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Le projet littéraire de Luc d’après le prologue de l’évangile (Lc 1,1-4)

Article de Nathalie SIFFER publié dans la


Revue des Sciences Religieuses 79/1,
janvier 2005, p. 39-54.

1
Puisque beaucoup ont entrepris de reproduire un récit des événements
accomplis parmi nous, 2 d’après ce que nous ont transmis ceux qui sont devenus
dès le début témoins oculaires et serviteurs de la parole, 3 il m’a semblé bon, à
moi aussi, après m’être soigneusement informé de tout à partir des origines,
d’écrire pour toi un récit suivi, excellent Théophile, 4 afin que tu puisses
reconnaître la fiabilité des enseignements que tu as reçus.

Dans le cadre de nos recherches sur « le livre et la communauté », qui incluent la


question de la composition du livre et du projet d’écriture, le prologue du troisième
évangile a retenu toute notre attention. Luc est en effet le seul évangéliste à avoir placé
en tête de son œuvre un prologue consacré à son propre projet littéraire. Il y indique à la
fois les circonstances, la méthode et le but de son travail, tout en mettant en place le lien
entre l’auteur et les destinataires de son ouvrage. Le prologue nous fournit non
seulement des indications précieuses sur le projet littéraire de Luc, sur sa façon de
procéder, sur les raisons qui l’ont poussé à écrire, mais il laisse également transparaître
le lien entre l’auteur et ses lecteurs. D’aucuns parlent ici de la mise en place d’une
communauté de lecture, voire d’un « pacte de lecture », en considérant que « la fonction
pragmatique de la dédicace à Théophile est ainsi d’ouvrir et de baliser l’espace de
lecture » 1.
Dès les premiers mots d’introduction à l’évangile, Luc exprime son ambition
littéraire tout en manifestant un grand intérêt pour la recherche historique, tandis que la
véritable visée de l’œuvre n’est indiquée qu’à la fin du passage.

1
D. MARGUERAT, La première histoire du christianisme. Les Actes des Apôtres (LeDiv 180), Paris - Genève, Cerf
- Labor et Fides, 1999, p. 40.

1
Afin de saisir au mieux l’intention de l’auteur, nous replacerons d’abord le
prologue de Luc dans le contexte culturel et littéraire de l’époque, avant de nous arrêter à
l’analyse plus précise de Lc 1,1-4 qui nous permettra de dégager les éléments propres
au projet littéraire de Luc et d’en tirer les implications pour la lecture de son œuvre.

Les préfaces dans le monde antique

À l’instar de nombreux écrivains hellénistiques, Luc commence son œuvre


littéraire par un prologue. Il se plie à une pratique bien attestée dans la littérature gréco-
romaine et reprend une terminologie conventionnelle – la plupart des termes attestés en
Lc 1,1-4 se retrouvent dans les autres préfaces hellénistiques. Ainsi l’auteur affirme
clairement son intention d’affilier son œuvre à la littérature contemporaine du monde
gréco-romain et confère à son travail « le label d’œuvre littéraire à caractère public »2.
Pour définir le genre littéraire du prologue lucanien, L. Alexander3 a étudié
plusieurs dizaines de prologues antiques (du 4e s. av. JC au 2e s. ap. JC), notamment
ceux d’ouvrages dits scientifiques – sur des thèmes aussi variés que la médecine, la
philosophie, les mathématiques, les techniques, la rhétorique, l’astrologie, etc. Pour
différentes raisons relatives à la longueur, la structure, la dédicace, le contenu et le style,
L. Alexander estime que le prologue de Luc correspond davantage aux préfaces des
traités scientifiques. Plusieurs auteurs4 ont apporté des critiques à cette thèse et
préfèrent rapprocher le prologue de Luc des préfaces historiques.
Sans entrer dans tous les détails, voici les principaux arguments avancés5 :
1. Sur la longueur du prologue lucanien qui paraît beaucoup trop courte à L.
Alexander pour constituer une préface historique, on peut répondre que l’on trouve

2
D’après l’expression de F. BOVON, L’Évangile selon Saint Luc (1,1-9,50) (CNT 3a), Genève, Labor et Fides,
1991, p. 33.
3
L. ALEXANDER, The Preface to Luke’s Gospel. Literary Convention and Social Context in Luke 1.1-4 and Acts
1.1 (SNTS.MS 78), Cambridge, Cambridge University Press, 1993. Signalons également d’autres travaux du
même auteur comme « The Preface to Acts and the Historians », dans B. W ITHERINGTON (éd.), History, Literature,
and Society in the Book of Acts, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 73-103 ; « Formal Elements
and Genre. Which Greco-Roman Prologues Most Closely Paralell the Lukan Prologues ? », dans D.P. MOESSNER
(éd.), Jesus and the Heritage of Israel. Luke’s Narrative Claim upon Israel’s Legacy, Harrisburg, Trinity Press
International, 1999, p. 9-26.
4
Ainsi D.E. AUNE, « Luke 1.1-4: Historical or Scientific Prooimion? », dans A. CHRISTOPHERSEN et alii (éd.), Paul,
Luke and the Graeco-Roman World. Essays in Honour of A.J.M. Wedderburn (JSNT.SR 217), Londres - New
York, Sheffield Academic Press, 2002, p. 138-148 ; K. YAMADA, « The Preface to the Lukan Writings and
Rhetorical Historiography », dans S.E. PORTER - D.L. STAMPS (éd.), The Rhetorical Interpretation of Scripture.
Essays from the 1996 Malibu Conference (JSNT.SS 180), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1999, p. 154-
172 ; D.D. SCHMIDT, « Rhetorical Influences and Genre. Luke’s Preface and the Rhetoric of Hellenistic
Historiography », dans D.P. MOESSNER, Jesus, p. 27-60 ; J.B. GREEN, The Gospel of Luke, Grand Rapids -
Cambridge, Eerdmans, 1997, p. 4-5.
5
Ce paragraphe s’inspire essentiellement des critiques exprimées par D.E. AUNE, « Luke 1.1-4 », et K. YAMADA,
« Preface ».

