegadèf : « Celui
qui ajoute [au texte] est injurieux et insultant ». La seule façon de bien traduire est de suivre la
traduction autorisée d’Onkelos : Targoum didane, notre targoum.
6. Citation de Psaume 45, 3 : « Tu es le plus beau (yafyafita mi-) des enfants des hommes », choisie
parce qu’elle fait jeu de mots avec Yéfète, l’ancêtre des Grecs.
7. Voir aussi le Midrach Rabba sur Deutéronome, paracha 1, où le texte de Chimon ben Gamliel est
un peu différent : « (Japhet) résidera dans les tentes de Sem de sorte que les paroles de Sem
seront dites dans les langues de Japhet. C’est pourquoi on a permis qu’elles soient écrites en
langue grecque » (ma traduction). Voir enfin le Midrach Rabba sur Genèse, paracha 9 : Bar
Kappara disait clairement qu’il s’agissait d’une traduction biblique destinée au peuple d’Israël :
« que les paroles de la Torah soient dites dans la langue de Japhet à l’intérieur des tentes de Sem
(ma traduction) ».
8. Rappelons qu’Ezra le scribe n’avait pas hésité lui aussi à emprunter un bien culturel à la
puissante civilisation au sein de laquelle il résidait avant de retourner à Sion. Il avait remplacé
l’alphabet paléo-hébraïque, proche du phénicien, par l’alphabet « syrien », dit « écriture carrée »,
en usage chez les Babyloniens. Mais Il faut remarquer que tous les rabbins n'étaient pas de l'avis
de Rabban Chimon. Le débat était vif en ce qui concerne l'usage de langue grecque, surtout parce
qu'elle était le vecteur de la philosophie grecque dont l'influence était considérée comme
pernicieuse (cf. Mena'hot 99 b, Baba Kama 82 b - 83 a). Les modérés disaient : « Il faut distinguer
entre la langue grecque et la sagesse grecque » (Baba Kama 83 a).
9. Ou : « Car après examen, on a constaté que la Torah ne peut être traduite de manière vraiment
satisfaisante qu’en grec » (ma traduction). En hébreu : Badekou oumats’ou chéeyn haTorah yekhola
lehitarguèm kol tsorka èla yevanite.
10. Lire Naomi Seidman, Faithful Renderings : Jewish-Christian Difference and the Politics of Translation,
University of Chicago Press, 2006, p. 93. Elle consacre notamment son chapitre 2 à « La beauté de
la Grèce dans les tentes de Sem. Aquila entre deux camps », p. 73-114.
11. Le Talmud ne dit pas que tous les traducteurs ont abouti à une même traduction, comme le
racontent Philon et Aristée, mais qu’ils ont tous évité les mêmes écueils.
12. J’ai longuement étudié ce passage du Talmud sur la Septante : Francine Kaufmann, « Un
exemple d'approche théologique de la traduction : les jugements sur la Septante », dans La
traduction des textes sacrés : le domaine biblique, TTR, 1990, 3 (2), 3-51. En ligne : https://
www.erudit.org/fr/revues/ttr/1990-v3-n2-ttr1473/037067ar.pdf.
13. Sefer Torah I, 8 – IIIe siècle ; Massekhet soferim I, 7, milieu du VIIIe siècle. En hébreu : Eyn haTorah
yekhola lehitarguèm kol tsorka : « La Torah ne peut pas être traduite de manière satisfaisante » ;
voir plus haut l’affirmation inverse.
14. Ce rouleau ne contient pas la liste des jours de jeûne mais au contraire celle des jours
commémorant d’heureux événements, où il est interdit de jeûner. Rédigé en araméen, sans doute
au Ie siècle, il est clos par cette formule : « Ainsi s’achève la Meguillath Taanith » (à ne pas
confondre avec le traité talmudique Taanith). Dans sa forme actuelle, il contient un addendum en
hébreu : Maamar a’harone (Postface) qui, de l’avis des savants, daterait du VIII e siècle. C’est là que
figure cette phrase citée ici (Meguillath Taanith 13). Entre temps l’islam était né lui aussi au VII e
siècle, sur le terreau de la Bible traduite en grec par les Septante.

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15. Les maîtres du Talmud sont également appelés : Amoraïm (plur. de Amora, de la racine AMR :
dire, exposer, énoncer, qui a aussi le sens d’interpréter. Amora est tout d’abord un synonyme de
Metourguemane et désigne celui qui interprète, celui qui explicite le sens des enseignements au
Beyt Hamidrach (la maison d’études) ou à la synagogue.
16. Mais cette michna concerne peut-être uniquement la « transcription » ou « translittération »
du texte biblique dans un autre alphabet, ce qui semble avoir été le cas à Alexandrie où la Torah
hébraïque était lue dans un texte transcrit en caractères grecs, cf. Lévinas, « La traduction de
l'écriture. Traité Meguila folio 8b et 9a – 9b » dans Israël, le judaïsme et l'Europe, Actes du XXIIIᵉ
Colloque des intellectuels juifs de langue française, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1984, p. 331-369.
Voir aussi Genèse Rabba XXXVI et Deutéronome Rabba, 1.
17. Dans le Talmud, « [Rabbi untel] tirguèm » signifie : [Rabbi untel] expliquait ainsi…
18. On constate le rapprochement avec les emprunts en français : « drogman », interprète des
pays du Levant (du grec byzantin dragoumanos, par le biais de l’italien dragommanos), qui par
rapprochement avec l’arabe tourdjouman a donné en français « truchement », interprète,
intermédiaire.
19. La tradition illustre la multiplicité des peuples et des langues par le nombre 70 : les 70 langues
renvoient aux 70 nations du monde qui représentent symboliquement toute l’humanité.
20. Aggadoth du Talmud de Babylone (la Source de Jacob - 'Ein Yaakov), traduit et annoté par Arlette
Elkaïm-Sartre, collection « Les Dix Paroles », Paris, Verdier. 1982, p. 680. La traductrice traduit le
pluriel massoroth/les traditions, par « texte traditionnel », induisant qu’il s’agissait de la version
qu’on appellera plus tard « massorétique », texte découpé, ponctué et vocalisé conformément
aux traditions orales de lecture par les massorètes, entre les VIe et VIIe siècles. Voir aussi TB
Meguilla 3b et TJ Meguilla 1, 2.
21. Tan’houma sur Exode, simane 25, parag. 5. Ce midrach s’appuie sur TB Chabbat 88 b. Cf. aussi
Sifré sur Dt Vezoth Haberakha : « Lorsque Le Saint Béni-soit-Il se révéla pour donner la Torah à
Israël, il ne se révéla pas dans une seule langue, mais dans quatre : l'hébreu (Sinaï), le latin (Séïr),
l'arabe (Paran) et l'araméen (rivevoth kodèch) ».

RÉSUMÉS
La traductologie s’est intéressée aux métaphores, aux images et aux concepts employés pour
évoquer la traduction. Nous exploitons ici un corpus rarement étudié dans cette perspective : le
Talmud, vaste recueil d’enseignements oraux séculaires des académies rabbiniques de Judée et de
Babylonie, mis par écrit entre le IIe et le Ve siècle de l’ère vulgaire. Les rabbins s’y interrogent
sur les objectifs, les modalités et les limites de la traduction biblique. Notre choix de concepts,
replacés dans leur contexte historique et religieux, permet de se faire une idée de l'approche
traductionnelle préconisée par les autorités juives de l'Antiquité ainsi que des polémiques
engagées, notamment autour de la Septante, d’Aquila et du Targoum Onkelos.

Translation Studies have been interested in metaphors, images, concepts, used to describe
Translation. We exploit here a corpus which was rarely scrutinized from this viewpoint : the
Talmud, a vast compendium of ancient oral teachings from the rabbinical academies in Judea and
Babylonia, written down between the second and the fifth century of the Common Era. Rabbis
have questioned the objectives, modalities and limits of biblical Translation. Our choice of
concepts provides us with an idea of the translation approach recommended by the Jewish

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Authorities in Antiquity as well as some debates, particularly around Septuagint, Aquila and
Targum Onkelos. We will raise these issues by situating them in their historical and religious
context.

INDEX
Mots-clés : Traduction juive, Septante, Aquila, Targoum Onkelos, metourguemanim, traduction
intralinguale
Keywords : Jewish Translation, Septuagint, Aquila, Targum Onkelos, meturgemanim,
interlingual translation

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Fray Luis de Le
ó
n, traducteur des psaumes
Le retour à la veritas hebraica
Marion Vidal

Introduction
1 Fray Luis de Leónest l’une de ces figures troubles du Siècle d’Or espagnol. S’il est
surtout célèbre aujourd’hui pour ses poèmes, au XVIe siècle, ce n’est pas la poésie de
fray Luis qui retient l’attention, mais plutôt ses traductions.
2 Il faut bien reconnaître qu’à l’époque, c’est bien elle – la traduction – qui se retrouve au
cœur des débats littéraires et politiques. En Espagne, et en Europe d’une façon plus
générale, traduire permet de se réapproprier les trésors littéraires du passé (la Bible et
les auteurs gréco-latins, surtout) tout en faisant fructifier la langue vernaculaire. Fray
Luis de León vit de près ces bouleversements linguistiques : né vers 1527 à Belmonte,
mort en 1591 à Madrigal de las Altas Torres, ce moine de l’ordre des Augustins,
descendant de converso (c’est-à-dire de juif converti au catholicisme) se retrouve
naturellement traducteur, une activité propre à tout humaniste de la Renaissance.
3 C’est par le Cantique des Cantiques que fray Luis fait ses débuts en traduction, vers 1560 :
l’éminent philologue, amoureux de la langue hébraïque, propose dans sa traduction de
« déclarer l’écorce de la lettre »1 ( Luis de León, 1994, p. 47). C’est cette traduction
extrêmement littérale qui le mène dans les cellules inquisitoriales de Valladolid.
L’Inquisition espagnole voyait en effet d’un mauvais œil ce retour à la veritas hebraica,
qui plus est de la part d’un descendant de juif converti. Non seulement fray Luis avait
bafoué la Vulgate de saint Jérôme, lui préférant la Bible hébraïque, mais en plus il avait
bravé l’index de 1559 qui interdisait la traduction des Écritures saintes en langue
vulgaire.

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4 L’activité traductive de fray Luis continue avec la traduction duLivre de Job, sur laquelle
il travaille dès 1571. L’ambition du traducteur est de taille : il s’agit de proposer,
d’abord, une traduction littérale du texte original en hébreu ; puis de commenter cette
traduction, verset par verset ; enfin, d’en donner une version en vers. Fray Luis fait
ainsi montre de ses talents de philologue, de théologien et de poète.
5 Mais c’est sans doute dans De los nombres de Cristo que fray Luis de León révèle tout son
génie de traducteur. Pendant ses quatre années de « loisir » – c’est ainsi qu’il qualifie
lui-même son séjour en prison, de 1572 à 1576 – fray Luis élabore son chef-d’œuvre, à la
fois dialogue renaissant, traité théologique et véritable théorie sur le langage. Dans cet
ouvrage, trois amis, Marcelo, Sabino et Juliano, se retrouvent à la fin du mois de juin
dans un agréable verger des environs de Salamanque. Sabino tire de son sein un petit
papier où il est écrit « Des noms du Christ ». « Un hasard m’a fait trouver aujourd’hui ce
papier », dit-il, « qui est de Marcelo et où il a noté, semble-t-il, quelques-uns des noms
que le Christ reçoit dans les saintes Écritures et les passages où il porte ces noms » 2
(Luis de León, 2008, p. 16). Sabino et Juliano demandent alors à Marcelo, qui semble être
l’alter ego de fray Luis, d’expliquer et de commenter ces noms qui annoncent le Christ
dans l’Ancien Testament. Ils sont au nombre de quatorze : « Bourgeon », « Face de
Dieu », « Chemin », « Berger », « Montagne » et « Père du siècle futur » dans le premier
livre ; « Bras de Dieu », « Roi de Dieu », « Prince de la Paix » et « Époux » dans le
deuxième ; « Fils de Dieu », « Agneau », « Aimé » et « Jésus » dans le troisième 3.
6 Ce dialogue renaissant est en très grande partie fondé sur la traduction des psaumes de
David. En effet, les psaumes sont systématiquement cités, dans leur traduction en
castillan, afin d’étayer les démonstrations théologiques du maître.
Comme le souligne Laurie Kaplis-Hohwald,ils sont de véritables « instruments
idéologiques »4 : fray Luis y puise les passages qui vont illustrer ses affirmations et,
surtout, s’en sert comme points d’orgue venant conclure chacun des trois livres qui
forment le traité. Chaque livre du dialogue se termine ainsi par la traduction, en vers,
d’un psaume : les psaumes 103, 44 et 1025 terminent les chapitres « Père du Siècle
futur », « Époux », et « Jésus », respectivement.
Tout porterait à croire que la traduction de ces trois psaumes suit rigoureusement le
modèle canonique de la Vulgate de saint Jérôme. D’abord, parce que fray Luis devrait
être échaudé par son interminable procès avec l’Inquisition espagnole et craindre
désormais de s’approcher de trop près du texte hébraïque original. Ensuite, parce que
ces trois psaumes ponctuent, rappelons-le, un traité sur les noms du Christ, débordant
de sève chrétienne : pour traduire les psaumes, saint Jérôme serait donc un meilleur
patron que David. Et c’est ce que la critique tend à affirmer : pour traduire les psaumes,
7 fray Luis suit davantage la Vulgate de saint Jérôme que la Bible hébraïque
6.

Pourtant, si l’on analyse de près la traduction luisienne des trois psaumes et qu’on les
compare avec la Vugate latine et la Bible hébraïque, on arrive à la conclusion que fray
Luis n’est en rien échaudé par ses démêlés avec l’Inquisition et que ses traductions sont
8 plus hébraïsantes que jamais.

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La traduction du psaume 103


9 Le psaume 103 conclut le premier livre de De los nombres de Cristo et ferme le chapitre
« Père du siècle futur ». Pour parler du « siècle futur », Fray Luis a logiquement choisi
un psaume qui loue la création du Seigneur. Avant d’offrir sa traduction en vers du
psaume, le poète salmantin en propose une paraphrase en prose. Tout en suivant la
lecture donnée par saint Augustin dans sesEnarrationes in Psalmos, fray Luis explique que
la création chantée par David dans le psaume 103 – les cieux, les montagnes, les vallées,
les animaux, et toutes les créatures – correspond en fait à l’ère nouvelle de l’Église.
Dans cette paraphrase, fray Luis utilise un vocabulaire très proche de celui de saint
Augustin, donc très christianisé : il interprète le psaume 103 et voit les cieux comme
l’allégorie des « apôtres », des « docteurs sacrés » et des « autres saints », les nuages
comme leur « doctrine »7, etc (Luis de León, 2008, p. 153-154). Or, tout ce vocabulaire
ecclésiastique disparaît complètement dans la traduction en vers du psaume : fray Luis
s’éloigne du commentaire de saint Augustin pour se rapprocher de la lettre originelle
du psaume hébraïque.
10 Certains passages montrent sans ambiguïté que fray Luis suit la Bible hébraïque,
comme par exemple celui du verset 12, où le psalmiste évoque les oiseaux qui chantent.
Dans le psaume hébraïque originel, on lit qu’ils chantent “mi beyn ‘afaim”, c’est-à-dire,
« du milieu des feuilles » ou « des branches ». Saint Jérôme transforme légèrement le
texte original en traduisant : de medio petrarum dabunt voces, autrement dit les oiseaux
« donneront de la voix du milieu des pierres ». On passe donc des « feuilles » aux
« pierres ». Mais notre traducteur espagnol ne reproduit pas cette transformation et
décide au contraire de revenir à la littéralité du texte hébraïque original : dans sa
traduction, les oiseaux, “por las ramas cantan”, chantent bien « dans les branches » (Luis
de León, 2008, p. 157).
11 Au niveau lexical, donc, fray Luis est plus proche du psaume original. Cette proximité
linguistique avec l’hébreu influence tellement le traducteur qu’il en vient à produire
des hébraïsmes. Ainsi, au verset 11, les onagres « brisent leur soif » 8 : c’est ainsi que
l’hébreu exprime l’idée d’« étancher sa soif » –on retrouve ce même verbe dans
l’expression « briser le jeûne ». Saint Jérôme ne reprend pas le verbe « briser » mais
traduit ce passage par “expectabunt onagri in siti sua”, littéralement, « les onagres
espéreront dans leur soif ». Lorsque l’on connaît la vénération de fray Luis pour la
« langue première », il n’est pas surprenant de constater qu’en espagnol, les onagres “
allí la sed quebrantan”, « ils brisent là leur soif » (ibid.). L’expression quebrantar la sed («
briser sa soif ») est donc un hébraïsme qui montre, là encore, l’influence de la Bible
hébraïque sur la traduction luisienne.
12 Si la traduction de fray Luis semble suivre la Bible hébraïque de très près, il y a en
revanche d’autres passages où notre traducteur prend plus de libertés. Mais ces libertés
sont toujours justifiées. Ainsi, aux versets 8 et 9, le psalmiste évoque les montagnes qui
se sont dressées, obéissant aux ordres de Yahvé. Dans la Vulgate de saint Jérôme et
dans la Bible hébraïque, ces montagnes ne reçoivent pas de qualificatif. En revanche,
dans la traduction de fray Luis, les montagnes sont qualifiées par deux adjectifs : “
subidos” et “hinchados”, elles sont donc « élevées » et « enflées ». L’ajout de ces deux
adjectifs n’est pas purement ornemental : ils viennent consolider au contraire le
commentaire linguistique que fray Luis a exposé précédemment, dans le chapitre
« Montagne ». Il y déclare en effet que « Montagne » est un nom qui définit

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parfaitement le Christ, d’une part parce que les montagnes représentent ce qu’il y a de
plus haut, de plus élevé ; d’autre part – et on voit là, de nouveau, la fascination
qu’exerce sur fray Luis la langue hébraïque – parce qu’en hébreu, « montagne » se dit “
har”, ce qui est fort proche de “harah” qui signifie « enceinte » : le Christ porte en lui
toutes les qualités, il est comme le ventre rebondi d’une femme enceinte, comme une
montagne « enflée » (ibid. p. 103). Voilà donc pourquoi dans notre psaume, les
montagnes sont immédiatement qualifiées d’ « élevées » et d’ « enflées ».
13 Ces deux ajouts permettent au traducteur de mettre à l’essai les subtilités linguistiques
qu’il expose en amont de sa traduction et prouvent que l’analyse de la traduction
luisienne des psaumes ne peut se réduire à la question du modèle suivi – Vulgate ou
Bible hébraïque.

La traduction du psaume 44
14 Le psaume 44 sert d’illustration au chapitre « Époux », le dernier du deuxième livre. En
effet, David chante dans ce psaume le mariage d’un roi juif avec une reine étrangère.
Après avoir loué les qualités des deux époux, le psalmiste leur souhaite une longue
descendance. Évidemment, dans le chapitre « Époux », le mariage est un mariage
allégorique : le Christ est l’époux de l’Église et de cette union doit naître une nouvelle
lignée de chrétiens.
15 C’est bien ce que spécifie saint Jérôme, dans l’en-tête de sa traduction latine : il s’agit
d’un “carmen nuptiale regis Messiae”. S’il est bien vrai que la lecture que fait fray Luis du
psaume 44 suit celle de la tradition allégorique chrétienne – on le voit tout au long du
chapitre « Époux », dans lequel le poète explique les délices de ce mariage spirituel
entre le Christ et son Église – il n’en demeure pas moins que sa traduction en vers,
considérée séparément du chapitre qu’elle vient clore, suit davantage la Bible
hébraïque que la version latine de saint Jérôme. Voyons quelques exemples.
16 L’auteur de la Vulgate fait le choix d’atténuer certains passages érotiques du texte
hébraïque. Ainsi, au moment d’évoquer les jeunes filles qui entourent le roi, au verset
10, saint Jérôme écrit : “filiae regum in honore tuo”. Mais ces jeunes vierges, présentes en
« l’honneur du roi », sont décrites de façon bien plus érotique dans le psaume originel
où l’on peut lire : « des filles de rois, parmi tes chéries » 9. Plutôt que de garder la
formule de saint Jérôme, “in honore tuo”, fray Luis décide de conserver l’eros du texte
original hébraïque, voire de l’accentuer, puisque dans sa version en vers du psaume, les
jeunes filles qui entourent le roi « brûlent d’amour »10 pour lui (ibid. p. 327). Bien plus
explicite que la Vulgate latine, la version de fray Luis permet de retrouver la sève
hébraïque du psaume original.
17 On retrouve cette même accentuation érotique au verset 16. À la fin du psaume,
l’épouse, accompagnée de plusieurs vierges, est menée vers le « temple » du roi. On
retrouve l’équivalent du terme « temple » aussi bien dans la Vulgate (“templum”) que
dans la Bible hébraïque (“hekhal”). Cependant, fray Luis fait ici un choix de traduction
décisif : au lieu de traduire par “templo”, le poète traduit, de façon métonymique, par “
lecho”, « lit » (ibid.). Le passage de « temple » à « lit » amplifie évidemment l’érotisme du
psaume hébraïque en évoquant l’acte sexuel. D’ailleurs, fray Luis explicite cette idée
dans le vers suivant. Dans la Vulgate et dans la Bible hébraïque, le verset 17, qui évoque
la descendance de l’épouse, n’est lié au verset précédant par aucune conjonction de
coordination : il n’y a pas de lien de cause à effet entre le fait que l’épouse soit menée

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22

au « temple » du roi, et sa propre descendance ; en revanche, dans la traduction de fray


Luis, on lit : “te llevarán al lecho, / Do en vez de tus abuelos tendrás hijos” 11(ibid.). Le pronom
relatif “do”, forme contractée de donde, est un ajout de fray Luis, qui établit ainsi un lien
logique entre les deux versets : l’épouse est menée au « lit » du roi, lieu symbolique
duquel naîtront ses nombreux fils.
18 Si le lecteur de De los nombres de Cristo prête au psaume 44 une lecture allégorique, c’est
parce qu’il a en mémoire tout le chapitre précédent, dans lequel fray Luis explique qu’il
ne s’agit pas d’un mariage charnel, mais spirituel. La traduction du psaume, quant à
elle, ne donne que peu d’indices invitant à une telle lecture. C’est au contraire une
version qui suit de très près la Bible hébraïque, restituant et accentuant même
l’érotisme de l’original.

La traduction du psaume 102


19 Nous en venons donc au dernier psaume, qui sert de conclusion générale au dialogue De
los nombres de Cristo. Le psaume 102 ferme le chapitre « Jésus », dans lequel fray Luis
rappelle la racinehébraïque du nom “Yehoshuah”, racine qui donne en hébreu les mots
« salut » ou « santé ». Le philologue espagnol montre ainsi que le nom propre « Jésus »
signifie en fait « sauveur » : c’est pour cela qu’il est notre « remède » à tous, explique
fray Luis (ibid. p. 464).
20 Encore une fois, la comparaison de la traduction luisienne avec la Vulgate et la Bible
hébraïque montre que fray Luis est décidément plus proche de la Bible hébraïque. La
traduction du verset 8 est frappante : on lit dans le psaume hébraïque que le Seigneur
est “erekh apaym”. “Erekh” veut dire « long » et “apaym” les narines. Le Seigneur est
donc « long de narines ». On touche là à un concept très particulier chez les Hébreux :
dans l’Ancien Testament, Dieu est souvent qualifié de « long de narines », cela signifie
qu’il est « lent à la colère », qu’il est patient. En effet, en hébreu, le mot “af” désigne à la
fois « nez » et « colère ». C’est que l’un et l’autre sont intimement liés : la colère se voit
à l’accélération de la respiration nasale – l’on dit bien, aujourd’hui encore, que « la
moutarde nous monte au nez »... Chez les Hébreux, donc, avoir un nez court, être
« court de nez » est synonyme de « colérique », puisque les fumées de colère qui
montent du cœur ont du mal à être expulsées. En revanche, être « long de nez » signifie
que le souffle peut s’échapper facilement, puisque les narines sont plus larges. Saint
Jérôme ne traduit pas littéralement cette expression dans sa Vulgate en latin et préfère
utiliser l’adjectif “longanimis” : dans sa version, le Seigneur n’est pas « long de narines »
mais « long d’âme », il est « longanime ». Cela revient à peu près au même mais on perd
l’image du nez. Contrairement à saint Jérôme, fray Luis décide de revenir à la littéralité
du psaume hébraïque et, dans sa version, le Seigneur est “ancho de narices” (ibid. p. 482),
ce qui signifie « large de narines ». Un tel calque de l’hébreu est l
a preuve flagrante que fray Luis ne prend pas pour modèle la Vulgate de saint Jérôme –
ou du moins, que la Vulgate n’est pas son unique source.
21 L’influence du psaume hébraïque est également décelable dans la traduction du mot “
qerev”
qui apparaît dès le premier verset. Dans le psaume original, le psalmiste demande à son
âme et à son
“qerev”de louer le Seigneur. Le“qerev

Tsafon, 77 | 2019
23

” indique, en hébreu, le ventre, le cœur ou la pensée, et bien souvent cela désigne les
entrailles ou le sein maternel. Le mot a donc une connotation affective et
place immédiatement le psaume sous le signe du sein maternel, de la matrice. On
retrouve ainsi, tout au long du psaume, ce champ lexical des « entrailles » : Dieu
entoure l’homme de sa « miséricorde » ou “rakhamim” – mot de la même famille que “
rekhem” signifiant« entrailles » – ; Dieu « aime » l’homme comme un père « aime » ses
enfants – on retrouve, là encore, le verbe “lirkhom”, lui aussi de la même famille que “
rekhem”. Non seulement ce champ lexical est omniprésent dans le psaume mais, en
plus, il est tout à fait cohérent avec le commentaire philologique de fray Luis qui
explique que le nom “Yehoshuah”provient de la racine trilitère d’un verbe qui signifie
« sauver ». « Sauver » l’homme, c’est en fait le « ré-engendrer », ou le « matricier »,
pour reprendre un néologisme bien connu de la traduction d’André Chouraqui. Dans la
Vulgate de saint Jérôme, toute cette notion matricielle disparaît avec la périphrase “
omnia quae intra me sunt”12
, qui évoque davantage les intestins que le sein maternel. En revanche, la traduction de
fray Luis commence par ces vers :
“Alaba, ¡oh alma!, a Dios, y todo cuanto/encierra en sí tu seno”13(ibid
. p. 181), qui font réapparaître le « sein » (“seno
”) en le faisant rimer en fin de strophe avec « plein » (“lleno
”). Ce choix traductif permet ainsi de redonner au psaume sa lecture hébraïque
originale où le « sein » est symbole d’abondance et promesse de salut.
22 Une dernière remarque sur ce psaume 102 qui montre à quel point la traduction
luisienne est le fruit d’une véritable réflexion sur la langue. Au verset 7, le psalmiste dit
que Dieu a montré à Moïse son « chemin ». En hébreu, on lit “derekh” (« chemin ») ;
dans la Vulgate, on lit “vias” (« voies »). Fray Luis ne traduit ni par “camino” ni par “vía”
mais par “condiciones” ( « conditions ») :“
Manifestó a Moisén sus condiciones / en el monte subido” (ibid.p 482). Pourquoi un tel écart
14

avec le texte original ? Tout simplement parce que fray Luis met en pratique ici la
théorie qu’il a exposée dans le chapitre « Chemin » de De los nombres de Cristo. Il y donne
en effet quatre définitions du nom « Chemin » : ce nom signifie « condition »,
« profession », « œuvres » et « loi »15 (ibid. p. 71). “Condición” est donc synonyme, pour
fray Luis, de « chemin ». Un tel choix de traduction montre donc que fray Luis ne se
contente pas de suivre aveuglément la Vulgate ou la Bible hébraïque : au contraire, sa
traduction du psaume 102 révèle une véritable réflexion traductologique qui met en jeu
toute sa théorie onomastique.

Conclusion
23 L’analyse de ces quelques exemples montre, me semble-t-il, que la Vulgate de saint
Jérôme n’est pas le seul et unique modèle de fray Luis pour sa traduction des psaumes.
Les traductions en vers du poète semblent au contraire plus proches de l’« écorce » de
la lettre originale : ce retour à la veritas hebraica mérite d’être mis en lumière non
seulement pour les psaumes 103, 44 et 102 qui rythment le traité théologique du maître,
De los nombres de Cristo, mais également pour tous les autres psaumes que fray Luis de
León a traduits – plus d’une vingtaine en tout.
24 Mais il ne s’agit pas simplement d’un retour au texte original en hébreu. Pour fray Luis,
traduire les psaumes, c’est avant tout mettre à l’essai la théorie onomastique qu’il

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24

expose dans De los nombres de Cristo. Ainsi, lorsque le traducteur s’écarte du texte
original – par des amplifications, des ajouts, des bouleversements dans l’ordre des
mots, etc. – ce n’est généralement pas pour se plier aux caprices de la rime ou de la
versification mais bien pour consolider sa théorie sur les noms du Christ. La traduction
des psaumes n’est donc jamais bien loin du commentaire et cela n’a rien d’étonnant à
l’aube de la Renaissance, à une époque où l’acte même du traduire n’est pas encore bien
défini, ni même nommé.
25 Ces quelques considérations prouvent que l’œuvre traduite de fray Luis de León mérite
plus d’attention que celle que la critique lui a accordée jusqu’à présent : il faut tirer de
l’oubli les traductions du maître salmantin, qui ont toute leur place aux côtés de ses
poèmes originaux.

BIBLIOGRAPHIE
- Luis deLeón,Cantar de cantares de Salomón
, éd. critique par José Manuel Blecua, Madrid, Gredos, 1994.

- Luis deLeón,De los nombres de Cristo


, éd. critique par Javier San José Lera, Barcelone, Galaxia Gutenberg, 2008.

- San José Lera, Javier,« Exégesisbíblica y poesía en la paráfrasis del salmo 102 de fray Luis de
León »,La Biblia en la literatura del Siglo deOro
, éd. Ignacio Arellano Ayuso et Ruth Fine, Madrid, Iberoamericana Vervuert, 2010.

NOTES
1. “declarar la corteza de la letra”. C’est moi qui traduis. Pour alléger le nombre de notes donnant
les références aux textes de fray Luis de León, je renvoie, entre parenthèses, à la bibliographie en
fin d’article.
2. “Por cierto caso hallé hoy este papel que es de Marcelo, adonde, como parece, tiene apuntados
algunos de los nombres con que Cristo es llamado en la Sagrada Escritura, y los lugares della
adonde es llamado así”.
3. “Pimpollo”, “Faces de Dios”, “Camino”, “Pastor”, “Monte”, “Padre del siglo futuro”, “Brazo de
Dios”, “Rey de Dios”, “Príncipe de paz”, “Esposo”, “Hijo de Dios”, “Cordero”, “Amado”, “Jesús”.
4. “ideologic tool”.Laurie Kaplis-Hohwald, « Fray Luis de León as translator of the Psalms : a
reading of psalms 103, 44 and 102 in “De los nombres de Cristo” », Hispanic Review, n
°1, 2002, p. 59-68, ici p. 60.
5. La numérotation est celle des éditions chrétiennes.
6. David Gitlitz, « Fray Luis’Psalm Translations : From Hebrew or Latin? »,Romance Notes
, n°24, 1983, p. 142-147 ;L. Kaplis-Hohwald, op. cit.
7. “apóstoles”, “sagrados doctores”, “los demás santos”, “doctrina”.
8. “yeshevrou praim tzamam”.
9. “bnot melakhim, byqerotekha”.
10. “ardiendo en tus amores”.

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11. « ils t’amèneront au lit, / où à la place de tes ancêtres tu auras des fils ».
12. « tout ce qui est à l’intérieur de moi ».
13. « Loue, ô mon âme, Dieu, et tout ce que renferme en lui ton sein ».
14. « Il manifesta à Moïse ses conditions sur le mont élevé ».
15. “condición”, “profesión”, “obras”, “ley”.

RÉSUMÉS
Au sujet des traductions bibliques de fray Luis de León, la critique a tendance à réduire son
analyse en une question : le traducteur suit-il la Vulgate ou la Bible hébraïque ? La question est
pourtant plus complexe : chez fray Luis, il ne s’agit pas seulement de suivre un modèle ou l’autre,
mais bien de mettre en application la théorie onomastique qu’il expose dans De los nombres de
Cristo.

Regarding Fray Luis de León’s biblical translations, critics tend to simplify their analysis to one
question : does the translator follow the Vulgate or the Hebrew Bible ? However, the question is
more complex : for Fray Luis, translation does not consist of following one model or the other,
but of applying the onomastic theory he sets out in De los nombres de Cristo

INDEX
Mots-clés : Fray Luis de León, traduction, Bible, onomastique
Keywords : fray Luis de León, translation, Bible, onomastics

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La Bible entre ses langues :de


l’hébreu au yiddish
Michèle Tauber

La Bible juive demeure le fondement sur lequel se construit et se développe la majeure


partie de la littérature yiddish ancienne. Elle occupe une place centrale, comme
support de l’éducation et de la transmission du judaïsme auprès des masses juives, que
ce soit dans les glossaires, les dictionnaires, les concordances, les traductions en vers
ou en prose et les commentaires homilétiques, et comme texte à partir duquel se forge
une tradition littéraire juive en langue vernaculaire, épopées, chansons de geste ou
1 poèmes et drames bibliques
1 .

Prépondérance du texte biblique dans la vie juive


À toutes les époques de l’histoire juive, le texte révélé a occupé une place centrale dans
la vie religieuse. Le fait qu’il ait été inspiré par Dieu et consigné en hébreu, la langue
2 divine, par les prophètes habités par l’esprit saint,
ruahha-qodesh,
ne pouvait que lui conférer un statut à part à l’intérieur du vaste corpus des textes
saints. Dans le monde ashkénaze, la prédominance de la Bible reste évidente puisque la
lecture, la récitation, l’apprentissage et le commentaire du texte biblique sont au cœur
de la vie religieuse juive. Dans le même temps, le
lernen
, l’étude, occupe une fonction centrale dans la culture ashkénaze : il intervient à tous
les âges de la vie et demeure l’occupation exclusive du
talmidhakham 2

, dont on sait qu’il jouit d’un immense prestige dans la société juive. L’étude intervient
à chaque stade du système éducatif juif comme un des piliers de la transmission. Ce
devoir incombe d’abord aux parents qui doivent inciter, dès le plus jeune âge, à l’étude
de la Torah, à la
récitation de prières, dont leShema Israël3ou leBirkat Ha-mazon4

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et au respect des devoirs sociaux dont la charité ou la visite des malades. Auheder
, l’école primaire, dès quatre ou cinq ans, l’enfant commence l’initiation aux lettres
hébraïques, le déchiffrage et la mémorisation des mots par la lecture de fragments du
Lévitique. Le cursus de l’étude aboutit, pour les enfants les plus doués, à la
yeshiva
, l’école talmudique. La lecture quotidienne de la Bible intervient dans de nombreuses
autres situations, surtout à la synagogue, lors de la lecture de la Torah qui s’échelonne
durant toute l’année et s’accompagne de la lecture des
haftoyresou passage des Prophètes. Lasidrè
, ou péricope hebdomadaire, est complétée par son explication lors de ladroshe
, le sermon rabbinique. La lecture biblique intervient également dans les lieux d’étude
individuelle,
lernen far zikh, comme lebeysmedresh, la maison de prières et d’étude, dans leshevres5
, confréries saintes ou dans l’espace domestique lors des lectures pieuses d’
oyneg shabbes
, plaisir du shabbat. La lecture de la Bible et des textes saints imprègne donc tout le
quotidien de la vie et scande l’année liturgique juive
6
.

Traduire le texte sacré


3 La question de la traduction de la Bible en langue vulgaire s’est posée à de nombreuses
époques de l’histoire juive. Cette pratique s’est révélée nécessaire chaque fois que, en
raison d’un phénomène de diglossie interne propre à de nombreuses communautés de
la diaspora, une frange de fidèles s’est trouvée éloignée de la lecture et de la
compréhension du texte saint. Pour ne pas perdre le contact avec la principale source
vivante de la tradition du peuple juif, les sages ont toléré que la Bible soit transposée en
langue étrangère ou dans la langue juive vernaculaire, mais selon des règles strictes et
en conservant toujours son caractère de sainteté au texte révélé.
Après le retour de l’exil de Babylone, autour de – 538, le prophète Néhémie décrit ainsi
4 une scène de récitation publique de la Bible qui unit prière et enseignement :
Et tout le peuple se réunit comme un seul homme sur la place […] et ils dirent à Ezra
le scribe d’apporter le livre de la Loi de Moïse que Dieu avait prescrite à Israël. Ezra
le prêtre apporta la Loi en face de l’assemblée [où se trouvaient] les hommes, les
femmes et à tous ceux capables de comprendre la lecture. [Puis] : Ils lurent dans le
livre de la Loi de Dieu, en l’expliquant, en en donnant le sens et en faisant
comprendre la lecture.
Néhémie, VIII, 1 - 3 et VIII - 8.
5 L’emploi de l’expression « à tous ceux capables de comprendre »
laisse supposer que l’hébreu était devenu, pour certains, une langue inaccessible,
opaque. L’usage s’instaure alors d’accompagner la lecture de l’original de la Bible d’une
paraphrase en langue vernaculaire dans le but de rendre le texte révélé
compréhensible au plus grand nombre. Dans une explication de ce verset, le Talmud
évoque cette coutume :
‘Ils lurent dans le livre de la Loi de Moïse’ se rapporte au texte hébreu ; ‘en
l’expliquant’ signifie ‘en traduisant de l’hébreu en araméen’ (la langue devenue
courante parmi les Juifs de Palestine).
Meforash,‘en l’expliquant’ vient de la racine hébraïqueP-R-SH

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qui signifie aussi « séparer », « couper ». ‘En l’expliquant’ peut donc vouloir dire
« en séparant distinctivement les mots », « en séparant section par section », « en
traduisant et en commentant » et « en
développant l’interprétation du texte biblique selon la méthode dutargum. 7
6 L’usage se répand de faire appel, durant l’office à la synagogue, à desmeturgemanim
, traducteurs officiels chargés de guider, de transposer et d’interpréter la péricope de la
semaine. Ces traductions parlées ont été ensuite mises par écrit, ce sont les
targumim, à la fois paraphrases et explicitations des versets de laparasha 8.
Toutefois l’éloignement ou l’oubli de la langue sainte nécessitent l’invention de
dispositifs nouveaux de transmission, afin de pouvoir diffuser l’essence de la tradition
juive au plus grand nombre et de conserver une place centrale à la lecture et à la
connaissance du texte révélé
9.

Ainsi la transmission de la Torah par le biais de la langue vulgaire devient un usage


courant dans toutes les communautés de la diaspora. Cette pratique est à l’origine de la
quasi-totalité des littératures en langues juives. Les traductions de la Bible en langue
vernaculaire ont toujours joué un rôle très important comme rempart contre
l’effritement de la tradition et contre l’extension de l’ignorance, et ceci d’autant plus
durant les périodes de crise comme celles que traversaient les communautés juives
d’Europe à l’époque des temps modernes. Il s’agissait également, en diffusant ces Bibles
vernaculaires, de combattre le danger latent d’intellectualisation de la vie religieuse
juive et de professionnalisation du savoir qui risquait de rejeter une partie des fidèles
dans les marges de la transmission. Les principales littératures juives possèdent toutes
des traductions de la Bible, témoignage du souci constant de populariser le message
7 divin, de l’adapter aux multiples
koïnè10de la diaspora.

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8 À partir du XVIe
, siècle la langue vernaculaire se trouve au cœur du débat qui agite les communautés
juives et qui concerne au premier chef l’instruction religieuse du peuple. Deux aspects
cardinaux sont principalement discutés, les traductions de la Bible en yiddish et la
vernacularisation de la liturgie. C’est par nécessité plus que par conviction que les
traductions de la Bible interviennent, à partir de cette époque, dans la nouvelle
stratégie pédagogique qui est mise en place, afin de favoriser une meilleure éducation
et une édification des masses juives. La traduction de la Bible en yiddish répond, en
effet, à une double démarche : les milieux cultivés voient dans ces traductions une arme
efficace pour faire renaître la religiosité du peuple et lutter contre l’inculture
religieuse, l’ignorance et mieux encadrer les masses. Les autorités rabbiniques adoptent
une position ambivalente, tantôt de rejet pur et simple, tantôt plus conciliante compte
tenu de la nécessité de restaurer une connaissance suffisante de la Torah parmi les
masses juives. En effet, les traductions yiddish ne remettent-elles pas en cause, certes
dans une faible mesure, la suprématie jusqu’alors toujours exercée par les lettrés sur la
lecture et le commentaire des textes saints ? De plus ne risque-t-on pas de voir des non-
initiés s’arroger des compétences qui demeurent jusqu’alors l’apanage exclusif des
couches cultivées, gardiennes de l’interprétation et de la diffusion des textes saints ?
N’y a-t-il pas danger de déviance hétérodoxe, de travestissement du texte saint et
surtout d’interprétations erronées ? Le fait de traduire le texte révélé en langue
vulgaire implique donc une lente redéfinition des usages et des habitudes religieuses
instituées
11
.

Parallèle avec la Réforme


9 La culture de la Réforme qui se diffuse dans les pays germaniques à partir du XVI e
siècle n’est pas sans avoir laissé de traces sur la littérature juive en langue vernaculaire.
On constate un certain nombre de parentés ou similitudes entre les revendications des
protestants dans le monde germanique et nombre d’idées qui prévalent chez certains
auteurs juifs ou traducteurs de la Bible en yiddish. Ainsi par exemple la plus large place
donnée au vernaculaire, comme en témoignent quelques unes des exigences des
fondateurs de la Réforme, dont la nécessité de traduire la Bible en langue vulgaire et
son rôle accru dans la liturgie et la prédication. Il s’agit non seulement d’un retour de la
parole de Dieu pour tous, y compris les chrétiens ordinaires et notamment les femmes,
mais encore au texte biblique seul, dans son sens simple, littéral. Le parler quotidien,
jusque-là peu utilisé dans le monde de l’Église dominé par le latin, devient un des
véhicules grâce auquel se diffuse le message divin, autorité suprême et nourriture
spirituelle exclusive de chaque croyant. À un univers religieux et intellectuel largement
dominé par le latin, langue universelle de culture, de spéculations théologiques et de
l’exégèse biblique, se substitue un nouveau mode de communication marqué par un
bilinguisme de fait.

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Martin Luther constitue l’exemple le plus représentatif de ces nouvelles donnes


culturelles puisque, dans ses textes, il fit un usage combiné de deux langues, le latin et
l’allemand. Il écrivit en latin pour les théologiens, les papes ou ses étudiants, et en
langue vulgaire lorsqu’il prêchait au peuple des fidèles, aux paysans révoltés ou dans
les pamphlets qu’il adressait aux princes des cités germaniques ralliés à la Réforme.
10 Dans le monde catholique, l’exemple le plus probant reste celui de Maître Eckhart
12

dont les œuvres oscillent, selon les besoins et le public visé, entre textes théologiques
ou commentaires bibliques en latin et sermons destinés aux simples croyants en langue
allemande.

Les premières adaptations en yiddish : glossaires et


concordances
Les adaptations bibliques en yiddish se caractérisent par quelques traits bien
particuliers. Les traducteurs yiddish adoptent les principes essentiels d’interprétation
et d’exégèse particuliers à la littérature rabbinique tout en introduisant leurs propres
modalités. Les Bibles yiddish se caractérisent tout d’abord par un retour au sens littéral
11 du texte saint, au
peshat,
premier degré d’explicitation du verset. Les auteurs pensent que l’accumulation
d’exégèses rabbiniques et talmudiques a travesti et obscurci le texte original qu’il faut
rendre à lui-même dans sa pureté et sa clarté. Il s’agit d’avoir un accès direct au texte,
débarrassé des ajouts qui éloignent de la source originelle. Voici un passage du Talmud
(
Shab. 63a) qui pourrait éclairer les intentions des auteurs yiddish :
Rabbi Kahana a dit : « Quand j’avais dix-huit ans je connaissais bien tout le Talmud
mais j’ignorais encore qu’un texte ne doit pas sortir de son sens littéral [
peshat
] ». Que devons-nous comprendre ? Qu’il faut d’abord avoir une connaissance
parfaite [du texte] avant de se livrer à la spéculation.
12 L’exposition du texte biblique se fait par le recours à la littéralité [mamash
], en se servant de la multiplicité des sens contenus dans chaque mot hébreu du texte,
ou bien par les correspondances avec d’autres passages bibliques.
La littérature yiddish ancienne reprend ces techniques herméneutiques traditionnelles
en les adaptant à un public de lecteurs non initiés dont l’exigence première reste le
déchiffrage et la compréhension minimale de la Bible. D’autre part, toute une partie des
textes yiddish se fonde sur le deuxième accès essentiel au sens du texte biblique, à
13 savoir le
derash
, le commentaire proprement dit. Dans cette approche non directement littérale, le
commentateur recherche, y compris par des comparaisons en apparence éloignées du
texte initial, la signification de tous les détails et la pluralité des sens de l’Écriture
sainte, considérée comme une totalité cohérente douée d’une logique interne. C’est
dans ce registre d’interprétation, plus libre que le
peshat

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31

lié à l’explicitation littérale du texte hébraïque, que les auteurs yiddish font intervenir
des considérations sur les problèmes contemporains, les tensions religieuses,
l’impératif éthique et moral destiné à mieux éduquer et contrôler les masses juives.
Loin de ne constituer qu’une simple vernacularisation de la tradition sainte, la tradition
des Bibles yiddish se révèle riche en renseignements sur les aspirations des lecteurs
populaires, ainsi que sur les revendications spirituelles des auteurs yiddish qui ont fait
le choix de s’exprimer en
langue vulgaire13
. Cela dit il reste évident que la littérature yiddish ancienne ne pourra jamais se
substituer à l’hébreu dans le domaine des commentaires ou des exégèses rabbiniques.
Elle ne fera que reprendre, en l’adaptant, une tradition antérieure à laquelle elle
s’adossera constamment. Restent exclues également les interprétations kabbalistiques
fondées sur le
sod
, le sens caché du texte biblique. Rédiger un commentaire ésotérique du texte révélé en
langue yiddish est contraire aux démarcations entre langue sainte et langue vulgaire.
Tout ce qui a trait au domaine halakhique
14

reste également exclu, à l’exception d’une vulgarisation minimale de la Loi juive,


destinée à familiariser le peuple avec les pratiques les plus courantes de la vie juive.
Quels types de textes centrés sur la Bible trouve-t-on alors au sein de la littérature
yiddish ancienne ? En premier lieu des glossaires et des concordances qui sont
14 imprimées dès le XVI
e
siècle en Europe. Cette tradition remonte aux gloses yiddish introduites par la formule
bileshonenu, en notre langue, ou parbileshon ashkenaz
, en langue ashkénaze, (appellations du yiddish ancien que l’on trouve dans les
manuscrits et les livres imprimés), gloses qui apparaissent dans les manuscrits
médiévaux destinés à expliciter des termes difficiles du texte biblique. Ainsi se
constitue un lexique de termes yiddish qui servira de base à la tradition des traductions
en langue vernaculaire durant plusieurs siècles
15.

Grâce à l’imprimerie, cette tradition médiévale des gloses va pouvoir être plus
15 largement diffusée. Parmi cette production il faut citer l’ouvrage anonyme le
Mirkeves ha-Mishneh,Le Second Char
, titre emprunté à Gn. XLI, 43, allusion aux deux chars qui mènent vers la Torah, l’un en
hébreu, l’autre en yiddish. L’ouvrage porte aussi le titre de
Seyfer shel rabbi Anshel,Le Livre de rabbi Anshel
(Cracovie, 1534) : il s’agit ni plus ni moins du premier livre imprimé connu en yiddish.
L’ouvrage se présente sur trois colonnes. Chacune d’entre elles comprend le mot
hébraïque en écriture rabbinique carrée, la localisation dans la Bible, plus le ou les
équivalents en yiddish ancien en écriture cursive ashkénaze,
levaybertaytsh16
. À cela s’ajoutent de courtes gloses interprétatives ou des fragments de commentaires,
surtout empruntés à Rashi, le commentateur champenois du Moyen Âge, auteur d’un
commentaire essentiel de la Bible et du Talmud. Le principe, que l’on retrouvera dans le
Humesh-taytsh

Tsafon, 77 | 2019
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, la traduction littérale de la Bible, est de conserver dans le yiddish la physionomie de la


langue hébraïque. Il s’agit d’un calque de l’hébreu dans lequel à chaque élément
morphologique correspond un équivalent yiddish
17

. Sont imprimés également des lexiques dans lesquels les mots sont classés selon leur
ordre d’apparition dans le texte biblique. Ainsi le
Be’er Moshé, le Puits de Moïse, glossaire du Pentateuque et des Cinq Rouleaux
rédigé par Moshé ben Issakhar ha-Levi Sertels et édité à Prague en 1604. L’auteur
suggère d’étudier la péricope biblique en entier avant de commencer la suivante et de
s’aider de cet ouvrage pour la compréhension des mots hébreux
18
.

LesHumoshim-taytsh
16 Cette tradition des gloses trouva un prolongement dans leHumesh taytsh,
traduction mot à mot du Pentateuque, utilisée essentiellement dans les écoles pour
aider au déchiffrage, à la lecture ou à la compréhension du texte saint et éviter toute
source d’erreur. On appelle d’ailleurs ces livres
hilfsbikher :vade-mecum
. Quelques principes essentiels, liés aux méthodes d’enseignement propres aux écoles
juives traditionnelles, structurent ces traductions yiddish de la Bible. Ces principes de
traduction du texte biblique ne sont pas sans rappeler ceux des
targumim
. En tout premier lieu, ils se fondent sur la source hébraïque dont ils tendent au
maximum à restituer la physionomie, sans forcément tenir
compte des règles syntaxiques, morphologiques ou lexicales de la langue parlée. Il
s’agit de respecter scrupuleusement la sainteté du texte révélé et donc de conserver en
yiddish la physionomie de chaque vocable de la langue sainte. Jamais la suprématie du
texte hébraïque ne doit être remise en cause. La langue de traduction se situe entre le
langage parlé qui évolue, se transforme, et la langue sainte, canonique, dont le moindre
élément donne du sens. Pour Jean Baumgarten
19

, les traducteurs ont ainsi voulu créer une langue intermédiaire, semi-sacrée, qui n’a ni
l’aspect de la langue quotidienne, ni l’intangibilité de la Loi et qui sert principalement
pour l’enseignement au
heder. C’est une tradition orale transmise par les maîtres, mise par écrit à partir du XIV e
siècle, puis imprimée.
Il existe par ailleurs de nombreuses versions manuscrites de la Bible en yiddish. Les
rédacteurs de ces traductions sont essentiellement des compilateurs qui s’inspirent de
17 versions antérieures et ne font qu’adapter les modèles déjà existants. Parmi ces
Humoshim-taytsh
, citons celui traduit par Michael Adam et publié à Constance en 1544. Le compilateur
explique d’abord avoir rassemblé, comparé de multiples versions pour rédiger son
texte qui s’inscrit dans un ensemble de traductions antérieures. Concernant le mode
d’emploi, Michael Adam écrit :
Toute personne qui a peu d’entendement a la possibilité de poser ce livre près d’une
Bible en hébreu,
esrim ve-arba‘20

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, et ainsi d’étudier. Tout maître de maison qui ne sait lire que le yiddish [taytsh
], peut étudier seul avec son enfant et lui faire comprendre leHumesh
. […] Ce livre est également bon pour les femmes et les jeunes filles qui savent
toutes dans l’ensemble bien lire le yiddish, mais passent leur temps dans la lecture
de livres sots comme le
Dietrich de Berne,Maître Hildebrant21
et autres qui ne sont rien que mensonges et choses profanes. Ces femmes et jeunes
filles
peuvent passer leur temps libre à lire ceHumesh
qui n’est que pure vérité. […] De plus les femmes qui sont à la synagogue et
entendent le
hazn22lire lasidrèdans leSeyfer toyrèpourront, grâce à ceHumesh
en yiddish lire la mêmesidrèet lahaftoyrèet unir leur cœur à celui duhazn.
18 Le livre saint le plus couramment traduit en yiddish entre le XVI eet le XVIIIe
siècle demeure les Psaumes dont la récitation occupe une place centrale dans la liturgie
juive. La lecture des Psaumes n’est pas seulement liée à l’office à la synagogue, mais
intervient dans de multiples autres situations, que ce soit par exemple lors des lectures
pieuses dans les
hevres tehilim23ou comme moyen de guérison dans lessifrey refu’es24.
La méthode d’apprentissage du texte biblique auheder
est fondée sur deux types d’explication duHumesh
. La première consiste à faire l’analyse mot à mot des versets qui sont traduits en vue de
la compréhension de leur sens littéral. Cette pratique est à l’origine des versions
littérales des livres bibliques qui viennent d’être évoqués. Dans un second temps, le
melamed25
revient sur le verset en entier pour en saisir la compréhension globale et il ajoute des
interprétations puisées dans la littérature talmudique, midrashique
26

ou dans les commentaires des rabbins médiévaux, dont Rashi. À partir de l’autorité
première que constitue le texte biblique, se déploie une multitude d’interprétations
visant à interroger et éclairer le message divin. La méthode traditionnelle d’exégèse
rabbinique génère un type d’ouvrages dans lequel alternent traductions –
fartaytshung– et explications dupeshatou duderash27.

