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DES VERSIONS BIBLIQUES ANCIENNES À LEURS ARTISANS:

TARGUM, SEPTANTE ET NOUVEAU TESTAMENT

Claude Tassin
Institut Catholique
Paris

Resumen

Las versiones antiguas de la Biblia no solo reflejan diversos estados del texto fijado
por los manuscritos. Muestran además la labor de unos intérpretes deseosos de ofrecer
a sus comunidades el sentido ”correcto” que éstas esjreran. Tales intérpretes dominan
unas técnicas precisas de actualización. Los autores del NT no son ajenos a este
fenómeno cuando citan el AT.

Summary

Ancient versions of the Bible do not show only different conditions of the text as
these apilar in the manuscripts, but also reveal interpreters’ work to offer the "proper"
sense exacted by their communities. These interpreters are familiar with accurate
techniques of actualization. NT authors are not alien to this phenomenon when they
quote the OT.

Etudier ou commenter la Bible hébraïque conduit à rencontrer ses anti-


ques traducteurs, dans les versions grecques, araméennes et syriaques et
même dans les citations du Nouveau Testament. Parlons de traducteurs
plutôt que de traductions, puisque nous nous trouvons devant des person-
nalités réagissant par rapport aux textes selon certains présupposés repéra-
bles. Disons les choses autrement. Devant un écart de la Septante par rap-
port au texte hébreu, trois questions se posent, devenues classiques:
1) Le traducteur dépend-‫ ״‬d’une Vorlage hébraïque autre que notre tex-
te massorétique? Les manuscrits de Qumrân montrent que c’est parfois le
cas.

Estudios Bfolicos 56 (1998) 315-334


316 ECTUDIOS BÍBLICOS - c. Tassin

2) Le traducteur a-t-‫ ״‬commis une faute de !«:ture de !’hébreu - par


exemp.e, une confiision entre un resh (‫ )ר‬et un daleth (٦)?
3) Le traducteur a-t-i! sciemment commis !'erreur? Est-Ü lui-même res-
ponsable d’un écart qui n’a pas d’appui textue!? En ce cas, i! se conduit
en interprète, à !’instar des targumistes, selon ce que R. Le Déaut appelle
"Un phénomène spontané de !’herméneutique juive ancienne: !e targu-
misme"
Ce 'dernier point, à savoir !’attitude active et réactive du traducteur au
sein d’une tradition religieuse, orientera les trois étapes de notre réflexion.
D’abord, qu’est-ce que le targum et la littérature targumique? Ensuite,
quelles sont les techniques du targum, à l’oeuvre aussi dans la Septante?
Nous ne retiendrons que les targumismes pertinents pour la Septante. Pour
finir, nous constaterons que le Nouveau Testament n’est pas étranger à ces
démarches interprétatives.
Nulle originalité dans cet essai de synthèse qui s'offre simplement à
fournir quelques bases de compréhension pour quiconque s’estime peu
familier de ces problèmes 2.

I. LE TARGUM: UN PHÉNOMÈNE LINGUISTIQUE ET LIBRAIRE

1. Le targum, un phénomène linguistique


Au sens originel, le targum3 est une version de la Bible en araméen

1 C’est le titre de son article dans Bib 52 (1971) 505-525. Je puiserai là la plupart
de mes exemples, comme aussi en R. Le Déaut, ”Targumic Literature and New
Testament Interpretation”: BTB 4 (1974) 243-289‫” ؛‬La Septante, un Targum?”, dans
R. Kuntzmann ‫ل ﻟﻢ‬. Schlosser (éd.), Études sur le Jàïstnê hellénistique (LeDiv 119‫؛‬
Paris 1984) 147-195. !’ajouterai quelques exemples issus de mes lectures.. Voir aussi
Ch. Perrot, ”La lecture de la Bibl¿ dais la diaspora hellénistique”, dans Etudes sur le
Jàïstnê hellénistique, 1^-132‫ ؛‬E. Tov, ”The Septuagint”, dans Μ. I. Mulder (éd ),
Mikra (Assen-Maastricht-Philadelphia 1988) 161-188.
2 !e reprends ici une communication du 12/12/97 que m’a amicalement demandée
l’équijæ éditoriale‫ ׳‬de la traduction française de la Septante (M. Harl, G. Dorival , O.
Munnich). Pour !’heure, sous le titre La Bible d*Àlexaàe, ont paru, entre 1986 et
1997, amplement annotés, le Pentateuque, los. et 1 Règnes (= 1 S). Voir, sous le nom
de ces trois auteurs, La Bible grecque des Septante. Du jàïsme hellénistique au
christianistne ancien (Paris 1988).
3 On rattache le mot targutn à la racine tirgâm (traduire, expliquer?), utilisée en
Esd 4,7 (‫)מתרגם‬. L’origine serait akkadienne ou plutôt hittite. Dans les targums (en Gn
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destinée à l’usage liturgique, pour un auditoire qui ne comprend plus


،'hébreu. Cette définition appeie trois observations.
1) Au départ, i، s’agit d’un phénomène oral. Le traducteur (meturge-
man) de ،a synagogue trad'Uit ،e texte biblique sans jeter ،es yeux sur ،e
texte hébreu, pour que ،’on distingue bien entre ،a Torah (hébraïque) écri-
te et sa transmission orale.
2) Traduction liturgique, le targum doit rendre ،e texte immédiatement
accessible aux auditeurs, qui n’ont pas le texte sous les yeux, et rendre le
sens "correct" du texte, c’est-à-dire une interprétation communément
admise, parfois contre ،a lettre du texte.
3) L’origine historique du Targum est difficilement datable. Elle
dépend de la situation linguistique, de la difficulté de certains textes
hébreux. Selon Ne 13,23, la Palestine du 4، siècle avant notre ère
connaissait déjà un recul de !’hébreu, ,et Ne 8,7-8. refléterait un em-
bryon de pratique targumique. Les manuscrits de Qumràn attestent l'anti-
quité du phénomène. Ils ont livré un targum fragmentaire du Lévitique
(4QTgLv 16,12-15.18-21) et un targum de Job (HQTgJb 37,1^42,11)
dont la langue semble celle du 1" siècle avant notre ère. Les sections les
plus anciennes du targum correspondent sans doute aux poèmes bibliques
jugés difficiles comme en Gn 49‫ ؛‬Ex 15‫ ؛‬Dt 32-33. Dans ces textes, la pa-
raphrase se substitue à la traduction.
La Septante est-elle un targum? Elle use de procédés targumiques, mais
on ne peut pas !’appeler "targum". D’abord, elle n’est pas une version
araméenne. En outre, les Juifs de langue grecque !’entendent ou la lise‫؟‬t
pour eîe-même, sans pouvoir recourir, en généra!, au texte originel. A
!’inverse, c’est en raison de son rapport au texte hébreu fixe que la.pra-
tique targumique s’est déposée dans des rrcensions fluctuantes, puisque
1’hébreu et l’aram&n voisinaient autant qu’aujourd’hui !’espagnol et
!’italien.

