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Des artistes, à la fin des années soixante, s'écartent délibé-


rément des lieux consacrés, ateliers, galeries, musées, pour
se confronter à l'immensité des déserts, ou pour piéger, dans
leurs observatoires, les mouvements du cosmos. Certains
font de la marche dans le paysage l'essence même de leur
art, d'autres s'adonnent à la lente élaboration d'un jardin.
D'autres encore expriment, à travers des œuvres éphémères,
dont seule la photographie conservera la trace, leur inquié-
tude pour un environnement de plus en plus menacé. Dans
l'affrontement prométhéen ou la rêverie fusionnelle, tantôt
s'inspirant des pensées primitives, tous contribuent à instaurer;
au-delà de la traditionnelle peinture de paysage, des rapports
nouveaux entre l'art et la nature.
Dans une étude introductive, Colette Garraud propose
une vision synthétique, à travers les courants contemporains,
de la façon dont les artistes pensent aujourd'hui la nature.
Dix d'entre eux particulièrement représentatifs par la diversité
de leurs approches font ensuite l'objet de courtes monogra-
phies : Joseph Beuys, Walter De Maria, lan Hamilton Finlay,
Hamish Fulton, Paul-Armand Gette, Andy Goldsworthy,
Wolfgang Laib, Richard Long, Giuseppe Penone, Robert
Smithson.

C o l e t t e Garraud, historienne d'art, est professeur à l'École


Nationale Supérieure d'Arts de Cergy.
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L'idée d e n a t u r e
dans l'art contemporain
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Colette Garraud
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L ' i d é e d e n a t u r e

d a n s l ' a r t c o n t e m p o r a i n

Ouvrage publié en coédition avec le Centre National des Arts Plastiques


Collection dirigée par Bernard Marcodé

La Création contemporaine

Flammarion
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Je remercie, en regrettant de ne pouvoir tous les nommer ici, les artistes et les
galeries qui nous ont obligeamment fourni les illustrations, Maud Fischer-
Osostowicz, documentaliste, qui les a réunis, Pascale Ogée qui a assuré la
conception graphique de l'ouvrage, ainsi qu'Anne Sefrioui qui en a entière-
ment supervisé la réalisation. Je remercie également Juliette Blanchet,
Catherine Lobstein qui a bien voulu relire mon texte, et tout particulièrement
Bernard Marcadé pour avoir pris l'initiative de me demander ce livre.

@ Adagp 1993 pour les œuvres de C. Andre, J. Beuys,


M. Raetz, R. Serra, C. Simonds
@ Spadem 1993 pour les œuvres de J. Clareboudt,
J. Dibbets, D. Nash

@ Flammarion, Paris, 1993


Tous droits réservés

ISBN 2-08-011002-0
N° d'édition : 0744
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Sommaire Sortir de l'atelier 8


Les déserts de l'Ouest 13
Le corps comme outil et comme image 22
L'observatoire 32
Sculptures 40
Dessiner avec la nature 51
« Peut-on encore peindre un paysage ? » 60
Paysage, perspective et photographie 63
La « pensée sauvage » 71
L'éphémère, le transitoire et la ruine 73
La disparition 79
Parcs et jardins 84

MONOGRAPHIES

Joseph Beuys 99
Walter De Maria 109
Ian Hamilton Finlay 117
Hamish Fulton 127
Paul-Armand Gette 137
Andy Goldsworthy 144
Wolfgang Laib 151
Richard Long 159
Giuseppe Penone 167
Robert Smithson 174