2
occasionnellement des préfaces scientifiques plus longues (par exemple chez
Archimède) et des préfaces historiques plus courtes (chez Hérodote). De plus, les
préfaces historiques nettement séparées du récit, comme celle de Luc, tendaient à être
plus courtes6. Par ailleurs, on a pu considérer que le propos de Luc a d’une certaine
manière deux commencements (1,1-4 et 1,5-2,52), dans la mesure où la section 1,5-
2,52 ouvre à l’ensemble de l’œuvre lucanienne7.
2. Même si, comme le souligne L. Alexander, une dédicace est inhabituelle dans
les écrits historiques qui nous ont été conservés, elle n’en est pas moins attestée,
notamment chez Flavius Josèphe qui dédie ses Antiquités juives à Épaphrodite.
3. Quant à l’emploi de la première personne – contrastant selon L. Alexander
avec l’usage des historiens grecs qui emploient plutôt la troisième personne –, il
caractérise surtout les travaux historiques classiques (comme ceux d’Hérodote et de
Thucydide), tandis que les historiens gréco-romains employaient davantage la première
personne dans les préfaces. En ce qui concerne l’absence du nom de l’auteur, sans
doute faut-il y voir la réserve habituelle propre aux auteurs bibliques.
4. Sur le plan du vocabulaire, les termes employés dans le prologue de Luc sont
largement attestés dans les écrits historiques et en particulier dans leurs préfaces. En
plus des termes typiques comme diègèsis (récit)8, pragmata (événements), autoptès
(témoin oculaire) et d’autres, il faut également relever les caractéristiques rhétoriques
spécifiques aux préfaces historiques comme polloi (beaucoup), arkhè (commencement),
pas (tout)9.
5. L’argument ultime reste la présentation de l’œuvre lucanienne comme un récit.
L’auteur lui-même qualifie ainsi son travail, d’abord de façon implicite en se référant aux
travaux de ses prédécesseurs : anataxasthai diègèsin, « composer un récit » (v. 1),
ensuite de façon explicite en qualifiant son propre projet : kathexès soi grapsai, « écrire
pour toi (un récit) ordonné » (v. 3). Il ne s’agit donc aucunement d’un ouvrage
scientifique ni d’un traité technique, mais bien d’un récit ayant nécessité la recherche
minutieuse d’informations fiables et complètes (v. 3).
Tout en reconnaissant que le prologue comporte certaines analogies avec les
écrits scientifiques, il nous semble donc préférable de le rapprocher de la tradition
littéraire de l’historiographie ancienne.

6
D’autant qu’il semble que des critiques commençaient à apparaître à l’encontre des longues préfaces
historiques : voir Lucien de Samosate, Comment il faut écrire l’histoire, 23 ; aussi 2 Macc 2,32.
7
Cf. J.B. GREEN, Luke, p. 5 ; J.A. FITZMYER, Luke the Theologian. Aspects of his Teaching, Londres, Geoffrey
Chapman, 1989, p. 29-30.
8
Même L. ALEXANDER reconnaît que le terme n’apparaît jamais dans les préfaces scientifiques ou techniques.
9
Selon D.D. SCHMIDT, « Rhetorical », p. 52.

3
La majorité des éléments de Lc 1,1-4 se retrouvent dans la structure type des
préfaces historiques antiques10 : 1) le sujet et son importance – ce point est plus ou
moins développé selon les auteurs ; 2) la mention, voire la critique des prédécesseurs
qui justifie un nouvel écrit ; 3) des indications sur les sources, sur la qualité de
l’information, voire sur l’historien lui-même ; 4) des indications sur les événements
historiques en question – ce point fait défaut chez Luc (et d’autres) en raison de la
brièveté de son prologue ; 5) le but de l’écrit.

Dans la littérature du judaïsme hellénistique, d’autres prologues peuvent être pris


en considération, notamment ceux du deuxième livre des Maccabées (2,19-32), du
Siracide (v. 1-36) et de la lettre d’Aristée (§ 1-8). Il faut aussi faire une mention spéciale
des écrits de Flavius Josèphe dont certaines préfaces sont tout particulièrement proches
du prologue lucanien. Le début de la Guerre des Juifs comporte un parallèle marquant
avec Luc : « ...puisque (epeidèper) beaucoup (polloi) des Juifs avant moi ont composé
(suntassomai) avec exactitude (akribeia) l’histoire de nos ancêtres... » (BJ I,17). Le
Contre Apion présente lui aussi un prologue initial au début de l’œuvre, et un second au
début du deuxième volume11. Précisons en effet que dans le cas d’un ouvrage en
plusieurs volumes, un prologue principal, en tête du premier livre, se rapportait à
l’ensemble de l’œuvre, et chaque livre suivant comportait un prologue plus sobre qui
rappelait le contenu du livre précédent. Avec le prologue du livre des Actes, Luc se
conforme à cette règle et manifeste ainsi son intention de suivre les usages littéraires
contemporains.

Le prologue de Luc

Avant de présenter l’analyse textuelle, au cours de laquelle nous soulignerons


surtout les aspects se rapportant au projet de Luc, il faut d’abord clarifier le rôle du
prologue de l’évangile par rapport à la double œuvre de Luc, puis en présenter les
principaux aspects littéraires.

10
D’après l’étude de K. YAMADA, « Preface », qui développe la recherche de D. EARL, « Prologue-Form in Ancient
Historiography », ANRW 1/2 (1972), p. 842-856. Cette structure correspond aussi aux indications données par L.
ALEXANDER, Preface.
11
Voir l’étude comparative de D. DORMEYER, « Des Josephus zwei suasoriae (Übungsreden). Über das Volk der
Juden. Die beiden Vorworte (Proömien) Contra Apionem 1:1–5; 2:1–7 und die beiden Vorworte Lukas 1,1–4;
Acta 1,1–14 » dans J.U. KALMS (éd.), Internationales Josephus-Kolloquim Amsterdam, 2000, p. 241-261 (surtout
p. 254-255).

