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La Pentecôte des laïcs : une charité inspirée.

Débats théologiques, appropriations laïques (XIe-XIVe siècles)

Introduction
Il faut dans un premier temps distinguer ce qu'est la Pentecôte pour les laïcs de la Pentecôte des
laïcs. La Pentecôte est un temps clé du calendrier liturgique, le second en importance après Pâques
pour ce qui est du baptême. C'est aussi un temps de cérémonies qui mettent en avant la fondation,
l'unité et l'inspiration de l’Église 1. Cependant, l'implication des laïcs dans la Pentecôte ne se réduit
pas à une participation à la vie liturgique. Du XIIIe siècle jusqu'à la fin du Moyen Âge, dans les
villes comme les villages, il est courant d'observer durant les trois jours de Pentecôte des
rassemblements s'accompagnant de distribution aux pauvres et qui prennent le nom de charités ou
confréries de Pentecôte ou du Saint-Esprit. Ce patronage se retrouve aussi dans d'autres œuvres
aumônières : hôpitaux, ponts et tables. La Pentecôte des laïcs est donc un temps où s'unissent
assemblée de laïcs et pratique collective de la charité, de manière plus ou moins autonome par
rapport à l'institution ecclésiastique.
L'ampleur de ce phénomène a suscité une importante littérature scientifique se donnant pour but
d'expliquer le sens de ces rassemblements et de ces fondations. La référence à l'Esprit constituerait
une référence utopique permettant aux laïcs de s'assembler dans une lutte contre les pouvoirs
supérieurs, ecclésiastiques ou seigneuriaux2. De cette lecture est née l'hypothèse selon laquelle les
confréries du Saint-Esprit seraient les ancêtres des communes médiévales, avec comme preuve le
fait que dans bien des villes et villages, l'assemblée de la population se fait dans la maison du Saint-
Esprit, lieu de la distribution charitable de la Pentecôte. La pratique de la charité et le partage des
ressources le jour de la Pentecôte ont aussi pu être interprétés comme une fruste appropriation de
l'idée de renouveau apporté sur la terre par l'Esprit-Saint 3 ou encore comme le fruit de l'action des
moines clunisiens guidant un vaste mouvement de renouveau de la charité4.
Malgré leur diversité, ces approches présentent cependant certains points communs : un certain flou
chronologique qui place l'origine du mouvement aux Xe et XIe siècles, pour lesquels nous ne
possédons aucune source sur ce sujet, et l'idée qu'il existerait un sens préalable de l'Esprit-Saint et
de la Pentecôte, plus ou moins mal compris par les laïcs. Sans entrer dans la construction d'une
réfutation qui occuperait l'ensemble de cette intervention, nous allons ici essayer de montrer que le
vaste mouvements des œuvres du Saint-Esprit peut être compris sans en placer l'origine dans un
passé lointain, ni poser une immanence de l'Esprit.
Pour cela il est nécessaire de reprendre la notion d'appropriation : loin de constituer la version
populaire, imparfaite et simplifiée, d'une conception « authentique », l'appropriation laïque de la
Pentecôte doit être comprise comme l'intégration d'une proposition antérieure, produite par
l'institution ecclésiastique et qui, dans le cas qui nous occupe, associe Esprit-Saint et pratique laïque
de la charité. S'il existe une hiérarchie dans la diffusion de cette réflexion, il est impossible d'en
conclure à une hiérarchie de sens, allant de l'authentique au dévoyé. Ainsi, la réflexion théologique
sur l'Esprit-Saint doit elle-même être considérée comme une appropriation savante, dont résulte une
construction, elle-même objet de nombreux débats, associant Esprit et charité laïque. Il s'agit
ensuite de montrer comment cette anthropologie de l'inspiration appropriée aux laïcs est appropriée
par les laïcs.

La Pentecôte dans l'ecclésiologie du XIIe siècle


Le lien établi entre la Pentecôte, les laïcs, l'Esprit et la charité est lié à une question d'ordre

1 On assiste par exemple à des lâchers de colombe dans l'église en présence de la communauté paroissiale
(GUILLAUME DURAND, Rationale Divinorum Officiorum, livre 6, chap. 107-11).
2 CHIFFOLEAU Jacques, « Entre le religieux et le politique : les confréries en Provence et en Comtat Venaissin à la fin
du Moyen Âge, Le mouvement confraternel au Moyen Âge, École Française de Rome, Rome, 1987 p. 13
3 COULET Noël, « Les confréries du Saint-Esprit en Provence : pour une enquête », Histoire sociale, sensibilités
collectives et mentalités, Mélanges Mandrou, Paris, 1985, p. 217.
4 BERNARD Félix , « Les confréries communales du Saint-Esprit du Xe au XXe siècle », Mémoires de l'académie de
savoie, N° 6, VII, 1963.
ecclésiologique : comment les laïcs peuvent-ils constituer une communauté d'hommes inspirés ? Au
XIIe siècle, pour des auteurs aussi importants que Bernard de Clairvaux, Anselme de Havelberg ou
Hildegarde de Bingen, l'inspiration est une condition nécessaire à la réforme de l'institution
ecclésiastique. La question de l'inspiration des laïcs leur accorde ainsi une dimension apostolique de
fondation, ou refondation de l’Église et il est donc nécessaire de présenter préalablement le lien
établi au XIIe siècle entre inspiration et réforme, entre renouveau apostolique et idéal institutionnel.
Défendant la multiplication et la diversité des formes de vie religieuse, Anselme de Havelberg
modifie la citation de 1 Cor 12, 11 de la manière suivante : « En toutes ces choses, si divines, si
bonnes, en diverses époques et en divers ordres, œuvre un même esprit »5. La diversité des dons
devient donc diversité des ordres et succession chronologique. Or cette succession est présentée par
Anselme comme un progrès produit par l'inspiration, la dernière génération d'hommes spirituels –
représentées par Norbert de Xanten et Bernard de Clairvaux – égalant presque les apôtres et ayant
pour mission la réforme finale de l’Église avant la fin des temps 6. Dépassant les ordres anciens, les
nouveaux ordres ont donc pour mission de fonder une Église spirituelle dans le dernier âge du
monde. Cette conception de l'histoire trouve un écho dans le rôle institutionnel joué par des
réformateurs comme Bernard de Clairvaux. Or celui-ci, dans le De Consideratione, dessine le
portrait de l'ecclésiastique idéal comme un homme spirituel en l'opposant à une Curie dont il
critique l'attachement au monde7. La critique des prélats se retrouve chez Hildegarde de Bingen qui,
dans sa correspondance avec l'épiscopat allemand refuse le rôle d'intermédiaire spirituel et engage
les évêques à continuer à se comporter en hommes spirituels même lorsqu'ils ont la charge des
affaires du monde8.

