Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Introduction
Il faut dans un premier temps distinguer ce qu'est la Pentecôte pour les laïcs de la Pentecôte des
laïcs. La Pentecôte est un temps clé du calendrier liturgique, le second en importance après Pâques
pour ce qui est du baptême. C'est aussi un temps de cérémonies qui mettent en avant la fondation,
l'unité et l'inspiration de l’Église 1. Cependant, l'implication des laïcs dans la Pentecôte ne se réduit
pas à une participation à la vie liturgique. Du XIIIe siècle jusqu'à la fin du Moyen Âge, dans les
villes comme les villages, il est courant d'observer durant les trois jours de Pentecôte des
rassemblements s'accompagnant de distribution aux pauvres et qui prennent le nom de charités ou
confréries de Pentecôte ou du Saint-Esprit. Ce patronage se retrouve aussi dans d'autres œuvres
aumônières : hôpitaux, ponts et tables. La Pentecôte des laïcs est donc un temps où s'unissent
assemblée de laïcs et pratique collective de la charité, de manière plus ou moins autonome par
rapport à l'institution ecclésiastique.
L'ampleur de ce phénomène a suscité une importante littérature scientifique se donnant pour but
d'expliquer le sens de ces rassemblements et de ces fondations. La référence à l'Esprit constituerait
une référence utopique permettant aux laïcs de s'assembler dans une lutte contre les pouvoirs
supérieurs, ecclésiastiques ou seigneuriaux2. De cette lecture est née l'hypothèse selon laquelle les
confréries du Saint-Esprit seraient les ancêtres des communes médiévales, avec comme preuve le
fait que dans bien des villes et villages, l'assemblée de la population se fait dans la maison du Saint-
Esprit, lieu de la distribution charitable de la Pentecôte. La pratique de la charité et le partage des
ressources le jour de la Pentecôte ont aussi pu être interprétés comme une fruste appropriation de
l'idée de renouveau apporté sur la terre par l'Esprit-Saint 3 ou encore comme le fruit de l'action des
moines clunisiens guidant un vaste mouvement de renouveau de la charité4.
Malgré leur diversité, ces approches présentent cependant certains points communs : un certain flou
chronologique qui place l'origine du mouvement aux Xe et XIe siècles, pour lesquels nous ne
possédons aucune source sur ce sujet, et l'idée qu'il existerait un sens préalable de l'Esprit-Saint et
de la Pentecôte, plus ou moins mal compris par les laïcs. Sans entrer dans la construction d'une
réfutation qui occuperait l'ensemble de cette intervention, nous allons ici essayer de montrer que le
vaste mouvements des œuvres du Saint-Esprit peut être compris sans en placer l'origine dans un
passé lointain, ni poser une immanence de l'Esprit.
Pour cela il est nécessaire de reprendre la notion d'appropriation : loin de constituer la version
populaire, imparfaite et simplifiée, d'une conception « authentique », l'appropriation laïque de la
Pentecôte doit être comprise comme l'intégration d'une proposition antérieure, produite par
l'institution ecclésiastique et qui, dans le cas qui nous occupe, associe Esprit-Saint et pratique laïque
de la charité. S'il existe une hiérarchie dans la diffusion de cette réflexion, il est impossible d'en
conclure à une hiérarchie de sens, allant de l'authentique au dévoyé. Ainsi, la réflexion théologique
sur l'Esprit-Saint doit elle-même être considérée comme une appropriation savante, dont résulte une
construction, elle-même objet de nombreux débats, associant Esprit et charité laïque. Il s'agit
ensuite de montrer comment cette anthropologie de l'inspiration appropriée aux laïcs est appropriée
par les laïcs.
1 On assiste par exemple à des lâchers de colombe dans l'église en présence de la communauté paroissiale
(GUILLAUME DURAND, Rationale Divinorum Officiorum, livre 6, chap. 107-11).