1. Le targum,, I littérature
Le targum, phénomène oral, devint littérature‫؛‬. Sans doute a-ton* 4

42,23‫ ؛‬Ex 4,16), metorgeman ou meturgetnan signifie interprète (en LXX Gn 42,23:
έρμηνευτης).
4 Cf.' ٧. 8: "Et Esdras lut..., traduisant (٥‫ )?( )מםר‬et donnant le sens: ainsi l’on
comprenait la lecture.”
‫ د‬Cf. P. S. Alexander, "Jewish Aramaic Translations of Hebrew Scriptures", dans
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voulu fixer des interprétations, empêcher les errements et engranger la


richesse des traditions de lecture. Le problème est la'Variété des recen-
sions parvenues jusqu'à nous. Simplifions au maximum ce panorama.

a) Les Targums du Pentateuque.


Vu la place de la Torah à la synagogue, on comprend qu’existent plu-
sieurs recensions ‫؛‬dont il n'est pas facile d'établir les interrelations. Dis-
tinguons au moins le Targum dOnqélos ou Targum babylonien, et les re-
censions palestiniennes ou Targum palestinien ^P).
Le Targum dOnqélos, né en Palestine., fut adopté en Babylonie où il
reçut son aspect final. Sa reaction palestinienne se situerait entre 70 et
132. Sa langue, assortie d’une vocalisation, se rapproche de laraméen im-
périal et du dialecte de la Genèse Apocryphe trouvée à Qumrân. C’est la
littérature rabbinique qui parle à'Onqélos ou à'Aquüas le prosélyte, riden-
tifiant à l’auteur de la version græque littérale dite d’Aquilas. Du fait de
censures, Onqélos (O) a l’allure d’un targum littéral, mais non pas servile,
puisqu’il conserve nombre de traditions palestiniennes anciennes.
Du targum palestinien, il existe deux recensions complètes: le Targum
Yérushalmi 1 (TJ 1), dit Pseà-Jonathan (PsJ)’ et le Targum Néofiti
(N). Il ne reste que des fragments d’une autre recension complète, celle
de la Géniza du Caire (c). Le Targum Yérushalmi 2 σι 2) est un targum
fragmentaire (F)‫إ‬.
Le Pseudo-Jonathan est.un targum continuellement paraphrastique, sou-
vent jusqu’à la digression. Certaines de ses halàhot (actualisations prati-
ques des lois) sont antérieures à la Mishna. Mais, pour la rédaction finale
de cette compilation, Ο,η doit descendre au moins au 8، siècle de notre ère.
Pourle lecteur novice, c’est le targum le plus séduisant, parce que le plus7 8

Mikra, PP. 217.253‫־‬


٥ Pour ces recensions, voir R. Le Déaut, Targum du Pentateuque. 1. Genèse (Sour-
ces Chrétiennes 245‫ ؛‬Paris, 1978) 2^28.
7 Un seul ms., British Museum (Add 27031, du xvf s.). Edition récente: E. G.

c\àe١ Targum Pseudo-Joithan of the Pentateuch: Te*t and Concordance (J\o١٥‫؟‬kv١


NJ 1984). L’abréviation de Tg Yérashalmi est dans les mss T"y (‫)ת״י‬. Comme il existe
un Targum des prophètes attribué à Jonathan- ben Uzziel, on a cru que le yod désignait
aussi cet auteur. Après reconnaissance de !’erreur, on parle de 7‫>׳‬،i،é‫־‬Jonathan" ٠
8 On en trouvera une édition critique et une traduction dans M. L. Klein, 77،*
Fragtnent-Targums ofthe Pentateuch according to their Extant Sources (Rome 1980).
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riche en traditions‫ ؛‬mais aussi le plus dangereux, parce, qu’il faut tout un
travail de recoupement pour y déceler les traditions exégétiques vraiment
anciennes.
ً Targum Néofiti semble le témoin le plus ancien du TP. Le manus-
‫ﻣﺎ‬
crit est daté de 15049. *Les
* gloses marginales et interlinéaires laissent en-
tendre que les copistes ont travaillé au moins à partir de trois recensions.
L’ensemble peut dater du 2' siècle, sauf retouches rabbiniques et influence
linguistique certaine de O. Quand les rabbins palestiniens citent le targum,
ils le font à partir d'une recension très proche de N.
D’aucuns s'efforcent à bon droit d’établir une genèse des recensions
targumiques de la Torah‫ﻫﺎ‬. Cependant, en raison du phénomène oral du
targum, n’imaginons pas un texte originaire fixe, mais Seulement un lot
de traditions interprétatives anciennes. En outre, les diverses recensions
ont pu se croiser entre, elles et subir un réalignement linguistique sur O.
De toute façon, on ne saurait juger de !’antiquité d’une tradition particu-
libre de lecture que par des recoupements critiques avec d’autres sources
juives.

b) Les targums des prophètes et des écrits.


On connaît un targum des Prophètes attribué à Jonathan ben Uzziel, un
disciple d’Hillel (1“ siècle). En fait, ce targum a une histoire proche de
celle de O. Il est rédigé à Babylone entre le 3* et le 4* siècle. Mais, pour
le fond, la langue est antérieure à 135 et certains matériaux sont anciens.
Ce Targum semble assez censuré, quoique plus paraphrastique que O,
surtout pour les passages poétiques. Il,existe des fragments d’un targum
ou de targums palestiniens des Prophètes. Ils semblent correspondre aux
haftarot1' des fêtes. La Palestine aurait 'donc eu un targum des Prophè-
tes plus ancien que celui dit "de Jonathan".
Les targums des Ecrits ont aussi un grand intérêt. Mais ils reflètent
fortement la période rabbinique et paraissent l’oeuvre d’individus plus

‫ ا‬Cf. A. Diez-Macho, Ms. Neophyti I (5 volumes) (Madrid-Barcelona 1968-1976)


(texte et traductions française, anglaise, espagnole).
،٥ Voir le tableau - par R. Le Déaut, Targum à Pentateuque. 1. Genèse,
42.
١١ On appelle haftarà (pluriel haftarot) 1. passage tiré des .Prophètes qui, dans le
service synagogal du sabbat, accompagne la lecture de la Torah.
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libres parce que !’usage liturgique de ces textes est moins assuré. Souvent,
ils passent du targum au commentaire et .attestent donc moins les techni-
ques interprétatives, relativement sobres, qui nous occupent 12.
Le foisonnement des ræensions targumiques reflète !’importance de la
Torah et des -prophètes dans la liturgie synagogale. On constate aussi un
mouvement pendulaire, selon les époques, entre les besoins d’une traduc-
tion rigoureuse ou, au contraire, d’une paraphrase enrichissante 12. De
ce point de vue, !’histoire du targum ressemble jusqu’à un. certain point
à celle des versions grecques. La Septante a subi des révisions incessantes
et a pu être précédée de versions liturgiques grecques antérieures !.. Elle
n’est qu’un moment dans l’histoire du passage de la Bible au monde
hellénique. Répétons toutefois .la différence fondamentale: les recensions
targumiques restent flottantes en raison du recours toujours possible au
texte hébreu qu’elles ne songent pas à remplacer. La Septante, elle, se
considère comme la fille ou la soeur, autonome, de la Bible hébraïque‘5.