La mission réformatrice des laïcs inspirés


Cette critique d'une institution ecclésiastique jugée à l'aune de l'idéal de l'homme spirituel se
perpétue à la fin du XIIe siècle dans l’œuvre du théologien Pierre le Chantre : les prélats sont
impliqués dans l'ordre seigneurial tandis que les lettrés sont occupés de droit et de frivolités. Mais
sa conclusion est différente : à une réforme par des moines, il préfère une mission des simples et va
élaborer un argumentaire théologique pour défendre celle-ci. Il s'appuie sur une conception très
large de l'aumône : la prédication est une œuvre aumônière à laquelle il donne un caractère
impératif, identique au don au pauvre9. Ainsi, la prédication peut se faire sans autorisation et
l'inspiration est justifiée par l'Esprit reçu lors du baptême par tout chrétien. La pensée de Pierre le
Chantre n'est pas une abstraction attendant de ce concrétiser, elle accompagne théologiquement une
réalité contemporaine : l'expérience vaudoise, celle-ci se situant elle aussi dans la continuité de la
pensée réformatrice monastique du XIIe siècle.
Valdès, membre d'une famille aisée pratiquant l'usure, renonce à sa richesse de manière
ordonnée. Il prévoit l'entretien de sa femme, l'établissement de ses filles dans un monastère, puis il
restitue ses biens et enfin effectue des distributions aux pauvres 10. Les distributions de nourriture
accomplies par Valdès sont faites à partir de la Pentecôte et c'est dans le monastère de Fontevrauld
que Valdès place ces deux filles 11. Valdès se situe ainsi dans la continuité du monachisme d'origine
érémitique de la première moitié du XIIe siècle. Il veut de plus accéder à une connaissance de
l’Écriture Sainte. Il bénéficie alors d'appuis dans le milieu capitulaire, car ce sont des clercs du
chapitre Saint-Jean qui traduisent pour lui les livres saints. Le contexte est en effet favorable aux
initiatives réformatrices : l'archevêque de Lyon est depuis 1165 le cistercien Guichard, abbé de
Pontigny de 1137 à 1165, qui cherche à réformer en profondeur son Église. En tant qu'archevêque,
il entreprend une réforme sur le modèle monastique, en condamnant le fait que les chanoines

5 ANSELME DE HAVELBERG, Dialogi, P.L., 188, col. 1157 A.


6 Ibid., col. 1135 A.
7 BERNARD DE CLAIRVAUX, De Consideratione, Livre 4, chapitre 2, P.L. 182, col. 774 C-D
8 HILDEGARDE DE BINGEN, Epistolarium, CCCM, 91, Turnhout, 1991 p. 55-59, Lettre 21-22 (1163-65).
9 BUC Philippe, « Vox clamantis in deserto ? Pierre le Chantre et la prédication laïque », Revue Mabillon, t. 65, 1993,
p. 13-19.
10 RUBELLIN Michel, Église et société chrétienne d'Agobard à Valdès, p. 387.
11 Enchiridion fontium valdensium, t. 2, GONNET Giovanni (éd.), Turin, Claudiana, 1998, p. 22.
traitent les biens ecclésiastiques comme leurs biens propres et en leur imposant des statuts ayant
pour but le retour à la discipline ecclésiastique et à une vie canoniale plus régulière 12. Michel
Rubellin a fait l'hypothèse que, face à la résistance du chapitre cathédral et en raison de la faible
implantation cistercienne dans la province, Valdès soit l'un des soutiens nécessaires à l'archevêque
dans cette entreprise13. En cela, la politique de Guichard se place dans la continuité des mouvements
réformateurs grégoriens : Grégoire VII justifiait déjà le recours aux laïcs contre les princes et les
évêques récalcitrants14. Le terme de pauperes spiritu qu'emploient les Vaudois pour se désigner
correspond à l'idéal de vie commune cistercien, celui-ci valorisant la pauvreté individuelle, même
s'il ne rejette pas la richesse collective. Cela permettrait d'expliquer la présence, dans les recueils
d'exempla de l'abbaye de Clairvaux antérieurs à 1180, de l'histoire de Valdès, révélant un regard
positif des moines sur cette expérience laïque 15. En 1179, Valdès se présente au pape Alexandre III
lors du concile de Latran III et obtient l'autorisation de prêcher s'il reçoit l'accord de l'ordinaire du
lieu16. La même année, une série d'injonctions papales reprochent aux évêques leur manque de
rigueur dans le comportement et leurs visites17. La hiérarchie ecclésiastique se voit donc offrir la
possibilité de faire parler les laïcs lorsque les clercs se taisent. Cette ouverture de la mission
réformatrice aux laïcs va cependant tourner court, impliquant alors une redéfinition de ce que doit
être l'inspiration laïque.
En effet, en 1182, l'archevêque Jean Bellesmains succède à Guichard de Pontigny ; le nouvel
archevêque se distingue fortement du cistercien : ancien trésorier de l'église d'York et évêque de
Poitiers, attaché à des principes hiérarchiques, il condamne Valdès et ses partisans et les chasse de la
ville en raison de leur prédication illicite18. La sentence est confirmée par le pape Lucius III au
concile de Vérone de 1184 par la bulle Ad Abolendam qui assimile toute prédication sans
autorisation à une hérésie. Leur désobéissance place les Vaudois dans la même liste d'hérétiques que
ceux qui subissent l'anathème en raison de leur doctrine 19. Ce point de vue n'est cependant pas
unanime et Pierre le Chantre justifie la prise de parole des laïcs : « de nos jours, l'on bâillonne la
bouche des simples qui prêchent la vérité et font s'indigner les prélats »20. Cependant, sur le plan
théologique, les condamnations des Vaudois prédominent aussi, dans les œuvres d'Alain de Lille et
de Bernard de Fontcaude qui imposent une conception restrictive de la prédication : ne peut se dire
inspiré que le clerc ayant reçu mission de sa hiérarchie. Cette inversion du sens de la mission a été
conçue par Pierre le Chantre comme une innovation condamnable, il affuble ses adversaires du
surnom de « maîtres de la dernière pluie ».
L’œuvre aumônière des laïcs est donc réduite à la seule aumône matérielle. Pour ceux qui ont
adhéré aux pratiques vaudoises, la pénitence consiste à donner aux bonnes œuvres une somme égale
à celles qui avaient été données aux Vaudois21. A la sanction financière s'ajoute donc une
normalisation des pratiques, l'inspiration de l'Esprit devant se caractériser chez les laïcs par les
œuvres d'assistance et non par la prédication.

