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Camille Bourniquel,

Les formes priment la droite, Le Figaro littéraire n°1275 oct.-


nov. 1970, p. 16.

Essayons, me disais-je, en parcourant les deux expositions


organisée par les maîtres du design au Mobilier national et
dans les sous-sols des halles de Baltard, d'imaginer les
réactions de quelque archéologue (par exemple Andreas Italo
Atarasso1) découvrant ce mobilier au cours d'une fouille
et s'efforçant d'imaginer de quelle civilisation ces formes
pourraient être l'environnement, le paysage et l'expression.
En fait, que ces formes aient existé dans le passé ou soient une
des prévisions du décor que la technique est en train de nous
préparer pour demain, on peut rêver d'une méthode
d'interprétation qui, faisant abstraction de tout ce que nous
pouvons savoir du monde actuel, nous permet de prendre un
peu de distance et de pratiquer, à partir de la découverte des
dits objets, une sorte d'archéologie du présent et de l'avenir.
Il est bien connu que le décor rococo passe par la volière et la
singerie; que l'art 1900 passe par la serre et le jardin d'hiver:
comment ne pas reconnaître dans ces «structures gonflables»,
ces «reptilampe» ces sièges zen ou lotus, le décor approprié
aux grands nerveux et le canapé du psychiatre dans sa version
la plus dépouillée ?
Je ne sais si le mal de vivre au xx" siècle est un mal
guérissable, mais la préoccupation principale, évidente, des
designers semble être de traiter l'usager comme un sujet
particulièrement fragile et déprimé en fondant leur esthétique
sur la grande loi de la relaxation. Arrondir les angles par des
matières souples et silencieuses, éviter toute possibilité de
heurt ou de chute, répudier l'extravagance ou la surprise et
même toute fantaisie, peut répondre aux exigences d'un monde
toujours à la limite de la crise et de la rupture et qui, même au
niveau de l'invention formelle, ne se maintient en équilibre que
grâce aux tranquillisants.

LE COMPORTEMENT HORIZONTAL
Il y a des époques d'une haute verticalité et qui ont su créer des
mobiliers, d'un admirable inconfort. Assis ou couchés, les gens
de ces époques ne cessaient jamais d'être debout, en selle et à
la parade. L'art de vivre d’aujourd'hui tend au contraire à
horizontaliser nos comportements.

1 Voir Camille Bourniquel, Sélinonte ou la Chambre impériale, Paris, Éditions du Seuil, 1970.
Les meubles semblent nous inviter à nous laisser glisser au
fond de la vague et à nous laisser couler au fond de notre
empreinte, le siège isotope, l'Eurolax en plastique gardant
comme la forme d'un corps devenu invisible.
Ces modules rassurants répondent-ils aux hantises d'un monde
angoissé ou au contraire satisfait de lui-même, mais où, de
toute façon, l'art de vivre ne se situe guère au-dessus de la
cure de sommeil et d'une lutte journalière contre la fatigue ? Il
arrive que ces objets ne soient pas sans beauté, qu'ils
répondent même assez exactement à l'usage qu'on en peut
attendre.
Mais l'orgueilleuse ligne droite – d'un classicisme sans doute
périmé semble avoir disparu, remplacée par des courbes
rythmiques épousant les formes d'un corps au repos. Tous ces
éléments indéfiniment emboîtable ou superposables ou
décomposables tendent à se lover, à se refermer sur eux-
mêmes, à immobiliser nos réflexes dans une sorte de sommeil
et de refus.

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