II. CARACTÉRISTIQUES HERMÉNEUTIQUES DES TARGUMS

Traduire la Bible, c’est !’adapter à un nouveau contexte linguistique,


socioculturel et religieux. Pour les targumistes, c’est dire les choses claire-
ment et canaliser le sens selon des traditions d’interprétation. A la diffé-
rence des apocryphes, le targum ne cherche pas à fonder les positions12 13 14

12 Parmi les targums des écrits, G. Dorival me suggère de feire un sort particulier
au Targum des Psaumes, n est vrai que certaines traditions de ce targum s’avèrent
anciennes, puisque le Ps 68, 19 est cite en Ep 4,8, non selon la Bible hébraïque, mais
selon le targum. Le targum applique ce verset psalmique à Moïse et l’auteur de Ep 4,8
prolonge le targum, par une application christologique. Sur cet exemple, voir J. Potin,
La Fete juive de la Pentecôte (l^Div 65‫ ؛‬Paris) I, 193-197.
13 L’amplification interprétative n’est pas forcément postérieure à un original plus
sobre. La sobriété peut censurer des développements antérieurs.
14 Selon la théorie de P. Kahle, le Cairo Geniza (Oxford 2.(959‫ا‬
‫ وا‬La Lettre d’Àristée à Philocrate (milieu du 2٥ s. avant notre ère) insiste sur la
paternité des anciens venus de Jérusalem à Alexandrie pour traduire la Torah en grec:
la Septante est donc une "fille” de la Torah. Selon Philon d’Alexandrie (Ier s. de notre
ère). Vita Mosis Π, 408‫־‬: "Toutes les fois que des Chaldéens sachant le grec ou des
Grecs sachant le chaldéen se trouvent devant les deux versions simultanément, la
chaldéenne et sa traduction, ils les regardent avec admiration et resect comme ‫־‬deux
soeurs, ou mieux, comme une seule et même oeuvre..."
DS VERSONS BIBLIQUES ANCIENNES À LEURS ARTISANS 321-

théologiques d’un groupe particulier (tels les Esséniens). Il représente plu-


tôt la religion du "Juif moyen" qui fréquente la synagogue.
Cette approche est importante pour le Nou٧eau Testament. Le jeune
christianisme ٧oulait montrer qu’en son sein s’accomplissaient les promes-
ses de ‫’؟‬Ecriture. Cette prétention devait s’appuyer sur une exégèse fami-
‫״‬ère aux oreilles du peuple, celle précisément que reflète le targum dans
ses procédés, regroupés ici sous quatre rtibriques. Us valent aussi, dans
une certaine mesure, pour les tratlucteurs de la Septante.

\. Faire comprendre le texte à un auditoire de gens simples


1) Dans ce but, le targum améliore une syntaxe peu claire, comme le
fait la Septante. Mais il supplée aussi à ce qui paraît trop elliptique. Ainsi,
découvrant la disparition de Joseph, Ruben s’&rie: "L’enfant n’est plus
là! Et moi, où vais-je aller?" (Gn 37, 30). PsJ ajoute: "Comment pour-
rons-nous revoir la face de mon père?"
2) Le targum interprète les mots et expressions jugés obscurs, en s’ins-
pirant de passages parallèles ou en jouant sur l’étymologie.
Selon Gn 1,2, "la terre était tohu m bohu”. La LXX rend ces termes
par άό^τος καί άκατασκευατος, "invisibleet inorganisé", des voca-
bles de saveur philosophique ‫؛‬٥٠ Le Pseudo-Jonathan s’en tire autrement:
"\‫ ة‬terre É. c..١, privée d'hommes et vide de tout animal." Up«taç\vt٩-
se s’inspire de Jr 33,10 parlant "d’une ruine, sans hommes ni bêtes".
Selon Gn 4,16, Caïn: "séjourna sur la terre de Nod, à l'orient d’Éden".
N traduit: "il habita la terre, exilé et vagènd, à ،’orient d’Éden." Le
targumiste joue sur la racine nwd (filir) que l’on trouve en Gn 4,12.14.
Ce jeu sur l’étymologie n’est pas absent de la Septante, à la différence,
d’autres versions grecques plus hébraisantes. Par exemple, le titre divin
El Shadaï embarrasse les traducteurs. La Septante de Job coupe le mot en
deux: elle comprend ‫די‬-‫ש‬, "qui suffit". Elle traduit par Ικανός, "suffi-
sant", soulignant ainsi la transcendance de Dieu "qui subsiste en soi".
3) Le texte biblique étant lu dans un contexte de foi, le targum doit
parfois rendre le sens plus "orthodoxe".
En Gn 20,13, Abraham dit: "Quand Elohim m’a fait errer loin de la
maison de mon père." Mais le verbe hébreu est au pluriel et les auditeurs

'٥ Voir 1، note de M. HI dens L· Bible d’Alexandrie. I. La Genèse (Paris 1986)


87.
322 ECTUDIOS BÍBLICOS - c. Tassin

pourraient entendre un sens polythéiste:. "Quand les Elohim m'ont fait


errer." La Septante a vu le problème. Elle a changé le verbe "errer" en
"faire sortir", au singulier, comme en Gn 12,1. Elle voit donc dans cette
phrase une-allusion à l'appel d’Abraham. Toutes les recensions targumi-
ques corrigent aussi le texte. Notons le choix du PsJ: "Quand les adora-
teurs d’idoles cherchèrent à m’égarer, je sortis de la maison de mon
père". La référencé n’est pas la vocation d’Abraham, mais la tradition
d’un Abraham qui découvre le monothéisme‘‫ ًا‬.
Même réflexe orthodoxe en Ex 4,24: "Il advint qu’en route,, à !étape,
à la halte, le Seigneur (N: un ange de devant le Seigneur; Ps J: range du
Seigneur; LXX: άγγελος κυρίου) chercha à le [Moïse] faire mourir." Si
la lettre du texte va contre le contexte, on peut même traduire 1‫ ؟‬contraire.
En Ex 33,3, "Je ne monterai pas au milieu de toi", dit le texte hébreu. O:
"Je ne retirerai pas ma Shékina du milieu de vous." La Septante, toujours
plus sobre, n’a pas suivi ce contre-pied.
4) Par souci de clarté, le targum tend à donner immédiatement le sens
concret d’une métaphore. Ainsi !’expression récurrente "la main levée'’
pour parler de la sortie d’Egypte se voit souvent rendue dans le targum
par le participe libérés (‫ )פריקין‬et complétée par !’expression "la tête
découverte" ‫״‬. Ainsi dans le targum de Nb 33,3: "Les enfants d’Israël
sortaient [hébreu: la main levée] libérés, la tête découverte. ‫ ״‬En Lv 26,
13, N emploie ce participe au début du verset, tandis qu’à la fin, embar-
rassée par !’hapax hébreu ‫( קוממיות‬la tête haute?), la LXX traduit, dans
le même sens, μετά παρρησίας ،٥٠ Qn voit comment se forge un cliché
synagogal que R. Le Déaut caractérise comme une "épithéte homéri-
que" et que l’on est en droit de voir sous !’expression de Paul en 2 Co
3,18: "Nous tous, le visage dévoilé..." “