4
Le prologue et la double oeuvre lucanienne

Le prologue vaut-il pour l’évangile seulement ou pour les deux livres ? La question
touche aussi celle de l’unité Luc-Actes, mais il n’est pas possible d’entrer ici dans les
détails de cette discussion très vaste et fort débattue12. Tout au plus peut-on dire que la
position qui semble actuellement prédominante est celle qui considère que l’entité Luc-
Actes est une oeuvre en deux volumes, donc un ensemble littéraire à deux volets, un
« dyptique »13. Les arguments qui plaident en faveur du prologue pour les deux parties
recoupent souvent ceux qui se prononcent en faveur d’une planification du récit portant
sur l’ensemble Luc-Actes ; on peut surtout retenir le fait que Luc a délibérément gardé un
certain nombre d’éléments pour les placer en Actes. Deux exemples suffiront : le logion
sur le temple de Mc 14,58 est omis par Luc dans l’évangile lors du procès de Jésus,
mais apparaît lors du procès d’Étienne (Ac 6,14) ; la citation d’Is 6,9s sur
l’endurcissement d’Israël n’est mentionnée que partiellement en Lc 8,10 (au contraire de
Mc 4,10-12), l’ensemble de la citation étant réservée pour la fin des Actes en 28,26s.
Ces transferts sont l’indice, parmi d’autres, que le projet littéraire de l’auteur portait bien
sur l’ensemble Luc-Actes. Rappelons par ailleurs le prolongement du prologue de
l’évangile au début des Actes, dans un prologue de transition qui ne se contente pas de
reprendre la dédicace à Théophile et de faire allusion au contenu du volume précédent,
mais qui désigne explicitement l’évangile de Luc comme le premier livre de l’œuvre
entière (Ac 1,1).
Il est donc probable que le prologue de Luc s’applique d’une certaine manière aux
deux volumes de son œuvre et introduit à l’ensemble de son oeuvre, tout en visant
davantage ce qui va suivre immédiatement, l’évangile14.

12
Sur ce point, signalons l’ouvrage collectif de J. VERHEYDEN (éd.), The Unity of Luke-Acts (BETL 142), Leuven,
University Press, 1999, et le chapitre « L’unité de Luc-Actes. Un travail de relecture » de D. MARGUERAT,
Première histoire, p. 65-92.
13
Cf. D. MARGUERAT, Première histoire, p. 91.
14
Peut-être que le fond de la question est-il de savoir quand Luc a composé le prologue de son évangile : lors
de la rédaction finale de l’ensemble, après l’achèvement du second volume, entre la rédaction des deux livres ?
L’intérêt de la question est aussi apparu à des auteurs comme C.K. BARRETT (« The Third Gospel as a Preface to
Acts? Some Reflections », dans F. SEGROECK et alii, The Four Gospels 1992. Festschrift F. Neirynck. Vol. 2
(BETL 100), Leuven, University Press, 1992, p. 1451-1466, et d’autres ; mais il paraît bien difficile de se
prononcer sur le sujet.

5
Aspects littéraires

Le prologue de Luc a un style particulier, très littéraire, qui tranche par rapport au
reste de l’ouvrage. Clairement délimité aux v. 1-4, le prologue est aussitôt suivi, sans
transition, par un épisode qui entraîne le lecteur dans le monde biblique. À partir du v. 5
l’auteur inscrit en effet son récit dans la ligne stylistique de la Septante15 qui contraste
fortement avec le style du prologue. Luc sait varier son style et il le montre dès le début
de son œuvre.
Le prologue se constitue d’une période composée d’une seule phrase qui
comprend deux mouvements : d’abord les v. 1 et 2 (représentant la protase), ensuite les
v. 3 et 4 (représentant l’apodose). Les deux mouvements comportent chacun trois
divisions dont on peut noter la correspondance16. En effet, chaque unité de l’apodose
reprend l’unité correspondante de la protase : les « beaucoup » du v. 1 correspondent au
« moi aussi » du v. 3 ; le verbe « reproduire » du v. 1 correspond au verbe « écrire » du
v. 3 ; on note d’ailleurs un parallèle entre toute l’expression « reproduire un récit des
événements » et « écrire un récit suivi »17. On ne trouve guère d’autre exemple d’une
telle période, ni en Luc, ni même dans le Nouveau Testament18.
Le prologue n’est pas seulement caractérisé par cette structure périodique, mais
aussi par l’emploi d’une langue littéraire spécifique. Luc a recours à des mots rares dont
certains ne sont utilisés qu’ici dans tout le Nouveau Testament19 ou seulement dans Luc-
Actes20. On l’a vu, un tel vocabulaire recoupe en partie celui des écrivains hellénistiques,
et certains termes seraient même spécifiques à la rhétorique antique21. En tout cas,
l’auteur lucanien a choisi une langue profane pour son prologue et certains spécialistes
sont portés à croire qu’il n’emploie ici aucun concept religieux ou chrétien. Il faut quand
même noter quelques traits particuliers que nous soulignerons au cours de l’analyse
textuelle, notamment la mention de l’accomplissement ou encore des serviteurs de la
parole.