2 CHIFFOLEAU Jacques, « Entre le religieux et le politique : les confréries en Provence et en Comtat Venaissin à la fin
du Moyen Âge, Le mouvement confraternel au Moyen Âge, École Française de Rome, Rome, 1987 p. 13
3 COULET Noël, « Les confréries du Saint-Esprit en Provence : pour une enquête », Histoire sociale, sensibilités
collectives et mentalités, Mélanges Mandrou, Paris, 1985, p. 217.
4 BERNARD Félix , « Les confréries communales du Saint-Esprit du Xe au XXe siècle », Mémoires de l'académie de
savoie, N° 6, VII, 1963.
ecclésiologique : comment les laïcs peuvent-ils constituer une communauté d'hommes inspirés ? Au
XIIe siècle, pour des auteurs aussi importants que Bernard de Clairvaux, Anselme de Havelberg ou
Hildegarde de Bingen, l'inspiration est une condition nécessaire à la réforme de l'institution
ecclésiastique. La question de l'inspiration des laïcs leur accorde ainsi une dimension apostolique de
fondation, ou refondation de l’Église et il est donc nécessaire de présenter préalablement le lien
établi au XIIe siècle entre inspiration et réforme, entre renouveau apostolique et idéal institutionnel.
Défendant la multiplication et la diversité des formes de vie religieuse, Anselme de Havelberg
modifie la citation de 1 Cor 12, 11 de la manière suivante : « En toutes ces choses, si divines, si
bonnes, en diverses époques et en divers ordres, œuvre un même esprit »5. La diversité des dons
devient donc diversité des ordres et succession chronologique. Or cette succession est présentée par
Anselme comme un progrès produit par l'inspiration, la dernière génération d'hommes spirituels –
représentées par Norbert de Xanten et Bernard de Clairvaux – égalant presque les apôtres et ayant
pour mission la réforme finale de l’Église avant la fin des temps 6. Dépassant les ordres anciens, les
nouveaux ordres ont donc pour mission de fonder une Église spirituelle dans le dernier âge du
monde. Cette conception de l'histoire trouve un écho dans le rôle institutionnel joué par des
réformateurs comme Bernard de Clairvaux. Or celui-ci, dans le De Consideratione, dessine le
portrait de l'ecclésiastique idéal comme un homme spirituel en l'opposant à une Curie dont il
critique l'attachement au monde7. La critique des prélats se retrouve chez Hildegarde de Bingen qui,
dans sa correspondance avec l'épiscopat allemand refuse le rôle d'intermédiaire spirituel et engage
les évêques à continuer à se comporter en hommes spirituels même lorsqu'ils ont la charge des
affaires du monde8.
28 BONENFANT Paul, « Hôpitaux et bienfaisance publique dans les anciens pays-bas des origines à la fin du XVIIIe
siècle », Annales de la société Belge d'Histoire des Hôpitaux, 1965, vol.3, Bruxelles, p. 58.
29 BONENFANT Paul, Cartulaire de l'hôpital Saint-Jean de Bruxelles, Publications de la Commission Royale
d’Histoire, Bruxelles, 1953, Acte 2, p. 5-7.
30 Ibid., Acte 3, p. 8.
31 Ibid., Acte 5, p. 10-13.
32 BONENFANT P., « Hôpitaux et bienfaisance publique dans les anciens pays-bas des origines à la fin du XVIIIe
siècle », op. cit., p. 64. Si cette seconde hypothèse s'avère exacte, cela confirme que dans le lien entre les laïcs et la
charité, la question de l'inspiration par l'Esprit, reçue lors du baptême, prime sur la date de Pentecôte.
33 Ibid., p. 58.
miséricorde, mais c'est en revanche toujours par l'inspiration de l'Esprit-Saint que leur action est
légitimée. Les bourgeois de Bruxelles ont souhaité imiter leurs partenaires commerciaux de
Cologne, où une confrérie du Saint-Esprit existait depuis les années 1170. Cette volonté d'imitation
rencontre l'horizon d'attente d'un clergé réformateur, évêque et chanoines réguliers, qui assure son
succès. Cependant, une confrérie quasi contemporaine atteste que dès la fin du XIIe siècle, l'initiative
laïque acquiert une autonomie croissante à l'égard de l'encadrement clérical.