I’ Cf. Apocalypse d'Abraham !1 (1-2° s. de notre ère?): ‫״‬Un jour que je rabotais
les dieux de mon J^re Térah et de mon frère Nahor, je me demandais lequel d’entre
eux était vraiment un dieu fort..." Comparer leZivr،‫ ׳‬des Antiquités bibliques du Pseudo
Philon, ch. 6 (1” s.).
‫ ا‬Voir-R. Le Déaut, Targum à Pentateuque. 1. Genèse, 365, note 9.
19 Dans La Bible d’Alexandrie. Le Levitique (Paris 1988), P. Harlé et D. Pralon
traduisent ]’expression par "en toute liberté".
2° Dans le contexte immédiat, 2 Co 3,12, voir le mot παρρησία.
DES VERSIONS BIBLIQUES ANCIENNES À LEURS ARTISANS 323

‫ ׳‬. ‫ ﺗﻤﺎ‬targuro est porté a la glose


1
1) Toujours soucieux d’une compréhension immédiate, le targum
devance les questions que !’auditeur pourrait se poser. D’où vient, après
le déluge qui a tout détruit, la vigne que Noé plante en Gn 9,20? Réponse
du PsJ: "Il trouva un cep de vigne que le fleuve avait entraî'né du jardin
d’Eden."
2) Le targum peut éclairer un passage par des allusions historiques. En
Dt 30,12-13, N commente le verbe monter: "Ah! si nous avions quelqu’un
comme Mo'1'se le prophète qui monterait au ciel", puis le verbe descendre:
"Si nous avions quelqu’un comme Jonas le prophète, qui descendrait dans
les profondeurs de la grande mer et nous la remonterait." En Rm 10,6-8,
Paul semble connaître la tradition et !’appliquer au Christ.
3) Le targum actualise les noms propres et le cadre culturel. Ainsi, les
listes géographiques modernisent les noms. Les targums de Gn 10 évo-
quent !’Italie, la Germanie, la Macédoine. Contre d’autres versions
grecques plus hébra'isantes, la Septante joue sur cette modernisation. En
Gn 41,45 Putiphar est prêtre de On (de Tanis en N et PsJ). Dans la
Septante, Pétéphrès (Putiphar) est prêtre de Héliopolis.
Le targum fonctionne dans le monde palestinien, milieu natif de la Bi-
ble, tandis que la Septante fonctionne en milieu hellénistique et doit pro-
longer !’acculturation targumique. En Is 19, 2, Dieu dit, dans le texte hé-
breu: "J’exciterai les Egyptiens les uns contre les autres..., royaume
contre royaume". Ce qui devient, dans la Septante: "Les Egyptiens s’exci-
teront les uns contre les autres..., nome contre nome". Parmi les choses
insatiables, toujours inassouvies, le livre des Proverbes (30,16) énuméré
"le shéol, le sein stérile, la terre non gorgée d'eau". La Septante s’enrichit
d’adaptations culturelles: "LHadès, la passion (έρως) d’une femme, le
Tartare..."
En revanche, la Septante ignore une autre tendance targumique, à
savoir le baptême des anonymes. Ainsi, en PsJ Ex 1,57,11 ‫ ؛‬les mages é-
gyptiens, adversaires de Mo'íse reçoivent les noms de Jannès et ‫ل‬ambrés.
La tradition est ancienne, puisque, en 2 Tm 3,8, on retrouve ces per-
sonnages comme le type des hérétiques corrupteurs. Pour bâtir de tels ty-
pes, le targum ne craint pas !’anachronisme. Le 2٥ livre des Chroniques
(18, 33) rapporte ainsi la mort d’Achab: "Un homme fun soldat araméen
dans le contexte! banda son arc... et atteignit le roi d’Israël." Ceci devient
dans le targum: "Naaman, chef de l’amée du roi d’Aram tira de !’arc..."
324 ECTUDIOS BÍBLICOS - c. Tassin

C’est là un trait populaire du r&it oral dont s’abstient une.oeuvre pro-


prement littéraire telle que la Septante, mais qui joue peut-être quand les
évangiles nomment un ‫ل‬aire, un Malchus, un Bartimée ou un Zachée.

‫ﻵ‬. Le targum dre projlt de la moindre particularité du texte


L’auditoire de la synagogue aime le merveilleux et les traits réalistes.
.Ainsi Nb 11,31 dit du vol des cailles au désert: "Il y en avait aussi loin
qu’un jour de marche de part et d’autre du camp, sur une épaisseur de
deux coudées au dessus du sol." Le PsJ surenchérit:
...et ‫ ة‬près d’un jour de marche au nord et ‫ ة‬près d’un jour de marche au
sud; elles volaient ‫ ة‬une hauteur de deux coudas, et l’on pouvait marcher
parmi elles jusqu’au nombril, pour qu’ils ne se fatiguent pas tout en les
ramassant.

Bien sûr, rien de tel dans la Septante. Mais la tendance à amplifier les
merveilles de l’Exode est ancienne, puisque Sg 16, 21ss dit déjà, sur un
ton plus cultivé, que la manne "s’accommodait au goût de celui qui la
prenait et se changeait en ce que chacun voulait...2‫أا‬
En Gn 39,1, Putiphar est présenté comme "eunuque de Pharaon", un
titre en usage dans les cours orientales. La Septante s’en tient là. En
revanche, le PsJ prend le mot au sens physiologique et se permet un
commentaire gaillard: Potiphéra a voulu abuser de Joseph. Aussitôt, Dieu
le punit: "Ses testicules se desséchèrent, et il devint eunuque." Le tàrgum
s’adresse à la mentalité populaire des synagogues judéennes ou galiléennes
0Ö l’homéliaste commentera cette glose, dans un sens moralisant évident.
Cette truculence n’est pas de mise dans la Septante qui, texte écrit livré
à des yeux grecs, entend présenter à la grande Alexandrie une image
digne et sérieuse de la communauté juive.