La Tsenerene
L’ouvrage le plus achevé et le plus célèbre de cette tradition reste la traduction
19 intitulée
Tse’enah u’re’enah, ouTsenerene, de Ya‘aqov ben Yitsh
ok Ashkenazi de Janow (Janow 1550 – Prague 1628), qui a été composé au XVI e
siècle mais dont la première édition qui nous soit parvenue est celle de Lublin, 1622 28.
L’auteur, originaire de Janow, bourgade des environs de Lublin, était prêcheur itinérant
et vraisemblablement marchand de livres. Compte tenu de l’étendue de son érudition, il
devait certainement être un savant, versé dans la connaissance de la Torah et des
20 commentaires. Trois de ses œuvres nous sont parvenues : une en hébreu :
Shoresh Ya‘aqov(Cracovie, 1585), un ensemble dedinim, de lois ; et deux en yiddish : le
Melitz yoysher(Lublin, 1622), un recueil de commentaires bibliques, et laTsenerene
, commentaire du Pentateuque, des Cinq Rouleaux et deshaftoyres

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, organisé selon la péricope hebdomadaire lue à la synagogue. Cet ouvrage se compose


d’une multitude de sources, que ce soit des exégèses de la Torah, des légendes
talmudiques et midrashiques, des extraits du
Zohar,
des commentaires médiévaux, sans oublier des fragments éthiques dans la lignée des
muser-sforim
, livres de morale, et des considérations sur les coutumes et pratiques liées à la
tradition des
minhogim-sforim
, livres d’usages. L’ouvrage se présente comme une encyclopédie populaire de la
tradition sainte et un guide spirituel et moral à l’usage des lecteurs non initiés. Cette
forme anthologique explique qu’il reste le livre yiddish le plus répandu dans les
communautés juives ashkénazes. Le titre, emprunté au verset biblique : « Sortez et
regardez, filles de Sion » (Ct., III, 11) prouve qu’il s’agit essentiellement d’une Bible
pour les femmes, principal public de ce genre d’ouvrages vernaculaires. Dans les foyers
juifs, notamment lors des lectures pieuses d’
oyneg shabbes, alors que l’homme étudiait une page de Guemara, ablat Gemore
, la femme, elle, lisait ou étudiait des ouvrages dont principalement cetteTsenerene.
En fait ces ouvrages yiddish semblent
s’être adressés à tous ceux pour qui les livres saints restaient des textes « clos par un
sceau hermétique »,
seferhatum, faute de compréhension.
21 À première vue, laTsenerene
ne semble être qu’une adaptation vernaculaire de textes saints à l’usage du peuple juif.
On peut se demander alors pour quelle raison il est considéré comme un ouvrage
classique et où se situe son originalité à l’intérieur de la littérature juive
29

. Il a tout d’abord une importance historique majeure du fait qu’il marque une rupture
dans la méthode de transmission et d’accès au texte biblique et témoigne d’une certaine
libération par rapport à la tradition des
Humoshim-taytsh
. Il ne s’agit pas d’une traduction mécanique mais d’une libre adaptation de la Torah
entremêlée de sources très variées elles-mêmes réécrites.
Il y a une sorte de mutation [écrit Jean Baumgarten], marquée par le passage de
l’ouvrage didactique utilisé par le maître pour enseigner la Bible aux enfants, au
livre de lecture, caractérisée par une narration vivante des principaux épisodes
bibliques [… le livre] permet de comprendre comment s’opèrent la circulation
dynamique et les échanges complexes entre l’univers des savants et le monde des
simples lecteurs.
30

On peut, comme cela a été le cas durant de nombreux siècles, ne voir dans cette
production qu’un reflet édulcoré des sources originales, une banale popularisation des
textes hébraïques qui seraient descendus des cercles initiés au public populaire, une
sorte de sous-produit de la haute culture juive. On élude alors le problème de la
composition de ces ouvrages, on ne cherche pas à comprendre comment sont traitées
les sources premières, de quelle façon sont recomposés, agencés les textes canoniques
22 qui tissent la trame de ce livre.

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Il ne s’agit jamais dans laTsenerene


d’une soumission passive à des modèles forgés par les lettrés ou d’une simple
adaptation édulcorée mais bel et bien d’une réécriture à l’usage des non-initiés, ce
qui suppose une authentique
création, la parfaite maîtrise des sources originales, l’art de faire passer en langue
vulgaire la richesse et la profusion des commentaires, une habileté à rendre clairs
ou à expliciter dans un style vivant les multiples sens parfois hermétiques de la
Torah.
31

23 L’originalité se manifeste en outre dans le choix des commentateurs : Ya‘aqov ben Yitsh
ok Ashkenazi de Janow aime à privilégier les passages les plus utiles duMidrash rabba
ou de Rashi, mais aussi des explications moins courantes qui n’en prennent que plus de
relief. Rappelons que l’auteur est un prêcheur itinérant : fonction qui jette à la fois une
lumière sur l’origine sociale et culturelle de nombreux auteurs de cette littérature
yiddish, sur la façon dont s’organise le texte et sur la circulation entre culture en
hébreu et culture en langue vernaculaire. Le prêcheur possède en effet le savoir des
savants sans toutefois avoir obligatoirement reçu une reconnaissance officielle de la
part des notables ou des rabbins. Il occupe une situation intermédiaire puisqu’il est issu
du monde de l’étude, mais qu’il peut être également en rupture de ban, voire en
opposition avec ceux qui incarnent l’autorité. D’où sa vie errante au contact du peuple
juif et sa compréhension des besoins et des aspirations populaires. Sa position médiane
en fait le diffuseur privilégié de la tradition auprès de ceux qui ont peu le temps et
l’opportunité d’étudier. Le prêcheur est l’un des canaux essentiels par lequel circule et
se réécrit, en langue vernaculaire, le savoir religieux
32.

24 L’ouvrage s’apparente aux sermons en relation avec laparasha


, qui étaient délivrés à la synagogue durant l’office ou les fêtes afin d’inculquer les
règles de vie, les enseignements moraux, la diffusion de la Loi et le respect des
commandements. L’agencement du texte correspond à un style bien codifié :
l’explication commence par une paraphrase en langue vulgaire du verset :
fartaytshung,suivie d’une introduction,petiha
, composée le plus souvent d’une citation extraite d’un livre prophétique, souvent aussi
des Proverbes ou des Psaumes. Suivent des paraboles, histoires, légendes talmudiques
ou commentaires
midrashiques qui permettent d’arriver à l’explication proprement dite du verset de la
parasha.
Dans cette exégèse se mêlent des extraits significatifs de commentaires, des passages
abrégés de
Midrashim
, des propos édifiants et un rappel des pratiques juives. Ces passages se terminent
parfois par une prière ou une invocation pour la rédemption du peuple d’Israël et le
repentir des Juifs. Dans le commentaire suivi de chaque verset, l’auteur utilise
l’explication littérale des mots difficiles ou des notions essentielles, le recours au
questionnement suivi de réponses inspirées par les principaux commentateurs. La
narration moralisante prend le pas sur l’exposé théologique lié au
pilpul,

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raisonnement talmudique, dont il se démarque visiblement. L’auteur montre un certain


goût pour les dialogues, la dramatisation des scènes, afin de précipiter l’envie de
repentir et de capter l’attention des lecteurs. Les explications sont marquées par une
constante allégorisation. La narration qui permet d’introduire l’enseignement de la
Torah à travers la fiction, la légende aggadique
33

ou la parabole talmudique, induit des préceptes moraux et donne accès à la Loi et à


l’éthique
34
.
L’extrait en annexe 3 – Gn, XII, la célèbre injonction biblique faite à Abraham – montre
25 bien la méthode d’écriture de Ya‘aqov ben Yits
h
ok Ashkenazi de Janow : il puise dans la vaste tradition des interprétations rabbiniques
qui servent de trame à son propre commentaire, en introduisant toutefois des
changements, notamment la brièveté et la concision. Le style oscille entre le respect
des formes propres à la littérature midrashique et l’invention d’une langue qu’on peut
déjà qualifier de « littéraire »
35

. La richesse de ce texte réside dans la constante tension entre d’un côté la pensée la
plus orthodoxe destinée à familiariser le peuple avec les sources traditionnelles et de
l’autre les savoirs et les pratiques populaires. Dans de multiples chapitres du livre
transparaissent des représentations et des croyances qui rendent compte de modes de
vie ou d’une sociabilité propres au peuple juif. On peut alors mieux comprendre
l’existence quotidienne, les souffrances de l’exil et l’espérance messianique des masses
juives d’Europe. L’auteur peut insister ainsi tout à la fois sur l’impératif de la
teshuva
, du repentir, dresser un catalogue des délits et des fautes qui retardent la rédemption,
mettre en garde contre la débauche et les superstitions fustigées comme d’intolérables
déviances, et présenter un tableau vivant de pratiques magiques, de préjugés ou de
croyances liés aux grands moments de la vie ou en relation avec les fêtes domestiques.
La représentation de la femme juive qui est donnée dans le livre fournit un bon
exemple de ces tensions dramatiques qui caractérisent l’œuvre. La femme occupe une
place centrale, comme pilier de la transmission, de l’éducation et comme cœur vivant
du foyer juif. Elle est magnifiée à l’égal des matriarches, comme génitrice et
26 dispensatrice d’une multitude de savoirs. En cela la
Tsenerene
traduit une évidente promotion de la femme au sein de la société juive. Longtemps
laissée dans les marges de la littérature religieuse juive, elle y fait irruption comme
figure centrale, aussi bien dans la vie quotidienne que comme élément moteur du
processus de rédemption messianique. Mais la femme est tout autant rabaissée, voire
condamnée, parce que source de péché et de transgression. La tradition magique est
également présente dans le texte comme en témoignent les multiples allusions aux
pratiques démonologiques qui émaillent le texte, mais visiblement pour mieux être
exorcisée et dénoncée.

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À noter également la place essentielle du corps humain, lieu par excellence de conflits,
d’un écartèlement constant entre ordre et turbulence. La maladie, la mort, la sexualité,
la grossesse et l’accouchement sont souvent évoqués, tout autant que la félicité du
corps dans l’autre monde. On discerne un heurt continuel entre puritanisme et
27 évocation du penchant au mal,
yetser hore
, entre tendances rationnelles et superstitions, entre religion instituée et déviances
populaires. Autant d’oppositions qui font de ce livre le lieu des contradictions extrêmes
du judaïsme et le réceptacle de croyances éclatées, contradictoires, bien
représentatives d’aspects fondamentaux de la pensée juive de l’époque des temps
modernes.
L’auteur, en réintégrant dans l’édifice culturel une frange rejetée de la société juive,
manifeste sa volonté de fonder une nouvelle cohésion au-delà des déchirures sociales et
religieuses. Cette visée unificatrice se révèle d’autant plus importante dans cette
28 époque (XVI
eet XVIIe

siècles), marquée par des violences antijuives, des persécutions, des conversions
forcées et des crises internes qui menacent la survie des communautés
36

. Ainsi transparaît la portée historique de cette littérature en yiddish, non seulement


espace d’énonciation de la culture des Juifs ordinaires mais encore réponse des doctes
face aux dangers de désintégration de la vie juive. On comprend alors pourquoi la
Tsenerene
a pu être un viatique pour tant de générations juives gagnées par l’ignorance ou le
désespoir et pourquoi elle connut une telle célébrité dans le monde yiddishophone. Le
caractère exemplaire de ce livre réside aussi dans l’exceptionnelle longévité de son
usage : la première édition est celle de Hanau (Bâle, 1622). La page de titre mentionne
trois éditions antérieures (Lublin, 1615 ; deux à Cracovie 1618, 1620). Au XVII
e

siècle ont été imprimées plus de vingt éditions dans les principaux centres d’édition
hébraïques en Europe : Prague, Amsterdam, Cracovie, Francfort-sur-le-Main, et
Francfort-sur-Oder, Sulzbach. Du XVII
eau XXesiècle se sont succédé plus de deux cent dix éditions de laTsenerene.Au XX e

siècle, le livre suit les migrations juives : États-Unis, Argentine, Israël. À partir de la
Haskala37, le texte subit diverses évolutions. Lesmaskilim38du XIXe
siècle adaptent la langue et rajeunissent le texte en supprimant les références trop
superstitieuses, les allusions aux pratiques magiques ou aux croyances jugées trop
désuètes perçues comme des obstacles à l’émancipation des lecteurs juifs. Autre indice
de la popularité de la
Tsenerene :l’abondance des adaptations et des traductions :
traduction en latin des chapitres 1 à 5 de la Genèse en 1660 par J. Saubert, puis dans les
principales langues européennes
39
.

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38

L’après Tsenerene
Si l’on observe la longue suite de traductions de la Bible en yiddish, on constate que la
première version intégrale de la Bible juive en langue vulgaire n’a été imprimée qu’au
29 XVII
e
siècle à Amsterdam. Il s’agit desTorah, nevi’im, ketuvim bileshon ashkenaz 40

, traduits par Yequti’el ben Yitsh


oq Blitz (1676-1679), éditeur Uri Phoebus ben Aharon ha-Levi), et par Yossef ben
Alexander Witzenhausen chez Joseph Athias (1679). Les deux traducteurs rejettent les
exégèses rabbiniques et talmudiques, selon eux ces accumulations d’interprétations
obscurcissent et travestissent le texte original qu’il faut rendre à lui-même dans sa
pureté et sa clarté. Deux principes guident leur travail : le retour au sens littéral,
peshat, et le refus de sens explicatif,derash
. Ils critiquent les traductions-calques qui font obstacle à l’intelligence du texte
biblique. L’un de textes les plus fustigés est bien évidemment la
Tsenerene
dans laquelle le texte biblique est enveloppé dans une multitude de commentaires
périphériques. Blitz écrit au sujet de ce livre :
Les gens ordinaires ne peuvent pas étudier ce qui est nécessaire grâce à cet ouvrage
car ce ne sont que des
midrashimet desaggadot. On pose de nombreuses questions au sujet de laparasha
dont on donne les réponses d’après les commentaires et les sermons. Mais jamais,
au grand jamais on ne fournit le sens littéral du verset. Cela n’est d’aucune utilité
pour les simples lecteurs car le
peshatest commenté en fonction duderash
et de ce fait on mélange les deux niveaux de sens.41
Les auteurs de ces deux traductions remettent en cause les méthodes d’enseignement
en vigueur dans les écoles juives d’Europe et leur reprochent d’aboutir à une quasi-
méconnaissance de la Bible. L’influence des pratiques d’enseignement en usage dans les
écoles d’Amsterdam est évidente et on peut déceler dans les traductions yiddish
d’Amsterdam l’effet positif des méthodes pratiquées dans les écoles sépharades de cette
ville. Blitz écrit : « J’ai pu observer dans la communauté des Sépharades que la plupart
sont de bons connaisseurs de la Bible depuis les petits jusqu’aux plus grands les
30 Sépharades n’ont point leur pareil dans l’étude des versets »
42

. Quant à Joseph Athias, lorsqu’il hésitait pour traduire certains passages difficiles, il se
rendait dans les
batey midroshim43
des Sépharades, « grands maîtres de la Torah et fort versés dans l’étude de la Bible » 44
, afin de les questionner et d’introduire le minimum d’erreurs dans sa version en
yiddish. Les deux traducteurs s’accordent également pour stigmatiser les défauts
majeurs des
melamdimdans leshadorim 45

: la primauté accordée au Talmud au détriment du texte biblique. Dès leur plus jeune
âge, les enfants sont confrontés à des textes d’une trop grande complexité.
L’enseignement est fondé sur la récitation par cœur et la mémorisation, au détriment
des règles grammaticales, d’où une connaissance incertaine de l’hébreu et une
compréhension illusoire des textes. Uri Phoebus écrit à ce sujet :

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Le maître n’a d’autre but que d’apprendre laGuemara


au jeune élève. […] On commence l’apprentissage de l’enfant à l’envers : avant
même qu’il sache prier, on commence le Pentateuque, puis on passe trop vite aux
mishnayot46. Mais compte tenu du développement de son intelligence, il n’y
comprend goutte. L’enfant gazouille comme un oiseau mais il ne saisit pas ce qu’il
gazouille.
47

Les deux traductions en yiddish d’Amsterdam marquent une transformation radicale


dans les modes d’accès à la tradition : la Bible dans son sens obvie est pour ainsi dire
réhabilitée. Elle redevient le texte central de l’étude, de la transmission, de
l’apprentissage. La lecture de ces deux Bibles au delà des variantes lexicales ou
morphologiques donne une impression de cohérence stylistique et d’unité. Elles ont eu
un rôle fondateur à la fois dans la mise à distance des versions anciennes, jugées
obsolètes, et dans la transformation des pratiques de traduction du texte biblique. En
31 cela elles annoncent déjà les formes littéraires modernes dont celles des écrivains de la
Haskala
. Autre influence, cette fois négative : c’est contre ces deux traductions de la Bible que
Moses Mendelssohn entreprend en réaction sa propre traduction en nouveau
Hochdeutsch
. Si ces deux œuvres de Blitz et de Witzenhausen n’ont guère eu de retentissement à
leur époque, elles n’en prouvent pas moins que la traduction en langue vernaculaire a
été un terrain privilégié d’expérimentation, de renouveau des modes de transmission
de la tradition biblique. En cela elles ont joué un rôle évident dans l’évolution de la
langue et de la littérature yiddish entre l’époque ancienne et moderne
48.

ANNEXE 1 : Début de Be’er Moshé qui montre bien la technique employée dans ces glossaires
bibliques : à chaque expression hébraïque – à gauche – correspond une traduction calque en
yiddish – à droite.

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40

ANNEXE 2 : Frontispice de deux éditions de Tsenerene : Nowy Dwor 1784 (à droite) et Vilnè ou
Vilnius 1895 (à gauche).

ANNEXE 3 : Tsenerene (yiddish) : début de la péricope Lekh lekha, Genèse XII.

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ANNEXE 4 : Traduction du passage de Tsenerene, Genèse XII par Jean Baumgarten, Le commentaire
sur la Torah – Tseenah ureenah, Paris, Éditions Verdier-poche, 1987, p. 98.

NOTES
1. Jean Baumgarten, Introduction à la littérature yiddish ancienne, Paris, Les Éditions du Cerf, 1993,
p.109.
2. talmid hakham : (hébreu) : érudit en matières juives qui n’a pas encore été fait rabbin. Il
représente ensuite un idéal du judaïsme rabbinique qui exige, outre l’érudition, une personnalité
aimable et de nombreux traits éthiques.
3. Le Shema Israël – litt. : « Écoute Israël » – est le texte principal de la liturgie juive. Composé de
trois extraits de la Torah, on le récite matin et soir accompagné de bénédictions.
4. Birkat Ha-mazon – litt. : « Bénédiction de la nourriture » – est la prière juive récitée après
chacun des trois repas.
5. hevres : on connaît ainsi dans la société ashkénaze des hevres mishnayes, confréries d’étude de la
Mishna, des hevres Eyn Yankev, confréries d’étude du Eyn Ya‘akov, recueil des parties aggadiques
du Talmud.
6. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 116-118.
7. targum : traduction de la Bible hébraïque en araméen, texte hébreu de la Torah accompagné de
commentaires en araméen, langue qui s'était substituée à l'hébreu pendant la captivité des Juifs à
Babylone (entre – 586 et – 538).
8. parasha : synonyme de sidrè, autre terme pour désigner la péricope hebdomadaire lue le
shabbat matin à la synagogue.

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9. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 120-121.


10. Koïnè : (grec) : commun. Il s’agit des langues communes à une population donnée.
11. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 118-119.
12. Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart (c. 1260 – c. 1328) : théologien et philosophe
dominicain, le premier des mystiques rhénans.
13. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 122-123.
14. halakhah : la loi juive.
15. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 123-124.
16. Vaybertaytsh – litt. : yiddish pour les femmes.
17. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 129-130.
18. Cf. en annexe 1 le début de Be’er Moshé qui montre bien la technique employée dans ces
glossaires bibliques : à chaque expression hébraïque – à gauche – correspond une traduction
calque en yiddish – à droite.
19. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 133-135.
20. esrim ve-arba’ : (hébreu) – litt. : vingt-quatre, c’est-à-dire les Vingt Quatre livres de la Bible
hébraïque.
21. Transcriptions en yiddish des chansons de geste de l’Occident chrétien. L’un des buts de la
littérature yiddish ancienne est de lutter contre les influences des lectures profanes.
22. hazn : (hébreu) : chantre à la synagogue.
23. hevres tehilim : (hébreu) : confréries saintes dans lesquelles on étudiait et on récitait les
Psaumes.
24. sifrey refu’es : (hébreu) : livres de médications.
25. melamed : (hébreu) : enseignant.
26. De midrash, pluriel midrashim : (hébreu) : commentaire autour du texte biblique.
27. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 141.
28. Cf. en annexe 2 le frontispice de deux éditions : Nowi Dwor, 1784, et Vilnè, 1895.
29. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 145-146.
30. Ibid., p.146-147.
31. Id.
32. Ibid., p. 149.
33. De aggada, pluriel aggadot : (hébreu) : commentaire et légendes autour du texte biblique.
34. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 149.
35. Il faut à ce sujet rappeler l’importance que la Tsenerene aura en tant que source lexicale pour
des écrivains yiddish modernes, et notamment le premier d’entre eux Mendele Moykher Sforim
(1836 – 1917), fondateur de la littérature yiddish moderne.
36. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 151-152.
37. Haskala : (hébreu) : mouvement des Lumières juives (1780-1880).
38. Maskilim : (hébreu) : tenants de la Haskala.
39. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 153-154.
40. Torah, nevi’im, ketuvim bileshon ashkenaz : (hébreu) : Le Pentateuque, les Prophètes, les textes
hagiograhiques en langue ashkénaze, c’est-à-dire yiddish.
41. J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 158-159.
42. Cité par J. Baumgarten, ibid, p. 159.
43. batey midrashim : hébreu, pluriel de beysmedresh : maisons de prière et d’étude.
44. Cité par J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 159.
45. hadorim : pluriel hébreu de heder : école maternelle et primaire.
46. mishnayot : (pluriel hébreu) : premiers commentaires de la Bible.
47. Cité par J. Baumgarten, Introduction, op. cit., p. 159.
48. Ibid., p. 160-161.

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RÉSUMÉS
Le yiddish, langue de fusion parlée par les Juifs d’Europe centrale et orientale pendant près de
mille ans, a donné lieu, dès le XVIe siècle, à une littérature abondante et variée. Il existe ainsi un
nombre impressionnant de poèmes, pièces de théâtre, romans et essais mais également de
traductions des grands classiques de la littérature universelle… et bien sûr de la Bible. Celle-ci a
fait l’objet de nombreuses traductions, en vers et en prose dont la plus célèbre, la Tsenerene, est
présentée et illustrée dans cet article. En fait, plutôt que d’une traduction, il s’agit d’un
commentaire du Pentateuque, des cinq Rouleaux et des lectures bibliques correspondant à la
péricope hebdomadaire lue le Shabbat à la synagogue, les haftoyres. Cet ouvrage composé par
Yaaqov ben Yitshok Ashkenazi de Janow au XVIe siècle nous est parvenu dans l’édition de Lublin,
1622. L’auteur s’est inspiré d’une multitude de sources, à la fois des exégèses du Pentateuque, des
légendes talmudiques et midrashiques, des extraits du Zohar, des commentaires médiévaux ainsi
que des considérations morales ou concernant les usages. Son titre est une citation du Cantique
des Cantiques, en hébreu : Tsenah u-reenah benot Tsiyon (III,11) : « Sortez et voyez filles de Sion
» et indique bien que le livre est essentiellement destiné aux femmes et aux jeunes filles. Il s’agit
d’une « véritable encyclopédie populaire de la tradition et d’un guide spirituel ou moral à l’usage
des non-initiés. Cette forme anthologique explique qu’il demeure le livre yiddish le plus répandu
dans les communautés juives ashkénazes » (Baumgarten Jean, Introduction à la littérature
yiddish ancienne, Paris, Éditions du Cerf, 1993, p. 46).

As a fusion language spoken by Central and East European Jews for about a thousand years,
Yiddish gave birth, as soon as in the 16th century, to an abundant and varied literature. Thus we
can find quite an impressive number of poems, theatre plays and essays but also of translations
of the world classical works… and of course of the Bible. The latter has been translated in many
ways, in verse and in prose, and the most famous of all, the Tsenerene, will be presented and
illustrated in this article. As a matter of fact, rather than a translation, it is a commentary of the
Pentateuch, of the Five Scrolls and of the biblical readings corresponding to the weekly sections
read on Shabbat at the synagogue, the haftoyres. The first copy to be found of this book,
composed by Yaakov ben Yitshok Ashkenazi of Janow in the 16th century, was the Lublin edition,
1622. The author drew his inspiration from a whole range of sources :Pentateuch commentaries,
Talmudic and Midrashic legends, excerpts from the Zohar, mediaeval commentaries as well as
moral or customs considerations. The title itself is a quote from The Song of Songs, in Hebrew :
Tsenah u-reenah benot Tsiyon (3:11) : “Go forth, O ye Daughters of Zion”, and clearly shows that
the book is principally intended to women and young girls. It is a “real popular encyclopaedia of
the Jewish tradition and a spiritual or moral guide for uninitiated readers. In the form of an
anthology, it remains the most spread Yiddish book among the Jewish Ashkenazi communities »,
(Baumgarten Jean, Introduction à la littérature yiddish ancienne, Paris, Éditions du Cerf, 1993, p.
46).

INDEX
Mots-clés : Bible en yiddish, traduction du texte sacré, langue vernaculaire, Tsenerene, langue
semi-sacrée
Keywords : Bible in Yiddish, translation of the sacred text, vernacular language, Tsenerene, half-
sacred language.

Tsafon, 77 | 2019
44

La traduction comme rédemption


De Moses Mendelssohn à Buber-Rosenzweig

Dominique Bourel

1 Parmi les multiples traductions de la Bible des temps modernes, deux versions
allemandes s’imposent par leur qualité intrinsèque et leur valeur mythique : celle de
Moses Mendelssohn au XVIIIe siècle et celle de Martin Buber et Franz Rosenzweig au
XXe siècle.
2 En réalité, comme nous allons le voir, les deux projets sont opposés bien que fondés sur
le même constat : en Allemagne, comme dans toute l’Europe, la Bible et sa science
étaient confisquées par des savants chrétiens. Il importait donc de reprendre
possession d’un texte non seulement hébraïque mais encore juif. Sur ce plan, ces deux
traductions connurent d’ailleurs le même succès et elles sont très souvent citées. Sont-
elles toujours lues ?

La Bible de Moses Mendelssohn


3 Mendelssohn (1728/29-1786) voulait travailler à l’émancipation des juifs en Europe et,
dans son cas précis, en Allemagne. Aussi traduisit-il le Pentateuque en hochdeutsch
(haut allemand), transcrit avec des caractères hébraïques afin que les juifs (qui
parlaient essentiellement le yiddish et l’écrivaient en caractères hébraïques) puissent
apprendre la langue du pays dans lequel ils voulaient s’intégrer. Un prospectus pour
obtenir des souscriptions fut diffusé dès 1778 : Alim li-teroufa [Feuillets en guise de
remède] et la parution à Berlin des divers volumes s’échelonna entre 1780 et 1783.
4 Mendelssohn n’hésita pas à utiliser les traductions chrétiennes, surtout celle de Luther
et de Calvin. Outre cette double novation, il s’entoura de quelques collaborateurs (les
Biouristes) pour mener à bien un commentaire [Be’ur], en hébreu celui-là, dans lequel
étaient explicités ses choix de traduction. La recherche récente a fait des progrès
significatifs dans l’intelligence de cette entreprise1. Dans sa lettre en hébreu du 25 mai
1779 à Avigdor Levi, Mendelssohn revient sur les raisons de son entreprise :
J’ai traduit l’Écriture en allemand non pas pour me faire remarquer par mon travail
et me faire un nom dans le pays, ou bien dans l’espoir d’un gain matériel, mais pour

Tsafon, 77 | 2019
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mes fils que Dieu m’a gardés. Mon fils aîné est mort – une épreuve venue de Dieu –
et il me resta seulement mon fils Joseph, – que Dieu affermisse son cœur avec Sa
Torah –. Je lui donnai donc la traduction allemande afin qu’il puisse, par elle,
comprendre le sens simple (pschat) de l’Écriture jusqu’à ce que l’enfant grandisse et
comprenne par lui-même.2
5 Mendelssohn n’est pas opposé au travail de la philologie historico-critique qui naît
exactement pendant cette période en Allemagne. Mais il croit dans l’origine divine de
l’Écriture. Pour lui il n’y a aucun doute :
La langue sainte dans laquelle ont été écrits les vingt quatre livres que nous
possédons aujourd’hui est la langue dans laquelle Dieu a parlé au premier homme
(Adam) à Caïn, à Noé, aux patriarches ; dans laquelle il a fait entendre les Dix
Paroles sur le mont Sinaï ; dans laquelle ont été écrites les Tables de la Loi et dans
laquelle il a parlé avec Moïse et avec ses prophètes.
6 Voilà ce qu’il écrit dans Or li-netiva [lumière sur le sentier], l’expression est tirée du Ps.
119 : 105, son introduction aux volumes de sa Bible : Sefer Netivot ha-shalom [livre des
sentiers de la paix]. Malgré une tradition déjà longue, il refuse d’employer dans sa
traduction et son commentaire le judéo-allemand (ou yiddish) en raison de son
caractère hybride, parce qu’il souhaite que les juifs utilisent soit l’allemand soit
l’hébreu, qu’il connaît d’ailleurs parfaitement. En réalité l’expérience montre qu’il
fallait déjà bien connaître l’allemand pour comprendre ce texte. Le lecteur juif
déstabilisé, parce que néophyte en haut allemand, pouvait néanmoins s’appuyer sur le
commentaire en hébreu.
7 Cette traduction fut critiquée par de hautes autorités rabbiniques, Ézéchiel Landau de
Prague, Raphaël Cohen de Hambourg et Pinhas Hourwitz de Francfort, mais on pense
aujourd’hui excessif de dire qu’ils auraient prononcé à son égard un herem, une
excommunication. Le célèbre Moses Schreiber, le Hatam Sofer, était pourtant formel,
enjoignant de « ne pas toucher aux livres de Mendelssohn » ; ce qui n’empêcha pas son
fils de souscrire à l’entreprise ! Cette dernière connut un succès évident en termes
d’écho, de réédition et de débats. Mendelssohn était excellent prosateur, critique
littéraire réputé, philosophe très célèbre qui avait remporté devant Kant le premier
prix de la classe de philosophie spéculative de l’académie de Berlin. Son Phédon avait
été traduit en dix langues avant la fin du XVIIIe siècle ! De plus il offrait en même
temps, avec sa Jérusalem (1783), une véritable charte du judaïsme moderne, une
séparation nette entre intégration et assimilation, et surtout une plaidoirie en faveur
de la séparation de l’Église, du Temple et de la Synagogue d’avec l’État.
8 Un seul exemple peut suffire pour montrer la créativité de la Bible de Mendelssohn :
Luther pour traduire la fameuse nomination de Dieu par lui-même dans Exode 3 : 14,
donne : Ich werde sein der ich sein werde [je deviendrai celui que je deviendrai] ce que
Mendelssohn rend par : Ich bin das Wesen welches ewig ist [Je suis l’Essence qui est
éternelle]. Ce choix de traduction, où s’entend « l’Éternel » de Calvin et des huguenots
présents à Berlin, a été très commenté. Mendelssohn s’en explique largement dans son
Be’ur. Le tétragramme possède trois sens : pérennité, existence nécessaire et
providence. Or il n’y a pas de terme allemand qui rende simultanément ewig, notwendig
et vorsehend. Plus tard Rosenzweig, qui a consacré peu de temps avant sa mort un
article à la question3, pense que Mendelssohn a mal tranché sous l’influence de
Maïmonide et de Calvin.
9 Mais cette Bible et ses commentaires restent aujourd’hui encore un superbe
témoignage du débat entre le judaïsme européen et les Lumières. Elle a aussi le mérite

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de lancer un véritable genre littéraire, la traduction de sources juives en allemand dont


la chaîne est bien connue, qui commence avec Leopold Zunz et s’achève avec la
traduction biblique dite de la communauté de Berlin durant la République de Weimar
en passant par celles de Samson Raphael Hirsch et de Ludwig Philippson. Bien entendu,
on reconnaît encore aujourd’hui l’aspect iconique de la traduction de Mendelssohn,
plutôt citée comme un geste savant et intellectuel ouvrant sur un monde nouveau : la
« symbiose » judéo-allemande. Cette Bible a sans doute eu plus d’effet qu’on ne le croit,
même sur les juifs d’Europe restés très observants. À lire la liste des souscripteurs que
nous possédons, on ne peut lui dénier une certaine influence. En effet, non seulement
l’Allemagne est bien présente, tout comme la France, mais aussi l’Europe orientale 4.

La Bible de Buber et Rosenzweig


10 Martin Buber (1878-1965) et Franz Rosenzweig (1886-1929) s’attelèrent à une traduction
visant l’effet inverse de celui recherché par Mendelssohn : faire entendre dans
l’allemand un peu de l’hébreu disparu dans la perception chrétienne de la Bible
hébraïque, médiatisée en Allemagne par Martin Luther et Jean-Sébastien Bach 5. À partir
de 1925 jusqu’à la mort de Rosenzweig (1929), les premiers volumes, publiés sans
commentaires, offrirent une nouvelle traduction qui constitua un événement très
débattu, dont l’audience dépassa largement le seul public juif cultivé. Buber poursuivit
et acheva seul l’entreprise à Jérusalem, en 1961, suscitant l’un des plus beaux textes de
Scholem, que nous lirons plus bas.
11 Lorsqu’il traduit la Bible avec Franz Rosenzweig, Martin Buber a déjà une longue
carrière derrière lui : il est connu comme faisant partie de la jeune garde du sionisme,
dans sa version humaniste et culturelle, et en tant que spécialiste du Hassidisme qu’il a
contribué à faire redécouvrir. Il est un véritable héraut du « rajeunissement » du
judaïsme en Allemagne et en Europe, notamment grâce à ses Discours sur le Judaïsme.
C’est aussi un philosophe écouté depuis son retentissant Je et Tu (1923). Il enseigne
d’ailleurs à Francfort à l’université et dans le Lehrhaus fondé par Rosenzweig. On
connaît assez bien la genèse de leur traduction de la Bible, non seulement par
l’abondante documentation rassemblée dans les archives Martin Buber de la
Bibliothèque nationale de Jérusalem, mais encore par leur correspondance 6.
12 C’est un jeune éditeur catholique, Lambert Schneider, qui prit l’initiative de cette
nouvelle traduction en allemand :
Je ne sais pas si vous êtes convaincu de la nécessité d’une édition pratique de la
Bible, en tout cas, aujourd’hui, une telle édition manque pour ceux qui en sont
démunis. L’édition que je prévois doit bien évidemment être réalisée dignement,
mais ne doit pas être un article de luxe que l’on met dans la bibliothèque mais que
l’on n’ose pas lire. Je cherche un homme auquel je puisse confier la rédaction et je
sais que, si vous acceptiez le travail, il serait entre les meilleures mains. C’est une
grande sollicitation que je vous fais, c’est aussi un grand risque financier pour un
jeune éditeur, mais j’espère quand même éveiller votre intérêt. (Lettre du 6 mai
1925).
13 Buber qui avait déjà eu un tel projet avant la Première Guerre mondiale n’hésita pas
longtemps ; mais il demanda d’abord l’accord de Franz Rosenzweig afin de travailler
avec lui. Buber fit régulièrement le voyage de Francfort afin de discuter péricope par
péricope de la traduction avec l’aide du jeune Nahum Glatzer, d’autant plus que la
maladie de Rosenzweig allait en s’aggravant. Dès la parution du premier volume en

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1925, le débat s’embrasa dans toute l’Allemagne, juive et non juive, allant de
l’enthousiasme public aux critiques véhémentes ! Buber et Rosenzweig publièrent des
réponses aux critiques et revinrent sur leurs principes7. Comme l’écrivait Raphael
Buber dans une lettre à son père (fin 1925), on lisait de l’allemand mais on entendait de
l’hébreu. « C’est une double caractéristique qui distingue l’Écriture, ce qu’on appelle
l’Ancien Testament, des grands livres des religions universelles. La première est qu’ici
l’événement et la parole se situent résolument dans le peuple, dans l’histoire, dans le
monde ». La seconde caractéristique est que cette écriture est une Loi. Mais surtout
Buber insista toute sa vie sur le caractère oral de la Bible, c’est un livre qu’il faut lire
qu’il faut entendre. La révélation s’incarne dans une voix. La lecture doit être une
profération. Buber et Rosenzweig, très au fait de la science allemande, conservaient
néanmoins pas mal d’humour, désignant la strate R ( Redaktor) par Rabbenou, notre
maître !
14 « La structure des sons de l’allemand ne reproduira jamais celle des sonorités de
l’hébreu, mais elle peut, développée à partir d’une impulsion analogue, exerçant un
effet semblable, lui répondre en allemand, la germaniser » selon Buber. Paronomase,
colométrie, réhébraïsation des noms propres, importance des racines, Buber invente
toute une série de moyens pour faire claquer un texte presque anesthésié par les
versions chrétiennes de Luther et de Bach. Il insiste sur la fonction hébraïque de la
répétition de mots clés : « La phrase biblique entend être saisie de manière biblique,
c’est-à-dire dans l’atmosphère produite par le retour des mêmes termes
fondamentaux »8. Il faut déconceptualiser les mots, conserver le sens des rapports des
termes entre eux. Dans ses livres Buber donne beaucoup d’exemples et dialogue avec de
grands exégètes comme Hermann Gunkel et des exégètes juifs comme Benno Jacob,
sans négliger non plus les versions catholiques puisqu’il a noué des contacts avec
l’École biblique des dominicains de Jérusalem !
15 Comme exemples de leur méthode, rappelons Genèse 1 : 2. Là où Luther disait « Die Erde
war wüst und leer », Buber et Rosenzweig conservant l’assonance de Tohu va-Vohu disent
« Die Erde aber war Irrsal und Wirrsal ». Le passage le plus célèbre est bien entendu
Ex. 3 : 14, ehye asher ehye non pas tant « je suis celui qui suis » [Ich werde sein der ich sein
werde] mais « je serai là en tant que moi qui serai là » [Ich werde dasein, als der ich dasein
werde]. Buber précisait que plus qu’une traduction il s’agissait d’une « Verdeutschung »,
d’une germanisation du texte sacré. Buber n’a jamais cessé de réviser sa version
allemande de la Bible, jusqu’à peu de temps avant sa mort !
16 Voici, comme nous l’annoncions plus haut, une partie de l’allocution de Scholem lors de
la petite cérémonie organisée à Jérusalem, à l’occasion de la parution du dernier
volume de la traduction complète de la Bible Buber-Rosenzweig, en février 1961.
Je ne sais plus exactement dans quelles circonstances, en 1924 ou 1925, vous avez
décidé avec Rosenzweig de vous lancer dans cette entreprise. J’étais alors déjà en
Palestine. Mais je crois vraiment que ce fut, comme cela arrive quelquefois, l’effet
d’une volonté providentielle. […] Quel défi pour quelqu’un comme vous que le texte
même de l’écriture sainte ! Il faut plus que la tension de l’artiste et plus que la
précision du philologue, surtout quand on reçoit le texte, comme Rosenzweig et
vous l’avez fait, avec la volonté d’y reconnaître un point de vue spirituel et quand
on est touché par lui. Vous avez mis beaucoup de vous même dans cette œuvre,
même en ne voulant rien faire d’autre qu’une traduction la plus fidèle possible. […]
Si je considère l’intention première qui fut la vôtre et celle de Rosenzweig en vous
lançant dans cette entreprise, je serais tenté de dire que vous vouliez adresser un
appel au lecteur : mets-toi à apprendre l’hébreu ! Car votre traduction ne vise à

Tsafon, 77 | 2019
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aucun titre à rendre la Bible en un allemand qui en fournirait la claire


compréhension par-delà toutes les difficultés. Au contraire, vous avez mis un soin
particulier à ne pas rendre la Bible plus simple qu’elle n’est. Ce qui dans la Bible est
clair, dans votre traduction demeure clair, ce qui est difficile demeure difficile et ce
qui est incompréhensible demeure incompréhensible. Vous ne jetez pas le lecteur
dans les illusions et vous ne lui faites pas de concessions. Le lecteur est sans cesse
renvoyé à sa propre réflexion. Votre vœu c’est qu’il en vienne à se demander :
qu’est-ce qui cherche à s’exprimer ici ? Vous ne faites grâce de rien et vous ne
rendez pas le texte plus facile. Au contraire, vous avez le sens aigu des obstacles et
des difficultés qui se cache sous le flot apparemment limpide de la prose ou de la
poésie. Je dirais presque que vous avez voulu rendre le texte plus ardu, afin que les
mots ne cessent de toucher le lecteur toujours plus directement. La méthode que
vous avez cru devoir retenir est la plus grande littéralité possible, une littéralité qui
parfois paraît aller jusqu’à la limite et au-delà. Convaincu que la langue hébraïque
est d’une structure abrupte, vous avez cherché à rendre cette structure dans votre
traduction. Pas de conjonctions, pas de transitions lorsque l’hébreu n’en comporte
pas ! Pas de facilité avec un texte sublime ! Vous avez voulu qu’il soit gardé dans son
abrupte dignité.
17 Puis Scholem commente l’importance que Buber attachait à « la parole parlée » qui
« cherche par tous les moyens à obliger le lecteur à lire le texte tout haut ». Il ajoute
que cette traduction est aussi un véritable commentaire.
Chaque fois qu’il nous est arrivé, à la plupart d’entre nous, de rencontrer dans la
Bible des passages difficiles, nous nous sommes demandés : qu’est-ce que Buber
dirait ici ? À peu près comme nous disions entre nous : qu’est-ce que Rachi en dit ?
Cette incorporation du commentaire dans la lettre même de la traduction me paraît
un des résultats les plus remarquables de votre œuvre.
18 Marquant la longue interruption entre les débuts et la fin de la publication et les
éditions différentes entre 1925 et 1961, Scholem achève par un beau compliment :
Il est désormais possible de lire le texte de la Bible en toute sérénité. La précision
n’a pas été sacrifiée, mais on discerne maintenant une sorte de discrétion, qui vous
fait adopter un style plus naturel, plus équilibré, celui de la parole parlée. Cela
révèle une maîtrise qui se passe maintenant de ces audaces et atteint son but avec
une certaine discrétion. Les mots du texte biblique ne sont plus constamment sous-
tendus par ce qu’ils doivent évoquer, comme on l’éprouvait souvent dans la
première traduction. C’est merveille que cette traduction soit devenue à présent
une œuvre de maturité d’une telle pénétration exégétique et d’une telle fidélité
linguistique.
19 Enfin il remarque que le nom de Dieu n’apparaît jamais comme tel dans cette
traduction mais est remplacé par des pronoms, Je, Tu, Il.
Ce n’est pas là la moindre des nombreuses et audacieuses innovations de votre
traduction. Elle repose sur votre conviction que, dans un livre qui parle du règne de
Dieu dans la création et dans l’histoire le Nom de Dieu qu’ont connu les anciens
écrivains bibliques n’a pas besoin de nous être livré, si ce n’est indirectement. Vous
avez ainsi trouvé le moyen de concilier la traditionnelle crainte Dieu qui interdit de
prononcer le Nom sacré et l’exigence de la parole biblique qui est de pouvoir être
lue et ainsi entendue.
20 Les deux derniers paragraphes sont bien connus et tragiques : en effet lorsque cette
traduction fut entreprise, association d’un sioniste et d’un non sioniste, on pouvait la
considérer comme le cadeau de l’invité, Gastgeschenk offert par les juifs à l’Allemagne.
[…] mais les événements ont pris une tournure différente. Peut-être allez-vous vous
récriez si je pose la question qui me vient invinciblement à l’esprit, mais je m’en
réjouirais : à qui s’adresse à présent cette traduction et sur qui aura-t-elle de

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l’influence ? Si l’on envisage les choses avec le regard de l’historien, cette


traduction ne peut plus être le Gastgeschenk des juifs d’Allemagne. Elle sera plutôt –
je dis cela non sans désagrément – elle sera la pierre tombale, Grabmal d’une
relation qui a été anéantie dans une catastrophe effroyable.9
21 Depuis plus de cinquante ans cette traduction a une autre histoire, qu’il faudra aussi
suivre un jour10. Elle existe en livre de poche et elle est souvent citée, comme l’écrit
Scholem, pour connaître les choix exégétiques de Buber, comme l’est celle d’André
Chouraqui de nos jours.
22 Ainsi, les traductions de Mendelssohn et de Buber-Rosenzweig peuvent être aussi
considérées comme un dialogue engagé avec le monde chrétien dans lequel nos auteurs
vécurent, ainsi qu’un débat avec la science (philologie, histoire etc.) de ce monde. Il est
frappant de constater en retour l’intérêt évident des traducteurs chrétiens pour ces
versions juives.

NOTES
1. Outre l’excellente étude de Jean Lederman, La philosophie des lumières dans l’exégèse de Moses
Mendelssohn, Paris, Champion, 2013, ainsi que celle d’Éli Schonfeld, L’apologie de Mendelssohn,
Lagrasse, Verdier, 2018, et une traduction des Écrits juifs par René Lévy, Lagrasse, Verdier, 2018,
on possède depuis peu une excellente anthologie due à Edward Breuer, Moses Mendelssohn’s
Hebrew Writings, New Haven and London Yale UP, 2018. Voir aussi le récent Moses Mendelssohn.
Enlightenment, Religion, Politics, Nationalism, eds. Michah Gottlieb et Charles H. Manekin, Bethesda,
Maryland, UP of Maryland, 2015.
2. Moses Mendelssohn, Gesammelte Schriften, Jubiläumsausgabe, Bd. 19, p. 251-253 (en allemand, Bd.
20,2, p. 370-374).
3. Franz Rosenzweig, « L'Éternel. Mendelssohn et le nom de Dieu » dans Franz Rosenzweig,
L'Écriture, le verbe et autres essais, trad. Jean-Luc Evard, Paris, PUF, 1998, p. 113-130.
4. Une des meilleures synthèses reste encore le chapitre dévolu à la Bible de Mendelssohn dans le
classique Joseph Meisl, Haskalah. Geschichte der Aufklärungsbewegung unter den Juden in Russland,
Berlin, 1919, rééditée et corrigée par Andreas Kennecke, Berlin, 2009.
5. Il existe une importante littérature dans plusieurs langues sur cette traduction. Voir Maurice-
Ruben Hayoun, Martin Buber - une introduction, Paris, Pocket Agora, 2013 et Dominique Bourel,
Martin Buber. Sentinelle de l’humanité, Paris, Albin Michel, 2015. On possède désormais (2001-2019)
une superbe édition presque achevée des œuvres de Martin Buber sous la direction de Bernd
Witte et de Paul Mendes Flohr en 20 volumes, Martin Buber, Werkausgaben Gütersloh, Gütersloher
Verlagshaus.
6. Voir les trois volumes publiés Briefwechsel, sous la direction de Grete Schaeder, Heidelberg,
Kösel et Lambert Schneider 1972-1975. Nous citons, quand cela est possible, notre traduction avec
Florence Heymann, Lettres choisies de Martin Buber 1899-1965, Paris, CNRS Éditions, 2004.
7. Franz Rosenzweig, L’Écriture, le verbe et autres essais, tr. Jean-Luc Evard, Paris, PUF, 1998 ; Martin
Buber, L’Écriture et sa traduction, tr. Marc B. de Launay et al., Paris, 2003. Buber a publié aussi
d’autres ouvrages sur la Bible (La foi des prophètes, Moïse etc.) dans lesquels il répond à ses
critiques.

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8. Gershom Scholem, « L'achèvement de la traduction de la Bible par Martin Buber » dans Le


messianisme juif. Essai sur la spiritualité du judaïsme, tr. Bernard Dupuy, Paris, Calmann-Levy 1974, p.
441-447.
9. Gershom G. Scholem, Le messianisme juif. Essai sur la spiritualité du Judaïsme, tr. Bernard Dupuy,
Paris, Calmann Lévy, 1974, p. 440-447.
10. L’anniversaire de la traduction a donné lieu à deux colloques, à Heidelberg et à Heppenheim.
Voir Daniel Krochmalnik et Hans-Joachim Werner (Hg.) 50 Jahre Martin Buber Bibel, Münster, Litt,
2014 ; et Andreas Losch, Thomas Reichert et Johannes Wassmer (Hg.) ‘Alles in der Schrift ist echte
Gesprochenheit’. Martin Buber und die Verdeutschung der Schrift, Lich, AV Verlag, 2016. Il existe des
disques et CD de la Bible lue par Martin Buber et la Güterlsoher Verlagshaus a publié une superbe
édition Die Schrift, avec illustrations de Marc Chagall, Gütersloh, 2007.

RÉSUMÉS
Parmi les multiples traductions de la Bible des temps modernes, deux versions allemandes
s’imposent par leur qualité intrinsèque et leur valeur mythique : celle de Moses Mendelssohn, au
XVIIIe siècle, et celle de Martin Buber et Franz Rosenzweig, au XXe siècle. En réalité les deux
projets sont opposés : Mendelssohn (1728-29/1786) veut travailler à l’émancipation des juifs en
Europe et, dans son cas précis, en Allemagne. Aussi il traduit le Pentateuque en hochdeutsch
(haut allemand), mais avec des caractères hébraïques afin que les juifs puissent apprendre cette
langue du pays dans lequel ils voulaient s’intégrer. La traduction commencée en 1778 parut à
Berlin entre 1780 et 1783. Il n’hésita pas à utiliser les traductions chrétiennes, surtout celles de
Luther et de Calvin. Outre cette double novation, Mendelssohn s’entoura de quelques
collaborateurs pour mener à bien un commentaire (Be’ur), en hébreu celui-là, dans lequel étaient
explicités les choix de traduction. La recherche récente a fait des progrès significatifs dans
l’intelligence de cette entreprise. Martin Buber (1878-1965) et Franz Rosenzweig (1886-1929)
s’attelèrent à une traduction visant l’effet inverse : faire entendre dans l’allemand un peu de
l’hébreu disparu dans la perception de la Bible par les chrétiens, médiatisée en Allemagne par
Luther et Bach. À partir de 1925 jusqu’à la mort de Rosenzweig (1929), les volumes, sans
commentaires, offraient une nouvelle traduction qui fut un événement, abondamment discuté,
dépassant de beaucoup le public juif cultivé. Buber l’acheva seul à Jérusalem en 1961, suscitant un
des plus beaux textes de Scholem qui se demandait alors qui, à cette date, pourrait lire cette
traduction, et si elle n’était pas une épitaphe d’un monde disparu.

Among the many translations of the Bible in modern times, two German versions are important
for their quality and mythical value – the translation of Moses Mendelssohn, and the translation
of Martin Buber and Franz Rosenzweig. The two projects are radically differents. Moses
Mendelssohn (1728-29/1786) wanted to contribute to the Emancipation of the Jews in Europe
and, in his case, in Germany. Then he translated the Pentateuch in hochdeutsch, but in Hebrew
letters so that his fellow Jews could learn the language of the country where they wanted to live.
The translation was published in Berlin between 1780 and 1783. He did not hesitate to use, for
example, the Christian translations of Luther and Calvin. Following this double innovation, he
gathered around him a little group of scholars in order to write a commentary in Hebrew (Be’ur)
where he explained his choices in translation. Recent research has made considerable progress in
this field. Martin Buber (1878-1965) and Franz Rosenzweig (1886-1929) wanted to achieve

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something else : read German, but hear Hebrew – something that had practically disappeared in
the Christianized versions of Luther and Bach ! From 1925 until Rosenzweig’s death (1929), the
volumes without commentary were a much mediatized cultural event, not only for the Jews with
a strong cultural background. Buber published all the other volumes on his own. The last volume
was released in Jerusalem in 1961 – an occasion for Gershom Scholem, in a beautiful text he
wrote, to wonder who would read this German version, and whether it was an epitaph to a
vanished world.

INDEX
Mots-clés : Mendelssohn, Buber, Rosenzweig, émancipation des juifs, Be’ur
Keywords : Mendelssohn, Buber, Rosenzweig, Emancipation of the Jews, Be’ur

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Traduire la Bible au XIXe siècle.


Pour quoi ? Pour qui ?
Les traductions de Samuel Cahen et du rabbinat

Danielle Delmaire

1 Au XIXe siècle, parurent deux traductions complètes du texte massorétique de l’hébreu


vers le français, par des juifs de France. Ce même XIX e siècle connut d’autres
traductions, mais partielles, faites par des juifs et des traductions, complètes, réalisées
par des chrétiens qui tenaient compte du texte de la Septante1. Les deux traductions
complètes furent l’œuvre, d’une part, de Samuel Cahen durant la première moitié du
XIXe siècle et, d’autre part, d’un groupe de rabbins rassemblés autour du grand rabbin
Zadoc Kahn, dans la dernière décennie du XIXe siècle. Ces deux traductions furent-elles
complémentaires ou concurrentes et pourquoi la seconde se révéla nécessaire alors que
la première avait connu un certain succès ?
2 En cherchant à comprendre pour quoi et pour qui ces traductions furent entreprises,
des réponses peuvent être apportées à ces questions.

Rappel sur les deux traductions


3 Les deux traductions sortirent au fil de longues années.
4 - Très longues pour Samuel Cahen (Metz 1796 – Paris 1862) : 18 volumes sortirent entre
1831 (t. 1 Genèse) et 1851 (t. 15 Job). La parution ne suivait pas l’ordre des livres, ainsi le
t. 18 (Chroniques) parut en 1839, le t. 17 (Daniel, Ezra, Néhémie) en 1843 la même année
que le t. 12 (Douze petits prophètes) et le t. 16 (Les cinq Meguilot) en 1848 avant Job.
Chaque année, durant la double décennie que dura la publication, vit la parution d’un
tome sauf les années 1837, 1842 et surtout 1844-1845 qui précédèrent la sortie des
Psaumes (t. 13) en 1846. On peut penser que certains livres imposèrent au traducteur
un travail plus difficile et long. Enfin en 1848-1850, Samuel Cahen ne fit rien paraître
mais les événements politiques avaient ralenti son travail, c’est la raison qu’il invoqua
dans l’introduction au livre de Job, sorti en 1851. De plus, il ne se contenta pas de

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traduire. En effet, chaque tome contenait une introduction, des notes en bas de pages,
des remarques voire, en fin de volume, des études confiées à des spécialistes.
5 Ajoutons que durant la décennie 1840, Samuel Cahen fut absorbé par la création (en
1840) et la direction d’un mensuel, Les Archives Israélites, et qu’il assuma également un
enseignement en tant que directeur de l’école israélite de Paris. À ce titre, il produisit
dans les années 1820 des ouvrages de lecture et de vocabulaire de l’hébreu : Cours de
Lecture Hébraïque, suivi de plusieurs prières avec une traduction interlinéaire et un petit
vocabulaire hébreu-français (Metz, 1824), un Précis d’instruction religieuse (Metz, 1829) et
une traduction de la Haggadah de Pâque (Paris 1831-1832).
6 - La traduction de la Bible du rabbinat occupa moins de temps. Elle parut en deux
volumes : le premier en août 1899, en pleine affaire Dreyfus, lors du premier procès de
Rennes, et le second en juin 1906, très peu de temps avant la réhabilitation de Dreyfus
en juillet 1906 et juste après l’année 1905 qui connut les remous politiques aboutissant
à la loi de séparation des Églises et de l’État.
7 Mais l’élaboration du projet s’étala sur de longues années. Le premier projet remonte à
1869. Il est exposé par Benjamin Lipman, grand rabbin de Metz, dans la lettre qu’il
écrivit, le 20 avril 1869, au nouveau grand rabbin du Consistoire central : « Je propose
donc à tous nos collègues de publier en commun, sous couvert du Rabbinat français, en
excluant toute signature individuelle, les livres nécessaires à la régénération religieuse
de nos frères »2. Les événements de 1870-1871 retardèrent d’autant plus le projet que
Benjamin Lipman quitta Metz pour opter en faveur de la France et qu’il fut installé
grand rabbin à Lille, en 1872, où un nouveau poste avait été créé pour lui. Le projet fut
donc repris plus tard, en 1877, par le grand rabbin Isidor mais ce n’est qu’en 1895 que le
grand rabbin Zadoc Kahn parvint à réunir autour de lui un groupe de collègues pour
mener collectivement une nouvelle traduction complète du texte massorétique.
8 La différence de temps, nécessaire pour réaliser ces traductions, s’explique aisément :
une vingtaine d’années pour Samuel Cahen qui travaillait seul, parfois aidé par
quelques savants mais ceux-ci étaient sollicités pour faire une exégèse du texte et non
pour le traduire, contre une dizaine d’années pour plusieurs rabbins réunis sous la
houlette du grand rabbin Zadoc Kahn et qui n’ajoutèrent aucun commentaire ni aucune
note. La différence entre les deux traductions réside aussi dans la postérité de chacune
d’elles. Celle de Samuel Cahen connut un certain succès durant la vingtaine d’années
pendant lesquelles s’étala sa sortie mais, malgré l’immense effort fourni par son auteur,
elle finit rapidement aux oubliettes puisque dès la fin des années 1860, soit à peine 20
ans après la sortie du dernier tome, le grand rabbin Lipman souhaitait une nouvelle
traduction. En revanche, la Bible dite, désormais et depuis plus d’un siècle, du rabbinat
(sans nom d’auteur ni même collectif) connut de multiples rééditions, voire des
éditions bilingues et les juifs de France, ainsi que des chrétiens d’ailleurs, l’utilisent
toujours.
9 Comment expliquer cette différence dans la postérité ? Le contexte du judaïsme en
France au XIXe siècle peut fournir quelques réponses.