15
Cf. F. BOVON, Évangile, p. 33.
16
Cf. F. BLASS - A. DEBRUNNER - F. REHKOPF, Grammatik des neutestamentlichen Griechisch, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht, 1990 (= BDR), § 464,4.
17
On constate le même rapport entre « d’après ce que nous ont transmis » (v. 2a) et « pour que tu
reconnaisses » (v. 4a), entre « les événement accomplis parmi nous » (v. 1) et « toutes choses depuis les
origines » (v. 3).
18
Voir toutefois Ac 15,24-26 qui présente un certain parallèle avec notre période : « Puisque ... il nous a semblé
bon... ».
19
Epeidèper, anatassomai, diègèsis, autoptès.
20
Epikheireô, kathexès.
21
Ainsi W. RADL, Das Evangelium nach Lukas. Kommentar Erster Teil : 1,1-9,50, Fribourg, Herder, 2003, p. 23 n.
6, qui cite E. GÜTTGEMANNS, « In welchem Sinne ist Lukas „Historiker“ ? », LingBibl 54 (1983), p. 9-26.

6
Tant par le style que par le vocabulaire employés, ces premiers versets reflètent
l’effort de Luc de capter l’attention du lecteur dès le prologue.

Les circonstances (v. 1-2)

Les v. 1 et 2, constituant le premier mouvement de la période, décrivent les


circonstances entourant la prise d’écriture de Luc et indiquent l’existence d’une tradition,
son origine, sa transmission.

Le rappel des prédécesseurs (v. 1)

Dans ce premier verset, l’auteur évoque le travail de ses prédécesseurs, tout en


précisant l’objet de son propre travail.
La singularité de la langue employée dans le prologue se dénote dès le premier
mot, epeidèper, « puisque », qui est un hapax du Nouveau Testament et qui ne se trouve
pas dans la Septante. En outre, l’emploi de ce terme est inhabituel en début de
phrase22, mais par rapport à epeidè, l’ajout de –per donne du poids et de l’emphase23.
Luc rappelle l’œuvre de ses devanciers en mentionnant les polloi : « beaucoup »,
« de nombreux ». L’emploi de polus, seul ou en composition, est fréquent au début d’un
discours ou d’une composition littéraire, notamment dans les préfaces24. Dans le corpus
lucanien, on le retrouve comme premier mot du réquisitoire de Tertullus contre Paul en
Ac 24,2, et il apparaît également au début de la réponse de Paul au v. 10. Le même
terme se trouve encore dans le prologue du livre du Siracide (v. 1) et deux de ses
composés ouvrent l’épître aux Hébreux (v. 1 : polumerôs kai polutropôs). S’agissant de
toute évidence d’un procédé rhétorique fréquemment utilisé, il importe de ne pas trop
forcer le sens de polloi dans notre texte25.
D’après Luc, ses prédécesseurs ont entrepris de composer ou de reproduire un
récit. Le verbe epikheireô, « entreprendre », est souvent employé par les écrivains
hellénistiques, entre autres dans les prologues, et il a le plus souvent un sens neutre.
Dans le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans les écrits de Luc. Vu qu’il comporte

22
Il suit généralement la proposition principale et renvoie à un fait connu (cf. chez Flavius Josèphe BJ I,17) :
BDR § 456,3 ; H.J. CADBURY, « Commentary on the Preface of Luke » dans F.J. FOAKES JACKSON - K. LAKE (éd.),
The Beginnings of Christianity. Part I. The Acts of the Apostles (Vol. 2), Londres, 1922, p. 489-510 (ici p. 492),
repris par de nombreux auteurs.
23
D’après L. ALEXANDER, Preface, p. 108.
24
Voir par exemple chez Flavius Josèphe BJ I,17.

7
une nuance nettement péjorative en Ac 9,29 et 19,1326, on a pu considérer que le terme
exprimait une critique par rapport aux devanciers. Cette position ne remporte toutefois
pas l’unanimité des spécialistes. Sans exprimer une critique appuyée, Luc pourrait tout
au moins suggérer que la démarche des devanciers est à compléter, voire à corriger, et
que son ouvrage est meilleur que le leur pour les différentes raisons exposées au v. 3.
L’expression anataxasthai diègèsin, « composer ou reproduire un récit », est
particulièrement importante pour notre perspective puisqu’elle qualifie l’acte d’écriture ou
en tout cas de composition. Il faut tout d’abord préciser que ces deux termes sont des
hapax du Nouveau Testament. Même ailleurs, le verbe anatassomai est un composé
rare et on le rapproche généralement du verbe suntassomai, « composer »27. Le choix
d’un composé de –tassô insisterait sur la mise en ordre de matériaux pré-existants plutôt
que sur une nouvelle création28.
Le terme diègèsis, « récit », bien qu’étant lui aussi un hapax du Nouveau
Testament, est très employé par ailleurs, y compris dans la Septante. Il renvoie au verbe
diègeomai, « raconter », qui apparaît, quant à lui, plusieurs fois dans le Nouveau
Testament – le plus souvent en Luc-Actes. Diègèsis désigne donc une narration mise
par écrit. Flavius Josèphe applique souvent ce terme à son propre écrit et le rapporte
même directement à l’écriture de l’histoire29. Le terme peut ainsi désigner le travail
d’écriture d’un historien, un récit historique30, et renvoie non seulement au travail des
devanciers mais aussi à celui de Luc lui-même. En association avec anatassomai,
diègèsis prend le sens de « récit suivi ». Il est intéressant de relever que certains
auteurs, au vu de l’emploi que fait Luc du verbe diègeomai31, considèrent que le
substantif correspondant diègèsis se réfère lui aussi à la proclamation et désigne par
conséquent une proclamation de foi sous forme de récit32.
De fait, l’œuvre de Luc et celles de ses prédécesseurs rapportent des
événements particuliers dont l’auteur précise qu’ils « se sont accomplis parmi nous ». Le
verbe plèrophoreô, quasiment absent de la littérature grecque pré-chrétienne, a plusieurs

