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WALKSCAPES
La marche comme pratique esthétique
Titre original :
Walkscapes
El andar como prática estética. 2e éd.
© Francesco Careri / Editorial Gustavo Gili, SL, Barcelone, 2002
© ACTES SUD, 2013
pour la traduction française
ISBN 978-2-330-13079-4
978-2-330-13578-2
FRANCESCO CARERI
WALKSCAPES
LA MARCHE
COMME PRATIQUE ESTHÉTIQUE
La ville nomade
Avec Walkscapes, Francesco Careri fait plus qu’écrire un
livre sur la marche considérée comme un outil critique,
une manière obvie de regarder le paysage, et comme une
forme d’émergence d’un certain type d’art et d’archi-
tecture. Il donne de surcroît au groupe Stalker, à l’ori-
gine formé de jeunes architectes encore étudiants, un
ouvrage qui enracine en quelque sorte ses activités dans
le passé, lui choisit en tout cas une généalogie, comme
André Breton lorsqu’il considérait historiquement le
surréalisme comme une sorte de queue de comète du
romantisme allemand, et comme le firent les roman-
tiques de Iéna eux-mêmes, dans leur revue Athénaüm,
en s’annexant Chamfort, Cervantes ou Shakespeare, et
en les déclarant romantiques avant l’heure. Ou encore
comme Smithson qui, dans son dernier texte sur Cen-
tral Park, faisait de son créateur, Frederick Law Olmsted,
un ancêtre du Land Art1.
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Plus que des surréalistes – qu’il relit pourtant oppor-
tunément ici à travers Nadja et L’Amour fou de Breton
ou Le Paysan de Paris d’Aragon – c’est de Dada et de ses
virées dans la capitale, de ses marches au hasard dans la
campagne française que Francesco Careri va se réclamer.
Mais plus proches de nous encore, c’est aux situation-
nistes que l’on peut comparer Stalker. Les deux groupes
partagent ce goût de l’investigation urbaine, cette sen-
sibilité aux transformations contemporaines comme à
des symptômes caractéristiques d’une société en muta-
tion, pour ne pas dire en “décomposition”. Cette ville, ils
savent en scruter l’inconscient, comme Benjamin jadis
en se penchant sur le Paris du xixe siècle.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : Stalker est un groupe
tout à fait informel dont chaque membre sait bien ce
qu’il doit à l’ensemble des autres. Leur nombre varie de
sept à une vingtaine d’individus suivant les moments. Le
groupe s’est donné un manifeste en janvier 19961, mais
sa lecture nous convainc assez rapidement de son carac-
tère non dogmatique et de sa fonction essentiellement
heuristique. Walkscapes participe de ce même esprit. Il
met en perspective une pratique dont Stalker se veut le
prolongement, l’amplification, l’ajustement et pour-
quoi pas aussi, en un sens, l’aboutissement. Avec ce livre,
Francesco Careri met à disposition du groupe ses recher-
ches historiques, mais aussi son inventivité théorique, et
nous propose une relecture de l’histoire de l’art à travers
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la pratique de la marche telle qu’il la conçoit, de l’édifi-
cation des menhirs en passant par l’Égypte et la Grèce
antique, jusqu’aux artistes du Land Art.
L’idée qui traverse tout le livre et qu’expose l’auteur de
façon convaincante, c’est que de tout temps la marche a
produit de l’architecture et du paysage et que cette pra-
tique, presque totalement oubliée par les architectes eux-
mêmes, a été réactivée par les poètes, les philosophes et
les artistes capables précisément de voir ce qu’il n’y a pas
pour faire surgir quelque chose. On pense, par exemple,
à Emmanuel Hocquard et Michael Palmer, un poète
français et un poète américain qui fondèrent en 1990
le Musée de la Négativité après avoir repéré un immense
trou au bord de l’autoroute du Nord, en France ; ou à
l’artiste Gordon Matta-Clark qui, dans les années 1970,
s’était porté acquéreur de minuscules parcelles de terrain
entre des bâtiments presque mitoyens, et qui déclarait
qu’“à travers « l’espace négatif » il existe un vide qui per-
met aux composants d’être vus d’une manière mobile
– d’une manière dynamique1”.
On trouve l’inventaire d’un certain nombre de ces
attitudes et des réflexions philosophiques suscitées par
la marche chez Bruce Chatwin dans un livre que cite
souvent Francesco Careri, Le Chant des pistes, une sorte
d’hymne à la pensée nomade plus qu’au nomadisme
d’ailleurs. La marche, en effet, rend visible en dynami-
sant des lignes, lignes de chant (song lines) qui dessinent
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le territoire aborigène, lignes de fuite qui crèvent l’écran
du paysage dans sa représentation la plus traditionnelle,
lignes de sorcière, comme dirait Deleuze, qui entraînent
la pensée derrière le mouvement des choses, le long
des veines que dessinent au fond de l’eau les trajets des
baleines et que décrit si bien Melville dans Moby Dick.
Mais le monde qu’explorent par prédilection Francesco
Careri et ses amis est celui des transformations urbaines
qu’a subies ce qu’on appelait autrefois la campagne et
dont il ne subsiste plus qu’une réalité “trouée” ou “mitée”
– l’auteur utilise l’image de la peau de léopard “avec des
taches vides dans la ville construite et des taches pleines
au beau milieu de la campagne” –, un ensemble de ter-
ritoires appartenant aux suburbs, mot dont Smithson
explique qu’il “signifie littéralement « ville du dessous »”
et qu’il décrit comme “un abîme circulaire entre ville et
campagne, un endroit où les constructions semblent
s’évanouir de notre vue, se dissoudre dans des babels ou
des limbes rampantes”. C’est là que “le paysage s’efface
sous des expansions et des contractions sidérales1”.
Cette notion n’est pas – ou n’est plus –, loin de là,
uniquement européenne comme le montre la référence
américaine à Smithson. On songe aussi à John Brincker-
hoff Jackson, grand observateur et théoricien du paysage,
mort en 1996, qui s’est beaucoup intéressé aux tracés des
routes et à leur organisation sur le territoire américain
en montrant comment, loin de seulement traverser pay-
sages et agglomérations, elles engendraient de nouvelles
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formes d’espace où habiter et créaient ainsi de nouveaux
types de sociabilité. “Les routes ne conduisent plus seu-
lement à des lieux, écrivait-il, elles sont des lieux1.” Tels
sont aussi les chemins qu’emprunte Stalker lors de ses
marches dans “les combles de la ville” à l’écart des grands
axes de communication.
Or Jackson, sans l’avoir inventé, va introduire comme
il le dit lui-même un “nouveau mot savant” dans le
lexique du paysage. Ce mot, c’est “hodologie”, qui vient
de hodos, un terme grec signifiant route, chemin, voyage.
Jackson l’emprunte à un psychologue expérimental, Kurt
Lewin, qui s’en était servi dans les années 1930 pour
caractériser l’“espace vécu” où se situe un individu dans
son environnement. Cet espace s’oppose à l’espace géo-
métrique du plan ou de la carte, à cet espace euclidien
rationnel homogène et mesurable. L’hodologie privilé-
gie en fait le cheminement par rapport au chemin, le
“sentiment géographique” sur le calcul métrique. C’est
pourquoi l’approche artistique est très importante pour
comprendre notre manière de percevoir le monde à par-
tir des voies qui le traversent dans la mesure où elle met
l’accent sur la dimension de l’expérience sensible et affec-
tive de la marche2. Or les hommes oscillent toujours
entre ces deux dimensions quelles que soient leurs pra-
tiques.
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Jackson nous rappelle que l’homme est toujours par-
tagé : en tant qu’habitant de la terre, il aime s’établir,
fonder, “faire souche”, inscrire sa marque – il est ainsi
du côté d’Hestia et des pénates – et la route dès lors est
une menace qui pourrait déranger l’ordre ainsi établi.
En tant qu’animal politique, en revanche, guidé par
Hermès – dieu des voyageurs et des bandits, des bornes
et des passages – il a tendance à quitter sa famille et sa
maison vers des lieux plus stimulants pour s’engager et
agir. En fait, nous sommes pris entre deux désirs : nous
implanter quelque part, appartenir à un lieu, et trouver
ailleurs un nouveau champ d’action. Ainsi ne sommes-
nous toujours pas si différents des anciens Grecs. “La
ville, où nous devenons citoyens, et pouvons être vus,
commence directement à notre porte, là où la route sym-
bolise la vie publique. Si, comme le croyaient les Grecs,
les dieux dans leur errance ont créé les premières routes,
alors j’irais jusqu’à dire que c’est piété de marcher sur
leurs traces et, en termes politiques, le meilleur paysage,
la meilleure route sont ceux qui suscitent un mouvement
vers un but social désirable. Mais, cela, c’est à l’hodologue
d’en décider1.” Et c’est important, car si l’hodologie s’ins-
crit dans la géographie et l’aménagement du territoire,
elle relève aussi plus profondément de décisions poli-
tiques qui reposent sur un ensemble de choix éthiques.
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La question n’est pas seulement technique, mais elle est
aussi philosophique.
Stalker le sait bien et le formule à sa manière. Jackson,
en effet, constatait la même chose que le groupe des Ita-
liens nomades : la formation d’un nouveau paysage qui
ne correspondait ni à celui des représentations classiques
que le pouvoir avait dessiné ni à sa forme “vernaculaire”
qu’il scrutait par prédilection. Ce paysage inédit est créé
par les routes et les nouvelles habitudes de mobilité et de
transport de biens autrefois stockés dans les maisons. Il
est caractérisé par le changement et c’est sur les abords
de ces voies de communications que se font les ren-
contres et sans doute aussi un nouveau genre d’entraide
sociale. Ainsi se succèdent une série d’“églises conver-
ties en discothèques, habitations transformées en églises
[…], immeubles vides dans des villes bondées, usines en
rase campagne […]1”.
Or ces interstices, ces vides qu’observe Francesco
Careri et qui ne sont pas aux seuls abords de la ville
mais en son cœur sont pourtant occupés par des popu-
lations “marginales” qui ont créé des réseaux ramifiés,
ignorés de la plupart, des lieux inaperçus parce que
toujours mouvants, qui forment, dit l’auteur, comme
une mer dont les îlots d’habitations seraient les archi-
pels. C’est là une image efficace car elle indique bien
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l’indétermination relative de ces limites suscitées par la
marche. Francesco Careri correspond ainsi assez bien à
cette figure de l’Hodologue futur à laquelle il arrivait à
Jackson de rêver parfois.
Les “marches” étaient traditionnellement le nom
donné aux régions situées aux confins d’un territoire,
aux bords de ses frontières. De même, la marche désigne
une limite en mouvement, qui n’est autre chose en fait
que ce que l’on appelle une frontière1. Celle-ci va tou-
jours de pair avec les franges, les espaces intermédiaires,
aux contours indécidables et qu’on ne peut vraiment
voir qu’en les parcourant. C’est aussi la marche qui
manifeste les limites intérieures de la ville, qui révèle la
zone en l’identifiant. D’où le beau titre de Walkscapes,
qui fait bien sentir le pouvoir révélateur de cette dyna-
mique mobilisant tout le corps – individuel mais aussi
social – pour transformer l’esprit de celui qui a appris
à voir et à rendre visible. Une telle entreprise a un véri-
table enjeu “politique” – au sens premier du terme –,
une façon de tenir l’art, l’urbanisme et le projet social à
égale et suffisante distance les uns des autres pour éclai-
rer efficacement ces vides dont nous avons tant besoin
pour bien vivre.
Paris, 2002
14
Pour continuer…
Le groupe Stalker existe toujours ; il s’est de plus en plus
investi dans l’aide aux réfugiés et en particulier dans l’ac-
tion sociale auprès des populations roms en travaillant
avec des associations, des chercheurs et des étudiants. Car
la grande question qui ne cesse de l’animer depuis ses
débuts c’est : “comment habiter notre monde ?”, c’est-
à-dire – tout simplement – comment vivre ensemble, la
marche étant une façon de nous relier et d’observer ceux
que nous ne savons pas toujours voir autour de nous.
À la fin des années 1990, les Stalker ne peuvent res-
ter indifférents à l’arrivée massive de populations kurdes
réfugiées et installées provisoirement au Campo Boario,
les anciens abattoirs de Rome situés au sud de la ville
à côté du Monte Testaccio, où vivent déjà des Roms
depuis 1985. C’est à ce moment-là qu’ils entrent en
contact avec l’“univers rom”. Ils mènent des actions telles
que Rom/a 01, La città dei nomadi : quale convivenza ?
En 2002, ils créent l’Observatoire nomade, et interviennent
pour sensibiliser les gens. Ils organisent, en 2007, des
Sleep Out, des nuits où les habitants de Rome sont invi-
tés à dormir dehors, sous le pont Garibaldi. Ils font circu-
ler un bibliobus pour diffuser informations et documents
historiques et redonner à cette communauté les moyens
de se réapproprier une partie de son histoire.
“Les Roms, écrivent Francesco Careri et Lorenzo Ro-
mito, représentent l’émergence en Europe d’un phéno-
mène planétaire, celui des exclus et de leurs bidonvilles,
des économies alternatives de survie, de la réémergence
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spontanée des liens sociaux dévastés par le capitalisme
mondialisé. Un phénomène qui ne peut plus être seule-
ment considéré comme un risque social, quelque chose
à effacer, le tabou des sociétés du bien-être, mais plu-
tôt comme un indicateur de nouvelles formes de vie, de
changements inévitables à affronter, à mettre au centre,
certainement pas à supprimer1.”
Les Territoires Actuels se déplacent : ils sont désor-
mais partout, entre les populations, dans les “interstices
de l’altérité”, comme disent les Stalker. Mais il arrive un
moment où ces entre-deux deviennent des culs-de-sac,
des pièges invivables. Alors par un concours de circon-
stances particulières, raconté dans leur livre, Stalker / On
“Campus Rom 2”, ces activistes qui se sont toujours voulus
“nomades”, assumant ce paradoxe d’être des “architectes
sans architecture 3”, ont participé avec un groupe d’étu-
diants, dans l’un des plus grands bidonvilles d’Europe
– Casilino 900, situé dans la banlieue sud-ouest de la capi-
tale – à la construction d’une habitation : Savorengo Ker
– La casa di tutti, qui veut dire “La maison de tous”. Un
projet qui leur procura la même émotion que lorsqu’ils
firent le Tour de Rome alors qu’ils avaient trente ans :
“Nous étions en train de construire une maison. L’acte
symbolique le plus primitif après celui de marcher 4.”