Pour quoi traduire la Bible ?


10 La traduction de Samuel Cahen sortit tout le long (ou presque) de la Monarchie de
Juillet, monarchie libérale qui paracheva l’œuvre d’émancipation des juifs commencée

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sous la Révolution. Les derniers actes qui placèrent le judaïsme au même plan que les
autres religions furent la fin du serment more judaïco (ou serment spécifique aux juifs
que ceux-ci devaient prononcer lors des actions en justice)3 et le versement d’un salaire
aux rabbins et ministres officiants4. En outre, le judaïsme commença à avoir pignon sur
rue avec la construction des premières grandes synagogues à Paris et aussi en province
(Bordeaux 1812, Paris rue de Nazareth 1822, Aix-en-Provence 1840, Libourne 1847, Paris
Lamartine 1851 et Nazareth 2 en 1852)5 et en 1829 un séminaire ouvrit à Metz, ville
natale de Samuel Cahen, afin de former le corps rabbinique du royaume. Enfin, la loi
Guizot de 1833 autorisait les municipalités à aider les petites écoles juives qui furent de
plus en plus nombreuses. Ce fut sous la Monarchie de Juillet, donc, que le système
consistorial, mis en place une vingtaine d’années auparavant par Napoléon, se
consolida et prit toute son autorité dans les communautés et ses représentants
devinrent des partenaires écoutés par les instances administratives du Royaume. On
comprend aisément que les élites juives se montrèrent favorables à la monarchie
libérale du roi des Français, Louis-Philippe.
11 Ce fut aussi la période de l’entrée effective des juifs dans la Nation et l’émergence d’une
élite bourgeoise juive qui aspirait, et parvenait, à traiter d’égal à égal avec ses
concitoyens. Toutefois, la situation économique et sociale élevée d’une minorité de
familles juives (Rothschild, Péreire, Crémieux etc.) ne doit pas masquer une réalité plus
prosaïque et étriquée pour l’immense majorité des juifs en France. Mais une classe
moyenne d’artisans et de professions libérales se développait et ambitionnait de
s’intégrer totalement dans la société française, leur religion devenant une affaire
privée excluant toute manifestation publique. Il n’empêche que se fondre dans la
société pouvait encore générer des incidents motivés par l’antisémitisme 6.
Parallèlement, l’émancipation et l’intégration sociales s’accompagnèrent d’un
éloignement de la religion ou, pour le moins, d’une adaptation des rites et des
prescriptions religieuses à la modernité de l’époque. Commencèrent sous la Monarchie
de Juillet, pour se poursuivre ensuite sous les régimes suivants, les débats sur le culte le
dimanche au lieu du samedi, sur la prédication en français, sur l’introduction de chants
et de musique durant les offices. Bref ces changements pouvaient être sentis comme un
laxisme pour les partisans d’une religion plus rigoureuse et traditionnelle.
12 Par ailleurs, c’était aussi l’époque du début de la pénétration, en France, d’un judaïsme
libéral, apparu en Allemagne, qui s’accommodait de la critique exégétique du texte
biblique, avec une distanciation toute scientifique excluant ce que certains nommaient
déjà superstition. Samuel Cahen se plaçait dans ce courant général de libéralisme
religieux et de lecture scientifique du texte biblique. Pour lui, il fallait donc traduire la
Bible pour participer à ce courant.
13 Il faut remarquer encore que cette transformation du judaïsme débutait dans un
contexte de renouveau général des religions : c’était l’époque du premier Réveil chez
les protestants et une réaction religieuse libérale après des années d’athéisme, ou de
déisme, pendant la Révolution, et de surveillance étroite sous l’Empire. La Monarchie
de Juillet connut les premiers remous au sein du clergé catholique avec Lammenais
(1782-1854), Lacordaire (1802-1861), ou encore Montalembert (1810-1870), qui
réclamaient la liberté de conscience voire la séparation de l’Église catholique d’avec
l’État. Parallèlement un vaste effort de rechristianisation animait les Églises à partir de
18307.

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14 En même temps encore, l’intégration des juifs dans la société française avait un revers
de médaille : le grand attrait pour le christianisme et plus particulièrement le
catholicisme. Des conversions retentissantes s’échelonnèrent durant tout le XIX e siècle
accompagnées parfois d’un prosélytisme de la part des convertis, néfaste pour les
communautés juives dont les rabbins avaient la garde. Tel fut le cas des frères
Ratisbonne (Théodore 1802-1884 et Alphonse 1814-1884), issus d’une célèbre famille
juive strasbourgeoise, qui fondèrent, en 1843, la congrégation de Notre-Dame de Sion,
dans le but avoué et proclamé d’amener les juifs à la « vraie religion » (c’est-à-dire
catholique) et qui se fourvoyèrent dans des affaires de conversion d’enfants à l’insu des
parents.
15 Une bonne trentaine d’années plus tard, dans les dernières décennies du XIX e siècle, le
contexte religieux et social avait quelque peu changé. La science du judaïsme avait
progressé en France. Sous l’impulsion de quelques savants juifs comme les frères
Darmesteter ou Derenbourg, Joseph Halévy ainsi que de quelques rabbins comme Israël
Lévi, Isidore Loeb ou Zadoc Kahn fut fondée à Paris la Revue des études juives, émanation
de la toute nouvelle Société des études juives, créée la même année. Elle voulait être (et
était) une société savante pour faire progresser les connaissances en exégèse biblique
juive, en histoire et culture des juifs. En même temps, l’intégration des juifs de classe
moyenne (artisans, commerçants, professions libérales, fonctionnaires), de plus en plus
nombreux, progressait également. Le développement de l’enseignement secondaire et
surtout de l’enseignement primaire, avec les lois de Jules Ferry de 1880-1881 qui
écartèrent aussi les congrégations catholiques de l’instruction des enfants et jeunes
gens (jeunes filles aussi pour l’enseignement secondaire), permit une meilleure maîtrise
de la lecture et de la connaissance qui n’appartenaient plus exclusivement au domaine
de l’érudition et de la science en général. Enfin, les premières vagues d’immigration de
juifs de l’Est (Ostjuden), plus religieux et plus pauvres, commençaient à transformer les
structures sociales de quelques communautés.
16 Tous ces changements donnaient l’impression, à plusieurs rabbins, de vivre une mort
lente du judaïsme français et les convainquaient de la nécessité de raviver les
sentiments religieux de leurs coreligionnaires. La science du judaïsme ne suffisait pas
pour entretenir la flamme religieuse, il fallait aussi et surtout aller vers le peuple et
ranimer ses affinités religieuses. D’autant plus que ces sentiments se vivaient dans un
contexte de laïcisation générale de la société avec les lois républicaines des années 1880
qui aboutirent à la séparation entre les Églises et l’État en 1905 et, plus
particulièrement pour le judaïsme en France, à la création de l’Union libérale israélite,
en 1907 soit un an après la sortie du second volume de la traduction du rabbinat.
17 Ainsi apparaissaient autant de raisons de placer la Bible au cœur de la religion et non
plus de la science.

Pour qui traduire la Bible ?


18 Le but de Samuel Cahen était très clair : donner aux responsables de la communauté
juive de France, et plus spécifiquement aux rabbins, une connaissance solide du texte
biblique en les mettant au fait des dernières connaissances scientifiques concernant
l’Écriture. Ainsi, les rabbins nouvellement formés au séminaire de Metz créé en 1829
(puis transféré à Paris en 1859) et les responsables consistoriaux pourraient, d’une part,
se mesurer à rang égal avec les responsables religieux chrétiens (catholiques et

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protestants) et, d’autre part, pénétrer la haute société érudite et curieuse de ces
connaissances. Ceci paraissait à Samuel Cahen d’autant plus indispensable que, grâce à
l’émancipation, de jeunes juifs français accédaient désormais à la culture profane en
s’inscrivant dans les universités et en abordant des disciplines où la critique
scientifique s’imposait.
19 À la différence de son Cours de Lecture Hébraïque et du Précis d’instruction religieuse qu’il
publia juste avant de s’atteler à la traduction de la Bible, il voulait, avec cette
traduction, offrir à l’élite juive une connaissance solide de la Bible et de sa critique. Les
dédicaces qu’il étala dans les pages d’introduction de ses différents volumes sont
explicites à cet égard. Le lectorat de sa traduction appartenait à cette élite juive
française comme un Crémieux, membre du Consistoire central, un Furtado de
Bordeaux, un Fromenthal Halévy qui appartenait à l’Opéra de Paris et débutait une
brillante carrière de musicien, un Ratisbonne président du Consistoire israélite de
Strasbourg, un Worms de Romilly, président du Consistoire de Paris, le rabbin
Charleville, plusieurs membres de la famille Rothschild de Paris et même de Londres.
Des institutions juives figuraient aussi parmi les acheteurs : l’école primaire israélite et
le séminaire rabbinique de Metz ; le grand rabbin Marchand Ennery invita le
Consistoire de la Seine à se procurer plusieurs exemplaires du tome 3.
20 Samuel Cahen parvint, en outre, à gagner un lectorat élargi à toute l’élite bourgeoise et
instruite, non juive. Ainsi dès le t. 1, il dédiait sa traduction à « S. M. Louis Philippe 1 er,
roi des Français » (p. de garde du vol 1). Plusieurs noms des membres de la famille
royale s’alignèrent sur la liste de souscripteurs : le duc d’Orléans et le duc de Nemours
(fils du roi), la princesse Adélaïde (sœur de Louis-Philippe), dans le vol. 2, les ducs
d’Aumale et de Montpensier (fils du roi) aux vol . 7 et 8, le roi des Belges (gendre du roi
Louis-Philippe) vol. 7, la duchesse d’Orléans et le roi de Hollande vol. 9 et 15. Les
« bibliothèques particulières de Sa Majesté » figuraient également sur la liste des
souscripteurs, vol. 3. En dehors de la famille royale, des savants s’inscrivirent parmi les
souscripteurs comme Silvestre de Sacy, membre du Collège de France, et son élève
Reinaud du cabinet des manuscrits orientaux de la Bibliothèque du roi, Cuvier
secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, des professeurs du Collège de France
ou des universités ou encore de sociétés savantes, le bibliothécaire de la Bibliothèque
Mazarine etc. Des membres éminents des Églises chrétiennes s’intéressèrent également
à la traduction de Samuel Cahen : deux membres de la famille Monod dont l’un était
président de l’Église réformée de Lyon, un évêque de l’Église anglicane, l’aumônier de la
reine, des professeurs de facultés de théologie catholiques (Toulouse, Lyon) ou de
séminaires catholiques (Versailles, Avignon, Strasbourg). Enfin des ministres, des
députés, voire des maires se montrèrent acquéreurs de sa traduction ainsi que des
membres de la presse (Mme Girardin) ou du monde des affaires (Fould).
21 Son lectorat s’étendit à l’étranger. Parmi les souscripteurs l’on pouvait lire encore les
noms de savants européens : Creuzenach de Francfort, Oppenheim professeur d’hébreu
à Cambridge, et des commandes provenaient de Livourne, de Trieste, d’Amsterdam, de
Londres, de Varsovie, et au-delà de l’Europe d’Alger et même des Antilles. Notons en
cette occasion, le rayonnement du français en Europe.
22 Sans doute à côté de ces souscripteurs dont les noms s’étalaient ostensiblement en
préface à divers tomes, à la grande fierté de Samuel Cahen, s’ajoutaient des anonymes
moins connus et moins glorieux. Mais il est patent qu’en ces années où l’illettrisme
était encore répandu en France, le lectorat de cette monumentale traduction se

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réduisait à une partie érudite de la société, une élite séduite par l’orientalisme
romantique et aussi par la connaissance de la Terre sainte. Ce fut en cette première
partie du XIXe siècle que les écrivains romantiques voyagèrent au Proche-Orient et
relatèrent leurs impressions de voyage (Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand,
1811, Voyage en Orient de Lamartine en 1832 et de Nerval en 1843).
23 Le but de Zadoc Kahn, et avant lui celui de Benjamin Lipman à l’origine de la traduction
du rabbinat, était tout autre. Bien que lettrés (Zadoc Kahn faisait partie des fondateurs
de la Société des études juives) et formés au séminaire israélite, les rabbins réunis
autour du grand rabbin avaient d’autres soucis que la formation des élites. Dès sa lettre
au grand rabbin Lazare Isidor, Benjamin Lipman manifestait un peu d’agacement face
aux discussions des savants, qu’il jugeait sans doute stériles, alors que, pour la
sauvegarde du judaïsme en France, l’urgence était ailleurs : il se devait « d’éveiller et de
nourrir le sentiment religieux dans les générations qui viennent » 8. Il poursuivait :
Au lieu d’ouvrir les débats pour savoir quels ‫ פיוטים‬on conservera, lorsque les
fidèles n’en peuvent comprendre aucun ; si l’on achèvera la ‫ תורה‬dans le cours
d’une année ou de trois années, quand cette ‫( תורה‬enseignement ! ! !) reste lettre
close pour ceux devant qui elle est lue ; si l’on fera durer nos offices des fêtes trois
heures ou trois heures et demi pour un certain public, qui n’assiste pas même avec
recueillement à ceux de nos offices qui ne durent que vingt minutes ; au lieu de
jeter, au moyen de ces innovations stériles, des brandons de discorde dans les
communautés, où se formeraient bientôt des ‫מנינים‬, soustraits à la direction
rabbinique, mettons-nous résolument à l’Œuvre, pour travailler à l’éducation
religieuse des nouvelles générations en leur préparant une nourriture spirituelle,
qu’elles accepteront librement et avec reconnaissance, parce qu’elles seront
convaincues qu’elle leur vient de pasteurs dévoués et animés du zèle le plus pur
pour la religion.9
24 Et plus loin il s’alarmait :
Ce que nous avons à fournir tout d’abord à nos communautés, c’est une traduction,
non dépourvue d’élégance, de la Bible. – Vraiment j’en rougis ! Je n’ose pas dire
avec assurance à mes coreligionnaires : lisez la Bible. Ils ne comprennent pas
l’hébreu, et je n’ai pas à leur offrir une traduction israélite, élégante, non hérissée
des aspérités rebutantes de la science, et à bon marché… [Il proposait donc à tous
ses collègues rabbins] … de publier en commun, sous couvert du Rabbinat français,
en excluant toute signature individuelle, les livres nécessaires à la régénération
religieuse de nos frères.10
25 Tout est dit dans ces quelques lignes. À l’opposé de Samuel Cahen, Benjamin Lipman –
puis Zadoc Kahn – souhaitait non pas instruire l’élite mais éduquer religieusement le
peuple. L’émancipation avait régénéré, pensait-il, économiquement et socialement les
juifs, la traduction de la Bible devait les régénérer religieusement. Et Benjamin Lipman
en appelait à un effort collectif des rabbins pour encadrer leurs ouailles :
… nous devons donner au public une Bible qui soit, non l’œuvre d’un tel ou d’un tel,
mais bien celle du Rabbinat français. De plus, il faut que notre livre puisse être
offert toujours à très bas prix et très souvent gratuitement.11
26 répondait-il, en 1877, au grand rabbin lorsque celui-ci reprit son projet initial, exposé
en 1869.
27 Il s’agissait pour lui de contrer l’indifférence religieuse qui, en outre, suscitait parfois
des désertions vers le christianisme. C’était une œuvre de prosélytisme, voire de
militantisme, au sein même du judaïsme que cette traduction accomplissait puisque la
Bible devait être distribuée et non vendue et que les traducteurs ne devaient pas être
rémunérés pour cette tâche qui relevait de leur fonction pastorale de rabbin. Benjamin

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Lipman insistait sur la reconquête des cœurs grâce à la diffusion d’une Bible. Il était un
pasteur avant d’être un érudit en judaïsme et il était soucieux de guider la communauté
qui l’avait élu. À Metz, lors de la guerre de 1870, il s’était exposé pour protéger les juifs
et particulièrement quelques familles originaires de Pologne, menacées d’expulsion. À
Lille, il fut un rabbin très apprécié de sa communauté, il insista auprès des autorités de
l’Instruction publique pour introduire une aumônerie juive dans les lycées de la ville, il
s’impliqua auprès des plus démunis notamment les jeunes délinquants juifs incarcérés
dans la colonie agricole Saint-Bernard, annexe de la prison de Loos dans la banlieue de
Lille12.
28 L’on comprend alors que les traductions soient si différentes et que la postérité la plus
solide revint à la traduction du rabbinat, destinée à tous. En effet, elle fut d’un abord
plus aisé, même si le français est parfois recherché et châtié. Les traducteurs étaient
des rabbins et non des scientifiques. « Je souhaite que notre traduction ne contienne ni
parenthèses explicatives, ni mots en italiques. Le texte sacré perd de son prestige,
quand il est hérissé de ces accidents, qui sentent l’école… » 13, exigeait encore Benjamin
Lipman, alors que chaque tome de la traduction de Samuel Cahen est alourdi par de
nombreuses pages introductives qui sont parfois de véritables études exégétiques
tenant compte des dernières découvertes historiques, géographiques et archéologiques
pour expliquer des phénomènes extraordinaires rapportés dans la Bible. Samuel Cahen,
quant à lui, se targuait de mettre en pratique la méthode exégétique rationaliste qui
avait cours dans certaines communautés et écoles d’Allemagne. Dès le premier volume,
il affirmait préférer la « méthode critique ou rationnelle » à la « méthode dogmatique »
et il avertissait qu’il ajouterait des « notes philologiques, géographiques et
littéraires »14. Dans le tome 2, il expliquait : « Notre but est de répandre le goût des
études bibliques et de rallumer le flambeau de la critique rationnelle que faisait briller
avec tant d’éclat dans notre pays les Leclerc, les Richard Simon » 15. Il revendiquait une
désacralisation de la lecture de la Bible :
Il s’agit alors d’appliquer à la littérature sacrée les mêmes moyens de recherche, le
même esprit d’examen qui ont fait faire tant de progrès à la science des antiquités
profanes. La philologie et l’archéologie orientales, les connaissances
ethnographiques, puisées dans les écrits anciens des voyageurs modernes ; telles
sont les ressources dont il faut être muni pour explorer avec fruit les livres des
Hébreux.16
29 Et dans l’introduction au livre de Daniel (t. 17, 1843), il notait : « Il est remarquable
qu’un livre qu’on croit écrit de l’exil de Babylone contienne tant de mots grecs ».
30 Cette méthode rationnelle, il l’avait acquise lors de ses études en Allemagne ; aussi se
référait-il fréquemment aux partisans de la réforme qu’il admirait, à commencer par le
fondateur de la science du judaïsme, Léopold Zunz dont l’érudition l’émerveillait 17. Il
livra, sur environ 80 pages, une traduction d’un de ses ouvrages : Exposition historique de
la prédication et des lectures liturgiques chez les Juifs (t. 11 Ezékiel, 1841). Il citait aussi
volontiers quelques savants français comme Joseph Salvador mais son collaborateur le
plus fidèle était Salomon Munk, orientaliste formé en Allemagne et qui devint
responsable du catalogue des manuscrits sémitiques à la Bibliothèque Nationale 18. Cet
aréopage de savants ne ressemblait en rien au groupe de rabbins, pourtant érudits, qui
travaillaient autour du grand rabbin Zadoc Kahn.

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Conclusion
31 Samuel Cahen souhaitait diffuser une foi raisonnée et raisonnable. Il traduisit donc la
Bible pour une élite savante, juive et non juive qu’il voulait informer des dernières
recherches en matière biblique. Benjamin Lipman et l’équipe de Zadoc Kahn
traduisirent le texte biblique pour ranimer la flamme religieuse du peuple juif, en
France. Et depuis, malgré diverses traductions de la part d’écrivains juifs au XX e siècle,
la Bible du rabbinat demeure la référence pour toute étude ou simple lecture du texte
massorétique, en milieu juif et aussi en milieu chrétien.
32 Dans leur positionnement respectif, ces traducteurs ont suivi l’évolution de la société :
Samuel Cahen livra une connaissance et une érudition partagées par une élite
restreinte dans première moitié du XIXe siècle, attirée par la science (positivisme).
Benjamin Lipman et, après lui, Zadoc Kahn répondirent aux nouveaux besoins de la
démocratisation de la connaissance, dans le souci d’entretenir les sentiments religieux
plutôt que la science religieuse.
33 Toutefois Zadoc Kahn représente aussi ces deux courants par son implication dans la
Société des études juives.

NOTES
1. Cette étude continue, et complète donc, des travaux antérieurs : « Les juifs et la traduction de
la Bible en France au 19e siècle », dans D. Delmaire et G. Gobillot (sous la dir. de), Exégèse et critique
des textes sacrés, Judaïsme, Christianisme, Islam, hier et aujourd’hui, Paris, Geuthner, 2007, p. 75-95,
(actes des journées d’étude 9-10 novembre 2003, université de Lille 3 et 10-11 mars 2005,
université de Lyon 3) et « Les traductions de la Bible au XIX e siècle et la Bible du rabbinat », dans
J-C. Kuperminc et J-P. Chaumont, Zadoc Kahn, un grand rabbin entre culture juive, affaire Dreyfus et
laïcité, Paris et Tel-Aviv, éd. de l’Éclat, 2007, p. 89-109, (actes du colloque organisé par Le Centre
Français des Archives Juives et le Centre d’Histoire des archives Nationales, décembre 2005).
2. Armand Lipman (commandant), le fils du grand rabbin Benjamin Lipman, Un grand rabbin
français, Benjamin Lipman (1819-1886), biographie, sermons, allocutions, lettres pastorales, lettres, notes,
Paris, Libr. Durlacher et Lipschutz, 1923, p. 230. Ce recueil de documents, précédés d’une courte
biographie, est un hommage filial de la part d’A. Lipman.
3. En 1827, sous la Restauration, le jeune avocat Adolphe Crémieux obtint l’autorisation de ne pas
prononcer ce serment mais ce n’est qu’en 1846 que ce serment fut aboli, grâce aux actions
persévérantes de Crémieux.
4. Le 8 février 1831, une loi permit d’allouer une certaine somme aux consistoires pour payer les
rabbins.
5. Dominique Jarrassé, Une histoire des synagogues françaises, entre Occident et Orient, Paris, Actes
Sud, 1997, tableau p. 405-407.
6. Le fils même de Samuel Cahen, Isidore Cahen, quoique agrégé de l’université fut empêché de
rejoindre son poste dans un lycée par l’évêque de la région, parce que juif. Ce fut l’origine de sa
carrière journalistique, notamment aux Archives Israélites mensuel fondé par son père, qu’il

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préféra à une carrière universitaire qui pourtant s’ouvrait à lui mais semée d’embûches
antisémites.
7. Gérard Cholvy, Yves-Marie Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, 1800-1880, tome
1, Toulouse, Privat, 1985, p. 314-316.
8. A Lipman (commandant), Un grand rabbin français…, op. cit., p. 229. Dans cet ouvrage, A. Lipman
publie aussi la correspondance de son père.
9. Ibid. p. 229-230.
10. Ibid. p. 230.
11. Ibid. p. 238.
12. Ibid. p. 5-25 pour les familles polonaises et p. 419-457 pour la colonie Saint-Bernard.
13. Ibid. p. 239.
14. Sous le titre dans la page de garde, t. 1.
15. p. VII de l’introduction au t. 2.
16. p. XV de l’introduction au t. 1.
17. Il cite, dans l’introduction au t. 8, Rois I et II, 1836, sa Dissertation exégétique sur le culte judaïque
parue en 1832.
18. Jewish Encyclopedia. Cf. également Paul B. Fenton, La Cabale et l’Académie : l’étude historique
de l’ésotérisme juif en France, dans La religion comme science, Pardès, n° 19-20, 1994, p. 216-238 et
surtout Perrine Simon-Nahum, La cité investie, Paris, Cerf, 1991, principalement p. 48-62.

RÉSUMÉS
En France au XIXe siècle, parurent deux traductions complètes de la Bible par des juifs : celle de
Samuel Cahen (1830-1850) et celle d’un groupe de rabbins réunis autour du grand rabbin Zadok
Kahn (1896-1906). La première tenait compte des nouveautés induites par la science du judaïsme
et s’adressait à une élite lettrée juive et non juive. La seconde était destinée à une population qui
s’écartait peu à peu de la religion, son but était pastoral et éloigné de toute considération
scientifique. La postérité a retenu la Bible du rabbinat.

In 19th century France, two complete translations of the Bible by Jews were published : the one
by Samuel Cahen (1830-1850) and the other by a group of rabbis gathered around the « grand
rabbin » Zadoc Kahn (1896-1906). The former took into account the latest developments in the
science of Judaism and was addressed to literate Jewish and non-Jewish elites. The latter, whose
intention was pastoral and not scientific, was destined for people who were drifting away from
religion : it is the one posterity has retained.

INDEX
Mots-clés : traduction de l’hébreu, science du judaïsme, judaïsme en France, rabbinat
Keywords : Hebrew translation, science of Judaism, Judaism in France, rabbinate

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Edmond Fleg et André Chouraqui


Deux traducteurs-poètes de la Bible au XXe siècle

Francine Kaufmann

1 Au XXe siècle, la traduction juive de la Bible échappe en France au rabbinat pour


devenir le fait d’écrivains-poètes qui s’attachent à mettre en valeur la beauté littéraire
du texte biblique, autant que sa dimension spirituelle et religieuse.
2 Le premier est Edmond Fleg, né Flegenheimer, d’une mère alsacienne et d’un père
allemand, totalement détachés du judaïsme. Edmond naît à Genève en 1874 où ses
parents se sont installés après la guerre de 1870, mais dès 1892, il poursuit ses études à
Paris, au lycée Louis-le-Grand puis à la Sorbonne et à l’École Normale Supérieure (où il
entre en 1895). Reçu premier à l’agrégation d’allemand à titre étranger, en 1900, il
envisage une thèse sur la comparaison de l’antisémitisme français et allemand au XIX e
siècle, à travers la littérature. Naturalisé français en 1921 sous son nom de plume (Fleg),
il est considéré, avec André Spire, comme la figure de proue de la renaissance littéraire
juive en France1. Poète, homme de théâtre, romancier, essayiste, librettiste, son œuvre
est foisonnante et mérite d’être mieux connue. De 1926 à 1932, il dirige aux éditions
Rieder la collection « Judaïsme » où il édite seize ouvrages (dont quelques traductions).
Fleg est aussi une grande personnalité juive : homme d’action au sein des E.I.F.
(Éclaireurs israélites de France) dès 1926 et spécialement durant la guerre, membre de
l’Alliance israélite universelle dès 1945, des Amitiés judéo-chrétiennes (qu’il contribue à
créer avec Jules Isaac en 1948), créateur et président de la section française du Congrès
juif mondial, il ouvre en 1957 le premier Colloque des intellectuels juifs de France avec
André Neher. Quand il meurt à Paris le 15 octobre 1963, il laisse une œuvre
considérable2. Tous ces traits, et bien d’autres, occultent en partie son œuvre
(importante) de traducteur. Mais c’était déjà le cas, au XIX e siècle pour les principaux
traducteurs bibliques, comme Samuel Cahen et Alexandre Weil, dont on est bien en
peine, en consultant les maigres ressources biographiques disponibles, de savoir qu’ils
furent aussi de grands traducteurs.

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Edmond Fleg traducteur


3 Pour Edmond Fleg, l’aventure commence presque par hasard. Poète et dramaturge
reconnu, il est sollicité par les éditions Crès pour réaliser une anthologie de la
littérature juive. Fleg s’y attelle et livre bientôt, en 1923, une Anthologie juive de plus de
sept-cents pages, en deux volumes : le premier va de la Bible au Moyen Âge, le second
du Moyen Âge à nos jours3.
4 Le premier tome contient un large choix d’extraits bibliques, (p. 7 à 81), souvent
traduits par lui-même, comme il l’explique dans son avant-propos de 1929 :
Je me suis servi, quand la chose était possible, de traductions déjà existantes ; mais
le plus souvent, il m’a fallu traduire moi-même, soit que le travail n’eût pas encore
été fait, soit que, – pour les extraits de la Bible, par exemple, – je crusse utile de le
refaire, afin de créer une image plus fidèle de l’original, fût-ce au prix de quelques
audaces. – Je tiens à remercier ici M. J. Stoyanovsky, qui m’a été d’un grand secours
dans l’interprétation littérale des textes hébraïques, ainsi que l’aimable et docte
bibliothécaire de l’Alliance israélite, M. le rabbin Back, dont l’érudition m’a guidé
parmi les livres sans nombre confiés à sa garde. (op. cit. p. X).
5 Dès 1923, la méthode de Fleg est déjà en place. Il se fait assister pour ses premières
lectures par des érudits qui maîtrisent la langue de départ et connaissent la civilisation
dont le texte est le reflet. Il sélectionne avec soin des dizaines de pages d’extraits
bibliques avec l’aide du bibliothécaire de l’AIU puis il les dépouille et les débroussaille
jusqu’à en établir un sens prêt à être mis en forme grâce à l’érudition d’un hébraïsant,
Jacob Stoyanovsky (qui préparait un doctorat en droit sur les mandats internationaux,
notamment sur la Palestine). Ensuite, c’est à lui, Fleg, de faire usage de ses dons de
poète pour faire sonner le texte au plus près des sonorités hébraïques « afin de créer
une image plus fidèle de l’original, fût-ce au prix de quelques audaces », comme il
l’annonce dans cet avant-propos, tout en s’aidant aussi des rythmes familiers de la
prosodie française. Qu’on en juge par ce premier texte en prose prophétique :
Dans l’année première de Balthazar, roi de Babylone, Daniel vit un rêve et sa tête
eut des visions sur sa couche. Après le rêve, il écrivit, racontant la somme des
choses ; Daniel commença et dit : « Dans ma vision je regardais pendant la nuit. Et
voici les quatre vents du ciel, se précipitant sur la mer forte, et quatre bêtes grandes
sortant de la mer, celle-ci différant de celle-ci. La première, comme un lion, avec
des ailes d’aigle ; je regardais, et ses ailes lui furent arrachées et elle fut soulevée de
terre, et mise debout sur des pieds, comme un homme ; et un cœur lui fut donné […]
(Daniel 7, 1-4).4
6 La syntaxe française est plutôt mise à mal avec le rejet des adjectifs après le nom
(l’année première, mer forte, bêtes grandes), les images inattendues (vit un rêve, la
somme des choses), le respect du passif hébraïque (et un cœur lui fut donné). Mais la
puissance de la vision éclate à travers la ponctuation heurtée, les répétitions poétiques
en hébreu, l’emploi courant de la coordination « et » qui se fait haletante en français.
On note que Fleg choisit d’ignorer le découpage en versets et leur numérotation
tardive, bien pratiques pour qui veut étudier le texte mais plutôt gênante pour le
lecteur qui veut en goûter la saveur. (D’autant plus que l’original biblique ne connaît
pas de coupes en verset ni même de ponctuation et se présente en bloc, comme le fait
Fleg). Si l’on compare avec la Bible du rabbinat, délibérément narrative, on perçoit la
différence d’approche stylistique :

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1 Dans la première année de Balthasar, le roi de Babylone, Daniel eut un songe, et


des visions se présentèrent à son esprit sur sa couche. Immédiatement il mit par
écrit le songe, racontant la substance des choses. 2 Daniel commença et dit : « Je
regardais au cours de ma vision nocturne, et voilà que les quatre vents du ciel firent
irruption sur la grande mer. 3 Et quatre bêtes énormes surgirent du fond de la mer,
différentes l'une de l'autre. 4 La première était semblable à un lion et avait des ailes
d'aigle ; tandis que je regardais, les ailes lui furent arrachées, elle fut soulevée de
terre, redressée sur ses pieds comme un homme, et elle reçut un cœur d'homme.
5

Qu’en est-il des textes poétiques ? Voici Fleg :


Souffle des souffles, dit Kohéleth, souffle des souffles, tout est souffle ! Quel
avantage a l’homme en toute sa peine qu’il peine sous le soleil ? […] Il tourne, il
tourne, il va, le vent, et sur ses tours le vent retourne. Tous les ruisseaux vont à la
mer, et la mer n’est point remplie, et vers la place où vont les fleuves, ils vont et ils
retournent (Ecclésiaste, 1, v. 2-3 et 5-6).6
7 Le nom de l’Ecclésiaste est conservé en hébreu par Fleg. Et l’on appréciera sa virtuosité
dans la représentation de la ronde du vent. De son côté, la traduction du Rabbinat, qui
prône un français élégant ne traite pas en priorité la Bible comme un texte littéraire et
veille à restituer fidèlement le sens prosaïque de l’original hébraïque :
2 Vanité des vanités, a dit Kohélet, vanité des vanités ; tout est vanité ! 3 Quel profit
tire l'homme de tout le mal qu'il se donne sous le soleil ? 6
[…]
le vent progresse en évoluant toujours et repasse par les mêmes circuits. 7 Tous les
fleuves vont à la mer, et la mer n'en est pas remplie ; vers l'endroit qui est assigné
aux fleuves, ils dirigent invariablement leur cours.
8 On pourrait multiplier les exemples, mais nul doute que ces traductions réalisées avant
1923, rééditées des dizaines de fois sans jamais avoir été retouchées depuis près d’un
siècle, ont été à la source de son désir de traduire systématiquement le Pentateuque,
comme nous le verrons plus loin.
9 Avant d’être prêt, Fleg se livre encore à de nombreuses expériences. En 1925, il traduit
la Haggada pour la soirée du Seder 7 dans une édition bilingue dont le rabbin Back
contrôle la partie hébraïque. Edmond Fleg conserve l’approche appliquée dans son
Anthologie : inversions, répétitions, passifs fréquents, respect des formes de l’hébreu,
pourtant curieuses pour un Français. Voici sa version du Kiddouch pascal (la bénédiction
sur le vin qui ouvre la soirée) :
KADECH8 : Et ce fut soir. Et ce fut matin. Jour Sixième. Or furent complets le ciel et
la terre et toutes leurs armées. Et Dieu eut complète, au Jour Septième, son œuvre
qu’il fit. Et il chôma, au jour Septième, de toute son œuvre qu’il fit. Et Dieu bénit le
Jour Septième, et il le sanctifia ; car en ce jour, il chôma de toute son œuvre que
Dieu, faisant, créa.

Autre exemple, le cantique : Dayènou : cela nous aurait


suffi !
De combien d’échelons de bonté
Dieu, pour nous est monté !
S’il nous eût fait sortir de Mitsraïm,
Et qu’il n’eût point sur eux fait jugements,
C’était assez pour nous.

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S’il eût sur eux fait jugements,


Et sur leurs dieux n’eût point jugé,
assez pour nous
Et sur leurs dieux s’il eût jugé,
Et n’eût tué leurs nouveaux nés
assez pour nous [etc.]
10 La même année 1925, il publie dans la collection « Judaïsme » qu’il dirige chez Rieder,
sa traduction du roman de Scholem Aleichem : L’Histoire de Tévié 9. Il effectue cette
traduction avec l’aide du rabbin Léon Berman (fils du rabbi hassidique Haïm Berman)
qui se prépare à publier en 1927, dans cette même collection « Judaïsme », un choix de
midrashim sous le titre : Contes du Talmud10. Fleg cherche à créer en français un dialecte
qui se rapprocherait autant que possible du yiddish. Il décide d’utiliser les
réminiscences de judéo-alsacien parlé par sa famille maternelle. Voici un extrait de son
avant-propos :
[…] Il me faut expliquer seulement le caractère un peu particulier de la traduction,
ou plutôt de l’adaptation, très libre par endroits que je présente aujourd’hui au
public.
Traduire, c’est trahir, on l’a dit maintes fois. On l’eût dit une fois de plus à juste
titre, si j’avais prétendu rendre, en un français impeccable et littéraire, la libre
familiarité du texte original.
Le yiddish est un jargon composite, image fidèle et dérisoire des incessantes
pérégrinations d’Israël. Des mots slaves corrompus s’y mêlent à des mots hébreux
défigurés et à des mots germaniques, de forme incorrecte ou désuète. Cet idiome,
j’arrivais bien à le déchiffrer, grâce à l’aide patiente et précieuse de M. Léon Berman
que je ne saurai trop remercier ici ; mais pour en rendre la saveur incomparable, il
fallait chercher, plus près de nous, un jargon analogue.
Ce jargon a existé ; c’est le français émaillé d’hébraïsmes, de germanismes et de
solécismes, que parlent peut-être encore quelques Juifs dans les milieux populaires
d’Alsace. J’ai voulu puiser abondamment aux sources de ce langage, que je
retrouvais dans mes souvenirs d’enfance, m’inspirer même de son esprit, pour
créer, quand il fallait, des tours inconnus, où l’accent du yiddish demeurât
reconnaissable.11

À titre d’exemple, voici un court passage du judéo-


français de Fleg :
Alors comme ça, Tèvié, tu crois que c’est la fin du monde ? Tu crois que le ciel va te
tomber sur la tête ? Sais-tu ce que tu es, Tèvié ? Tu es fou-meschuggè ! Et moi, je
vais te montrer que, si Dieu veut, en une minute Dieu fait le masel sur toi, oui le
masel, l’étoile, l’étoile qui éclaire ta vie dans tous les coins (ibid. p. 14).
11 À cette époque, utilisant sa connaissance mieux étayée des grands textes juifs, puisqu’il
a déjà traduit dans son Anthologie de nombreuses pages de la littérature talmudique et
post-talmudique, de la Aggada et du Midrash, Fleg dévore, en allemand, les recueils de
midrashim dont il va se servir pour écrire trois volumes qui oscillent entre traduction,
adaptation, recréation et fiction, tous publiés chez Albin Michel. Ce sera d’abord Moïse
raconté par les sages (1928 ; 1969 ; 2003) ; puis Salomon raconté par les peuples (1930 ;
édition définitive en 1959), enfin Jésus raconté par le Juif errant (1933 12 ; 1953 ; réédité en
1993 avec une préface de Josy Eisenberg). Avec ces ouvrages, il polit l’outil qui va lui
servir bientôt à aborder directement le texte biblique.
12 Je ne parlerai pas des années entre 1933 et 1946 pour me concentrer exclusivement sur
la traduction de la Genèse, parue en 1946 dans une édition des E.I.F. sous le titre : Le

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livre du commencement et rééditée quelques années plus tard, en 1959, aux éditions de
Minuit, dans une version révisée13. À n’en pas douter, Fleg avait l’intention de traduire
tout le Pentateuque, sinon plus. C’est pourtant l’année de sa mort que paraît le second
volume, l’Exode, sous le titre La sortie d’Égypte14.
13 Dans l’édition de 1946, juste avant la page de titre mais après la page de garde, Fleg
écrit : « Le traducteur a été secondé dans la préparation de son travail par GEORGES
LEVITTE » [les capitales sont de taille raisonnable, bien visibles, au-dessus du copyright
réservé aux éditions du Chant Nouveau]. Et à la fin du volume, juste avant la table des
matières, une annonce similaire indique : « Le traducteur a été secondé pour la mise au
point de son travail par MARC COHN »15.
14 Fleg poursuit donc sa méthode de déchiffrage avec l’aide d’un expert puis de mise en
forme selon une méthode qui se précise de plus en plus et qui, à n’en pas douter,
s’inspire de la traduction allemande de Buber et Rosenzweig que le germaniste
distingué et curieux qu’est Fleg n’a pu manquer de consulter. Il choisit d’ailleurs de
reproduire presque à l’identique la mise en page de ses illustres prédécesseurs. Le texte
est présenté nu, sans appareil critique, sans note, sans intertitres, sans numérotation
des versets ni des chapitres. Mais contrairement au rouleau de la Torah, Buber 16 et Fleg
aèrent leurs pages en allant tout de même à la ligne entre chaque verset. Chez tous les
deux on trouve en bas de page, sous le texte, le n° du chapitre en chiffres arabes inscrit
dans le coin intérieur (à gauche des pages paires, à droite des pages impaires) et les
versets contenus dans la page sont indiqués (entre crochets chez Buber). Ainsi chez
Buber une page double prise au hasard porte les numéros suivants dans le coin
intérieur gauche : [10, 9-23 et 10, 24 - 11, 4] sur le coin intérieur de la page de droite ;
c’est-à-dire : chap. 10, v. 9 à 23 et à droite chap. 10, v. 24 jusqu’au chap. 11, v. 4.
15 La numérotation des pages du livre occupe le coin extérieur du bas.
Fleg reprend presque exactement la même disposition : après une ligne noire de
séparation entre le texte et la numérotation, il note en bas de page la référence aux
chapitres et aux versets dans les coins intérieurs – mais sans crochets – et la pagination
dans les coins extérieurs. Pour annoncer un nouvel épisode en cas de changement de
sujet, Buber et Fleg n’utilisent pas d’intertitres ; ils ménagent un simple blanc, deux à
trois lignes vides, (intervalle plus grand chez Fleg).
16 Fleg conserve les patronymes bibliques les plus courants sous leur forme francisée :
Noé, Babel, Isaac, Rébecca mais il lui arrive de transcrire les noms propres à partir de
l’hébreu, même s’ils ne sont pas directement transparents pour le lecteur : ainsi
l’Égypte devient Mizrajim chez Buber et Mitsraîm chez Fleg. Les deux noms principaux
de Dieu sont bien distingués : Gott et ER chez Buber ; Dieu et le Seigneur chez Fleg… qui
met aussi des majuscules aux pronoms divins : Il (dit), Son (Nom), Ses (enfants) etc. Et
puis surtout, comme Buber, Fleg s’oriente de plus en plus vers un respect des « mots
directeurs » (Leitwörter, au sg Leitwort), ces mots qui reviennent comme des marqueurs
dans le récit biblique et exigent d’être conservés tout au long du récit, voire du corpus
pour servir de repères en éclairant un lien intertextuel. C’est ainsi que Fleg s’attache à
traduire dans toute sa traduction ts’hok par « rire » ou safa par « lèvre » (différent de
lachone, langue ou langage), même si le contexte aurait appelé un mot plus approprié en
français17. Fleg se rapproche ainsi de la tradition du Targoum ; tout comme Buber. À ce
propos, j’ai eu la chance de recevoir en cadeau de Renée-Rina Neher une copie de la
première édition de la Genèse (1946) que Fleg lui avait dédicacée. J’y ai trouvé,
évoquant le Targoum, un feuillet publicitaire reproduisant en petits caractères une

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sorte d’avant-propos que je n’ai lu nulle part ailleurs. Étant donné la rareté et
l’importance de ce document, je crois judicieux de le reproduire presque intégralement
ici :
La présente traduction ne prétend pas se substituer à aucune de celles qui l’ont
précédée, et dont chacune, à sa manière, se justifie.
Mais par une approche plus rigoureuse et plus intime du style et de la langue
hébraïque, elle voudrait donner plus, sans doute, qu’il n’a été fait jusqu’ici, avec la
signification du texte, son image vivante, le portrait de son accent, de sa poésie, de
sa familiarité.
Or, en refusant de sacrifier ce que certains qualifient volontiers de répétitions,
d’indigences, de gaucheries, de bizarreries, d’obscurités, en s’efforçant de remonter
toujours au sens primitif du mot, de rendre le plus souvent, par le même mot
français, le même mot hébreu en risquant même de paraître incorrect, téméraire ou
infidèle, à force de littérale fidélité – on courait peut-être une chance d’instaurer,
sans l’avoir cherché, quelque chose comme un mode nouveau d’expression ; mais
d’autre part, et sans y avoir songé davantage, on allait rejoindre, aux lointains du
passé, les usages si humblement respectueux du TARGOUM, de cette traduction
araméenne des Livres Saints, la plus ancienne de toutes dont s’accompagnait, dès
l’époque du Second Temple, la lecture sacrée dans toutes les synagogues
palestiniennes.
C’est donc en retrouvant, comme d’instinct, une tradition multiséculaire, qu’on
aura tenté ici de redécouvrir, pour nos sensibilités et nos compréhensions
d’aujourd’hui, l’antique et simple poésie de la Genèse.
17 Fleg associe donc le souci de la fidélité interprétative du Targoum à l’audace du
renouvellement de la langue et des modes d’expression. Mais, en vrai poète, ses
traductions se soucient avant tout du rythme et des assonances, des jeux de mots et des
formes rhétoriques propres à la littérature biblique. Certains ont considéré ses
traductions comme des calques étymologiques. Peut-être Fleg était-il aussi imprégné de
l’approche allemande de la traduction, beaucoup plus ouverte à l’étrangeté de l’original
et moins préoccupée de la gommer. En tout cas, Fleg-traducteur biblique a ouvert la
voie à toute une génération de traducteurs, et sans doute à André Chouraqui dont nous
allons parler brièvement, non sans avoir d’abord cité quelques fulgurances de Fleg.
Et l’homme dit : – Cette fois : os de mes os, et chair de ma chair. À celle-ci sera
clamé : Icha, hommesse : car de l’homme,
Ich, elle fut prise (Genèse 2, 23).
Et l’homme appela le nom de sa femme : – Eve, vive. Car elle a été la mère de tout
vivant (Genèse 3, 20).
Adam connut Eve, sa femme. Elle conçut ; elle enfanta Caïn et dit : – Kaniti, j’ai
acquis un homme avec le Seigneur (Genèse 4, 1).
Caïn s’assit en terre de Nod (d’Errance), orient d’Eden (Genèse 4,16).
Genèse 11 : La tour de Babel : v. 7
Allons, descendons. Brouillons leur lèvre, là […]
9 Sur quoi, on appela son nom Babel, brouillis, car le Seigneur y brouilla la lèvre de
toute la terre.18
18 On notera les gloses explicatives en italique et les allitérations ou assonances (Eve, vive,
vivant ; Caïn, Kaniti, j’ai acquis ; Nod d’errance orient d’Eden) et la superbe onomatopée
qui illustre en français le balbutiement des hommes quand ils cessent de se
comprendre, tout comme l’hébreu le marque par une redondance de liquides et de
labiales : venavela cham sefatam devient : « brouillons leur lèvre là » 19, tandis que chema
Bavel ki cham balal devient : « son nom Babel, brouillis, car le Seigneur y brouilla ».
Notons encore le néologisme « hommesse » proposé en glose juxtaposée pour indiquer la

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dérivation morphologique de icha tirée de ich, comme l’hommesse a été tirée (créée à
partir) de l’homme20.
19 Curieusement, en 1959 et en 1963, dans la collection Aleph dirigée par Georges Lévitte,
Fleg fait marche arrière dans bon nombre de ses trouvailles. Il revient à la
numérotation traditionnelle des chapitres et des versets tout en continuant d’aller à la
ligne pour chaque verset. Lévitte introduit un appareil de notes qu’il présente lui-
même et l’on ne sait pas si c’est lui qui les a rédigées ou si c’est Fleg (la note sur la
terminologie du péché est signée André Neher). Il corrige nombre de ses formules sans
qu’on en perçoive toujours la raison. Ainsi pour le passage sur Babel cité
précédemment (Genèse 11), il écrit :
7 Allons, descendons, embrouillons ici leurs lèvres […]
9 Sur quoi, on prononça son nom Babel, embrouillement, car là, le Seigneur
embrouilla la lèvre de toute la terre.21

André Chouraqui traducteur des trois monothéismes


20 Je me suis attardée sur Edmond Fleg parce que sa contribution, en tant que traducteur
biblique est encore mal connue. Tandis qu’André Chouraqui est renommé dans le
monde entier (surtout chrétien) pour ses traductions bibliques, largement étudiées,
utilisées et analysées.
21 Il naît en 1917, en Algérie, à Aïn Temouchent, où son père, Isaac, viticulteur et
négociant en céréales, est président du Consistoire. Après sept ans d’internat au lycée
d’Oran, il entreprend à Paris des études de droit. Une expérience religieuse et
l’antisémitisme hitlérien le poussent à s’inscrire, en 1937, à l’École rabbinique (sans
vouloir devenir rabbin) et, parallèlement, à étudier l’hébreu et l’araméen bibliques à la
Sorbonne et à l'École des Hautes Études.
22 Quand la guerre éclate, il vient de terminer sa licence de droit et un diplôme d’études
supérieures de droit public. Début 1940, il fait un séjour dans le Sahara, étudie l’arabe et
le Coran avec un cadi. En France, il est entraîné dans la débâcle, repart pour l’Algérie,
s’inscrit au barreau d’Oran. Le second Statut des Juifs le pousse à démissionner. Il
commence à traduire le chef d’œuvre d’un moraliste du XIe siècle, Bahya Ibn Paqûda, et
prononce à Oran sa première conférence « Comment lire la Bible » qui contient en
germe ses préoccupations futures.
23 De retour en France, il poursuit ses études à l’École rabbinique – repliée à Vichy puis à
Chamalières – jusqu’à sa fermeture à l’été 1942. Réfugié à Chaumargeais, il entre dans la
résistance. Il représente, pour l'Ardèche et la Haute-Loire, l'O.S.E. clandestine (Œuvre
de Secours aux Enfants – Réseau Garel). Sur les 34 résistants de son groupe, quatre
survivront.
24 À Chaumargeais il fréquente Jacob Gordin qui dirige « l'école des prophètes », où
quelques intellectuels juifs, dont Georges Lévitte, travaillent à préparer les lendemains
de la guerre, ainsi que Georges Vajda, qui aide Chouraqui à terminer sa traduction de
l’arabe de Bahya Ibn Paqûda : L'Introduction aux Devoirs du Cœur sera publiée en 1950 22.
Après la Libération, Chouraqui retourne à Paris, puis repart en Algérie. En 1945, il est
nommé juge de paix à compétence étendue à Michelet, puis à Bou Saâda. Peu après, il
rencontre René Cassin, vice-président du Conseil d'État et président de l'Alliance
israélite universelle, qui l'engage en qualité de secrétaire général adjoint de l'AIU
(novembre 1947). Il restera à ses côtés durant trente ans, jusqu’en 1976. Il assume aussi

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le secrétariat général du Conseil pour l'éducation et la culture juives en France (CECJF),


donne une série de conférences en 1948 en Algérie et en Tunisie, représente l’AIU
auprès de l’UNICEF. À la même époque, il noue ses premiers contacts avec la hiérarchie
catholique (en Italie) et s’engage dans une carrière littéraire.
25 Malgré la soutenance de son doctorat en droit (novembre 1948) il quitte définitivement
la carrière juridique pour se consacrer au renouveau de la vie juive après la Shoah et à
une carrière d’homme de lettres. Il publie successivement trois traductions d’œuvres
poétiques : en 1951 Le Cantique des Cantiques23, en 1952 une traduction commentée de La
Couronne du Royaume, œuvre du poète médiéval hébraïque Salomon Ibn Gabirol 24, puis
aux PUF en 1956, Les Psaumes25. Desclée de Brouwer lui propose alors de traduire la Bible
hébraïque mais il refuse. Il ne se sent pas prêt.
26 Actif au sein des Amitiés judéo-chrétiennes dès 1948 (aux côtés de Fleg) et l’un des
premiers historiens des Juifs d’Afrique du Nord, Chouraqui dirige à partir de 1955 la
« Collection Sinaï des Sources d'Israël », aux Presses Universitaires de France, sous
l’égide de l’AIU. Il écrit lui-même trois volumes de la collection « Que sais-je » (PUF) qui
ne cesseront depuis d'être réédités : L'État d'Israël, La Pensée juive et l'Histoire du judaïsme.
Mais il a découvert Jérusalem en 1950 et il finit par s’y établir en 1958 après avoir
épousé une jeune parisienne, Annette Lévy. Elle lui donnera cinq enfants, nés entre
1959 et 1968.
27 Chouraqui occupe vite des fonctions actives auprès de Ben-Gourion puis de Teddy
Kollek, à la municipalité de Jérusalem, outre son poste à l’AIU. Mais la littérature le
tient. Peu après son alyah (sa « montée » en Israël), il décide de publier des poèmes,
longtemps restés dans ses tiroirs. Il en propose quelques-uns à la revue La Table ronde 26.
Puis il s’enhardit à éditer en 1960 un recueil qui réunit un grand choix de ses textes
d’après-guerre : Cantique pour Nathanaël 27. Mysticisme, écho des terreurs de la guerre,
préfiguration, après le carnage de la Shoah, de l'ascension de l'individu des ténèbres et
du gouffre vers la lumière, réconciliation de l'Homme avec l'Homme. Le recueil, animé
d'un souffle lyrique, épouse l’itinéraire personnel de Nathanaël, alias André-Natân
Chouraqui28. Parallèlement, le poète maîtrise de mieux en mieux l’hébreu. Il constate
dans son autobiographie :
Ma lecture de la Bible en fut renouvelée : je comprenais mieux des textes que j’avais
traduits et que je connaissais par cœur, comme si un voile opaque était tombé de
mes yeux. J’accommodais mieux : mon regard devenait plus aigu, ma lecture plus
nette.29
28 Quand en 1972 Jacques Deschanel lui propose de traduire toute la Bible pour Desclée de
Brouwer, il accepte. (Il avait refusé une proposition semblable de DDB par Jacques
Madaule, 21 ans plus tôt). Cependant il a pris conscience que le message hébraïque et
sémitique de la Bible a été annexé par l’Occident, latinisé, hellénisé, transposé,
reformulé en termes syncrétiques qui le coupent de ses racines. Ce n’est donc pas un
hasard s’il appelle désormais à « décoloniser les héros de la Bible », en leur restituant
notamment leur nom oriental30 et, plus tard, à « décoloniser les traductions de la Bible
et du Coran afin de faire de ces livres de vrais ponts entre les peuples et les cultures » 31.
29 En vingt-huit mois, du 10 avril 1972 au 14 août 1974, André Chouraqui écrit de sa main,
à l'encre noire, le premier jet de sa première traduction intégrale des trois parties de la
Bible hébraïque (Pentateuque, Prophètes, Hagiographes), et des quatre Évangiles (Les
Quatre Annonces). Dactylographiés, les tapuscrits sont envoyés à des spécialistes qui
révisent, annotent, critiquent. Remis sur le métier, le texte est revu par Chouraqui,

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renvoyé à d'autres spécialistes, retouché à nouveau. La première version de la Bible


hébraïque et du Nouveau Testament paraît alors en 26 volumes, entre 1974 et 1977,
chez DDB.
30 Devant le succès inattendu et immédiat de la Bible Chouraqui, le traducteur – assisté
d’une large équipe de consultants (biblistes, archéologues, conservateurs de musées) –
parachève son œuvre par des éditions successives destinées chacune à des publics
différents, dont une luxueuse édition augmentée de commentaires œcuméniques et
abondamment illustrée : L'Univers de la Bible (Brépols-Lidis, 1982-1985). Puis il prépare
pour DDB une nouvelle édition décloisonnée de l'ensemble de la Bible telle qu'elle est
lue par les Juifs, les catholiques et les protestants (Bible synagogale et Nouveau Testament/
Le Pacte neuf : Évangiles, Épîtres et Deutérocanoniques). L’ouvrage, dépouillé de son
appareil critique, paraît en un seul volume de 2 432 pages, en 1985. Le texte est repris
en conservant sa mise en page dans l’édition de poche en 1989 puis en 2003, et sur CD
en 1995 et 2007.
31 Chouraqui réalise encore une traduction commentée du Coran, entamée en 1984,
vérifiée et révisée par des arabisants et des spécialistes de l'Islam. Elle paraît chez
Robert Laffont en 1990 sous le titre : L'Appel.
32 À partir de 1992, il reprend, révise et surtout harmonise l'ensemble de sa traduction
biblique en fonction de principes traductologiques de plus en plus stricts et précis.
Comme Buber et Fleg, il systématise l’usage du même mot français pour un même mot
hébraïque, considérant la Bible entière comme un macro-contexte où il souligne la
résurgence de mots-clés (dans la plus pure tradition de l’exégèse juive). Il adopte le
présent de narration, propose des néologismes ou des mots rares pour traduire les
hapax ou pour casser les habitudes de traduction et faire entendre un son neuf. Par
exemple le couple adama/adam, (la « terre » dont est issu Adam, « l’homme ») devient
glèbe/glébeux.
Au glébeux, il dit : Honnie est la glèbe à cause de toi […]
À la sueur de tes narines, tu mangeras du pain
jusqu’à ton retour à la glèbe dont tu as été pris (Genèse 3, 17 et 19).
33 Il préfère des mots français d’origine orientale pour rendre compte de la faune, de la
flore et des autres realia du texte hébreu (palombe au lieu de colombe, gazelle au lieu de
biche, palanquin au lieu de baldaquin). Il se refuse à clarifier artificiellement des
contextes manifestement obscurs dans l’original. Il accepte pourtant la division en
chapitres et en versets numérotés et l’insertion d’intertitres. Il « poétise » même tout le
corpus biblique en découpant le texte bien au-delà de la division en versets : il va
systématiquement à la ligne après chaque unité de sens ou de respiration, même dans
les épisodes purement narratifs.
34 L’édition de 1992 paraît en 26 volumes chez Laffont, accompagnés d'un commentaire
inédit et de notes. Pour la première fois, Chouraqui explique en introduction « les choix
souvent révolutionnaires et les néologismes de la traduction […] inspirés par la
linguistique moderne ou encore par les libertés que permet l'éclatement actuel de la
langue française ». Certains spécialistes (dont Henri Meschonnic) voient en lui un
littéraliste, un étymologiste, le producteur d’une version « en décalcomanie », dans le
sillage du Targoum grec d’Aquila. Thomas Gergely nomme « la Bible-Chouraqui » : « une
traduction-calque de la Bible »32. Mais le lecteur moyen lui sait gré de révéler la poésie,
la saveur et la vigueur de l’hébreu sous le français, même si la lecture devient souvent

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heurtée. On se fera une opinion en comparant ce passage du chap. 7 de Daniel avec la


version qu’en donne Fleg et la Bible du Rabbinat (voir supra) :
1. En l’an de Bélshasar, roi de Babèl,
Daniél voit un rêve et des contemplations de sa tête sur sa couche.
Alors il écrit le rêve. La tête des mots, il la dit.
2. Daniél répond et dit : Je contemplais dans les contemplations de la nuit,
et voici, quatre souffles des ciels qui déferlent sur la Grande Mer.
3. Quatre animaux immenses montent de la mer, différents l’un de l’autre.
4. Le premier est comme un lion. Il a des ailes de vautour.
J’étais à le voir, jusqu’à ce que ses ailes lui soient arrachées.
Il s’élève de la terre, dressé sur ses pattes comme un homme
et un cœur d’homme lui est donné.
35 Aujourd’hui, en dépit des critiques contre son « littéralisme », la « Bible Chouraqui » est
un important outil de référence pour les lecteurs francophones et les interprètes de la
Bible et elle est très présente dans les cercles chrétiens, les Juifs lui préférant l’original
hébraïque ou une traduction rabbinique33.
36 En conclusion : sans cesse remise sur le métier, la traduction de Chouraqui comme celle
de Fleg, emmène le lecteur vers le texte plutôt que de plier le texte aux habitudes du
lecteur. Elle réhébraïse la Bible, la dépoussière, la déchristianise, tout en appliquant la
méthode exégétique juive du Targoum qui traque le sens dans la forme et qui souligne
l’importance des mots-clés et des répétitions délibérées. Traducteurs laïcs et poètes,
Chouraqui et Fleg sont plus attentifs à rendre sensible la beauté littéraire et les
spécificités sémitiques du mode d’expression biblique, qu’à combattre pour imposer
une approche théologique.
37 Pour Chouraqui, le fait que des textes fondateurs, rédigés en l'espace de vingt siècles,
par des hommes inspirés, d'époques et de lieux différents, en des langues différentes,
aient été traduits en un seul lieu (Jérusalem) par un seul homme (un fils d'Israël), en
une seule langue (le français), à partir d'une lecture de l'hébreu (original ou restitué
par le jeu d'une rétroversion) avait une valeur œcuménique, presque messianique,
illustrant l'origine abrahamique du message biblique et coranique. Sa traduction des
Écritures vise à bâtir un pont de paix entre les cultures, les peuples et les confessions.