L'aumône inspirée : le propre des laïcs


Si sa défense de la prédication laïque échoue, les vues de Pierre le Chantre et de ses disciples
s'imposent à propos du lien entre aumône et charité : les biens détenus par les clercs sont la
propriété des pauvres et ceux qui ne se livrent pas à une obligatoire dispensatio se muent en truands
et en coquins. De plus, en cas d'extrême nécessité le riche a le devoir de distribuer une part de ses
12 Ibid., p. 48.
13 RUBELLIN M. , Église et société chrétienne, op. cit., p. 472.
14 LAUWERS Michel, « Praedication-Exhortatio », Rosa Maria Dessi, Michel Lauwers, La parole du prédicateur, Ve-
XVe siècle, Nice, Centre d’Études Médiévales de Nice,1997, p. 194.
15 RUBELLIN M. , Église et société chrétienne, op. cit., p. 387.
16 Ibid., p. 472.
17 BOLTON Brenda, « Tradition and temerity : Papal attitudes to deviants, 1159-1216 », Innocent III : Studies on papal
authority and pastoral care, Aldershot, Variorum, 1995, p. 81.
18 RUBELLIN M. , Église et société chrétienne, op. cit., p. 387.
19 Enchiridion fontium valdensium, t. 1, p. 51.
20 BUC Philippe, « Vox clamantis in deserto ? Pierre le Chantre et la prédication laïque », op. cit., p. 10 et p. 26.
21 Enchiridion fontium valdensium, t. 2, op. cit., p. 39.
biens aux plus démunis pour éviter une famine22. Seule l'aumône régulière des laïcs est un acte de
charité et elle est la seule forme d'inspiration légitime pour eux. Les laïcs ne peuvent être à la
Pentecôte les successeurs des apôtres en agissant comme ces derniers, mais par la pratique d’œuvres
de charité.
Le pontificat d'Innocent III constitue une période où ces éléments de réflexion sont mis en
application par la papauté elle-même. Cependant, nous avons souligné le danger qu'il y a à étudier
le rapport entre l'Esprit et les laïcs sous l'angle d'une hiérarchie de sens, allant des sommets de la
théologie aux basses pratiques quotidiennes. C'est pourquoi, en respectant la chronologie il faut
souligner que la réflexion théologique ne précède pas les pratiques mais au contraire les
accompagne, leur fait écho. On assiste, entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe à une véritable
cohérence entre développements théoriques et formation des premières œuvres charitables du Saint-
Esprit.