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Ainsi se sont-ils retrouvés à bâtir avec des gens que l’on
a toujours appelés nomades – vivant en fait dans des abris
précaires, parfois sur les routes, et logeant dans des rou-
lottes installées provisoirement ici et là, les quatre cin-
quièmes occupant aujourd’hui des logements ordinaires.
Cette expérience est née de la volonté d’offrir aux Roms
vivant dans des conditions indignes une habitation
décente, peu coûteuse et conforme à leurs désirs, en
partageant ainsi “une extraordinaire aventure intercultu-
relle1”.
Mais une nuit la maison brûla, pour des raisons jamais
élucidées, l’origine criminelle de l’incendie étant néan-
moins hautement probable. Les Stalker avaient tenté
de mettre en commun avec les Roms diverses façons
de vivre qui répondaient à un désir d’habiter ; ils leur
offraient une chose nouvelle, dans l’esprit de Constant
et des situationnistes, à laquelle ils sont restés fidèles
– ainsi disent-ils :
“La visite au camp avait été la première étape de la
New Babylon – Constant avait commencé à imaginer
la ville nomade à travers les modèles et les descriptions
de la nouvelle société qui l’habiterait. […] Si, en allant
plus loin que l’imagination de Constant, il y avait eu
une volonté de travailler réellement dans le camp – avec
l’intelligence de Guy Debord, la capacité relationnelle
d’Asger Jorn, celle de Pinot-Gallizio pour traduire tout
cela dans un projet institutionnel, l’Urbanisme Unitaire,
conçu comme une union interdisciplinaire de toutes les
1. On estime que sur les 180 000 Roms vivant en Italie, 40 000 sont
dans des logements précaires.
17
énergies créatrices disponibles pour construire une nou-
velle ville – on ne se serait pas arrêtés au modèle de New
Babylon et à des discussions idéologiques, mais on aurait
trouvé un véritable terrain d’expérimentation. Cinquante
ans plus tard, je crois que nos expériences, d’abord au
Campo Boario et maintenant à Casilino 900, ont été
des avancées dans la bonne direction1.” Ainsi vivent les
utopies pour avoir quelque chance de se réaliser – si peu
que ce soit – et c’est la grandeur de Stalker de ne rien
céder au pseudo-réalisme des idéologies dominantes de
notre monde contemporain.
Paris, 2019
Gilles A. Tiberghien
1. Ibid., p. 128.
18
Walkscapes1
À Zonzo, affectueusement
Introduction
Les listes sur les pages précédentes sont une série d’ac-
tions. On peut lire et entrelacer librement les mots des
trois colonnes verticales. Ce sont des actions qui n’ont
fait que récemment leur entrée dans l’histoire de l’art,
mais elles peuvent s’avérer des instruments esthétiques
utiles avec lesquels explorer et transformer les espaces
nomades de la ville contemporaine. Avant d’ériger des
menhirs – en égyptien, benben, “le rocher qui émergea
le premier du chaos” –, l’homme possédait une forme
symbolique avec laquelle il pouvait transformer le pay-
sage. Cette forme, c’était la marche, une action apprise
difficilement durant les premiers mois de la vie avant de
cesser d’être une action consciente pour devenir natu-
relle, automatique. C’est en marchant que l’homme a
commencé à construire le paysage naturel qui l’entou-
rait. C’est en marchant qu’au siècle dernier, on a formé
les catégories avec lesquelles interpréter les paysages
urbains autour de nous.
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Errare humanum est…
L’acte de traverser l’espace naît du besoin naturel de se
déplacer pour trouver de la nourriture et les informa-
tions nécessaires à sa survie. Mais après que les besoins
primaires eurent été satisfaits, la marche s’est transformée
en une forme symbolique qui a permis à l’homme d’ha-
biter le monde. En modifiant les significations de l’espace
traversé, le parcours fut la première action esthétique qui
permit de pénétrer les territoires du chaos, construisant
un nouvel ordre sur lequel l’architecture des objets situés
s’est développée. La marche est un art qui porte en son
sein le menhir, la sculpture, l’architecture et le paysage.
C’est à partir de cette action simple que se sont déve-
loppées les relations les plus importantes que l’homme
entretient avec le territoire.
La transhumance nomade, généralement considérée
comme l’archétype de tout parcours, fut en réalité le
développement des interminables errances des chasseurs
du paléolithique, dont les significations symboliques se
traduisent en égyptien par ka, le symbole de l’errance
éternelle. L’errance primitive a continué de vivre dans la
religion (le parcours comme rite) et dans les formes lit-
téraires (le parcours comme récit), se transformant en
parcours sacré, danse, pèlerinage, procession. C’est seu-
lement au siècle précédent que le parcours, se libérant
de la religion et de la littérature, a acquis le statut d’acte
esthétique pur. Aujourd’hui, il est possible de construire
une histoire de la marche comme forme d’intervention
urbaine qui porte en elle les significations symboliques
de l’acte créatif primaire : l’errance comme archétype du
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paysage, en entendant par le terme de paysage l’action
de transformer symboliquement, autrement que physi-
quement, l’espace anthropique.
C’est dans cette perspective qu’ont été approfondis
trois passages importants dans l’histoire de l’art – tous
parfaitement connus des historiens –, au tournant des-
quels il y a une expérience liée à la marche. Il s’agit du
passage du dadaïsme au surréalisme (1921-1924), du
passage de l’Internationale Lettriste à l’Internationale
Situationniste (1956-1957) et du passage du minima-
lisme au Land Art (1966-1967). En analysant ces épi-
sodes, on obtient une histoire de la ville parcourue qui va
de la ville banale de Dada à la ville entropique de Smith-
son, en passant par la ville inconsciente et onirique des
surréalistes et par celle ludique et nomade des situation-
nistes. Ce que permettent de découvrir les errances des
artistes, c’est une ville liquide, un liquide amniotique
dans lequel les espaces de l’ailleurs se forment sponta-
nément, un archipel urbain où naviguer en allant à la
dérive. Une ville dans laquelle les espaces où rester sont
des îles dans la grande mer formée par l’espace où aller.
Anti-Walk
Durant tout le début du xxe siècle, on a fait l’expérience
de la marche comme d’une forme d’antiart. En 1921,
Dada a organisé à Paris une série de “visites-excursions”
dans des lieux banals de la ville. C’était la première
fois que l’art rejetait les lieux qui lui étaient assignés
pour reconquérir l’espace urbain. La “visite” est un des
27
instruments choisis par Dada pour accomplir le dépas-
sement de l’art qui sera le fil conducteur permettant de
comprendre les avant-gardes suivantes. En 1924, les
dadaïstes parisiens organisèrent une errance en rase cam-
pagne. Ils découvrirent dans la marche une composante
onirique et surréelle et appelèrent cette expérience une
“déambulation”, une sorte d’écriture automatique dans
l’espace réel, capable de révéler les zones inconscientes
de la ville et son refoulé. Au début des années 1950,
l’Internationale Lettriste, rejetant la déambulation sur-
réaliste, commença la construction de cette “théorie de
la dérive” qui, en 1956, à Alba, devait entrer en contact
avec l’univers nomade. En 1957, Constant fit le projet
d’un camp pour les gitans d’Alba cependant que Asger
Jorn et Guy Debord fournissaient les premières images
d’une ville fondée sur la dérive. En expérimentant les
comportements ludico-créatifs et les ambiances unitaires,
la dérive urbaine lettriste se transformait en construction
de situations. Constant réélabora la théorie situationniste
pour développer l’idée d’une ville nomade – New Baby-
lon – mettant ainsi le thème du nomadisme à la portée
de l’architecture et jetant les fondements des avant-gardes
des années suivantes.
Land Walk
Dans la seconde moitié du xxe siècle, les artistes ont vu
dans la marche une forme d’art qu’ils pouvaient utiliser
pour intervenir dans la nature. En 1966, la revue Art-
forum publia le récit du voyage de Tony Smith le long
28
d’une autoroute en construction. Une controverse éclata
entre les critiques modernistes et les artistes minima-
listes. Certains sculpteurs commencèrent à explorer le
thème du parcours d’abord en tant qu’objet et, ensuite,
en tant qu’expérience. Le Land Art revisita à travers la
marche les origines archaïques du paysagisme et des rap-
ports entre art et architecture en conduisant la sculpture
à se réapproprier les espaces et les moyens de l’architec-
ture. En 1967, Richard Long réalisa A Line Made by
Walking, une ligne dessinée en foulant l’herbe d’un pré.
L’action laisse une trace sur le terrain, l’objet sculpté est
complètement absent, la marche se transforme en une
forme d’art autonome. La même année, Robert Smith-
son fait A Tour of the Monuments of Passaic. C’est le pre-
mier voyage à travers les espaces vides de la périphérie
contemporaine. Le voyage parmi ces nouveaux monu-
ments conduit Smithson à faire quelques remarques :
le rapport entre l’art et la nature a changé, la nature a
changé, le paysage contemporain produit ses propres
lieux de façon autonome, dans le refoulé de la ville se
trouvent les futurs à l’abandon produits par l’entropie.
Transurbance
La lecture de la ville actuelle du point de vue de l’errance
se fonde sur les “transurbances” conduites par Stalker
depuis 1995 dans quelques villes européennes. En se per-
dant dans les amnésies urbaines, Stalker a rencontré ces
espaces que Dada a définis comme banals et ces lieux que
les surréalistes ont définis comme l’inconscient de la ville.
29
Le refoulé, le déchet, l’absence de contrôle ont produit
un système d’espaces vides (la mer de l’archipel) qui peu-
vent être parcourus en allant à la dérive comme dans les
secteurs labyrinthiques de New Babylon de Constant :
un espace nomade ramifié comme un système de pistes
urbaines1 qui semble s’être réalisé comme le produit de
l’entropie de la ville, comme l’un des “futurs à l’aban-
don” décrits par Robert Smithson. Dans les plis de la
ville, des espaces en transit se sont développés, des terri-
toires en transformation continue dans le temps. C’est
dans ces territoires qu’aujourd’hui, il est possible de
dépasser la séparation millénaire entre espaces nomades
et espaces sédentaires.
En réalité, le nomadisme a toujours vécu en osmose
avec la sédentarité, et la ville actuelle contient en elle des
espaces nomades (les vides) et des espaces sédentaires (les
pleins), qui vivent les uns à côté des autres dans un déli-
cat équilibre d’échanges réciproques. Aujourd’hui, la
ville nomade vit à l’intérieur de la ville sédentaire, elle
se nourrit de ses déchets offrant en échange sa propre
présence comme une nouvelle nature qui peut être par-
courue seulement en l’habitant.
La transurbance est, comme l’était le parcours erra-
tique, une sorte de préarchitecture du paysage contempo-
rain. Le premier objectif de ce livre est donc de démentir
30
l’imaginaire antiarchitectural du nomadisme et de la
marche : c’est des chasseurs du paléolithique et des ber-
gers nomades que provient le menhir, le premier objet
situé dans le paysage à partir duquel l’architecture s’est
développée. Le paysage compris comme architecture du
vide est une invention de la civilisation de l’errance. C’est
seulement durant les dix mille dernières années de vie
sédentaire que l’on est passé d’une architecture de l’es-
pace vide à une architecture de l’espace plein.
Le deuxième objectif de ce livre est de comprendre la
place du parcours dans l’histoire des archétypes de l’ar-
chitecture. En ce sens, il s’agit d’accomplir une excursion
aux racines des rapports entre le parcours et l’architec-
ture, et donc entre l’errance et le menhir, à une époque
où l’architecture n’existait pas encore comme construction
physique de l’espace, mais existait bien – à l’intérieur du
parcours – comme construction symbolique du territoire.
Pour une nouvelle expansion du champ
Par le terme “parcours”, on désigne en même temps l’acte
de traverser (le parcours comme action de marcher),
la ligne qui traverse l’espace (le parcours comme objet
architectural) et le récit de l’espace traversé (le parcours
comme structure narrative). Nous voulons proposer une
conception du parcours comme forme symbolique à la
disposition de l’architecture et du paysage. Au xxe siècle,
c’est d’abord dans le champ littéraire qu’on a redécou-
vert le parcours (Tzara, Breton et Debord sont des écri-
vains), et ensuite dans le champ de la sculpture (Andre,
31
Long et Smithson sont des sculpteurs), cependant que,
dans le champ architectural, le parcours a conduit à cher-
cher dans le nomadisme les fondations historiques de
l’antiarchitecture radicale, et n’a toujours pas trouvé de
développement positif. À travers le parcours, différentes
disciplines ont réalisé leur “expansion du champ” (Rosa-
lind Krauss) pour se confronter à leurs propres limites. En
parcourant les marges de leurs disciplines, de nombreux
artistes n’ont pas tant essayé de regarder dans l’abysse de
la négation ouvert volontairement par Dada au début du
xxe siècle que de le surmonter. Breton a transformé l’anti-
art de Dada en surréalisme à travers l’expansion à la psy-
chologie ; en repartant de Dada, les situationnistes ont
tenté de transformer l’antiart en une action esthétique
unitaire et interdisciplinaire (l’urbanisme unitaire) à tra-
vers l’expansion à la politique ; le Land Art a transformé
l’objet sculptural en construction du territoire à travers
une expansion au paysage et à l’architecture.