NOTES
1. Catherine Fhima, « Aux sources d'un renouveau identitaire juif en France. André Spire et
Edmond Fleg », Mil neuf cent, n°13, 1995. Les intellectuels catholiques. p. 171-189. Accessible en
ligne : www.persee.fr/doc/mcm_1146-1225_1995_num_13_1_1138
2. Pour une biographie de Fleg, on lira Odile Roussel, Un itinéraire spirituel : Edmond Fleg, Paris, La
pensée universelle, 1978. Voir aussi les notices Fleg du Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme,
Geoffrey Wigoder éd., Sylvie Anne Goldberg éd. française, Paris, éditions du Cerf, 1993, p. 413-414
(non signé), et celle du Dictionnaire du judaïsme français depuis 1944, sous la direction de Jean
Leselbaum et Antoine Spire, coédition Armand Colin/Le Bord de l'Eau, Paris-Bordeaux, 2013, p.
340-341 (signé Georges Weil). Joseph Sungolowski, « La relation Edmond Fleg – André Neher »,
Tsafon, n° 46, automne - hiver 2004, p. 149-157. Georges Weill, « Bibliographie des œuvres

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d’Edmond Fleg », Bulletin de la Société des Amis d’Edmond Fleg, n° 1, 1967, p. 45-56. Voir aussi en
ligne : Bernard-Henri Lévy : « La leçon d'Edmond Fleg » (2013) : http://www.bernard-henri-
levy.com/la-lecon-dedmond-fleg-38249.html. Enfin l’Amitié judéo-chrétienne de France
(Jacqueline Cuche, Danielle Delmaire, Olivier Rota), associée à l’ULIF (Union Libérale Israélite de
France), a organisé le 20 novembre 2016 à Paris, une journée d’étude et de rencontre autour
d’Edmond Fleg, les communications ont paru dans Sens n° 414, septembre-octobre 2017.
3. Edmond Fleg, Anthologie juive, Paris, éditions Georges Crès et cie, 1923, 2 tomes de 330 et 408 p.
« Des origines au Moyen Âge » et « Du Moyen Âge à nos jours », 12x18.5. Souvent rééditée (chez
Sulliver, Gallimard etc.) l’œuvre est augmentée après la guerre et menée jusqu’à l’année 1950.
Elle paraît chez Flammarion en 1951 sous le titre : Anthologie juive des origines à nos jours, édition
intégrale, 654 p. Devenue un classique sans cesse rééditée, l’anthologie prend le titre en 1966 de
Anthologie de la pensée juive, Saint-Amand, éd. J'ai lu, Coll L'essentiel, 1966, 2006.
4. Traduction d’Edmond Fleg, dans son Anthologie juive, Paris, Flammarion, 1956, p. 75.
5. La Bible, traduction intégrale hébreu-français, par les membres du Rabbinat Français, sous la
direction du grand rabbin Zadoc Kahn, Tel-Aviv, éditions Sinaï, nouvelle édition 1994.
6. Traduction d’Edmond Fleg, dans son Anthologie juive, op. cit., p. 66-67.
7. Haggadah de Pessah, texte hébreu revu par le Rabbin Back, mis en français par Edmond Fleg,
Paris, édition Les Textes sacrés, 73, rue des Sts Pères, 1925.
8. C’est le nom du Kiddouch dans la Haggada qui énonce les diverses phases de la soirée. Kadèch
ouvre le Seder (l’ordre ou ordonnancement) du cérémonial pascal.
9. L'Histoire de Tèvié, par Scholem Aleikhem, mise en judéo-français d'Alsace par Edmond Fleg,
traduit du yiddish, Paris, Rieder, 1925.
10. Léon Berman est nommé grand-rabbin de Lille en 1934. Durant la guerre il est aumônier dans
l’armée française puis rabbin à Cannes. Arrêté avec sa famille, il est déporté le 15 octobre 1942
dans le convoi 61 et assassiné à Auschwitz. Il est l’auteur d’une histoire des Juifs de France (1937).
11. Cholem Aleichem, Tèvié le laitier, Paris, Albin Michel, Col. Présences du judaïsme, collection
UNESCO d’œuvres représentatives, traduit du yiddish par Edmond Fleg, 1962, p. 8. (On sait que
Tévié est le texte source de la comédie musicale « Un violon sur le toit »).
12. Jésus raconté par le Juif errant est mis à l’index en 1940 par l’Église ainsi que son roman de 1926 :
L’Enfant prophète.
13. Emond Fleg, Le Livre du Commencement. Genèse. Paris, éd. du Chant nouveau, 27 Avenue de
Ségur, Paris VII, 1946. Puis Le livre du Commencement, traduction révisée, Paris, éd. de Minuit, coll.
Aleph, dirigée par Georges Lévitte, Paris, 1959.
14. Emond Fleg, La sortie d’Egypte. L’Exode, Paris, éd. de Minuit, 1963.
15. Parmi leurs nombreux talents et leurs activités foisonnantes, Georges Lévitte fut un
traducteur éminent de textes hébraïques et Marc (ou Marcus) Kohn est l’auteur des dictionnaires
hébreu-français et français-hébreu publiés puis réédités chez Larousse.
16. J’évoque surtout Buber parce que Rosenzweig ayant commencé en 1924 à collaborer à la
conception et à la naissance de ce projet (premier volume paru en 1925), est mort en 1929, après
des années de maladie, et que Buber a poursuivi et réalisé seul le travail de traduction, jusqu’en
1962. Voir l’article de Dominique Bourel dans ce numéro. Lire aussi le recueil d’articles sur leur
traduction biblique : Martin Buber und Franz Rosenzweig, Die Schrift und ihre Verdeutschung,
Berlin, Schocken, 1936. Traduction anglaise : Scripture and Translation, Indiana University Press,
Bloomington and Indianapolis, 1994, translated by Lawrence Rosenwald with Everett Fox. Lire en
traduction française la version définitive : Une nouvelle traduction de la Bible ( Zu einer neuen
Verdeutschung der Schrift), Paris, Bayard, 2004, 125 p.
17. Ainsi dans l’épisode de la Tour de Babel (Genèse 11, 1), Fleg traduit : « Or toute la terre était
lèvre unique (Safa èhat) et paroles uniques », au lieu de : « parlait une seule langue (safa) ».
18. Tous ces versets figurent dans l’édition de 1946 du Livre du Commencement. C’est moi qui
numérote. Chaque verset constitue un bloc chez Fleg.

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19. Il faut prononcer ces fragments à voix haute pour se rendre compte des allitérations.
20. Le Midrach Rabba (recueil exégétique du Ve siècle) considère que le mot « femme », icha, dérive
en hébreu du mot « homme », ich pour figurer, dans la langue, l’origine de la femme « tirée » de
l’homme ce qui prouverait la primauté de la langue hébraïque sur les autres langues de
l’humanité : « Entendrais-tu dire gyné-*gynia ou anthropi-*anthropia (un) *fem-une femme, ou un
homme-une *hommesse, en grec), ou gavra-*guevarta (un monsieur, une *monsieuse en
araméen) ? Mais on dit (en hébreu) ich-icha (un homme-une femme). Pourquoi ? Parce qu’un
terme appelle l’autre (lachone nofèl al lachone = c’est un jeu de mots, un calembour) (Genèse Rabba
18,4, ma traduction).
21. Fleg a peut-être préféré le verbe « embrouiller » à « brouiller » parce qu’il ajoute la notion de
conflit interpersonnel tandis que « brouiller » indique essentiellement un manque de
communication.
22. Bahya ibn Paquda, Les devoirs du cœur, traduit de l’arabe par André Chouraqui, Desclée de
Brouwer, Paris 1950 et 1972. Réédition chez Bibliophane, Paris, 2002.
23. Le Cantique des Cantiques. Traduction nouvelle d’André Chouraqui, ornée de 33 burins de
Marianne Clouzot, sur les presses de Vigliono, Paris, novembre 1951. Réédition du texte chez
Desclée de Brouwer, Paris, 1953.
24. Salomon Ibn Gabirol La Couronne du Royaume, trad. A. Chouraqui, Revue Thomiste, Toulouse,
1952. Réédition Ed. Fata Morgana, Saint Clément de rivière, 1996.
25. Publiée aux PUF dans la collection Sinaï dirigée depuis 1955 par A. Chouraqui. En 1970, les
PUF publient une édition commentée par Chouraqui des Psaumes et du Cantique des Cantiques, avec
des préfaces de Jacques Ellul, André Néher et René Voillaume, P.U.F., Paris 1970. Réédition 1974.
26. André Chouraqui, « Cantique pour Nathanaël », La Table ronde, n° 139-140, Paris, librairie Plon,
juillet-août 1959.
27. André Chouraqui, Cantique pour Nathanaël, José Corti, 1960 ; réédition Albin Michel, 1991.
28. Op. cit. À la fin des années 1980, Chouraqui a publié encore deux recueils de poèmes : Mers et
Terres, Euroéditeur, préface de Claude Vigée, 1988 ; et Aigles et palombes au survol de la mer, Reynès
en Vallespir, Ed. de l’Eau, 1989.
29. André Chouraqui, L'amour fort comme la mort - une autobiographie. Paris, Robert Laffont, 1990, p.
460. Réédition Paris, Éditions du Rocher, 1998.
30. André Chouraqui, Ce que je crois, Paris, Grasset, 1979, p. 251.
31. André Chouraqui, L'amour fort…, op. cit., p. 468.
32. Thomas Gergely, « La version d’André Chouraqui : une traduction-calque de la Bible », Le
Français moderne n° 4, 1980, p. 336-345.
33. On trouve une bio-bibliographie complète d’André Chouraqui sur le site : https://
andrechouraqui.com et https://andrechouraqui.com/lecrivain/bibliographie/. Lire aussi Cyril
Aslanov, Pour comprendre la bible (la leçon d'André Chouraqui), Monaco, Ed. du Rocher, 1999.
Francine Kaufmann, « Traduire la Bible et le Coran à Jérusalem, André Chouraqui », dans La
traduction en Israël, F. Kaufmann, ed., n° spécial de Meta 43 (1), 1998, p. 142-156 ; http://
www.erudit.org/revue/meta/1998/v43/n1/003294ar.pdf.

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RÉSUMÉS
Au XXe siècle, la traduction juive de la Bible en France échappe au rabbinat pour devenir le fait
d’écrivains-poètes qui s’attachent à mettre en valeur la beauté littéraire du texte biblique, autant
que sa dimension spirituelle et religieuse. Parmi eux Edmond Fleg (Genève 1874-Paris 1964), et
André Chouraqui (Aïn Temouchent 1917-Jérusalem 2007). Ils ont aussi tenté de réhébraïser le
texte, de le dépoussiérer, de le déchristianiser, tout en suivant la méthode exégétique juive qui
traque le sens dans la forme et souligne l’importance des mots-clés et des répétitions délibérées.

In the XXth Century, the Jewish translation of the Bible in France escapes from the Rabbinate and
enters the world of writers-poets who were attached to highlighting the literary beauty of the
biblical text as well as its spiritual and religious dimension. Among them were Edmond Fleg
(Genève 1874-Paris 1964) and André Chouraqui (Aïn Temouchent 1917-Jérusalem 2007). They also
strove to recreate the Hebrewishness of the text, to dust off and refresh it, to dechristianise it,
while following the Jewish exegetical method that hunts for the meaning in the form and
underlines the importance of keywords and deliberate repetitions.

INDEX
Mots-clés : Edmond Fleg, André Chouraqui, traduction juive moderne, traducteurs bibliques
Keywords : Edmond Fleg, André Chouraqui, modern Jewish Translation, Bible translators

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Henri Meschonnic : traduire le


chant, traduire les Paroles
David Banon

« Autrefois c’était conquérir que de traduire »


F. Nietzsche1
« Je traduis comme le poète que je suis »
H. Meschonnic2
1 Si l’on voulait saisir ce qui constitue la singularité de l’œuvre d’Henri Meschonnic, nul
doute que l’on mettrait l’accent sur le rythme car c’est lui qui assure le ciment de sa
pensée que ce soit dans sa partie poétique, dans son traduire ou encore dans ses écrits
théoriques : linguistiques, historiques, philosophiques et politiques. « Penser le rythme
comme une organisation du mouvement de la parole – et Gerard Manley Hopkins le
savait, qui parle dans une lettre, à propos de la Bible, du ‘record of speech in writing’ –
suppose une gestuelle du sens, donc une rythmique ou sémantique de position » 3. Elle
est couramment effacée au profit du signe lequel fige le passé sur lui-même, tandis que
la sémantique tourne son énergie vers l’avenir sans pour autant le déconnecter du
passé.
2 C’est bien l’effacement du rythme que j’ai expérimenté lors de mon enseignement au
département de pensée juive de l’Université hébraïque de Jérusalem où il m’arrivait de
référer mes étudiants à un passage de la Bible. Je signalais dans la foulée l’originalité de
la traduction d’Henri Meschonnic en ce qu’elle est la seule qui respecte
scrupuleusement la poétique – ensemble de règles qui entrent dans la composition d’un
texte, y compris donc le rythme en prenant très au sérieux les té‘amim 4. La réaction
était toujours invariable : d’abord Meschonnic est quasiment méconnu, de même que sa
traduction. Et les quelques érudits qui lisent encore le français m’objectaient qu’il n’est
pas le seul à intégrer le rythme dans sa traduction : un universitaire américain du nom
d’Everett Fox5 l’a fait, du moins pour le Pentateuque.

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Une traduction en trompe-l’œil


3 Je me suis donc mis en quête de cet ouvrage6. C’est peu de dire que ce que j’y ai
découvert, à la lecture de la Préface rédigée par le traducteur, est affligeant. Très
affligeant ! Il confesse qu’il a été attentif au rythme et à la sonorité de la langue.
4 Cette traduction est guidée par le principe que la Bible hébraïque, ainsi que la plupart
de la littérature de l’Antiquité, était censée être lue à voix haute, et qu’en conséquence
elle devait être traduite avec une attention tout à fait particulière au rythme et à la
texture sonore de la langue. La traduction devait donc essayer d’imiter, autant que faire
se peut, la rhétorique particulière de l’hébreu en conservant des procédés tels que
répétition, allusion, allitération et jeu de mots.7
5 Ensuite, il place cette traduction sous l’autorité de Buber et Rosenzweig, pour lesquels
la traduction des mots de l’hébreu vers l’allemand devait impérativement refléter la
signification de la racine originaire tandis que celle des phrases s’employait à imiter la
syntaxe de l’hébreu, les allusions et les jeux de mots présents en masse dans le texte
biblique : cet ensemble devait d’une certaine manière transparaître dans la langue-
cible. Il semble que sur ce point précis, celui de « la parole parlée » 8, des noms bibliques
et de leur signification ainsi que du « mot conducteur » Everett Fox a essayé de se
mettre dans le sillage de ses aînés… mais absolument pas sur le plan du rythme. Car
Buber et Rosenzweig ont divisé le verset en segments correspondant à des « unités
respiratoires […] Les phrases sont imprimées ligne par ligne suivant le rythme naturel de
la respiration »9.
6 Everett Fox présente cette correspondance établie par Buber et Rosenzweig entre le
rythme et la respiration de façon somme toute exacte en y ajoutant un trait : chaque
segment représente une unité respiratoire et une unité de sens. Lorsque cette
connexion s’établit, le texte livre alors son message de toute sa force. Toutefois, il
critique cette technique de segmentation des versets en arguant que la division en
versets serait tardive : elle daterait du IXe siècle et fut adoptée lors des disputations au
Moyen Âge. Certes, c’est Isaac ben Kalonymos Nathan, appelé R. Isaac Nathan de Rome
qui a, le premier, dans sa Concordance Méir Nétiv [Qui éclaire le sentier], employé, en
1440, la division capitulaire et la numérotation des versets, mais la versification en tant
que telle était déjà attestée dans le Talmud de Babylone (Méguilah 3 a et Nédarim 37 b)
par le passouq qui signifie coupé et le sof passouq qui signifie coupure de fin (du verset). Or,
ce sont Rav Aschi (mort en 427) et Ravina (mort en 420) qui, au V e siècle de l’ère
chrétienne, ont clôturé le Talmud de Babylone en lui donnant la forme que nous lui
connaissons. Ce qui signifie que la versification était en usage depuis l’instauration de
la lecture publique dans les siècles qui ont précédé la mise par écrit du Talmud.
7 La colométrie, d’autre part, provient de l’expérience de la lecture orale et de la
sensation des rythmes de la parole parlée. Les divisions typographiques spécifiques [des
versets] employées dans ce volume sont quelque peu arbitraires ; chaque lecteur
entendra le texte différemment. Mes dispositions typographiques sont parfois
identiques à celles de Buber et Rosenzweig, mais le plus souvent pas, elles
correspondent quelquefois à la ponctuation établie par la tradition juive (les accents
massorétiques ou tropes), mais pas toujours.10
8 Arrêtons-nous un instant sur cette idée qui se donne comme une affirmation
scientifique massive et plaque ainsi des notions grecques sur la Bible hébraïque pour se

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doter d’une autorité et comme pour dissuader toute contestation ou critique. D’abord
cola ou colométrie est une notion de métrique grecque, totalement absente du verset
biblique, et avec laquelle les té‘amim n’ont rien de commun. Ensuite, comment peut-on
écrire : « chaque lecteur entendra le texte différemment », alors que la valeur
hiérarchique des té‘amim est première, avant la valeur mélodique ? Et qu’elle ne
s’accommode d’aucun à-peu-près.
9 Quiconque a assisté à la lecture publique d’une section hebdomadaire sait combien on
est attentif à surveiller le lecteur afin qu’il rende toutes les nuances rythmiques du
texte, sous peine de se faire reprendre et de corriger son erreur. Or, vous avez bien lu :
Everett Fox versifie donc arbitrairement c’est-à-dire à contre-rythme. Ce qui signifie à
contre-sens. Il ignore donc que les té‘amim sont souvent la seule grammaire du verset,
les éléments constitutifs de sa syntaxe ou plus précisément de sa parataxe. Ce sont eux
qui subdivisent le verset en segments et conduisent le lecteur sur le chemin de sa
signification obvie. Ils sont hiérarchisés : répartis en mélakhim-rois ou sarim-princes,
accents disjonctifs qui ont une valeur de dégroupement, marquant une pause 11 et en
mésharétim-servants, accents conjonctifs de regroupement qui « font de deux mots une
seule bouchée »12. Le trait de génie de Meschonnic est non seulement de penser le
rythme comme une organisation du mouvement de parole mais d’avoir intégré ce
« record of speech in writing »13 par des blancs de grandeur différente avec la césure
déterminée par le atnah – accent disjonctif majeur – qui divise le verset en deux parties
pouvant être égales ou le plus souvent inégales par un alinéa à l’intérieur du verset.
Faut-il préciser que lors de la lecture publique, le préposé à la lecture respire ou
reprend son souffle lorsqu’il rencontre des accents disjonctifs ? « C’est leur hiérarchie
qui est leur valeur pausale et sémantique. C’est elle que je transpose par un codage des
espaces »14, écrit Meschonnic. Et si le lecteur omet la pause du atnah, on le reprend ; car
il risque d’attenter à la signification du verset. C’est ainsi qu’il convient de
comprendre : quiconque lit à contre-rythme commet ipso facto un contre-sens.
10 On est stupéfait de constater, de surcroît, qu’aucune mention n’est faite des traductions
de Meschonnic, ni dans cette préface, ni dans les notes de bas de page qui
accompagnent la traduction de Fox et la justifient. Comme si Meschonnic vivait sur une
autre planète, sans communication aucune avec les États-Unis et ses chercheurs, qu’il
parlait une langue inconnue et indéchiffrable et qu’il n’avait pas publié, sous cette
forme, la traduction des Cinq Rouleaux, dès 1970 – soit treize années avant la traduction
anglaise de Fox, portant le titre de In the begining – accompagnée de bon nombre
d’études théoriques autour de ces questions. S’agit-il d’occultation ou d’ignorance ? Ou
peut-être, pour ne pas dire sûrement, d’une assurance de nantis, les chercheurs juifs
américains se considérant comme les héritiers des penseurs juifs allemands du XIX e et
du début du XXe siècle dont ils estiment être les interlocuteurs exclusifs et les plus
dignes15. Les héritiers. Comme si la migration du savoir, la translatio studiorum, s’était
effectuée unilatéralement de l’Allemagne vers les États-Unis, les autres pays ou plus
précisément les langues d’autres chercheurs étant écartées d’un revers de la main,
voire n’existent point. Comme si la langue française n’était plus une langue en vigueur
dans l’Académie et donc on la néglige de plus en plus dans la recherche : elle n’a plus
voix au chapitre devant la mondialisation de l’anglais (j’allais écrire du médiocre !). Au
point qu’Everett Fox s’approprie la proposition de traduction des trois premiers versets
de la Genèse par Rachi, faisant du troisième la proposition principale et des deux
premiers versets des incises du troisième, sans même le mentionner en note 16. C’est en
tout cas une énigme concernant un chercheur qui fait de la traduction de la Bible son

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domaine d’investigations. Il feint d’oublier, qu’après la Shoah, c’est l’École de pensée


juive de Paris – avec ses outsiders et ses insiders – qui a relevé le défi de judaïser dans un
monde où rien ne l’y encourageait et qui a ainsi comblé quelque peu le vide laissé par la
Catastrophe. Sa pléiade de penseurs, parmi lesquels il faut compter Henri Meschonnic,
nonobstant sa volonté d’indépendance, constituait une avant-garde dans le domaine des
études juives. À cette époque, ce n’est pas à New York, et pas même à Jérusalem, que
l’on percevait l’effervescence de la créativité, mais bien sur les bords de la Seine. Et si
Meschonnic envisageait d’écrire l’histoire des traductions de la Bible comme celle « des
effacements et de l’effacement des effacements »17, il y aurait sûrement ajouté cet
épisode.

La traduction inachevée
11 Ce n’est donc pas sans émotion, étant donné les circonstances qui y ont présidées, que
j’ai pris connaissance de la traduction inachevée des trois premiers chapitres de Les
paroles. Traduction du Deutéronome par Henri Meschonnic, publiée dans le numéro 5 de la
revue Peut-être. Une sorte de testament ou le résumé d’une partie de sa vie ? Sans doute,
un peu des deux. Quel dommage qu’il n’ait pu mener ce projet à son terme !
12 Faire entendre le poème sous le signe, tel était son objectif. Pour cela il s’est livré à un
décapage des sédiments successifs recouvrant le texte. Sédiments académiques :
l’hellénisme et l’usurpation qui veut que la version des Septante ne soit pas une
traduction mais constitue le texte original ; théologiques : l’Ancien Testament ne fait
sens que lu à la lumière du Nouveau, il ne fait qu’annoncer ce qui sera accompli ;
philologiques : lesquels supposent, au nom d’une lecture dite scientifique et derrière
une objectivité d’apparence, le déni de toute autorité au texte massorétique, considéré
comme corrompu, sous prétexte que la notation des points-voyelles et des accents est
tardive (entre le VIe et le IX e siècle). Une fois toutes ces couches identifiées et
déblayées, on découvre le texte hébraïque de la Bible qu’il s’agit de réhébraïser dans la
traduction en français.
13 Or le texte biblique hébreu travaille dans le continu rythme-syntaxe-prosodie, selon
une sémantique sérielle. Et telle qu’il ne connaît pas l’opposition qui nous est familière
entre les vers et la prose […] Le texte biblique hébreu est donc une rythmique
sémantique du continu.18
14 Il s’agit par conséquent de rendre les phrases, les versets, pas les mots et, en traduisant
les phrases, on rend leur force aux textes. Si bien que « penser la force, c’est autre chose
que penser le sens »19. Et penser la force à travers le rythme, les té‘amim. Car le rythme,
c’est le souffle rendu sensible, l’intervalle du silence, le jaillissement des mots par
grappe, avec tout le relief que donne leur placement.
15

16 Et comme l’accent rythmique se nomme ta‘am en hébreu, "le goût" de ce qu’on a dans la
bouche, une métaphore buccale, corporelle, qui dit la physique du langage, alors je dis
que la visée poétique, éthique et politique est de taamiser le français, de le rythmiser.
Taamiser toutes les langues. Et la pensée du langage.20
17 Il s’ensuit un élargissement de l’horizon de la langue française et une découverte de ses
ressources laissées en jachère. Décentrer donc et non pas annexer. C’est pourquoi, à
cette traduction, ce n’est pas l’énoncé qui convient, car il est indépendant de tout

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engagement subjectif du lecteur, c’est l’énonciation qui est l’acte même du sujet parlant
pris dans sa condition personnelle, historique, communautaire et même nationale. Il en
va de même de l’abandon du temps du récit qui est le passé simple au profit du passé
composé. Qui permet le passage de l’impersonnel au personnel. Discours d’une
personne et non pas récit d’une non-personne. Ce sont là les modalités de la valeur
hiérarchique des té‘amim, qui est première. Elle est doublée par la valeur mélodique sur
laquelle insiste « Rabbi Shéfatia au nom de Rabbi Yohanan en enseignant : Quiconque lit
sans mélodie [bélo né‘ima] et répète sans intonation [bélo zimra], à son sujet le verset dit :
Et moi aussi, je leur ai donné des décrets (houqim) qui ne sont pas bons […] (Ez 20,25) »21.
18 Lire le poème sous le signe, comme le préconisait Meschonnic, c’est penser le continu
dans le langage qui fait du rythme une organisation du mouvement de la parole dans le
langage. Deux conséquences en résultent : le rythme « ruine l’opposition de trompeuse
apparence entre poésie et prose »22 surtout depuis l’éclosion du poème en prose et
l’usage du vers libre, deux modalités de la modernité poétique. Et le sens dépend du
mouvement du sens, du continu…

La Torah : un chant
19 Or, c’est bien ce qu’avait déjà exprimé au cours de la seconde moitié du XIX e siècle
Rabbi Naftali Tsvi Yéhouda Berlin (appelé le Natsiv, 1816-1893) dans son commentaire
du Pentateuque intitulé Ha‘ameq Davar [Investigation de la parole], lequel souligne que
la Torah (au sens strict : les cinq livres de Moïse) est appelée shira : chant (Dt 31, 22).
Selon les versets :
20 Et maintenant, écrivez pour vous ce chant et enseignez-le aux enfants d’Israël : mettez-
le dans leur bouche/simah béfihem afin que ce chant/ hashira témoigne des enfants
d’Israël […] Alors quand s’abattront sur lui, nombre de maux et de calamités, le chant
présent témoignera en face de lui car il ne sera pas oublié de la bouche de ses
descendants […] Et Moïse a écrit ce chant en ce jour et l’a enseigné aux enfants d’Israël
jusqu’à son terme. (Dt 31, 19 ; 21 ; 22 et 30).
21 Comment Meschonnic aurait-il traduit ces versets capitaux qui font de la Torah une
shira, un chant, un poème avec sa métaphore buccale et gustative 23 – à entendre
littéralement ? C’est-à-dire une métaphore corporelle, qui dit la physique du langage. Il
en aurait fait son miel. Il aurait fait de ces deux mots hébreux : simah béfihem « une
seule bouchée »24 et leur aurait rendu toute leur force…
22 Le Natsiv consacre à cette notion qui fait de la Torah un poème tout un chapitre – le
troisième – de son Introduction Qidmat Ha‘ameq [Le sentier de l’investigation], au
commentaire des cinq livres de Moïse. « Il importe de comprendre pourquoi la Torah
est appelée poème, alors qu’elle n’a pas été rédigée en langage versifié ». Sa réponse,
que je résume, établit en substance la différence entre le poème et la prose (le récit). Le
premier s’exprime en langage métaphorique où la suggestion25 et l’équivoque sont de
mise, alors que le langage de la narration vise la non-équivocité, la clarté. À l’instar du
poème, le récit toraïque n’est donc jamais transparent. Il est nimbé de significations.
C’est pourquoi, il convient de viser à restituer cette transparence par des notes et des
commentaires afin de faire lever le sens obvie que chacun cherche à déterminer alors
qu’on ne saurait fixer, avec précision et une fois pour toutes, le sens de la parole divine.
D’autre part, ce qui est spécifique dans le poème, ce sont ses allusions auxquelles il faut

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être extrêmement attentif. Ce sont ces modalités poétiques que l’on trouve dans le
texte biblique et qu’il importe de déceler.
23 Retenons de cette analyse comparative entre poème et récit que le Natsiv comme
Meschonnic lisait le poème sous le signe. Et s’il tient compte de la poétique et tente
même de formuler, à partir de cette distinction, une théorie du langage – fût-elle
rudimentaire –, il y intègre une « herméneutique qui n’est pas absence de poétique » 26.
Toutefois, s’agissant de textes exprimant des notions philosophiques et théologiques, il
est conscient du fait qu’en passant d’une langue à une autre « les champs sémantiques
ne se superposent pas nécessairement, les syntaxes ne sont pas équivalentes, les
tournures de phrases ne véhiculent pas les mêmes héritages culturels et que dire des
connotations à demi-muettes qui surchargent les dénotations les mieux cernées du
vocabulaire d’origine et qui flottent en quelque sorte entre les signes, les phrases, les
séquences courtes ou longues »27.
24 Si bien qu’on ne saurait généraliser, comme le faisait le regretté Meschonnic, en
affirmant : « L’herméneutique ne connaît que le signe, que le sens. Dans l’ignorance du
discours »28. Il y a des partisans de l’herméneutique parmi les Juifs, anciens comme le
Natsiv et modernes, pour lesquels le langage n’est pas nom, qui ont lu, compris et
apprécié Émile Benveniste. Ils savent que c’est parce qu’il y a des phrases, qu’il y a des
mots et pas parce qu’il y a des mots, qu’il y a des phrases. Ils ont appris de surcroît que,
contrairement aux mots, la phrase n’intègre rien ; elle s’intègre au discours. Ou, comme
le dit Humboldt, « les mots ne précèdent pas le discours mais procèdent du discours […] et
les dictionnaires et les grammaires sont le squelette mort du langage » 29. Ils ont retenu
aussi que l’unité de langage dans la Bible n’est pas la lettre, le mot ou le nom, pas même
la phrase, mais le verset. Pourtant, ils témoignent de la reconnaissance à Meschonnic
pour avoir enseigné sans répit que le verset n’est pas une unité grammaticale, mais une
unité rythmique. Et que c’est par une traduction qu’une langue peut connaître un
renouveau. Car « c’est la Bible qui a fait l’hébreu plus, sinon au moins autant, que
l’hébreu n’a fait la Bible »30. Dès lors, au lieu de faire campagne contre le sens seul, le
sens sans la lettre et contre la lettre ou plus précisément le lettrisme, on peut envisager
une herméneutique du discours, du texte. Car c’est là, selon moi, que loin de s’opposer,
l’herméneute et le poéticien se rejoignent. Dans une herméneutique du discours qui
tienne compte des acquis dégagés par la poétique du rythme laquelle privilégie le
continu et le mode de signifier. Ainsi que l’établit Meschonnic : « la question de ce
qu’est le sens, et du comment de ce sens, devraient être complémentaires » 31.

Traduire, c’est retraduire


25 Passons maintenant à sa version de Les Paroles. Selon un accord tacite entre
Meschonnic et moi-même, il me permettait d’énoncer quelques remarques quant à sa
traduction. Remarques toujours bienveillantes attestant respect et admiration ce
pourquoi il en tenait compte. Il me semble qu’il y a eu quelques « coquilles » lors de
l’impression.
26 Chapitre I. véshoterim est rendu au verset 15 par ‘et des scribes’, ce qui me ‫ ושטרים‬:
paraît non-conforme car il s’agit d’officiers (de police, on dirait aujourd’hui ‘auxiliaires
de justice’). De même au verset 22, véyahpérou littéralement c’est bien ‘et ils ; ‫ויחפרו‬:
creuseront’, mais il s’agit des explorateurs de Nombres 13, 2 et suivants, de cet épisode

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raconté cette fois du point de vue de Moïse. Il faudrait donc traduire : qu’ils explorent
pour nous.
27 Verset 26 : Et vous vous êtes révoltés avec : ‫'ותמרו את פי ה‬. La note 26 stipule : « J’ai
mis "avec", pour la particule et, là où communément on met "contre" : c’est se disputer
avec... » Mais alors pourquoi au verset 43 où l’on a exactement la même expression
hébraïque, la traduction retenue est : vous vous êtes révoltés contre ? Au verset 31,
manque avec [et : qui a dû sauter lors de l’impression [‫ את‬: avec son fils.
28 Chapitre II, verset 7 : lo hassarta davar est un accompli donc : ‘tu n’as ‫ לא חסרת דבר‬:
manqué de rien’ et non pas : ‘tu ne manqueras’. C’est lors de la quarantième année que
Moïse, avant de mourir, adresse ces paroles à tout Israël (Dt 1, 3), une fois le désert
traversé. D’où l’accompli.
29 Chapitre III, verset 3 : L’imprimeur a eu du mal avec ce verset, ce qui rend son début
incompréhensible « Et Adonaï a donné notre Dieu dans notre main » : ‫ויתן ה' אלהינו‬
Il faudrait lire « Et Adonaï notre Dieu a donné (accent disjonctif, donc blanc de .‫בידינו‬
deux cadrans) dans notre main… Au verset 18, à la fin du verset il convient de traduire
tous fils de force : kol béné hayil et non pas tes fils de force. Là aussi, l’on a dû ‫ כל בני חיל‬:
confondre tous et tes, surtout si c’était consigné en abrégé…

Encore un mot
30 Il fallait une dose exceptionnelle de concentration et d’efforts à Meschonnic pour
effectuer cette traduction. C’est pourquoi elle possède une saveur particulière,
différente de toutes les autres, peut-être parce qu’il ne manquait plus que trois versets
pour terminer la première paracha/lecture shabbatique du livre des Paroles mais aussi
parce qu’elle a été écrite avec autre chose que de l’encre, avec son esprit et son cœur 32.

Paroles (Dt 3, 20-22)


31 J’ai tenté de traduire les trois derniers versets de la première péricope. Je n’avais pas
sous les yeux le fichier que Meschonnic avait constitué en relevant le terme d’hébreu
biblique qui lui semblait édulcoré par les traductions courantes. Je ne pouvais pas non
plus consulter toutes les traductions classiques auxquelles il confrontait la sienne
(Segond, Sacy, Wogue, Fleg, Buber-Rosenzweig et d’autres encore). Ceci est donc une
tentative à affiner.
32 Régine Blaig et Henri Meschonnic avaient convenu avec leur éditeur d’une manière
bien à eux de rendre les accents rythmiques qu’ils représentaient par des petits carrés
appelés « cadratins » afin de bien différencier les espaces lors de l’impression.
33 Les té‘amim ou signes rythmiques étaient donc matérialisés par des barres obliques. Le
nombre de barres obliques indiquait la valeur des espaces. //= 2 cadratins pour les
accents disjonctifs mineurs et ////= 4 cadratins pour les accents disjonctifs majeurs.
Rien pour l’hémistiche ou césure, sinon le retour à la ligne avec retrait de première
ligne.
34 Voici donc ma proposition :
Dt 3, 20
Jusqu’à ce//qu’Adonaï aura installé//vos frères comme vous//et qu’ils détiendront
eux aussi//le pays qu’Adonaï votre Dieu leur donne//au-delà du Jourdain

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Et vous reviendrez//chacun à l’héritage//que je vous ai donné

Dt 3, 21
Et Josué je l’ai rassuré//à ce moment en disant

Tu as vu de tes yeux//tout ce qu’a fait//Adonaï votre Dieu à ces deux rois//


Adonaï en fera autant//dans tous les royaumes//que tu traverseras

Dt 3, 22
Ne les craignez pas

Car//Adonaï votre Dieu//c’est lui//qui combat pour vous

NOTES
1. Le Gai Savoir, 83, traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard/NRF, 1950, p.
120.
2. « Se in Deo esse : Le poème et l’esprit selon Henri Meschonnic », entretien avec Anne Mounic,
dans Temporel n° 6, octobre 2008.
3. H. Meschonnic, Un coup de Bible dans la philosophie, Paris, Bayard, 2004, p. 215, anglais souligné
par l’auteur.
4. « La poétique ne cherche pas l’interprétation. Comme pour la traduction, elle se place en deçà.
Dans l’étude du fonctionnement ». Id., L’Utopie du Juif, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 363,
collection Midrash. Je souligne.
5. Clark University, Worcester, Massasuchets.
6. Intitulé The five books of Moses. Genesis, Exodus, Leviticus, Numbers and Deuteronomy. A new
translation with introductions, commentary and notes, Schocken Books, 1995, New York. Des
parties de ce livre ont été publiées en 1983, sous le titre In the begining (Genesis), Now (sic !)
these are the names (Exodus) 1986, p. iv.
7. Everett Fox, “Translator’s Preface”, dans The five books of Moses, op. cit., p. ix. « This
translation is guided by the principle that the Hebrew Bible, like much of the literature of
antiquity, was meant to be read aloud, and that consequently it must be translated with careful
attention to rhythm and sound. The translation therefore tries to mimic the particular rhetoric
of the Hebrew whenever possible, preserving such devices as repetition, allusion, alliteration,
and wordplay ».
8. Celle qui « cherche par tous les moyens à obliger le lecteur à lire le texte tout haut » Gershom
G. Scholem, « La traduction de la Bible par Martin Buber » dans Le messianisme juif. Essais sur la
spiritualité du judaïsme, Préface, traduction, notes et bibliographie par Bernard Dupuy, Paris,
Calmann-Lévy, 1971, collection Diaspora, p. 443- 444.
9. G. Scholem, ibid., p. 444. Le fait d’imprimer les versets ligne par ligne renvoie selon Scholem à
la colométrie, terme de prosodie grecque repris par les philologues germaniques.
10. Everett Fox, “Translator’s Preface”, art. cit., op. cit., p. xv. Je souligne sauf « trop/trope ».
« Cola, on the other hand, arise from the experience of reading the Hebrew text aloud and of
feeling its spoken rhythms. The specific divisions used in this volume are somewhat arbitrary; each
reader will hear the text differently. My line divisions are sometimes identical to Buber-Rosenzweig,

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but often are not; they sometimes correspond to the punctuation laid down by Jewish tradition
(the Massoretic accents or trop), but not always ».
11. « En équivalent typographique, pour les accents forts, je mets un grand espace » alors que
pour « les accents conjonctifs, c’est l’absence même d’un blanc qui les signale ». H. Meschonnic,
Un coup de Bible dans la philosophie, op. cit., p. 238.
12. Id., ibid., p. 238
13. Expression de Gerard Manley Hopkins à laquelle Meschonnic a donné toute son ampleur. Id.,
ibid., p. 215.
14. Id., ibid., p. 238
15. Fox évoque le nom de « pionniers » tels que Umberto Cassuto, Martin Buber et Meir Weiss en
Israël ; Benno Jacob en Allemagne ; James Muilenberg, Edwin Good, James Ackerman et Robert
Alter aux États-Unis, ainsi que J.P. Fokkelman en… Hollande. Mais de Meschonnic ou d’un autre
traducteur français, nulle trace. Comme si la langue française ne remplissait plus aucune fonction
dans la recherche. Dans “Translator’s Preface”, art. cit., op. cit., p. xxiii.
16. “1. At the beginning of God’s creating of the heavens and the earth/ 2. when the earth was
wild and waste, darkness over the face of ocean rushing-spirit of God hovering over the face of
waters/ 3. God said : let there be light! And there was light”. The five books…, op. cit., p. 12-13.
17. H. Meschonnic, Un coup de Bible dans la philosophie, op. cit., p. 117.
18. Id., ibid., p. 144
19. Id., ibid., p. 145
20. Id., ibid., p. 151.
21. Méguila 32 a. La fin du verset allégué comme argument scripturaire est encore plus étonnante
« …et des règles [michpatim] non susceptibles de les faire vivre ». Une question s’impose : quel
rapport ce verset entretient-il avec l’enseignement talmudique ? Le contexte éclaire quelque peu
la question. Il décrit le mépris affiché par la génération du désert et celle de ses enfants vis-à-vis
des commandements de Dieu. Or, au lieu de suivre ces commandements afin de « vivre par eux »
(Ez 20, 11 et 21), ils ont choisi la voie de la révolte et de la non-vie (Ez 20, 25). Se dessine alors un
lien « insoupçonné » : la lecture non mélodieuse – un commandement considéré somme toute
comme mineur – conduit assurément vers la non-vie . Négliger ce commandement équivaut à
transgresser le shabbat et à adopter les mœurs des idolâtres, comme il ressort de l’ensemble du
chapitre 20. Transformation d’une forme de vie par une forme de langage ! Car « le langage sert à
vivre », dit Meschonnic, évoquant cette expression de Benveniste qu’il aimait souvent citer. Et le
langage mélodieux, plus encore.
22. H. Meschonnic, Un coup de Bible… op. cit., p. 185. La Bible ne connaît pas cette opposition, elle
ne dispose que de l’opposition entre le parlé et le chanté.
23. Cette métaphore buccale s’accorde avec son injonction maintes fois répétée : « c’est parce
qu’il y a du corps qu’il y a du langage ». Id., ibid., p. 97.
24. Id., ibid., p. 238.
25. « La poésie n’enseigne pas, parce qu’elle n’est pas dans le nommer, mais dans le suggérer ». H.
Meschonnic, L’Utopie du Juif, op. cit., p. 278, souligné par l’auteur.
26. Id., ibid., p. 93.
27. Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 13.
28. H. Meschonnic, Un coup de Bible dans la philosophie, op. cit., p. 124.
29. Id., ibid., p. 285, je souligne.
30. Id., L’Utopie du Juif, op. cit., p. 141.
31. Id., ibid., p. 255.
32. Au cours du débat qui a suivi ma communication, on m’a objecté que j’accordais la primauté à
la parole au détriment de l’écriture – en d’autres termes que je n’étais pas assez derridien. Certes,
mais mes objecteurs ont semblé oublier que, s’agissant de la Bible hébraïque, nous sommes dans
le domaine de l’oralité, du miqra, à savoir de la lecture, et d’une lecture à voix haute qui implique

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la rythmique. C’est pourquoi Meschonnic insistait sur la modalité poétique qui privilégie la parole,
et la signifiance qui entoure le verset c’est-à-dire les té‘amim, même s’il a trouvé le moyen
d’inscrire le “record of speech in writing”.

RÉSUMÉS
Henri Meschonnic nous aura rendu attentif au fait qu’il importe dans la traduction de la Bible «
de lire ou de faire entendre le poème sous le signe ». Ce qui nous conduit à la poétique et à une
pensée du discours. Poétique qu’Everett Fox prétend prendre en considération dans sa traduction
anglaise du Pentateuque en ne négligeant pas les té‘amim (le rythme). Hélas, il ne fait que répéter
et adapter en anglais les trouvailles de Buber et Rosenzweig. Fox ne fait aucune mention de la
traduction de Meschonnic, ni dans les notes, ni dans son Introduction. Celui-ci est victime d’une
occultation totale. C’est l’objet de ma première partie. La seconde partie discute l’idée
consécutive à ce premier principe – lire le poème sous le signe – : « L’herméneutique est l’absence
de la poétique » à partir du Haamek Davar/Méditation de la parole, commentaire du Pentateuque
de Naftali Tsvi Yéhouda Berlin (1816-1893), lequel souligne que la Torah (au sens strict le
Pentateuque) est appelée shira : poème. Selon les versets : « Et maintenant, écrivez pour vous ce
poème et enseignez-le aux enfants d’Israël : mettez-le dans leur bouche afin que ce poème/
hashira témoigne à l’encontre des enfants d’Israël […] Alors quand s’abattront sur lui, nombre de
maux et de calamités, le présent poème témoignera en face de lui car il ne sera pas oublié de la
bouche de ses descendants […] Et Moïse a écrit ce poème en ce jour et l’a enseigné aux enfants
d’Israël […] Et Moïse a énoncé les paroles de ce poème aux oreilles des enfants d’Israël jusqu’à son
terme » (Dt.31, 19, 21, 22 et 30). La troisième partie analyse la traduction des trois premiers
chapitres du Deutéronome : Les Paroles, laissés inachevés par la mort du poète-traducteur.

Henri Meschonnic made us attentive to the fact that what is important in the translation of the
Bible is “reading or making us hear the poem under the sign”. This leads us to poetics and
thought on discourse. In the first part of my contribution, I take issue with the translation of the
Pentateuch by Everett Fox, who presumes to take into consideration the rhythm (te‘amim) of the
translated work, without a single mention (in the introduction, text or notes) of Meschonnic's
contributions in this field. Meschonnic is, thus, wholly dismissed by E. Fox. In the second part of
my contribution, I discuss the idea that is consecutive to the first principle – reading the poem
under the sign – : “Hermeneutics is the absence of poetics” from the Haamek Davar/ a Meditation
on the Word, a commentary on the Pentateuch by Naftali Zvi Yehuda Berlin (1816-1893), where it
is stressed that the Torah (in the strict sense of the Pentateuch) is called shira : poem – according
to the verses from Deuteronomy 31: 19, 21, 22 and 30: 19 “Now write down this song and teach it
to the Israelites and have them sing it, so that it may be a witness for me against them. 20 […] 21
And when many disasters and calamities come on them, this song will testify against them,
because it will not be forgotten by their descendants.” […] 22 So Moses wrote down this song that
day and taught it to the Israelites. […] The third part analyses the translation of the three first
chapters of Deuteronomy by Meschonnic, who died before finishing his work.

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INDEX
Mots-clés : Pentateuque, té‘amim, Everett Fox, Haamek Davar
Keywords : Pentateuch, té‘amim, Everett Fox, Haamek Davar

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« L’Atelier du traduire »
Quelques remarques sur une nouvelle traduction de la Bible

Marc-Alain Ouaknin

Dans l’intervalle, Don Quichotte prit fantaisie de parcourir la ville, mais à pied et
sans équipage, craignant, s’il montait à cheval, d’être poursuivi par les petits
garçons et les désœuvrés. Il sortit avec Sancho et deux autres domestiques que lui
donna Don Antonio. Or, il arriva qu’en passant dans une rue, Don Quichotte leva les
yeux et vit écrit sur une porte, en grandes lettres : ICI ON IMPRIME DES LIVRES.
Cette rencontre le réjouit beaucoup ; car il n’avait vu jusqu’alors aucune
imprimerie, et il désirait fort savoir ce que c’était. Il entra avec tout son cortège et
vit composer par-ci, tirer par-là, corriger, mettre en formes, et finalement tous les
procédés dont on use dans les grandes imprimeries. Don Quichotte s’approchait
d’une casse et demandait ce qu’on y faisait ; l’ouvrier lui en rendait compte ; le
chevalier admirait et passait outre. Il s’approcha, entre autres, d’un compositeur et
lui demanda ce qu’il faisait. « Seigneur, répondit l’ouvrier, en lui désignant un
homme de bonne mine et d’un air grave, ce gentilhomme que voilà a traduit un
livre italien en notre langue castillane, et je suis à le composer pour le mettre sous
presse. — Quel titre a ce livre ? demanda Don Quichotte…
Cervantes, Don quichotte,
Deuxième partie, chapitre 62.

Premières armes
1 En octobre 2019 sortira, aux éditions Diane de Selliers, le premier tome d’une nouvelle
traduction de la Bible que j’ai entreprise il y a une quinzaine d’années. Ce premier tome
comporte les onze premiers chapitres de la Genèse, ceux dont l’inspiration est
clairement babylonienne. Je l’ai intitulé La Genèse de la Genèse. Ce premier tome s’arrête
au moment où Abraham entre en scène avec le célèbre Lèkh-lekha, « Va vers toi ! »
2 Pour chaque verset, on trouvera le texte en hébreu, sa translitération, la traduction,
des notes de traduction et un commentaire à la fin de chaque chapitre. Cette édition est
illustrée par des œuvres d’artistes du XXe siècle et du XXIe siècle : Malévitch, Miro, Klee,
Rothko, Garouste, Kandinsky, etc., créant un dialogue passionnant avec le texte et les
commentaires.