Les initiatives qui ont été présentées jusque là sont contemporaines des débats théologiques, elles
n'en découlent pas et il est même possible qu'elles contribuent à nourrir la réflexion des scolastiques
sur le sujet. Plus qu'une circulation, il est préférable de parler de résonance, celle-ci s'expliquant
34 DELMAIRE Bernard, Le diocèse d'Arras de 1093 au milieu du XIVE siècle, Commission Départementale d’Histoire
et d’Archéologie du Pas-de-Calais, Arras, 1994, p. 288.
35 TOCK Benoît-Michel, Les chartes des évêques d'Arras (1093-1203), CTHS, Paris, Acte 216 bis, p. 243.
36 BALDWIN John, Masters, princes and merchants, the social views of Peter the Chantre and his circle, Princeton
University Press, Princeton, 1970, p. 296.
cependant par un lieu commun : Pierre le Chantre et les prélats réformateurs partagent un même
constat sur la double nécessité d'une réforme de l’Église et d'une implication des laïcs. Il acceptent
ainsi que l'inspiration puissent rendre légitime l'action autonome des laïcs dans le domaine de
l'assistance. Ils ouvrent ainsi des possibilités nouvelles à des aspirations laïques antérieures : des
fondations charitables et hospitalières par la bourgeoisie urbaine sont observables durant tout le
XIIe siècle, mais elles sont alors récupérées par les clercs37.
Malgré la célébrité de l'expérience vaudoise – ayant achoppée sur la question de la prédication –
on peut opposer à l'échec de Guichard de Pontigny les succès de Philippe de Heinsberg, Roger de
Wavrin et Pierre d'Arras. Moins spectaculaires qu'une hérésie, ces succès contribuent cependant à
définir une Pentecôte des laïcs qui, parce qu'elle va trouver un large soutien et répond aux
aspirations laïques, se diffuse largement en Occident. L’un des facteurs de cette diffusion est
l’implication du pape Innocent III qui, dans la première moitié de son pontificat, met en relation
réflexion théologique et initiative laïque concernant l’aumône inspirée. On passe ainsi de la
résonance à la circulation.
37 Ainsi, les bourgeois d'Angers, assemblés en confrérie, fondent en 1120 une léproserie mais les moniales
revendiquent le contrôle de celle-ci et l'obtiennent (BIENVENU Jean-Marc, « Pauvreté, misères et charité en Anjou
aux XIe et XIIe siècles », Le Moyen Âge, revue d'histoire et de philologie, t.73, 1967 p. 202-203). De même à
Liège, l'hôpital Saint-Christophe, fondé par les bourgeois de la ville en 1150, est tenu par les Augustins à partir de
1183 (JEHEL Georges, RACINET Philippe, La ville médiévale. De l'Occident chrétien à l'Orient musulman (Ve-
XVe siècle), Paris, Armand Colin, 1996, p. 172).
38 BALDWIN John, « Paris et Rome en 1215 : les réformes du IVe concile de Latran », Journal des savants. 1997, N° 1,
p. 103-104.
39 BOLTON Brenda, « Tradition and temerity : Papal attitudes to deviants, 1159-1216 », Innocent III : Studies on papal
authority and pastoral care, Aldershot, 1995, p. 87-88.
40 BOLTON Brenda,, « For the see of Simon Peter : The Cistercians at Innocent III's nearest frontier », Innocent III,
op. cit., p. 5-15.
41 BOLTON Brenda, « Via Ascetica : a papal quandary », Innocent III, op. cit., p. 185-186.
réforme de l'institution ecclésiastique et de la société chrétienne par des hommes spirituels. Sa
réflexion sur la charité s'intègre dans ce projet ecclésiologique.