On a fait observer à plusieurs reprises que, ces dernières
années, la discipline architecturale a élargi son champ en
direction de la sculpture et du paysage. Dans cette direc-
tion, on trouve aussi l’action de parcourir l’espace, com-
prise non plus comme une manifestation de l’antiart, mais
comme une forme esthétique qui a quasiment acquis le
statut de discipline autonome. Aujourd’hui, l’architecture
pourrait s’élargir dans le champ du parcours sans tomber
dans le piège de l’antiarchitecture. La transurbance entre
les marges de la discipline et entre les lieux où l’on ren-
contre la ville nomade et la ville sédentaire peut constituer
un premier pas. Dans cet espace de rencontre, la marche
32
se révèle utile à l’architecture comme instrument cogni-
tif et projectif, comme moyen de reconnaître une géogra-
phie à l’intérieur du chaos de la périphérie et comme le
moyen d’inventer une nouvelle modalité d’intervention
dans les espaces publics métropolitains pour les explorer,
pour les rendre visibles. Ainsi, nous ne voulons pas inci-
ter les architectes et les paysagistes à délaisser leur table de
dessin pour enfiler le sac à dos de la transurbance nomade,
pas plus que nous ne voulons théoriser l’absence totale de
chemin pour permettre au citadin de se perdre, même s’il
vaudrait mieux considérer l’errance comme une valeur plu-
tôt que comme une erreur. Mais nous voulons indiquer
que la marche est un instrument esthétique en mesure de
décrire et de modifier ces espaces métropolitains qui pré-
sentent souvent la nature comme devant être comprise et
remplie de significations au lieu de faire l’objet d’un projet
et être remplie de choses. La marche se révèle alors un ins-
trument qui, justement parce qu’elle possède cette carac-
téristique intrinsèque d’être simultanément une lecture et
une écriture de l’espace, se prête à l’écoute et à l’interac-
tion avec les changements de ces espaces. Elle intervient
dans leur devenir continu en agissant sur le terrain, dans
l’ici et maintenant des transformations, en partageant de
l’intérieur les mutations de ces espaces qui mettent en crise
le projet contemporain. Aujourd’hui, l’architecture pour-
rait faire du parcours non plus une antiarchitecture, mais
une ressource, elle pourrait élargir son champ d’action
disciplinaire pour s’en approcher, faire un pas en direc-
tion du parcours. Ce qui suit veut être une contribution
qui va dans ce sens.
33
Le trajet nomade a beau suivre des pistes ou des chemins
coutumiers, il n a pas la fonction du chemin sédentaire qui est
de distribuer aux hommes un espace fermé, en assignant à
chacun sa part, et en réglant la communication des parts. Le
trajet nomade fait le contraire, il distribue les hommes (ou les
bêtes) dans un espace ouvert, indéfini, non communiquant.
34
I.
Errare humanum est…
Caïn, Abel et l’architecture
De la séparation primitive de l’humanité entre nomades
et sédentaires dérivent deux manières différentes d’ha-
biter le monde et de concevoir l’espace. C’est une
conviction répandue que, tandis que les sédentaires – en
tant qu’habitants des villes – doivent être considérés
comme les “architectes” du monde, les nomades – en
tant qu’habitants des déserts et des espaces vides –
devraient être considérés comme des “anarchitectes”,
des expérimentateurs aventuriers, et donc opposés de
fait à l’architecture et, plus généralement, à la transfor-
mation du paysage. En réalité, les choses sont peut-être
plus complexes. En revisitant le mythe de Caïn et Abel
dans les termes de l’architecture, on peut observer com-
ment la relation que le nomadisme et la sédentarité ins-
taurent avec la construction de l’espace symbolique naît
plutôt d’une ambiguïté originaire. Ainsi qu’on peut le
lire dans la Genèse, une première division sexuelle de
l’humanité – Adam et Ève – est suivie, à la seconde gé-
nération, par une division du travail puis de l’espace.
Les fils d’Adam et Ève incarnent les deux âmes entre
35
lesquelles la race humaine fut divisée depuis l’origine :
Caïn, l’âme sédentaire et Abel, l’âme nomade. Selon la
volonté de Dieu, Caïn se consacrerait à l’agriculture et
Abel à l’élevage. Adam et Ève léguèrent ainsi à leurs
enfants une répartition égale du monde : à Caïn, la pro-
priété de toute la terre et à Abel, celle de tous les êtres
vivants1.
Mais les parents, faisant naïvement confiance à
l’amour fraternel, ne tinrent pas compte du fait que
tous les êtres vivants ont besoin de la terre pour se mou-
voir et pour vivre et, par-dessus tout, que les bergers eux-
mêmes en ont besoin pour faire paître les troupeaux.
C’est ainsi qu’à la suite d’une querelle, Caïn accusa Abel
d’avoir empiété sur son territoire – comme on le sait – et
le tua, se condamnant ainsi à la condition de vagabond
éternel pour son péché fratricide : “Quand tu laboureras
la terre, elle ne te rendra plus son fruit, et tu seras vaga-
bond et fugitif sur la terre2.”
Selon la racine étymologique des noms des deux frères,
Caïn peut être identifié à l’Homo faber, l’homme qui tra-
vaille et qui assujettit la nature pour construire matériel-
lement un nouvel univers artificiel, tandis qu’Abel, faisant
somme toute un travail moins fatigant et plus divertis-
sant, pourrait être considéré comme l’Homo ludens cher
36
aux situationnistes, l’homme qui joue et qui construit
un système éphémère de relations entre la nature et la
vie. Aux différents usages de l’espace correspondent en
fait différents usages du temps qui dérivent de la division
primitive du travail. Le travail d’Abel, qui consistait à
aller dans les prairies pour faire paître ses troupeaux, était
une activité privilégiée comparée aux travaux de Caïn
qui devait rester dans ses champs pour labourer, semer
et récolter les fruits de la terre. Tandis que la majeure
partie du temps de Caïn est consacrée au travail, elle est
donc entièrement un temps utile-productif, Abel dispose
d’une grande quantité de temps libre qu’il peut consacrer
à la spéculation intellectuelle, à l’exploration de la terre,
à l’aventure et aussi au jeu, le temps non utilitariste par
excellence. Le temps libre, c’est-à-dire donc : ludique,
conduit Abel à expérimenter et à construire un premier
univers symbolique autour de lui. De l’activité de mar-
cher à travers le paysage pour contrôler les troupeaux,
dérive une première cartographie ainsi que l’attribution
de valeurs symboliques et esthétiques au territoire, qui
conduisent à la naissance de l’architecture du paysage.
Ainsi, dès l’origine, sont associés à la marche la création
artistique comme le refus du travail et, par suite, le refus
de l’œuvre qui se développera avec les dadaïstes et les sur-
réalistes parisiens, une sorte de paresse ludico-contem-
plative qui est au fondement de la flânerie antiartistique
qui a traversé le xxe siècle.
Mais il est intéressant de remarquer comment, après
l’homicide, Caïn a été puni par Dieu par le vagabon-
dage : de condition privilégiée, le nomadisme d’Abel
se transforme en punition divine. L’erreur fratricide est
37
punie par l’errance apatride ; il se perd éternellement
dans le pays de Nod, le désert infini où, avant lui, Abel
avait erré. Et il faut souligner que, après la mort d’Abel,
il revint à la race de Caïn de construire la première ville :
Caïn, agriculteur contraint à l’errance, donna naissance
à la vie sédentaire et par suite à un autre péché ; il porte
en lui aussi bien les origines sédentaires de l’agriculture
que celles de la vie nomade d’Abel, toutes deux vécues
comme punition et comme erreur. Mais, en réalité,
Eugenio Turri a souligné comment, selon la Genèse,
c’est Jabal, un descendant direct de Caïn, qui fut “le
premier de ceux qui vécurent dans des tentes et éle-
vèrent du bétail1”. Les nomades proviennent de la race
de Caïn, qui fut un sédentaire contraint au nomadisme,
et ils ont à leurs racines (qui sont aussi étymologiques)
l’errance d’Abel.
Bruce Chatwin nous rappelle comment “aucun autre
peuple n’a ressenti avec autant de force que les Juifs les
ambiguïtés morales de la sédentarisation. Leur Dieu est
une projection de leur perplexité… Yahvé, à l’origine, est
un Dieu du Parcours. Son sanctuaire est l’Arche Mobile,
Sa demeure une tente, Son Autel un cairn de pierres
brutes. Et bien qu’il promette à Ses Enfants une terre bien
irriguée […], la demeure qu’il leur réserve secrètement
est le Désert2”. Et Richard Sennett ajoute qu’en réalité,
“Yahvé était un Dieu du Temps plutôt qu’un Dieu du
1. Genèse, 4.20-21.
2. Bruce Chatwin, Le Chant des pistes, in Œuvres complètes, Gras-
set, 2005, p. 807. Francesco Careri emploie ici l’expression “Arca
Mobile”, que nous avons rendue par “Arche Mobile” alors que, dans
la traduction française, il est question d’“arche sainte”. (N.d.T.)
38
Caïn et Abel
Un verset du Midrash, commentant le conflit, fait remarquer
que les fils d Adam reçurent en héritage une part égale du
monde, Caïn, la propriété de la terre, Abel celle de toutes les
créatures vivantes… après quoi Caïn accusa Abel de péné-
trer sur son territoire. Le nom des deux frères reflète cette
opposition. Abel vient de l hébreu hebel qui signifie « souffle »
ou « vapeur », tout ce qui vit, qui bouge, qui passe, y compris
sa propre vie. La racine de Caïn semble être le verbe kanah,
« acquérir », « obtenir », « posséder » et également « diriger »
ou « soumettre ».
Bruce Chatwin,
Le Chant des pistes, 1987.
Homo ludens
Lorsqu il est apparu clairement que le nom Homo sapiens
convenait moins bien à notre esprit que l on ne se l était figuré
jadis, parce que en fin de compte nous ne sommes pas aussi
raisonnables que l avait imaginé le siècle des Lumières dans
son naïf optimisme, on a cru bon d ajouter à la première défi-
nition celle de l Homo faber. Or ce second terme est encore
moins propre à nous définir que le premier, car faber peut qua-
lifier maint animal. Et ce qui est vrai de l acte de fabriquer l est
aussi du jeu : nombre d animaux jouent. En revanche, le terme
Homo ludens, l homme qui joue, me semble exprimer une fonc-
tion aussi essentielle que celle de fabriquer, et donc mériter sa
place auprès du terme Homo faber.
Johan Huizinga,
Homo ludens, 1939.
Lieu, un Dieu qui promettait à ceux qui le suivaient un
sens divin à leurs voyages malheureux1”.
Cette incertitude au sujet de l’architecture a son ori-
gine dans l’enfance de l’humanité. Les deux grandes
familles entre lesquelles se divise le genre humain vivent
dans deux spatialités différentes : celle de la caverne et
de la charrue qui fouillent dans les entrailles de la terre
leur espace et celle de la tente qui se déplace à la surface
de la terre sans laisser de traces durables.
À ces deux manières d’habiter la Terre correspondent
deux façons de concevoir l’architecture elle-même : une
architecture conçue comme construction physique de
l’espace et de la forme par opposition à une architecture
conçue comme perception et construction symbolique
de l’espace. En observant les origines de l’architecture
à travers le prisme de l’opposition nomade/sédentaire,
il semblerait donc que l’art de construire l’espace – ou
ce que l’on appelle normalement l’“architecture” – ait
été à l’origine une invention sédentaire qui a évolué de
la construction des premiers villages jusqu’à celle des
villes et des grands temples. Selon la conviction com-
mune, l’architecture serait née de la nécessité d’avoir un
“espace où rester” par opposition au nomadisme com-
pris comme “espace où aller”.
En réalité, la relation entre architecture et nomadisme
ne peut pas être convertie directement dans l’opposition
“architecture ou nomadisme”, mais dans une relation
plus profonde qui relie l’architecture au nomadisme par
1. Richard Sennett, The Conscience of the Eye, Norton, 1992, trad. fr.
La Conscience de l’œil, Verdier. Notre traduction. (N.d.T.)
40
Nomade
En grec « prairie » se disait nomos et « le nomade » était un
chef ou un ancien du clan qui présidait à la répartition des
pâturages. Nomos en vint ainsi à signifier « loi », « juste distri-
bution », « ce qui est établi par l usage » et constitua donc la
base de tout le droit occidental.
Le verbe nemein ‒ « brouter », « paître », « vagabonder » ou « se dis-
perser » ‒ a eu, dès l époque d Homère, un second sens : « négo-
cier », « partager » ou « distribuer » ‒ particulièrement la terre,
les honneurs, la viande ou la boisson. Nemesis était l « adminis-
tration de la justice » et donc de la « justice divine ». Nomisma,
« monnaie ayant cours », a donné « numismatique ». […]
En fait, presque toutes nos expressions monétaires ‒ capital,
stock, pécuniaire, sterling, peut-être même l idée de « crois-
sance » ‒ ont trouvé leur origine dans le monde pastoral.
Bruce Chatwin,
Le Chant des pistes, 1987.
l’intermédiaire de la notion de parcours. En fait, c’est
probablement le nomadisme, et plus exactement l’er-
rance, qui a donné vie à l’architecture en faisant émerger
la nécessité d’une construction symbolique du paysage.
Tout cela a commencé avant la naissance du concept
même de nomadisme et a eu lieu durant les errances
intercontinentales des premiers hommes du paléoli-
thique, bien des millénaires avant la construction des
temples et des villes.
Espace nomade et espace erratique
La division du travail entre Caïn et Abel a produit deux
civilisations qui sont certes distinctes, mais qui ne sont
pas du tout autosuffisantes. Le nomadisme vit en fait en
contraposition, mais aussi en osmose avec la sédenta-
rité : les agriculteurs et les éleveurs ont besoin d’échanger
continuellement leurs fruits et ainsi d’un espace hybride,
ou mieux : neutre, dans lequel l’échange est possible. Le
Sahel a exactement cette fonction : c’est le bord du désert
où s’intègrent l’élevage nomade et l’agriculture sédentaire,
et qui forme une marge instable entre la ville sédentaire
et la ville nomade, entre le plein et le vide1. Deleuze et
Guattari ont une image très claire pour décrire ces deux
spatialités : “L’espace sédentaire est strié, par des murs, des
42
Premiers pas
Le témoignage le plus ancien de l existence de l homme est l em-
preinte d un parcours qui a eu lieu il y a 3 700 000 ans, et qui
est restée solidifiée dans la boue volcanique de Laetoli, en Tan-
zanie. Les empreintes des pas, découvertes à la fin des années
1970 par Mary Leaky, ont été laissées par un Australopithecus
afarensis adulte et son fils, alors qu ils déambulaient debout.