25
Comme l’indiquait déjà H.J. CADBURY, « Commentary », p. 492-3 ; plus récemment W. RADL, Evangelium, p.
26-27.
26
Ailleurs aussi, comme dans certains passages de Flavius Josèphe : Vita 40 et 338.
27
Cf. W. BAUER, Griechisch-deutsches Wörterbuch zu den Schriften des Neuen Testaments und der
frühchristlichen Literatur, Berlin - New York, 1988, col. 122.
28
Selon L. ALEXANDER, Preface, p. 110.
29
D’après J.A. FITZMYER, The Gospel according to Luke (I–IX) (AncB 28), Garden City - New York, Doubleday,
1981, p. 292.
30
Voir les références indiquées par F. BOVON, Évangile, p. 37 n. 27.
31
Narration de faits divins en Lc 8,39 ; 9,10 ; Ac 9,27 ; 12,17... ; synonyme de kèrussô, « proclamer », en Lc
8,39 ; remplacé par apangellô, littéralement « annoncer », en Lc 8,36 ; 9,36 (// Mc 5,16 ; 9,9 = diègeomai).
32
Ainsi W. RADL, Evangelium, p. 28 ; J.B. GREEN, Luke, p. 38 ; R.J. DILLON, « Previewing Luke’s Project from His
Prologue (Luke 1:1-4) », CBQ 43/2 (1981), p. 205-227 (ici, p. 208-209).

8
significations33 mais il prend ici le sens d’accomplir et équivaut à plèroô34. Les
événements (pragmata) n’ont donc pas simplement eu lieu, ils « ont été accomplis ».
Observons le passif théologique qui décrit l’agir de Dieu. Il faut encore noter l’emploi du
parfait qui exprime des événements passés aux effets qui perdurent (la vie, la mort et la
résurrection de Jésus en Luc ; le développement de l’Église en Actes ?). Comme
l’indique F. Bovon, le mot « événements » souligne la dimension historique du message
de Luc, celle de faits qui se déroulent dans un espace et un temps déterminés, tandis
que le participe « accomplis » signale que ces événements ne sont pas exclusivement
profanes mais se rapportent au dessein de Dieu qui se réalise en eux et par eux35. De ce
premier verset on retiendra donc surtout l’emploi du verbe plèrophoreô par lequel le
prologue de Luc se démarque nettement des autres préfaces de l’antiquité et donne une
connotation religieuse à son propos : il ne s’agit pas que de l’histoire profane, mais d’une
histoire marquée de l’intervention de Dieu.
Dans la perspective de cette contribution, il importe de s’interroger sur la valeur
de l’expression « parmi nous », et notamment à qui renvoie le pronom « nous ». Les
interprétations sont multiples et il n’est guère possible d’entrer dans toutes ces
considérations. Précisons tout de suite que ce « nous » n’est pas à identifier avec le
« nous » du v. 236 par lequel Luc se distingue, lui et sa génération de chrétiens, de la
génération des témoins oculaires. Le groupe désigné par ce premier « nous » semble
englober un cercle assez important. Il s’agit en tout cas d’un groupe plus large que les
contemporains (groupe original) qui ont vu s’accomplir les événements initiaux. L’auteur
fait référence à un groupe comprenant également (voire surtout) des croyants qui
n’étaient pas présents aux événements originaux mais qui assistent à leur prolongement
(cf. l’emploi du parfait). L’expression peut ainsi s’étendre plus largement aux hommes
concernés par l’histoire du salut37. C’est à ce titre que Luc peut inclure ses lecteurs dans
ce « nous » et qu’il établit, dès le premier verset, un lien fort avec ses destinataires. Il ne
s’agit pas d’un simple artifice visant à créer une communauté de lecture, mais d’inviter le
lecteur à se compter parmi les croyants partageant une foi commune en ces
événements de l’histoire du salut qui vont être présentés dans l’œuvre lucanienne.

33
Voir J.A. FITZMYER, Gospel, p. 292-293.
34
Cf. par exemple W. BAUER, Griechisch-deutsches Wörterbuch, col. 1347.
35
F. BOVON, L’œuvre de Luc. Études d’exégèse et de théologie (LeDiv 130), Paris, Cerf, 1987, p. 20.
36
Et encore moins avec celui des fameuses sections en « nous » des Actes (cf. Ac 16,10-17 ; 20,5-15 ; 21,1-18 ;
27,1-28,16).
37
Ainsi F. BOVON affirme : « Les événements qui forment le contenu de son oeuvre [...] concernent si fort les
chrétiens contemporains que Luc peut affirmer qu’ils ont lieu “parmi nous” » (Évangile, p. 44).

9
Le phénomène de transmission (v. 2)

Le second verset mentionne le phénomène de transmission exprimé par le verbe


paradidômi38, terme technique qui évoque un enseignement traditionnel. Les agents de
la transmission ne sont pas nommés : Luc parle de « témoins oculaires »39 et de
« serviteurs de la parole ». Les deux expressions désignent un même groupe de
personnes, dans deux fonctions différentes, auxquelles s’applique le même article (hoi).
Ceux qui considèrent que le prologue de l’évangile constitue celui de l’ensemble de
l’œuvre trouvent ici un argument supplémentaire en distinguant un premier temps avec
les « témoins oculaires » (constatation des faits), et un deuxième temps avec les
« serviteurs de la parole » (témoignage effectif). Relevons l’originalité de la formule
« serviteurs de la parole » (hupèretai tou logou) qui apparaît ici seulement et à laquelle
fera écho le passage d’Ac 6,4 avec « le service de la parole » (hè diakonia tou logou) ;
cette formule nous rappelle la fonction essentielle de la prédication de la parole dans
l’église primitive pour l’auteur lucanien (cf. Ac 6,2).
Ce verset offre plusieurs possibilités de traduction, selon que l’on applique le
participe genomenoi, « devenus », à hupèretai seulement (« ceux qui furent dès le début
témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole »), ou qu’on le rapporte,
avec ap’arkhès, à autoptai et hupèretai (« ceux qui sont devenus dès le début témoins
oculaires et serviteurs de la parole »). Cette seconde alternative semble préférable en
raison de l’existence d’une expression parallèle en Ac 26,16 : « serviteur et témoin », et
aussi parce que le grec associe souvent ginomai à autoptès40. Signalons encore la
possibilité de considérer genomenoi comme un simple équivalent de ontes : « ceux qui
furent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la parole ». Quelle que soit la
traduction retenue, Luc évoque ici la première génération de chrétiens, ceux qui étaient
présents « dès le début »41.