Notes 183
Index 188
Bibliographie 189
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« Nous sommes entourés de choses que nous n'avons pas créées et qui ont une vie et une structure dif-
férentes des nôtres : les arbres, les fleurs, les prairies, les rivières, les collines, les nuages... Pendant des
siècles, elles ont été pour l'homme objet de plaisir, aussi bien que de curiosité et d'effroi [...] Elles ont
constitué à la longue une entité à laquelle nous avons donné le nom de nature, et c'est à travers la pein-
ture de paysage que nous pouvons saisir les diverses formes qu'a prises notre sentiment de la naturel »
(Kenneth Clark, L'Art du paysage).
Que faut-il entendre en effet par « nature » ? Dans sa simplicité, l'énumération avancée par
Kenneth Clark, dès les premières lignes d'un ouvrage qui fait toujours autorité, lui permet de contour-
ner une approche philosophique par trop théorique, et d'entraîner un consensus au moins apparent sur
l'objet même du propos. Elle n'est pas, pour autant, innocente. D'emblée, elle nous place à une distance
des choses déterminée et fixe. Toutes les composantes évoquées le sont dans leurs formes lointaines
et non dans leur ordre et leurs lois propres, traditionnellement objets de la physis : par une sorte de tau-
tologie implicite, ce que l'on nous décrit comme un morceau de nature, c'est déjà une peinture de pay-
sage. Tant il est vrai que, comme le disait Oscar Wilde, c'est la nature - ou du moins la perception que
nous en avons - qui imite l'art, et non le contraire.
La traduction du texte de Kenneth Clark introduit, par un glissement significatif, la notion de
« sentiment de la nature » (l'original disait conception of nature). Ce qu'il est, en effet, convenu
d'appeler dans la tradition occidentale « sentiment de la nature » se retrouvera encore souvent, sous une
forme moderne fortement infléchie par l'inquiétude écologique, au cœur des préoccupations des artistes
contemporains. Souvent, mais pas toujours, il s'en faut : une certaine défiance à l'égard de l'élan fusion-
nel, le souci de fonder le geste artistique dans les concepts davantage que dans les émotions, le déclin,
avec celui des croyances religieuses, et plus généralement des « idéologies naturalistes2 », de la possi-
bilité de penser la nature comme une totalité, tous ces facteurs font qu'il semblera parfois plus juste de
parler d'une « idée de nature » plutôt que d'un « sentiment ».
Gilles Richard, Volume Si l'on s'en tient à la formulation de Kenneth Clark, non seulement la principale, mais presque la
en forme de croix de lumière seule expression plastique de cette idée serait la peinture de paysage. Or celle-ci, dont il retrace l'his-
rouge dérivant la nuit
sur le lac. Juillet 1989. toire à travers la culture occidentale, a aujourd'hui, sinon complètement disparu, du moins largement
Structure flottante, néons. cédé le pas, pour l'essentiel, à la sculpture, dans un sens élargi du terme, aux installations et aux envi-
Centre d'art contemporain ronnements, aux actions engageant le corps de l'artiste, à la photographie, et à toutes les combinaisons
de Vassivière-en-Limousin. possibles entre ces formes d'art.
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L'énoncé « peinture de paysage » impliquait, bien entendu, la relation de représentation, la mime-


sis. Il est clair que la crise qu'a connue cette notion dans l'art du xxe siècle a été décisive, et qu'elle fut
probablement la cause du relatif effacement de la nature comme « thème » avant son retour specta-
culaire sur la scène artistique, vers le milieu des années soixante, selon des modalités tout à fait nou-
velles : parmi celles-ci, la pratique, qui va se généraliser, de la manipulation des objets naturels et de leur
introduction dans les espaces consacrés, galeries ou musées, ou des interventions in situ, au sein de
la nature elle-même. (Le fait de prendre le paysage comme support et non plus comme modèle n'écar-
tant pas pour autant la question de la mimesis, en raison du rôle déterminant, on le verra, de la pho-
tographie.)
Enfin, l'intitulé même de l'ouvrage de Kenneth Clark, L'Art du paysage (Landscape into Art) qui
traite exclusivement de peinture, se fonde sur le fait que le mot « paysage », comme d'ailleurs le mot
Landscape, désigne indifféremment la réalité ou sa représentation - alors qu'il n'en va pas de même
pour les vocables « portrait » ou « nature morte ». S'agissant des mouvements artistiques actuels, on
remarquera que, par un déplacement sémantique qui ne saurait relever de la simple coïncidence,
l'expression « art du paysage » apparaît quelquefois dans la critique comme un équivalent approxi-
matif du mot Land Art, et désigne en tout cas le plus souvent un art qui s'exerce physiquement dans
le paysage.