L étude des articulations a démontré que ce qui a laissé ces
empreintes était tout aussi habile pour monter dans les arbres.
Jean Guilaine,
La Préhistoire, d un continent à l autre, 1989.
clôtures et des chemins entre les clôtures, tandis que l’es-
pace nomade est lisse, seulement marqué par des « traits »
qui s’effacent et se déplacent avec le trajet1.”
En d’autres termes, l’espace sédentaire est plus dense,
plus solide, et donc plein, tandis que l’espace nomade est
moins dense, plus liquide, et donc vide. L’espace nomade
est un vide infini, inhabité, et souvent impraticable : un
désert dans lequel il est difficile de s’orienter, telle une
mer immense où la seule trace reconnaissable est celle
laissée par la marche, une trace mouvante et évanes-
cente. La cité nomade est le parcours même, le signe
le plus stable à l’intérieur du vide, et la forme de cette
ville est la ligne sinueuse dessinée par la succession des
points en mouvement. Les points de départ et d’arrivée
ont un intérêt relatif tandis que l’espace entre les deux
est l’espace où aller, l’essence même du nomadisme, le
lieu où l’on célèbre quotidiennement le rite de l’errance
éternelle. De même que le parcours sédentaire structure
et donne vie à la ville, de même le nomadisme assume
le parcours comme le lieu symbolique où se déroule la
vie de la communauté.
La ville nomade n’est pas la traînée que le passé a lais-
sée comme une trace sur le sol, mais le présent qui, de
temps en temps, occupe ces segments du territoire où les
déplacements ont lieu, cette partie du paysage marchée,
perçue et vécue dans l’hic et nunc de la transhumance.
il n’a pas de goût. » [Le Bédouin] possède l’air, les vents, le soleil, la
lumière, les espaces découverts et un immense vide. Il ne voit plus
dans la nature ni effort humain ni fécondité : simplement le ciel au-
dessus et, au-dessous, la terre immaculée.”
1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, p. 472.
44
C’est à partir d’ici que le territoire peut être lu, mémo-
risé et cartographié dans son devenir. En l’absence de
points de référence stables, le nomade a développé la
capacité de construire à chaque instant sa propre carte,
sa géographie change continuellement, elle se déforme
dans le temps en fonction des déplacements de l’obser-
vateur et de la transformation perpétuelle du territoire.
La carte nomade est un vide dans lequel les parcours
connectent des puits, des oasis, des lieux saints, de bons
terrains où paître et des espaces qui changent rapidement.
C’est une carte qui semble refléter un espace liquide dans
lequel les fragments pleins de l’espace où rester flottent
dans le vide vers où aller, dans lequel des parcours restent
marqués jusqu’à ce qu’ils soient effacés par le vent. L’es-
pace nomade est sillonné par des vecteurs, des flèches
instables qui, plutôt que des tracés, constituent des
connexions temporaires : le même système de représen-
tation que l’on trouve dans la carte d’un village paléoli-
thique sculptée dans la pierre de Val Camonica, dans les
cartes des walkabouts des Aborigènes australiens et dans
les cartes psychogéographiques des situationnistes.
Tandis que, pour les sédentaires, les espaces nomades
sont vides, pour les nomades, ces vides ne sont pas vides
du tout ; ils sont pleins de traces invisibles : chaque diffé-
rence est un événement, c’est un lieu utile pour s’orien-
ter et avec lequel on peut construire une carte mentale
faite de points (les lieux particuliers), de lignes (les par-
cours) et de surfaces (les territoires homogènes) qui se
transforment dans le temps.
La capacité de savoir voir dans le vide des lieux, et
donc de savoir donner des noms à ces lieux est une faculté
45
Sahel
Le mot « Sahara », qui dérive de sahra, signifie un espace vide
« sans pâturage », tandis que « Sahel », le bord méridional du
Sahara, dérive de l arabe sahel et signifie « berge » ou « bord ».
Le Sahel est la marge du grand espace vide à travers lequel,
comme dans une grande mer, on « s arrime » à quelque chose
de stable et qui porte la marque de la présence de l homme.
Le Sahel est ainsi le lieu où sont intégrés l élevage nomade et
l agriculture sédentaire, une frontière changeante qui forme le
lieu d échange et de rééquilibrage continu entre les deux civi-
lisations.
Eugenio Terri,
Gli uomini delle tende, 1983.
Joseph Rykwert,
Repenser la rue, 1987.
Terrain vague
Le terrain vague selon la définition courante est un lieu vide de
cultures et de constructions dans une ville ou un faubourg, un
espace indéterminé, sans limite précise. C est aussi un lieu appa-
remment oublié où paraît prédominer la mémoire du passé sur
le présent, un lieu obsolète où certaines valeurs résiduelles se
maintiennent malgré une désaffectation complète du reste de
l activité urbaine, un lieu qui est en définitive exogène et étrange,
en retrait du circuit des structures productives de la cité, une
île intérieure inhabitée, improductive et souvent dangereuse, à
la fois en marge du système urbain et partie constituante à part
entière. […] Il apparaît enfin comme la contre-image de la cité,
autant dans le sens de sa critique que dans celui de l indice de
son possible dépassement. […] La relation entre l absence d uti-
lisation et le sentiment de liberté est fondamentale pour saisir
toute la puissance évocatrice et paradoxale du terrain vague
dans la perception de la ville contemporaine. Le vide c est l ab-
sence, mais aussi l espérance, l espace du possible. L indéfini,
l incertain, c est aussi l absence de limites, une sensation pres-
que océanique pour reprendre le terme de Freud, l expecta-
tive de la mobilité et de l errance. […] La présence du pouvoir
invite à la fuite de son emprise totalisatrice, le confort séden-
taire appelle au nomadisme non protégé, enfin l ordre urbain
appelle à l indéfini du terrain vague, véritable indice territorial
du questionnement esthétique et éthique que soulève la pro-
blématique de la vie sociale contemporaine.
Erich J. Leed,
The Mind of the Traveler, 1991.
Voie
La ville est l endroit où convergent les routes, une sorte d ex-
pansion de la grand-route comme un lac l est d une rivière. […]
Le mot vient du latin villa, que, avec via, la voie, ou plus ancien-
nement ved et vella, Varron fait dériver de veho, porter, parce
que la villa est l endroit vers lequel on apporte et d où l on rap-
porte les choses. Ceux qui gagnaient leur vie avec les atte-
lages étaient dits vellaturam facere. D où vient apparemment
le mot latin vilis et le nôtre, vil, ainsi que vilain. Ce qui suggère
de quelle sorte de dégénérescence les villageois sont suscep-
tibles. Ils sont usés par la route qui passe par et sur eux, sans
qu eux-mêmes voyagent.
Henry D. Thoreau,
De la marche, 1862.
Inscription rupestre, Bedolina, Val Camonica, vers 10 000 avant J.-C.
D après Mariano Pallotini, Alle origini della città europea, 1985.
Carte
L une des premières cartes à figurer un système de parcours
se trouve inscrite sur une roche du Val Camonica, où s étend un
système de 130 000 inscriptions réalisées entre 400 et 1 000
mètres d altitude. Il s agit d une image qui représente le système
des connexions de la vie quotidienne dans un village paléoli-
thique. La carte, en plus de déchiffrer les objets, représente la
dynamique d un système complexe dans lequel les lignes des
parcours dans le vide s entrelacent pour distribuer les diffé-
rents éléments pleins du territoire. On reconnaît des scènes
figurant des hommes en activité, des sentiers, des escaliers,
des cabanes, des pilotis, des enclos et les zones pour les bêtes.
Se perdre
Se perdre signifie qu entre nous et l espace il n y a pas seule-
ment un rapport de domination, de contrôle de la part du sujet,
mais aussi la possibilité que ce soit l espace qui nous domine.
Il y a des moments de la vie où nous apprenons à apprendre
de l espace qui nous entoure. […] Nous ne sommes plus
capables de donner une valeur, un sens à la possibilité de se
perdre. Changer de lieu, se confronter à des mondes diffé-
rents, être contraint de recréer continuellement des points de
référence, est régénérant à un niveau psychique, mais aujour-
d hui, plus personne ne conseille semblable expérience. Dans
les cultures primitives, en revanche, si l on ne se perdait pas,
on ne pouvait pas grandir. Et ce parcours se déroule dans le
désert, dans la forêt, des lieux qui sont une espèce de machine
à travers laquelle on parvient à de nouveaux états de con-
science.
Franco La Cecla,
Perdersi, l uomo senza ambiente, 1988.
Walkabout
La boue tomba de leurs cuisses, comme le placenta d un bébé.
Puis, tel le nouveau-né, qui pousse son premier vagissement,
chaque ancêtre ouvrit la bouche et cria : « JE SUIS ! ». Et ce pre-
mier « Je suis ! », cet acte primordial de nomination, fut consi-
déré, alors et pour toujours, comme la strophe la plus secrète
du chant de l ancêtre, la plus sacrée.
Chacun de ces anciens (baignant alors dans la lumière du soleil)
avança son pied gauche et nomma une chose. Il avança son
pied droit et en nomma une autre. Il nomma le point d eau, les
roselières, les gommiers… Donnant des noms de tous côtés,
appelant à la vie toutes choses et tissant leurs noms dans des
strophes.
Les anciens s ouvrirent un chemin dans le monde entier par
leur chant. Ils chantèrent les rivières et les montagnes, les lacs
salés et les dunes de sable. Ils chassèrent, mangèrent, firent
l amour, dansèrent, tuèrent : partout où les portaient leurs pas,
ils laissèrent un sillage de musique.
Ils enveloppèrent le monde entier dans un réseau de chants ;
et, enfin, lorsque la Terre fut chantée, la fatigue les envahit. De
nouveau ils ressentirent l immobilité glacée des temps. Cer-
tains s enfoncèrent dans le sol là où ils se trouvaient. D autres
glissèrent dans des cavernes. D autres encore regagnèrent en
rampant leur « demeure éternelle », le point d eau ancestral où
ils étaient venus au jour.
Et tous s en retournèrent sous terre.
Bruce Chatwin,
Le Chant des pistes, 1987.
apprise durant les millénaires qui ont précédé la naissance
du nomadisme. La perception/construction de l’espace
est née en fait avec les errances de l’homme à travers le
paysage paléolithique. Si, dans une première période,
les hommes ont pu se servir des pistes ouvertes dans la
végétation par les migrations saisonnières des animaux,
il est probable qu’à partir d’une certaine époque, ils ont
commencé à ouvrir eux-mêmes de nouvelles pistes, ont
appris à s’orienter grâce à des références géographiques
et, finalement, ont laissé dans le paysage certains signes
de reconnaissance toujours plus stables. L’histoire des ori-
gines de l’humanité est une histoire de la marche, c’est
une histoire des migrations des peuples et des échanges
culturels et religieux qui ont eu lieu le long des trajets
intercontinentaux. C’est aux marches incessantes des
premiers hommes qui ont habité la terre que l’on doit
le début de la lente et complexe opération d’appropria-
tion et de cartographie du territoire.
Le walkabout, mot intraduisible qui signifie littéra-
lement “marcher sur” ou “marcher au sujet de”, est le
système de parcours grâce auquel les populations de
l’Australie ont cartographié le continent tout entier. Cha-
que montagne, chaque rivière et chaque puits, appar-
tient à un ensemble d’histoires/parcours – les voies des
chants – qui, s’entrelaçant continuellement, forment une
unique “histoire du temps du Rêve”, l’histoire des ori-
gines de l’humanité. À chacun de ces parcours est asso-
cié un chant et à chacun de ces chants sont associées une
ou plusieurs histoires mythologiques situées dans le ter-
ritoire. La culture tout entière des Aborigènes austra-
liens – transmise de génération en génération à travers
53
une tradition orale toujours active – est fondée sur une
épopée mythologique complexe faite d’histoires et de
géographies qui persistent dans le même espace. Cha-
que voie a son chant et l’ensemble des voies des chants
constitue un réseau de parcours erratico-symboliques
qui traversent et décrivent l’espace comme une sorte de
guide chanté. C’est comme si, à chaque fois, le Temps et
l’Histoire étaient réactualisés “en les marchant”, en par-
courant à nouveau les lieux et les mythes qui leur sont
associés dans une déambulation musicale et en même
temps religieuse et géographique1.
54
Ce type de parcours, visible aujourd’hui encore dans
les cultures aborigènes, appartient à un stade de l’huma-
nité antérieur à celui du nomadisme, un parcours que
nous appelons “erratique”. En fait, il est important d’opé-
rer une distinction entre le concept d’errance et celui de
nomadisme. Tandis que le parcours nomade est lié aux
déplacements cycliques des troupeaux durant la trans-
humance, le parcours erratique est lié à la poursuite des
proies par les chasseurs-cueilleurs de l’ère paléolithique.
De façon générale, il n’est pas juste de parler du noma-
disme avant la révolution néolithique du VIIe millénaire
avant J.-C., étant donné que le nomadisme et l’habitat
sont tous deux liés au nouvel usage productif de la terre
qui a commencé avec le changement climatique après
la dernière ère glaciaire.
Tandis que le nomadisme se déploie dans de vastes
espaces vides, mais cependant connus et dans lesquels un
retour est prévu, l’errance se déploie dans un espace vide
qui n’a pas encore été cartographié, et sa destination n’est
pas définie. Dans un certain sens, le parcours nomade
est une évolution culturelle de l’errance, c’en est en
quelque sorte la “spécialisation”. Il est important de rap-
peler qu’en fait, l’agriculture et l’élevage sont deux acti-
vités qui proviennent de la spécialisation des deux
activités productives liées à l’errance, la cueillette et la
chasse. Ces deux activités, qui consistent à se procurer
de la nourriture en errant dans l’espace, ont évolué dans
le temps grâce à la lente domestication des animaux (l’éle-
vage) et des plantes (l’agriculture), et ce n’est qu’après
plusieurs millénaires qu’elles ont généré l’espace séden-
taire et l’espace nomade. Ainsi le parcours du monde
55
sédentaire comme le parcours nomade dérivent du par-
cours erratique paléolithique. La notion de parcours
appartient aux deux cultures en même temps, la séden-
taire et la nomade, celle des constructeurs de la “ville ins-
tallée” et celle de la “ville errante”.