‫ ات‬Cf. R. ‫ﻣﺎ‬
ً Déaut, "Première Pâque en terre promise (Jos 5)": Assemblées à
Seigneur 17 (1969) 52-57; "Une aggadah targumique et les murmures de Jn 6": Bib 51
(1970) 80-83. PsJ Ex 16,4 fait écho ‫ ف‬la tradition de la manne créée et cachée dés la
création: "Je vais vous faire descendre du pain du ciel qui a été mis en réserve pour
vous dés !’origine". Comparer Ap 2,17.
DES ٧ERSIONS BIBLIQUES ANCIENNES À LEURS ARTISANS 325

‫ه‬. Le targi considère la Torah et les prophètes comme une unique


réflation
1) Le targum proche volontiers à une herméneutique analogique 22.
Par, accrochage de mots, il Claire un texte par un passage du même livre
ou d’un autre livre biblique. Dans le texte hébreu, la bénédiction sur Juda
donne ce vers: "Il lave son vêtement dans le vin, son habit dans le sang
des raisins" (Gn 49,1 Ib). Le targum transforme cette promesse de prospé-
rité en une prophétie .de la victoire du Messie sur ses ennemis: "Il rougit
les monts du sang de leurs tués... ses vêtements sont baignés dans le sang,
‫״‬.ressemble au fouleur de raisins" (N). Les expressions viennent de Is
63,23‫־‬: "Pourquoi ce rouge à ton manteau, pourquoi es-tu vêtu comme
celui qui foule au pressoir... Je les ai piétinés dans ma firreur, leur sang
a giclé sur mes habits, et j'ai taché tous mes habits." Cette contamination
herméneutique se comprend, puisque Is 63,1-6 était la haftarà de Gn 49,
le passage prophétique qui accompagnait à la synagogue la lecture de Gn
49. Mais cela signifie aussi qu’on donnait à Is 63,1-6 une interprétation
messianique 2‫ل‬.
Même si la pratique de la haftarà prophétique n’existait pas à Alexan-
drie٩ cette herméneutique analogique existe dans la Septante. En Is 48,
le verset 21 s’achève par ces mots: "Il fendit le rocher.et les eaux jailli-
rent". La Septante prolonge ainsi le texte: "Le rocher se fendra et l’eau
j.aillira, et mon peuple boira ‫״‬. La fin vient d’Ex 17, 6 (LXX); elle ampli-
fie ainsi le caractère d’accomplissement du nouvel Exode promis. En Gn
37, 28, on dit de Joseph: "Us le vendirent pour vingt sides d’argent". Le
PsJ ajoute: "avec lesquels ils achetèrent des sandales". L’ajout vient d’Am
2,6: "Us vendent le juste à prix d’argent et le pauvre pour une paire de
sandale". Mais cette tosefta (ajout) suppose une exégèse qui fait de Joseph
le type du Juste persécuté.

22 L'expression vient de L Koenig, L’henâeutique analogique du jàïsnw


antique d*après les tétnoins textuels æisaïe (Supplements to ٧etus Testamentum 23‫؛‬
Leiden 1982). Je préfère son expression à celle ”d’aimantation textuelle” qui rend
moins compte d’un prroessus conscient d’interprétation.
23 Cf. P. Grelot, ”L’exégèse messianique d’Isaïe LXIII, 1-6”: RB 70 (1963) 371-
380. Le targum interprète le V. 5 comme visant la rétribution. Serait-ce une censure
rabbinique anti-messianique?
24 C’est l’avis de Ch. Perrot, ”La lecture de la Bible dans la diaspora hellénisti-
que”: Étàs sur le Jàïsme hellénistique, 128.
326 ETUDIOS BÍBLICOS - c. Tassin

Signalons, dans la Septante, un exemple aussi curieux d’aimantation


textuelle. Annonçant le grand pèlerinage des peuples, Za 8,21 déclare:
"les habitants d’une (ville) iront vers !’autre, en disant: allons supplier la
face du Seigneur..." Mais nombre de témoins de la Septante ont cette le-
‫؟‬on: "les habitants de cinq villes iront ensemble (συνελ^υσονται) vers
une seule ville..." Le mouvement convergeant des pèlerins ‫־‬est souligné
par le changement de verbe. Mais d’où vient cette "pentapole" étrangère?
Sans doute dis 19,18 (LXX): "Ce j0ur-là, il y aura cinq villes, en Egyp-
te, parlant la langue cananéenne et prêtant serment par le nom du Sei-
gneur; Πόλις-ασεδεκ 25 s’appellera la première ville." Dans la logique
de la Septante, ce nom propre, "ville de justice", semble désigner Jèrusa-
lem.
Dans les promesses de longévité dis 65, 22, .on lit: "Comme les jours
de l’arbre (seront) les jours de mon peuple." Recourant spontanément au
récit des origines, le targum et la Septante s’accordent pour traduire:
"Comme les jours de !’arbre de vie seront les jours de mon peuple." Cet
ajout, d’une part, semble l’indice d’une croyance plus marquée en la ré-
surrection. D’autre part, il fait sans doute écho aux spéculations sur la res-
tauration de l’Éden et de l’arbre de vie au dernier jour. Citons, dans la
littérature hênochienne, le Livre des Veilleurs, qui remonte au moins au
début du 2' siècle avant notre ère:
Quant à cet arbre odoriférant (...), son frilit sera donné aux justes et aux
humbles, aux élus, en vue de la vie comme nourriture. Il sera transplante
dans un lieu saint, près de la maison de Dieu, roi étemel ٩

2) L’actualisation tient compte des nouvelles sensibilités religieuses: On


parle de Dieu avec plus de révérence, on atténue .les anthropomorphismes.
Mais les nouveaux clichés employés dans ce but deviennent à leur tour de
nouveaux thèmes théologiques.
Après la troisième plaie (Ex 8,15), les mages égyptiens s’écrient:
"C’est le doigt de Dieu ‫״‬. Chaque fois qu’intervient ce cliché, N le trans-
pose ainsi: "le doigt de Impuissance de devant le Seigneur. ‫ ״‬Ce stéréotype

25 Voir le apparats critiques du grec pour ce nom. En hébreu, notre texte massorC-
tique a "vdle de la destruction (‫ ;״)הרס‬Qumrân (rouleau a) a "ville du .«)¿*‫״)חרם( اً;׳‬:
est-ce Héliopolis? Ou le temple juif égyptien de Léontopolis que condamneraient ici les
Massorète?
1 Hén 24, 4-5, trad. P. Grelot.
DES versions bibliques anciennes à leurs artisans 327