Sortir de l'atelier

À la fin des années soixante, l'esprit de révolte de la jeune génération manifesté partout se traduit plus
particulièrement dans une mise en cause radicale du système marchand et des circuits traditionnels
atelier-musée-galerie. « Le musée, dit Smithson, sape notre confiance dans les données des sens. [...]
L'art s'installe dans une prodigieuse inertie [...], les choses s'aplatissent et se fanent3. » C'est la même
lassitude devant la surabondance d'oeuvres, la même inquiétude devant une scène artistique engorgée,
le même sentiment que « les musées, les collections sont bondés4 », que « les planchers s'écroulent »,
qui conduira de nombreux artistes américains et européens - essentiellement anglais - à quitter l'espace
confiné de leurs ateliers pour le land, le sol, le terrain, le paysage.
Il serait pour le moins hâtif de parler d'un « retour à la nature ». Les formes artistiques outdoors
les plus diverses émergent dans ces années-là, et le dessein de sortir des lieux consacrés n'amène pas
nécessairement les artistes sur des territoires vierges, mais suscite aussi de nouvelles formes d'inter-
ventions en milieu urbain. Pour ceux qui s'écartent de la ville, en outre, l'attrait de nouveaux horizons
et la séduction des paysages ne sont pas toujours, comme on pourrait le croire, des éléments détermi-
nants. Si la méditation romantique, la retraite contemplative, la nostalgie d'une douceur pastorale, ou
encore la préoccupation écologique animent sans aucun doute certains, le choix d'un environnement
naturel peut tout aussi bien être dicté par des considérations théoriques (dans la logique des « avant-
Les chiffres en marge du texte gardes » du moment), ou sociologiques et politiques (critique des circuits marchands). Bien plus, le
renvoient aux pages où sont contact avec la nature sera quelquefois pensé en termes non pas d'harmonie, de nouvelle alliance,
reproduites les œuvres. mais de rapports de force. Alors le paysage - et quelquefois le paysage industriel dévasté - apparaîtra,
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à l'opposé d'une nouvelle Arcadie, comme un lieu d'affrontement, voire comme le théâtre de la catas-
trophe. « La terre, dira Smithson (citant Malcolm Lowry), sujette au cataclysme, est un maître cruel5. »

Il y a un certain paradoxe, à l'échelle du siècle, dans le soudain retour au réel que représentent les
interventions in situ, alors que ce fut sans doute l'une des principales caractéristiques de la moder-
nité que de s'en affranchir. Mais l'art ne s'était-il pas affranchi de la mimesis, plutôt que du réel, et dans
cette perspective, ne constituent-elles pas plutôt, au contraire, un aboutissement ? On notera au pas-
sage que tant que le rapport entre art et nature était de l'ordre de la représentation, cet idéal de la
mimesis, quoique historiquement caduc, demeurait concevable en principe. Mais dès lors que les
artistes font œuvre dans la nature, et qui plus est, avec les matériaux qu'elle leur offre, ils sont évi-
demment contraints, pour que le travail demeure visible, de s'en distinguer, et la pure imitation de ses
formes ne leur est plus permise. Rien peut-être ne rattache des objets d'aspect et d'échelle aussi divers
que les lignes de Long, la spirale de Smithson, les assemblages de glaçons de Goldsworthy ou les déli-
cats agencements de Nils-Udo, si ce n'est que ces œuvres doivent impérativement, par leur rigueur géo-
métrique ou leur intentionnalité décorative, s'affirmer au sein de la nature comme artifice. Il n'est pas
étonnant d'ailleurs que, pour les interventions qui se veulent légères, la question du seuil de visibilité
se pose constamment - ni que le recours à la photographie, avec l'usage du plan rapproché, ait parfois
sur ce point un rôle déterminant.