Avant le néolithique, l’espace était dépourvu de tous
ces signes qui ont commencé à labourer la surface de la
Terre avec l’agriculture et l’habitat. L’unique architecture
qui traversait le monde paléolithique était le parcours, le
premier signe anthropique capable d’insinuer un ordre
artificiel dans les territoires du chaos naturel. L’espace,
qui était pour l’homme primitif un espace empathique,
vécu et animé de présences magiques, a commencé à
trouver durant le paléolithique les premiers éléments
de son ordre. Cet espace qui devait être un espace irra-
tionnel et plein de hasard fondé uniquement sur la
concrétude de l’expérience matérielle a commencé à se
transformer lentement en un espace rationnel et géomé-
trique généré par l’abstraction de la pensée. D’un usage
purement utilitariste lié à la survie alimentaire, on en est
venu à attribuer des significations mystiques et sacrées à
l’espace physique. En remplissant le vide alentour d’un
certain nombre de pleins qui servaient à s’orienter, on est
passé d’un espace quantitatif à un espace qualitatif. De
cette façon, l’espace multidirectionnel du chaos natu-
rel a commencé à se transformer en un espace ordonné
selon les deux directions principales clairement visibles
dans le vide : la direction du soleil et celle de l’horizon.
Ainsi, à la fin du paléolithique, le passage déchiffré
par l’homme était probablement, comme celui du walk-
about : un espace construit par les vecteurs du parcours
56
erratique, par une série d’éléments géographiques asso-
ciés à des événements mythiques et montés en séquence,
et il était probablement ordonné selon les directions fixes
de la verticale et de l’horizontale : le soleil et l’horizon.
La marche, tout en n’étant pas la construction phy-
sique d’un espace, implique une transformation du lieu
et de ses significations. La seule présence physique de
l’homme dans un espace non cartographié, et les varia-
tions des perceptions qu’il reçoit en le traversant, est une
forme de transformation du paysage qui, bien qu’elle ne
laisse pas de signes tangibles, modifie culturellement la
signification de l’espace et, par suite, de l’espace en soi
en le transformant en lieu. Avant le néolithique, et donc
avant le menhir, l’unique architecture symbolique capable
de modifier l’environnement était la marche, une action
qui est simultanément un acte perceptif et un acte créatif,
qui est en même temps lecture et écriture du territoire.
Du parcours au menhir
Le premier objet situé du paysage humain naît directe-
ment de l’univers de l’errance et du nomadisme. Tandis
que l’horizon est une ligne stable plus ou moins droite
selon le paysage où se trouve l’observateur, le soleil a
une trajectoire plus incertaine, il suit une direction qui
n’apparaît clairement verticale qu’aux deux moments
où il s’approche de l’horizon : à l’aube et au crépuscule.
C’est probablement pour stabiliser la direction verticale
que le premier élément artificiel de l’espace fut créé, à
savoir : le menhir.
57
Les menhirs apparaissent pour la première fois au néo-
lithique et ils constituent les objets les plus simples et les
plus riches de sens de tout l’âge de pierre. Leur érection
représente la première action humaine de transforma-
tion physique du paysage : une grande pierre étendue à
l’horizontale sur le sol est encore uniquement une simple
pierre sans connotations symboliques, mais sa rotation
à quatre-vingt-dix degrés et son enfoncement dans la
terre transforment la pierre en une nouvelle présence
qui arrête le temps et l’espace : il institue un temps zéro
qui se prolonge dans l’éternité ainsi qu’un nouveau sys-
tème de relations avec les éléments du paysage alentour.
Une invention d’une telle portée pouvait satisfaire dif-
férents buts, et cela explique en partie le grand nombre
d’interprétations du menhir qui en ont été données. En
fait, il est probable que de nombreux menhirs avaient
plusieurs fonctions simultanées : il est quasiment certain
qu’ils étaient en général liés au culte de la fertilité, de la
déesse-mère, la Terre et au culte du Soleil, mais probable-
ment les mêmes menhirs signalaient aussi, de différentes
manières, les lieux où les héros légendaires avaient trouvé
la mort, des lieux sacrés où une forte activité chthonienne
avait été relevée, des lieux où l’eau était présente, du reste
elle aussi sacrée, ou encore des limites entre propriétés.
Ce qui nous intéresse dans le mégalithisme, ce n’est pas
tant l’étude des cultes qui pouvaient être associés aux
pierres que la relation que ces pierres instauraient avec
le territoire : là où elles ont été placées. Nous pouvons
aborder ce thème en nous aidant du nom par lequel,
aujourd’hui encore, les bergers de Laconi, en Sardaigne,
appellent les menhirs : perdas litteradas, c’est-à-dire : des
58
“pierres en lettres” ou des “pierres de lettres1”. La réfé-
rence à l’écriture peut en fait expliquer au moins trois
usages différents des monolithes : des supports sur les-
quels on peut inscrire des figures symboliques, des élé-
ments avec lesquels on peut écrire sur le territoire, des
signaux grâce auxquels on peut décrire le territoire. La
première interprétation du terme litteradas peut se réfé-
rer simplement au fait que, sur la face principale de cha-
cune des pierres, des symboles sont dessinés comme sur
les obélisques égyptiens. La deuxième indique que ces
pierres servaient à construire architecturalement le pay-
sage comme une sorte de géométrie – comprise au sens
étymologique de “mesure de la Terre” – grâce à laquelle
on pouvait dessiner des figures abstraites pour s’oppo-
ser au chaos naturel : le point (le menhir isolé), la ligne
59
(l’alignement rythmique de plusieurs menhirs), la surface
(le cromlech, ou la portion de l’espace encerclée par des
menhirs). La troisième interprétation est que ces pierres,
en dehors de la géométrie, révélaient la géographie du
lieu, c’est-à-dire qu’elles servaient à décrire aussi bien la
structure physique que son usage productif et mystico-
religieux, ce qui revient à dire que ce sont des signaux
placés le long des voies de passage.
On a remarqué que les zones de diffusion du méga-
lithisme au néolithique coïncidaient souvent avec les
zones de développement de la chasse au paléolithique.
Ce fait conduit à réfléchir sur le lien entre le menhir et
les parcours de l’errance paléolithique et de la transhu-
mance nomade. En effet, il serait assez difficile d’ima-
giner comment les voyageurs de l’Antiquité réussirent à
traverser des continents entiers sans l’aide de cartes, de
routes ou de signalisation. Pourtant, un trafic incroyable
de voyageurs et de marchands traversaient continuelle-
ment des forêts infranchissables et des territoires incon-
nus sans trop de difficulté. Il est fort probable que les
menhirs fonctionnaient comme un système d’orienta-
tion territoriale facilement intelligible pour celui qui en
connaissait le langage : une sorte de guide sculpté dans
le paysage qui conduisait à destination le voyageur en
le conduisant d’un signal à un autre le long des routes
intercontinentales.
Les menhirs étaient en relation avec les routes de com-
merce dont le véhicule était souvent l’élevage. Pour les
Romains, les menhirs n’étaient rien d’autre que les simu-
lacres de Mercure, les ancêtres naturels de l’Hermae qui
surveillait le quadrivium, la croisée des chemins symbole
60
Menhir
Le mot menhir dérive du dialecte breton et signifie littéralement
pierre longue (men = pierre et hir = long). L érection du men-
hir représente la première transformation physique du paysage
passant d un stade naturel à un stade artificiel. Le menhir est
la nouvelle présence dans l espace du néolithique, c est l objet
en même temps abstrait et vivant à partir duquel se dévelop-
peront ensuite l architecture (la colonne tripartite) et la sculp-
ture (la stèle-statue).
Pierres dansantes
Parmi les nombreux noms qu on a donnés aux menhirs dans les
différentes cultures, on trouve aussi celui de pierres dansantes ,
dû probablement à la taille humaine de la pierre qui exprime une
présence vivante à l intérieur de l objet, mais peut-être aussi
aux danses et aux parcours rituels qui avaient lieu autour. Ces
pierres plantées dans la terre vivent ‒ racontent les paysans
et les bergers irlandais ‒, elles tournent sur elles-mêmes, elles
dansent, elles se plient, elles boivent, et on les appelle en gaé-
lique fear breagach = « le faux homme », « l homme feint ». […]
On insiste particulièrement sur la danse. Aujourd hui, les men-
hirs sont des pierres, des hommes « faux » ou « feints », mais
ils furent jadis de vrais hommes : Dieu les a punis, les trans-
formant en pierres ‒ mais en pierres vivantes ‒, parce qu il les
a surpris en train de danser une danse profane et coupable.
Fulvio Jesi,
Il linguaggio delle pietre, 1978.
Alignement de menhirs Sa Perda Iddocca, Laconi,
Sardaigne, IVe millénaire avant J.-C.
Le menhir Genna Arrele se trouve sur la route de transhu-
mance qui va à la Valle Iddocca, en un exemple classique de
système mégalithique lié au parcours nomade. Il n est pas
rare que les pierres denses se trouvent à proximité si ce n est
au bord des voies antiques parcourues encore aujourd hui,
particulièrement sur les routes de transhumance des bergers
ou aux carrefours. Une piste millénaire va et vient entre deux
alignements monumentaux de pierres denses, qui font comme
un propylée sur le col de Perda Iddocca-Laconi. Il est plau-
sible que les menhirs furent pensés et réalisés, en plus de leur
fonction de simulacres du culte de la part des habitants des
villages de la zone, aussi comme des points de référence, des
signaux ou des lieux de pause des voyageurs. Ils avaient un
intérêt général et, dirais-je, public, et pourtant, comme dans
l espace silencieux et ésotérique occupé par les rangs de men-
hirs de Perda Iddocca, aucun groupe humain ne se réunissait
autour pour les cérémonies sacrées de la transhumance pas-
torale.
Giovanni Lilliu,
La civiltà dei Sardi, dal paleolitico all età dei nuraghi, 1963.
65
Aujourd’hui encore dans les Pouilles, dans le sud de
l’Italie, certains menhirs se trouvent le long des frontières
qui séparent différents territoires, des lieux qui furent
probablement dans l’Antiquité le théâtre de conflits
ou de rencontres entre différents villages. Pour appuyer
cette hypothèse, il faut bien admettre que l’érection de
monolithes requérait le travail d’un très grand nombre
d’hommes et que, par conséquent, les habitants de plu-
sieurs villages devaient être impliqués dans la construc-
tion. Malagrinò cite l’exemple du plus grand monolithe
de Carnac, le menhir Locmariaquer, haut de 23 mètres
et pesant 300 tonnes, pour l’érection duquel on a cal-
culé qu’il fallait une force de travail de plus de 3 000
personnes. Ce nombre est si élevé que, si elles n’avaient
pas appartenu à plusieurs populations, on devrait sup-
poser l’existence d’un village qui aurait été une véritable
mégalopole pour l’époque. L’impossibilité d’une tribu
aussi nombreuse conduit à faire l’hypothèse que les
menhirs n’étaient pas localisés dans un territoire appar-
tenant à un seul village, mais plutôt dans des territoires
“neutres”, dans lesquels on pouvait compter plusieurs
populations, un fait qui pourrait aussi expliquer l’usage,
dans un même site, de pierres provenant de régions par-
fois éloignées de centaines de kilomètres1.
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Les zones où furent construites les œuvres mégali-
thiques étaient donc une sorte de sanctuaire où les popu-
lations des environs se rendaient à l’occasion des fêtes,
mais aussi des lieux d’arrêt le long des grandes routes de
transit, des lieux qui avaient la fonction des stations-ser-
vice modernes de nos autoroutes, par lesquelles transi-
taient durant toute l’année – et particulièrement pendant
les périodes de transhumance – une grande multitude de
gens différents. Durant le voyage, la présence des menhirs
attirait l’attention des voyageurs pour leur communiquer
la présence de faits singuliers ainsi que des informations
relatives aux autres territoires alentour, des informations
utiles pour la suite du voyage comme des changements de
direction, des points de passage, des carrefours, des cols,
des dangers. Mais, peut-être, les menhirs indiquaient-ils
aussi des lieux où se tenaient des célébrations rituelles
liées à l’errance : des parcours sacrés, des initiations, des
processions, des jeux, des courses, des danses, des repré-
sentations théâtrales et musicales. Le voyage tout entier,
67
qui avait été le théâtre d’événements, d’histoires et de
mythes, trouvait le long des menhirs un espace pour sa
propre représentation : les récits de voyage et les légendes
étaient célébrés et ritualisés autour des pierres plantées
dans le sol. Le parcours créait ainsi à travers les menhirs
un nouveau type d’espace, un espace autour, que les
Égyptiens surent transformer plus tard en espace inté-
rieur. Les menhirs étaient positionnés en relation avec la
structure de la route, mais contrairement à ce à quoi on
pourrait s’attendre, ils ne fonctionnaient pas comme des
pôles perspectifs : ils étaient placés latéralement au par-
cours. Dans le cas de plusieurs menhirs alignés en file,
plutôt que de définir une direction, ceux-ci séparaient
deux espaces, ou mieux : ils construisaient architectu-
ralement le bord d’un espace à parcourir et peut-être à
danser, un espace rythmé et géométriquement défini qui
constitue la première architecture au sens de construction
physique d’un espace symbolique complexe, un espace
“où aller” et non pas un “espace où rester” : le même
type d’espace que les premières constructions architec-
turales égyptiennes.
Alors que dans le monde des villages et des champs
cultivés, le parcours erratique a été transformé en trace
puis en route donnant lieu à l’architecture de la ville,
dans les espaces vides de l’univers nomade, le parcours
a conservé les éléments symboliques de l’errance paléo-
lithique et les a transférés dans l’espace sacré des temples
égyptiens. À partir de ce moment, il sera toujours plus
difficile de séparer l’architecture du parcours.