38
Ce verbe apparaît ici sous sa forme littéraire classique (paredosan).
39
Autoptès est encore un hapax du Nouveau Testament, mais il est largement employé par les auteurs
hellénistiques, notamment les historiens.
40
On trouvera plusieurs exemples dans les Antiquités Juives de Flavius Josèphe.
41
Du fait que Luc associe arkhè et les formes apparentées avec le début de l’apparition publique de Jésus (cf.
Lc 3,23 ; 23,5 ; Ac,1,22...), il vaut mieux considérer que ap’arkhès se rapporte également à ce moment-là. Voir
J.A. FITZMYER, Gospel, p. 298

10
L’intention particulière de Luc (v. 3-4)

Le second mouvement du prologue est formé par les v. 3 et 4 qui développent


l’intention particulière de l’auteur. Luc y décrit son travail en qualifiant d’abord sa
recherche, puis son écrit, et en dévoilant la visée finale de son œuvre.

La décision d’écrire : projet et méthodologie (v. 3)

Le v. 3 représente l’affirmation principale qui caractérise le projet de Luc. C’est ici


qu’apparaît le « je » de l’auteur, même s’il n’est pas nommé, pour ensuite s’effacer
derrière son récit et ne réapparaître qu’au début du livre des Actes. Ce « je » de l’auteur
s’exprime dans la proposition edoxe kamoi, littéralement « il m’a semblé bon à moi
aussi », que l’on retrouve au chap. 15 du livre des Actes où elle s’applique toutefois aux
apôtres et aux anciens (Ac 15,22.25.28). Malgré la banalité apparente de l’expression, il
s’agit d’une affirmation très forte par laquelle l’auteur revendique sa décision d’écrire.
Certains scribes ont d’ailleurs été tellement gênés par cette conscience de soi si affirmée
de l’auteur, cette décision d’écrire purement humaine, qu’ils ont ajouté la mention de
l’Esprit : « et à l’Esprit Saint »42. En fait, la décision d’écrire est à relier à la finalité de
l’acte d’écriture exprimée au v. 4.
Si par cette expression Luc s’associe à ses devanciers, il s’en distingue
néanmoins de façon implicite en indiquant la méthodologie qu’il adopte. Le verset
rencontre plusieurs problèmes d’interprétation que nous nous efforcerons de synthétiser,
l’essentiel étant de saisir la façon de procéder de l’auteur.
Luc use de qualificatifs assez élogieux pour caractériser sa démarche dont on
peut distinguer deux phases essentielles : les recherches entreprises et la composition
de l’écrit43.
- La première étape est rapportée par la proposition parèkolouthèkoti anôthen
pasin akribôs, diversement interprétée par les spécialistes. Le sens à donner au participe
parèkolouthèkoti est discuté, le verbe parakoloutheô ayant plusieurs significations autour
de suivre44 : suivre physiquement, suivre de près des événements (en y participant),

42
Il s’agit d’une harmonisation avec Ac 15,28, attestée par quelques manuscrits latins.
43
Lucien de Samosate distingue lui aussi plusieurs stades dans le travail de l’historien, notamment la collecte
des matériaux et la mise en forme de l’ensemble (Comment il faut écrire l’histoire, 47-48).
44
Sur ce terme, signalons les travaux de D.P. MOESSNER, « The Lukan Prologues in the Light of Ancient
Narrative Hermeneutics. Parèkolouthèkoti and the Credentialed Author », dans J. VERHEYDEN, Unity, p. 399-417 ;
« The Appeal and Power of Poetics (Luke 1:1-4). Luke’s Superior Credentials (parèkolouthèkoti), Narrative
Sequence (kathexès), and Firmness of Understanding (hè asphaleia) » dans D.P. MOESSNER, Jesus, p. 84-123

11
suivre en pensée, s’informer. C’est généralement ce dernier sens qui est ici retenu,
d’autant qu’il semble le mieux s’accorder avec les adverbes qui suivent et qui qualifient la
démarche de Luc (notamment akribôs). Luc fait donc référence à son travail d’historien
et donne trois qualités à ses investigations. Tout d’abord, elles ont été menées « depuis
les origines » (anôthen). Bien qu’il puisse être synonyme de l’expression ap’ arkhès,
« dès le début » (v. 2), qui se rapportait vraisemblablement au début de la vie publique
de Jésus (voir n. 41), on peut supposer qu’anôthen45 remonte chronologiquement plus
loin, sans doute jusqu’au début de la vie de Jésus46 – et l’on pense alors aux récits de
l’enfance que Luc est le seul à rapporter. Luc qualifie ensuite ses recherches comme
complètes : pasin, « tout », se comprend généralement au neutre, se rapportant aux
événements évoqués plus haut47 – et certains auteurs étendent son application aux
récits existants de ces événements48. La troisième qualité du travail revendiquée par Luc
est exprimée par l’adverbe akribôs, qui signifie « soigneusement », « avec exactitude ».
Il faut cependant signaler qu’il pourrait également se rapporter à l’infinitif grapsai, donc à
l’acte d’écriture. Toutefois, il convient mieux à un travail de recherche et nous
considérons avec de nombreux auteurs49 qu’il qualifie le participe parakoloutèkoti ; de
plus, l’association du terme avec parakoloutheô est bien attestée dans les textes
antiques, notamment chez Flavius Josèphe (cf. Contre Apion I,53). Il est intéressant de
noter que quelques spécialistes considèrent la position de l’adverbe comme
délibérément ambivalente et estiment qu’il peut partiellement s’appliquer aux deux50.
- La seconde étape du travail de Luc consiste en la réalisation concrète de son
écrit. L’adverbe kathexès, se rapporte maintenant à grapsai et qualifie l’acte d’écriture.
Le sens à donner à cet adverbe, que l’on ne trouve que dans le corpus lucanien51, a