« Savoir, dira plus tard Walter De Maria, si nous avons fait un saut au-delà du style - là est la vraie
question. Tout le monde parle du monde de l'art comme d'une succession de styles. Cubisme, surréa-
lisme, expressionnisme, abstraction, minimal, et ainsi de suite. Mais il doit y avoir quelque chose au-delà
de tout cela6... » Sans doute, mais, pour autant, la pratique toute nouvelle des interventions in situ
n'apparaît pas aussi radicalement coupée du reste du champ artistique, il s'en faut. L'art conceptuel
émerge à peine un peu plus tôt. Quant au Minimal Art, il occupe le devant de la scène américaine
depuis le début des années soixante.
Il y a, du Minimal Art aux premières interventions in situ, une continuité certaine, qui ne relève
pas seulement de la pure analogie formelle entre des configurations simples et géométriques. Le mini-
malisme récuse une relation d'ordre privé, intimiste, subjectif entre le spectateur et l'œuvre, mais
s'attache au contraire à leur interaction physique, en particulier dans sa dimension temporelle. Un
environnement architectural indiscret risquant sur ce point d'être perturbant, il est nécessaire de pla-
cer l'œuvre dans une « situation élargie », selon les termes mêmes de Robert Morris. Carl Andre, dans
le même ordre d'idées, ne considère pas la sculpture comme un objet autonome mais envisage
l'ensemble « forme-sculpture-lieu », intégrant l'espace dans lequel elle se trouve. Il y a une analogie sen-
sible dans la façon dont, pour lui, l'espace intervient dans la forme ultime de l'œuvre et celle dont le pay-
sage participe de l'intervention in situ. La mise en place des sculptures de Carl Andre dans un milieu
10 naturel n'est d'ailleurs pas rare : Secant (1977), par exemple, est une ligne de madriers épousant sur
plus de quatre-vingt-dix mètres les courbes d'un terrain vallonné. Le fait, pour la sculpture minima-
liste, de « s'augmenter » en quelque sorte de l'espace environnant l'inscrivait d'ailleurs déjà dans le mou-
vement d'expansion, de dilatation, qui caractérisait les œuvres américaines de l'Action Painting, et
13,14,15 qui, à travers elle, va conduire à Double Negative.
Lors de l'exposition, désormais historique, au titre éloquent, Quand les attitudes deviennent
forme, organisée par Harald Szeemann à Berne en 19697, Richard Long montrait une « information »,
simple phrase affichée, évocation lapidaire d'une randonnée dans la campagne voisine : Richard Long
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Carl Andre, Secant. 1977. Bois


de sapin de Douglas, 100 éléments,
section 30 cm, longueur 91,4 m.
Nassau County Museum of Fine
Arts, Roslyn.

p. 11:
Richard Long, A line in Ireland.
1974. Photographie et texte.

March 12-22 1969, A Walking Tour in the Berneroberland. Une telle démarche pourrait relever de
l'art conceptuel et le contexte de l'exposition favorisait encore un tel rapprochement. Il est d'ailleurs
manifeste que l'art conceptuel constitue, lui aussi, une réaction, plus radicale encore peut-être que la
sortie de l'atelier, contre la pléthore d'objets marchands. Outre ces motivations communes, on remar-
quera que certains artistes conceptuels comme Douglas Huebler ou Lawrence Weiner ont pratiqué
diverses interventions en milieu naturel : Natural Watercourse Diverted, Reduced, or Displaced
(1969) de Weiner consistait par exemple à créer d'un simple coup de bâton une entaille éphémère à la
surface d'une rivière, et à la photographier. L'art conceptuel a été évoqué encore, on le verra, quoique
de manière hâtive, pour commenter le travail de Hamish Fulton.
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Par ailleurs, et plus précisément en Amérique, du fait que les artistes désertaient les lieux consa-
crés, on a parfois contesté à leurs productions le statut d'objet d'art. L'inaccessibilité de leurs œuvres
donnait le sentiment d'un « désinvestissement de l'art8 ». On a pu alors penser que, pour eux, le pro-
duit final était moins important que le concept ou le processus de création. Mais, dans ce cas, il s'agis-
sait d'un malentendu. « Je ne m'intéresse pas aux gestes, dit Nancy Holt, je veux un travail qui soit per-
manent9. »