La confrérie de Cologne : de la réforme des clercs à l’inspiration des laïcs


Les premières fraternités de l'Esprit ne concernent pas initialement les laïcs. En 1177, l'abbé
Abdenago Pantasia fonde à Bénévent une fraternité de prêtres sous le patronage de l'Esprit-Saint.
Cette fraternité est placée sous l'autorité spirituelle de l'abbé et en 1196, le soin des pauvres est
ajouté aux devoirs des membres23. Cette confrérie relève ainsi de ce que Catherine Vincent a
qualifié « d'expédient pour la réforme des séculiers »24, un moyen d'organiser un minimum de vie
commune parmi les clercs.
C'est une initiative semblable que l'on peut rencontrer à Cologne où l'on connaît une maison du
Saint-Esprit située dans la cour de la cathédrale de Cologne ; la plus ancienne mention en est un
acte, rédigé vers 1170-1185, faisant mention d'une camera Sancti Spiritus. Un acte contemporain
évoque la moitié d'une maison, concédée pour le salut de l'âme du donateur à la fraternité du Saint-
Esprit. La fondation de l'hôpital a été attribuée à l'archevêque Anon de Cologne, au XIe siècle, en
partant de la mention dans sa Vita de la fondation d'un xenodochium ; cependant, aucun document
n'atteste un lien entre les deux institutions et la fondation d'Anon n'est à aucun moment reliée au
Saint-Esprit25.
L'archevêque de Cologne de 1167 à 1191 est Philippe de Heinsberg, ancien diacre de la cathédrale.
Or, à l'époque où il assure cette première fonction, en 1163, Hildegarde de Bingen prononce un
sermon destiné aux clercs de la cathédrale dont le propos marque suffisamment Philippe pour que
celui-ci l'attribue à l'Esprit-Saint et en demande une copie à l'abbesse. Grâce à cette copie nous
connaissons le contenu du sermon : Hildegarde de Bingen mentionne des « cathares » qui
rencontrent un grand succès qu'elle attribue à l'inactivité des clercs, car, par leur silence, ceux-ci
refusent de nourrir les enfants de Dieu et permettent le succès d'hérétiques qui se disent meilleurs
que le clergé du fait de leur vie humble. Le sermon s'achève sur un rappel : c'est l'inspiration de
l'Esprit-Saint qui fonde la hiérarchie de l’Église et la mission de prédication des clercs par
opposition aux hérétiques qui sont inspirés par le diable26. Dans ce cas il semble possible que la
confrérie, parfaite mise en application du sermon d'Hildegarde, soit contemporaine de l'épiscopat de
Philippe de Heinsberg. Les laïcs occupent par la suite une place grandissante dans les activités de la
confrérie, en particulier dans la distribution de pain, et devient dans la seconde moitié du XIIIe siècle
un lieu de conflit entre les familles bourgeoises colonaises et l'archevêque 27. Cependant, avant de
devenir conflictuelles, les relations entre clercs et laïcs furent exemplaires, au sens premier du
22 COUVREUR Gilles, Les pauvres ont-ils des droits ?, p. 165-166 et p. 193-198. Pierre le Chantre s'interroge sur un cas
concret, le comte Thibaut de Champagne ayant obligé les riches de nourrir chacun un certain nombre de pauvres
lors d'un été de grande sécheresse. Pour Pierre le Chantre, cet acte est légitime car si les riches avaient laissés ces
pauvres mourir, le comte était en droit de leur infliger une amende.
23 MONTI Gennaro Maria , Le confraternite medievali, Venise, La Nuova Italia, 1927, t. 1, p. 13.
24 VINCENT Catherine , "Les confréries de bas clercs, un expédient pour la réforme des séculiers ?", Le clerc séculier
au Moyen Âge, Paris, 1993, p. 263-274.
25 SCHAEFER Friedrich, Das Hospital zum hl. Geist auf dem Domhofe zu Köln, Kreuznach, A. Cappalloschen
Buchdruckerei, 1910, p. 7-9.
26 HILDEGARDE DE BINGEN, Epistolarium, op. cit., p. 45, Lettre 15r (1163).
27 SCHAEFER F., Das Hospital zum hl. Geist auf dem Domhofe zu Köln, op. cit., p. 10-11.
terme : elles servirent de modèle à la fondation de la confrérie du Saint-Esprit de Bruxelles.

La confrérie de Bruxelles : une inspiration socialement différenciée


En 1186, l'évêque de Cambrai, Roger de Wavrin, approuve la constitution par des prêtres, des
clercs et des bourgeois de Bruxelles d'une confrérie du Saint-Esprit ayant pour but de secourir les
pauvres, à l'instar de celle qui existe à Cologne 28. Cette approbation s'intègre dans l'action
réformatrice de l'évêque de Cambrai, qui a, entre autres, fondé dans les faubourgs de sa cité le
monastère de Cantimpré, destiné aux chanoines réguliers. Après avoir indiqué que les confrères sont
guidés par l'Esprit-Saint, Roger distingue le sens de cette action caritative pour les prêtres et les
clercs d'une part et pour les laïcs d'autre part. Afin d'éviter que le feu divin ne devienne tiède ou
froid, les prêtres et les clercs doivent veiller à se montrer exemplaires. Les bourgeois quant à eux,
leur œuvre étant autant pieuse que méritoire, doivent rester fermes dans la charité afin de recevoir le
jour du Seigneur le fruit multiplié de leurs bonnes œuvres 29. L’œuvre soutenue par Roger se propose
donc d'unir dans une même institution les devoirs des clercs et l'initiative charitable des laïcs,
s'intégrant ainsi au projet ecclésiologique contemporain d'une inspiration possible pour chaque état
mais dont les manifestations divergent. Cette œuvre reçoit le soutien de Thierry II, abbé des
prémontrés de Jette, et de son couvent. Vers 1186-1194, soulignant une fois de plus la dignité et le
mérite apportés par l'inspiration du Saint-Esprit, le couvent associe aux bénéfices spirituels de sa
communauté, tous ceux qui, dans la confrérie du Saint-Esprit de Bruxelles feront des aumônes en
faveur des pauvres et des malades30. Un ordre décrit par Anselme de Havelberg comme fondé par
l'inspiration de l'Esprit partage ainsi, par le biais d'une confraternité, ses bénéfices spirituels avec
une confrérie du Saint-Esprit groupant des laïcs et des clercs séculiers. La référence à l'Esprit-Saint
s'incarne dans différentes pratiques ou dans les sens différents donnés à celle-ci, tout en soutenant
une unité spirituelle entre moines, clercs séculiers et laïcs.
L'action charitable sous le patronage de l'Esprit-Saint à Bruxelles se manifeste aussi dans le
financement par la confrérie d'un hôpital du Saint-Esprit, fondé avant 1195. Cette fondation répond
aussi aux attentes du duc Godefroy qui lors d'un pèlerinage à Jérusalem, visite l'hôpital Saint-Jean
de l'ordre des Hospitaliers et est témoin des « innombrables charismes de l'Esprit-Saint grâce
auxquels on répond aux besoin d'une abondance de pauvres et d'infirmes ». Pour cette raison, le duc
confie à l'ordre des Hospitaliers un hôpital dès 1162, mais l'ordre ne s'en occupe guère. C'est donc
sur l'Hôpital du Saint-Esprit que vont se concentrer les dons et le soutien de la lignée ducale. Dès
1204, l'hôpital porte le nom de Saint-Jean, « dit auparavant du Saint-Esprit »31. Ce changement de
nom pouvant être dû soit au prestige des Hospitaliers soit au fait que le sceau de l'hôpital représente
le Saint-Esprit sous la forme d'une colombe descendant sur le Christ baptisé par Jean 32. La
communauté hospitalière reçoit la protection d'Innocent III en 1207 et des statuts de l'évêque de
Cambrai en 1211, qui serviront de modèle pour les autres hôpitaux du diocèse, l'hôpital Saint-Jean
constituant un remarquable succès, loué par Jacques de Vitry.
Le cas de la confrérie du Saint-Esprit de Bruxelles permet d'observer un temps de transition,
entre une forme ancienne de réseaux spirituels et économiques, la confraternité de prière, et
l'insertion progressive des laïcs dans les activités charitables. Si, lors de la fondation, est conservée
la nécessité pour le prêtre ou le clerc de servir de modèle, les bourgeois jouent rapidement un rôle
prépondérant33 dans la gestion de la confrérie du Saint-Esprit et de l'hôpital. Chaque institution
reflète dans son fonctionnement la relation contemporaine entre les laïcs et les œuvres de