(surtout p. 85-97). Cet auteur conclut entre autres que Luc, en employant ce terme conventionnel dans les
préfaces antiques, revendique la fiabilité et la qualité de son récit (cf. « Lukan Prologues », p. 413).
45
Sur ce terme, voir I.I. DU PLESSIS, « Once More : The Purpose of Luke’s Prologue (Lk I 1-4) », NT 6 (1974), p.
259-271 (ici p. 267-268).
46
Ainsi par exemple W. RADL, Evangelium, p. 32, et surtout G. KLEIN, « Lukas 1,1-4 als theologisches
Programm », dans E. DINKLER, Zeit und Geschichte. Dankesgabe an Rudolf Bultmann zum 80. Geburtstag,
Tübingen, J.B.C. Mohr, 1964, p. 193-216 (ici p. 207-209).
47
Noter l’expression parallèle dans le prologue des Actes : « au sujet de tout (pantôn) ce que Jésus a fait et
enseigné » (Ac 1,1).
48
Voir entre autres H. SCHÜRMANN, Das Lukasevangelium. Erster Teil : Kommentar zu Kap. 1,1-9,50 (HThK 3/1),
Herder, Fribourg - Bâle - Vienne, 1982, p. 10-11.
49
Ainsi J.A. FITZMYER, Gospel, p. 298 ; D.L. BOCK, Luke. Volume 1: 1:1–9:50, Grand Rapids, Baker Books, 1994,
p. 61-62 ; W. RADL, Evangelium, p. 32. Pour une étude linguistique, voir M. JANSE, « L’importance de la position
d’un mot “accessoire” (à propos de Luc 1,3) », Biblica 77/1 (1996), p. 93-97.
50
Cf H.J. CADBURY, « Commentary », p. 504, repris par d’autres, notamment par D. MARGUERAT qui, sans
s’arrêter à ce texte précis, a largement développé ce point dans un paragraphe intitulé « L’ambivalence
sémantique : un procédé rhétorique lucanien » (Première Histoire, p. 97-106).
51
Voir notamment Ac 11,4 qui introduit un discours de Pierre.

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donné lieu à de vives discussions techniques, dans lesquelles nous n’entrerons pas52.
Les interprétations oscillent notamment entre ordre chronologique et ordre logique. On
retiendra surtout que kathexès exprime une succession ordonnée : « avec ordre »,
« successivement ». Le terme peut également viser la continuité de l’histoire du salut
suivant le schéma promesse/accomplissement53. En tout cas, la notion d’ordre suivi
« peut concerner aussi bien le récit exhaustif que la rigueur chronologique,
l’enchaînement de l’histoire du salut, ou même la composition cohérente de
l’ouvrage »54. Toujours est-il qu’en employant kathexès, Luc semble insister sur la qualité
de son travail présenté comme un récit suivi, ordonné55.
La fin du verset constitue la dédicace de l’ouvrage. Si l’auteur n’est pas nommé,
son destinataire l’est clairement : Théophile. Tout comme le « je » de l’auteur, il ne sera
plus mentionné dans l’évangile mais apparaîtra, dans les mêmes circonstances, au
début du livre des Actes (Ac 1,1). La tendance actuelle reconnaît en Théophile une
personne bien réelle plutôt qu’une figure du lecteur implicite ou tout autre représentant
symbolique. Littéralement « ami de Dieu », ce nom propre était courant dès le 3e s. av.
JC56. Le qualificatif qui lui est donné, kratistos, « très excellent », est attesté à plusieurs
reprises dans les Actes (23,26 ; 24,3 ; 26,25) où il s’applique à des personnages officiels.
Mais il s’utilise également dans un sens plus large, et tout spécialement dans des
dédicaces d’œuvres littéraires57. Dans l’antiquité, le dédicataire d’un livre avait
implicitement l’autorisation, voire la recommandation, de le mettre à la disposition de
toute personne intéressée à le lire et à le copier58. Aussi peut-on voir en Théophile un
mécène susceptible de rendre le livre public. À l’instar d’autres auteurs anciens qui
dédicaçaient leurs ouvrages à un individu tout en écrivant pour un public plus large59, Luc
destine son œuvre à un cercle de lecteurs bien plus étendu que le seul Théophile60.

52
Pour une vue d’ensemble des interprétations proposées, on peut se reporter à J.A. FITZMYER, Gospel, p. 298-
299 ; D.L. BOCK, Luke, p. 62-63. Voir aussi R.J. DILLON, « Previewing », p. 219-223 ; D.P. MOESSNER, « The
meaning of KATHEXES in the Lukan prologue as a key to the distinctive contribution of Luke’s narrative among
the “many” », dans F. SEGROECK et alii, The Four Gospels, p. 1513-1528.
53
Pour cet aspect, voir en particulier G. SCHNEIDER : « Zur Bedeutung von kathexès im lukanischen Doppelwerk
», ZNW 68 (1977), p. 128-131.
54
F. BOVON, Évangile, p. 41.
55
Sur la construction et l’avancement du récit, voir Lucien de Samosate, Comment il faut écrire l’histoire, 55.
56
Cf. Exegetisches Wörterbuch zum Neuen Testament II, col. 354.
57
Voir H.J. CADBURY, « Commentary », p. 505-507.
58
Selon J. TAYLOR, Les Actes des deux apôtres. IV. Commentaire historique (Act. 1,1-8,40) (EtB.NS 41), Paris,
Gabalda, 2000.
59
Ainsi Flavius Josèphe, Contre Apion I,1-5.
60
Voir entre autres les travaux de F. MUSSNER, « Die Gemeinde des Lukasprologs. Ein Beitrag auf
kommunikationstheoretischer Grundlage (1981/82) », dans M. THEOBALD (éd.), Jesus von Nazareth im Umfeld
Israels und der Urkirche. Gesammelte Aufsätze, Tübingen, Mohr Siebeck, 1999, p. 245-259 ; F.G. DOWNING,
« Theophilus’s First Reading of Luke-Acts », dans C.M. TUCKETT (éd.), Luke’s Literary Achievement. Collected
Essays (JSNT.SR 116), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1995, p. 91-109. Voir aussi L. ALEXANDER, « What if