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3 Dans le présent article, je voudrais « raconter » comment j’en suis arrivé à cette
nouvelle traduction qui est le fruit d’une histoire personnelle, d’une recherche et d’une
activité de traducteur que je mène depuis près d’une quarantaine d’années.
4 Ma première publication fut une traduction de l’hébreu des Pirqué de Rabbi Eliézer, aux
éditions Verdier pour qui j’avais écrit l’année précédente une étude en guise de préface
à la traduction des Aggadot du Talmud de Babylone réalisée par Arlette Elkaïm-Sartre.
C’était en 1983.
5 En dehors des publications consacrées à la philosophie, à la littérature, à l’histoire de
l’alphabet, au Talmud et à la Kabbale, j’ai publié un certain nombre de textes
directement en lien avec le texte biblique et avec la question de la traduction :
6 - Introduction à la littérature biblique, 19941
7 - La plus belle histoire de Dieu, 19972
8 - Les dix commandements, 1999
9 - Traduction du Livre de Jonas, 20013
10 - Zeugma, mémoire biblique et déluges contemporains, 2008
11 - Mystère de la Bible, 2008
12 - La Tora racontée aux enfants, 2009
13 - Le Cantique des Cantiques4, 2016
14 - Traduction du Livre de Ruth5, 2017

Venus d’ailleurs
15 Comment tout cela est arrivé ?
16 On apprend très tôt le nom de son pays et en particulier de sa ville, surtout quand on
est fils de rabbin, comme je le suis. Cela fait partie de l’identité. Ainsi, longtemps, avant
de décliner mon nom, je disais : « Je suis le fils du rabbin de Reims, puis de Lille puis de
Metz puis de Marseille ». Une façon aussi de dire que l’on est du Nord, de l’Est, du
Centre ou du Sud de la France. Avec le temps, dire que je venais d’« ailleurs » m’a paru
plus intéressant.
17 La famille de mon grand-père maternel venait d’Herrlisheim, un petit village alsacien
du pays rhénan, au sud-est d’Haguenau, à deux kilomètres d’un pont sur le Rhin, petit
village qui fut tour à tour allemand et français ; une famille qui était installée dans ce
village depuis plusieurs siècles. Ma grand-mère maternelle est née au Luxembourg, de
parents venus d’Allemagne. C’était à la fin du XIXe siècle.
18 À des milliers de kilomètres, à la fin de ce même XIX e siècle, mon grand-père paternel
est né à Demnate, une petite ville marocaine du Haut Atlas à flanc de collines, à 960 m
d’altitude et à 100 km à l’est de Marrakech, où il s’installa plus tard et où est né mon
propre père. Plus tard, il vécut à Casablanca, rue Jean-Jacques-Rousseau…
19 Moi, je suis né à Paris, rue Mirabeau, dans une famille qui, tous les matins, jusqu’à
aujourd’hui, remercie, en une prière tacite, le chanoine Raymond Vancourt et sa
gouvernante Mlle Raymonde, la Résistance lilloise et le petit village de Wavrans-sur-
Ternoise, tous, « Justes des Nations » qui, en 1943 et jusqu’à la fin de la guerre,
sauvèrent, cachèrent, et protégèrent, entre autres, la famille Ehrlich, donc ma mère,

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son frère et ses parents, et une cousine, éclairant ainsi à leur façon les années sombres
de l’histoire de France.
20 Dans les années cinquante, mon père, venant de son Marrakech natal, après deux ans à
la Yéshiva d’Aix-les-Bains, se retrouva à Paris pour suivre des études de
mathématiques, puis, sur les conseils du grand rabbin Charles Touati, le cursus de
l’école rabbinique du Séminaire israélite de France que l’on appelait simplement « La
rue Vauquelin ». C’est là que quelques années plus tard, je fis mes premiers pas !
21 C’est à Paris, comme surveillant à l’école Lucien de Hirsch, qu’il rencontra ma mère,
aussi surveillante, d’origine lilloise, d’une famille juive alsacienne dont le père était
représentant en houblon. Bref, vous imaginez la petite Lilloise qui était à Paris pour
faire ses études d’anglais à la Sorbonne : comment dire à ses parents, qu’elle avait
rencontré un « Marocain » ? À l’époque, autant dire un non-juif ?!

La langue de France

22 Ce que disent ces histoires, au-delà des souvenirs portés par un enfant qui finit par
grandir, c’est que la France fut une terre d’accueil pour des milliers d’hommes, de
femmes et d’enfants qui vinrent d’ailleurs. Terre d’accueil et de rencontres, de
bifurcations des lignes d’histoires et création de nouveaux destins.
23 Cependant, je crois que cet accueil que je ressens au plus profond de moi n’a pas
seulement un caractère géographique et territorial mais se situe aussi, de manière
fondamentale et fondatrice, dans les mots et la beauté de la langue de Molière et de
Hugo, de Michelet et de Ronsard, de Rabelais et de Baudelaire, de Verlaine, de Proust et
de Rimbaud.

L’hébreu

24 La carte d’identité, celle que je présente ici, fut naturellement d’emblée tissée de
différentes langues. L’allemand et le judéo-allemand dans lequel se parlaient entre eux
mes grands-parents maternels, l’arabe et plutôt le judéo-arabe qui affleurait dans le
français au parfum marocain de mes grands-parents paternels. L’anglais qui était le
quotidien des copies que ma mère corrigeait en rentrant de ses cours au lycée à Lille. Et
l’hébreu. Ah l’hébreu ! Cette langue que j’ai commencé à lire aussitôt que j’appris le
français puis à approfondir sur les bancs du Talmud Tora et de la synagogue qui était
notre deuxième maison. Une langue qui entra très tôt en dialogue avec l’araméen du
Talmud que je découvrais d’abord avec mon père puis à la yéshiva.
25 Expérience de l’étude qui est en fait d’abord une expérience de la traduction,
expérience si profonde que l’on oublie très vite que tout passe par ce passage d’une
langue à l’autre, sans lequel les textes resteraient incompréhensibles ou en tout cas
n’auraient jamais eu la même saveur.
26 C’est donc presque naturellement que je répondis positivement à cette demande que
me fit Charles Mopsik, en 1982, de traduire pour les éditions Verdier, avec lui et Éric
Smilévitch, les Pirqué de Rabbi Eliézer que j’ai mentionnés au début de cet article avec les
autres publications liées à la traduction et à la Bible.
27 Ce fut un vrai bonheur intellectuel ! Mais plus encore, un bonheur existentiel. J’étais
devenu traducteur. Bien sûr ce n’est pas comme cela que je me présentais alors, pas

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plus que je ne le fais aujourd’hui, mais cela m’a donné une confiance dans cet art que
j’ai affiné avec le temps, tant sur le plan de la réflexion que du savoir-faire.
28 Toutes ces expériences conjuguées, et sans doute bien d’autres encore, dont une
passion pour l’écriture, pour les manuscrits hébraïques et l’histoire de l’alphabet 6,
m’ont encouragé à réaliser l’un de mes rêves les plus chers : proposer une nouvelle
traduction de la Bible avec des notes et des commentaires. Projet audacieux qui se
transforma avec le temps en un projet plus modeste, une traduction du Pentateuque, ou
Cinq livres de Moïse, avec les haftarot.

La gloire de Rachi

29 Je dois ajouter quelque chose d’essentiel à ce que j’ai dit précédemment : cette langue
de France que j’ai apprise, et qui est le filtre de chaque instant de mon existence, fait
aussi sens pour moi par le voyage que les textes de la tradition lui ont permis de
réaliser à travers le monde entier, portée par le génie de Rachi de Troyes (1040-1105),
un Champenois qui voyagea lui aussi beaucoup et qui eut l’idée extraordinaire de
traduire les mots compliqués de l’hébreu biblique et de l’araméen talmudique en langue
d’oïl de son temps.
30 Pour ce « Prince des commentateurs », ce fut sans doute une forme subtile de
remerciement, et de reconnaissance envers la France, une manière d’être toute juive, si
l’on se souvient que « juif », en hébreu, signifie « merci » 7 . Remerciement pour avoir,
un jour, il y a fort longtemps déjà, accueilli une partie du peuple juif exilé de sa terre,
« jusqu’en Espagne et jusqu’en France » selon l’expression du prophète Obadia 8. Verset
dans lequel les traducteurs hésitent sur la traduction du mot tsarfat, entre le port de
Sarepta au sud de Tyr ou le nom hébraïque de la France..
31 Rachi, en s’appuyant sur une proposition des lexicographes de son temps, choisit et
traduit tsarfat par França, qu’il écrit en cinq lettres hébraïques : ‫"אפרנצ‬.
32 Je crois que l’on ne peut pas imaginer le plaisir qu’il y a de voir apparaître en vieux
français mais en lettres hébraïques, au cœur d’un commentaire sur un verset de l’Exode
décrivant la plaie des grenouilles lors des dix plaies d’Égypte 9, le mot « grenouillerie »
ou « grenouillère », ‫ ג ּרינוליי"רא‬, ou encore la jubilation de découvrir le mot « miroir »,
dans le commentaire sur Exode 38,8, et encore de lire dans le ׁ‫ מירוא"ש‬Dictionnaire
historique de la langue française que la première occurrence du mot « chut », dans le sens
de « faire silence », se trouve dans les gloses de Rachi 10 !
33 Plusieurs milliers de mots en ancien français émaillent ainsi les commentaires de Rachi
sur la Bible et le Talmud dès la fin du Xe siècle, créant, entre ces langues, un pont qui a
forgé un paysage exceptionnel, et je serais même tenté de dire une âme exceptionnelle.
Il a ainsi contribué à la création d’une identité à jamais marquée par la joie profonde de
l’accueil et de la relation. Identité conjonctive et trajective, que les maîtres de l’école
française ont semée avec tant de subtilité et de discrétion. Langue d’oïl hôtesse de
l’hébreu, hébreu hôte de ce français premier ! Couple pour la vie, ils ont élu séjour dans
l’interligne des textes sacrés et l’arrondi fragile des lettres carrées… 11
34 Le nom de la yéshiva12 de mon adolescence, où se développa ma passion du Talmud,
prend ici tout son sens : Yéshiva Hakhmé Tsarfat, « Académie talmudique des Sages de
France ». Une formidable orientation sur le chemin de la vie !

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Au fil de l’eau

35 Rachi mais pas seulement ! Car cette façon de transmettre les mots de son temps fut
une passion transmise à ses enfants, ses gendres et ses élèves qui, à leur tour, offrirent
les mots de leur temps et les inscrivirent dans ce conservatoire que devinrent leurs
commentaires, si précieux pour les chercheurs d’aujourd’hui.
36 En une seule page du traité Baba Batra 73a on trouve dans le commentaire du Rashbam,
Rabbi Shmouel ben Méir13, les mots mast ,le « mât » du bateau ,‫משׂ״ט‬/vellala ,‫וייל״א‬/
« voile », anqueres ,« l’« ancre ,‫אנקר״ש‬/reimes ,« rames » ,‫ריימ״א‬/coquetteun ,‫קוקיי״ט‬/
mot que commente Rashbam : « Petit bateau attaché à l’arrière d’un grand bateau pour
accoster en eaux peu profondes »14.
37 Quel bonheur de découvrir ces mots que sans doute je n’aurais jamais rencontré de ma
vie. Imaginez ! Coquette ! un petit bateau pour accoster en eaux peu profondes. Un mot
que je retrouve dans le Littré dans une forme masculine :
COQUET (s. m.) [ko-kè] : Petit bateau de rivière, amenant des marchandises de
Normandie à Paris. HISTORIQUE : XVIe s. — Il n'y eut autre dommage sur les dits
François, fors qu'en un coquet où estoient douze hommes de guerre, lequel
effondra, et pour ce en noya neuf, qui fut grand dommage (A. Chartier Hist. de
Charles VI et VII, p. 245, dans Lacurne). Étymologie : Diminutif de coque ou coche,
bateau (voy. Coche 1).15
38 « Coquet », qu’à la yéshiva les étudiants, peu informés de l’ancien français, lisaient
« coquette », un mot que, devenu grand lecteur, j’associais à quelques personnages de
La Recherche du Temps Perdu.
Pourtant j’eusse oublié l’extravagance blonde et n’aurais jamais souhaité de la
revoir si Françoise ne m’avait dit que, quoique bien gamine, cette petite était
délurée et allait quitter sa patronne parce que, trop coquette, elle devait de l’argent
dans le quartier. On a dit que la beauté est une promesse de bonheur. Inversement
la possibilité du plaisir peut être un commencement de beauté. 16
39 Ah les délices de la phrase proustienne ! Qui aurait pu penser que je serai un jour
amené à associer Proust avec une page du traité Baba Batra ? À mettre en lien La
Recherche du Temps Perdu avec Le Talmud ? Miracle de la traduction au sein d’un
commentaire du XIIe siècle !
40 C’est cela traduire ! se laisser porter au fil de l’eau sur ces petits bateaux, petites
coquettes, plus vraisemblablement « coquets », un mot qui a aussi donné « coche »,
« coche d’eau » ou « coche de rivière »17.
41 Un mot qui est aussi bien sûr en lien avec la coque d’une noix et la coque d’un bateau,
et qui nous renvoie aussi immédiatement à la coque de cet œuf, cassé par le petit bec
d’un poussin, fruit des amours d’une poule qui ne fut pas insensible aux charmes d’un
coq ! Naissance ! Genèse ! Il y a du Beréchit dans l’air !
42 N’est-ce pas précisément le sens de « Traduire » auquel nous invitait Walter Benjamin
dans sa tâche du traducteur quand il parlait de überleben et de fortleben, « vivre au-
dessus » et « vivre plus loin »18. Survivre ! Survie d’un mot qui au détour d’une ligne
d’un commentaire médiéval renaît de ses cendres, sort de l’oubli, ou d’un quasi oubli.
Seuls les « canots » et les « chaloupes » vivent aujourd’hui dans les dictionnaires dont la
plupart ont, depuis longtemps, perdu la mémoire du « coquet » !

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Voyage infini du traducteur


43 Traduire se disait encore au XVIe siècle « translater » et une traduction une
« translation ». Des mots dans lesquels on sent mieux le mouvement, le voyage que
procure cet art. Car de mot en mot, d’idée en idée ce sont des mondes qui éclosent
devant nos yeux, tout aussi surprenants les uns des autres.
44 Si le « coquet » de Rashbam – lu d’abord « coquette » selon sa transcription hébraïque –
me fit faire un détour par Proust et le Talmud, ce fut un détour qui ne fut pas sans offrir
de nouvelles pistes dont voici la première pierre : un pavé dans la mare que l’on doit à
Louis-Ferdinand Céline. Un pavé antisémite qui, avec toutes ses ambiguïtés, est à la fois
une critique, mais aussi un exercice d’admiration. Céline qui écrit :
Ils ont beaucoup ergoté autour de Proust. Ce style ?... Cette bizarre construction ?...
D'où ?
Qui ?... Que ?... Quoi ?... Oh c'est très simple ! talmudique – Le Talmud est à peu près
bâti, conçu comme les romans de Proust, tortueux, arabescoïde, mozaïque
désordonnée – le genre sans queue ni tête. Par quel bout le prendre ? Mais au fond
infiniment tendancieux, passionnément, acharnément. Du travail de chenille cela
passe, revient, retourne, repart, n'oublie rien, incohérent en apparence, pour nous
qui ne sommes pas juifs, mais de « style » pour les initiés ! La chenille laisse ainsi
derrière elle une sorte de tulle, de vernis irisé, impeccable, capte, étouffe, réduit
tout ce qu'elle touche [...]19
45 Je me suis demandé bien sûr où Céline avait-il puisé une telle vision, si juste, du style
talmudique ? Je pense que le célèbre article d’Arsène Darmesteter sur le Talmud paru
dans la Revue des études juives de 1888 20, n’est pas étranger à l’affaire ! A-t-il pu le lire ?
Sans aucun doute. En tout cas un autre grand écrivain, lui aussi antisémite, Blaise
Cendrars, cite un autre livre de Darmesteter, La Vie des mots étudiée dans leurs
significations ! Qui est ce même Darmesteter qui étudia tous les mots d’anciens français
dans l’œuvre de Rachi que nous avons évoqués ! Cela fait rêver…

Les chemins de la traduction


46 Certains lecteurs penseront que je me suis égaré dans ma présentation dont le but était
d’expliquer comment j’en suis venu à une nouvelle traduction de la Bible et en
souligner les axes majeurs.
47 Non ! aucun égarement mais un témoignage de la « méthode buissonnière » de ce
travail. Car l’exemple que je viens de donner, à partir des mots « coquet/coquette »,
ouvre à trois points essentiels. Le premier concerne « les chemins de la traduction ».
48 J’appelle « chemins de la traduction » toutes les associations que chaque mot provoque
au cœur d’un corpus ou de plusieurs corpus d’une même culture ou de plusieurs
cultures différentes. Chaque mot est le point de départ de chemins différents qui ne
s’excluent jamais les uns les autres mais jouent au sein d’une dialectique qui dynamise
les textes, dans leur langue d’origine et dans leur traduction. Traduire c’est choisir.
Choisir tel ou tel mot dont les connotations, les associations qui en découlent sont à
chaque fois différentes, produisent d’autres chemins et d’autres voyages. « Coquet »
n’est pas « chaloupe » et n’est pas « canot ».
49 Si dans un texte je redonne vie, par la traduction, à ce mot désuet de « coquet » cela
ouvre plusieurs chemins possibles dont celui que j’ai proposé, nous invitant à relire

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Proust, Céline et le Talmud. Traduire « chaloupe » qui en est l’un des synonymes
renvoie à d’autres univers, ouvre d’autres chemins dont celui, plus érotique, du
Cantique des Cantiques qui raconte les pas de la bergère dans ses sandales 21, les courbes
voluptueuses de ses hanches qui dansent dans un mouvement chaloupé au rythme de
l’acte d’amour, qui raconte aussi le galbe joyeux des seins qui gambadent sous le
chemisier de l’aimée comme des faons jumeaux d’une même biche et dont les tétons
chantent avec jubilation le désir qui parcourt et traverse tout le corps de la bien aimée.
Dynamique du corps qui, porté par la passion amoureuse, se soulève offrant à la vue de
l’aimé l’arrondi d’un ventre qui s’élève, belle comme l’aurore, comme la lune et le
soleil. La beauté vit, danse, chante, se lève, s’élève, tourne, va, revient et va encore, et
va toujours !
50 Lien érotique entre la marche chaloupée et le bateau auquel les poètes ne furent pas
insensibles non plus, en témoigne Le beau navire de Baudelaire qui dialogue de manière
sublime avec le Cantique :
Je veux te raconter, ô molle enchanteresse !
Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;
Je veux te peindre ta beauté,
Où l'enfance s'allie à la maturité.

Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,


Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,
Chargé de toile, et va roulant
Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.22
51 La tâche du traducteur c’est le choix du traducteur. C’est-à-dire le choix des chemins,
en tout cas de leurs premiers kilomètres. Vers quoi j’aimerai que le lecteur se dirige ?
Vers Proust et Céline, ou vers le Cantique des Cantiques et Baudelaire ? Coquet ou
chaloupe ?

Réveiller les princesses endormies


52 Mais le choix de « coquet » plutôt que « chaloupe » peut reposer sur un autre principe.
Il peut avoir une autre vocation. Non pas tournée vers le futur de la lecture, mais vers
le passé de la langue, de son lexique, de la vie des mots dont elle fut le lieu, langue du
passé qui nous a fait et à laquelle il faut savoir rendre hommage. Et c’est le second point
que je voulais évoquer.
53 Car « coquet » a vécu dans la langue française, mais pour des raisons que les linguistes
savent expliquer, il en a aussi disparu. Ou peut-être faut-il dire qu’il n’a pas disparu
mais s’est endormi. Traduire c’est peut-être aussi réveiller les mots anciens qui ne sont
plus en usage, mais qui attendent l’heure de leur résurrection ou de leur réveil. J’ai
montré dans un article23 le rapport entre la traduction et le sommeil et la sortie du
sommeil. Je le dis aujourd’hui un peu différemment, ou plutôt je complète ce que j’ai dit
dans cet article : traduire c’est prendre en compte l’endormissement des mots d’une
langue et avoir le souci de les réveiller, de les éveiller à une nouvelle vie, jusqu’au souci
de leur résurrection !
54 Ainsi, au-delà du choix entre Proust et Baudelaire, c’est le choix de la vie des mots qui
peut être le critère du traducteur et guider son choix.

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55 Dans ma traduction du texte biblique, souvent, cette vie des mots me guide, car il y a un
plaisir d’une part à faire découvrir un mot oublié mais aussi le plaisir très narcissique
de se sentir habité par le pouvoir de redonner une vitalité à ces mots endormis.
Réalisation de ces rêves d’enfant où chevalier vaillant on arrive devant le donjon où est
enfermée une princesse, souvent endormie depuis longtemps, qui attend d’être
délivrée.
56 Il faut ajouter que certains mots anciens, eux, au contraire, par les connotations
nouvelles qu’ils ont acquises avec le temps et les nouveaux contextes théologico-
politiques, ne peuvent plus être utilisés de la même façon. Prenons un exemple :
57 Soit le premier verset du chapitre 2 de la Genèse :
‫אם׃‬ָֽ ָ‫אר ֶץ ו ְכ ָל־צ ְב‬
ָ֖ ‫ה‬
ָ ְ ‫מ֥יִם ו‬
ַ ‫ש‬ ַ ּ ‫ל ּו‬
ָּׁ ‫ה‬ ֛ ֻ ‫ו ַי ְכ‬
Vayekhoulou hashamayim vehaarèts vekhol tsevaam
58 Après de longues recherches et de longues hésitations j’ai choisi de traduire :
« Ainsi donc furent achevés
le ciel et la terre
et tous leurs arrois ».
59 Le mot tsevaam est, comme le proposent la majorité des traducteurs 24, traduit par
« leurs armées » :
« Ainsi donc furent achevés
le ciel et la terre
et toutes leurs armées ».
60 Cependant cette traduction est aujourd’hui problématique car elle peut se répercuter
dans l’expression adonaï tsevaot, traduite en général par « Dieu des armées », une
traduction impossible aujourd’hui par la collusion du politique et du théologique que
provoquent les connotations guerrières du mot « armées ».
61 En fait, « et toutes leurs armées » des traductions traditionnelles fait allusion aux
« armées célestes et terrestres », c’est-à-dire à toutes les créatures des mondes d’en-
haut et toutes les créatures des mondes d’en-bas.
62 La Vulgate traduit : Et omnis ornatus eorum. Le terme ornatus se retrouve dans la
traduction de Lemaître de Sacy :
Le ciel et la terre
furent donc ainsi achevés
avec tous leurs ornements.
63 Chouraqui traduit par « milice ». Meschonnic, tout comme la Bible dite de l’épée
traduisent par « multitude ». Dans le texte biblique le mot tsava est utilisé par la suite
dans le sens d’« organisation » ou de « service » : « service du Temple » ou « service
militaire ».
64 Tsava est donc une structure où chaque élément se situe selon un ordre, une place, un
fonctionnement, un rôle, une hiérarchie et une organisation très précise. Et c’est dans
ce sens qu’il revient avec insistance sous la plume des traducteurs qui le traduisent par
« armée ». C’est, toujours, plus une allusion au côté organisé de la « structure
militaire » qu’à son côté guerrier. Il faut retrouver « l’armature des choses » sous
« l’armée des choses ».
65 Ainsi en voyageant au cœur de toutes les traductions j’ai découvert la proposition de
Castellion25 qui traduit « et tout leur arroi », introduisant un mot qui signifie « train,
équipage accompagnant un grand personnage », comme dans l’expression : « en grand

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arroi »26. Mais c’est aussi comme le note Quillet un terme militaire : « Arrangement,
disposition, ligne des troupes ». Exemple : « Une armée qui recule en mauvais arroi »,
(Quillet, 1965). Cependant c’est un mot qui n’est plus réellement en usage.
66 En choisissant de traduire tsevaam par « arrois », je n’invente pas cette traduction qui
est déjà celle de Castellion, mais je remets en usage un terme désuet, je réveille les
princesses endormies.

S’étourdir de mots anciens


67 Le troisième point qu’ouvre l’exemple de « coquet » emprunté au Rashbam dans son
commentaire du traité Baba Batra 73a concerne, dans le choix de traduction, de toujours
tenter, quand c’est possible, d’introduire le mot d’ancien français que Rachi, ses élèves
ou d’autres commentateurs, utilisent dans leurs commentaires pour expliquer ou tout
simplement traduire un mot ou une expression de tel ou tel verset. Ce troisième point
inclut les deux précédents puisque bien sûr nous sommes très souvent dans un cas de
réveil d’un mot désuet voire oublié, et le choix de ce vocable ouvre des chemins de
traduction à chaque fois d’une grande fécondité et d’une grande imprévisibilité.
68 Le premier exemple qui s’impose est celui de la première occurrence de ces mots
anciens dans le commentaire de Rachi sur la Genèse qui apparaît dès le second verset
du premier chapitre :
‫מיִם׃‬
ָּֽ ‫ה‬
ַ ‫פ ְ ֥נ ֵי‬
ּ ‫חפ ֶת עַל־‬
֖ ֶ ַ ‫מר‬
ְ ‫ה֔ים‬
ִ ֹ ‫אל‬ ַ ּ ‫רו‬
ֱ ‫ח‬ ֣ ְ ‫הֹום ו‬
֑ ְ‫פ ְ ֣נ ֵי ת‬
ּ ‫שך ְ עַל־‬ ֹ ְ ‫תה ֙ו ּו ָבֹ֔הו ּו‬
ֶׁ ֖‫ח‬ ֹ֙ ‫תָה‬
֥ ְ ‫הי‬
ָ ‫אר ֶץ‬
ָ֗ ‫ה‬
ָ ְ‫ו‬
69 Ce que Rachi commente :
ּ .‫בהו‬
ֹ ָ ‫תהו ּו‬
ֹ
‫שֹון‬ ַ ּ .‫תֹהו‬
ׁ "‫אשְׁטוֹר ְִדי‬ ּ :ּ‫על בֹ ּהו ּשֶׁבָ ּה‬
ַ ‫מם‬
ֵ ֹ‫תו‬
ּ ‫ש‬ ִ ּ ‫הה ו‬
ְׁ ‫מ‬ ֶ ֹ‫תו‬
ּ ‫אָדם‬ ָ ֶׁ‫ממֹון ש‬ ָּ ‫ש‬
ִׁ ְ ‫מה ו‬ ַ ָ‫ת‬ּ ‫תֹהו ּל ָשֹׁון‬ ּ
.ֹ ּ‫שֹון ר ַקּוֹת ו ְצ ִדו‬ ׁ ָ ‫ ּ ל‬.‫ב ּהו‬ֹ :‫בְ ּל ַעַ"ז‬
Tohou vavohou :
Tohou signifie « étonnement », « stupéfaction », l’homme étant frappé
d’étonnement et de stupeur en présence du vohou. En français médiéval tohou se
traduit par « estordison ». Vohou signifie vide et solitude.
70 Selon Frédéric Godfroy, Dictionnaire de l’ancien français, tome 3, p. 622, ce mot
estordison signifie « étourdissement, trouble, vapeur ». Voir aussi Glossaire de la
langue romane, de Jean Baptiste Bonaventure de Roquefort, Paris, 1808, tome 1, p. 546.
71 Ce mot d’ancien français était cher à Rachi qui le cite une autre fois dans son
commentaire biblique en Deutéronome 28,28 à propos de l’expression timahon lévav,
que les traducteurs rendent par : « égarement d'esprit », (Louis Segond), « stupidité »,
(Martin), « étourdissement de cœur » (Darby et Cahen), « astonishment of heart »,
(King James).
72 D’où notre choix, dans l’Atelier27, de proposer en créant un néologisme dérivé
d’estourdison : « Alors la terre était étourdissance et vide ».
73 *
74 Le deuxième exemple vient tout de suite après dans le même verset :
75 ‫מיִם׃‬
ָּֽ ‫ה‬
ַ ‫פ ְ ֥נ ֵי‬
ּ ‫ע ל־‬
ַ ‫חפ ֶת‬
֖ ֶ ַ ‫מר‬
ְ ‫ה֔ים‬
ִ ֹ‫אל‬ ַ ּ ‫רו‬
ֱ ‫ח‬ ֣ ְ ‫הום ו‬ ּ ‫בֹהו ּו ְחֹ֖שֶׁך ְ עַל־‬
ֹ֑ ְ‫פ ְ ֣נ ֵי ת‬ ֔ ָ ‫תה ֙ו ּו‬
ֹ֙ ‫תָה‬
֥ ְ ‫הי‬
ָ ‫אר ֶץ‬
ָ֗ ‫ה‬
ָ ְ‫ו‬
76 Merahéfèt, peut se traduire par « planer », « se mouvoir » et « tournoyer ». Rachi donne
l’image de la mère qui volète au-dessus du nid de ses petits. Il propose « acoveter » en
français à son époque (XIIe siècle), qui signifie « couvrir » au sens aussi, semble-t-il, de
« couver ». Voir Alphonse Bos, Glossaire de la langue d’Oïl (XI e-XIVe siècles), Paris, 1891.

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Rachi fait allusion au verset du Deutéronome 32,11, « Comme l'aigle éveille son nid,
volète au-dessus de ses petits, étend ses ailes, les prend, les porte sur ses plumes », à
propos duquel il donne le commentaire suivant : « yerahèf / volète, il ne pèse pas sur
eux de son poids, mais il plane, les touchant sans les toucher ». Donc voici une
traduction possible :
Alors que la terre était étourdissance et vide,
et que l’obscurité régnait sur la face de l’abîme,
et que le souffle de Dieu, élohim,
couvait sur la face des eaux.
77 Mais suite au commentaire de Rachi on a aussi proposé dans l’atelier :
Alors que la terre était étourdissance et vide,
et que l’obscurité régnait sur la face de l’abîme,
et que le souffle de Dieu, élohim,
voletait sur la face des eaux.

« L’atelier du traduire »
78 La traduction que je propose aujourd’hui est le fruit d’un travail de recherche et
d’enseignement. Dès le début de la concrétisation de ce projet, initié et développé
jusqu’à aujourd’hui avec Françoise-Anne Ménager, nous fûmes convaincus qu’il fallait à
la fois faire un travail littéraire qui offrirait un nouveau texte, une nouvelle écriture,
presqu’un nouveau poème, mais qui, d’autre part, devait ne pas oublier le souci
essentiel de transmission pédagogique incluant non seulement le résultat, mais aussi
tout le cheminement, le voyage de ce travail de traduction.
79 Cette traduction serait alors en quelque sorte le reflet d’un atelier de traduction où
seraient formulés les doutes, les difficultés, et surtout les méthodes de recherches, afin
que ce texte soit aussi un outil pour les lecteurs qui voudraient l’approfondir et
l’enrichir de nouvelles explorations. J’en ai donné un exemple ici avec l’école
buissonnière autour du mot « coquet »

80 Dès lors l’écriture, que nous nous proposions, était de sortir de l’écriture classique des
livres de traduction qui donnent d’emblée le résultat du texte traduit auquel est adjoint
un commentaire. Notre démarche se voulait pédagogique et consistait en la volonté de
faire assister le lecteur à tout le travail de recherche, au travail d’atelier, qui montre le
cheminement de la recherche, la méthode, la possibilité de plusieurs traductions
différentes, de lire aussi bien sûr celles qui avaient été retenues par les traducteurs qui
nous avaient précédés et les orientations qui nous poussaient à choisir telle nouvelle
traduction ou, au contraire, à assumer en toute conscience une traduction déjà
existante chez tel ou tel traducteur. Comme dans l’exemple de « arroi » que je viens de
présenter.
81 Je fus heureux de trouver plus tard sous la plume de Meschonnic l’expression
d’« Atelier du traduire » qui me confortait dans le bon choix que nous avions fait 28 !
82 La mise en œuvre d’une telle démarche s’est révélée très vite très complexe car
nécessitant presqu’un volume pour chaque verset. Et le projet s’est alors scindé en deux
parties. Une partie enseignement, l’atelier de traduction, et une partie publication.

Tsafon, 77 | 2019
95

C’est ainsi que fut créé « L’Atelier Targoum », devenu aujourd’hui l’Institut de
Recherche et d’Études sur la Tradition des Textes Sacrés (IRETS).

Remarques sur les noms de Dieu


83 Il faudrait un livre entier pour explorer tous les choix et les enjeux de cette nouvelle
traduction. Je m’en explique dans l’introduction du premier tome et dans les notes de
traduction. Quelques remarques cependant concernant les noms de Dieu, sujet
complexe dans toute traduction de la Bible. Dieu ? Éternel ? Saint béni-soi-il ? yhvh ?
Élohim ?
84 Il était important dans cette traduction, de restituer la tonalité des différents noms
utilisés et de ne pas les niveler par un nom commun, « Dieu », dont l’origine gréco-
latine ouvre des perspectives de pensée différentes. En effet, deus renvoie à une racine
indo-européenne, dew, signifiant les créatures célestes, les astres, ceux qui brillent,
mot que l’on retrouve dans « diurne » par exemple, ceux qui sont là-bas, ailleurs, et qui
disent déjà le fondement d’une extériorité et d’une dualité, le « deux », « dieu/deux ».
L’hébreu propose d’autres orientations. Dans le texte biblique, le divin possède
plusieurs noms. Il est nommé El, Élohim, yhvh29, el shadaï, tsevaot, etc.
85 D’un point de vue grammatical le mot Élohim est un pluriel. Les exégètes y voient la
manifestation de la pluralité des forces divines qui se manifestent dans les lois de la
nature, instaurant limite, ordre et organisation. La Kabbale approfondit avec subtilité le
sens de ces différents noms de Dieu.
86 Dans notre traduction, nous avons choisi d’écrire à chaque fois « Dieu, élohim », ou
« Dieu, nommé ici élohim » lors de sa première apparition dans le chapitre ou quand il
réapparaît dans le même chapitre après l’usage d’un autre nom de Dieu. Dieu est
toujours écrit avec une majuscule quand il s’agit de Dieu personnage de créateur
biblique, ou sans majuscule quand c’est un dieu étranger ou un pluriel qui désigne, pour
le texte biblique, des dieux étrangers ou des idoles.
87 Voici un exemple à partir d’une des traductions proposées dans l’atelier.
1.
Quant au commencement de la création
par Dieu, nommé ici élohim,
du ciel et de la terre.
2.
Alors que la terre était étourdissante et vide,
et l’obscurité régnait sur la face de l’abîme,
et que le souffle de Dieu, élohim,
voletait sur la face des eaux.
3.
Dieu, élohim, dit :
que soit lumière
et il fut lumière.
Et Dieu, élohim,
contempla la lumière.
Oui c’était bien !
88 De même pour le nom tétragramme ineffable yhvh, nom qui ne prononce pas mais
possède un nom de substitution, adonaï. Nous avons choisi de l’écrire adonaï dans la
translittération et « Dieu, tétragramme » dans la traduction. Et comme pour élohim,

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« Dieu, nommé ici tétragramme », lors de sa première apparition dans le verset ou


quand il réapparaît dans le même chapitre après l’usage d’un autre nom de Dieu.
89 Exemple du premier verset du chapitre 4 où c’est la première fois que le nom
tétragramme apparaît seul, non accompagné du nom élohim ! « Et l’homme-Adam avait
connu Ève, sa femme. Elle avait été enceinte et elle avait enfanté Caïn. Alors elle avait
dit : J’ai créé un homme avec Dieu, nommé ici tétragramme ».
90 J’ai hésité avec la variante suivante : […] Nommé ici, pour la première fois,
tétragramme.
91 Cet usage permet de faire remarquer que le nom de Dieu tétragramme arrive
relativement tard dans le texte puisqu’il est précédé par élohim et yhvh, élohim
pendant tout le chapitre 2 et le chapitre 3 qui jouent avec ces noms, jeu, que j’ai rendu
de la manière suivante dans le chapitre 3 (ici version de l’atelier) :
4.
Et le serpent dit à la femme
Non !
Mourir vous mourrez ? !
5.
Nenni ! Dieu nommé ici élohim sait
que le jour où vous en mangerez
vos yeux s’ouvriront
et vous serez comme Dieu, élohim,
doués d’une conscience du bien et du mal !
6.
La femme vit que l’arbre était bon à manger
Et enviable pour les yeux
Et que l’arbre était désirable
pour rendre intelligent.
Elle prit alors de son fruit
Et elle mangea.
Et en partage,
elle en donna aussi à son homme
Et il mangea.
7.
Et alors les yeux des deux s’ouvrirent
et ils eurent conscience qu’ils étaient nus.
Et ils entrelacèrent des feuilles de figuier
desquelles ils se firent des ceintures.
8.
Ils entendirent la voix de Dieu,
nommé ici, à nouveau, tétragramme, élohim,
se promenant dans le jardin au souffle du jour.
Et l’homme se cacha avec sa femme
de devant Dieu, tétragramme, élohim,
au milieu de l’arbre du jardin.
9.
Et Dieu,
nommé ici seulement élohim,
appela l’homme nommé ici Adam,
et lui dit : « Où es-tu ? ».

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NOTES
1. Préface à une réédition de la traduction de Samuel Cahen aux éditions des Belles Lettres.
2. En collaboration avec Jean Bottéro et Joseph Moingt, réédition coll. Points.
3. En collaboration avec Anne Dufourmantelle, édition Bayard dans le cadre de La Nouvelle
traduction de la Bible sous la direction de Frédéric Boyer.
4. Bible polyglotte, annotations et commentaires, éditions Diane de Selliers.
5. Alliance biblique française.
6. Cf. Marc-Alain Ouaknin, Mystère de l’alphabet, Paris, Assouline, 1997 et L’alphabet expliqué aux
enfants, Paris, Seuil, 2012.
7. Yehoudi, juif, est de la même racine que le-hodote, remercier et toda, merci.
8. 1,20.
9. Exode 8,2.
10. Dictionnaire historique de la langue française, dirigé par Alain Rey, éditions Le Robert, tome 1,
2000, p. 752. Voir Nombres 13,30, ‫שי"ט‬
ִׁ .
11. Sur les gloses de Rachi, voir Arsène Darmesteter et D. S. Blondheim, Les gloses françaises dans
les commentaires talmudiques de Rachi, Paris 1929.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k33133j.texteImage.
12. Académie talmudique.
13. « Rabbenou Shmouel ben Meïr, plus connu sous l'acronyme de Rashbam (‫ )רשב"ם‬est un
exégète biblique et tossafiste ayant vécu en Champagne et à Rouen au XII e siècle (c.1085 – c.1158).
Fils de Yokhéved, la fille aînée de Rachi, et de Rabbenou Meir de Ramerupt, un illustre élève de
Rachi, il est l'aîné de trois frères, dont le second, Isaac, meurt du vivant de son père, et dont le
troisième, Jacob, deviendra le dirigeant du judaïsme ashkénaze. Petit-fils aîné de Rachi, donc, il
fut son élève puis son secrétaire. Le Rashbam est particulièrement connu pour son attachement
au sens littéral des versets. Il étudia également auprès du Riva Isaac ben Asher ha-Levi, fut le
collègue de Joseph Kara, et le maître de ses frères cadets, Isaac et Jacob » (Wikipedia).
14. Cette page du Talmud fut le support de mon intervention lors du Colloque de Nanterre dans
la session consacrée aux traductions de la Bible et à la traduction hébraïques, organisée par
Francine Kaufmann dans le cadre du Colloque international de traductologie, Nanterre, avril
2017. https://crea.parisnanterre.fr/1er-congres-mondial-de-traductologie-761385.kjsp.
15. Littré, édition 1873. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5406710m/f871.image.
16. Marcel Proust, La prisonnière, Paris, Gallimard, p. 175.
17. Littré. Édition 1873, revue et corrigée. Coche (n.m.) 1. Grande voiture à chevaux, pour le
transport des voyageurs. 2. Petit bateau habitable de tourisme fluvial. Note : 1. Dans la
règlementation française, le coche de plaisance a pour dimensions minimales et maximales cinq
et quinze mètres et ne peut accueillir plus de quatorze personnes. 2. Le terme « coche de
plaisance » a été formé à l'image des anciennes expressions « coche d'eau » et « coche de
rivière ». (Arrêté du 18/12/1990 – date de la publication : 22/09/2000 - éd. Commission de
l'équipement et des transports).
18. Walter Benjamin, La tâche du traducteur, dans Expérience et pauvreté, Paris, Petite bibliothèque
Payot, 2011, p. 107-137. Sur ces expressions de Benjamin, voir mon article, « De l’amphibologie »,
Septet, 2017, Des mots aux actes n°6, Traduire le sacré. http://www.septet-traductologie.com/revue-
septet/des-mots-aux-actes-6/.
19. Lettre à Lucien Combelle du 12/2/43. Cahiers de l’Herne. Cité par P.-A. Ifri, Céline et Proust.
Summa Publications, Birmingham (USA), 1996. p. 11-12, cité par Stéphane Chaudier, La poésie dans
la prose : Proust ou le style rastaquouère dans Peter Schnyder, La poésie en prose au XX e siècle, Paris,
Gallimard, p. 91-116, 2013, Collection Les Cahiers de la NRF, Série Entretiens des Treilles. Sur cette

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question du Talmud et de Céline, cf. Stéphane Zagdanski, Céline seul, Paris, L’infini Gallimard,
1993.
20. « Actes et conférences » de la Revue des Études juives, Tome XVII, année 1888, réédité aux
éditions Allia, avec une importante préface de Mosché Catane, 1991.
21. Je pense ici au verset 7,2 : « Que tes pas sont beaux dans tes sandales, fille de haute naissance !
Le galbe de tes hanches est comme des colliers, œuvre d'une main d'artiste ».
22. Les fleurs du mal, 1857.
23. « Traduire dit elle », Revue Septet, 2018.
24. Jérusalem, Martin, Segond, Darby, Crampon, etc.
25. Sébastien Castellion. Bible écrite « pour les idiots » (c'est-à-dire ceux qui sont peu instruits, le
latin étant alors la langue des érudits), 1555.
26. Larousse.
27. Voir infra le paragraphe « L’Atelier du traduire ».
28. Voir le premier tome de sa traduction du Pentateuque, Au commencement, DDB, 2002, p. 21 :
« Et, encore une fois, s’il y a des notes, et même tellement de notes, ce n’est pas pour jouer à
l’exégète et à l’historien. C’est pour faire participer à l’atelier du poème, qui est l’atelier du
traduire et elles ne sont pas faites pour l’érudition ».
29. Certains prononcent Yavhé ou Jéhovah, noms que l’on doit aux voyages de ces mots à travers
différentes langues dont essentiellement l’allemand où le « j » se prononce « y ».

RÉSUMÉS
Cet article est consacré à la présentation d’une nouvelle traduction de la Bible en français
accompagnée d’une translittération, de notes et de commentaires. Pourquoi cette nouvelle
traduction ? Comment ? Quels choix méthodologiques ? Quels orientations philosophiques ? Sous
forme d’un récit, sont présentées ici les grandes lignes de cette recherche et les coulisses de «
l’atelier du traduire » selon la belle formule d’Henri Meschonnic.

This article (paper) is devoted to the presentation of a new translation of the Bible in French
accompanied by a transliteration, notes and comments. Why this new translation ? How ? What
methodological choices ? What philosophical orientations ? In the form of a narrative, are
presented here the outline of this research and behind the scenes of “the workshop of
translating” according to the beautiful formula of Henri Meschonnic.

INDEX
Mots-clés : translittération, Rashi, glossaire médiéval, noms pour Dieu
Keywords : transliteration, Rashi, medieval glossary, names for God

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Varia: Histoire

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Un médiéviste français dans la


première moitié du XXe siècle Louis
Halphen (1880-1950)
Roland Andréani

1 Après les hommages nécrologiques de Charles Samaran, Édouard Perroy, Robert


Latouche ou Robert Boutruche, et la préface de Charles-Edmond Perrin au volume de
mélanges posthumes, la figure de Louis Halphen n’apparaît guère que dans des notices
de dictionnaires biographiques1. Méconnaissance injuste ? En fait, la mémoire du
médiéviste a connu le sort de celles des historiens de son temps, mises à part quelques
exceptions. Est-ce la lecture des travaux historiques ou le rappel de l’engagement du
résistant et de la mort du fusillé qui a entretenu le souvenir de Marc Bloch ? Avant
Braudel, Lucien Febvre a bénéficié d’une habile stratégie de communication 2. La survie
d’Albert Mathiez tient surtout à l’ardeur du polémiste attaché à défaire le mythe de
Danton pour exalter Robespierre. Indépendamment des qualités des manuels à l’usage
des lycées, l’effort d’extirpation, après la tragédie hitlérienne, des racines chrétiennes
de l’antisémitisme, fait principalement l’actualité de Jules Isaac.
2 Évoquer Halphen, c’est retracer le parcours prestigieux d’un universitaire, chercheur et
producteur de synthèses, mais c’est aussi replacer le personnage au cœur des deux
drames douloureusement vécus, la guerre de 1914-1918 et la persécution pétainiste
avant la menace d’extermination des juifs de France. À défaut d’une quête de papiers
personnels, il ne peut s’agir que d’apporter quelques compléments aux informations,
précises mais sommaires, des hommages des amis et des articles des dictionnaires, par
le recours aux dossiers de Légion d’honneur et aux actes d’état civil, ces derniers
procurant un éclairage sur le milieu familial3.

Les origines familiales


3 Sans lien direct, malgré une commune origine messine, avec la dynastie homonyme
issue de Salomon, fondateur au début du XIXe siècle d’un établissement parisien de

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joaillerie, Louis Halphen n’appartient pas à la grande bourgeoisie juive étudiée par Cyril
Grange4. Né à Metz le 27 septembre 1804, le grand-père, Jonas Halphen, était venu
exercer à Rouen, aux côtés d’un oncle maternel, Jonas Lévy, la profession de
commissionnaire en étoffes de l’industrie locale, les rouenneries. Du mariage contracté
à Paris le 23 novembre 1841 avec Palmyre Lipman, sont nés Claire Rebecca, le 22 mars
1843, et Georges Henri, le 30 octobre 1844. Bientôt privés du père, décédé le 10 août
1848 à l’asile d’aliénés de Rouen, les deux enfants échappent à la déchéance sociale.
Solidarité familiale ? Héritage ? Retournée à Paris, la veuve, rentière, marie sa fille, le 2
mai 1867, avec le négociant Ettinghausen après signature d’un contrat devant notaire.
Quant au fils, de brillantes études lui ont permis d’entrer à Polytechnique le 1 er
novembre 1862. Promu en 1864, l’officier d’artillerie, arraché à la vie de garnison par
l’invasion allemande, se distingue à l’armée du Nord et, chevalier de la Légion
d’honneur le 4 février 1871, participe à la répression de la Commune 5. Le capitaine,
attaché à la direction de l’artillerie à Versailles, épouse à Paris, le 21 mars 1872,
Marguerite Rose, fille du banquier Henri Aron. Né le 21 avril 1829 à Strasbourg, ce fils
d’un épicier devenu agent de change à Nancy, s’était marié le 12 août 1851 dans cette
ville où, treize mois plus tard, allait voir le jour, la future femme de Georges Henri et
mère de Louis Sigismond Isaac Halphen 6.
4 Venant au monde le 4 février 1880, Louis est le cinquième enfant du jeune couple. Après
la naissance des deux premiers, Jonas Charles André et Marie Rose Marguerite, 64 rue
de Bellechasse en 1873, la famille qui avait déjà déménagé lorsque la seconde mourut au
cours d’un séjour estival à Fécamp en 1874, a accueilli avant lui, 51 rue Sainte-Anne,
Marthe Rebecca en 1876 et Gaston Henri en 1877. Le logement convient-il à un ménage
pourvu de trois garçons et d’une fille ? Le quatrième fils, Charles Nathan, naît en tout
cas en 1885 après un transfert 8 rue Gounod. À cette date, le grand-père, témoin
habituel des déclarations à l’état civil, a quitté la banque pour se consacrer à diverses
œuvres sociales et recevoir du gouvernement en 1882, la fonction gratuite d’adjoint au
maire du 2e arrondissement, des services qui lui valent la Légion d’honneur en 1892 7.
5 Les changements d’habitation contrastent avec la stabilité des affectations du militaire,
devenu répétiteur à Polytechnique en 1873. Un premier travail avait engagé l’officier en
1869 dans la voie de la recherche mathématique débouchant sur le doctorat ès sciences
avec une thèse soutenue à la faculté de Paris le 20 juillet 1878. Divers emplois
d’enseignement dans la prestigieuse école n’éloignent pas d’une discipline où s’affirme
l’autorité du savant qui, en 1882, partage avec Max Noether le prix Steiner décerné par
l’Académie royale des sciences de Prusse et préside la Société mathématique de France
fondée dix ans plus tôt. Le chef d’escadron, promu le 13 juillet 1884, est appelé à
l’Institut, dans la section de géométrie de l’Académie des Sciences, le 15 mars 1886,
avant de revenir au service actif et de rejoindre le 11e régiment d’artillerie à Versailles.
Promu officier de la Légion d’honneur le 28 décembre 1888, il a publié les deux
premiers tomes d’un Traité des fonctions elliptiques et de leurs applications. Consécutive à
une courte maladie, la mort, le 21 mai 1889, l’empêche de mener à bien le troisième qui
paraît, inachevé, en 1891. Le prestige posthume de ses travaux se trouve prolongé par
l’édition, de 1916 à 1924, des quatre volumes de ses Œuvres, entreprise conduite par
quatre mathématiciens reconnus, dont Henri Poincaré8.
6 Dans l’immédiat, cette disparition prématurée laisse sept enfants à la charge de la
veuve car deux filles sont nées au nouveau domicile versaillais, 17 rue Sainte-Sophie,
Marie Clémentine le 20 octobre 1887 et, après le décès du père, Georgette Marguerite

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Henriette le 1er janvier 18909. Les études des garçons n’en sont pas pour autant
compromises. L’aîné entre à Saint-Cyr en 1892. Bientôt démissionnaire, le lieutenant
d’infanterie ne rompt pas avec ses camarades, devenant secrétaire pour la 77 e
promotion, dite du Siam, de la Saint-Cyrienne, la société amicale de secours des élèves
et anciens élèves. À son mariage, le 24 juin 1901, il est ingénieur électricien et habite 8
bis chaussée de la Muette chez sa mère qui a quitté, pour le 16 e arrondissement, le
logement versaillais qu’elle occupait encore en 1895, aux noces de Marthe Rébecca,
alors âgée de moins de 20 ans, et en 1897, à l’admission de Gaston Henri à
Polytechnique. Capitaine à l’artillerie de la 7e division de cavalerie, ce dernier disparaît
avant la guerre, précédant l’aîné, capitaine de réserve appelé par la mobilisation au
329e régiment d’infanterie et mort le 29 août 1914 à Macquigny, dans l’Aisne, des suites
de ses blessures10.
7 Charles, le frère puîné de Louis, n’a pas été militaire de carrière. Entré en 1903 à l’École
centrale des Arts et Manufactures, il n’a pas persévéré dans la voie ouverte à la sortie,
celle d’ingénieur au PLM, préférant, après avoir participé à la construction du chemin
de fer de Tarentaise, se consacrer à la science pure. Admis à la Société mathématique de
France le 12 janvier 1910, il en devient l’un des vice-secrétaires, choisissant de gagner
sa vie comme professeur de géométrie descriptive au collège Chaptal dirigé depuis 1898
par Mathieu Weill, un polytechnicien de la promotion de 1870, qui avait fait un
parcours similaire, abandonnant l’artillerie dès 1877 pour venir enseigner dans cet
établissement municipal parisien en 1879. Weill qui est aussi le père de Germaine
Eugénie devenue le 18 juillet 1910 l’épouse de Louis Halphen, donne au Bulletin de la
Société mathématique de France la notice nécrologique de Charles revenu d’une
expédition estivale en Islande pour répondre à la mobilisation, tué lieutenant au 39 e
régiment d’artillerie, le 15 mai 1915 à Neuville-Saint-Vaast, Pas-de-Calais 11.
8 Louis se distingue d’un milieu où prévaut la formation scientifique, caractéristique
appelée à se prolonger avec un fils ingénieur et, à la différence des frères, n’a aucune
expérience militaire, ayant été ajourné puis exempté pour « faiblesse générale » en
190312.
9 Comment définir socialement le cadre de la jeunesse de l’historien ? La famille
appartient incontestablement à la bourgeoisie. Pour les études secondaires, alors
payantes même dans les établissements publics que sont les lycées, les fils de l’officier,
décédé en activité, bénéficient vraisemblablement d’une exonération des frais
d’externat. Encore faut-il subvenir à leurs besoins matériels. La pension perçue par la
mère suffit-elle ? Ancien banquier, le grand-père a pu se constituer des rentes qui, dans
un temps de stabilité monétaire, permettent d’aider fille et petits-enfants. Sans
aucunement souffrir de privations, il faut réussir les études car il n’est pas question de
revenir au commerce. Aux incertains débouchés du droit et à la longueur de la
formation médicale, on préfère la voie sélective des grandes écoles, quitte pour le saint-
cyrien et le centralien à changer ensuite d’orientation. Quant aux filles, sans profession,
les dates des mariages, 1909 et 1913, indiquent, signe évident d’aisance financière,
qu’elles n’attendent guère plus que la sœur aînée pour trouver un époux. Les trois
gendres appartiennent à la bourgeoisie juive, un officier, un magistrat neveu du
sociologue Émile Durkheim, un médecin fils du juriste Charles Lyon-Caen 13. Ce sont
aussi des unions dans un milieu délimité par la religion d’origine que semblent indiquer
les patronymes des deux brus, Trèves et Weill, Gaston Henri et Charles mourant
célibataires. Attachement pour autant au judaïsme ? Pour le choix de la conjointe, tout

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concourt à imposer à l’agnostique Louis le cadre des relations familiales. Il importe, en


tout cas, de se garder de conclusions hâtives sur ce sujet comme sur celui des attitudes
politiques. Les décorations obtenues par le grand-père Aron, ou le beau-père Weill,
situent la famille du côté républicain. Mais est-ce une surprise ? Quant au patriotisme,
il ne fait pas de doute chez les fils d’un militaire, trois d’entre eux mourant officiers,
même si Gaston Henri n’a pas subi l’épreuve du combat.

La formation de l’érudit (1880-1910)


10 Mentionnée dans les notices consacrées à Louis Halphen, la fréquentation du lycée de
Versailles allait de soi pour l’externe vivant au domicile maternel. Le déménagement à
Paris, dans un quartier lointain, suffit-il à expliquer le passage à Louis-le-Grand ? Quoi
qu’il en soit, le bachelier obtient la licence ès lettres en 1899. La pression des besoins
financiers pourrait conduire le jeune homme à solliciter un poste dans un collège,
l’ambition d’une carrière plus prestigieuse à préparer l’agrégation. Le choix le porte
vers l’École des Chartes d’où, 5e des 20 admis de 1900, il sort, début 1904, premier des 14
élèves nommés archivistes paléographes. Le sujet de la thèse remarquée qu’il vient
alors d’y soutenir en janvier, Les transformations politiques du comté d’Anjou sous les
premiers Capétiens. Le gouvernement de Foulques Nerra (987-1040), a été approché par ses
articles dans Le Moyen Âge, la Revue de l’Anjou, les Mémoires de la Société nationale
d’agriculture, sciences et arts d’Angers, comme par la première de ses deux contributions
aux recueils constitués par son maître, Achille Luchaire, pour la faculté des lettres de
Paris. Membre, grâce à son classement, de l’École française de Rome de 1904 à 1906, il
donne trois de ses travaux aux Mélanges d’archéologie et d’histoire de cette institution. Le
dernier constitue ensuite un chapitre du mémoire réglementairement remis à
l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres au terme du séjour italien, et présenté par
ailleurs pour le diplôme de l’École pratique des Hautes Études, des Études sur
l’administration de Rome au Moyen Âge : 751-1252 qui ne lui ont pas fait abandonner le
terrain exploré pour l’École des Chartes 14.
11 La même Académie couronne bientôt la thèse principale soutenue à Paris pour le
doctorat ès lettres le 10 décembre 1906, Le Comté d’Anjou au XI e siècle, précédée comme la
thèse complémentaire, Étude sur les chroniques des comtes d’Anjou et des seigneurs
d’Amboise, par un article sur l’une des sources de la documentation 15.
12 Accueilli dès 1901 par Gabriel Monod, Louis Halphen, auditeur des conférences des
Hautes Études a contribué en 1905 pour la quatrième fois, à la prestigieuse publication
du président de la Section des Sciences historiques et philologiques. Il devient le
secrétaire de rédaction de la Revue historique, lorsque Charles Bémont, promu
codirecteur aux côtés de Monod en 1907, abandonne la tâche assurée depuis la
fondation en 187616. L’année suivante, il entre dans la fonction publique, succédant le
26 novembre 1908 comme secrétaire de l’École des Chartes, là encore, à Bémont qui ne
s’est pas attardé dans ce poste reçu le 31 janvier 190717. Quels ont été les moyens
d’existence de Louis Halphen pendant les deux années qui ont suivi le retour de Rome ?
Ressources familiales très probablement ? Le recours éventuel à des besognes de
subsistance n’aurait-il pas fait obstacle au travail, sinon bénévole, en tout cas peu
lucratif et absorbant, à la revue ? Ne se bornant pas aux tâches matérielles, le secrétaire
de la rédaction rend compte d’ouvrages reçus, produit quatre articles et parvient à
continuer à publier par ailleurs18.