Innocent III, avant son accession au pontificat, a rédigé une série de traités dont le De miseria
humane conditionis, où il présente l'orgueil comme le père de tous les vices, et l'Encomium
caritatis, où il considère que cette vertu éradique tous les vices du cœur. La charité, comprise
comme amour de Dieu, doit fonder toute activité humaine et se présente comme l'origine de toutes
les vertus, le remède à l'orgueil 42. Dans la pensée d'Innocent III, la charité et l'humilité sont ainsi
profondément liées et cela se traduit dans sa conception de l'aumône ; la véritable humilité du
donneur vertueux étant la preuve que l'aumône est inspirée par la grâce 43. Cela permet ainsi à
Innocent III de distinguer d'une part les hérétiques qui défont l’œuvre de l'Esprit et s'appliquent à
simuler les œuvres de charité, circonvenant ceux qui sont attirés par la vie religieuse et d'autre part
les frères de l'hôpital du Saint-Esprit - étudiés ci-dessous - qui, par leur obéissance et leur
accomplissement de la charité montrent qu'ils sont guidés par l'Esprit-Saint44.
Le lien entre la charité, l'aumône et l'Esprit-Saint est établi par Innocent III dans un sermon sur
les noces de Cana prenant pour sujet les six jarres. Celles-ci avaient été utilisées au XIIe siècle
comme métaphore de la progression des ordres religieux. Innocent III développe quant à lui l'idée
que le vin de la noce est la charité, abondant au début et se raréfiant, de même que la charité se
refroidit et nécessite d'être réveillée par le sermon. Les six jarres représentent alors les six œuvres
de miséricorde (Matthieu 25, 35-36), la nourriture pouvant être donnée de trois manières :
matérielle, sacramentelle, et doctrinale. Quand l’œuvre est accomplie alors l'eau des jarres se
change en vin. Selon Innocent III, le marié de la fête est le Saint-Esprit, la mariée est la grâce,
Jésus-Christ le sermon, ses disciples les bonnes habitudes, la mère de Jésus-Christ, la foi
catholique45.
Les œuvres sont donc un appel à la grâce pour qu'elle change l'amour de l'homme en amour de
Dieu. La position ecclésiologique du pape s'inscrit de plus dans une histoire de l’Église dont il
considère qu'elle nécessite de ponctuelles revivifications : le développement de l'aumône est une
manière de répondre aux nouveautés du temps dans une perspective de retour aux origines, une
nouvelle inspiration de l'Esprit-Saint. Il distingue plusieurs formes d'aumônes : l'eucharistie et
l’œuvre doctrinale étant réservées aux clercs, l'aumône du laïc passe par l'offrande matérielle. Ainsi,
Innocent III propose un modèle ecclésiologique englobant fondé sur la charité où chacun accomplit
une œuvre d'aumône à l'égard d'autrui, appelée à devenir, par la grâce, un amour divin, c'est-à-dire
le Saint-Esprit. L'aumône matérielle des laïcs proposée par le pape intègre ceux-ci à un modèle
général fondé sur une unité entre la charité et l'humilité. Cela suppose à la fois la participation à
l’œuvre de charité qui refonde et revivifie l’Église mais aussi l'impératif d'obéissance à la hiérarchie
sans lequel l'acte charitable ne saurait être le signe de l'action de l'Esprit-Saint.
Ce long détour par le projet ecclésiologique d'Innocent III nous semblait nécessaire car le pape
accomplit dans son action la synthèse de deux mouvements : la prise de conscience dans le champ
théologique des insuffisances du clergé avec pour corollaire la reconnaissance des possibilités
d'action pour les laïcs et la perpétuation de l'idéal né dans la première moitié du XIIe siècle d'une
réforme accomplie par des hommes spirituels. Les difficultés auxquelles se heurte l'un des papes les
plus puissants et les plus autoritaires du Moyen Âge révèlent les limites de l'idéal ecclésiologique
du XIIe siècle et permettent de comprendre que les attentes d'Innocent III soient réinvesties dans des
ordres nouveaux, semblant parfaitement correspondre à celles-ci, telle que l'initiative de Gui de
Montpellier, antérieure aux Mendiants.