allie donc le doigt divin à sa puissance. Or, selon maintes traditions, la


puissance divine est liée à VEsprit. On comprend alors !’alternative de la
tradition évangélique: "Si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les
démons" (Le 11,20)‫" ؛‬Si c’est par VEsprit de Dieu... m (Mt 12,28).
La Septante, elle, ne craint pas d’évoquer le doigt de Dieu. On la sait
sélective dans sa chasse aux anthropomorphismes. Elle n’écarté que les fi-
gures qui attenteraient à la philanthropie divine et on cite à !’envi Ex 15,
.3 où le Seigneur, "homme de guerre", devient "briseur de guerre" dans
la Septante27.
Le targum palestinien évite de dire crûment que le Seigneur a fait ou
dit telle chose. Souvent on trouve: "la Parole du Seigneur" flememrad’A-
donar) a fait,, a dit... Ce procédé révérencieux s’inspire d’une théologie
synagogale de la Parole créatrice et surtout rédemptrice 2‫؛‬. Ainsi l‫؛‬t-on
en N Gn 1,1: "Dés le commencement, le memra d’.Adonaï, avec sagesse,
créa et acheva les cieux et la terre." Dès lors, le Logos grec n’est sans
doute pas le seul terreau du Prologue deJn 1. Il faut compter aussi avec
la tradition du memra synagogal.
Selon Ex 24, 10, au Sina'i, les anciens "virent le Dieu d’Israël". "Ils
virent la gloire du Dieu d’Israël", disent les targums. Et la Septante: "Ils
virent le *'w où se tenait ‫ ذا‬le Dieu d’Israël." Dans le targum comme
dans la Septante, remplacer Elohim par les anges (cf. Ps 8,6) ‫׳‬est une des
solutions pour éviter les relents polythéistes ou !’attribution à Dieu
d’actions estim&s indignes de lui.
3) Les catastrophes de 70 et 135 obligèrent le judaïsme à se recentrer
de manière défensive sur son identité. Avant cela, le targum manifeste
plutôt des signes d'ouverture”, témoin la tosefta de Gn 21,33 en N:
Abraham planta un jardin à Bersabée et y plaça 'de la nourriture pour les
voyageurs. Or il arrivait qu’après avoir mangé et bu, ils voulaient lui
donner le prix de ce qu'ils avaient mangé et bu. Mais 1‫ ؛‬leur disait: "Ce* 29

” Mèmè phénomène en Is 42,13. Hébreu: "Y-, comme un héros, sortira;


comme un homme de guerre, ‫ ﻻ‬éveillera son ardeur." LXX: "‫ ﻣﺎ‬Seigneur, Dieu des
glissances, sortira et brisera la pierre, ‫ ﻻ‬éveillera son ardeur..."
٥ a. ‫دأ‬. Ik-leotv, Dios Palabra,'Memra en los Targumim del Pentateuco
(Granada 1974).
29 M. Harl signale que cette ouverture se retrouve dans la Septante des ΧΠ Prophè-
tes.
328 ECTUDIOS BÍBLICOS - c. Tassin

que vous mangez vient de Celui-qui-a-parléet-Ie-monde-fiit." Et ils ne,


partaient pas de là qu’il ne les e٥t convertis et qu’il ne leur eût enseigné à
rendre gloire au Seigneur du monde.

De même et plus encore, on souligne les coups de pouce universalistes


de la Septante. Les traducteurs profitaient de la graphie voisine des termes
hébreux Edom ou Aram pour lire Ak, l’homme (άνθ^ος) et souli-
gner ainsi la philanthropie de Dieu, un thème cher à l’auteur du livre de
la Sagesse. Laissons de côté !’exemple classique, Am 9,11-12, où "le
reste d’Edom" devient "le reste des hommes", un écart exploité par Luc
en Ac 15, 16-17. On lit en Za 9,1: "Au Seigneur sont l’oeil d’Adam et
toutes les tribus d’Israël." On doit corriger par "l’oeil d’Aram", c'est-à-
dire Damas, la capitale d’Aram. La Septante, elle, veut effectivement lire
"Adam" et donner au texte une portée universaliste^: "Le Seigneur a
l’oeil sur (έφορς،) les hommes et sur toutes les tribus d’Israël", Par ce
verbe. Dieu devient de quelque manière le concurrent de Zeus 5'.
Il arrive .même que la Septante intègre !’expérience du prosélytisme,
c’est-à-dire !’intégration de païens désirant se faire juifs. L’hébreu d’Is 54,
15 proclame ceci; "Voici qu’on attaque, on attaque (‫)גור יגור‬, nullement
de par moi; qui t'attaque, à cause de toi tombera." Profitant de !’autre
racine ‫גר‬, séjourner, avec le substantif gêr qui prendra le sens de posély-
te, la Septante trad-uit ainsi le verset: "Voici que des prosélytes s’appro-
cheront (πρ^ελ^ύσονται) pour toi, grâce à moi *2 et en toi se réfijgie-
ront (καταφεύξονται)" 33. * 31 *

‫ ﻫﺎ‬Le verset de la LXX présente des écarts intéressants: Αημμα λόγου κυρίου έν
γη Σεδραχ καί Δαμασκού θυσία αύτου διότι κύριος έφορς، ανθρώπους καί πάσας
φυλάς τού ”Ισραήλ· Je Iis un parallélisme chiastique: "l’oracle de la parole du Seigneur
est sur la terre de sedrach, et son sacrifice (son culte) à Damas". Le traducteur à lu
‫( מנחה‬offiande) au lieu de ‫( מנוחה‬repos), d’où (hÉ. La terre de Hadrak (une capitale
provinciale du nord de la Syrie) devient la terre de sedrach (par homophonie) sans
doute à partir du héros de Dn 2,49. En ce cas, !’expression veut évoquer la Babylonie.
31 Cf.,ilectre,
Sophocle, par ‫؟‬emple,
175. Ζεύς Ος έφορς( πάντα, (Zeus qui a l’œil sur toute chose),

2‫ و‬II y a là un 'al tiqrey (‫״‬ne lis pas”) -procédé de !’herméneutique juive- qui,
niant ici la négation, prend le contre-pied de !’original.
33 Cf. LXX Za 2,15: καί καταφεύξονται έθνη πολλά έπί τΟν κύριον έν τη ήμέρα
έκείνη. L’expression annonce la formule rabbinique caractérisant la démarche du
prosélyte: ”Se réfogier sous les ailes de la Shékina.” La version censurée duTargum
des Prophètes o^re plutôt un recentrage en Is 54,15‫” ؛‬Voici que les exilés de ton
peuple seront vraiment réunis vers toi, à la fin. Les rois des jupies qui se sont réunis
DES VERSIONS BIBLIQUES ANCIENNES À LEURS ARTISANS 329

Cette tradition de !’ouverture ne fait pas oublier aux traducteurs la


théologie de !’élection d’Israël. En Is 19, 25, dans Ihébreu, Dieu pronon-
ce la bénédiction la plus ouverte possible: "Béni soit mon peuple,
!'Egypte! Et l’oeuvre de mes mains, Assur! et mon héritage, Israël!"- La
Septante se montre plus prudente "Béni soit mon peuple qui est en
Egypte, et qui est chez les Assyriens, et mon héritage, Israël."
4) Un des moyens dont use le targum pour intégrer dans le texte une
tradition interprétative est le procédé de la double traduction. Selon Gn
3,21, "Le Seigneur Elohim fit pour Adam et pour sa femme des tuniques
de peau (‫ )עור‬et les vêtit". Mais, en hébreu, le mot "peau" a un homo-
phone: ‫אור‬, "lumière". Le Néofiti traduit en conséquence deux termes:
"Le Seigneur Elohim fit pour Adam et pour sa femme des vêtements de
gloire pour la peau de leur corps, et il les vêtit." Ce coup de pouce
midrashique veut voir dans le geste divin le premier signe du rachat et du
salut".
La Septante connaît ce procédé“. En Dt 33,2, le sens du texte hé-
breu est quasi désespéré. Citons la restitution de la Bible de Jérusalem:
"Pour eux il est venu depuis les rassemblements de Codés -mais 1’hébreu
a ‫ —קרש‬depuis so.n midi jusqu aux pentes." La Septante utilise ici le pro-
cédé de double traduction. Elle garde le sens géographique, "avec les
myriades de Kadès"; mais, reprenant le mot ‫קרש‬, "saint", elle voit là la
présence des anges, "des anges avec lui". Elle s’inspire sans doute d’une
tradition ancienne qui entoure le don de la Loi au Sinaï d’une escorte
d’anges".