Bien sûr, il a fallu dénommer ces formes d'art inconnues, au demeurant très diverses. On voit
donc apparaître un grand nombre d'expressions nouvelles : Land Art, Earth Art, Earthworks,
Environmental Art, Outdoors Art, Land projects, Projects on site... Leur emploi n'est pas toujours des
plus clairs dans la critique française qui reprend à son compte le vocabulaire anglo-saxon. En particu-
lier les termes Land Art et Earth Art seront quelquefois superposés, quelquefois opposés. Tantôt tous
deux seront réservés à l'art américain, tantôt, le plus souvent, le mot Land Art pourra désigner indif-
féremment les courants américains ou européens, mais il arrive qu'il soit, curieusement, considéré
comme plus strictement européen (on se contentera, ici, de donner en note quelques exemples10).
Afin de ne pas débattre trop longuement de points de terminologie, somme toute secondaires, on
admettra avec la plupart des auteurs que sous l'appellation Land Art, prise dans son sens le plus large,
on puisse en effet regrouper des artistes américains et européens si l'œuvre remplit deux conditions.
La première est que l'artiste sorte de l'atelier pour intervenir sur un lieu naturel, i n situ (on site,
comme titrent plusieurs catalogues anglo-saxons). La seconde, c'est qu'il imprime sa marque sur le lieu,
de quelque façon que ce soit, à quelque échelle que ce soit, pour quelque durée que ce soit, et sans pré-
juger non plus du mode d'accès du spectateur à l'œuvre, direct ou médiatisé par la photographie, le film,
la carte, le dessin, le texte... (lesquels seront, bien entendu, montrés en galerie). Seule exception,
Hamish Fulton, souvent rapproché de son ami Richard Long sous l'appellation plus spécifique de « Land
Art anglais11 », et qui n'intervient jamais sur le site qu'il parcourt, sauf, très exceptionnellement, en plan-
tant cinq plumes d'oiseaux dans le sable ou, mieux, en faisant des ronds dans l'eau - gestes qui, en leur
temps, n'étaient pas dénués d'ironie à l'égard de la mode de plus en plus répandue des interventions
volontaristes i n situ.
On remarquera cependant que si l'on s'en tenait strictement à la définition qui précède, il faudrait
assimiler au Land Art l'œuvre d'un Goldsworthy, par exemple, qui travaille presque exclusivement
dans la nature, d'un Michael Singer, d'un Nils-Udo, d'un David Nash, pour une part même celle d'un
Giuseppe Penone, quand celui-ci intervient dans la forêt de Garessio ou dans l'environnement semi-
naturel qu'est un parc... Alors que c'est un terme que la critique n'emploie guère au sujet de ces
artistes. C'est que le mot land (que l'on retrouve dans landscape) suppose malgré tout une certaine
idée d'étendue, sinon toujours de l'intervention elle-même, du moins de la vision qu'en aura le specta-
teur dans son contexte. En somme, on devra se trouver confronté non pas à des objets isolés ou à des
regroupements limités d'objets, mais bien à ce vaste ensemble extrêmement complexe offert au regard
que l'on appelle communément « paysage ».
Dans les appellations Earthworks ou Earth Art, la terre est évoquée en tant que support ou maté-
riau, souvent même en tant que support et matériau. Il s'agit généralement de travaux i n situ à très
grande échelle. Le terme semble donc plus aisé à cerner que celui de Land Art, même s'il est vrai que
certaine pièce de Robert Morris, modeste tas de terre exposé en intérieur, se trouve porter le titre
d'Earthwork et que Walter De Maria dissocie en quelque sorte les caractéristiques de l'Earth Art :
tonnes de terre rapportées en galerie, d'une part ; intervention on site avec un matériau de fabrication
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112-113, 114 industrielle, mais à une dimension tellurique, d'autre part (The Lightning Field). L'Earth Art est
essentiellement américain et fit l'objet d'une exposition, sous cet intitulé, en 196912. Seuls les États-Unis
pouvaient en effet offrir à ces entreprises hardies « une organisation sociale encore immature dans un
territoire non encore totalement maîtrisé, alors qu'en Europe paysage et société ont atteint un âge
avancé et acquis des structures relativement stables13 ». Beaucoup de ces œuvres se trouvent regrou-
pées dans le sud-ouest des États-Unis : Nevada, Utah, Nouveau-Mexique...