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13 Certes la parution, dans la « Collection des textes pour servir à l’étude et à


l’enseignement de l’histoire », des sources des thèses soutenues aux Chartes et à la
Sorbonne ne se situe pas dans les années consacrées à la Revue historique : 1903 pour les
cinq ensembles d’annales, quatre d’Anjou et un de Vendôme, 1913 pour le recueil plus
volumineux des chroniques des comtes d’Anjou et des seigneurs d’Amboise, des écrits
publiés en latin et présentés par une introduction. Cinq des neuf chapitres de celle du
second ouvrage reprennent la deuxième thèse de 1906 et l’établissement du texte des
chroniques, un labeur dont la difficulté avait été exposée en 1908, a incombé à René
Poupardin qui fut, avec Ferdinand Lot, l’examinateur du mémoire soumis par Halphen
aux Hautes Études19. Ne pouvant mener à bien le travail demandé par Henri d’Arbois de
Jubainville, Lot recourait à son cadet de quelque treize ans, dont le parcours d’études
semblait avoir repris le sien, et qui, bénéficiaire de ses notes et de ses conseils, est
l’auteur principal, tant pour l’introduction que pour la production des documents, du
recueil de 1908 des actes des deux derniers rois carolingiens, dans la collection
de « Chartes et diplômes relatifs à l’histoire de France » de l’Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres. Les rôles s’inversaient en 1909 avec le récit des onze premières années
du règne de Charles le Chauve, Halphen s’arrêtant au partage de l’empire pour
n’intervenir dans la deuxième partie, du traité de Verdun à 851, qu’à l’occasion des
réunions d’évêques, du plaid général d’Épernay de 846 et de la rencontre des trois
frères à Meerssen, terme de ce qui ne devait être que le premier tome d’un ouvrage
définitivement interrompu20. Ne se limitant pas à un hommage dans la Revue historique à
Luchaire disparu fin 1908, le disciple entreprenait des recherches dans les papiers du
médiéviste pour publier bientôt le livre, resté inédit, sur la société française sous
Philippe-Auguste, des efforts qui n’empêchaient pas d’aborder un domaine nouveau
avec une étude de topographie historique du Paris des XIe et XIIe siècles 21. Première
expérience d’enseignement, la suppléance fin 1909 du professeur de bibliographie,
Charles Mortet, s’ajoutait aux besognes administratives que le secrétaire de l’École des
Chartes allait abandonner bien vite, avec le poste, à Poupardin, pour rejoindre la
faculté des lettres de Bordeaux, chargé du cours d’histoire du Moyen Âge dès le début
de 191022.

L’universitaire à Bordeaux (1910-1928)


14 À moins de trente ans, l’historien entame, dans l’enseignement supérieur, une carrière
que jalonnent les nominations comme professeur adjoint en mai 1912, professeur
titulaire en mars 192123. Sur le plan familial, la période bordelaise est celle du mariage
en 1910, de la naissance des deux enfants, un garçon en 1911, une fille en 1917, mais
aussi celle des deuils avec la perte des trois frères. Non mobilisable, Halphen participe à
la guerre comme administrateur d’un hôpital militaire de 175 lits. Le départ de Paris l’a
fait renoncer au secrétariat de rédaction sans rupture avec la Revue historique. Les
obligations d’enseignement n’ont pas interdit la poursuite de travaux personnels, ni un
nouveau témoignage de fidélité à Luchaire. Issu en 1890 des leçons en Sorbonne de
1888-1889, l’ouvrage sur les communes françaises à l’époque des Capétiens directs est
réédité en 1911, mis à jour pour tenir compte notamment des apports d’Henri
Pirenne24.
15 Les productions du chartiste restaient très proches des sources, même si la thèse sur le
comté d’Anjou avait ouvert des perspectives tant sur les rapports entre les grands

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feudataires et le pouvoir royal que sur le poids d’une famille appelée au siècle suivant à
régner sur l’Angleterre. La publication à la veille de la guerre, de L’Histoire en France
depuis cent ans, révèle l’intérêt du professeur de Bordeaux pour un domaine à peine
abordé par les seuls Gabriel Monod, Camille Jullian et Charles-Victor Langlois, l’histoire
de l’historiographie. Tout en montrant le rôle des romans, de Walter Scott en
particulier, dans le réveil du goût de l’histoire sous la Restauration, Halphen distingue
la conception « philosophique » des Guizot, Thiers ou Mignet, s’attachant à expliquer la
formation du monde actuel, de l’écriture « pittoresque » visant à plaire. Après avoir
souligné l’action du premier, en tant que ministre, dans l’incitation à la quête des
documents, il étudie les cas de Michelet, abandonnant l’érudition pour une histoire
synthétique, trop souvent influencée par les partis pris et l’imagination, et de Renan
cherchant lui aussi, avec une science plus solide, à s’identifier avec un passé qu’il s’agit
de faire revivre. Si Taine s’emploie à vérifier dans le détail des événements, les thèses
issues d’une vue philosophique, Fustel de Coulanges, sans idées préconçues, aboutit lui
aussi à un déterminisme. Ne se bornant pas à ces grands noms, Halphen montre le
développement, sous le Second Empire, de l’archéologie et de l’épigraphie, facteur de
renouveau de l’histoire ancienne, puis l’extension de l’histoire médiévale à l’histoire
moderne, de la pratique de la critique, illustrée par l’École des Chartes, et il envisage un
rapprochement avec la discipline nouvelle qu’est alors la sociologie 25.
16 Ces considérations n’interdisent pas au spécialiste de la France des premiers Capétiens
de confirmer son intérêt pour la période carolingienne déjà abordée à diverses reprises,
et encore en 1911. En témoigne à partir du début de 1917, la série d’« études critiques
sur l’histoire de Charlemagne », réunies en volume en 1921 chez Félix Alcan, l’hôte dès,
l’origine, de la Revue historique qui a eu la primeur de ces articles 26. En témoigne aussi en
1923, une dernière publication de texte : la Vie de Charlemagne d’Éginhard, inaugure
alors à la librairie Champion, la série des « Classiques de l’histoire de France au moyen
âge » dont le professeur de Bordeaux assume la direction. Dans chacune des trois
formules proposées au choix, texte latin et traduction, texte latin seul, traduction seule,
le lecteur retrouve les 23 pages d’introduction d’Halphen, ce dernier opérant des
corrections pour la réédition de 1938, reprise ensuite en 1947 27. Quant à cette collection
de sources médiévales, elle ne compte pas moins de dix parutions pendant le séjour
bordelais, Champion produisant sept autres ouvrages de 1929 à 1937. Le ralentissement
ultérieur, cinq de 1938 à 1949, ne tient évidemment pas au passage aux Belles Lettres
qui malgré la guerre, offrent deux nouveautés en 1942 et 1945. Faut-il voir la marque du
directeur dans les huit volumes accordés aux temps carolingiens, à égalité avec les XIV e
et XVe siècles ? La répartition reflète, en tout cas, la volonté de ne pas négliger le haut
Moyen Âge.
17 Parallèlement le médiéviste s’est engagé dans une entreprise ambitieuse aux côtés de
Philippe Sagnac, chassé de Lille par l’invasion allemande et délégué à la faculté des
lettres de Bordeaux de 1915 à 191928. Cette année-là, avec Félix Alcan et le neveu et
associé René Lisbonne, qui les ont sollicités dès 1916, les deux collègues passent contrat
pour la direction d’une collection d’histoire universelle visant à remplacer la série
lancée par Armand Colin de 1893 à 1901. Ils ne sont pas seuls à vouloir concurrencer les
rééditions des douze tomes de Lavisse et Rambaud, objectif commun de l’Histoire du
monde d’Eugène Cavaignac à la librairie de Boccard et de l’Histoire générale de Gustave
Glotz aux toutes nouvelles Presses universitaires de France. En revanche, L’Évolution de
l’humanité, créée par Henri Berr à La Renaissance du Livre, ne saurait, du fait d’une
conception différente, gêner les vingt volumes de Peuples et civilisations destinés à un

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public d’étudiants et de professionnels de l’histoire. Ayant immobilisé des fonds à cet


effet depuis 1919, Alcan et Lisbonne doivent accepter, en janvier 1924, la
transformation de leur société en nom collectif, en société anonyme. Convoqué dès le
mois suivant, Halphen parvient à convaincre le conseil d’administration qui doit
attendre 1926 pour les premières parutions. Le cinquième tome, qui sort alors, ouvre
après les quatre prévus pour l’Antiquité, une suite de trois pour le Moyen Âge, dont
deux réservés au seul Halphen. Les Barbares couvrent à peu près la même période que le
premier, intitulé 395-1095, des trois livres attribués par Lavisse et Rambaud aux temps
médiévaux, arrêtés dans les deux collections à 1492. Quatre réimpressions les font
passer de 395 à 436 pages en 1930, 448 en 1936, 450 en 1940, 460 en 1948. Réalisées par
les Presses universitaires de France qui ont absorbé la librairie Félix Alcan le 29
décembre 1939, les deux dernières pourraient porter la diffusion au-delà de 15 000
exemplaires 29. Dès avant la première, Halphen a quitté Bordeaux : ayant été appelé le
17 juin 1928 à succéder à Bémont aux Hautes Études, il est revenu habiter au 8 bis
chaussée de la Muette30.

Les retours à Paris (1928-1950)


18 De légères obligations de service, deux conférences hebdomadaires, et une
rémunération amoindrie, incitent le directeur d’études d’histoire du Moyen Âge à
accepter d’autres tâches, répondant à l’appel de l’École normale supérieure de Saint-
Cloud, pour élever le niveau scientifique de l’enseignement donné aux élèves, et
siégeant jusqu’en 1936 au jury de l’agrégation féminine d’histoire et géographie 31.
L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres est en mesure, dès le 6 décembre 1935, de
lui faire attendre une élection moins longtemps que la Sorbonne où, chargé de cours
depuis 1934, il est accablé de besognes diverses avant de prendre le relais de Ferdinand
Lot, retraité en mars 193732.
19 La bibliographie n’en révèle pas moins la fécondité du savant tout au long de l’avant-
guerre : communications, articles et livres33. La supervision du travail des traductrices
de Christopher Dawson a résulté de l’engagement du médiéviste pour la publication en
français d’une analyse du haut Moyen Âge34. Avec le très modeste concours du gendre
de Lot, Jean-Berthold Mahn, le professeur offre en 1940, un guide aux étudiants, dans
une collection lancée à cet effet par les Presses universitaires de France. Donnant à tous
les candidats au certificat de licence des orientations de lecture sur la période
médiévale, la première partie permet d’opposer Peuples et civilisations tant à la série de
Glotz, où un « exposé beaucoup plus poussé et soucieux du détail » n’a pas évité un
déséquilibre entre les questions envisagées, qu’aux productions vieillies de Lavisse et
Rambaud se réduisant à une « suite de chapitres confiés à un spécialiste et répartis par
pays à l’intérieur de chaque tranche chronologique ». Dépourvue de bibliographie, la
collection de Cavaignac n’a droit qu’à une simple allusion 35. Exceptionnelle chez
Halphen et Sagnac, qui en 1939 ont déjà livré 17 éléments de leur programme,
l’association de cinq auteurs à la parution en 1931, des deux tomes de La Fin du Moyen
Âge, était restée loin des 21 collaborateurs de l’ouvrage de 1894 sur la même période.
L’âge et le prestige valaient à Pirenne de figurer en tête, mais l’historien belge, ancien
participant à l’entreprise antérieure, n’avait donné pas plus de 65 pages d’un texte
dépassant les 800, devant le polonais Handelsman, à 50. Malgré une contribution
beaucoup plus importante d’Augustin Renaudet, pour les aspects religieux, intellectuels

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et artistiques, plus de la moitié de l’ensemble avait incombé au jeune Édouard Perroy,


sous le contrôle étroit d’Halphen qui n’avait pas voulu se charger directement d’une
période moins familière que les siècles précédents36.
20 L’Essor de l’Europe (XIe-XIII e siècles) n’opposait, en revanche, pas de difficulté particulière
à une élaboration solitaire, tant pour la première édition de l’année suivante, que pour
la deuxième, révisée, de 194037. Le titre suffit à indiquer que le livre, comme toute la
série, reste centré sur ce continent et sur l’espace méditerranéen. Sans être négligée,
l’Asie n’intervient guère que comme instrument d’analyse des invasions, le reste du
monde n’étant abordé pour les époques moderne et contemporaine, qu’à la faveur de
l’expansion européenne.
21 La guerre ne compromet pas l’achèvement d’une collection dont la sortie du vingtième
volume en 1945, après deux autres en 1941, semble incarner la réussite face aux
prochains abandons des ambitieux projets de Cavaignac et de Glotz. Elle n’a pas tardé
pourtant à mettre en péril le codirecteur, chassé par l’article 2 du statut des juifs du 3
octobre 1940, des deux postes cumulables des Hautes Études et de la faculté. Chargé du
rectorat de Paris le 12 novembre, Carcopino soutient la demande de son collègue à la
Sorbonne, et autrefois à l’École de Rome, de dérogation au titre des « services
exceptionnels » envisagés par l’article 8. Parallèlement à dix autres mesures similaires
du même jour concernant exclusivement des professeurs de l’enseignement supérieur,
un décret du 5 janvier relève de l’interdiction d’exercer le chevalier de la Légion
d’honneur, promu le 5 août 1938. Les Allemands s’opposant à toute réintégration à la
Sorbonne, Halphen qui préfère rester à Paris et y poursuivre ses travaux personnels
avec ses papiers et sa bibliothèque, perçoit son traitement sans pouvoir enseigner,
comme le pédiatre Robert Debré, lui aussi bénéficiaire d’une dérogation individuelle.
L’un et l’autre font encore confiance à Pétain et sont au printemps, parmi les quinze
signataires d’une lettre rappelant au Maréchal le dévouement des Français juifs.
22 Les menaces s’aggravant, il faut se résoudre à l’été 1941, à passer clandestinement en
zone Sud, et gagner Vichy pour obtenir de Carcopino, secrétaire d’État à l’Éducation
nationale et à la Jeunesse depuis le 23 février, un détachement dans une faculté du
territoire non occupé. Le médiéviste de Grenoble, Robert Latouche, accepte de
rejoindre temporairement Dijon afin de permettre de recaser le collègue parisien, qui
bénéficie encore d’un répit lors de l’invasion de novembre 1942 : pour quelques mois,
l’occupation italienne préserve de la persécution des nazis les juifs repliés au chef-lieu
de l’Isère. Les deux années grenobloises voient l’historien reprendre ses cours de
faculté et ses conférences des Hautes Études, mais aussi se tourner vers un sujet absent
jusque-là de ses recherches, le fait juif. En participant en 1941-1942 aux réflexions que,
pour contrecarrer la propagande antisémite de Vichy, le Consistoire central a chargé
un Bureau d’Études de coordonner à Lyon, l’universitaire renoue avec une identité qui
jusque-là ne l’avait guère intéressé et qui vient de lui être brutalement assignée. Le
retrait italien et l’occupation allemande qui s’ensuit imposent de trouver refuge chez
les jésuites de Lalouvesc, en Ardèche, de septembre 1943 à septembre 1944, tout en
gardant la force de produire une petite Introduction à l’histoire. Le désaccord
méthodologique, exprimé là à l’égard des conceptions d’Henri Berr, n’empêche pas de
tenir la promesse faite au directeur de L’Évolution de l’humanité, et de continuer le
travail commencé à Grenoble : récrire Charlemagne et l’empire carolingien. Laissé avec les
notes et les livres qui en avaient permis la rédaction, un premier manuscrit a été
définitivement perdu après le pillage de l’appartement parisien. Une fois le couple

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revenu dans la capitale, et installé 25 rue du Montparnasse, Halphen, tout en assumant


ses deux services, à la faculté et aux Hautes Études, est en mesure de faire paraître
l’ouvrage en 1947 chez Albin Michel, qui a repris la publication de la collection 38.
23 La mort n’ayant pas laissé le temps à l’auteur de produire le deuxième volet prévu sur
la civilisation carolingienne, il faut se contenter de l’étude d’une institution politique.
Si Charlemagne, en se faisant couronner empereur en 800, n’a pas songé à rompre avec
les pratiques franques de partage des territoires entre les héritiers du roi, Louis le
Pieux, que les circonstances ont maintenu seul à la tête de l’ensemble de l’Occident
chrétien continental, tente d’abord, en accord avec l’Église, de pérenniser l’unité, avant
de renoncer à cet objectif pour favoriser le fils né du second mariage. Les conflits
découlant de ces choix successifs aboutissent au traité de Verdun qui consacre, en 843,
la division territoriale de l’empire sans liquider l’institution. Tandis que les
Carolingiens peinent jusqu’à la fin du siècle à conserver le rôle d’empereur incarnant
l’unité de l’Occident chrétien, le pape, simple exécutant de la volonté de Charlemagne,
est devenu le dispensateur de la couronne. Quant aux rois, ils ont dû pour s’assurer des
fidélités dans les querelles dynastiques donner des garanties croissantes à leurs sujets,
d’où l’extension de la vassalité, l’hérédité des charges publiques. Malgré les défaillances
carolingiennes, la persistance du rêve impérial conduit au couronnement d’Otton en
962, origine d’une formule prolongée jusqu’à 1806.
24 Le labeur imposé par cet ouvrage majeur n’a pas empêché le membre actif de
l’Académie des Inscriptions de participer en 1945-1946 au programme de conférences
de l’Institut catholique en traitant des origines de l’Université de Paris, une
contribution publiée bientôt dans le recueil constitué par l’établissement et reprise
ensuite dans À travers l’histoire du Moyen Âge39. Sous ce titre, Halphen, qui date son
avant-propos du 4 février 1950, donne une sorte de testament réunissant 29 de ses
articles parus depuis 1901, dont treize donnés jusqu’en 1939 à la Revue historique.
25 Le dynamisme de l’officier de la Légion d’honneur promu le 9 août 1947, masque les
fatigues consécutives à la persécution : à peine admis à la retraite, le professeur meurt à
son domicile le 7 octobre 1950, sans avoir pu réaliser le projet conçu avec Roger Doucet
d’une Histoire de la société française éditée en 1953, le relais ayant été pris pour la partie
médiévale par Jean Déniau40.
26 Si la collection Peuples et civilisations survit à ses promoteurs au prix d’adaptations liées
à l’évolution de la discipline historique, deux livres d’Halphen sont réimprimés jusque
dans la dernière décennie du XXe siècle : Les Barbares d’une part, Charlemagne et l’empire
carolingien de l’autre, témoignent d’une reconnaissance prolongée de la qualité du
travail du spécialiste du haut Moyen Âge. Mais, indépendamment du regard porté sur le
savant, il n’est pas possible de négliger de replacer ce destin parmi ceux des historiens
juifs qui ont vécu les mêmes épreuves, notamment ceux de ses contemporains ou
cadets qui ont pu rédiger des autobiographies41.

Avertissement publié au début de


Charlemagne et l’empire carolingien

Il témoigne de la persécution dont Louis Halphen fut victime durant la guerre et évoque, à mots
couverts (la tourmente), le pillage de l’appartement parisien.

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NOTES
1. Charles Samaran, « Éloge funèbre de M. Louis Halphen, membre de l’Académie », Comptes
rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, vol. 94, n° 4, 1950, p. 316-320.
Édouard Perroy, « L’œuvre historique de Louis Halphen », Revue historique, vol. 206, juillet-
décembre 1951, p. 189-195. Robert Latouche, « Louis Halphen », Bibliothèque de l’École des Chartes,
vol. 109, 1951, p. 371-376. Robert Boutruche, « Louis Halphen 1880-1950 », École pratique des hautes
études. Section des sciences historiques et philologiques. Annuaire 1952-1953, vol. 85, p. 13-20. Charles-
Edmond Perrin, « Préface », Mélanges d’histoire du Moyen Âge dédiés à la mémoire de Louis Halphen,
Paris, PUF, 1951, p. VII-X. Christophe Charle, Les Professeurs de la faculté des lettres de Paris.
Dictionnaire biographique 1909-1939, Paris, Institut national de recherche pédagogique, 1986, p.
101-103. Jean Leclant, Hervé Danesi, Le Second siècle de l’Institut de France 1895-1995, tome 1, Paris,
Institut de France, 1999, p. 631-632. Dictionnaire de biographie française, vol. 17, Paris, Letouzey et
Ané, 1986-1989, col. 538-539.
2. Hervé Coutau-Bégarie, Le Phénomène « nouvelle histoire » : stratégie et idéologie des
nouveaux historiens, Paris, Economica, 1983, nouvelle édition, Le Phénomène « nouvelle
histoire » : grandeur et décadence de l’école des « Annales », 1989.
3. Arch. nat., LH 1260/52, dossier Louis Sigismond Isaac Halphen.
4. Cyril Grange, Une élite parisienne. Les familles de la grande bourgeoisie juive (1870-1939),
Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 23.
5. Arch. dép. Seine-Maritime, naissance à Rouen le 22 mars 1843 de Claire Rebecca Halphen, décès
à Rouen le 10 août 1848 (acte du 12) de Jonas Halphen. Arch. Paris, 9 e arrondissement, mariage le

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2 mai 1867 de Sigismond Ettinghausen et Claire Rebecca Halphen. Arch. nat., LH 1260/46, dossier
Georges Henri Halphen.
6. Arch. Paris, 2 e arrondissement, mariage le 21 mars 1872 de Georges Henri Halphen et
Marguerite Rose Aron. Arch. nat., LH 56/75, dossier Henri Charles Aron. Arch. dép. Meurthe-et-
Moselle, mariage à Nancy le 12 août 1851 d’Henri Charles Aron et Caroline Wolff, naissance à
Nancy le 26 septembre 1852 (acte du 28) de Marguerite Rose Aron.
7. Arch. Paris, 7 e arrondissement, naissances le 17 janvier 1873 (acte du 18) de Jonas Charles
André, et le 13 décembre 1873 (acte du 15) de Marie Rose Marguerite Halphen, 2 e arrondissement,
naissances le 12 janvier 1876 (acte du 14) de Marthe Rebecca, le 17 mai 1877 (acte du 19) de
Gaston Henri, et le 4 février 1880 (acte du 6) de Louis Sigismond Isaac Halphen, 17 e
arrondissement, naissance le 3 septembre 1885 (acte du 5) de Charles Nathan Halphen. Arch. dép.
Seine-Maritime, décès à Fécamp le 14 septembre 1874 de Marie Rose Marguerite Halphen. Bulletin
municipal officiel de la ville de Paris, 15 septembre 1882, p. 361.
8. Dictionnaire, op.cit., vol. 17, col. 537-538. Émile Picard, « Notice sur la vie et les travaux de
Georges-Henri Halphen, Membre de la Section de Géométrie », Comptes rendus hebdomadaires des
séances de l’Académie des Sciences, vol. 110, 1890, p. 489-497. Georges Henri Halphen, Sur les
invariants différentiels, Paris, Gauthier-Villars, 1878 ; Traité des fonctions elliptiques et de leurs
applications, 3 vol., Paris, Gauthier-Villars, 1886-1891 ; Œuvres de G.-H. Halphen publiées par les
soins de Camille Jordan, Henri Poincaré, Émile Picard, avec le concours d’Ernest Vessiot, 4 vol.,
Paris, Gauthier-Villars, 1916-1924.
9. Arch. dép. Yvelines, naissances à Versailles, le 20 octobre 1887 (acte du 22) de Marie
Clémentine et le 1er janvier 1890 (acte du 3) de Georgette Marguerite Henriette Halphen.
10. Annuaire de la Saint-Cyrienne, 1908, p. 316 et 320. Arch. Paris, 17 e arrondissement, mariage le 24
juin 1901 de Jonas Charles André Halphen et Marie Trèves, et transcription le 13 février 1920 (n°
505) du jugement du tribunal civil de la Seine en date du 16 janvier 1920 le déclarant mort pour la
France. Arch. dép. Yvelines, mariage à Versailles le 1 er octobre 1895 d’Alfred Lazare Schneider et
Marthe Rébecca Halphen. Bibliothèque centrale de l’École Polytechnique. Archives, registres
matricules des élèves, n° 2031, Gaston Henri Halphen. Arch. dép. Seine-et-Marne, décès à
Fontainebleau le 30 septembre 1913 (acte du 1er octobre) de Gaston Henri Halphen.
11. Mathieu Weill, « Charles Halphen », Bulletin de la Société mathématique de France, vol. 44,
supplément spécial, 1916, p. 14. Bulletin de la Société mathématique de France, vol. 38, fascicule 1,
1910, p. 3. Arch. nat., LH 2752/3, dossier Isaac Mathieu Weill. Naissance au Vésinet le 30 juin 1883
(Arch. dép. Yvelines, acte du 3 juillet) et mariage avec Louis Sigismond Isaac Halphen le 18 juillet
1910 (Arch. Paris, 8e arrondissement), de Germaine Eugénie Weill. Arch. Paris, 16 e
arrondissement, transcription le 3 juillet 1915 (n° 1367) de l’acte de décès de Charles Nathan
Halphen.
12. Arch. Paris, D 4 R1 107, 2e bureau de recrutement, classe 1900, matricule 3737.
13. Arch. Paris, 16 e arrondissement, mariages le 16 novembre 1909 de Marie Clémentine avec
Henri Edmond Durkheim, et le 14 mai 1913 de Georgette Marguerite Henriette Halphen avec
Louis Charles Lyon-Caen.
14. Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 61, 1900, p. 576-577, vol. 65, 1904, p. 258-259 et 670, vol.
67, 1906, p. 585-586. L. Halphen, « Étude critique sur les chartes de fondation et les principaux
privilèges pontificaux de la Trinité de Vendôme », Le Moyen Âge, 2 e série, vol. 5, 1901, p. 69-112 ;
« Prévôts et voyers du XIe siècle. Région angevine », Le Moyen Âge, 2e série, vol. 6, 1902, p. 297-325 ;
« Note sur les deux chroniques de Saint-Julien de Tours » et « Les chartes de fondation de la
Trinité de Vendôme et de l’Évière d’Angers », Le Moyen Âge, 2 e série, vol. 8, 1904, p. 208-214 et
401-411 ; « Les institutions judiciaires en France au XIe siècle », Revue de l’Anjou, nouvelle série,
vol. 44, 1902, p. 337-373 ; « L’histoire de l’Anjou Xe et XIe siècles, étude bibliographique », Mémoires
de la Société nationale d’agriculture, sciences et arts d’Angers. Ancienne Académie d’Angers, 5 e série, vol.
5, 1902, p. 106-120 ; « Étude sur l’authenticité du fragment de chronique attribué à Foulque le

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Réchin » dans Achille Luchaire (dir.), Mélanges d’histoire du moyen âge, Paris, F. Alcan, 1901, p.
7-48 ; « La pénitence de Louis le Pieux à Saint-Médard de Soissons » dans A. Luchaire (dir.),
Troisièmes mélanges d’histoire du moyen âge, Paris, F. Alcan, 1904, p. 177-185 ; Études sur
l’administration de Rome au Moyen Âge : 751-1252, Paris, Champion, 1907 ; « Le manuscrit latin 712 du
fonds de la reine Christine au Vatican et la Lamentatio de morte Karoli comitis Flandriae » et « La
cour d’Otton III à Rome (998-1001) », Mélanges d’archéologie et d’histoire, vol. 25, 1905, p. 107-126 et
349-363 ; « Note sur les consuls et les ducs de Rome du VIII e au XIIIe siècle », Mélanges d’archéologie
et d’histoire, vol. 26, 1906, p. 67-77. C. Charle, La Faculté des lettres de Paris 1809-1908, Paris, Institut
national de recherche pédagogique, 1985, p. 127-129.
15. L. Halphen, « Une rédaction ignorée de la chronique d’Adémar de Chabannes », Bibliothèque de
l’École des Chartes, vol. 66, 1905, p. 655-660 ; Le Comté d’Anjou au XI e siècle, Paris, A. Picard, 1906 ;
Étude sur les chroniques des comtes d’Anjou et des seigneurs d’Amboise, Paris, Champion, 1906.
Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 68, 1907, p. 233 et 419.
16. L. Halphen, « Les institutions judiciaires en France au XI e siècle. Région angevine », Revue
historique, vol. 77, septembre-décembre 1901, p. 279-307 ; « Une théorie récente sur la Chronique
du Pseudo-Frédégaire », Revue historique, vol. 79, mai-août 1902, p. 41-56 ; « La royauté française
d’après un livre récent », Revue historique, vol. 85, mai-août 1904, p. 271-285 ; « La « Vie de saint
Maur ». Exposé d’une théorie de M. Auguste Molinier », Revue historique, vol. 88, mai-août 1905, p.
287-295. G. Monod et C. Bémont, « À nos lecteurs », Revue historique, vol. 100, janvier-avril 1909, p.
1-14 ; Charles Petit-Dutaillis, « Charles Bémont », Revue historique, vol. 186, juillet-décembre 1939,
p. I-IV.
17. Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 68, 1907, p. 232, vol. 69, 1908, p. 734.
18. L. Halphen, « La lettre d’Eude II de Blois au roi Robert », Revue historique, vol. 97, janvier-avril
1908, p. 287-296 ; « Remarques sur la Chronique d’Adhémar de Chabannes », Revue historique, vol.
98, mai-août 1908, p. 294-308 ; « L’Histoire de Maillezais du moine Pierre », Revue historique, vol.
99, septembre-décembre 1908, p. 290-297 ; « Les biographes de Thomas Becket », Revue historique,
vol. 102, septembre-décembre 1909, p. 35-45.
19. L. Halphen, Recueil d’annales angevines et vendômoises, Paris, A. Picard, 1903. L. Halphen et R.
Poupardin, Chroniques des comtes d’Anjou et des seigneurs d’Amboise, Paris, A. Picard, 1913. L.
Halphen, « La Chronique de Saint-Maixent », Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 69, 1908, p.
405-411.
20. L. Halphen et F. Lot, Recueil des actes de Lothaire et de Louis V, rois de France (954-987),
Paris, Klincksieck, 1908 ; Annales de l’histoire de France à l’époque carolingienne. Le Règne de
Charles le Chauve. 1ère partie (840-851), Paris, Champion, 1909, réimpression, Genève-Paris,
Slatkine-Champion, 1975. C. Charle, Les Professeurs, op. cit., p. 140-142.
21. L. Halphen, « Achille Luchaire », Revue historique, vol. 100, janvier-avril 1909, p. 110-113 ;
Paris sous les premiers Capétiens (987-1223), étude de topographie historique, Paris, E. Leroux,
1909. A. Luchaire, La Société française au temps de Philippe-Auguste, Paris, Hachette, 1909, p. I-
III.
22. Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 70, 1909, p. 646, vol. 71, 1910, p. 202.
23. Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 73, 1912, p. 196 et 388, vol. 82, 1921, p. 235.
24. A. Luchaire, Les Communes françaises à l’époque des Capétiens directs, Paris, 1890, nouvelle édition
revue et augmentée d’une introduction par Louis Halphen, Paris, Hachette, 1911, réimpression,
Bruxelles, Culture et civilisation, 1964, p. I-XVI.
25. L. Halphen, L’Histoire en France depuis cent ans, Paris, A. Colin, 1914.
26. L. Halphen, « À propos du capitulaire de Quierzy-sur-Oise », Revue historique, vol.106, janvier-
avril 1911, p. 286-294 ; « La composition des Annales royales », Revue historique, vol. 124, janvier-
avril 1917, p. 52-64, « Les Petites Annales », Revue historique, vol. 125, mai-août 1917, p. 287-330,
« Einhard (sic) historien de Charlemagne », Revue historique, vol. 126, septembre-décembre 1917,
p. 271-314, « Le Moine de Saint-Gall », Revue historique, vol. 128, mai-août 1918, p. 260-298, « La

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112

conquête de la Saxe, 1re partie », Revue historique, vol. 130, janvier-avril 1919, p. 252-278, « La
conquête de la Saxe (suite et fin) », Revue historique, vol. 132, septembre-décembre 1919, p.
257-304, « Le couronnement impérial de l’an 800 », Revue historique, vol. 134, mai-août 1920, p.
58-77, « L’agriculture et la propriété rurale dans l’empire carolingien » et « L’industrie et le
commerce dans l’empire carolingien », Revue historique, vol. 135, septembre-décembre 1920, p.
28-65 et 219-248 ; Études critiques sur l’histoire de Charlemagne. Les sources de l’histoire de Charlemagne.
La conquête de la Saxe. Le couronnement impérial. L’agriculture et la propriété rurale. L’industrie et le
commerce, Paris, F. Alcan, 1921. Valérie Tesnière, Le Quadrige. Un siècle d’édition universitaire :
1860-1968, Paris, PUF, 2001, p. 65-68.
27. Éginhard, Vie de Charlemagne, Paris, Champion, 1923, rééditions, Les Belles lettres, 1938, 1947.
28. C. Charle, Les Professeurs, op. cit., p. 197-198.
29. V. Tesnière, Le Quadrige, op. cit., p. 173, 219, 221-227, 304, 308, 310. Bibliothèque de l’École des
Chartes, vol. 87, 1926, p. 462-463. L. Halphen, Les Barbares des grandes invasions aux conquêtes turques
du XIe siècle, Paris, F. Alcan, 1926, rééditions, 1930, 1936, PUF, 1940, 1948. Ernest Lavisse et Alfred
Rambaud (dir.), Histoire générale du IVe siècle à nos jours, tome 1, Les Origines 395-1095, Paris, A. Colin,
1894.
30. École pratique des hautes études. Section des sciences historiques et philologiques. Annuaire
1928-1929, vol. 61, p. 18-19 et 69-70.
31. Jean-Noël Luc, Alain Barbé, Des normaliens. Histoire de l’École normale supérieure de Saint-Cloud,
Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982, p. 116. Gustave Legaret,
« Rapport sur le concours de l’agrégation des jeunes filles. Section historique (Session de 1936) »,
Revue universitaire, 46e année, 1937, tome 1, p. 385-408.
32. Lettre de Lot du 20 juin 1936 à Bloch dans Marc Bloch, Lucien Febvre, Correspondance, vol. 2,
édition établie, présentée et annotée par Bertrand Müller, Paris, Fayard, 2003, p. 495. C. Charle,
Les Professeurs, op. cit., p. 140-142.
33. Mélanges […] Halphen, op. cit., p. XV-XXIII.
34. Christopher Henry Dawson, The Making of Europe, an introduction to the history of european
unity, Londres, 1932, traduction française, Les Origines de l’Europe et de la civilisation
européenne, Paris, Rieder, 1934, p. 7-8, réédition, Le Moyen âge et les origines de l’Europe : des
origines à l’an 1000, Grenoble, Arthaud, 1960.
35. L. Halphen, Initiation aux études d’histoire du Moyen Âge, Paris, PUF, 1940, p. 10-13, (pour les
citations concernant Glotz, Lavisse et Rambaud, ainsi que l’allusion à Cavaignac), nouvelle
édition, 1946.
36. Henri Pirenne, Augustin Renaudet, Édouard Perroy, Marceli Handelsman, La Fin du Moyen Âge,
tome 1, Désagrégation du monde médiéval (1285-1453), tome 2, L’Annonce des temps nouveaux
(1453-1492), Paris, F. Alcan, 1931. E. Lavisse et A. Rambaud, Histoire générale du IV e siècle à nos jours,
tome 3, Formation des grands États 1270-1492, Paris, A. Colin, 1894.
37. L. Halphen, L’Essor de l’Europe (XIe-XIIIe siècles), Paris, F. Alcan, 1932, rééditions, PUF, 1940, 1948.
38. Sur Carcopino, outre les ouvrages mentionnés ci-après : André Gueslin (éd.), Les Facs sous
Vichy : étudiants, universitaires et universités de France pendant la Seconde guerre mondiale,
actes du colloque (Clermont), novembre 1993, Clermont-Ferrand, Institut d’études du Massif
central, 1994, et Stéphane Israël, Les Études et la guerre : les normaliens dans la tourmente
1939-1945, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2005. Claude Singer, Vichy, l’Université et les Juifs. Les
silences de la mémoire, Paris, 1992, réédition, Paris, Hachette, 1996, p. 71-73, 212 et 361 (note 8),
222-223, 252-253, 263-264, 290. Jérôme Carcopino, Souvenirs de sept ans 1937-1944, Paris,
Flammarion, 1953, p. 200-204, 359-360, 363-364 ; Souvenirs romains, Paris, Hachette, 1968. École
pratique des hautes études. Section des sciences historiques et philologiques. Annuaire 1942-1943
et 1943-1944, vol. 75, p. 74-77, […] Annuaire 1944-1945, 1945-1946, 1946-1947, vol. 77, p. 9-10 et
36-38. L. Halphen, Introduction à l’histoire, Paris, PUF, 1946, réédition, 1948, p. VII-VIII ;
Charlemagne et l’empire carolingien, Paris, A. Michel, 1947, réédition, 1949.

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113

39. L. Halphen, « Les origines de l’Université de Paris » dans Aspects de l’Université de Paris, Paris,
A. Michel, 1949, p. 11-27, et dans L. Halphen, À travers l’histoire du Moyen Âge, Paris, PUF, 1950, p.
286-298.
40. L. Halphen et Roger Doucet (dir.), Histoire de la société française, Paris, F. Nathan, 1953, p. 9-16.
41. Roland Andréani, « Judéité et judaïsme dans les autobiographies des historiens français
(1948-2011) » dans Danielle Delmaire, Lucian-Zeev Herscovici, Felicia Waldman, Roumanie, Israël,
France, parcours juifs : hommage au professeur Carol Iancu, Paris, Champion, 2014, p. 235-249.

RÉSUMÉS
Originaire de l’Est de la France, la famille Halphen vit à Paris et Versailles. Officier et
remarquable mathématicien, le père meurt prématurément comme trois de ses fils, dont deux
tués à la guerre. Les mariages des trois filles confirment une appartenance à la bourgeoisie juive.
Se distinguant d’un milieu tourné vers les sciences « exactes », l’historien à qui les ressources
familiales ont permis de retarder l’engagement dans la vie professionnelle, a déjà abondamment
publié lorsqu’il est nommé à l’université de Bordeaux. Sa production s’éloigne alors de l’étude
minutieuse des sources des temps des premiers Capétiens et des Carolingiens, et il prend, avec
son collègue Sagnac, la direction d’une collection d’histoire universelle en 20 volumes, dont il
rédige seul deux des trois affectés au Moyen Âge. Retourné à Paris, il voit son travail consacré par
les honneurs, mais menacé dès 1941 par l’antisémitisme, il trouve de 1941 à 1943, un refuge à
l’université de Grenoble en zone non occupée par les Allemands. Les épreuves ne l’empêchent pas
de produire un ouvrage majeur sur Charlemagne, mais hâtent sa fin.

Coming from East France, Halphen family lives in Paris and Versailles. An officer and eminent
mathematician, the father dies prematurely, as three of his sons, two of whom being fallen in
war. Differing from surroundings which were turned to exact sciences, the historian whom
family means have allowed to delay the beginning in profession, has largely published since 1901,
when he is 1910 appointed to Bordeaux university. Turning his work from thorough investigation
of first Capetians and Carolingian times documents, he accepts, with his colleague Sagnac, to edit
a series of 20 volumes of universal history, writing alone two of the three which are assigned to
the Middle Ages. Turned to Paris in 1928, he gets honors as a reward for his activities, but he is
threatened by Anti-Semitism from 1940 and takes refuge from 1941 to 1943 in Grenoble
university, in an area which Germans do not yet occupy, before to be bound to hide. These pains
do not hinder the writing of an important book on Charlemagne but they hasten his death.

INDEX
Mots-clés : France, Juif, guerres, historien du Moyen Âge

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Edition

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Le dernier mot, inventaire


Récit de l’alyah d’une rescapée
des camps de Theresienstadt et Auschwitz

Eva Erben

1 Présentation par Anne Karila


2 Née à Děčín (Tchécoslovaquie) en 1930, Eva Erben a passé son enfance à Prague. Fin
1941, elle et ses parents sont déportés à Theresienstadt et trois ans plus tard, à
Auschwitz.
3 Son père y est assassiné, sa mère meurt durant une des « marches de la mort » qui
suivent l’évacuation du camp, au début du printemps 1945. Eva en réchappe
miraculeusement et est recueillie par une famille de paysans de Postřekov, les Jahn,
dont le nom figure désormais sur le mur des Justes parmi les nations à Yad Vashem, à
Jérusalem. Après la guerre, elle retourne à Prague et suit une formation d’infirmière. En
1949, elle et Peter, son futur mari, émigrent en Israël

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Mur des Justes, Yad Vashem


Jérusalem

4 De sa déportation, Eva n’a commencé à parler qu’en 1979, sollicitée par l’institutrice de
son fils Amir. Son récit couché sur papier est paru en Israël en 1988 :
‫לי ספרי‬, ‫[אמה שם היית את‬Maman raconte-moi, tu étais là-bas]. Plusieurs traductions
et éditions commentées ont suivi (en Tchéquie, Allemagne, France, Angleterre) et
donné lieu à des émissions de radio et de télévision ainsi qu’à plusieurs films. Mais
surtout, Eva n’a pas cessé d’aller à la rencontre d’enfants et de jeunes, en Israël et dans
plusieurs pays d’Europe, pour leur raconter son histoire.
5 J’ai fait la connaissance d’Eva en 1999, à l’occasion d’une de ces rencontres organisée
par l’Institut Goethe de Lille. Elle m’a tout de suite « chargée » de traduire son récit de
l’allemand (Oubliée, souvenirs d’une jeune fille juive, Paris, L’école des loisirs, 2001,
réédition 2018) et au fil des ans, notre amitié s’est muée en profonde affection.
6 Quand au printemps 2018, Eva m’a mis entre les mains ce deuxième manuscrit,
Inventaire, avec un laconique « Traduis-le en français et publie-le », l’urgence de
dérouler ce nouveau fil de mémoire s’est imposée. Même si à 88 ans, Eva continue à
conduire sa voiture avec panache et à vaquer à ses activités, le temps presse : la plupart
des rescapés sont morts, et Peter est parti, lui aussi, en 2017, à 97 ans.
7 Juste après le décès de Peter, Eva a ressenti le besoin de retracer en détails le périple de
leur émigration et leur installation en Israël. Ces quelques pages montrent comment,
jeunes immigrants rescapés de la Shoah, seuls et démunis, ils ont pu recommencer à
vivre.
8 Ceux qui ont rencontré Eva lui ont largement manifesté leur reconnaissance. Elle a
conservé dans une grosse malle d’osier quantité de lettres, dessins d’élèves, articles de
divers pays, travaux de recherche etc. On la remercie « d’éclairer le monde et les
cœurs ». Alors quand le doute pointe, parfois – qui s’intéressera à tous ces documents
lorsqu’elle ne sera plus là puisque ses enfants ne lisent pas l’allemand ni le tchèque, ni
le français ou l’italien ? –, c’est ce qu’elle retient. En se souvenant, elle veut parler
d’espoir, de lumière.

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9 Merci infiniment à Danielle Delmaire d’accueillir ce témoignage dans Tsafon et d’avoir


effectué une première traduction du texte hébreu, que j’ai pu retravailler ensuite avec
les éclairages d’Eva, en passant par notre langue de communication qu’est l’allemand.
Autant de pérégrinations humaines et détours linguistiques pour apporter une nouvelle
pierre à l’édifice jamais achevé de la mémoire.
10 Récit d’Eva Erben
11 Mars 1949
12 Le Transylvanie s’approche de la côte de Haïfa.
Le soleil couchant se reflète sur les toits, la mer scintille.
Je suis émue par ce spectacle. Est-ce bien réel ?
Est-ce ici que je vais poursuivre ma vie ? Ici que va naître l’enfant que je porte ? Si j’en
crois l’agitation dans mon ventre, lui aussi est ému.
Peter et moi nous tenons enlacés sur le pont et il me murmure : « Ici, je bâtirai une
maison pour toi, entourée d’un jardin avec des fleurs. Nous y aurons des enfants qui ne
connaîtront pas la douleur et la méchanceté des hommes ».
Il y a encore quatre ans, nous nous battions pour rester en vie et nous avons eu de la
chance : nous avons survécu… Nous sommes rentrés chez nous avec l’intention de
continuer, de reprendre tout comme avant. Mais la réalité fut différente.
Tout avait disparu.
13 Le 15 mai 1948 fut proclamé l’État d’Israël.
J’ai rencontré Peter à la communauté juive, où nous étions réunis pour écouter la
proclamation du nouvel état juif par Ben Gourion.
Ensuite nous sommes allés faire la fête au Café Mánes, sur les rives de la Moldau. Nous
avons dansé, nous nous sommes aimés et ne nous sommes plus quittés.
Soixante-huit années ont passé. Je suis dans la maison que Peter a bâtie, comme il
l’avait promis. J’écris, je me souviens… Et je songe à quel point notre vie a été marquée
par la politique.
À ce moment-là, en 1948, c’est la prise du pouvoir par les communistes en
Tchécoslovaquie qui gâchait nos projets. Il fallait chercher un autre endroit. Nous
étions envahis par la crainte. Nous voulions vivre, mais nous avions peur de l’avenir, il
avait lui aussi une odeur d’antisémitisme, c’était à nouveau effrayant. Durant toutes ces
années de guerre passées dans le ghetto de Theresienstadt 1, nous avions rêvé du jour où
nous pourrions rentrer chez nous, à Prague, et reprendre notre vie là où elle s’était
arrêtée. Notre espoir s’est heurté à une autre réalité. L’invasion soviétique était
incompatible avec un avenir en Tchécoslovaquie. Nous comprenions que nous n’avions
rien à attendre de ce régime. Nous avons beaucoup réfléchi et finalement décidé de
quitter la Tchécoslovaquie, nous n’avions pas le choix. Mais cette décision entraînait de
nombreuses difficultés : avoir un permis de sortie, s’informer sur nos droits et faire les
démarches pour obtenir les papiers exigés.
Nous ne savions pas bien encore si nous voulions aller en Australie ou en Israël.
14 Dans le petit appartement de Peter à Prague, nous avons commencé nos préparatifs : il
fallait se procurer l’autorisation de quitter la Tchécoslovaquie, les attestations et autres
documents. Durant cette période, la bureaucratie était à son comble. Nous avons reçu
une liste de ce que nous pouvions emporter et nous nous sommes limités à la quantité
de bagages et d’objets autorisés, comme par exemple : 2 paires de chaussures, 6 paires
de chaussettes…
Peter a sorti une valise noire, assez élégante et a dit : « Mon père a acheté cette valise

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en 1918 en Italie, après sa libération de captivité, et ma mère, avant de partir pour le


ghetto de Theresienstadt en 1940, l’a donnée à Fania, notre bonne. Elle y avait fourré
quelques vêtements et des draps, pensant que nous en aurions besoin en revenant chez
nous, après la guerre ».
Fania avait rendu à Peter la valise avec tout son contenu et, en 1948, je la remplissais à
mon tour pour voyager vers une destination inconnue.
En tout cas, cela fut vite fait, car nous n’avions pas grand-chose. Moi je n’avais même
pas de manteau…
La somme d’argent autorisée était limitée elle aussi, or nous ne savions pas combien de
temps nous devrions attendre à Paris, ni de quoi nous allions vivre d’une manière
générale. Quelle serait notre destination, finalement ? Israël, l’Australie ? Comment
subvenir à nos besoins en attendant ?
Dans les journaux, on a beaucoup écrit à propos de la destruction de Berlin et, entre
autres, de la seule usine qui fournissait à toute l’Europe les épingles spécialement
destinées à la conservation des papillons rares.
Il se trouve qu’à Opava, en Moravie, un petit atelier produisait les mêmes épingles. Cela
avait attiré l’attention de Peter et finalement nous en avons acheté quelques boîtes
pour les emporter et les vendre à Paris.
Un jour, nous avons appris que le Museum d’histoire naturelle de Paris, où travaillait le
baron Stephan von Breuning, cherchait désespérément des épingles pour conserver des
papillons rares qu’un scientifique avait rapportés d’Afrique… Une simple annonce dans
le journal.
Les petites boîtes attendaient dans un coin avec nos vêtements. Bien sûr, on n’était pas
autorisé à sortir ce genre de choses de Tchécoslovaquie. Nous avons réfléchi à la façon
de les emballer afin que les policiers, aux frontières, ne les remarquent pas si par
hasard ils ouvraient notre valise.
Un autre objet pour le moins curieux attendait d’être emballé : un pot de chambre. En
voici l’histoire :
Comme je n’avais pas 18 ans, j’avais un tuteur, le docteur Erwin Wintermintz. Un de ses
amis, le docteur Kurt Wehle, luttait en faveur de la restitution des biens juifs confisqués
par les nazis. Le gouvernement soviétique de l’époque fit pression sur lui pour qu’il
abandonne ses actions. Kurt n’a pas cédé et il a même intenté un procès contre les
institutions. Bien sûr, ce ne fut pas du goût du gouvernement, qui émit un ordre
d’emprisonnement à son encontre. Or, une ancienne connaissance de Kurt apprit qu’il
serait arrêté au petit matin. Le jour même, Kurt, sa femme et leur bébé âgé d’un an sont
sortis de chez eux, prétextant qu’ils allaient se promener. Ils ont gagné Wilsonovo
Nadráží, la gare centrale de Prague2, et sont montés dans un train qui les a emmenés
directement à Paris. Sans valise, afin de ne pas éveiller de soupçons. Ils craignaient
d’être suivis.
C’est pourquoi il ne s’agissait plus pour nous à présent d’emporter seulement des
vêtements, mais aussi des langes et ce pot de chambre qui attendait d’entrer dans la
valise.
Alors j’ai soudain eu l’idée de mettre les épingles à l’intérieur du pot, entourées des
couches, du petit linge de corps et de nos chaussettes. J’avais presque fini quand Peter
est arrivé. Il a regardé et dit : « Formidable ! », puis il a disparu un instant, pour
réapparaître avec un drapeau tchèque que nous conservions dans l’armoire. Il en a
enveloppé tout le contenu de la valise et l’a fermée.
Le lendemain matin, nous avons quitté Prague, sommes montés dans un train pour

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Paris, la peur au ventre, ne sachant pas ce qui nous attendait. Deux jours auparavant,
j’avais découvert que j’étais enceinte. Le train s’est ébranlé et notre regard a suivi les
maisons, les arbres, les lacs qui défilaient derrière la vitre. Nous étions tous les deux
silencieux, plongés dans nos pensées, peut-être pensions-nous aux mêmes choses. À la
frontière, le train s’est arrêté. Nous avons entendu les pas lourds des policiers dans le
couloir, les portes qui claquaient, – angoisse…
Vint le moment où un policier a pointé le doigt vers notre valise. Peter l’a descendue et
l’a ouverte… Je ne respirais quasiment plus, j’observais le policier. Il a vu le drapeau
puis nous a regardés, les larmes aux yeux. Il a dit : « Tout va bien », et il est parti.
Peter a remonté la valise et m’a regardée, il m’a prise dans ses bras et serrée très fort. Il
a murmuré : « šťastnou cestu », bon voyage.
15 Septembre 1948, Paris
16 Nous avons débarqué le lendemain matin à la gare de l’Est, avec notre valise, un peu
fatigués et effrayés par tout le bruit autour de nous. Où aller, maintenant ?
Nous sommes passés devant un magasin de légumes plein de couleurs et d’odeurs.
Émerveillé par les bananes, Peter a promis : « Quand on aura de l’argent, on s’en
achètera ». Nous n’avions jamais vu un régime de bananes…
En poursuivant notre chemin, nous avons trouvé un hôtel ; il n’était pas
particulièrement engageant, mais nous y sommes quand même entrés et on nous a
donné une chambre au cinquième étage, sans ascenseur.
Peter a traîné la valise, la chambre était déprimante.
Il a dit : « Ça ne fait rien, on va passer la nuit ici et demain on verra. Viens, allons
chercher le musée et vendre des épingles au baron pour avoir de l’argent ». (Il pensait
aux bananes…)
Nous nous sommes rafraîchis dans la chambre, puis nous sommes ressortis.
Une fois à nouveau dans la rue bruyante, j’ai été prise de vertige et soudain, tout est
devenu noir autour de moi, je me suis écroulée.
J’ai repris connaissance dans le bistro d’à côté devant une tasse de café et un croissant,
– je ne sais toujours pas comment Peter a fait pour payer tout cela.
17 Il souriait et m’a dit sur un ton de reproche : « Qu’est-ce que tu me fais ? Je parle, je
parle et tu ne réponds pas », – une réaction typique de mon bien aimé tout puissant 3.
Nous avons trouvé le musée ainsi que le baron, qui nous a bien reçus et acheté quelques
épingles. En nous raccompagnant à l’hôtel, il nous a raconté qu’il appartenait à la
famille des Habsbourg, mais qu’il avait été rejeté par les siens parce que la femme qu’il
avait épousée n’était pas une aristocrate. Alors il était devenu professeur, spécialiste
des papillons et directeur du département des recherches au Museum d’histoire
naturelle de Paris. Ses travaux étaient pointus.
Quand il a vu où nous logions, il a dit : « Vous ne pouvez pas rester ici ». Avec
résolution, il a annulé notre chambre et nous a amenés à l’Hôtel de Suez sur le
boulevard de Strasbourg, où il habitait avec sa femme, Martha.
18 Durant tout notre séjour à Paris, les von Breuning ont été pour nous un couple d’amis
formidables. Nous avons trouvé en eux des gens qui s’intéressaient à notre sort ; peut-
être voyaient-ils en nous les enfants qu’ils n’avaient jamais eus. Martha veillait
notamment à me faire manger toutes sortes de coquillages et de poissons, et j’étais
subjuguée par la manière dont le baron fumait sa cigarette (Gauloise) 4 : il ne la retirait
jamais de sa bouche et la cendre ne tombait pas.
Kurt et Hanna Wehle nous ont reçus dans leur petit appartement à Rueil-Malmaison, à

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quelques dizaines de kilomètres de Paris, un logement que le Joint 5 leur avait fourni ;
Kurt avait en outre aussitôt obtenu un poste à la communauté. Ils ont été très contents
de récupérer le pot de chambre, et la petite Eva nous a tout de suite montré qu’elle
savait l’utiliser.
Kurt et Hanna avaient la quarantaine ; leur union était pour eux deux un second
mariage. Ils étaient l’un et l’autre arrivés mariés au ghetto de Theresienstadt, mais
leurs conjoints n’avaient pas survécu.
Ils nous paraissaient donc assez âgés. Hanna s’est immédiatement aperçue que j’étais
enceinte et, apprenant que je n’avais pas vu de médecin depuis notre départ de Prague,
elle a arrangé rapidement une consultation chez le docteur Nerson. Gratuitement, par
amitié, celui-ci a surveillé ma tension pendant plusieurs mois.
19 J’ai pris l’habitude d’aller tous les vendredis acheter une carpe et une hala6 rue des
Rosiers, dans le quartier juif, puis de me rendre en train chez Hanna, à Rueil-
Malmaison. Là, j’ai aussi apprécié les bains chauds, un véritable luxe à l’époque. À
l’hôtel, nous n’avions qu’un lavabo.
Chez Hanna, j’ai retrouvé l’atmosphère de la maison de mes parents, qui avait disparu
et que j’avais presque oubliée. Les attentions et l’amitié d’Hanna étaient pour moi
comme l’eau pour une fleur flétrie. Une amitié presque maternelle.
Kurt et Peter rentraient en fin de journée et dans la pièce à tout faire, la table était déjà
mise, avec la hala que j’avais achetée dans le quartier juif. Nous parlions, évoquions des
souvenirs et tirions des plans sur la comète jusque tard dans la nuit, avant que le
dernier train nous ramène de Rueil-Malmaison à Paris.
20 Le 31 octobre 1948, nous nous sommes mariés à la mairie du X ème arrondissement, à
Paris.
Comme cadeau de mariage, Kurt et Hanna nous ont offert des billets pour l’opéra Aïda
de Verdi.
Soixante-huit ans sont passés et aujourd’hui, en regardant en arrière, je suis émue : je
nous vois montant les escaliers de l’Opéra, la lumière des lustres en cristal étincelait, il
y avait une atmosphère de fête.
Pendant quelques heures, nous avons quitté un monde dans lequel nous n’avions aucun
avenir sûr et nous nous sommes beaucoup amusés, en particulier lorsque sont apparus
sur scène deux éléphants vivants. Je revois tout cela comme si c’était hier. Nos
journées, durant cette période, étaient remplies d’attente, de décisions à prendre, de
dilemmes, de doutes.
Comment et où commencer une nouvelle vie ? En Israël, où l’on combattait, où la
sécurité était précaire ? En Australie, où l’antisémitisme sommeillait, mais existait bel
et bien ?
Les États-Unis, l’Amérique ne nous attiraient vraiment pas. Les lettres d’Israël que nous
écrivait Pavel, le frère de Peter qui avait immigré avec l’Alyat Hanoar 7, étaient pleines
d’espoir : avec les Arabes, tout allait se terminer et il nous attendait, il avait une petite
cabane, un coin pour nous. Nous pourrions habiter chez lui.
21 Mon ventre grossissait. Où le petit être qui se développait dans mon corps allait-il
naître ? Il fallait se décider, le temps pressait.
« Nous irons en Israël », avons-nous tranché… « Advienne que pourra ! »
Nous avons vendu mon visa pour l’Australie 70 dollars. Avec cet argent, Peter a acheté
des billets de première classe pour le bateau Kedma. Il était prévu que le bateau quitte le
port de Marseille le 6 février.