FF t’opprimer, Jérusalem, seront jetés au milieu de toi. "


34 Le targum, en sa recension actuelle, est plus restrictif encore: ”Béni soit mon
peuple que j’ai fait sortir d’Egypte. Parce qu’ils péchèrent devant moi, je les exilai en
Assyrie, et maintenant qu’ils se repentent, ils sont appelés mon peuple et mon héritage,
Israël.”
35 Dans le livre des Paraboles d’Hénoch (Γ s.‫)؟‬, cette vêture est accordée aux élus
lors du jugement: ”Les justes et les élus seront relevés de terre, ayant cessé de baisser
le visage, et revêtus d’un vêtement de gloire. Que ce soit là votre vêtement, le vêtement
de la vie que donne le Seigneur des Esprits” (1 Hen 62,15-16).
36 Selon M. Harl, le phénomène de la double traduction dans la LXX, spécialement
dans la recension antiochienne, est l’indice de !’intervention de deux t'raducteurs. Il n’en
va pas de même, me semble-t-il, dans le targum.
37 Voir la discussion de c. Dogniez et M. Harl, dans La Bible ¿¡*Alexandrie. Le
Deutéronome (Paris 1992) 3438.
330 ECTUDIOS BÍBLICO - c. Tassin

III. SEPTANTE, TARGUM ET NOUVEAU TESTAMENT

Répondant au beoin de transmettre aujourd’hui le texte sacré, le


targum, disions-nous, crée des traditions interprétative‫ ؛‬mais se référant
souvent à une compréhension du texte déjà admise, le targum est aussi le
miroir des tratlitions anciennes, dont certaine ont déjà leur équivalent
dans le livre des Jâlés (2، siècle avant notre ère). La Septante entre
aussi, à un certain degré, dans ce jeu interprétatif.
On me reprochera à bon droit, pour ce qui regarde la Septante, de n’a-
voir pas d'abord opéré un travail de critique textuelle. Mais je me suis in-
terdit cette démarche, mon propos étant de montrer qu’à un stade ou
!’autre de !’histoire du texte de la Septante, les techniques dont j’ai donné
des exemples ont joué.
Pour finir, il faut situer brièvement le Nouveau Testament dans ce ca-
dre herméneutique. Si l’on admet que les auteurs du Nouveau Testament
citent généralement la Bible selon la Septante, on observe aussi qu’ils ne
restent pas passifs devant le texte de la Septante. En outre, les évangiles
ne sont pas nés à Alexandrie, mais, en Palestine. En conséquence, on doit
s’attendre à une influence sur' eux du targum, même s’il n’existait alors
que peu de targums écrits. On ne doit pas raisonner en termes de dépen-
dance littéraire, mais dans la perspective d’une dépendance de traditions
et de techniques interprétatives communes.

1. Targum et Nouveau Testament


a) Une analogie de pratiques ‫؛‬interprétatives.
Si le targum révéle les techniques anciennes d’interprétation de l’Écri-
ture, nous percevons mieux comment opèrent les auteurs du Nouveau Tes-
tament. En expliquant, le targum crée des traditions. Ainsi, la synagogue
01 une lecture targumique du puits/rocher mobile du désert“ qui
s’intégré au sens mèmè du texte biblique. Paul prolonge cette tradition par*

* Voir les diverses recensions du targum en Nb 21,16-21, résumées par le livre


des Mquites bibliques (1‫ ״‬siècle) 10,7: "il fit sourdre un puits d’eau qui les sui٧ait
(consequentis eduxit eis).”
DES VERSIONS BIBLIQUES ANCIENNES À LEURS ARTISANS 331

son accomplissement chrétien: "or ce rocher, c’était le Christ" " (1 Co


10,4).
Mais il y a plus. Les actes et les paroles du Christ prenant un sens
sacré pour les premiers chrétiens, une tradition vivante se développe qui
se comprend encore sur 1 arrière-fond des procédés targumiques. Comme
le targum a une propension à la glose, à !’explication, de même les expli-
cations allégoriques des paraboles de l’Ivraie, du Semeur. Le targum,
disions-nous, tend à amplifier le merveilleux. Ainsi de la guérison d'aveu-
gles, dans les Synoptiques, on passe à la guérison de !’aveugle-‫ ¿״‬en Jn 9.

b) Des formules.
Certaines sentences ou stéréotypes des évangiles ne peuvent provenir
que du targum, dans la mesure où ces formules n’apparaissentplus dans
la littérature rabbinique ultérieure.
À N Gn 49, 25 (Rachel parlant de Joseph): "Bénis les seins que tu as
sucés et les entrailles où tu as reposé", on comparera Le 11,27: "Heureux
le ventre qui t’a porté et les seins que tu as sucés." A N Gn 38,25 (à pro-
pos de Juda et de Tamar): "De la mesure dont l’homme mesurera, on me-
surera pour lui, soit une bonne mesure, soit une mauvaise mesure", corn-
parer Mt 7,2: "Du jugement dont vous jugez, vous serez jugés et de la
mesure dont vous mesurez, on mesurera pour vous." Dans le targum,
"goûter la coupe de la mort", exprime la condition mortelle de l’homme,
comme en N Gn 40,23: "les fils d’hommes qui meurent et goûtent la cou-
pe de la mort". Comparer Mc 10,38 et 14,36. Le targum a donc assorti
le texte biblique de sentences bien frappées, passées en proverbes dont le
Nouveau Testament atteste !’antiquité. Répétons-té, la reprise néotesta-
mentaire de ces stéréotypes n’est pas une dépendance des targums écrits,
mais le signe d’une approche de !’Ecriture qui a déjà forgé des expres-
sions actualisant le sens.

c) Des traditions.
Le targum tend à typer les personnages^. En PsJ Gn 4,1, Caïn est