28 BONENFANT Paul, « Hôpitaux et bienfaisance publique dans les anciens pays-bas des origines à la fin du XVIIIe
siècle », Annales de la société Belge d'Histoire des Hôpitaux, 1965, vol.3, Bruxelles, p. 58.
29 BONENFANT Paul, Cartulaire de l'hôpital Saint-Jean de Bruxelles, Publications de la Commission Royale
d’Histoire, Bruxelles, 1953, Acte 2, p. 5-7.
30 Ibid., Acte 3, p. 8.
31 Ibid., Acte 5, p. 10-13.
32 BONENFANT P., « Hôpitaux et bienfaisance publique dans les anciens pays-bas des origines à la fin du XVIIIe
siècle », op. cit., p. 64. Si cette seconde hypothèse s'avère exacte, cela confirme que dans le lien entre les laïcs et la
charité, la question de l'inspiration par l'Esprit, reçue lors du baptême, prime sur la date de Pentecôte.
33 Ibid., p. 58.
miséricorde, mais c'est en revanche toujours par l'inspiration de l'Esprit-Saint que leur action est
légitimée. Les bourgeois de Bruxelles ont souhaité imiter leurs partenaires commerciaux de
Cologne, où une confrérie du Saint-Esprit existait depuis les années 1170. Cette volonté d'imitation
rencontre l'horizon d'attente d'un clergé réformateur, évêque et chanoines réguliers, qui assure son
succès. Cependant, une confrérie quasi contemporaine atteste que dès la fin du XIIe siècle, l'initiative
laïque acquiert une autonomie croissante à l'égard de l'encadrement clérical.

La confrérie de Lens : l'appropriation laïque de l'Esprit


En 1184, Pierre, abbé de Pontigny puis de Cîteaux (1180-1184), devient évêque d'Arras. Sacré
lors du synode de Vérone, Pierre conserve des liens étroits avec son ordre. En 1189, il apporte sa
protection et son soutien à la confrérie que les boni homines de Lens ont fondée en l'honneur du
Saint-Esprit. Cette confrérie connaît un important succès dont on peut suivre le développement
grâce au testament du Lensois Jean Cruel : le document évoque le fait que trois confrères et trois
échevins sont chargés de distribuer les dons aux églises, aux routes et aux pauvres34.
L'acte de Pierre 1er présente ainsi la confrérie : « les paroissiens et bons hommes de Lens,
inspirés par la grâce divine, ont fondé une confrérie en l'honneur du Saint-Esprit pour le salut de
leurs âmes, dans laquelle celui qui entre, si il a été usurier, doit abjurer ce crime détestable et sera
chassé de la confrérie s'il recommence. La confrérie se donne pour but d'effectuer chaque année une
collecte entre ces membres afin d’en distribuer les fruits aux pauvres du Christ et, le reste du temps,
d'acquérir des aumônes pour les pauvres et les infirmes35».
A aucun moment les bons hommes de Lens ne sont mentionnés comme clercs ou prêtres, il est
donc très probable que ce soit une confrérie fondée par les bourgeois de Lens que l'évêque d'Arras
recommande à toute sa hiérarchie. On note ainsi une reconnaissance de la légitimité des laïcs à agir
seuls dans le domaine charitable, évolution notable par rapport au cas bruxellois. Ces laïcs sont
légitimes car ils sont inspirés : en effet, grâce à ce document on note que la référence à l'Esprit-
Saint ne renvoie pas à l'acte charitable mais à l'inspiration de la grâce, ce qui permet de confirmer
que l'aumône est considérée comme la manière adaptée aux laïcs d'être inspirés par l'Esprit-Saint et
de faire leur salut.
Cette confrérie accorde une attention particulière à l'usure, prévoyant apparemment d'accueillir
en son sein des usuriers repentants, probablement issus de la bourgeoisie lensoise. Or, depuis le
concile de Latran de 1179, l’Église prive les usuriers de communion, de sépulture chrétienne et
refuse leurs offrandes36. Avant même les campagnes de prédication des disciples de Pierre le
Chantre - Foulques de Neuilly effectue ainsi une tournée entre 1195 et 1200 - , une part de la
hiérarchie ecclésiastique se charge de soutenir les initiatives ayant pour but de réduire la pratique de
l'usure. La confrérie est de plus lieu de conversion : l'usurier exclu de la communion et dont les
biens ne peuvent produire le salut devient un confrère dont les aumônes sont inspirées par la grâce.
La confrérie du Saint-Esprit apparaît ainsi comme un lieu de rencontre entre les pratiques des
bourgeois et les attentes de l’Église.
La question qui se pose est celle de la normalisation du don : en effet, l'exemple de Valdès, révèle
que l'action pleinement autonome des laïcs en la matière peut conduire à des mouvements
échappant au contrôle de l’Église et se retournant contre elle. A l'inverse, à Lens, les bourgeois
souhaitant partager avec les pauvres une part de leurs biens, parfois acquis par l'usure, ont créé, en
collaboration avec la hiérarchie épiscopale, une structure qui leur permet d'être inspirés par l'Esprit-
Saint sans défier l’Église.