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Le “benben” et le “ka”
La civilisation égyptienne est une civilisation sédentaire
encore fortement liée aux origines nomades primitives,
et qui conserve dans son appareil symbolique et religieux
une grande continuité avec la culture paléolithique. En
fait, c’est la civilisation égyptienne qui fait du menhir et
du parcours, les archétypes architecturaux des époques
précédentes, les premières formes architecturales à pro-
prement parler, le premier comme volume et le second
comme espace intérieur. Selon Sigfried Giedion, la nais-
sance du premier volume a été représentée dans la culture
égyptienne par le mythe du benben, “la première pierre
à émerger du chaos”, un monolithe qui représentait la
pétrification verticale du premier rayon de soleil et qui
fut mis en relation avec la symbolique des menhirs, des
obélisques et des pyramides. La naissance de l’espace inté-
rieur fut plutôt reliée au concept du ka, le symbole de
l’errance éternelle, une sorte d’esprit divin qui symboli-
sait le mouvement, la vie, l’énergie et qui portait en lui la
mémoire des dangereuses migrations paléolithiques. Le
symbole du benben est un monolithe de forme conique
avec une pointe lumineuse alors que le hiéroglyphe du
ka est composé de deux bras levés vers le ciel qui repré-
sentent probablement l’acte de transmission de l’énergie
divine et d’adoration du soleil. Les deux symboles sem-
blaient être présents ensemble dans les menhirs placés le
long des routes de la transhumance en Sardaigne puisque
des signes étaient sculptés à leur sommet qui pourraient
faire penser au rayon du Soleil avec, en son centre, une
grande figure semblable au symbole du ka, les bras levés.
69
Le symbole du ka est un des symboles les plus anciens
de l’humanité et, dans la mesure où on le retrouve fré-
quemment dans des civilisations très différentes les unes
des autres, on pourrait supposer qu’il était compréhen-
sible par les multitudes de gens qui se déplaçaient à pied
à travers les continents : un symbole compréhensible par
toutes les populations errantes du paléolithique.
Giedion affirme que “l’organisation des grands temples
du Nouvel Empire exprime l’idée d’une errance éternelle”
et que les premières architectures en pierre sont nées de
l’errance du ka. Une des constructions égyptiennes les
plus spectaculaires est la grande hypostyle de Karnak,
un passage à l’intérieur d’énormes rangées de colonnes
parallèles qui rappellent (pas seulement parce que le nom
contient la racine ka)1 la spatialité rythmée de Carnac, le
plus grand alignement de menhirs qui existe au monde,
probablement utilisé pour les danses sacrées et les proces-
sions rituelles. Il semblerait ainsi qu’il existe une conti-
nuité entre les parcours sacrés avec leurs alignements
adjacents et les premières architectures hypostyles égyp-
tiennes avec leurs colonnes adjacentes. Dans les temples
égyptiens, à l’exception de la pièce sombre où était située
l’image du dieu, chaque partie du complexe était conçue
comme un lieu de transit. Les grandes hypostyles et
70
leurs forêts de colonnes servaient de passage au roi et à
la procession qui transportait le dieu d’un sanctuaire à
l’autre. Ce n’étaient pas des espaces pensés pour assister
aux offices religieux, mais c’étaient des espaces à parcou-
rir, construits pour les initiations qui rendaient sacrée et
symbolique l’éternelle errance1.
Avant la transformation physique de la croûte ter-
restre commencée avec les menhirs, le territoire a subi
une transformation culturelle fondée sur la marche, une
action qui a lieu sur la seule superficie de la planète sans
en violer la matière. L’espace du parcours est donc anté-
rieur à l’espace architectural, un espace immatériel avec
des significations symbolico-religieuses. Pendant des mil-
liers d’années, quand la construction physique d’un lieu
symbolique était encore impossible, le fait de parcourir
l’espace a représenté un moyen esthétique par lequel il
était possible d’habiter le monde.
À l’errance étaient associés la religion, la danse, la musi-
que et le récit sous les formes de l’épopée, de la descrip-
tion géographique et d’initiation de peuples entiers. Le
parcours/récit s’est transformé en un genre littéraire lié au
voyage, à la description et à la représentation de l’espace.
Les tentatives de “dépassement de l’art”, que nous ver-
rons dans les prochains chapitres, ont utilisé le parcours
pour miner les formes de la représentation traditionnelle
et pour passer à l’action construite dans l’espace réel.
71
À gauche, sur trois colonnes : les hiéroglyphes du ka dans les différentes
cultures.
À droite : Homme aux bras levés , Bandiagara, Mali.
Sigfried Giedion,
L Éternel Présent, 1964.
Sigfried Giedion,
L Éternel Présent, 1964.
Alignement de Carnac, Bretagne,
IVe-IIIe millénaire avant J.-C.
C est le plus grand alignement de menhirs au monde, une sorte
d immense temple à ciel ouvert probablement utilisé comme lieu
de procession et de rites sacrés en relation avec le rite de l éter-
nelle errance et la vénération du Soleil. Par son orientation astro-
nomique particulière, il est considéré comme un grand calendrier
en pierre. C est un lieu où se retrouvaient périodiquement les dif-
férentes communautés qui traversaient la région et son affluence
était d échelle nationale et peut-être internationale. Il s agit de
3 000 mégalithes (à l origine presque 15 000) de hauteur pro-
gressivement décroissante et disposés en files parallèles. Le sys-
tème, d une longueur totale de 4 000 mètres, est divisé en trois
groupes d alignements successifs : Ménec, Kermario, Kerlescan.
Sigfried Giedion,
L Éternel Présent, 1964.
J ai toujours été frappé par le fait que les initiales de Caïn et
Abel, c et a, sont précisément celles du ka, l esprit de l errance
éternelle. Et je suis convaincu que la célèbre marque de Caïn,
le signe que Dieu impose à Caïn pour qu il ne soit pas tué par
les Autres qu il rencontrera lors de son nomadisme, n est rien
d autre que le ka. Plus qu un signe, c est un signal, ou mieux un
geste, le geste de lever les mains de façon non belligérante pour
traverser des territoires étrangers en tant qu hôte. Je précise
qu en phénicien archaïque, la lettre k (kaph, ka) est en miroir
et se trouve à la onzième place, tandis que la lettre k, telle que
nous la connaissons, est en première place, où il s agirait du
a (aleph, alfa). Les deux lettres semblent être l une la rotation
de l autre et ont un rapport avec le coin vertical et le coin hori-
zontal des alphabets primitifs.
Dans les pages précédentes, nous avons vu que le
problème de la naissance de l’architecture, tant comme
principe de structuration du paysage que comme archi-
tecture de l’espace intérieur, est lié au parcours erratique
et à son évolution nomade. À présent que nous avons
clarifié ce point, et que nous avons donc réfuté l’absur-
dité des convictions communes selon lesquelles l’archi-
tecture serait une invention liée au monde sédentaire et
non pas au monde nomade, nous n’allons pas entrer dans
l’histoire des architectures successives. Nous allons plu-
tôt nous arrêter au stade de l’errance, au parcours com-
pris comme action symbolique et non comme signe ou
comme objet dans l’espace. Ce qui suit est une sorte
d’histoire de la ville-parcourue qui va des premières
formes du ready made dadaïste aux expériences des
années 1970. La pratique esthétique de la marche s’est
libérée au xxe siècle de tous les rituels de type religieux
pour assumer les formes toujours plus évidentes d’un art
autonome. Pour qu’une laïcisation de la pratique de la
marche ait lieu et qu’elle revienne dans le champ pure-
ment esthétique, il aura fallu attendre les avant-gardes
du xxe siècle, quand Dada fit son premier pèlerinage
laïque dans une église chrétienne.
77
Walter Benjamin,
Paris, capitale du XIX e siècle :
Le livre des passages, 1929.
Ne pas trouver son chemin dans une ville, cela ne signifie pas
grand-chose. Mais s égarer dans une ville comme on s égare
dans une forêt demande toute une éducation. Il faut alors que
les noms des rues parlent à celui qui s égare le langage des
rameaux secs qui craquent, et des petites rues au cœur de la
ville doivent refléter les heures du jour aussi nettement qu un
vallon de montagne.
Walter Benjamin,
Enfance berlinoise, 1930-1933.
78
II.
Anti-Walk
La visite dadaïste
Le 14 avril 1921 à Paris, à trois heures de l’après-midi
sous une pluie torrentielle, Dada se donna rendez-
vous devant l’église Saint-Julien-le-Pauvre. Cette action
devait inaugurer une série d’excursions urbaines dans
les lieux banals de la ville. C’est une opération esthé-
tique consciente accompagnée de nombreux communi-
qués de presse, de proclamations, de prospectus et d’une
documentation photographique1. La visite ouvrait la
79
Grande Saison Dada, une saison d’opérations publiques
conçues pour donner une nouvelle impulsion au groupe
qui traversait une période de crise et de polémiques
internes, période dont Breton se souviendra comme un
échec général : “Il ne suffit pas d’être passé des salles de
spectacle à l’air libre pour en avoir fini avec le poncif
« dada1 ».” Malgré les mots de Breton, cette première
visite reste l’opération la plus importante de Dada en ce
qui concerne la ville. Le passage des salles de spectacle
à “l’air libre” est en fait le premier pas dans une longue
série d’excursions, de déambulations et de dérives qui ont
traversé tout le xxe siècle comme une forme d’antiart.
Le premier ready made urbain de Dada signe le pas-
sage de la représentation du mouvement à la construction
d’une action esthétique à effectuer dans la réalité de la vie
quotidienne. Dans les premières années du xxe siècle, le
thème du mouvement était devenu l’un des principaux
objets de recherche des avant-gardes. Le mouvement et
la vitesse s’affirmaient comme une nouvelle présence
urbaine capable de s’imprimer sur les toiles des peintres
comme sur les pages des poètes. Si on a d’abord travaillé
le mouvement en essayant de le fixer par les moyens tra-
ditionnels de la représentation, on est ensuite passé, après
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l’expérience Dada, de la représentation du mouvement
à la pratique du mouvement dans l’espace réel. Avec les
visites Dada et les déambulations des surréalistes qui sui-
vront, l’action de parcourir l’espace sera utilisée comme
forme esthétique capable de se substituer à la représenta-
tion et d’attaquer ainsi, frontalement, le système de l’art.
C’est grâce à Dada que s’est fait le passage de la représen-
tation de la ville du futur à l’habitation de la ville banale. La
ville futuriste est une ville traversée de flux d’énergie et de
tourbillons de masse humaine, une ville qui a perdu la pos-
sibilité d’une vision statique et qui est mise en action par la
vitesse des voitures, les lumières, les bruits, la multiplication
des perspectives et par les métamorphoses continuelles de
l’espace1. Mais la recherche futuriste, bien que fondée sur
une lecture sophistiquée des nouveaux espaces urbains et
des événements qui s’y déroulent, s’arrête au stade de la
représentation, elle ne va pas au-delà, elle ne se risque pas
dans le champ de l’action. Les actes d’exploration, de per-
ception sonore, visuelle et tactile des espaces urbains en
transformation ne sont pas considérés comme des actions
esthétiques en soi. Les futuristes n’interviennent pas dans
l’environnement urbain, leurs soirées ont lieu dans des
environnements littéraires, dans des galeries d’art et dans
les théâtres, mais presque jamais (à l’exception des rixes et
des rassemblements politiques) dans la réalité de la ville.
81
Dans le manifeste de 1916, Tristan Tzara avait déclaré
que Dada était “décidément contre le futur”, trouvant déjà
dans le présent toutes les sortes d’univers possibles. Les
actions urbaines réalisées au début des années 1920 par
le groupe parisien qui s’était formé autour de Breton sont
déjà bien loin des déclarations futuristes. La ville dadaïste
est une ville banale qui a abandonné toutes les utopies
hypertechnologiques du futurisme. La fréquentation et
la visite des lieux insignifiants sont pour les dadaïstes une
forme concrète pour profaner totalement l’art, pour par-
venir à l’union de l’art de la vie, du sublime et du quo-
tidien. Il est intéressant de remarquer que le théâtre des
premières actions de Dada est justement Paris la moderne,
la ville qui fut déjà à la fin du xixe siècle celle du flâneur,
ce personnage éphémère qui, en perdant son temps à
admirer l’insolite et l’absurde cependant qu’il vagabonde
dans la ville, se rebelle contre la modernité. Dada élève
la tradition de la flânerie à la condition d’une opération
esthétique. La promenade parisienne décrite par Benja-
min dans les années 1920 est utilisée comme une forme
d’art qui s’inscrit directement dans l’espace et dans le
temps réels, et non sur des supports matériels. C’est donc
Paris qui s’offrira pour la première fois comme le terri-
toire idéal de ces expériences artistiques qui cherchent à
donner vie au projet révolutionnaire du dépassement de
l’art poursuivi par les surréalistes et les situationnistes1.
82
Le “ready made” urbain
En 1917, Duchamp avait proposé comme ready made
le Woolworth Building de New York, mais il s’agissait
encore d’un objet architectural et non d’un espace public.
En revanche, le ready made urbain réalisé à Saint-Julien-
le-Pauvre est la première opération symbolique à attri-
buer une valeur esthétique à un espace vide et non à un
objet. Dada passe du fait d’introduire un objet banal dans
l’espace de l’art au fait d’introduire l’art – en la personne
et le corps des artistes Dada – dans un lieu banal de la
ville. Cette “nouvelle interprétation de la nature appli-
quée cette fois non pas à l’art, mais à la vie”, annoncée
dans le communiqué de presse qui explique l’opération
de Saint-Julien-le-Pauvre, est un appel révolutionnaire à
la vie contre l’art, qui conteste ouvertement les moda-
lités traditionnelles d’intervention urbaine, un champ
d’action traditionnellement de la compétence des seuls
architectes et urbanistes. Avant l’action de Dada, l’activité
artistique pouvait s’insérer dans l’espace public par des
opérations de décoration telles que l’installation d’objets
sculptés dans les places et les parcs. L’opération de Dada
83
Dada à Saint-Julien-le-Pauvre,
Paris, 14 avril 1921
Le prospectus distribué aux passants : Les dadaïstes de
passage à Paris voulant remédier à l incompétence de guides
et de cicerones suspects, ont décidé d entreprendre une série
de visites à des endroits choisis, en particulier à ceux qui n ont
vraiment pas de raisons d exister. ‒ C est à tort qu on insiste sur
le pittoresque (Lycée Janson de Sailly), l intérêt historique (Mont
Blanc) et la valeur sentimentale (la Morgue). ‒ La partie n est pas
perdue mais il faut agir vite. ‒ Prendre part à cette première visite
c est se rendre compte du progrès humain, des destructions
possibles et de la nécessité de poursuivre notre action que vous
tiendrez à encourager par tous les moyens.