Les déserts de l'Ouest

Dans une région désertique du Nevada, à huit kilomètres de la ville d'Overton, se dresse la mesa
Mormon, vaste plateau aride dont le bord oriental, qui domine la vallée, est largement entamé, en un
endroit, par une échancrure naturelle. C'est de part et d'autre de ce ravin que Michael Heizer a creusé
13,14,15, les deux tranchées cyclopéennes de Double Negative, qui restera sans doute, avec la Jetée en spirale
181, 112-113, 114 de Smithson et le Champ d'éclairs de Walter De Maria, l'une des réalisations les plus puissantes de ce
qu'on appelle parfois la première génération de l'Earthwork. L'artiste décrit volontiers ses œuvres en
des termes quantitatifs qui semblent vouloir les apparenter davantage à une entreprise de travaux
publics qu'au monde de l'art : ainsi, chaque entaille de Double Negative mesure un peu moins de 10
mètres de large sur 15 mètres de profondeur, l'ensemble, c'est-à-dire les deux tranchées et la largeur
du ravin qui les sépare, s'étend sur près de 500 mètres, et 240 000 tonnes de terre ont été enlevées pour
former deux rampes en prolongement des fossés.
Michael Heizer est alors âgé de vingt-cinq ans, et depuis près de deux ans parcourt les déserts du
Nevada, parfois en compagnie de Smithson, Nancy Holt, Walter De Maria, à la recherche des terrains
les plus propices à ses interventions, dont les premières furent éphémères : dispersion de terre à
partir d'un véhicule, traces de pneus dans le sable... Double Negative est l'aboutissement d'une série
d'oeuvres procédant par creusement et déplacement. Par creusement : c'est le cas des cinq petites
16 tranchées de Dissipate, l'une des pièces de la série Nine Nevada Depressions. Aléatoirement dispo-
sées sur le modèle d'allumettes jetées sur une feuille de papier, les entailles, consolidées, étaient mal-
gré tout destinées à s'éroder et à s'ensabler, dégradation dont Heizer voulut faire le constat photo-
17 graphique. Ou encore Isolated Mass/Circumjlex, tranchée serpentine se refermant en boucle autour
d'une masse de terre, œuvre à propos de laquelle l'artiste insiste sur la relation interactive entre le
travail in situ et son environnement, par opposition à l'objet sculptural traditionnel, opaque, qui ne se
réfère qu'à lui-même, dont il dit : « Il est rigide et bloque l'espace. C'est un verrou14. » Par déplacement
(et toujours par creusement) : c'est le cas des trois énormes masses rocheuses arrachées à la Sierra et
traînées jusque dans trois fosses tapissées de béton : « ce qui intéresse Heizer, ce sont les matériaux qu'il
emploie, leur pesée au sol ; il renoue ainsi avec l'art mégalithique15. » Cette œuvre, Displaced/Replaced
Mass, fut commandée par Robert Scull, qui a contribué, dans une description enthousiaste, à donner
de l'artiste l'image épique d'un pionnier.
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Michael Heizer, Double Negative.


1969-1970. 24 000 tonnes de terre
déplacées, 457 (largeur du ravin
comprise) x 15 x 9 m. Virgin River
Mesa, près d'Overton, Nevada.

Michael Heizer,
Double Negative.
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p. 16 : Heizer cherche à se démarquer des modèles européens qui, pour lui, s'épuisent dans le forma-
Michael Heizer, Dissipate, Nine lisme (« Je devais devenir américain16 »), il réclame un art à la mesure du monde industriel moderne
Nevada Depressions # 8. 1968.
Entailles sur le fond d'un lac (« Nous vivons à l'époque du 747, de la fusée lunaire... aussi devons-nous faire un certain type d'art »),
asséché, consolidées par du bois, et affiche volontiers un pragmatisme provocant (« Vous pouvez dire que je travaille dans le bâtiment »),
surface totale 13,7 x 15,2 m. qui lui vaudra parfois un accueil ironique de la critique17.
Black Rock Desert, Nevada. Œuvre
in situ, photographies enregistrant Pourtant, si la détermination que nécessitait l'entreprise - pour laquelle Heizer obtint le soutien
la dégradation naturelle.
financier de Virginia Dawn - est indéniable, la nouveauté conceptuelle de Double Negative, sculpture
p. 17: du vide, suggestion d'une forme absente, ne l'est pas moins. Du fait de leur orientation par rapport au
Michael Heizer, Isolated bord de la mesa, les tranchées ne sont guère visibles dans leur dessin général que depuis un hélicoptère
Mass/Circurnjlex, Nine Nevada et, masquées au regard tant que le visiteur ne s'est pas engagé dans l'espace du « monument », elles altè-
Depressions # 9. 1968. rent par conséquent très peu le paysage. Comme le souligne Rosalind Krauss18, leur agencement de part
Déplacement de près de 6 tonnes
de matériaux sur le fond d'un lac et d'autre d'une vaste dépression impose à qui veut prendre la mesure de l'ensemble de se tenir dans
asséché, 36,5 x 3,6 m. l'une des entailles. Là où, par contre, s'affirme la brutalité assez théâtrale de l'intervention, l'ombre du
Massacre Dry Lake, Vyo, Nevada. fossé contrastant avec la lumière alentour et soulignant l'aspect paradoxalement archaïque des parois.
L'artiste s'approprie ainsi, en quelque sorte, les caractéristiques du site et fait pénétrer dans l'œuvre
l'immensité et le silence du désert. Du geste de Heizer, on dira parfois pour cela qu'il s'apparente aux
catégories du « sublime ».