‫ ال‬Comparer, à Qumrân, Le Document de Damas: "‫ ﻣﺄ‬puits, c’est la Torah” (CD


I.
40 ‫ ﻣﺎ‬NT partage cette tendance. Une typologie de Thomas se dessine en Jn 11,16;
332 ESTUDIOS BÍBLICOS ‫ ־‬c. Tassin

conçu de Sammaël, lange mauvais, d'où ses mauvaises dispositions,


tandis que Abel est né d’Adam.*. Comparer Jn 8,44: Jes Juifs sont les
fils diaboliques de Cain, type de l’impie homicide. Le texte biblique ne
peut pas servir cette typologie, mais seulement le targum qui fait de Caïn
le type du méchant. Quel Abraham connaît saint Paul pour qu’il fasse du
patriarche !’archétype des païens convertis? Celui de la Bible nue ou celui
que Dieu a tiré de !’idolâtrie selon certaines traditions targumiques?‫״‬
"Vous avez entendu parler de la constance (ύπομονή) de Job", dit Je
5,11. La Bible ne donne pas cette impression. Cette notation vient-elle des
retouches de la Septante, du Testament de Job ou d’un targum?
On pourrait ajouter d’autres sortes de typologies issues du targum.
Quand Jésus proclame "les choses cachées depuis la fondation du monde"
13,35 ‫)י‬, il s’agit bien s٥r de la révélation des mystères du Royaume
des cieux. Mais c’est peut-être aussi le contre-pied de la tradition targumi-
que: "Elohim acheva, le septième jour, l’oeuvre qu’il avait faite et les dix
choses qu’il avait créées au crépuscule" (PsJ Gn 2,2). Le catalogue de ces
dix choses varie". Il inclut la manne, le bâton de Moïse, le bélier
d’Abraham, l’Éden, planté "pour les justes, avant la création du monde"
(PsJ Gn 2,8).
De telles comparaisons demandent une critique historique prudente.
Mais ces points de contact sont souvent !’émergence de tout un univers
théologique qui enrichit le texte biblique du point de vue messianique, es-
chatologique, ou accentue la transcendance divine. Rappelons que le tar-
gum se refose à parler sèchement de Dieu. Il évoque la parole de Dieu
(memrâ), sa présence (shekintâ) ou sa gloire (yeqarâ). La terminologie en-
gendre à son tour une réflexion théologique, et l’on trouve en Jn 1,14
cette triple équivalence: "Le Verbe (memrâ) s’est fait chair, il a demeuré
(shekintâ) parmi nous et nous avons vu sa gloire (yeqarâ)."

14,5; 20,24-28.
4' Sur les dévelop^ments de ce midrash, voir E. E. Urbach, Les Sages d’Israël
(Paris 1996) 178.
42 Voir Le Jàïsme de ('£«،7 au temps de Jésus (Cahiers évangile 55: Paris 1986)
encadr، p. 68.
45 Cf., par exemple, Pirke Abot, 5,9(6).
DES VERSIONS BIBLIQUES ANCIENNE À LEURS ARTISANS .333

1 Septante et Nouveau Testament


Le Nouveau Testament“ cite largement la Septante qui, à !’évidence,
a forgé le vocabulaire de la théologie chrétienne parlant de christologie ou
de sotériologie. Ce choix ne relève pas seulement d’affinités linguistiques.
En fait, la Septante intégrait directement dans le texte biblique des pers-
pectives messianiques et eschatologiques qui servaient l'a lecture chrétienne
des Ecritures. Mais rappelons que, face à la Septante, les auteurs du
Nouveau Testament font aussi oeuvre d’interprétation. Quatre exemples
suffiront:
1) Devant le destin du Serviteur souffiant, le poète s’exclame, en Is
53,1: "Κύριε, τίς έπίοτευσεν τη άκοη ημών;" (Seigneur, quia cru à
notre ouï-dire?). Selon la tendance juive, volontiers atomistique dans son
exégèse, il y a une tradition chrétienne interprétative qui arrache ce verset
à son sens natif, à savoir le destin tragique du Serviteur, et qui voit d.ans
cette άκοή (chose entendue ou prêchée) la prédication de Jésus (Jn 12,38)
ou de !’Evangile (Rm 10,16; cf. 15,21 citant Is 52,15 dans le même sens).
2) En Ga 2,16, Paul cite le Ps 142(14.3), 2: "Nul vivant ne serajusti-
fié". Mais il change un mot: "nulle chair ne sera justifiée." Ce mot
"chair" sert sa thèse insistant sur le statut fragile et égocentrique de l’hom-
me qui, juif ou païen, prétendrait trouver sa justice dans ،’observance de
la Loi mosaïque (cf. Ga 3,3). Ainsi, la nouveauté de la révélation chré-
tienne autorise des initiatives exégétiques sur le texte sacré de !’Ancien
Testament.
3) Mattliieu (12,18-21) va plus loin lorSqu’‫ ״‬cite Is 42,1-4. Il remplace
le verbe άντιλαμβάνομαι (soutenir, !'S 42,1) par αίρετίζω (élire) parce
que, en 2 Ch 28, 4.6.10; 29, 1, ce verbe s'applique à Salomon, choisi
pour bâtir le Temple. Or, le contexte, Mt 12,5-6, évoque le Temple et
12,42 voit en JésuS "plus que Salomon". Ainsi les traditions sur Jésus
acquiérent un caractère si sacré qu’elles peuvent même modifier la lettre
du texte biblique“.
4) On dit qu’en Ac 15,16-17, Luc cite Am 9,11-12 selon la Septante.
On devrait signaler aussi les modifications effecteées sur le texte. "En ce
j0ur-là, je relèverai (άναστήσω) la tente tombée de‫ ׳‬David", écrit la

44 Cf. L. v،nar٥, "Citations do 1ΆΤ dans le NT": sbn II, çol. 23-51.
45 Voir mon article, "Matthieu ‘targumiste’? L’exemple de Mt 12,18 (= Is 42,1)":
48 (1^)199-214.
334 ESTUDIOS BÍBLICOS - c. Tassin

Septante. La littérature de Qumrân (4QF10r I, 12-13) atteste que 1’on


conférait à !'expression un sens messianique. Or Luc ٧eut imposer au
texte d'Amos une interprétation ecclésiologique et non christologique. 11
supprime donc'ce verbe, qui pouvait évoquer la résurrection de Jésus, et
lui substitue un autre verbe du contexte: "je reconstruirai"

Au terme, dira-t-οη que le phénomène du targumisme, tellement


présent dans les versions et même dans le Nouveau Testament, équivaut
purement et simplement à une activité midrashique? Oui et non. Non,
pour autant que les traducteurs entendent traduire, servir le texte par leurs
techniques. Oui, parce que leur traduction n’est pas un pur travail littérai-
re. La Bible étant considérée comme nourriture pour une communauté,
c’est toujours la culture et les besoins'de cette communauté que les traduc-
teurs ont à l’esprit, et en ce sens, ils font du midrash, au sein d’une tradi-
tion de lecture. Enfin, on doit toujours rappeler une différence fondamen-
taie entre la Septante et le Targum. La Septante se présente comme le
texte, dans une réelle autonomie par rapport à !’hébreu. Les targums, eux,
restent toujours fluctuants, parce qu’ils ne sont qu’une transmission orale
du sens et qu’on peut toujours les contester en retournant à !’original.
Mais, dans les deux cas, on parle de "versions" et non de "traductions"
dans la mesure où les traducteurs servent autant !’objectif de la vie des
croyants que !'objectivité du texte.

٠ Voir aussi ici à !’oeuvre le procédé d’herméneutique analogique: !’expression


γνωστά άπ'αΐώνος (Ac 15,17) ne vient pas du texte d’Amos, mais dis 45,21: (va
-١, άμα τίς άκσοστά έποίησεν - άπ'άρχης.

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