Les initiatives qui ont été présentées jusque là sont contemporaines des débats théologiques, elles
n'en découlent pas et il est même possible qu'elles contribuent à nourrir la réflexion des scolastiques
sur le sujet. Plus qu'une circulation, il est préférable de parler de résonance, celle-ci s'expliquant
34 DELMAIRE Bernard, Le diocèse d'Arras de 1093 au milieu du XIVE siècle, Commission Départementale d’Histoire
et d’Archéologie du Pas-de-Calais, Arras, 1994, p. 288.
35 TOCK Benoît-Michel, Les chartes des évêques d'Arras (1093-1203), CTHS, Paris, Acte 216 bis, p. 243.
36 BALDWIN John, Masters, princes and merchants, the social views of Peter the Chantre and his circle, Princeton
University Press, Princeton, 1970, p. 296.
cependant par un lieu commun : Pierre le Chantre et les prélats réformateurs partagent un même
constat sur la double nécessité d'une réforme de l’Église et d'une implication des laïcs. Il acceptent
ainsi que l'inspiration puissent rendre légitime l'action autonome des laïcs dans le domaine de
l'assistance. Ils ouvrent ainsi des possibilités nouvelles à des aspirations laïques antérieures : des
fondations charitables et hospitalières par la bourgeoisie urbaine sont observables durant tout le
XIIe siècle, mais elles sont alors récupérées par les clercs37.
Malgré la célébrité de l'expérience vaudoise – ayant achoppée sur la question de la prédication –
on peut opposer à l'échec de Guichard de Pontigny les succès de Philippe de Heinsberg, Roger de
Wavrin et Pierre d'Arras. Moins spectaculaires qu'une hérésie, ces succès contribuent cependant à
définir une Pentecôte des laïcs qui, parce qu'elle va trouver un large soutien et répond aux
aspirations laïques, se diffuse largement en Occident. L’un des facteurs de cette diffusion est
l’implication du pape Innocent III qui, dans la première moitié de son pontificat, met en relation
réflexion théologique et initiative laïque concernant l’aumône inspirée. On passe ainsi de la
résonance à la circulation.

La place de la charité des laïcs dans l'anthropologie de l'inspiration d'Innocent III


Lothaire de Segni a suivi une formation à Rome, Bologne et surtout Paris, où il fut élève de
Pierre le Chantre et rencontra comme étudiant Etienne Langton. Lors de son accession au trône
pontifical, il adresse une lettre au roi Philippe pour le remercier de la formation qu'il a reçue à
Paris38. Les réseaux amicaux d'Innocent III et son goût pour les théologiens permettent ainsi de
créer les conditions d'une diffusion dans la pratique institutionnelle des théories développées par
Pierre le Chantre : les Vaudois et les Umiliati ne sont pas perçus comme une alternative à
l'institution mais au contraire comme une part d'un renouvellement global de celle-ci. Cependant
toute intégration est conditionnée à une soumission, comme c'est le cas des Umiliati de Vérone,
dont l'évêque reçoit l'ordre de cesser la persécution à condition qu'ils reconnaissent leurs erreurs et
se soumettent à l'autorité pontificale39.
Le pape s'entoure aussi de cisterciens qu'il emploie comme légats, dans des commissions
d'enquêtes, ou encore comme chapelains ou confesseurs. Il s'agit pour lui d'avoir recours à un ordre
qu'il conçoit comme exemplaire dans la forme que lui a donnée Bernard de Clairvaux 40. Cette
référence, lointaine au début du XIIIe siècle, explique le rôle essentiel joué par Rainier de Fossanova
dans la pensée réformatrice d'Innocent III. Rainier est un compagnon de Joachim de Flore qu'il
rencontre à Casamari : tous deux sont déclarés fugitifs en 1192 pour avoir voulu établir une règle de
vie mélangeant érémitisme et retour au modèle de Bernard de Clairvaux. C'est donc le partisan
d'une conception très austère de la règle cistercienne qu'Innocent III nomme légat en 1198 pour la
péninsule ibérique et le Languedoc, puis en 1199, au chapitre général cistercien. Il devient à partir
de cette date le confesseur du pape et fait partie, en 1201, de la commission chargée de l'examen
des Umiliati.
Le pape se heurte à l'opposition des cisterciens lorsqu'il accorde à l'abbé Foulques de Neuilly,
membre de l'ordre, le droit de recruter des prêcheurs parmi les moines, « aussi bien noirs que
blancs », et propose dans une bulle de 1201 de réunir tous les religieux missionnaires sous une seule
règle41. Innocent III cherche donc, au-delà des distinctions entre ordres à mettre en œuvre une