42 DURAND-DOL Françoise, Origines et premiers développement de l'ordre hospitalier du Saint-Esprit dans les limites
de la France actuelle (fin XIIe-fin XIIIe), thèse de doctorat, LE BLÉVEC Daniel (dir.), Université de Montpellier,
2011, p. 483 et p. 547-548.
43 BOLTON Brenda,« Heart not purses ? Pope Innocent III's attitude to social welfare », Innocent III, op. cit., p. 128.
44 Pour le premier cas : décrétale Cum unus (Reg Vat, f°23 r). Pour le second : Hiis Precipue (Registre Vatican f°24 r).
Les deux étant cités et rapprochés par DURAND-DOL F., Origines et premiers développement de l'ordre hospitalier
du Saint-Esprit, op. cit., p. 1316.
45 BOLTON Brenda,« Heart not purses ? Pope Innocent III's attitude to social welfare », Innocent III, op. cit., p. 148.
L'ordre du Saint-Esprit : une initiative laïque appropriée par l'institution ecclésiastique
Il ne s'agit pas ici de faire l'histoire de l'ordre, qui vient d’être totalement revisitée par Françoise
Durand-Dol. Pour en résumer les origines, l'ordre est probablement fondé par Gui de Montpellier,
fils du seigneur de la ville, aux alentours de 1188. Gui est passé par l'ordre du Temple dont il
reprend l'organisation : l'hôpital du Saint-Esprit est associé par des liens de confraternité à des laïcs
qui, vers 1188, achètent le terrain nécessaire à la construction du bâtiment. Gui cherche à créer une
« religion » - une fraternité dotée d'une règle et possédant une église propre - ce qui conduit à des
conflits avec l'évêque de Maguelone, finalement résolus avec les privilèges pontificaux accordés par
Innocent III en 1198. Cependant, dès avant cette date, Gui de Montpellier a œuvré à l'expansion
géographique de son ordre. Cette expansion prend la forme de création de maisons nouvelles
rattachées à l'hôpital de Montpellier, dont trois sont connues avant 1198 : Mesols, Clap et Béziers46.
De plus, certains hôpitaux, situés dans des villes marchandes, sont apparus en même temps que
celui de Montpellier et sont comptés dans l'ordre dès 1198. C'est le cas des hôpitaux du Saint-Esprit
de Marseille (1188), et de Millau (1190) 47. Pour notre propos, notons que l’œuvre de Gui est une
initiative laïque qui se situe elle aussi dans la continuité des initiatives religieuses du XIIe siècle, en
imitant les ordres de Terre Sainte, mais en se concentrant sur la charité, en un temps de
militarisation des ordres antérieurs, y compris celui de l'Hôpital.
En 1198, le pape recommande Gui à tous les prélats de l’Église, en leur demandant d'apporter
leur aide et d'autoriser la construction d'oratoires et de cimetières. Il insiste sur le fait que Gui est
guidé par l'Esprit-Saint, sur la dimension charitable de cette nouvelle religion, et fonde sa décision
sur les multiples témoignages qu'il a entendus 48. Il envoie Gui aux côtés de Rainier de Fossanova,
dans le Sud-Ouest pour lutter contre l'hérésie. Les deux hommes ne sont pas placés sur un pied
d'égalité, seul le confesseur du pape possède le pouvoir d'excommunier ; le frère du Saint-Esprit
doit quant à lui recourir aux prélats locaux. Leurs missions sont aussi distinctes : Rainier lutte
contre les faux-semblants des mauvais maîtres tandis que Gui doit mettre fin aux fausses œuvres de
charité. Les deux actions sont cependant placées sur le même plan de gravité : l'hérésie est décrite à
la fois comme un dévoiement des études religieuses et une dissimulation du mal derrière
l'apparence des œuvres. La fonction des frères du Saint-Esprit est donc de fournir le modèle d'une
charité exemplaire, guidée par l'Esprit-Saint car obéissante et pouvant répondre aux critiques des
hérétiques justifiées par la corruption du clergé local. L'ordre du Saint-Esprit est ainsi la traduction
dans les faits de la conception ecclésiologique d'Innocent III, fondée sur l'intégration des
mouvements recherchant la simplicité évangélique en exigeant d'eux l'obéissance. Gui peut recourir
à l'aide des populations et offrir des indulgences en échange de cette aide. Autour de Gui et de son
ordre doit donc se former une communauté de chrétiens modèles, trouvant une réponse à leurs
aspirations spirituelles tout en demeurant obéissants. C'est la fonction du privilège de 1204 qui
permet une association aux bienfaits spirituels de l'ordre dans le cadre de fraternités du Saint-Esprit.