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Durant les deux mois qui nous restaient, nous avons profité de cette ville fantastique
qu’est Paris. Nous avons découvert la richesse de son histoire, ses trésors artistiques, le
Louvre, nous avons visité tous les endroits merveilleux du Paris de cette époque. Notre
décision d’en finir avec la vie de migrants nous avait soulagés. Nous avons vendu toutes
les épingles et fait nos adieux à tout le monde. Le couple von Breuning a tout fait pour
nous convaincre de rester en France. Ils ont même voulu nous acheter une petite
maison, dans les environs de Paris. Ils étaient tellement opposés à ce que nous partions
en Israël… Mais nous ne pouvions pas accepter leur proposition.
Cette fois, le contenu de notre valise était différent : pas d’épingles, ni de langes, mais
un grand sous-verre protégeant des papillons rares aux couleurs formidables, que le
baron nous avait offert pour nous remercier de lui avoir procuré des épingles ; ce cadre
a longtemps orné notre logement en Israël.
Ainsi le 4 février, tôt le matin, le train est parti pour Marseille. À notre arrivée, le soleil
brillait, il faisait beau ; nous sommes allés directement au bureau d’embarquement et
là, une surprise désagréable nous attendait. Nous regardant avec étonnement,
l’employée nous dit : « Vous étiez inscrits pour le bateau précédent ».
Le bateau avait pris la mer deux jours plus tôt. Son départ avait été anticipé à cause de
la météo. « Pourquoi ne nous avez-vous pas avertis ? », a demandé Peter. Il n’a pas
obtenu de réponse… Ils avaient oublié…
Nous étions abasourdis.
« Je vous inscris pour le bateau qui part le 6 mars, le Transylvanie, c’est un meilleur
bateau », dit la dame pour nous consoler. Mais qu’allions-nous faire pendant un mois
encore ? Nous n’avions pas d’argent ? Nous n’avions rien !
Elle nous rassura : « On va vous héberger au camp de réfugiés de Bandol, vous pouvez y
aller. »
22 Nous sommes restés une nuit à Marseille. D’abord nous sommes passés à la poste et
avons envoyé un télégramme à Kurt, à Paris, pour qu’il nous fasse parvenir rapidement
un peu d’argent. Puis nous avons trouvé un hôtel sur le boulevard Garibaldi, l’Hôtel de
la Rose.
Nous avons déposé la valise dans la chambre et sommes allés au port, plein de marins et
d’odeurs bizarres. Nous nous sommes installés à une table et avons commandé une
bouillabaisse. Nous n’avons pas beaucoup parlé. Au milieu du repas, Peter a dit :
« Demain matin, on va à Bandol ».
Nous étions subjugués par le port, la mer… C’était ma première rencontre avec la mer.
Nous n’avons fait que regarder, respirer et manger. Puis nous sommes rentrés à l’hôtel,
fatigués et nous nous sommes endormis rapidement.
Au milieu de la nuit, la pluie et des coups de tonnerre m’ont réveillée, je me suis levée
pour fermer la fenêtre et au moment où j’atteignais le volet branlant, il s’est décroché
et est tombé du troisième étage sur les escaliers, dans un formidable fracas.
Il n’y avait personne en bas. Peter dormait.
Je suis retournée au lit, à côté de lui, sous la couverture que nous partagions, je l’ai tirée
sur notre tête, je ne voulais pas voir, je ne voulais pas entendre, seulement dormir.
23

Le lendemain, nous avons pris l’autobus jusqu'à Bandol. De loin, nous avons aperçu un
camp près de la mer, sur le sable, des baraques… Nous nous sommes approchés, avons
examiné les alentours.
Peter a posé la valise et a dit : « Reste là, je vais voir ». Je l’ai suivi des yeux jusqu’à ce
qu’il disparaisse dans un des bâtiments. Il en est ressorti rapidement et m’a fait des

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signes de la main. Revenu à ma hauteur, il a dit : « C’est un camp de concentration


amélioré ».
Nous avons marché vers le village.
Il était constitué de petites maisons, près de la mer, et sur plusieurs d’entre elles était
accroché un panneau « Chambre à louer ».
Peter a sonné à une porte et une femme est apparue. Elle a demandé : « Vous voulez
louer une chambre ? Entrez, je vous en prie ».
La chambre paraissait satisfaisante. Un lit blanc, une fenêtre avec vue sur la mer, une
table et deux chaises. Un rideau fleuri qui s’agitait à la brise venue de la mer.
Peter a demandé : « Combien coûte la chambre ? » Jusqu’à ce jour j’entends encore la
réponse : « Cinq francs ». Est-ce que c’était à la semaine, au mois ou à la journée ? Je ne
m’en souviens plus.
Nous étions fatigués, affamés, et la chambre était si belle.
La femme nous a laissés et, au bout d’une vingtaine de minutes, elle est revenue avec
deux assiettes de soupe, des tranches de pain et une carafe d’eau.
« Mangez, bon appétit », a-t-elle dit en souriant. Visiblement, elle avait compris à qui
elle avait loué la chambre.
24 Là, durant tout un mois, nous avons passé du bon temps en compagnie de pêcheurs.
Peter a même essayé de pêcher en suivant leurs conseils. Un jour, il a ramené une étoile
de mer que nous avons enduite de vernis à ongles transparent ; nous l’avons emportée
en Israël et la valise a bien pué…
Maintenant, en me remémorant ces journées, je me dis que nous avons eu beaucoup de
chance de rater le bateau précédent. Ainsi, pendant un mois de cette période
particulière, nous avons bien vécu, même si, ne sachant pas ce que nous réservait
l’avenir, nous n’avons pas pu en profiter pleinement.
Comme notre subsistance ne nous coûtait rien puisque les pêcheurs nous donnaient du
poisson, Peter a eu une idée : « Que dirais-tu de passer notre lune de miel sur la Côte
d’Azur ? C’est tout près d’ici ». Nous allions voir des lieux où nous n’aurions jamais
imaginé nous rendre. Il m’est difficile de raconter aujourd’hui comment nous avons fait
tout cela. Ce ne fut pas un voyage organisé avec réservations à l’hôtel, mais un simple
périple en bus avec quelques haltes. Notre premier arrêt fut Cannes, nous y sommes
arrivés au moment du fameux carnaval et avons été émerveillés à la vue des gens qui se
réjouissaient si spontanément. Nous avons découvert un monde étincelant ; les hôtels
sur la Promenade des Anglais à Nice, nous ne les connaissions qu’à travers les romans.
25 À Monte Carlo, Peter a introduit une petite pièce dans une machine à sous et à notre
stupéfaction, elle a recraché quelques francs. Peter a dit : « C’est comme ça que ça se
passe, au début on gagne, on est séduit, et après on perd ».
Nous nous sommes attardés un petit moment puis avons continué vers Menton, où
nous avons vu pour la première fois des oranges sur les arbres. Peter m’en a cueilli une.
J’ai conservé la pelure et l’ai retrouvée dans mon sac, à Haïfa.
Au bout d’une semaine, nous sommes rentrés à Bandol. Près de la mer, nous avons
rencontré une famille qui attendait elle aussi le Transylvanie. Ils avaient une fille de 5
ans, nous avons sympathisé. Il s’est avéré qu’il s’agissait du Dr Pelzman, gynécologue.
Quelle chance inouïe : j’avais un médecin pour le voyage.
Le hasard a voulu que le 1er mai 1949, quand j’ai donné naissance à notre fille Dany, à
l’hôpital Rambam de Haïfa, c’est lui qui m’a accouchée.
Nous avons exploré toutes les ruelles de Bandol.
Thomas Mann, Franz Werfel8, y avaient trouvé refuge après l’arrivée des nazis au

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pouvoir.
Nous aussi, nous y avons trouvé refuge…
26 Le 6 mars, nous avons quitté Bandol pour Marseille et embarqué sur le Transylvanie, qui
a pris la mer le jour même. La sirène du bateau a déchiré l’air, comme pour dire adieu…
Oui, adieu à l’Europe.
Nous avions une cabine rien que pour nous, en première classe puisque nous avons
payé le voyage en vendant mon visa pour l’Australie, ce qu’il était alors possible de faire
pour se procurer un peu d’argent.
Les machines se sont mises en marche. Puissant bruissement de la mer… Voilà, nous
étions partis.
Le deuxième jour du voyage, il y a eu une tempête. De hautes vagues inondaient le pont.
Dans la salle à manger, les tables, qui avaient été fixées au sol par des chaînes, se sont
détachées et ont valsé d’un bout à l’autre de la pièce.
Cela faisait un bruit terrible. Les gens commençaient à devenir verts. Peter a dit que le
meilleur endroit où se tenir, dans ces cas-là, c’était la proue du bateau, et il fallait faire
en sorte que les mouvements du corps suivent ceux du bateau. Mais là, les hautes
vagues nous ont presque trempés, alors nous sommes vite retournés dans notre cabine.
Le bateau tanguait comme une coquille de noix. Dans notre cabine, nous avions des
couchettes superposées. Allongée en bas, je me cramponnais au châlit. Peter a ouvert la
valise et en a sorti toutes ses cravates. Je me suis demandé : « Mon Dieu, dans cet enfer,
qu’est-ce qu’il a besoin de cravates ? » Il les a liées les unes aux autres par des nœuds
qu’il avait vraisemblablement appris à faire chez les scouts, de manière à former une
longue corde avec laquelle il m’a attachée à la couchette en déclarant : « Comme ça tu
ne rouleras pas ». Et moi, je me suis dit que si le bateau sombrait, je serais prisonnière
du lit. Alors une pensée m’a envahie : après tous les efforts que nous avions faits pour
rester en vie et après avoir survécu à la marche de la mort, nous allions mourir noyés
dans un naufrage en mer.
Pendant soixante-huit ans, j’ai conservé au fond de moi le souvenir de cet événement,
et toutes ces années, quand quelque chose me contrariait, j’y repensais.
Le lendemain, la tempête était complètement passée. Le ciel était dégagé, la mer calme,
on avait installé des chaises longues sur le pont. Il était difficile de croire que le cours
de la vie puisse changer aussi vite.
27

Le 11 mars, dans l’après-midi, le bateau a jeté l’ancre.


Il soufflait un vent chaud, caressant et fatigant : le hamsin. Autour de nous, ça parlait et
ça criait dans une langue que nous ne comprenions pas. Finalement, un homme s’est
approché et nous a demandé : « Taxi ? » Ça, nous l’avons compris… Oui, partir d’ici,
vite.
La route n’était pas agréable, nous étions silencieux. Le conducteur s’est arrêté et nous
a abandonnés sur un chemin de terre.
C’était la bonne adresse, Pavel attendait dehors. L’instant se chargea d’électricité : dix
années s’étaient écoulées depuis que les deux frères s’étaient quittés, et le monde avait
changé.
Où est l’appartement ? Où Pavel habite-t-il ? Je ne vois pas de maisons. Je vois une
immense caisse en bois. Pavel nous y emmène.
Un lit de l’Agence juive9, une table et deux chaises… En guise d’armoire, quatre clous au
mur, auxquels sont pendus les vêtements de Pavel. Pas d’eau, un puits dehors… Pas de
toilettes, dehors, ça aussi…

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Plus tard, j’ai compris que cette caisse était un de ces conteneurs que les émigrants
ayant réussi à quitter l’Allemagne avaient emportés avec eux, remplis de meubles. Ces
caisses avaient ensuite été transformées en habitations.
La nuit est tombée soudainement, les deux frères se sont placés à la « porte de la
maison » et se sont replongés dans le passé. Les questions étaient sans fin.
Je me suis installée sur l’unique lit et j’ai écouté. J’ai fini par comprendre que même si
Pavel n’avait pas vécu la Shoah, il n’avait pas pour autant été épargné. Tout était
tellement triste.
Je me suis blottie dans ce lit qui piquait, j’ai caressé mon gros ventre et pleuré en
silence.
Au milieu de la nuit, j’ai senti Peter s’installer à côté de moi dans le lit étroit de l’Agence
juive.
28 Premier matin en Israël : le soleil brille, le ciel est bleu, sans un nuage. Pavel nous a
laissé un mot : « Je suis allé acheter des petits pains ».
Nous nous sommes lavés au puits, dans la cour, et Pavel est revenu avec des petits
pains, de la halwa10 et trois pots de yaourt pour moi, un délice !
Nous n’avions pas terminé notre petit déjeuner que Jacques faisait son apparition.
C’était le mari de Nourit, la cousine de Peter, il était arrivé dans le pays en 1938 11, avait
fait les guerres, ici, et servi dans l’armée ; depuis, il était instructeur.
Jacques et Nourit vivaient dans un logement social à Kyriat Hayim, au nord de Haïfa.
Jacques venait nous chercher car, vu mon état, il estimait que nous ne pouvions pas
rester chez Pavel ; il nous hébergerait, en location.
À cette époque, trouver un appartement était difficile. Israël n’était pas encore en
mesure d’intégrer le grand nombre de nouveaux immigrants.
29 Au bout de trois mois environ, nous avons eu la chance d’obtenir une pièce chez des
amis qui avaient pu emménager dans un logement social. Notre nouvelle adresse était :
Kyriat Hayim, Tet Vav 14, chez les Sternberg. Leur fille, Daliah, plus jeune que moi de
quelques années, était pianiste. Elle se produisit plus tard en soliste dans tout le pays 12.
Je l’avais entendue lors d’un concert qu’elle avait donné à Prague.
Peter a trouvé du travail au port dans un chantier naval, chez Kirchstein Grünspan.
Dans notre pièce, il y avait un petit coin pour la cuisine, mais nous partagions les
commodités et la salle de bains avec le propriétaire. Il fallait beaucoup d’efforts, de
patience et de compréhension pour surmonter ces difficultés, mais nous étions
contents de notre sort.
Enfin seuls, tous les trois, Peter, moi et notre petite Dany qui venait de naître. Avec son
premier salaire, 70 livres israéliennes, Peter a acheté deux chaises à un Arabe et, sur le
chemin, il a trouvé quatre briques qui ont servi de pieds de table. La table, c’était notre
chère valise. Peter l’a installée sur les briques, je l’ai recouverte d’un foulard en guise
de nappe.
Nous avions deux lits de fer, que nous avait donnés l’Agence juive, avec des matelas qui
piquaient. Un parc, cédé par un de nos proches, servait de lit à notre bébé.
Avec ce premier salaire, nous avons eu aussi très à cœur de rembourser notre dette
envers Kurt de Paris. Nous sommes restés en relation avec lui et sa femme toute notre
vie. Lorsqu’ils ont émigré à New York, nous leur avons rendu visite, et Amir, notre plus
jeune fils, a eu l’honneur de perdre contre Kurt aux échecs.
30 Un jour, Kitti Koretz, une amie de Prague, est venue nous voir. Avant la Seconde Guerre
mondiale, ses parents étaient propriétaires d’une mercerie renommée qui vendait des

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boutons, du fil, des lacets.


Après la guerre, Kitti était revenue de Theresienstadt avec sa mère et son frère. Leur
bel appartement de Prague les attendait. Nous y avons passé des dimanches pluvieux à
jouer au Monopoly. Le frère de Kitti est ensuite devenu commentateur sportif à la radio
et était très apprécié des auditeurs.
En entrant chez nous à Haïfa, Kitti a balayé notre unique pièce du regard et j’ai compris
qu’elle n’était pas à l’aise.
Avec étonnement, elle a demandé : « C’est tout ce que vous avez ? » Moi, je me sentais
bien, à ce moment-là nous avions plus ou moins fini de nous installer et disposions de
tout ce dont nous avions besoin. Je n’ai donc pas réagi à sa remarque.
Kitti a continué : « Avec ma mère, nous habitons à Tel-Aviv. Nous avons une pièce chez
un oncle ». Cet oncle était en fait l’homme d’affaires Yerushalmi, assez connu dans le
pays pour sa production de cordes.
« Nous avons apporté de Prague un conteneur avec tous nos meubles, il attend dans le
port de Jaffa car nous n’avons pas de place, et nous payons chaque mois une consigne.
Vous voudriez peut-être quelques meubles ? »
C’est ainsi qu’un beau matin, un camion est arrivé rue Tet Vav, avec deux fauteuils, un
divan recouvert de velours vert, une très belle table en verre, un lampadaire et un
buffet. J’étais étourdie par tant de choses. Comment faire rentrer dans notre petite
pièce tout ce luxe qui, de toute façon, avec ce climat chaud, ne nous convenait pas ?
Considérant l’ensemble, Peter a réfléchi et essayé de tout caser au mieux. La pièce était
surchargée, or moi je rêvais de meubles « Lacol », alors à la mode, une sorte
d’équivalent d’Ikea de maintenant.
Dans la pièce encombrée de meubles massifs, on ne pouvait plus bouger. Avec son
optimisme habituel, Peter me rassurait : « Attends que nous ayons une maison normale,
tout va s’arranger ».
Mais la « maison normale » était loin, à des années-lumière de nous.
31 Nous nous sommes inscrits pour obtenir un logement à Kyriat Hayim. L’inscription
coûtait 300 livres, que Pavel nous a données, et nous avons suivi les travaux de
construction avec impatience. Chaque shabbat, nous nous frayions un chemin dans le
sable, avec la poussette de Dany, afin de voir l’avancée des travaux.
Jusqu’à ce que nous découvrions, au bout d’un certain temps, que le travail n’avançait
plus. Tout avait été abandonné…
L’entrepreneur, Monsieur Druker, était parti à New York. Il n’avait pas tenu parole et
nous, nous avions perdu l’argent.
Cela aussi, il nous a fallu le surmonter.
Peter a décidé de chercher un travail qui nous permettrait de nous payer un logement.
Aussi s’est-il tourné vers Solel Boneh13 à Tel-Aviv, il était prêt à accepter n’importe quel
emploi et même à quitter Haïfa.
On l’a envoyé à Beer-Sheva. Il y soufflait un violent hamsin. Un sable fin venu du désert
remplissait l’air, cela nous était inconnu. À cette époque, il n’y avait ni végétation ni
arbustes pour retenir le sable, et les gens souffraient de ces tempêtes. Peter a estimé
qu’il ne pouvait pas faire vivre sa famille dans un tel endroit et il a abandonné l’idée de
s’installer à Beer-Sheva.
Il est donc retourné chez Solel Boneh. Là, on lui a conseillé de prendre un emploi à
Ashkelon, ville où l’on était en train d’implanter une usine de tuyaux, la célèbre « Yuval
Gad », afin d’irriguer le Néguev.

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Dans le cadre de son travail, on nous a promis un logement, dans une cabane en bois
préfabriquée, bien sûr.
32 Durant un mois et demi, je suis restée seule avec Dany à Haïfa, pendant que Peter
travaillait chez Yuval Gad et vivait en célibataire dans un immeuble.
Chaque jour, nous attendions avec impatience de recevoir une carte de Peter. Il n’y
avait pas encore de téléphone. La séparation a été pénible, depuis notre départ de
Prague, nous ne nous étions pas quittés.
Le 1er mai 1951, nous avons déménagé de Haïfa à Ashkelon, le jour même des deux ans
de Dany. Elle tenait dans ses mains une poupée de chiffon, son cadeau d’anniversaire.
Yohanan, de Yuval Gad, nous a emmenés de Kyriat Hayim à Ashkelon dans un petit
camion du type International, chargé de nos meubles. Le voyage a duré six heures 14.
En 1951, Ashkelon avait vraiment un aspect arabe.
Au bout de la colline, il y avait huit cabanes de Yuval Gad, la moitié d’une cabane pour
une famille.
Nous nous sommes installés avec Uri et Aviva Gazit qui étaient arrivés avec l’autre
véhicule de l’usine, conduit par Shaoul. Aviva était enceinte de Yaron, à un stade
avancé ; à Haïfa, nous étions passés rue Herzl pour qu’elle récupère une robe de
grossesse rouge.
Uri était né à Mexico de parents yekke15, il parlait donc allemand. Aviva, sa femme, était
une tsabra16, native du pays, et elle ne parlait qu’hébreu. C’est avec elle que j’ai appris
l’hébreu.
33 Chez nous, il y a toujours eu à manger. Avec les vieilles halot de shabbat, je
confectionnais des croquettes. Certaines choses, j’avais appris à les faire pendant la
guerre… Et quand il n’y avait pas de pommes de terre ni de riz, je préparais des knödel
avec de la farine : on peut tirer quelque chose de rien… La recette n’était pas très
connue. Un jour que nous étions encore dans les cabanes, j’ai invité Uri et Aviva et
celle-ci s’est émerveillée sur la nourriture. Elle a voulu savoir comment je préparais la
pâte. Je n’ai pas compris le mot « pâte ». Alors Aviva a pris dans ses mains un peu de
farine qu’elle a mélangée avec de l’eau et, en tendant ses mains vers moi, elle m’a dit :
« Voilà de la pâte ! »
La cabane sentait le bois naturel, elle n’était pas peinte. Pour tout dire, nous n’avions
pas l’électricité ni l’eau courante. Nous allions puiser l’eau à un puits dans les environs,
et l’électricité nous provenait d’un générateur que l’usine avait mis à notre disposition.
Après quelque temps, tout s’est arrangé et nous étions très contents.
Nous n’avions pas de réfrigérateur, j’entends bien réfrigérateur et non pas frigidaire.
Aviva s’est extasiée devant nos meubles mais elle a été surprise que nous n’ayons pas
réfrigérateur, c’était tellement indispensable, par ces températures. Elle a
immédiatement fait de la place pour nous dans le sien ; je lui ai rappelé ce geste jusqu’à
la fin de sa vie.
Aviva avait découvert l’épicerie d’Alfonso… un bel homme. Dans sa boutique, il y avait
de bonnes choses et on trouvait toujours tout. Un jour que j’y étais, avec Dany dans sa
poussette, celle-ci s’est mise à pleurer. Pendant que je la consolais en tchèque, une
jeune femme que je ne connaissais pas est entrée, elle m’a souri et a dit : « Tu es de
Tchécoslovaquie ? » C’était la femme d’Alfonso, le Marocain. Elle venait d’arriver de
Tchécoslovaquie, était blonde aux yeux bleus, et enceinte. La petite fille qui leur naquit,
Oli, est devenue bien des années plus tard l’institutrice d’Amir.

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34 Notre médecin était le docteur Krause de Berlin, marié à Rubi, une Arabe chrétienne du
Liban.
La population d’Ashkelon était très variée. Lors d’une visite chez des amis d’Aviva par
exemple – lui était officier de l’armée –, j’ai eu envie d’aller aux toilettes et avec
stupéfaction j’y ai trouvé, en guise de papier, des pages de Guerre et paix de Tolstoï.
Nos amis restés à Haïfa étaient loin de nous. Nous, nous étions dans le Néguev et pour
eux, le mot Néguev était effrayant. Il y faisait chaud, c’était près de la frontière… donc
un peu dangereux. Aucun ne venait nous voir.
Yuval Gad produisait des tuyaux pour irriguer le Néguev, et ce n’est que lorsque le
réseau local a été ouvert que les amis nous ont rendu visite.
En 1953, notre famille s’est agrandie : notre fils Alon est né dans la cabane.
Petit à petit, nous avons nourri l’espoir d’avoir bientôt une véritable maison à nous.
Au bout de deux ans environ, on a commencé à construire des logements sur les
hauteurs d’Ashkelon, à Afridar, qui était jusqu’alors un terrain sablonneux. Mais
comme nous n’avions pas d’argent pour nous inscrire en vue d’obtenir un de ces
logements, Peter a décidé d’acheter un terrain et de bâtir lui-même. Ainsi, nous avons
demandé un prêt de 900 livres à la banque. Pendant des années, j’ai apporté chaque
mois cinq livres à Monsieur Adivi, le directeur de la banque d’Ashkelon.
Uri et Aviva habitaient déjà dans un des premiers immeubles qui avaient été construits.
Un jour, nous avons été invités à l’anniversaire de leur fils Yaron et nous nous y
sommes rendus avec nos voisins Shaya et Guerda, et leurs filles, dans le pick-up de
Yuval Gad. Au retour de la fête, notre véhicule a essuyé des coups de feu, les quatre
pneus étaient crevés ; à l’endroit où se trouve l’actuelle agence de location de voitures
« Eldan », Guerda, moi et les enfants sommes sortis du pick-up et rentrés aux cabanes,
tandis que Shaya et Peter allaient à la police avec les soldats qui roulaient derrière nous
et avaient été légèrement blessés. Après avoir fait la déclaration à la police, ils sont
partis vers l’hôpital Kaplan de Rehovot.
Cette nuit-là, le réservoir d’eau du kibboutz Yad Mordechaï17 a explosé. Nous avons vu
l’explosion depuis la terrasse de la cabane.
35 En écrivant tout cela maintenant, je nous revois jeunes, mais avec les yeux d’une femme
âgée. Nous étions des enfants. Si seuls… sans nos parents, sans aucune aide. Toujours si
seuls, toute la vie…
Afin d’acheter des matériaux, Peter a pris une avance de six mois sur son salaire et,
avec cela, il s’est procuré du bois, des briques et tout le nécessaire pour débuter la
construction.
Pour que nous puissions acheter à manger, j’ai accepté, le cœur lourd – je voulais
tellement rester auprès de mes enfants –, de travailler comme infirmière dans le
service public, dans les localités nouvellement fondées du Hevel Lakhish 18, où arrivaient
les habitants. J’étais infirmière pour ces gens-là.
Peter a commencé à construire seul. Pour les travaux spécifiques de professionnels, il a
employé des ouvriers.
Le shabbat, nous sortions tôt le matin, avant la chaleur. Toute la famille se rendait à
pied des cabanes jusqu’à notre maison à Afridar, pour arroser le béton… Pour que cela
avance… Même notre petit garçon savait déjà tenir un mètre ruban.
Au début de l’année scolaire 1957, nous avons quitté la cabane pour notre maison rue
Harimon. Les meubles y ont trouvé leur place.
Peter avait accompli la promesse qu’il m’avait faite à bord du Transylvanie : « Ici,

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quelque part, nous construirons une maison où naîtront nos enfants ».


En 1970, nous est né un autre fils, Amir.
36 Inventaire en photos

Carte envoyée par Peter (voir la signature) à Eva Erben à son adresse, 14 rue Tet Vav à Kyriat Haïm,
près de Haïfa

« Chaque jour, nous attendions avec impatience de recevoir une carte de Peter »

Eva et Peter avec la petite Dany et sa poupée de chiffon, cadeau pour l’anniversaire de ses deux ans

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Eva Erben et sa famille devant la maison d’Ashkelon, en construction Peter avec Alon, Dany et Eva.

« Le shabbat, nous sortions tôt le matin, avant la chaleur. Toute la famille se rendait
à pied des cabanes jusqu’à notre maison à Afridar, pour arroser le béton… Pour que
cela avance… Même notre petit garçon savait déjà tenir un mètre ruban »

La famille d’Eva vers 1959-1960

Peter, Alon, Dany et Eva


Dany est née le 1er mai 1949, à l’hôpital Rambam de Haïfa

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« En 1953, notre famille s’est agrandie : notre fils Alon est né dans la cabane »
« En 1970, nous est né un autre fils, Amir »

NOTES
1. Theresienstadt : Mis en place par les nazis dans l’ancienne ville de garnison de Terezín et
présenté à l’opinion internationale comme un ghetto modèle, Theresienstadt était un camp de
concentration et de transit avant la déportation vers les camps d’extermination de l’Est.
2. De 1945 à 1948, la gare centrale de Prague était appelée Gare Wilson.
3. Souligné par Eva.
4. Écrit entre parenthèses en lettres latines « Guloas ».
5. Le Joint ou American Jewish Joint Distribution Committee est une organisation humanitaire
d’assistance sociale juive des USA. Fondé en 1914, il est venu en aide aux juifs d’Europe pendant la
guerre puis d’Israël.
6. Pain de Shabbat.
7. Alyat Hanoar ou alyah des jeunes est une organisation sioniste créée en 1933 pour aider des
jeunes juifs à émigrer en Palestine. À la fin des années 1930, elle s’est surtout investie dans le
sauvetage de jeunes juifs fuyant le nazisme d’Europe centrale. Puis elle s’est occupée de l’accueil
d’orphelins de la Shoah en Israël.
8. Comme de très nombreux écrivains et artistes en exil, Thomas Mann et Franz Werfel sont
passés par Bandol avant de s’installer à Sanary-sur-mer ; en 1940, la plupart de ces exilés qui
n’avaient pas encore quitté la France furent internés au camp des Milles, d’où un grand nombre
fut déporté vers les camps de la mort.
9. L’Agence juive est une organisation sioniste créée en 1929 qui se destinait à devenir l’exécutif
de l’Organisation sioniste mondiale en Palestine. Elle prit en charge les différentes migrations de
juifs vers la Palestine puis vers l’État d’Israël.
10. La halwa est une douceur turque à base de crème de sésame avec des pistaches.
11. « Dans le pays » : c’est-à-dire en Palestine sous mandat britannique.
12. Israël, cette fois-ci.
13. Solel Boneh est la plus ancienne et l'une des plus grandes entreprises de construction et de
génie civil en Israël.
14. Pour environ 150 kilomètres.
15. Yekke : terme péjoratif désignant un juif immigré d’Allemagne et pétri de bonnes manières.
16. Tsabra : terme hébreu qui désigne un juif né en Palestine ou en Israël. Le mot signifie « figue
de Barbarie », le tsabra est comme la figue, piquant à l’extérieur mais doux à l’intérieur.
17. Yad Mordechaï, à 10 km au sud d’Ashkelon, est un kibboutz très proche de la frontière avec la
bande de Gaza. Il se trouvait en première ligne face aux Égyptiens lors de la guerre
d’Indépendance et eut à subir d’importants dommages.
18. Hevel Lakhish est la région autour de la ville de Kiryat Gat, entre les monts de Judée et
Ashkelon.

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Informations

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Disparition n’est pas oubli !


Danielle Delmaire

1 Nous réitérons le titre donné à l’hommage rendu à Simone Veil, Marceline Loridan-
Ivens, et Ida Grinspan (décédées en 2017-2018), dans la rubrique « Informations » de
notre numéro précédent, pour nous souvenir de Joseph Peretz.
2 C'est avec tristesse que nous avons appris le décès Joseph Peretz au Canada. Il était le
dernier survivant du Judenlager des Mazures. Il s'est éteint dans son sommeil et il venait
d'avoir 98 ans.
3 Né à Anvers en 1921, il a pu s’évader de la gare de triage de Charleville lors du transfert
vers Drancy. Il fut aidé par Léon Devingt, chef de gare de Revin, son épouse Madeleine
et leurs deux filles, Geneviève et Lisette. Il leur a voué une reconnaissance durable :
leurs photos étaient toujours près de lui.
4 Après la guerre, Joseph Peretz a émigré au Canada où il a fondé une famille et où vivent
sa fille et ses petits-enfants.
5 Il n'a jamais oublié ses mois passés Judenlager des Mazures. Il n’a pas hésité à aider
l’historien Jean-Émile Andreux pour reconstituer l’histoire du Judenlager des Mazures et
pour élaborer un Mémorial de tous les déportés (Jean-Émile Andreux, « Mémorial des
déportés du Judenlager des Mazures », Tsafon, n° 3 hors-série, octobre 2007). Il a lui-
même rédigé ses mémoires : The endless wait.

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Chahut lors d’un colloque sur la


Shoah en Pologne
Par Danielle Delmaire

1 Les 21 et 22 février se déroulait, à l’EHESS (l'École des Hautes Études en Sciences


Sociales) de Paris, un colloque international sur « la nouvelle école polonaise d’histoire
de la Shoah », en partenariat avec la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, le CNRS et
l’Université de Strasbourg. Le but des organisateurs du colloque, Olga Byrska (EHESS),
Audrey Kichelewski (Université de Strasbourg), Judith Lyon-Caen (EHESS), Jean-Charles
Szurek (CNRS), Dominique Trimbur (FMS), Annette Wieviorka (CNRS), Claire Zalc
(EHESS/CNRS), était de présenter au public français des travaux, récents et novateurs,
sur l’histoire de la Shoah en Pologne et de diffuser les derniers échos des recherches
entreprises par des historiens polonais et d’autres pays.
2 Avant l’ouverture de ce colloque, la direction de l’EHESS avait subi des pressions,
parfois menaçantes, pour annuler le colloque. Les opposants polonais à cette
manifestation scientifique ont dénoncé des discours anti-polonais, refusant de
reconnaître l’implication des certains Polonais dans le massacre de juifs. Selon eux, ce
qui s’est passé en Pologne est le fait des seuls Allemands. Durant le colloque, ils
affichaient un nationalisme sourcilleux dans une expression verbale violente,
interrompant les conférenciers, les accusant de nuire à la réputation de la Pologne et
de falsifier l’histoire de la Shoah en Pologne.
3 Des chercheurs polonais, de réputation internationale, ont été conspués. Le professeur
Jacek Leociak de l'Académie des sciences de Pologne a été insulté. Le professeur Jan
Grabowski, de l’Université d’Ottawa, a été apostrophé par un « sale juif ». Jan Tomasz
Gross, de l’université de New York et auteur du livre Les voisins. Un massacre en Pologne,
10 juillet 1941 (paru en 2001, sorti en français chez Fayard en 2002 et réédité par Les
Belles Lettres en mars 2019) à propos du massacre de juifs par leurs voisins polonais à
Jedwabne, a lui-même été mis à mal, tant ses travaux sont rejetés par un courant
nationaliste polonais qui gagne du terrain et dont les représentants se sont manifestés
bruyamment lors de ce colloque. Les perturbations verbales accompagnées de gestes
réprobateurs ont empêché la bonne tenue de cette rencontre scientifique
internationale.

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4 Le directeur de l’EHESS ainsi que la ministre de tutelle se sont émus de ces incidents qui
ne sont pas anodins.
5 Dans son numéro 60 de l’automne 2010 – hiver 2001, Tsafon publiait un dossier sur
« Mille ans de vie juive en Pologne », dans lequel Edyta Gawron, de l’université
Jagellonne de Cracovie, signait un article intitulé : « L’histoire des Voisins de J.T. Gross
comme exemple d’incitation à un débat historique national » (p. 51-69). Elle y rendait
déjà compte de la controverse que suscitait l’ouvrage de J.T. Gross, en Pologne.

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A travers les livres et un


documentaire

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La culture du dialogue dans les


relations inter-religieuses –
Définitions, controverses, devenir
Emmanuel Persyn

RÉFÉRENCE
Paris, éd. Parole et Silence, 188 p., 18 €.

1 Le dialogue est devenu une culture depuis la fin des années soixante, dont la pratique
n’est pas définitivement acquise. C’est particulièrement vrai du dialogue inter-religieux
qui peut susciter de fausses interprétations et mener à la désillusion s’il n’est pas
correctement défini. Aussi la réflexion proposée dans ce livre codirigé par Charles
Coutel, Christophe Leduc et Olivier Rota, de l’Université d’Artois, est-elle intéressante
dans la mesure où elle balise l’émergence et le développement du dialogue inter-
religieux, en précise les enjeux et en souligne les caractères essentiels à la lumière de
ses échecs mais aussi de ses réussites.
2 Ce volume réunit les contributions des onze universitaires qui ont participé à la journée
d’étude sur ce thème organisée par l’Institut d’Étude des Faits Religieux (IEFR) de
l’Université d’Artois. Dans une introduction d’une dizaine de pages, Charles Coutel –
par ailleurs auteur de l’article consacré à la définition des termes –, Christophe Leduc et
Olivier Rota rappellent très opportunément et très clairement les conditions
historiques qui ont imposé « la culture du dialogue » à l’Église catholique après la
Seconde Guerre mondiale : celui-ci prit tout son sens lors du concile du Vatican II, réuni
à l’initiative du pape Jean XXIII et achevé sous le pontificat de Paul VI, son successeur.
3 Ce dialogue a ses précurseurs, à l’image des Ancelles, un groupe d’une trentaine de
personnes. De 1927 à 1964, ces religieuses, d’abord indépendantes puis rattachées à la
congrégation des sœurs de Notre-Dame de Sion avant de recouvrer leur autonomie sous
le nom de Pax nostra, se consacrent, rappelle Paule Marx, docteure de l’Université Paris
IV-Sorbonne, au « dialogue de vie » avec les juifs : « Les Ancelles s’impliquent, avant la

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mise en place des grands textes magistraux, dans une action sociale qui va prendre avec
le temps les aspects d’un dialogue avec le judaïsme ».
4 Comment l’Église peut-elle être au monde sans s’y perdre, remplir sa mission
évangélisatrice sans renoncer à ses dogmes ? Le dialogue est la voie qu’elle choisit non
sans à-coups. Longuement mûrie et discutée, la réflexion aboutit en définitive à la
rédaction de documents de référence, analysés par Olivier Rota, de l’Université
d’Artois, et Marie-Hélène Robert, de l’Université catholique de Lyon. Le premier jalonne
l’émergence du dialogue dans le catholicisme anglais et distingue ainsi l’œcuménisme
du dialogue inter-religieux. La seconde centre son intervention sur la notion
théologique du dialogue dans l’encyclique Ecclesiam suam.
5 Successeur de Jean XXIII, Paul VI s’inscrit pleinement dans la démarche de son
prédécesseur et publie l’encyclique Ecclesiam suam le 6 août 1964 et la déclaration
conciliaire Nostra aetate est promulguée le 28 octobre 1965. Celle-ci fonde effectivement
ce qui devient le dialogue inter-religieux, autrement dit les relations que l’Église
souhaite instaurer avec les religions non chrétiennes, à commencer par le judaïsme.
6 La puissance publique elle-même n’est pas restée en marge de cette évolution. Elle s’est
intéressée au dialogue inter-religieux au risque de l’instrumentaliser et de le fausser en
le réduisant à une pratique et un calcul politiques. Dans une partie intitulée « L’État et
le dialogue entre religions : études de cas », trois communications retiennent
l’attention. Éliezer Schilt, docteur de l’Université du Néguev, retrace la brève histoire
du CERIM, Comité pour l’Entente Religieuse en Israël et dans le Monde réuni à
l’initiative d’intellectuels et de religieux israéliens, dont le promoteur André
Chouraqui, et soutenu par l’État d’Israël de sa fondation le 29 décembre 1958 à son
extinction progressive en 1965. De son côté, Danielle Delmaire, de l’Université de Lille,
témoigne d’une intégration réussie avec l’assentiment des autorités que représente
l’œuvre Saint-Jacques. Elle fut, est et demeure « un lieu de dialogue entre catholiques
hébréophones et juifs dans la société israélienne » pour reprendre le titre de son
article. Écrit par Hassan Diab El Harake, de l’Université de Lille, le dernier article de
cette partie est consacré à l’imam chiite Moussa Sadr, « l’une des figures
emblématiques du dialogue islamo-chrétien » et personnalité religieuse impliquée dans
les luttes sociales libanaises au service de l’homme, disparue en Libye en 1978.
7 Pour autant, le dialogue suscite encore des réticences, des oppositions qui font l’objet
de la quatrième partie. Doctorante à l’EPHE, Carole Chrétien rend compte de l’hostilité
des traditionalistes catholiques au dialogue inter-religieux en analysant le blog
« Contra Nostra aetate » et la Lettre Serviam. Jean-François Petit, de l’Institut catholique
de Paris, « s’interroge sur la menace d’obsolescence qui pèse aujourd’hui, de manière
paradoxale, sur les formes de dialogue inter-religieux ».
8 Des « Paroles d’acteurs » concluent cet ouvrage. Attaché à bien cerner la réalité pour
éviter toute désillusion, le père Jean Druel, directeur de l’Institut dominicain d’études
orientales du Caire, livre une réflexion intéressante sur le dialogue islamo-chrétien en
dissociant les différents niveaux d’échanges que peuvent avoir les catholiques et les
musulmans. De son côté, Jean-François Bensahel, président de la synagogue de la rue
Copernic, plaide avec éloquence pour le contact, l’échange et la connaissance entre les
religions, au rebours de la violence et de l’exclusivisme pour conclure à propos de ce
dialogue : « Il n’y a pas d’autre alternative à la violence. Il n’y a pas d’autre alternative à
l’établissement des temps messianiques ».

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Les appropriations du discours


antisémite. Comportements
mimétiques et détournements
carnavalesques
Françoise Marti

RÉFÉRENCE
Lormont, éditions Le Bord de l'eau,220 p., 24 €.

1 La littérature française possède ses écrivains antisémites bien connus. Ce qui est moins
connu, c'est la façon dont les écrivains juifs ont pu reprendre leurs stéréotypes, se
risquant à l'ambiguïté. C'est à explorer cette littérature particulière que s'attellent les
contributeurs du présent ouvrage.
2 Maxime Decout, faisant un large tour d'horizon littéraire, tente d'y débusquer la haine
de soi ou un rapport problématique à l'identité juive. Distinguant renversement positif
du stéréotype (chez Cohen ou Gary par exemple) et ambivalence du réemploi (chez
Proust ou Nemirovsky), il souligne que le problème ne se pose plus de la même manière
après la Deuxième Guerre mondiale.
3 L'ambiguïté de Heine, étudiée par Andrée Lerousseau, passe par la satire et le
burlesque, avec des personnages cherchant en vain à s'assimiler en singeant les gentils,
sans parvenir à masquer les traits distinctifs du Juif, sans renoncer au Witz (esprit
humoristique). Adhésion ou autodérision ? Amour ou haine ? Cela reste indécidable. De
la même façon, l'ambivalence de Proust (analysée par Béatrice Athias) s'exprime à
travers des personnages juifs très différents : Swann, symbole de réussite remarquable,
osant s'affirmer farouchement dreyfusard, et son double négatif, Bloch, tentant
maladroitement de faire oublier sa judéité jusqu'à changer de nom, tandis que l'actrice
Rachel déclame du La Fontaine avec une sensualité tout orientale. L'œuvre est émaillée

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de propos antisémites, et il est difficile de faire la part chez Proust de la défiance et de


l'allégeance au discours antisémite. Le cas d'Irène Némirovsky, examiné par Amotz
Giladi, semble tout à fait particulier, car elle véhicule dans son œuvre les principaux
thèmes antisémites (association Juif-capitalisme, Juif mentalement et physiquement
déformé, portant préjudice aux travailleurs du même domaine) sans renier sa judéité.
Sa légitimité gagnée par cette attitude paradoxale, elle la perdra dès 1940, et
définitivement en 1942, à Auschwitz.
4 Pour certains écrivains, c'est une haine de soi que véhicule leur œuvre. Ainsi, selon
Louis-Albert Revah, Emmanuel Berl hérite de sa famille maternelle une certaine honte
d'être juif et fera sien le discours antisémite suivant lequel les Juifs ne peuvent être
tout à fait français, allant jusqu'à collaborer avec Pétain et exprimer dans son œuvre la
crainte qu'avec « l'immigration de déchet », culture et civilisation ne se perdent.
Notons cependant qu'après 1967, il devient un ardent sioniste.
5 Prenant conscience de son identité juive avec la répression antisémite du régime de
Vichy, Bernard Franck, dont Nelly Wolf présente le cas, reprend les thèmes antisémites
(Juif déicide, dominateur, violeur) dans la plupart de ses œuvres sous des procédés
littéraires lui permettant une double attitude : la bouffonnerie, le retournement de
situation (il applique aux antisémites les stéréotypes négatifs qu'ils véhiculent), et la
mythomanie. Puis c'est un roman très particulier de Romain Gary qui est analysé par
Yves Baudelle : La Danse de Gengis Cohn (1966), livre tout d'ironie qui gagnera les foudres
d'Adorno. Un rescapé des camps devient le dibbouk de son tortionnaire nazi et,
paradoxalement, c'est l'intrus qui se laisse contaminer par les idées de son hôte. Par
l'humour, qui pour Gary est « une défense contre le malheur », il entend dénoncer deux
impostures : celle de la culture occidentale impuissante à empêcher l'holocauste et
celle de la dénazification de l'Allemagne.
6 Un autre roman, Jacob le menteur (1969), de Jurek Becker, s'approprie l'idée que les Juifs
sont des menteurs : ainsi, un Juif fait croire à ses amis du ghetto que les troupes russes
arrivent, ce qui leur permet de reprendre espoir et ainsi de résister à la dureté de la vie
dans le ghetto. Le héros est ainsi un « imposteur altruiste » qui ment pour sauver les
autres et leur rendre la maîtrise de leur destin (même si tout se termine par la
déportation).
7 Un rapprochement intéressant est opéré par Nurit Levy entre Doubrovsky et Céline
dont l'ambiguïté du discours antisémite est repérée. Doubrovsky reprend les
comparaisons animales pour décrire les Juifs et se les attribue à lui-même. Comme
Céline, il est à la recherche d'une écriture « pseudo-orale », celle même dont Céline a
dit qu'elle n'était pas accessible aux Juifs, incapables d'émotion spontanée. Dans une
forme de masochisme, Doubrovsky se culpabilise d'avoir survécu et reprend à son
compte les insultes proférées par Céline à l'encontre des « aryens baisés par les Juifs ».
C'est un autre genre d'obsession, entre oubli et mémoire, qui tenaille la génération
d'après, comme celle de Marc Weitzmann, journaliste connu dont l'œuvre littéraire
n'échappe pas à l'ambiguïté selon Elena Quaglia. Il est tiraillé entre l'inquiétude
identitaire et la critique féroce des faux semblants philosémites et veut revendiquer
une identité consciente de ses contradictions, en mettant en scène toutes les
problématiques liées à la judéité contemporaine.
8 C'est l'obsession sexuelle manifeste du Juif chez Philip Roth qu'étudie Steven Sampson.
Dans ses différents romans, il dégage les thèmes récurrents de la désacralisation de la

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religion, du sexe et des renversements tortionnaire-persécuteur et de la violence en


prenant comme point de départ le film de Polanski, « Rosemary's baby ».
9 Michèle Tauber se penche, elle, sur le gros roman de David Grossman, Voir ci-dessous,
amour, dans lequel la Shoah est une occasion de réfléchir sur l'homme en général en
présentant les répercussions de la Shoah sur la vie d'un sabra. À la manière d'un conte
à la Shéhérazade, les limites temporelles et spatiales disparaissent, mêlant auto-ironie,
thème du dibbouk et désacralisation. C'est aussi à un renversement saisissant que nous
invite Bruno Chaouat avec Le transport de A.H. (1981), de Georges Steiner, roman
didactique sur l'hitlérisme et l'« antisémitisme rédempteur ». L'auteur met en scène
l'argumentaire d'Adolf Hitler, transporté en Amazonie, se présentant comme
l'instrument de la logique juive elle-même et se montrant comme le véritable messie. Et
Steiner fait le parallèle entre l'élimination des Juifs par les nazis et celle de la forêt
amazonienne par l'Occident.
10 Le dernier article, de Vincent Lowy, est consacré au cinéaste Jean Renoir tel qu'il est
présenté dans le film « Voyage à travers le cinéma français » de Bertrand Tavernier. Et
de se demander comment ce cinéaste populaire, qui avant la guerre condamnait
l'antisémitisme, avait pu se compromettre avec le régime de Vichy et regretter dans
une lettre qu'il y ait trop de producteurs israélites, comme pour confirmer la parole de
Gabin : « Renoir comme metteur en scène, un génie. Comme homme, une pute ».

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Shylock et son destin. De


Shakespeare à la Shoah
Françoise Marti

RÉFÉRENCE
Paris, éditions Rue d'Ulm, coll. Aesthetica, 384 p., 26 €.

1 Critique théâtral d'envergure, John Gross (1935-2011) réalise avec cet ouvrage une
véritable somme sur le protagoniste du Marchand de Venise, depuis la genèse du
personnage de Shakespeare, en passant par ses interprétations et les mises en scènes
successives de la pièce jusqu'aux divers avatars de Shylock dans la littérature.
2 Examinant les sources de l'œuvre, Gross mentionne Le Juif de Malte de Christopher
Marlowe (1589) et l'origine légendaire de la « livre de chair » exigée dans le contrat. Si
le personnage du financier n'est pas étrange sous la plume de Shakespeare (les
personnages d'usuriers sont très présents dans le théâtre de cette époque), il est plus
surprenant de le voir prendre comme protagoniste un Juif étant donné leur faible
nombre dans la société anglaise à cette époque même si l'action se déroule à Venise.
Doté d'un nom original, Shylock, dont l'origine n'a pas été trouvée malgré les
recherches, le personnage échappe également aux stéréotypes les plus grossiers, doté
d'une fine psychologie, aimant sa fille qui représente « la fille vertueuse du méchant
Juif ». Lui comme Portia revendiquent la Justice, mais si Shylock reste intransigeant sur
la lettre et revendique la légitimité de son dû, Portia en affirme l'esprit, appelle Shylock
à l'esprit de miséricorde auquel il refuse d'accéder. Construite sur l'opposition entre les
Chrétiens Antonio et Portia, d'une part, et le Juif Shylock, l'étranger, d'autre part,
aucun personnage n'est cependant réduit à un stéréotype, tous les personnages de la
pièce sont complexes, ce qui autorisera toutes les interprétations au gré des metteurs
en scène au fil des siècles.
3 Gross examine ensuite de manière exhaustive les représentations de la pièce de 1600 à
1939, représentations innombrables, car depuis sa rédaction, exceptée une éclipse au
XVIIe siècle (1642-1701), Le Marchand de Venise n'a jamais cessé d'être mis en scène de

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diverses façons, allant du comique au tragique, et en divers lieux, de l'Angleterre aux


États-Unis ou au Japon. Les représentations de la première moitié du XVIII e siècle
peignent un Shylock féroce, les spectateurs de l'époque considérant naturelle une
certaine hostilité envers les Juifs. Dès la fin du siècle, apparaissent des écrits prenant la
défense du personnage, arguant que la conduite de Shylock était le résultat des mauvais
traitements qui lui étaient infligés. Mais c'est au XIX e siècle que le personnage connaît
une véritable réhabilitation. L'interprétation innovante d'Edmund Kean (de 1814 à
1833), demeurée légendaire, parvient à travers le sordide à insuffler au personnage
humanité et dignité. Les critiques également changent de lecture : Shylock est pris en
pitié, les chrétiens sont condamnés (Hazlitt), on va même jusqu'à soutenir que
Shakespeare a su s'affranchir des préjugés haineux de son époque (Hunt), et au milieu
du siècle son personnage est presque émouvant. Henry Irving, à la fin du siècle,
interprète un Shylock victime, tandis que les chrétiens deviennent de cruels
oppresseurs, faisant de la pièce un plaidoyer pour la tolérance. Certains critiques
cependant, en particulier aux États-Unis au début du XXe siècle, insistent pour resituer
Le Marchand de Venise dans son contexte shakespearien et estiment que l'interprétation
romantique est un contresens. L'entre-deux-guerres voit toujours de très nombreuses
représentations de la pièce, y compris en yiddish, et même si l'on retrouve des Shylock
inflexibles, le personnage est majoritairement interprété comme un héros tragique. Les
événements de 1933 semblent n'avoir aucune incidence sur la compréhension de la
pièce. Ce sera bien différent, évidemment, après la guerre.
4 Dans la troisième partie de son ouvrage, Gross s'attache aux avatars de Shylock dans la
littérature, personnage devenu mythique à l'instar de Don Quichotte ou de Tartuffe...
L'auteur montre l'attitude ambivalente de certains écrivains (Byron), mais comment
Dickens renverse ce mythe avec le personnage de Riah. En même temps, la pièce inspire
beaucoup de satires ou de parodies mettant en relation le propos de la pièce avec les
événements (Disraeli) et est inscrite aux programmes des écoles au Royaume-Uni et aux
États-Unis. En Allemagne, Lessing s'en inspire pour créer Nathan le Sage (1779), en
faisant un marchand juif tolérant et vertueux, mais, pour beaucoup de critiques,
Shylock demeure un scélérat, tandis que les mises en scène varient du héros féroce à
l'homme blessé. En France, Le Marchand de Venise n'est pas joué avant 1830, mais tous
connaissent Shylock, le Juif grippe-sous. Sur les planches, très peu de représentations,
jusqu'à ce que Firmin Gémier attire les foules en faisant de Shylock un « bouffon
vengeur hystérique ». Cependant, la renommée de Shakespeare est mondiale et, à la fin
du XIXe siècle, Le Marchand de Venise est traduit en 20 langues. Gross étudie également
les réactions des écrivains juifs : Heine, Svevo, Proust ; en fait, chacun façonne son
propre Shylock, jusqu'au film de Lubitsh (« To be or not to be », 1942) où l'acteur
déclame dans les décombres de Varsovie : « Un Juif n'a-t-il pas des yeux ?... ».
5 Après la parole tranchante de Marx : « L'argent est le dieu jaloux d'Israël », les
interprétations marxistes de la pièce ne manqueront pas (Juifs capitalistes), ni non plus
les interprétations psychanalytiques après Freud (Juifs vus par les chrétiens comme
une menace de castration).
6 Il semble que le personnage de Shylock ait cristallisé et alimenté le stéréotype
antisémite : il n'est pas d'écrit antisémite qui ne fasse référence à Shylock. Sous le
régime nazi, en Allemagne, Le Marchand de Venise connaît une popularité inégalée,
privilégiant une approche venimeuse. Après la Shoah, la question devient épineuse.
Dans l'immédiat après-guerre, Shylock est encore un personnage odieux. Ce n'est qu'à

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partir des années soixante que les metteurs en scène s'apercevront de leur amnésie ou
de leur inconscience. Néanmoins, cela n'empêchera pas les interprétations
modernistes, ironiques, allégoriques, thématiques ou fantaisistes de la pièce à la fin de
XXe siècle, toutes lectures réductrices auxquelles échappe la complexité des caractères
créés par Shakespeare.
7 Finalement, l'auteur de l'étude estime qu'il est impossible pour un contemporain
d'avoir accès à la mentalité d'un chrétien de l'époque élisabéthaine, et qu'il est devenu
impossible, après la Shoah, de lire la pièce comme à son origine.