37 Ainsi, les bourgeois d'Angers, assemblés en confrérie, fondent en 1120 une léproserie mais les moniales
revendiquent le contrôle de celle-ci et l'obtiennent (BIENVENU Jean-Marc, « Pauvreté, misères et charité en Anjou
aux XIe et XIIe siècles », Le Moyen Âge, revue d'histoire et de philologie, t.73, 1967 p. 202-203). De même à
Liège, l'hôpital Saint-Christophe, fondé par les bourgeois de la ville en 1150, est tenu par les Augustins à partir de
1183 (JEHEL Georges, RACINET Philippe, La ville médiévale. De l'Occident chrétien à l'Orient musulman (Ve-
XVe siècle), Paris, Armand Colin, 1996, p. 172).
38 BALDWIN John, « Paris et Rome en 1215 : les réformes du IVe concile de Latran », Journal des savants. 1997, N° 1,
p. 103-104.
39 BOLTON Brenda, « Tradition and temerity : Papal attitudes to deviants, 1159-1216 », Innocent III : Studies on papal
authority and pastoral care, Aldershot, 1995, p. 87-88.
40 BOLTON Brenda,, « For the see of Simon Peter : The Cistercians at Innocent III's nearest frontier », Innocent III,
op. cit., p. 5-15.
41 BOLTON Brenda, « Via Ascetica : a papal quandary », Innocent III, op. cit., p. 185-186.
réforme de l'institution ecclésiastique et de la société chrétienne par des hommes spirituels. Sa
réflexion sur la charité s'intègre dans ce projet ecclésiologique.
Innocent III, avant son accession au pontificat, a rédigé une série de traités dont le De miseria
humane conditionis, où il présente l'orgueil comme le père de tous les vices, et l'Encomium
caritatis, où il considère que cette vertu éradique tous les vices du cœur. La charité, comprise
comme amour de Dieu, doit fonder toute activité humaine et se présente comme l'origine de toutes
les vertus, le remède à l'orgueil 42. Dans la pensée d'Innocent III, la charité et l'humilité sont ainsi
profondément liées et cela se traduit dans sa conception de l'aumône ; la véritable humilité du
donneur vertueux étant la preuve que l'aumône est inspirée par la grâce 43. Cela permet ainsi à
Innocent III de distinguer d'une part les hérétiques qui défont l’œuvre de l'Esprit et s'appliquent à
simuler les œuvres de charité, circonvenant ceux qui sont attirés par la vie religieuse et d'autre part
les frères de l'hôpital du Saint-Esprit - étudiés ci-dessous - qui, par leur obéissance et leur
accomplissement de la charité montrent qu'ils sont guidés par l'Esprit-Saint44.
Le lien entre la charité, l'aumône et l'Esprit-Saint est établi par Innocent III dans un sermon sur
les noces de Cana prenant pour sujet les six jarres. Celles-ci avaient été utilisées au XIIe siècle
comme métaphore de la progression des ordres religieux. Innocent III développe quant à lui l'idée
que le vin de la noce est la charité, abondant au début et se raréfiant, de même que la charité se
refroidit et nécessite d'être réveillée par le sermon. Les six jarres représentent alors les six œuvres
de miséricorde (Matthieu 25, 35-36), la nourriture pouvant être donnée de trois manières :
matérielle, sacramentelle, et doctrinale. Quand l’œuvre est accomplie alors l'eau des jarres se
change en vin. Selon Innocent III, le marié de la fête est le Saint-Esprit, la mariée est la grâce,
Jésus-Christ le sermon, ses disciples les bonnes habitudes, la mère de Jésus-Christ, la foi
catholique45.
Les œuvres sont donc un appel à la grâce pour qu'elle change l'amour de l'homme en amour de
Dieu. La position ecclésiologique du pape s'inscrit de plus dans une histoire de l’Église dont il
considère qu'elle nécessite de ponctuelles revivifications : le développement de l'aumône est une
manière de répondre aux nouveautés du temps dans une perspective de retour aux origines, une
nouvelle inspiration de l'Esprit-Saint. Il distingue plusieurs formes d'aumônes : l'eucharistie et
l’œuvre doctrinale étant réservées aux clercs, l'aumône du laïc passe par l'offrande matérielle. Ainsi,
Innocent III propose un modèle ecclésiologique englobant fondé sur la charité où chacun accomplit
une œuvre d'aumône à l'égard d'autrui, appelée à devenir, par la grâce, un amour divin, c'est-à-dire
le Saint-Esprit. L'aumône matérielle des laïcs proposée par le pape intègre ceux-ci à un modèle
général fondé sur une unité entre la charité et l'humilité. Cela suppose à la fois la participation à
l’œuvre de charité qui refonde et revivifie l’Église mais aussi l'impératif d'obéissance à la hiérarchie
sans lequel l'acte charitable ne saurait être le signe de l'action de l'Esprit-Saint.
Ce long détour par le projet ecclésiologique d'Innocent III nous semblait nécessaire car le pape
accomplit dans son action la synthèse de deux mouvements : la prise de conscience dans le champ
théologique des insuffisances du clergé avec pour corollaire la reconnaissance des possibilités
d'action pour les laïcs et la perpétuation de l'idéal né dans la première moitié du XIIe siècle d'une
réforme accomplie par des hommes spirituels. Les difficultés auxquelles se heurte l'un des papes les
plus puissants et les plus autoritaires du Moyen Âge révèlent les limites de l'idéal ecclésiologique
du XIIe siècle et permettent de comprendre que les attentes d'Innocent III soient réinvesties dans des
ordres nouveaux, semblant parfaitement correspondre à celles-ci, telle que l'initiative de Gui de
Montpellier, antérieure aux Mendiants.