André Breton,
Entretiens, 1952.
90
La déambulation racontée par André Breton
Tous alors, nous sommes d accord pour penser qu une grande
aventure est à courir. « Lâchez tout, Partez sur les routes ! » :
c est mon thème d exhortation à cette époque. […] Mais sur
quelles routes partir ? Des routes matérielles, c est peu pro-
bable ; des routes spirituelles, nous les voyions mal. Toujours
est-il que ces deux sortes de routes, l idée nous vint de les com-
biner. D où une déambulation à quatre, Aragon, Morise, Vitrac
et moi, entreprise vers cette époque à partir de Blois, ville tirée
au sort sur la carte.
Il est convenu que nous irons au hasard à pied, tout en devi-
sant, ne nous permettant de crochets volontaires que ce qu il
faut pour pouvoir manger et dormir. Entreprise dont l exécu-
tion s avère très singulière et même semée de périls. Le voyage,
prévu pour une dizaine de jours et qui sera abrégé, prend d em-
blée un tour initiatique.
L absence de tout but nous retranche très vite de la réalité,
fait lever sous nos pas des phantasmes de plus en plus nom-
breux, de plus en plus inquiétants. L irritation guette et même
il advient, entre Aragon et Vitrac, que la violence intervienne.
Tout compte fait, exploration nullement décevante, quelle qu ait
été l exiguïté de son rayon, parce qu exploration aux confins de
la vie éveillée et de la vie de rêve, par là on ne peut plus dans
le style de nos préoccupations d alors.
André Breton,
Entretiens, 1952.
les bois, à la campagne, sur des sentiers et dans les petites
agglomérations rurales. Il semblerait que l’intention de sur-
monter le réel dans l’onirique s’accompagnait de la volonté
d’un retour aux espaces vides et inhabités, aux confins de l’es-
pace réel. Le parcours surréaliste se trouvait hors du temps,
il traversait l’enfance du monde et en venait à prendre les
formes archétypales de l’errance dans les territoires empa-
thiques de l’univers primitif. L’espace se présente comme
un sujet actif et pulsant, qui produit de manière autonome
des affects et des relations. C’est un organisme vivant avec
un caractère propre, un interlocuteur qui a des sautes d’hu-
meur, et qu’on peut fréquenter pour instaurer des échanges
réciproques. Le parcours sinue au milieu des pièges et des
dangers pour provoquer dans celui qui marche un fort état
d’appréhension, au double sens de “ressentir de la peur” et
d’“appréhender”. Ce territoire empathique pénètre l’esprit
jusqu’en ses strates les plus profondes, il évoque des images
d’autres mondes, et transporte l’être dans un état d’incons-
cience. La déambulation permet de parvenir à un état d’hyp-
nose en marchant, une perte de contrôle qui dépayse. C’est
un medium à travers lequel on peut entrer en contact avec
la partie inconsciente du territoire.
La ville comme liquide amniotique
Comme ce fut le cas pour les autres excursions que Dada
avait annoncées mais qu’il n’a jamais faites, l’errance
champêtre des surréalistes, elle non plus, n’eut pas de
suite. Mais la déambulation continue en groupe à travers
les zones marginales de Paris devint en revanche l’une
92
des activités les plus pratiquées par les surréalistes afin
de sonder ces parties inconscientes de la ville qui échap-
paient aux transformations bourgeoises.
En 1924, Aragon publia Le Paysan de Paris, dont le
titre semblait indiquer l’inverse de la promenade cham-
pêtre. S’il s’était d’abord agi de quatre Parisiens qui se
perdent dans la campagne, c’est la ville à présent qui est
décrite du point de vue d’un paysan qui se trouve pris du
vertige de la modernité devant la métropole naissante. Le
livre est une sorte de guide des merveilles quotidiennes
qui vivent derrière la cité moderne. C’est la descrip-
tion de ces lieux inédits et de ces fragments de vie qui
se trouvent hors des itinéraires touristiques, dans une
sorte d’univers submergé et indéchiffrable. Durant une
déambulation nocturne, le parc des Buttes-Chaumont
est décrit comme le lieu “où s’est niché l’inconscient de
la ville”, le terrain d’expériences où il est possible d’avoir
des surprises et des révélations extraordinaires1.
Mirella Bandini trouve dans Le Paysan de Paris une
“similitude récurrente avec la mer, son espace mobile
93
La terre,
sous mes pieds,
n est qu un immense
journal déplié.
Parfois une photographie passe,
c est une curiosité quelconque
et des fleurs monte uniformément
l odeur,
la bonne odeur
de l encre d imprimerie.
André Breton,
Poisson soluble, 1924.
et labyrinthique, l’immensité ; de la mer, Paris a le sens
du sein maternel et de la liquidité nutritive, l’agitation
incessante, la globalité1” C’est dans ce liquide amnio-
tique, où tout croît et se transforme spontanément, hors
de portée de la vue, qu’ont lieu les interminables pro-
menades, les rencontres, les trouvailles (les découvertes
d’objets trouvés), les événements inattendus et les jeux
collectifs. De ces premières déambulations naît l’idée
de formaliser la perception de l’espace urbain sous la
forme de cartes influentielles, qu’on trouvera associées à
la vision d’une ville liquide dans les cartographies situa-
tionnistes. On pensait ainsi réaliser des cartes fondées
sur les variations de la perception obtenue en parcou-
rant l’environnement urbain, les pulsions que la ville
provoque dans les affects du piéton. Breton croyait en la
possibilité de dessiner des cartes dans lesquelles les lieux
que nous aimons fréquenter sont coloriés en blanc, ceux
que nous voulons éviter en noir, tandis que le reste, de
couleur grise, représenterait les zones où alternent les
sensations d’attraction et de répulsion. Ces sensations
propres à chaque atmosphère peuvent être perçues, par
exemple, en parcourant une rue habituelle, qui “pour
peu qu’on y prenne garde, livre des zones alternantes
de bien-être et de malaise2”.
95
De la ville banale à la ville inconsciente
La ville comme théâtre des flux et de la vitesse futuriste
s’est transformée avec Dada en un lieu où on peut dis-
tinguer le banal et le ridicule, où on peut démasquer
la farce de la ville bourgeoise, un lieu public où provo-
quer la culture institutionnelle. Les surréalistes ont
abandonné le nihilisme de Dada et se sont tournés vers
un projet positif. En s’appuyant sur la psychanalyse
naissante, ils se sont lancés dans le dépassement de la
négation dadaïste avec la conviction que “quelque chose
est caché derrière”. Au-delà des territoires du banal, il
y a les territoires de l’inconscient, au-delà de la néga-
tion, on peut encore découvrir un monde nouveau qu’il
faut explorer avant de le réfuter ou de le tourner sim-
plement en dérision. Les surréalistes ont la conviction
que l’espace urbain peut être traversé comme notre
esprit et qu’on peut révéler dans la ville une réalité non
visible. L’exploration surréaliste est une sorte d’explo-
ration psychologique de notre rapport avec la réalité
urbaine, une opération déjà pratiquée avec succès grâce
à l’écriture automatique et les songes hypnotiques, et
qu’on peut mener aussi directement en traversant la
ville.
La ville surréaliste est un organisme qui produit et
cache en son sein des territoires à explorer, des paysages
où se perdre et où ressentir sans fin la sensation d’un
merveilleux quotidien. Dada avait eu l’intuition que la
ville pouvait être un espace esthétique où opérer grâce
à des actions quotidiennes et symboliques, et il avait
invité les artistes à abandonner les formes habituelles
96
de représentation en indiquant la direction d’une inter-
vention directe dans l’espace public. Le surréalisme, n’en
comprenant peut-être pas complètement la portée en
tant que forme esthétique, a utilisé la marche comme
moyen d’explorer et de dévoiler les zones inconscientes
de la ville, ces parties qui échappent au projet et qui
constituent l’inexprimé et l’intraduisible des repré-
sentations traditionnelles. Les situationnistes accuse-
ront les surréalistes de ne pas avoir porté à ses ultimes
conséquences les potentialités du projet dadaïste. L’“au-
delà” de l’art, l’art sans œuvre et sans artiste, le refus de
la représentation et du talent personnel, la recherche
d’un art anonyme, collectif et révolutionnaire, seront
réunis, avec la pratique de la marche, dans l’errance des
lettristes/situationnistes.
La dérive lettriste
Au début des années 1950, l’Internationale Lettriste,
qui deviendra l’Internationale Situationniste en 1957,
reconnaissait dans le fait de se perdre dans la ville une
possibilité concrète expressive de l’antiart et l’assumait
comme un moyen esthético-politique grâce auquel sub-
vertir le système capitaliste de l’après-guerre.
Après la “visite” de Dada et la “déambulation” sur-
réaliste, un nouveau terme était inventé : la dérive, une
activité ludique collective visant non seulement à défi-
nir les zones inconscientes de la ville, mais qui – avec
le concept de “psychogéographie” – devait permettre
d’explorer les effets psychiques de l’action du contexte
97
La rue, que je croyais capable de livrer à ma vie ses surpre-
nants détours, la rue avec ses inquiétudes et ses regards, était
mon véritable élément : j y prenais comme nulle part ailleurs le
vent de l éventuel.
André Breton,
Les Pas perdus, 1924.
René Char,
Poèmes (à Aragon), 1927.
98
urbain sur l’individu. La dérive est la construction et
l’expérimentation de nouveaux comportements dans la
vie réelle, la réalisation d’un mode alternatif d’habita-
tion de la ville, un style de vie qui se situe hors et contre
les règles de la société bourgeoise, et qui doit dépas-
ser la déambulation surréaliste. Outre le fait qu’ils ont
conduit leur déambulation à la campagne et non en ville,
les surréalistes sont considérés comme des “imbéciles”
parce qu’ils n’ont pas compris – alors qu’ils les avaient
à portée de la main – les potentialités de la déambula-
tion comme forme d’art collective, comme opération
esthétique qui, conduite en groupe, a le pouvoir d’an-
nuler les composantes individuelles de l’œuvre d’art, un
concept considéré comme fondamental par les dadaïstes
et les surréalistes.
L’échec morne de la déambulation surréaliste est,
selon les situationnistes, dû à l’importance exagérée
accordée à l’inconscient et au hasard, des catégories qui
sont encore présentes dans la pratique lettriste, mais
diluées et ramenées au plan de la réalité, dans le cadre
d’une méthode structurée d’exploration qui doit avoir
comme champ d’action la vie et donc la ville réelle. La
dérive lettriste élabore une lecture suggestive de la ville
déjà initiée par les surréalistes, mais avec l’intention
cette fois de la transformer en une méthode objective
d’exploration de la ville : l’espace urbain est un terrain
passionnel objectif et non plus seulement subjectivo-
inconscient.
Effectivement, chez les surréalistes, les tentatives
pour réaliser un nouvel usage de la vie coexistaient avec
une fuite hors du réel réactionnaire. Et, c’est en ce sens
99
que l’importance accordée aux rêves est interprétée
comme le résultat de l’incapacité bourgeoise à réaliser
dans la réalité un nouveau style de vie. En revanche, la
construction de situations et la pratique de la dérive se
fondent sur un contrôle concret des moyens et des com-
portements qui peuvent être expérimentés directement
dans la ville. Les lettristes réfutent l’idée d’une sépara-
tion entre la vie réelle aliénante et ennuyeuse et une vie
imaginaire merveilleuse : c’est la réalité elle-même qui
doit devenir merveilleuse. Il n’est plus temps de célé-
brer l’inconscient de la ville, il faut expérimenter la
construction de situations dans la réalité quotidienne :
il faut agir et non rêver.
Marcher en groupe en se laissant aller au gré des solli-
citations imprévues, en passant des nuits entières à boire
de bar en bar, en discutant et en rêvant une révolution
qui semblait être à leur portée, était devenu pour les let-
tristes une forme de réfutation du système : un moyen
de se soustraire à la vie bourgeoise et de contester les
règles du système de l’art. En fait, la dérive était une
action qui aurait difficilement pu appartenir au système
de l’art dans la mesure où elle consistait à construire les
modalités d’une action qui se consume sans laisser de
traces. C’était une action fugace, un instant immédiat à
vivre dans le moment présent sans se préoccuper de sa
représentation et de sa conservation dans le temps. Une
activité esthétique qui correspondait parfaitement à la
logique dadaïste de l’antiart.
Avec le temps, l’errance des lettristes, qui avait com-
mencé comme une perdition juvénile dans les nuits pa-
risiennes, en est venue à assumer le statut d’une théorie
100
Dérive versus déambulation
Une insuffisante défiance à l égard du hasard, et de son emploi
idéologique toujours réactionnaire, condamnait à un échec
morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par
quatre surréalistes à partir d une ville tirée au sort : l errance
en rase campagne est évidemment déprimante, et les interven-
tions du hasard y sont plus pauvres que jamais. […]
Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnais-
sance d effets de nature psychogéographique, et à l affirma-
tion d un comportement ludique-constructif, ce qui l oppose
en tout point aux notions classiques de voyage et de prome-
nade. […]
La dérive, dans son unité, comprend à la fois ce laisser-aller et
sa contradiction nécessaire : la domination des variations psy-
chogéographiques par la connaissance et le calcul de leurs
possibilités.
Guy E. Debord,
Théorie de la dérive, 1956.
Guy E. Debord,
Œuvres cinématographiques complètes, 1994.
Situation construite
Moment de la vie, concrètement et délibérément construit
par l organisation collective d une ambiance unitaire et d un
jeu d événements.
Psychogéographie
Étude des effets précis du milieu géographique, consciem-
ment aménagé ou non, agissant sur le comportement affec-
tif des individus.
Dérive
Mode de comportement expérimental lié aux conditions de
la société urbaine : technique de passage hâtif à travers des
ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour
désigner la durée d un exercice continu de cette expérience.
102
Licence eden-75-d121d6529c7c4568-80a044f2325a475e accordée le 01
septembre 2022 à E16-00982236-Pazun-BArbarz
Urbanisme unitaire
Théorie de l emploi d ensemble des arts et techniques concou-
rant à la construction intégrale d un milieu en liaison dynamique
avec des expériences de comportement.