13
La finalité de l’œuvre (v. 4)

Par l’emploi de la conjonction hina, le dernier verset du prologue exprime


clairement le but, la finalité de l’œuvre littéraire de Luc : « afin que tu reconnaisses... ».
Le verbe epiginôskô, qui apparaît souvent dans le corpus lucanien, signifie ici
« reconnaître exactement »61 et qualifie davantage une reconnaissance consciente et
fondée qu’une connaissance exhaustive62.
L’objet de cette connaissance est exprimé par le terme asphaleia, placé en
position emphatique à la fin de la période, comme l’aboutissement de tout le prologue.
Le sens premier de asphaleia est la sûreté, la solidité, et au sens élargi la fiabilité63. Pour
définir plus précisément le terme, il importe de voir à quoi il se réfère : peri hôn
katèkhèthès logôn. La traduction de cette proposition est difficile. Nous passons sur le
phénomène d’attraction du relatif hôn64 qui n’influe guère sur l’interprétation finale du
verset pour nous arrêter à la signification de katèkhèthès. Le verbe kathèkheô est un mot
tardif, non attesté dans la Septante et qui ne se trouve que très rarement chez Flavius
Josèphe et Philon d’Alexandrie. Le terme peut être banal et recouvre, à l’actif, le sens de
communiquer (faire part), et au passif, celui d’apprendre ou entendre (cf. Ac 21,21.24).
Mais il peut aussi avoir le sens plus prononcé d’enseigner, d’instruire. En Ac 18,25, Luc
l’applique clairement à l’enseignement chrétien – ce qui semble aussi être le cas ici ;
Paul fait de même en 1 Co 14,19 et Ga 6,6. Cette dernière occurrence, en particulier,
montre que le terme commence à avoir un sens technique pour désigner l’instruction
chrétienne – ce qui sera encore plus nettement le cas dans la deuxième lettre de
Clément (17,1). Il y a d’ailleurs un véritable débat sur la technicité de ce terme et les avis
sont très partagés.
Dans notre texte, le verbe kathèkheô est associé au pluriel logoi dont la
signification est également fort discutée, Luc l’utilisant dans diverses acceptions. Parmi
les différentes possibilités d’interprétation qui sont offertes65, et en fonction du sens
donné à katekheô, nous considérons avec de nombreux commentateurs66 que
katèkhètès logôn renvoient à un enseignement, et plus précisément à une instruction
chrétienne que Théophile aurait reçue, probablement dans le cadre d’une catéchèse.

Luke had never met Theophilus ? » dans J.C. EXUM, Virtual History and the Bible, Leiden - Boston - Cologne,
Brill, 2000, p. 161-170 (ici p. 163).
61
Cf. W. BAUER, Griechisch-deutsches Wörterbuch, col. 589.
62
F. BOVON, Évangile, p. 42.
63
Cf. Exegetisches Wörterbuch zum Neuen Testament II, col. 423-424.
64
Voir BDR § 294,6.
65
Pour plus de détails, voir J.A. FITZMYER, Gospel, p. 301.

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Luc ne précise pas le contenu exact de cette instruction et certains auteurs, considérant
que le prologue vaut pour les deux livres, pensent qu’il peut s’agir d’un enseignement à
la fois sur Jésus et sur l’église primitive67. Il est cependant plus probable que Luc vise en
priorité les événements se référant directement à Jésus et qui vont être rapportés à la
suite du prologue. Quoi qu’il en soit, Théophile a manifestement quelques incertitudes et
Luc veut y répondre en démontrant la fiabilité de l’enseignement reçu.
Le dernier verset du prologue ouvre ainsi des perspectives tout à fait nouvelles
puisqu’il évoque une visée catéchétique de l’écrit. De toute évidence, l’asphaleia que
l’auteur veut conforter est bien de nature religieuse et le travail de Luc n’a pas une
finalité purement historique, même s’il revendique les qualités historiennes de son
oeuvre. En affirmant qu’il écrit pour fortifier la foi de ses lecteurs, Luc dépasse toute
intention littéraire ou historique au profit d’une finalité théologique. Et de fait, la
contribution lucanienne consiste en réalité dans une nouvelle présentation de l’histoire du
salut.

Conclusion

Au terme de cette étude, nous retenons en particulier le fait que le prologue de


Luc ne traduit évidemment pas une ambition qui s’en tiendrait uniquement à une
perspective littéraire ou historique. Même si Luc s’emploie à démontrer le sérieux de ses
investigations, de son travail d’historien, de même que la qualité de son écriture, son
projet dépasse le cadre historiographique dans lequel il s’inscrit. Et ceci apparaît dès le
prologue. Tout en reconnaissant la finalité théologique évidente de l’œuvre lucanienne, il
serait néanmoins excessif de comprendre son prologue comme le véritable programme
théologique de Luc : il indique davantage la visée de l’œuvre, à savoir garantir la fiabilité,
la sûreté de l’enseignement chrétien dispensé, afin de fortifier la foi des destinataires. Et
dans ce sens, il est possible de dire, avec F. Bovon, que « le travail historiographique
conforte la tradition kérygmatique de l’Église »68.

66
Voir, tout récemment, W. RADL, Evangelium, p. 34.
67
Ainsi par exemple K. YAMADA, « Preface », p. 157.
68
F. BOVON, Évangile, p. 44.

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