42 DURAND-DOL Françoise, Origines et premiers développement de l'ordre hospitalier du Saint-Esprit dans les limites
de la France actuelle (fin XIIe-fin XIIIe), thèse de doctorat, LE BLÉVEC Daniel (dir.), Université de Montpellier,
2011, p. 483 et p. 547-548.
43 BOLTON Brenda,« Heart not purses ? Pope Innocent III's attitude to social welfare », Innocent III, op. cit., p. 128.
44 Pour le premier cas : décrétale Cum unus (Reg Vat, f°23 r). Pour le second : Hiis Precipue (Registre Vatican f°24 r).
Les deux étant cités et rapprochés par DURAND-DOL F., Origines et premiers développement de l'ordre hospitalier
du Saint-Esprit, op. cit., p. 1316.
45 BOLTON Brenda,« Heart not purses ? Pope Innocent III's attitude to social welfare », Innocent III, op. cit., p. 148.
L'ordre du Saint-Esprit : une initiative laïque appropriée par l'institution ecclésiastique
Il ne s'agit pas ici de faire l'histoire de l'ordre, qui vient d’être totalement revisitée par Françoise
Durand-Dol. Pour en résumer les origines, l'ordre est probablement fondé par Gui de Montpellier,
fils du seigneur de la ville, aux alentours de 1188. Gui est passé par l'ordre du Temple dont il
reprend l'organisation : l'hôpital du Saint-Esprit est associé par des liens de confraternité à des laïcs
qui, vers 1188, achètent le terrain nécessaire à la construction du bâtiment. Gui cherche à créer une
« religion » - une fraternité dotée d'une règle et possédant une église propre - ce qui conduit à des
conflits avec l'évêque de Maguelone, finalement résolus avec les privilèges pontificaux accordés par
Innocent III en 1198. Cependant, dès avant cette date, Gui de Montpellier a œuvré à l'expansion
géographique de son ordre. Cette expansion prend la forme de création de maisons nouvelles
rattachées à l'hôpital de Montpellier, dont trois sont connues avant 1198 : Mesols, Clap et Béziers46.
De plus, certains hôpitaux, situés dans des villes marchandes, sont apparus en même temps que
celui de Montpellier et sont comptés dans l'ordre dès 1198. C'est le cas des hôpitaux du Saint-Esprit
de Marseille (1188), et de Millau (1190) 47. Pour notre propos, notons que l’œuvre de Gui est une
initiative laïque qui se situe elle aussi dans la continuité des initiatives religieuses du XIIe siècle, en
imitant les ordres de Terre Sainte, mais en se concentrant sur la charité, en un temps de
militarisation des ordres antérieurs, y compris celui de l'Hôpital.
En 1198, le pape recommande Gui à tous les prélats de l’Église, en leur demandant d'apporter
leur aide et d'autoriser la construction d'oratoires et de cimetières. Il insiste sur le fait que Gui est
guidé par l'Esprit-Saint, sur la dimension charitable de cette nouvelle religion, et fonde sa décision
sur les multiples témoignages qu'il a entendus 48. Il envoie Gui aux côtés de Rainier de Fossanova,
dans le Sud-Ouest pour lutter contre l'hérésie. Les deux hommes ne sont pas placés sur un pied
d'égalité, seul le confesseur du pape possède le pouvoir d'excommunier ; le frère du Saint-Esprit
doit quant à lui recourir aux prélats locaux. Leurs missions sont aussi distinctes : Rainier lutte
contre les faux-semblants des mauvais maîtres tandis que Gui doit mettre fin aux fausses œuvres de
charité. Les deux actions sont cependant placées sur le même plan de gravité : l'hérésie est décrite à
la fois comme un dévoiement des études religieuses et une dissimulation du mal derrière
l'apparence des œuvres. La fonction des frères du Saint-Esprit est donc de fournir le modèle d'une
charité exemplaire, guidée par l'Esprit-Saint car obéissante et pouvant répondre aux critiques des
hérétiques justifiées par la corruption du clergé local. L'ordre du Saint-Esprit est ainsi la traduction
dans les faits de la conception ecclésiologique d'Innocent III, fondée sur l'intégration des
mouvements recherchant la simplicité évangélique en exigeant d'eux l'obéissance. Gui peut recourir
à l'aide des populations et offrir des indulgences en échange de cette aide. Autour de Gui et de son
ordre doit donc se former une communauté de chrétiens modèles, trouvant une réponse à leurs
aspirations spirituelles tout en demeurant obéissants. C'est la fonction du privilège de 1204 qui
permet une association aux bienfaits spirituels de l'ordre dans le cadre de fraternités du Saint-Esprit.
Si celles-ci ne doivent pas être confondues avec les confréries du Saint-Esprit, majoritairement
indépendantes de l'histoire de l'ordre, l'appui apporté par la papauté à des fraternités du Saint-Esprit
pratiquant la charité a sans doute facilité la diffusion de ce modèle à travers toute la chrétienté.
Au cours du XIIIe siècle, on assiste à une véritable explosion du nombre de confréries du Saint-
Esprit, se diffusant des villes marchandes vers les campagnes en particulier dans un vaste arc allant
du Massif Central aux Alpes et englobant la Provence où l'on trouve des confréries villageoises se
rassemblant chaque année pour une distribution de nourriture aux pauvres. Dans les Flandres, des
Tables du Saint-Esprit effectuent non seulement des distributions lors de la Pentecôte mais sont
aussi des prêteurs aux taux non usuraires : selon les lieux, l'assistance matérielle se manifeste
différemment mais toujours lors d'une fête de Pentecôte où des laïcs, issus des élites moyennes,
prouvent ainsi leur inspiration.

46 DURAND-DOL F. , Origines et premiers développement de l'ordre hospitalier du Saint-Esprit, op. cit., p. 339-343 et
p. 433.
47 DURAND-DOL Françoise , « La confrérie du Saint-Esprit de Marseille. Nouvelle approche. », Provence historique t.
LXIII, janv-fév 2013, p. 134.
48 DE ANGELIS Pedro, L'ospedale di Santo Spirito in Saxia, Rome, 1960, p. 375.
Conclusion
La Pentecôte des laïcs n'est ni un christianisme simplifié ni une fête agricole christianisée. Il semble
préférable de parler d'une théologie appropriée, dans les deux sens du terme : convenant aux
attentes des laïcs – et qui valide leurs attitudes antérieures – et que ceux-ci manient de façon de plus
en plus autonome. Il faut aussi éviter le plus possible l'idée d'une circulation verticale comme
processus dominant : le mouvement commence dans un accord entre débats théologiques et
initiatives laïques, tous deux issus d'une conception différenciée de l'inspiration héritée du
XIIe siècle. De plus, si la politique volontaire d'Innocent III marque une implication de l'institution
ecclésiastique, il faut souligner que cette communion ne dure guère, en particulier avec l'émergence
des nouvelles possibilités offertes par les ordres mendiants. Au cours du XIIIe siècle, la diffusion des
œuvres du Saint-Esprit s'explique davantage par une neutralité bienveillante plus qu'un soutien actif
des autorités ecclésiastiques. Cette neutralité rencontre un horizon d'attente fort de la part des laïcs
qui trouvent ainsi un premier moyen d'insertion dans l'économie du Salut par le biais d'une
anthropologie différenciée de l'inspiration. En cela il est possible de dire que les laïcs qui fêtent la
Pentecôte aux XIVe et XVe siècles sont les derniers héritiers d'un projet ecclésiologique datant du
XIIe siècle et qui envisageait l'extension à toute la chrétienté de l'inspiration apostolique.

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