Toutefois, si ces œuvres se trouvent dans des espaces naturels, de surcroît à peu près inviolés, à
une échelle telle qu'inévitablement elles donnent forme au paysage, il serait erroné de penser que
l'idée de « nature » joue un rôle déterminant dans leur conception. Elles procèdent d'une autre logique,
qui relève de l'histoire de la sculpture : « Je suis avant tout concerné par les propriétés physiques, le
volume, la masse et l'espace19. » Le premier des Earthworks de Heizer à être une structure « positive »
(faite par ajout et non par enlèvement ou déplacement), Complex One/City, commencée en 1972,
comprend, entre autres, une levée de terre de base rectangulaire et de forme trapézoïdale, encadrée sur
une face par une bande de béton qui semble continue vue de loin mais dont une partie, détachée, se
situe en fait à une certaine distance du corps principal. Construit dans un désert du Nevada cerné de
montagnes, Complex One n'est que l'élément initial d'un ensemble conçu de façon à constituer un
environnement sculptural aux dimensions de l'architecture, tel que lorsque le spectateur se trouve au
centre, le site naturel soit entièrement dérobé à son regard. Cette œuvre devrait, selon Heizer, lever cer-
taines ambiguïtés quant à ses intentions. La seule chose que l'on peut voir, c'est le ciel. « Je veux aussi
insister sur le fait qu'il ne s'agit pas d'art du paysage20. »

110 C'est non loin d'Overton que Walter De Maria réalise en 1969 Las Vegas Piece, avant The Lightning
Field, dans le Nouveau-Mexique ; c'est sur les rives du Grand Lac Salé que Smithson construit en 1970
181 Spiral Jetty. Ainsi les œuvres fondatrices du mouvement auront-elles presque toutes surgi dans les
grands déserts de l'Ouest américain. Elles demeurent d'ailleurs relativement rares, du fait de leur coût
élevé de réalisation, de leur difficulté d'accès, de leur paradoxale fragilité face à la dureté du climat, mais
n'en constituent pas moins des exemples parmi les plus significatifs par leur éloignement radical des
centres urbains où se tient le marché de l'art, autant que par leurs dimensions imposantes. Et surtout parce
que, n'ayant pas à composer formellement avec les données d'un espace déjà aménagé, et relevant d'un
vocabulaire plastique d'origine minimaliste « en antithèse avec les formes accidentelles, libres, organiques
de la nature2l », elles affirment et théâtralisent une bipolarité spectaculaire entre l'art et le paysage.
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La Création contemporaine

« La terre, sujette au cataclysme, est un maître cruel. »


Robert Smithson

« Je travaille avec une feuille sous l'arbre sous lequel elle


est tombée. »
Andy Goldsworthy
« L'homme doit être à nouveau en contact avec les choses
au-dessous de lui, animaux, plantes et nature, et celles au-
dessus, anges et esprits. »
Joseph Beuys

« Le xixe a travaillé avec le concept : l'Homme contre la


Nature. O n peut changer ça. »
Alan Sonfist

« Être dans la nature est une religion directe. »


Hamish Fulton

« Le beau naturel n'est pas si naturel que ça. »


Paul-Armand Gette
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