Si celles-ci ne doivent pas être confondues avec les confréries du Saint-Esprit, majoritairement
indépendantes de l'histoire de l'ordre, l'appui apporté par la papauté à des fraternités du Saint-Esprit
pratiquant la charité a sans doute facilité la diffusion de ce modèle à travers toute la chrétienté.
Au cours du XIIIe siècle, on assiste à une véritable explosion du nombre de confréries du Saint-
Esprit, se diffusant des villes marchandes vers les campagnes en particulier dans un vaste arc allant
du Massif Central aux Alpes et englobant la Provence où l'on trouve des confréries villageoises se
rassemblant chaque année pour une distribution de nourriture aux pauvres. Dans les Flandres, des
Tables du Saint-Esprit effectuent non seulement des distributions lors de la Pentecôte mais sont
aussi des prêteurs aux taux non usuraires : selon les lieux, l'assistance matérielle se manifeste
différemment mais toujours lors d'une fête de Pentecôte où des laïcs, issus des élites moyennes,
prouvent ainsi leur inspiration.
46 DURAND-DOL F. , Origines et premiers développement de l'ordre hospitalier du Saint-Esprit, op. cit., p. 339-343 et
p. 433.
47 DURAND-DOL Françoise , « La confrérie du Saint-Esprit de Marseille. Nouvelle approche. », Provence historique t.
LXIII, janv-fév 2013, p. 134.
48 DE ANGELIS Pedro, L'ospedale di Santo Spirito in Saxia, Rome, 1960, p. 375.
Conclusion
La Pentecôte des laïcs n'est ni un christianisme simplifié ni une fête agricole christianisée. Il semble
préférable de parler d'une théologie appropriée, dans les deux sens du terme : convenant aux
attentes des laïcs – et qui valide leurs attitudes antérieures – et que ceux-ci manient de façon de plus
en plus autonome. Il faut aussi éviter le plus possible l'idée d'une circulation verticale comme
processus dominant : le mouvement commence dans un accord entre débats théologiques et
initiatives laïques, tous deux issus d'une conception différenciée de l'inspiration héritée du
XIIe siècle. De plus, si la politique volontaire d'Innocent III marque une implication de l'institution
ecclésiastique, il faut souligner que cette communion ne dure guère, en particulier avec l'émergence
des nouvelles possibilités offertes par les ordres mendiants. Au cours du XIIIe siècle, la diffusion des
œuvres du Saint-Esprit s'explique davantage par une neutralité bienveillante plus qu'un soutien actif
des autorités ecclésiastiques. Cette neutralité rencontre un horizon d'attente fort de la part des laïcs
qui trouvent ainsi un premier moyen d'insertion dans l'économie du Salut par le biais d'une
anthropologie différenciée de l'inspiration. En cela il est possible de dire que les laïcs qui fêtent la
Pentecôte aux XIVe et XVe siècles sont les derniers héritiers d'un projet ecclésiologique datant du
XIIe siècle et qui envisageait l'extension à toute la chrétienté de l'inspiration apostolique.