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Journal de guerre (1939-1943) suivi


de Journal d’un travailleur forcé et
autres textes de circonstance
Emmanuel Persyn

RÉFÉRENCE
Paris, CNRS, 304 p., 10 €

1 Édité et annoté par Guy Dugas, cet ouvrage réunit plusieurs écrits de l’écrivain et
essayiste tunisien Albert Memmi : son Journal de guerre, écrit de 1939 à 1943, le Journal
d’un travailleur forcé et, pour terminer, d’autres textes de circonstance. Au terme d’un
travail remarquable, Guy Dugas a reconstitué ces articles d’une ou plusieurs pages
manuscrites, dont certaines s’avèrent une suite de fragments, voire de très courtes
annotations.
2 Qu’elles soient ou non développées, ces pages précisent l’attitude d’Albert Memmi
durant la Seconde Guerre mondiale. Il n’est alors qu’un jeune homme, à peine âgé de 19
ans, davantage préoccupé, écrit Guy Dugas, « …par ses études, ses tenues
vestimentaires, la fréquentation de la gent féminine et le militantisme juif que par les
événements qui ont commencé à secouer l’Europe ». Le 3 septembre 1939, Albert
Memmi écrit ainsi : « Je suis contre la guerre, je tiens nullement à la faire. Je n’irai que
si j’y étais obligé ».
3 Il réfléchit, mûrit, prend néanmoins parti lorsqu’il perçoit clairement la dimension
antisémite des événements. Ainsi, le 24 juin 1940, écrit-il : « C’est curieux, après
beaucoup d’appels à la modernité, beaucoup de raisonnements que je m’impose,
beaucoup de la résignation, où je me dis qu’il vaut mieux accepter, céder, etc., combien
je sens en moi rejaillir la révolte ». Une révolte née de ce que « …je porte le poids d’être
juif ». Et de préciser un peu plus loin : « Le Juif ne crée pas l’antisémitisme par sa façon
de faire ; son existence crée l’antisémitisme ». Au fil des pages de son journal, il
dénonce vigoureusement l’antisémitisme des dirigeants allemands, italiens et français.

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« L’antisémitisme est tellement fort, tellement grandissant que je commence à douter


de tout », écrit-il par exemple le 26 mai 1941.
4 Albert Memmi s’oppose plus nettement encore lorsque les troupes allemandes arrivent
en Tunisie. Pourtant, les jeunes Tunisiens ne s’inquiètent pas plus que cela à l’arrivée
des troupes allemandes. « Nous n’avions pas réalisé absolument le péril allemand. En
réalité, il y avait autre chose : pour tous, les Allemands ne tiendraient pas en Tunisie ;
leur séjour ne durerait que quelques jours », écrit Albert Memmi dans un article
intitulé « La Question des camps de travail en Tunisie », qui reprend une constatation
émise à plusieurs reprises ailleurs dans l’ouvrage.
5 Cruelle désillusion ! L’armée allemande occupe la Tunisie durant sept mois. Sept mois
durant lesquels le régime nazi s’en prend à la communauté juive comme il l’a fait dans
les autres pays passés sous sa botte. Il est à peine installé qu’il exige, le 6 décembre
1942, des responsables de la communauté juive une liste nominative de mille personnes
puis de trois mille… Quelques jours plus tard, il ordonne une première rafle, avec le
concours de la police de Vichy, puis les premiers internements. Dans l’article intitulé
« Les Juifs de Tunisie pendant l’occupation allemande », Albert Memmi rappelle avec
vigueur « …cette pénible aventure que certains imbéciles ont baptisée ‘collaboration’ ».
Et d’ajouter : « Nous n’avons de leçon à recevoir de personne ».
6 En Tunisie comme ailleurs, l’attitude des responsables de la communauté juive soulève
« …un certain nombre de problèmes qui, comme tous ceux qui engagent des hommes,
sont noyés dans des flots de passion », note Albert Memmi. Selon lui, la résistance
armée était vaine car condamnée d’avance et le refus de fournir des travailleurs aux
autorités allemandes « …aurait abouti à un pogrom général » sans pour autant mettre
fin aux demandes de main-d’œuvre de l’occupant. « En acceptant sans lutte ouverte le
service du travail obligatoire, les Juifs ont pu limiter les dégâts ; et c’est au fond ce qui
importait car le refus total était une pure chimère et peu habile, malgré les
apparences », résume-t-il.
7 Cette tâche est dévolue au « Comité de recrutement de la main-d’œuvre juive », un
organisme qui est distinct des institutions communautaires traditionnelles et qu’Albert
Memmi décrit et défend dans deux articles repris dans cet ouvrage, non sans pointer
qu’ « …il a sauvé de préférence une classe de la population : les fils de notables », ce qui
engendre des conflits entre les responsables opportunistes de ce comité et sa section
dite bureau de recrutement, « chargé d’un travail qui ne pouvait le faire aimer ». Dans
les camps, dès le 15 janvier 1943, « …commença une besogne patiente et tenace de
désorganisation qui produisit d’excellents résultats », raconte Albert Memmi puisque
« …les délégués de la communauté réussirent à vider presque complètement les
camps ».
8 Et, parce que la communauté juive a fait ce choix, écrit Albert Memmi, s’impose la
relève des hommes envoyés dans les camps de travail. Le 20 mars 1943, il part pour le
camp d’Aïn Hloua. « C’est le jour où j’ai compris toutes ces données du problème que
moi, planqué pendant des mois, j’ai rejoint volontairement les camps de travail ».
« J’avais l’impression de m’enfoncer dans un gouffre sans fond. […] Le sentiment de ne
plus exister en tant que personnalité distincte, ou plus exactement de n’avoir aucune
prise sur les événements », se souvient-il.
9 Volontaire, Albert Memmi n’en souffre pas moins de la faim, de la douleur physique, du
manque d’hygiène, de la fatigue. Et plus que tout des brimades constantes, de
l’humiliation, de l’antisémitisme. À la lutte permanente pour la simple survie s’ajoute le

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combat obstiné pour la dignité, l’illustration du judaïsme. Guy Dugas intitule très
justement son introduction « Les trois guerres d’Albert Memmi » : rappelant sa vie dans
un camp de travail, son combat contre l’antisémitisme et son engagement contre le
colonialisme, il voit dans cet ensemble d’écrits « …un véritable document historique ».

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Cohen und Rosenzweig. Ihre


Auseinandersetzung mit dem
deutschen Idealismus
Andrée Lerousseau

RÉFÉRENCE
Freiburg/München, Verlag Karl Alber, 298 pages.

1 L’essai de Myriam Bienenstock, qui propose ici une version revue et augmentée de son
étude parue en français en 2009, répond à la nécessité, formulée par Emil Fackenheim
dans son « Épitaphe pour le judaïsme allemand », qu’il y aurait à se pencher sur le
« Siècle d’Or » de la philosophie allemande si l’on veut restituer pleinement et
maintenir vivant l’héritage de Hermann Cohen (1842-1918) et de celui qui fut son élève,
Franz Rosenzweig (1886-1929), l’un et l’autre étant trop souvent appréhendés comme
étant essentiellement des penseurs juifs dont l’œuvre puiserait en priorité dans la
tradition juive. L’essai s’attache ainsi à analyser d’une part la compréhension que ces
philosophes ont de l’idéalisme allemand et d’autre part la façon dont ils débattent entre
eux sur la base de cette philosophie, apportant ainsi leur contribution à l’histoire des
idées en Allemagne.
2 L’essai – et ce n’est pas la moindre de ses qualités – est construit avec une remarquable
rigueur : après le rappel d’un certain nombre de données biographiques, chaque
chapitre, placé sous le signe du questionnement, se déploie en trois parties, permettant
à l’auteure à la fois d’analyser la façon dont s’élabore la pensée des deux philosophes
dans un débat permanent avec l’idéalisme allemand, leur appréhension étant parfois
infléchie par la réception de celui-ci chez leurs contemporains (Dilthey ou, pour ce qui
concerne Rosenzweig, Meinecke). Cette lecture « orientée » est pour l’auteure
l’occasion d’exercer sa propre réflexion critique. Ainsi Myriam Bienenstock se fait-elle
à maintes reprises l’avocate de Hegel, lorsqu’elle s’inscrit par exemple en faux contre
« l’eschatologisation » de la pensée hégélienne à laquelle procède Rosenzweig sous

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l’influence d’Ehrenberg, rappelant que la visée ultime de Hegel n’était nullement la


Rédemption, mais la liberté politique, et elle n’hésite pas non plus à revisiter l’image de
Cohen esquissée par Rosenzweig et reprise par Löwith, tendant à faire également du
messianisme de Cohen une eschatologie, le prophétisme et le messianisme étant bien
plutôt chez Cohen, soucieux de maintenir à l’horizon un idéal politique socialiste, au
fondement d’une « éthique sociale ». L’auteure souligne en outre la lecture quelque peu
biaisée que fait Rosenzweig de la philosophie politique de Hegel au prisme de
l’enseignement de Meinecke, même si Rosenzweig parvient à se démarquer de son
maître. Dans sa critique de l’idéalisme transcendantal dirigée aussi contre Hegel,
Rosenzweig semble enfin ignorer la critique émise par le philosophe lui-même à
l’encontre de cet idéalisme.
3 Nourries de leur confrontation avec le christianisme d’une part et l’idéalisme allemand
d’autre part, la philosophie de Cohen et la « pensée nouvelle » de Rosenzweig s’édifient
en particulier à partir de ces pierres d’achoppement que sont, pour ces penseurs juifs,
la tentation de représenter Dieu et l’anthropomorphisme dans l’art, le panthéisme
hérité de Spinoza, la notion de médiation ou d’incarnation, la philosophie du moi
développée par Fichte et de l’intériorité chère à l’école romantique, la réduction – à
l’exception peut-être de Herder – de la langue au logos ou plus exactement à une
logique étrangère à la langue, le mythe et la « mythologisation » de l’histoire dans
l’historisme dénoncé par Rosenzweig, etc. Le débat autour du panthéisme responsable
de nombre de maux et l’approche critique à la fois de Spinoza et de la lecture de
Spinoza effectuée par Schleiermacher et par l’école romantique (imposant à Cohen de
rétablir la vérité sur le philosophe) ou par Dilthey, héritier de l’idéalisme, ayant décelé
chez Hegel un « panthéisme de l’esprit », occupe une place importante du début à la fin
de l’essai et témoigne du souci de contextualisation : à la discussion autour du
spinozisme et du panthéisme succèdera assez tardivement chez Cohen la critique –
radicalisée chez Lévinas – du Traité théologico-politique entreprise dans le contexte de la
montée de l’antisémitisme dont le discours trouvait une source inépuisable dans
l’antijudaïsme contenu dans le Traité. C’est également dans ce contexte et celui de la
Première Guerre mondiale que Cohen, se faisant le défenseur du judaïsme, rappelle le
message relatif à l’amour du prochain ou plus précisément au caractère infondé de
toute forme de haine contenus dans la Bible et le Talmud, et que Rosenzweig tente
d’élaborer avec son cercle d’amis une « pensée nouvelle » en rupture avec
l’hégélianisme (sans voir à l’instar de Meinecke dans la philosophie politique de Hegel
une philosophie prônant un État fort au sens où l’entendra Bismarck ou une apologie
du nationalisme, Rosenzweig n’en soulignait pas moins qu’avec Hegel s’amorçait une
évolution dans cette direction).
4 Ces pierres d’achoppement sont pour Cohen et Rosenzweig l’occasion d’entamer à
partir de leur propre perception de la tradition juive, une réflexion sur l’esthétique
(voir le chapitre consacré à l’analyse de l’ironie chez Cohen et le rappel de l’esthétique
développée par Rosenzweig dans L’Étoile de la Rédemption), et de proposer un certain
nombre de redéfinitions : celle du concept « d’autonomie » chez Cohen, une autonomie
non plus comprise comme détermination de soi par le soi (la « Sebstbestimmung »
fichtéenne) mais fondée sur une « corrélation » entre Dieu et l’homme, entre loi et
devoir, et qui, en dépit de l’extériorité maintenue de la loi, n’est pas sans présenter une
certaine parenté avec la conception de Kant selon laquelle ce n’est pas le concept de
liberté qui fonde l’impératif catégorique, mais l’inverse ; ou celle de l’esprit chez
Rosenzweig et d’une science de l’esprit qui s’édifie sur l’analyse de la langue dont la

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base est le « Tu », sur cette « sphère » dont Rosenzweig déplore l’absence dans
l’idéalisme allemand et même chez Schelling, philosophe qu’il admire. Autant de
considérations qui déboucheront sur une philosophie de l’interpellation et de la
responsabilité qui culminera chez Lévinas.
5 Le dernier chapitre qui s’applique d’ailleurs à dégager les traces de Cohen et de
Rosenzweig dans l’œuvre de Lévinas, est particulièrement stimulant. Outre une analyse
passionnante des écrits de ce philosophe, l’auteure y fait la démonstration que la
pensée juive contemporaine ne peut s’appréhender sérieusement que dans une prise en
compte de l’héritage de ce judaïsme allemand ancré dans une réflexion autour des deux
traditions, juive et allemande, et dont Hermann Cohen et Franz Rosenzweig furent les
plus éminents représentants. Le débat semble d’ailleurs se poursuivre, ainsi qu’en
témoigne la réponse de Derrida au jugement prononcé par Lévinas sur Heidegger. Il y a
quelque chose, dans ce rapport entretenu par les penseurs juifs à la tradition
philosophique allemande, qui n’est pas sans rappeler la relation que dit avoir Claude
Vigée, poète et essayiste, à Hegel lorsqu’il qualifie celui-ci « d’ennemi intime » : une
intimité qui n’impliquerait pas nécessairement une parenté, encore moins une
symbiose, mais une fréquentation constante permettant de mieux se situer.

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Idiss
Danielle Delmaire

RÉFÉRENCE
Paris, Fayard, 227 p., 20 €.

1 « J’ai écrit ce livre en hommage à ma grand-mère maternelle, Idiss. Il ne prétend être ni


une biographie, ni une étude de la condition des immigrés juifs de l’Empire russe venus
à Paris avant 1914. Il est simplement le récit d’une destinée singulière à laquelle j’ai
souvent rêvé. Puisse-t-il être aussi, au-delà du temps écoulé, un témoignage d’amour de
son petit-fils », telle est l’information que Robert Badinter donne dans la p. 4 de
couverture. Et voilà résumé, en quelques lignes, le contenu de ce petit livre que l’auteur
dédie à ses petits-enfants, se constituant ainsi le chainon de la lignée familiale, entre
une femme, illettrée, immigrée de sa Russie natale vers une France qu’elle croyait
libératrice, et de jeunes Français, intégrés dans l’intelligentsia française, cent ans plus
tard. Quel ravissement pour le lecteur de pénétrer, par le truchement des souvenirs de
l’auteur, dans cette famille remarquable !
2 Née en 1863, dans un pauvre shtetel de la Russie tsariste où l’antisémitisme sévissait
quotidiennement, Idiss n’eut pas la possibilité de fréquenter une école : les études ne
concernaient pas les filles. Mais le bon sens ne lui manquait pas, ni le courage pour
faire face à l’absence d’un mari qui quitta sa femme et ses deux fils pour servir dans
l’armée du tsar ! Cela dura cinq longues années pendant lesquelles le retour semblait de
plus en plus improbable. Avec ce retour naquit le troisième enfant du couple : une fille,
Chiffra, la mère de Robert Badinter. La vie était si rude que les fils aînés émigrèrent
vers la France et incitèrent le reste de la famille à les rejoindre. C’est ainsi qu’Idiss,
accompagnée de Chiffra encore adolescente, traversa l’Europe, elle qui n’avait pas
quitté son shtetel, en passant par Vienne, capitale de l’Empire des Habsbourg, emplie
de luxe et de frivolité étourdissants.
3 Dans la France d’avant la Première Guerre mondiale, en 1911, Chiffra, devenue
Charlotte, bénéficia des bienfaits de l’école républicaine et découvrit avec bonheur la
culture française. Hélas, si elle pouvait accéder à l’éducation, à la différence de sa mère

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Idiss, Charlotte ne poursuivit pas d’études, l’heure n’était pas encore arrivée où les
filles pouvaient entreprendre de longues études, regrette Robert Badinter.
4 Au lendemain de la guerre, Idiss devint veuve. Elle s’installa alors chez sa fille qui
venait d’épouser Simon Badinter, un jeune Bessarabien. Celui-ci était arrivé en France
avant la Première Guerre mondiale ; il participa à la défense de sa nouvelle patrie
lorsque celle-ci se trouva agressée par l’Allemagne. L’entre-deux-guerres fut la période
heureuse de la famille. Idiss vivait chez sa fille et son gendre, non loin de ses deux fils
mariés eux aussi. Le cocon familial était chaleureux, Idiss entourait ses petits-fils d’un
amour discret mais profond et ceux-ci le lui rendaient bien. Le couple Badinter
s’intégra dans la société environnante, s’embourgeoisa et obtint la nationalité française
en 1927. Simon Badinter vouait une grande admiration à la France, surtout celle du
Front Populaire, celle de Léon Blum qu’il écoutait avec ferveur. Il appréciait les valeurs
laïques de cette République qu’il trouvait accueillante.
5 Et pourtant, les nuages assombrissaient ce bonheur, à partir de 1940. La déception
s’abattit sur la famille avec les premières mesures antisémites. Les angoisses
réinvestissaient Idiss, comme par le passé lorsqu’elle vivait dans la Russie tsariste. Ce
bon sens qui l’habitait depuis si longtemps lui faisait pressentir le pire. Elle le redoutait
vivement car elle l’avait connu dans son shtetel. Approchant des quatre-vingts ans,
Idiss décéda d’un cancer en 1942. Ce pire lui avait été épargné.
6 Comme a prévenu l’auteur, nous n’apprenons pas grand-chose sur la vie du shtetel,
l’immigration juive venant de Russie et l’amour des immigrés pour la République
française ; nous en savons encore moins sur le sort de la famille durant la guerre, sinon
qu’un oncle fut déporté. Qu’en était-il des enfants et des petits-enfants d’Idiss après son
décès ? Le lecteur reste sur sa faim.

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Antijudaïsme et antisémitisme en
Algérie coloniale, 1830-1962
Danielle Delmaire

RÉFÉRENCE
Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, , 351 p., 26 €.

1 Maître de conférences honoraire à l’ÉSPÉ (École supérieure du professorat et de


l’éducation) de l’Université Aix-Marseille, Geneviève Dermenjian est désormais connue
pour ses nombreux travaux sur les communautés juives d’Algérie et sur l’antisémitisme
qui sévissait dans cette colonie française. Son dernier ouvrage, très complet, reprend et
augmente ses connaissances sur l’antijudaïsme et l’antisémitisme dans l’Algérie depuis
l’arrivée des Français en 1830 (par la guerre) jusqu’à leur départ en 1962 (toujours par
la guerre).
2 Après une introduction où les termes d’antijudaïsme et antisémitisme sont définis bien
distinctement : le premier d’ordre religieux, le second d’ordre racial, économique et
social, l’étude se présente en trois parties : l’histoire de l’antisémitisme en Algérie, dès
avant même la colonisation, une anthropologique sur les différentes composantes de la
population en Algérie coloniale, l’exposé des théories et doctrines antisémites à partir
de diverse sources.
3 La présence juive est bien antérieure à l’arrivée des Français et les juifs sont considérés
comme des « indigènes » par les premiers colonisateurs jusqu’à ce que le décret
Crémieux (1870) les émancipe et les extrait de l’indigénat pour les intégrer dans la
nation française. Leur européanisation commence donc dans le dernier quart du XIXe
siècle et se trouve accélérée par l’implantation des écoles de l’Alliance israélite
universelle. Désormais les juifs sont pris en étau entre les Européens, dont une partie se
montre antisémite, et les indigènes musulmans encore influencés par la dhimmitude
qui relègue les juifs à un rang inférieur. Or il se trouve d’une part des juifs, établis
depuis des siècles en Algérie, très proches des « indigènes » musulmans et d’autre part
des juifs sortis de l’indigénat par européanisation ou bien parmi les Européens venus

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coloniser l’Algérie. Durant la Seconde Guerre mondiale, le décret Crémieux fut aboli par
le Gouvernement de Vichy et maintenu quelques mois encore par le gouvernement
d’Alger, à la grande déception des nombreux juifs résistants. Dans l’Algérie coloniale,
les juifs ont donc subi des exactions des deux côtés de la société. Les pogroms qui
détruisent les quartiers sont souvent initiés par des Européens mais activement
pratiqués par la populace européenne et musulmane.
4 Dans l’historique de la première partie, Geneviève Dermenjian insiste sur les périodes
de grande crise antisémite : durant les années 1890 avec le fort écho, en arrière fond, de
l’affaire Dreyfus et pendant lesquelles les émules de Edouard Drumont et Max Régis
sont nombreux et violents chez les Européens ; puis durant les années 1930 avec le
contexte tout aussi violent de la montée du nazisme en Allemagne, voire en Europe et
en France. Les grands pogroms, dont celui de Constantine en 1934, se situent durant ces
années. La période de la guerre légalise l’antisémitisme et correspond à l’ouverture de
camps dans le sud algérien où bien des juifs ont souffert de maltraitance. Quant à la
période de la guerre d’indépendance, la situation ne s’améliore guère. Majoritairement
solidaires des colons partisans de l’Algérie française, les juifs n’en sont pas moins
approchés par le FLN qui leur promet un monde meilleur dans une Algérie musulmane
et indépendante. Peu nombreux sont ceux qui y croient.
5 La seconde partie étudie les différentes populations de l’Algérie coloniale et expose la
diversité des milieux sociaux comme la bourgeoisie européenne dans laquelle se
fondent peu à peu des familles juives mais aussi musulmanes, même si celles-ci
subissent encore le statut de l’indigénat. Toutefois, si l’antisémitisme pénètre dans la
majorité des couches sociales aisées ou pauvres, il se trouve toujours des personnalités
ou des individus, des voisins qui renoncent à la stigmatisation des juifs. En définitive, il
est bien difficile rappelle Geneviève Dermenjian de circonscrire la haine des juifs à tel
ou tel groupe social. C’est d’ailleurs ce qu’écrivait le spécialiste de l’histoire de l’Algérie,
Benjamin Stora (qui a préfacé l’ouvrage), dans ses souvenirs de Constantine (Les Clés
retrouvées. Une enfance juive à Constantine, Stock, 2015) où sa famille, d’origine
modeste, fréquentait les voisins arabes. Et pourtant c’est à Constantine que se déroule
le plus grand pogrom meurtrier en août 1934.
6 La troisième et dernière partie présente les théories et les doctrines antisémites. Ce
sont les pages les plus originales et les plus novatrices de l’ouvrage. L’auteur scrute les
fêtes et les manifestations, analyse le langage et le vocabulaire, surtout celui de la
presse et des tracts, pour déceler les mécanismes de la pensée antisémite. Les pages les
plus impressionnantes sont celles qui reproduisent et commentent les caricatures qui
appartiennent majoritairement aux deux décennies les plus virulentes contre les juifs :
1890 et 1930. Les clichés les plus éculés envahissent les pages de ces publications. Rien
d’orignal, en vérité, n’est à retirer de cette propagande antisémite par la caricature. On
y trouve les insectes malfaisants, les poux et autres araignées, les mêmes personnalités
ciblées comme Dreyfus, Léon Blum ou son ministre Jean Zay.
7 En fin d’ouvrage, une abondante bibliographie et la liste des sources (archives, mais
aussi la presse et la littérature d’époque) renseignent le lecteur.
8 Si l’ouvrage est à lire, on peut toutefois regretter quelques redondances dues au plan
choisi, notamment en ce qui concerne les pogroms.

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Des Tsiganes vers Auschwitz. Le


convoi Z du 15 janvier 1944
Danielle Delmaire

RÉFÉRENCE
Paris, éd. Tirésias, 323 p., 27 €.

1 Les Tsiganes résidant dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais furent les
seuls, en France, à être déportés. Comme les juifs des mêmes départements, ils furent
internés à la caserne Dossin de Malines (Belgique), camp de transit avant la déportation
vers Auschwitz. Sur 351 personnes constituant ce convoi, 90 % d’entre eux ne revinrent
pas. C’est à l’histoire d’un convoi particulier, le convoi Z du 15 janvier 1944, que
Monique Heddebaut s’est intéressée pour un master en histoire. Cette recherche
excellente et des compléments d’information ont abouti à cet ouvrage. L’auteure est
désormais reconnue parmi les spécialistes de la déportation des Tsiganes et du sort de
ces derniers dans les camps d’internement en France, durant la Seconde Guerre
mondiale. À ce titre, elle a été sollicitée par le Mémorial de la Shoah pour monter, avec
d’autres historiens, l’exposition sur les Tsiganes pendant la guerre. Elle avait déjà
présenté une partie des ses recherches dans un n° hors-série de Tsafon, paru en 2008 .
2 La mise à l’écart des Tsiganes dans la société française ne date pas de la Seconde Guerre
mondiale. Monique Heddebaut le rappelle avant même d’entamer l’histoire du convoi Z
(comme Zigeuners). Depuis bien longtemps, leur vie nomade les rendait suspects et ils
étaient des « étrangers de l’intérieur ». Une législation anti-tsigane avait été mise en
place par la Troisième République. Puis, établis dans les départements du nord de la
France rattachés au commandement militaire de Bruxelles dès 1940, ils subirent, tous
comme les juifs vivant dans ces mêmes départements, la législation raciale allemande.
3 C’est à l’automne 1943 que la tragédie commença. Les Tsiganes furent raflés dans leurs
campements, sans ménagement. Leurs biens furent confisqués, ils furent spoliés

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comme les juifs. La population avoisinante se désola mais personne ne vint en aide à
cette population marginalisée depuis longtemps.
4 La vie quotidienne à la caserne Dossin était faite d’humiliation, de vexation et de
maltraitance qui attiraient la pitié des autres internés. Les familles étaient regroupées
et les enfants nombreux, il y eut même une naissance à Malines.
5 Le convoi Z fut acheminé vers Auschwitz. Les femmes y subirent, outre la faim et les
maladies, les traitements de stérilisation qui devaient mettre fin à l’existence des
Tsiganes : il s’agissait bien d’une « solution finale » et planifiée elle aussi, selon
l’auteure. Après quelques mois passés à Auschwitz, des hommes furent transférés à
Dora et à Buchenwald où la place manquait, ils survécurent donc sous des tentes. Des
femmes furent transférées à Ravensbrück. Les conditions de vie y étaient tout aussi
meurtrières et plusieurs Tsiganes y perdirent la vie.
6 L’accueil au retour des camps, tant de la part de la population que de celle des services
chargés de leur venir en aide, ne fut pas à la hauteur des sévices subis. Certes, les
rescapés de la déportation raciale furent hospitalisés mais les déportés politiques
attiraient toute l’attention des secours, les déportés tsiganes (juifs également) étaient
moins honorés, dépourvus de l’auréole de la Résistance ! Et les Tsiganes plus
particulièrement n’intéressaient pas grand monde. Après la guerre, une législation
restrictive avait toujours cours. Faire reconnaître la spoliation d’une roulotte n’était
pas facile. Délaissés, les Tsiganes ont replongé dans la mise à l’écart et la stigmatisation
maintenues après la guerre.
7 Monique Heddebaut a travaillé scrupuleusement dans les centres d’archives en
Allemagne, en Belgique et en France où elle a pu découvrir des sources encore
inexploitées. Ce qui lui a permis de reconstituer la liste des 351 déportés du convoi Z
qu’elle reproduit, en fin d’ouvrage. Cette liste est un mémorial comme le sont les deux
monuments, sur les lieux des rafles, dont Monique Heddebaut donne la photographie
ainsi que la plaque à l’entrée de la caserne Dossin, plaque qui fut apposée après celle
rappelant l’internement et la déportation des juifs. 34 déportés revinrent des camps :
21 hommes et 13 femmes qui furent moins nombreuses à survivre ; parmi eux, 3
garçons et 3 filles âgés de moins de 15 ans à leur départ de Malines. Monique Heddebaut
donne aussi les noms de ces survivants. Elle a encore retrouvé deux rescapés, Joséphine
et Antoine Lagrené, âgés respectivement de 14 et 13 ans à leur départ de Malines et
seuls survivants de leur famille d’une trentaine de personnes, qui ont accepté de
témoigner. Leurs récits ont apporté d’importants compléments au contenu des archives
: les expériences pseudo-médicales subies par Joséphine, les ruses de l’enfant Antoine à
Buchenwald. Monique Heddebaut livre là des témoignages inédits.
8 En outre l’auteure pose, en fin d’ouvrage, les questions pertinentes de vocabulaire :
distinguer extermination et génocide, pillage et spoliation.
9 Enfin est ajoutée, en fin de volume, la liste des fonds d’archives interrogés, tant en
France (Archives de Caen, archives nationales, archives de plusieurs départements et de
différentes municipalités) qu’en Belgique ou en Allemagne ou encore en Pologne. Les
témoignages, autres que ceux de Joséphine et Antoine Lagrené, qui ont été recueillis
par l’auteur ou mis par écrit après la guerre sont également listés.
10 S’y adjoignent une bibliographie abondante, témoignage de l’ampleur du travail de
recherche accompli et une courte filmographie.

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Des Tsiganes vers Auschwitz. Le


convoi Z du 15 janvier 1944
Danielle Delmaire

RÉFÉRENCE
Paris, éd. Tirésias, 323 p., 27 €.

1 Les Tsiganes résidant dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais furent les
seuls, en France, à être déportés. Comme les juifs des mêmes départements, ils furent
internés à la caserne Dossin de Malines (Belgique), camp de transit avant la déportation
vers Auschwitz. Sur 351 personnes constituant ce convoi, 90 % d’entre eux ne revinrent
pas. C’est à l’histoire d’un convoi particulier, le convoi Z du 15 janvier 1944, que
Monique Heddebaut s’est intéressée pour un master en histoire. Cette recherche
excellente et des compléments d’information ont abouti à cet ouvrage. L’auteure est
désormais reconnue parmi les spécialistes de la déportation des Tsiganes et du sort de
ces derniers dans les camps d’internement en France, durant la Seconde Guerre
mondiale. À ce titre, elle a été sollicitée par le Mémorial de la Shoah pour monter, avec
d’autres historiens, l’exposition sur les Tsiganes pendant la guerre. Elle avait déjà
présenté une partie des ses recherches dans un n° hors-série de Tsafon, paru en 2008 .
2 La mise à l’écart des Tsiganes dans la société française ne date pas de la Seconde Guerre
mondiale. Monique Heddebaut le rappelle avant même d’entamer l’histoire du convoi Z
(comme Zigeuners). Depuis bien longtemps, leur vie nomade les rendait suspects et ils
étaient des « étrangers de l’intérieur ». Une législation anti-tsigane avait été mise en
place par la Troisième République. Puis, établis dans les départements du nord de la
France rattachés au commandement militaire de Bruxelles dès 1940, ils subirent, tous
comme les juifs vivant dans ces mêmes départements, la législation raciale allemande.
3 C’est à l’automne 1943 que la tragédie commença. Les Tsiganes furent raflés dans leurs
campements, sans ménagement. Leurs biens furent confisqués, ils furent spoliés

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comme les juifs. La population avoisinante se désola mais personne ne vint en aide à
cette population marginalisée depuis longtemps.
4 La vie quotidienne à la caserne Dossin était faite d’humiliation, de vexation et de
maltraitance qui attiraient la pitié des autres internés. Les familles étaient regroupées
et les enfants nombreux, il y eut même une naissance à Malines.
5 Le convoi Z fut acheminé vers Auschwitz. Les femmes y subirent, outre la faim et les
maladies, les traitements de stérilisation qui devaient mettre fin à l’existence des
Tsiganes : il s’agissait bien d’une « solution finale » et planifiée elle aussi, selon
l’auteure. Après quelques mois passés à Auschwitz, des hommes furent transférés à
Dora et à Buchenwald où la place manquait, ils survécurent donc sous des tentes. Des
femmes furent transférées à Ravensbrück. Les conditions de vie y étaient tout aussi
meurtrières et plusieurs Tsiganes y perdirent la vie.
6 L’accueil au retour des camps, tant de la part de la population que de celle des services
chargés de leur venir en aide, ne fut pas à la hauteur des sévices subis. Certes, les
rescapés de la déportation raciale furent hospitalisés mais les déportés politiques
attiraient toute l’attention des secours, les déportés tsiganes (juifs également) étaient
moins honorés, dépourvus de l’auréole de la Résistance ! Et les Tsiganes plus
particulièrement n’intéressaient pas grand monde. Après la guerre, une législation
restrictive avait toujours cours. Faire reconnaître la spoliation d’une roulotte n’était
pas facile. Délaissés, les Tsiganes ont replongé dans la mise à l’écart et la stigmatisation
maintenues après la guerre.
7 Monique Heddebaut a travaillé scrupuleusement dans les centres d’archives en
Allemagne, en Belgique et en France où elle a pu découvrir des sources encore
inexploitées. Ce qui lui a permis de reconstituer la liste des 351 déportés du convoi Z
qu’elle reproduit, en fin d’ouvrage. Cette liste est un mémorial comme le sont les deux
monuments, sur les lieux des rafles, dont Monique Heddebaut donne la photographie
ainsi que la plaque à l’entrée de la caserne Dossin, plaque qui fut apposée après celle
rappelant l’internement et la déportation des juifs. 34 déportés revinrent des camps :
21 hommes et 13 femmes qui furent moins nombreuses à survivre ; parmi eux, 3
garçons et 3 filles âgés de moins de 15 ans à leur départ de Malines. Monique Heddebaut
donne aussi les noms de ces survivants. Elle a encore retrouvé deux rescapés, Joséphine
et Antoine Lagrené, âgés respectivement de 14 et 13 ans à leur départ de Malines et
seuls survivants de leur famille d’une trentaine de personnes, qui ont accepté de
témoigner. Leurs récits ont apporté d’importants compléments au contenu des archives
: les expériences pseudo-médicales subies par Joséphine, les ruses de l’enfant Antoine à
Buchenwald. Monique Heddebaut livre là des témoignages inédits.
8 En outre l’auteure pose, en fin d’ouvrage, les questions pertinentes de vocabulaire :
distinguer extermination et génocide, pillage et spoliation.
9 Enfin est ajoutée, en fin de volume, la liste des fonds d’archives interrogés, tant en
France (Archives de Caen, archives nationales, archives de plusieurs départements et de
différentes municipalités) qu’en Belgique ou en Allemagne ou encore en Pologne. Les
témoignages, autres que ceux de Joséphine et Antoine Lagrené, qui ont été recueillis
par l’auteur ou mis par écrit après la guerre sont également listés.
10 S’y adjoignent une bibliographie abondante, témoignage de l’ampleur du travail de
recherche accompli et une courte filmographie.

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Judaïsmes européens (1770-1930).


Laboratoires des identités
partagées, conférence des 5 et 6
mars 2018
Danielle Delmaire

RÉFÉRENCE
enregistrée et parue en ligne : https://judeuro2018.sciencesconf.org. Durée du
documentaire : 1 h 16

1 À cette conférence ont participé une douzaine de spécialistes de l’histoire des


communautés juives européennes, certains d’entre eux plus connaisseurs d’un pays
(Angleterre, Italie ou Allemagne etc.) d’autres plus érudits sur les fondements du
judaïsme ou les penseurs juifs. Il faut reconnaître un savoir faire et une sagacité
remarquables pour trier et associer les différentes prises de paroles des conférenciers
afin de restituer un ensemble cohérent et bien équilibré. Le montage a dû occasionner
des heures de travail.
2 La présentation du documentaire donne à comprendre les intentions des organisateurs
: « À quelques semaines des élections européennes et dans un contexte de résurgence
de formes marquées d'antisémitisme en France comme sur l'ensemble du continent, le
documentaire Judaïsmes européens (1770-1930). Laboratoires des identités partagées
propose une relecture de l'histoire contemporaine de l'idée d'Europe à partir du destin
des Juifs sur le continent. Il permet également de s'interroger sur le rapport spécifique
que les Juifs ont pu construire à l'Europe comme entité culturelle et comme projet
politique, depuis le temps des émancipations jusqu'à l'arrivée du nazisme en Allemagne
». L’auditeur n’est pas déçu, il s’agit bien d’entendre l’avis des historiens sur l’influence
des juifs dans la mise en place de l’Europe, celle des Lumières au XVIIIe siècle et des
conséquences de celles-ci sur l’existence des juifs, jusqu’à la veille du triomphe de

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l’antisémitisme en Europe avec l’expansionnisme de l’Allemagne nazie. Quel rôle les


juifs ont joué dans l’Europe moderne et quel impact le libéralisme, politique,
économique et social, a eu sur les communautés juives ou les destins d’individus ? Sujet
d’actualité en effet.
3 L’entrée dans la modernité à la fin du XVIIIe siècle et l’affirmation de la nécessité d’une
émancipation bouleverse les communautés où les rabbins voient leur influence
diminuer. L’évolution n’est pas générale, elle émerge en Europe occidentale
(Allemagne, France, Angleterre) et progresse lentement vers l’est où la Russie reste
longtemps rétive à toute émancipation des juifs. En outre, cette libéralisation de la
condition des juifs provient des idées révolutionnaires françaises qui, finalement, n’ont
pas bonne presse dans les Empires centraux qui connurent l’occupation napoléonienne.
La Restauration est une période durant laquelle la régression est générale pour les juifs
d’Europe. Il ne faut guère s’étonner, alors, de dénombrer des juifs dans les mouvements
libéraux et patriotes favorables à la constitution des nationalités en Europe. Le
sionisme n’est-il pas né dans ce contexte et n’est-il pas lui aussi un mouvement de
libération nationale ?
4 Est souligné également le rôle des juifs dans le développement des sciences, des
techniques ainsi que des arts (musique, littérature, peinture) et de la philosophie, voire
même de la linguistique avec les efforts de Zamenhof pour mettre en circulation une
langue internationale : l’espéranto. Quelques conférenciers vont jusqu’à évoquer leur
rôle de passeur entre le judaïsme et le monde moderne. Passeurs aussi furent les
fondateurs de l’Alliance israélite universel qui s’attachèrent à répandre dans le Bassin
méditerranéen la culture européenne en général et française en particulier.
5 À rebours, l’émancipation qui devait libérer les juifs des contraintes antisémites suscite
dans les milieux conservateurs, surtout à l’est mais même dans les pays de grande
culture des Lumières comme l’Allemagne, un antisémitisme qui ravage les
communautés d’Europe centrale et orientale. Ces conditions de vie difficiles
n’affaiblirent les sentiments patriotiques des juifs : partout les juifs se sont engagés
dans le premier conflit mondial pour défendre leur patrie. Ce qui n’empêchait pas les
soupçons de traîtrise qu’une partie de la population nourrissait à leur égard.
6 Le judaïsme européen est multiple dans les années trente du XXe siècle : discret à
l’ouest, plus particulier à l’est avec une littérature yiddish brillante. C’est ce monde qui
est menacé à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
7 L’écoute de cette conférence est enrichissante même si elle n’apporte pas d’innovation
majeure dans nos connaissances. Des documents illustrent les interventions des
conférenciers que l’on voit dans une posture un peu trop statique, mais il faut
remercier V. Vilmain d’avoir réussi à rassembler une douzaine de collègues pour les
inviter à s’exprimer sur tous ces sujets.
8 Étaient réunis : F. Abecassis, D. Bourel, J. Ehrenfreund, S-A Goldberg, J. Guedj, C. Le Foll,
M. Michaud, C. Nicault, S. Nordmann, J-P Schreiber, E. Touboul, V. Vilmain.

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A travers les revues

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L’Histoire, « L’antisémitisme en
France »
Danielle Delmaire

RÉFÉRENCE
Les collections de l’Histoire n° 83, 98 p

1 La parution de ce numéro de la revue L’Histoire, sur un tel sujet, en France dans les
premiers mois de 2019, n’est pas anodine. La motivation de la rédaction est évidente
lorsqu’on s’attarde sur les illustrations de la couverture : se trouvent l’un au-dessus de
l’autre le tableau de Giovanni Canavesio (1492) représentant Jésus devant Caïphe,
entouré de juifs au faciès haineux, et le portrait souillé d’une croix gammée de Simone
Veil, sur une boîte à lettres du XIIIe arrondissement de Paris, 12 février 2019. L’histoire
se répète, l’antisémitisme perdure dans la France du XXIe siècle depuis au moins le
Moyen Âge. Et le contenu de la dizaine de pages qui précède le dossier est tout aussi
éloquent : Michel Winock, conseiller de la rédaction, recueille les propos de Pierre
Birnbaum, auteur de nombreux livres sur le sujet. Les inquiétudes de l’historien
s’expriment dans cette phrase : « Au XXIe siècle on tue des Juifs en France », non par
inadvertance mais bien parce qu’ils sont juifs ! La conversation roule sur des
événements très récents comme la profanation du cimetière de Quatzenheim (Alsace)
en février 2019, la vandalisation du mémorial d’Ilan Halimi le 10 février 2010 ou encore
les dérives de quelques « gilets jaunes ». « Les vieux mythes ne demandent qu’à
renaître » s’alarme P. Birnbaum. Remercions la revue d’informer le lecteur, dans cette
même introduction, sur l’initiative de l’historienne M-A Matard-Bonucci qui a créé, en
janvier 2019, l’association Alarmer : Association de lutte contre l’antisémitisme et le
racisme par la mobilisation de l’enseignement et de la recherche que l’on peut
contacter à assocalarmer@gmail.com.
2 Et précisément quels sont ces vieux mythes ? Le dossier y répond en quatre parties
chronologiques. 1. « L’antijudaïsme chrétien », fondateur mais qui perdure du Moyen
Âge au XXe siècle, 2. « La haine sociale », apparue après la Révolution française qui

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émancipa les juifs de France, 3. « L’antisémitisme racial » qui trouva son expression la
plus aboutie dans la mise en œuvre de la législation du gouvernement de Vichy, 4. « Un
nouvel âge ? » interroge la revue en analysant des faits récents.
3 Première partie :
4 Un des mythes fondateurs de l’antisémitisme est sans conteste le déicide, accusation
lancée d’abord par les Pères de l’Église puis l’Église elle-même qui « affirme son
hostilité à l’égard des Juifs dès le Moyen Âge, élaborant une légende noire qui justifie,
pour les siècles à venir, brimades et massacres » (Giovanni Miccoli). Le concile du
Latran IV de 1215 leur impose le port, sur la poitrine, de la rouelle jaune (ancêtre de
l’étoile infligée aux juifs durant la Seconde Guerre mondiale). Les massacres qui
accompagnent les croisades, les statues donnant à voir sur les porches des cathédrales
une Synagogue aveugle et dépravée en témoignent. Le très chrétien saint Louis, comme
d’autres rois de France, lutte contre l’usure en confisquant les biens des juifs et c’est
sous son règne que, suite à une controverse publique sur le Talmud, celui-ci est brûlé
en 1241 et en 1244 (Jacques Berlioz). Inquiet pour son salut, le roi adopte une attitude
ambiguë faite de condamnation et de relative protection (Marie Dejoux).
L’antisémitisme se place alors essentiellement sur le plan religieux, il s’agit d’un
antijudaïsme dont se nourrissent des légendes comme la profanation des hosties
(analyse d’un tableau par Victor Stoichita). Pourtant l’Espagne dès les XIVe-XVe siècles
a « l’obsession de la pureté du sang » et pratique la ségrégation des juifs, annonçant les
mesures raciales ultérieures (Jean-Frédéric Schaub). L’antisémitisme religieux continue
et le dossier effectue un saut dans le temps en poursuivant avec l’affaire Mortara, en
Italie au milieu du XIXe siècle durant laquelle l’intransigeance du pape Pie IX, relayée
par Veuillot, ferme toute possibilité de négociation : l’enfant enlevé à sa famille juive ne
peut être rendu car il est baptisé (Michel Winock). La même intransigeance du Vatican
prolonge l’affaire Finaly dans les années 1950 (encart d’André Kaspi). Cette première
partie essentiellement centrée sur la période médiévale est accompagnée d’une
chronologie s’étendant de 1182 à 14498 (David Nirenberg).
5 Seconde partie :
6 Alors que l’émancipation accordée aux juifs par la Révolution a vocation d’en finir avec
l’antisémitisme, il n’en est rien. Autorisés à exercer sans restriction tous les métiers,
quelques juifs pénètrent dans la société en y gravissant des échelons, c’est alors que
s’installe la « haine sociale », même la gauche qui milite pour la démocratie est touchée
(Michel Winock). L’ascension des Rothschild (Dominique Borne) entretient la lutte des
classes et un Proudhon manifeste violemment son hostilité à la « puissance juive ».
Même un Jaurès, d’avant l’affaire Dreyfus, n’est pas choqué par les exactions antijuives
commises en Algérie. Il faut la « révolution dreyfusienne » pour faire basculer le
socialisme vers le refus de l’antisémitisme ; la présence de Blum, bien qu’exacerbant la
haine des juifs, n’est pas étrangère à ce basculement. Actuellement, conclut Michel
Winock, la position de la France Insoumise est ambiguë. Dans le même temps, Drumont,
« cupide, menteur, volontiers manipulateur », répand son venin avec La France juive
(1886) et son journal La Libre Parole (Grégoire Kauffmann, spécialiste de Drumont), il
parvient à fréquenter Hugo, les Goncourt, Flaubert, Maupassant ! Mais « Le moment
Dreyfus » vient bousculer ces certitudes chez certains (Michel Winock). Toutefois le
revirement ne se fait pas partout : en Algérie (Pierre Michelbach), en Russie (Nicolas
Werth) les pogroms sont meurtriers tandis qu’à Vienne l’antisémite Lueger accède à la

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tête de la municipalité, et la « judéo-maçonnerie » est dénoncée par les antisémites


(Judith Kahn).
7 Troisième partie :
8 Le développement des sciences biologiques de la fin du XIXe siècle et au XXe siècle
permet l’élaboration d’un « racisme scientifique » que le nazisme reprend à son compte
pour définir racialement le juif (Johann Chapoutot). Ainsi, parmi les différentes « races
humaines », se distingue le « type juif » opposé au « type aryen » (Pierre-André
Taguieff). L’antisémitisme prend sa forme raciale. Dans les années trente, alors que
Blum est attaqué physiquement parce que juif, des auteurs comme Céline, Coston, Drieu
La Rochelle, Béraud, Brasillach déplorent l’abondance « des nez courbes » ! (Michel
Winock). Des caricatures dénoncent l’emprise du juif sur le monde, enserrant la planète
dans ses bras griffus (Anne-Marie Matard-Bonucci) et les Protocoles des sages de Sion,
un faux fabriqué par des Russes, est largement diffusé et connaît des « recyclages
infinis » jusqu’à nos jours, dans le monde arabo-musulman et dans l’Europe
anciennement communiste (Pierre-André Taguieff). Il en résulte « les années terribles »
de 1940 à 1944 qui voient la mise en œuvre de l’extermination des juifs (Annette
Wieviorka) et « le meurtre de bureau » quand l’administration de Vichy dénaturalise
les juifs devenus français (Claire Zalc). Le gouvernement de Vichy, héritier de ces
dérives antisémites, collabore à cette mise à mort : « la police hésite », quelques
fonctionnaires refusent cette collaboration (Laurent Joly). Les exemples d’échappatoire
dont bénéficient trois adolescents en sont la preuve, leur histoire est succinctement
évoquée.
9 Quatrième partie :
10 « Un nouvel âge » de l’antisémitisme est-il en train de naître ? Après la guerre des Six
Jours, le glissement vers l’antisionisme n’est plus à démontrer : « on crie Mort aux Juifs
» dans les manifestations antisionistes. Si bien que, de nouveau, l’antisémitisme
déborde sur l’extrême gauche, voire la gauche (Pierre-André Taguieff). Dans sa
définition, l’antisionisme ne doit pas être confondu avec la critique légitime de la
politique du gouvernement israélien (Alain Dieckhoff). En Europe, on constate « le
retour aux vieux démons (Annette Wieviorka) tandis que le négationniste de la Shoah,
Robert Faurisson, « frappe encore » et se fait acclamer par les admirateurs de
Dieudonné (Valérie Igounet). Le 14 mars 2019, l’hebdomadaire polonais Tylko Polska
titre : « Comment reconnaître un juif » !
11 En guise de conclusion à ce dossier, étendu chronologiquement, Dominique Schnapper
affirme : « Défendre les juifs, c’est combattre pour la démocratie ». La prolifération de
l’antisémitisme met à mal la démocratie rongée sur sa droite et sur sa gauche.
12 Répondant à une actualité très récente, la rédaction a repris nombre d’articles déjà
parus dans des numéros antérieurs, parfois revus et complétés par les auteurs. On peut
s’inquiéter de constater que des articles vieux de dix à vingt années n’ont pas vieilli et
peuvent de nouveau être livrés à la réflexion sur l’antisémitisme.
13 Le dossier est enrichi d’une abondante chronologie depuis la destruction du Temple en
70 jusqu’à février 2019, d’un lexique et d’une bibliographie.

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Généalo-J, Revue française de


généalogie
Danielle Delmaire

RÉFÉRENCE
n° 137, mars 2019, 55 p

1 La revue du Cercle de Généalogie Juive n’est pas un simple bulletin d’informations


diffusé entre généalogistes amateurs. Ses contributeurs donnent toujours à lire, à
travers des parcours individuels ou familiaux, des articles qui rendent compte de
l’histoire des familles juives, ou/et de communautés, et qui nourrissent les
connaissances sur l’histoire des juifs en général. Le dernier numéro en est la preuve.
2 L’historien des communautés juives d’Algérie, Jean Laloum, étudie les « persécutions et
déportations [des] Juifs natifs du Constantinois dans la France de Vichy ». Les juifs
d’Algérie ne furent pas déportés, néanmoins certains d’entre eux ont connu l’extrême
rigueur des camps du sud du pays, mais des noms de juifs originaires d’Algérie figurent
sur les listes de déportés car quelques familles s’étaient installées en France
métropolitaine avant la guerre et notamment à Marseille où la grande rafle du 22 au 24
janvier 1943 décime la communauté juive. À partir de cas particuliers exhumés de
sources archivistiques, l’auteur évoque des parcours semblables et différents à la fois.
Deux jeunes gens « maris d’aryenne », deux familles, une vendeuse des quatre saisons
sont raflées, parfois sur dénonciation ! Le point commun de ces familles raflées : les
conjoints « aryens » ou les enfants de « mère aryenne » sont épargnés. Voilà une étude
qui dépasse un simple exposé de généalogiste.
3 Même remarque pour l’« Histoire et mémoire de Fortunée Abignoli » racontée par son
arrière-petit-fils, Julien Colet. Le souvenir de Fortunée reste bien flou parmi ses
descendants et son arrière-petit-fils dut avoir recours à des archives pour compléter les
maigres renseignements que pouvaient lui fournir les membres de sa famille. Il en
conclut, à regret, un désir partagé d’oublier les moments douloureux de la guerre, ce
qui finit par jeter aux oubliettes un pan de l’histoire familiale et de l’histoire des juifs

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plus généralement. Car le parcours de Fortunée est original mais fréquent à la fois. Née
en Égypte, elle n’y resta pas et s’installa à Marseille après son mariage avec un juif deux
fois veufs et déjà père. Elle assuma l’éducation de toute cette fratrie alors qu’elle-même
devint prématurément veuve. Elle y gagna en indépendance et en autonomie. Elle ne
parvint pas à se convaincre du danger et elle fut arrêtée puis emportée vers Auschwitz
par le convoi 52. Sa fille Laure, la grand-mère de l’auteur, perdit sa mère, un frère et un
compagnon, père de son bébé, qu’elle déclara de mère inconnue pour lui épargner la
déportation. Trop de meurtrissures accablaient Laure qui « a transmis à ses filles la
souffrance de la Shoah et de la guerre mais non la connaissance » et, plus douloureux
encore, « Près de cinquante ans après la Shoah, liens familiaux et religieux étaient
brisés » regrette son petit-fils.
4 De même encore, le récit d’Andrée Margolin, « Une jeune fille juive sous l’Occupation
(1940-1944) » publié grâce à son fils, témoigne de la volonté d’une étudiante brillante de
mener à son terme ses études. Le récit débute à Paris aux premiers mois de
l’Occupation, le père averti et prudent – il a eu connaissance de l’appel du général de
Gaulle – est néanmoins arrêté puis interné à Drancy. Ironie tragique : c’est là qu’il
reçoit son diplôme d’officier pour services rendus à la France !!! C’est peut-être ce qui
lui permet d’être libéré. Commence alors une vie plus errante mais jamais vraiment
cachée. Des amis, des voisins, des employeurs les aident et la jeune Andrée parvient
coûte que coûte à passer ses examens même si son entrée à l’École Normale Supérieure
n’est pas homologuée comme ce fut le cas de tous les candidats juifs. Malgré ses
réussites, Andrée constate : « J’ai gardé la vie, j’ai fait mes études presque normalement
mais on m’a volé ma jeunesse : je n’ai jamais eu dix-huit ans ».
5 Plus généalogiste est la contribution d’Anne-Marie Fribourg qui raconte « Une saga
américaine : la descendance de Victor Fribourg (Niederwisse, Moselle, 10 janvier 1797 –
New York, 7 mai 1884) soldat de l’Empereur et par laquelle on suit brièvement le
parcours de chacun de ses neufs enfants et leurs descendants, établis pour la plupart
aux USA.
6 Enfin Éliane Roos-Schul, érudite en épigraphie juive, livre la lecture et l’interprétation
d’un « sceau à l’arbre accosté d’oiseaux de Menahem Ezobi » des XV e-XVIe siècles.

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