Anonyme,
Définitions, in Internationale Situationniste , 1 (1958).
Architecture
L architecture est le plus simple moyen d articuler le temps
et l espace, de moduler la réalité, de faire rêver. Il ne s agit pas
seulement d articulation et de modulation plastiques, expres-
sion d une beauté passagère. Mais d une modulation influen-
tielle, qui s inscrit dans la courbe éternelle des désirs humains
et des progrès dans la réalisation de ces désirs.
L architecture de demain sera donc un moyen de modifier les
conceptions actuelles du temps et de l espace. Elle sera un
moyen de connaissance et un moyen d agir.
103
antagoniste. En 1952, un petit groupe de jeunes écri-
vains, parmi lesquels : Guy Debord, Gil Wolman,
Michèle Bernstein, Mohamed Dahou, Jacques Fillon et
Gilles Ivain, rompent avec le lettrisme d’Isidore Isou et
donnent vie à l’Internationale Lettriste pour travailler “à
l’établissement conscient et collectif d’une nouvelle ci-
vilisation”. Au centre de leurs intérêts, il n’y a plus la
poésie, mais un mode de vie passionnant qui se traduit
par des aventures dans l’environnement urbain : “La
poésie a épuisé ses derniers prestiges formels. Au-delà de
l’esthétique, elle est toute dans le pouvoir des hommes
sur leurs aventures. La poésie se lit sur les visages. Il est
donc urgent de créer des visages nouveaux. La poésie est
dans la forme des villes. Nous allons donc en construire
de bouleversantes. La beauté nouvelle sera de situa-
tion, c’est-à-dire provisoire et vécue. […] La poésie pour
nous ne signifie rien d’autre que l’élaboration de con-
duites absolument neuves, et les moyens de s’y passion-
ner1.”
104
La théorie de la dérive
Dans les années qui ont précédé la formation de l’Inter-
nationale Situationniste, les lettristes ont commencé à
mettre au point une théorie fondée sur la pratique de l’er-
rance urbaine. La fréquentation des lieux marginaux et
la description de la ville inconsciente des romans surréa-
listes étaient devenues, au milieu des années 1950, un
genre littéraire répandu qui prenait la forme de guides
touristiques et de modes d’emploi de la ville dans les textes
lettristes. En 1955, Jacques Fillon écrivit la Description
raisonnée de Paris (Itinéraire pour une nouvelle agence de
voyages), un guide bref contenant des itinéraires exotiques
et multiethniques à parcourir à pied à partir du quartier
général lettriste qui se trouvait place de la Contrescarpe.
Cependant, le premier essai dans lequel apparaît le terme
de dérive est le Formulaire pour un Urbanisme Nouveau,
écrit en 1953 par un jeune homme de dix-neuf ans, Ivan
Chtcheglov alias Gilles Ivain qui, certain qu’“un élargis-
sement rationnel des anciens systèmes religieux, des vieux
contes et surtout de la psychanalyse au bénéfice de l’ar-
chitecture se fait plus urgent chaque jour”, décrit une ville
mutante et continuellement modifiée par ses habitants,
dans laquelle “l’activité principale des habitants sera la
dérive continue. Le changement de paysage d’heure
en heure sera responsable du dépaysement complet” à
105
travers des quartiers dont les noms correspondront aux
états d’âme successifs1.
C’est ensuite Guy Debord qui recueillera ces idées et
accomplira cette recherche. En 1955, il écrit l’Introduc-
tion à une critique de la géographie urbaine où il entend
définir les méthodes expérimentales pour “l’observa-
tion de certains processus du hasard et du prévisible,
dans les rues2”, alors qu’en 1956, avec la Théorie de la
dérive, le dépassement de la déambulation surréaliste
est acquis. Au contraire des promenades surréalistes,
avec la dérive, “la part de l’aléatoire est ici moins déter-
minante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive,
il existe un relief psychogéographique des villes, avec
des courants constants, des points fixes, et des tourbil-
lons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones
fort malaisés”. La dérive est une opération construite
qui accepte le hasard, mais qui ne se fonde pas sur le
hasard. Elle a certaines règles : établir d’avance, sur
la base de cartes psychogéographiques, les directions
de pénétration de l’unité environnementale à analy-
ser ; l’étendue de l’espace à explorer peut varier de
l’îlot jusqu’au quartier, et au maximum “à l’ensemble
d’une grande ville et de ses banlieues” ; la dérive doit
être entreprise en groupes constitués de “deux ou trois
personnes parvenues à une même prise de conscience,
le regroupement des impressions de ces différents
106
groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions
objectives” ; la durée moyenne est fixée à une journée,
mais elle peut s’étendre sur des semaines ou des mois,
en tenant compte de l’influence des variations clima-
tiques, de la possibilité de faire une pause, ou encore
de la possibilité de prendre un taxi pour favoriser le
dépaysement personnel. Debord dresse ensuite la liste
des autres opérations urbaines comme “la dérive-sta-
tique d’une journée sans sortir de la gare Saint-Lazare”,
“le « rendez-vous possible »”, et “quelques plaisante-
ries d’un goût dit douteux, que j’ai toujours vivement
appréciées dans mon entourage, comme par exemple
s’introduire nuitamment dans les étages des maisons
en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop
pendant une grève des transports, sous le prétexte d’ag-
graver la confusion en se faisant conduire n’importe
où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui
sont interdits au public1”.
L’archipel influentiel
Le 11 juin 1954, à la Galerie du Passage, s’inaugurait
une exposition des lettristes sous le titre de 66 métagra-
phies influentielles. La théorie de la dérive se proposait de
dresser “une cartographie influentielle qui manquait jus-
qu’à présent” et qui avait été anticipée dans les écrits de
107
Breton. Les métagraphies influentielles de Gil J. Wolman
et Guy Debord sont des collages d’images et de phrases
découpées dans les journaux, en revanche, celle de Gilles
Ivain est un plan de Paris sur lequel sont superposés des
fragments d’îles, des archipels et des péninsules décou-
pées dans un planisphère : l’ailleurs est partout, même à
Paris, l’exotique est toujours à portée de la main, il suf-
fit de se perdre et d’explorer sa ville. Trois ans plus tard,
en 1957, Jorn et Debord poursuivirent dans la direc-
tion des métagraphies dans les livres Fin de Copenhague
et Mémoires, des documents préparatoires à la fondation
de l’Internationale Situationniste. Les taches informelles
de Jorn simulent les côtes danoises habitées par les sym-
boles de la consommation, tandis qu’entre les mémoires
et les amnésies urbaines de Debord, les éclaboussures
de peinture semblent être des dérives à travers les frag-
ments de la ville.
Jusque dans les images, c’est Debord qui opère la syn-
thèse : la première vraie carte psychogéographique situa-
tionniste est le Guide psychogéographique de Paris. Il est
conçu comme une carte pliable à distribuer aux touris-
tes, mais c’est une carte qui invite à se perdre. Comme
la visite de Dada et le guide de Fillon, Debord lui aussi
utilise l’imaginaire du tourisme pour décrire la ville. En
ouvrant cet étrange guide, on trouve Paris éclaté en mor-
ceaux, une ville dont l’unité a été complètement per-
due et dont nous ne reconnaissons que des fragments
de la ville historique qui flottent dans un espace vide.
Le touriste hypothétique est tenu de suivre les flèches
qui relient des unités d’ambiance, des zones homogènes
déterminées à partir des relevés psychogéographiques. La
108
Jacques Fillon, Description raisonnée de Paris (itinéraire pour une nouvelle
agence de voyages), in Les lèvres nues , 7 (1955).
109
ville est passée au crible de l’expérience suggestive, mesu-
rant à elle-même et confrontant aux autres les affects et
les passions qui sont déterminés en fréquentant des lieux
et en écoutant ses propres pulsions.
La même année, Debord publiera une autre carte,
The Naked City : Illustration de l’hypothèse des plaques
tournantes en psychogéographie. La ville est nue, la dérive
l’a dépouillée, elle en a déchiré les vêtements qui main-
tenant flottent épars. Les quartiers décontextualisés sont
des continents à la dérive dans un espace liquide, ce
sont des terrains passionnels qui errent, s’attirant ou se
repoussant réciproquement dans la production conti-
nuelle de tensions affectives qui désorientent. La déli-
mitation des parties, la distance entre les plaques et
l’épaisseur des vecteurs sont les fruits d’états d’âme expé-
rimentaux.
Dans les deux cartes, les parcours à l’intérieur des
quartiers ne sont pas dessinés, les plaques sont des îles
qui peuvent être complètement parcourues, cependant
que les flèches sont les fragments de toutes les dérives pos-
sibles, ce sont des trajectoires dans le vide, des errances
mentales parmi les souvenirs et les absences. Entre les
quartiers flottants, il y a le territoire vide des amnésies
urbaines. L’unité de la ville ne peut résulter que de la
connexion de souvenirs fragmentaires. La ville est un
paysage psychique construit avec des trous, des parties
entières en étant oubliées ou volontairement suppri-
mées pour construire dans le vide une infinité de villes
possibles. Il semblerait que la dérive a commencé de
former dans la ville des tourbillons affectifs, que la géné-
ration continuelle des passions a permis aux continents
110
d’assumer leur autonomie magnétique et d’entreprendre
eux-mêmes leur dérive à travers l’espace liquide. Le
Paris d’Aragon était déjà une immense mer où, comme
dans un liquide amniotique, naissaient des formes de
vie spontanées, de même que dans les métagraphies de
Gilles Ivain des îles et des continents étaient apparus.
Mais, dans les plans de Debord, la figure de référence
est désormais clairement l’archipel : une série de villes-
îles immergées dans une mer vide sillonnée d’errances.
Un grand nombre de termes utilisés y font référence :
les plaques qui flottent, les îles, les courants, les tourbil-
lons et, surtout, le terme de “dérive”, au sens d’“aller à
la dérive”, c’est-à-dire : sans direction, au gré des flots, et
au sens nautique de l’élément constitutif du bateau, cet
élargissement et prolongement de la quille qui permet
de s’opposer aux courants pour en exploiter l’énergie et
de se diriger. Le rationnel et l’irrationnel, le conscient et
l’inconscient, trouvent un terrain de rencontre dans le
terme dérive. L’errance construite produit de nouveaux
territoires à explorer, de nouveaux espaces à habiter, de
nouvelles routes à parcourir. Comme l’avaient annoncé
les lettristes, errer conduit à “l’établissement conscient
et collectif d’une nouvelle civilisation”.
La ville ludique contre la ville bourgeoise
Les situationnistes ont remplacé la ville inconsciente et
onirique surréaliste par une ville ludique et spontanée.
Tout en conservant une tendance à la recherche du
refoulé de la ville, les situationnistes ont remplacé le
111
hasard de l’errance surréaliste par la construction de
règles du jeu. Jouer, cela signifie enfreindre délibérément
les règles et inventer ses propres règles, libérer l’activité
créatrice des contraintes socioculturelles, projeter des
actions esthétiques et révolutionnaires qui agissent
contre le contrôle social. À la base des théories situa-
tionnistes, il y a l’aversion pour le travail et la supposi-
tion qu’une transformation de l’usage du temps dans
la société est imminente : avec les mutations du sys-
tème de production et les progrès de l’automatisation,
le temps de travail pourrait être réduit au profit du temps
libre. Il fallait ainsi protéger du pouvoir l’usage de ce
temps non productif qui serait autrement aspiré dans
le système de consommation capitaliste par la création
de besoins induits. Telle est la description du processus
de spectacularisation de l’espace, qui est aujourd’hui
effective, dans lequel on impose aux travailleurs de pro-
duire, même durant leur temps libre, en consommant
leurs revenus à l’intérieur du système. Si le temps de
loisir se transforme toujours plus en temps de con-
sommation passive, le temps libre doit être un temps
à consacrer au jeu, il doit être un temps non pas uti-
litariste, mais ludique1. Il devenait ainsi urgent de pré-
parer une révolution fondée sur le désir : chercher dans
le quotidien les désirs latents des gens, les provoquer,
les réveiller et les substituer à ceux imposés par la
culture dominante. Ce faisant, l’usage du temps et
l’usage de l’espace échapperaient aux règles du système.
1. Cf. J. Huizinga, Homo ludens (1939), trad. fr. Homo ludens, essai
sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1988.
112
On parviendrait alors à construire soi-même des nou-
veaux espaces de liberté. On réaliserait le slogan situa-
tionniste : “habiter, c’est être partout chez soi.” La
construction de situations était donc la manière la plus
directe de réaliser dans la ville de nouveaux comporte-
ments et d’expérimenter dans la réalité urbaine les
moments de la vie telle qu’elle pourrait être dans une
société plus libre.
Les situationnistes ont trouvé dans la dérive psycho-
géographique le moyen de mettre la ville à nu, mais aussi
de construire un moyen ludique de se réapproprier le ter-
ritoire : la ville est un jeu dont il faut se servir pour son
propre plaisir, un espace à vivre collectivement et où expé-
rimenter des comportements alternatifs, où perdre le temps
utile pour le transformer en temps ludico-constructif.
C’est ce qui était nécessaire pour contester ce bien-être
que la propagande bourgeoise faisait passer pour du bon-
heur et qui se traduisait, en urbanisme, par la construc-
tion de maisons “tout confort” ainsi que par l’organisation
de la mobilité. S’“il faut passer de la circulation comme
supplément du travail, à la circulation comme plaisir1”,
il est nécessaire d’expérimenter la ville comme un terri-
toire ludique dont il faut se servir pour la circulation des
hommes à travers une vie authentique. Il faut construire
des aventures.
113
Asger Jorn, Fin de Copenhague, 1957.
© Donation Jorn, Silkeborg/VEGAP, 2013.
114
Guy Debord, Guide psychogéographique de Paris, 1957.
116
Bon état d esprit, bon endroit
Nous errions de cafés en cafés, nous allions où nos pas et nos
inclinations nous menaient. On devait se débrouiller avec de très
petits moyens. Je me demande encore comme on a fait pour
s en sortir. On a fait des dérives à Paris, dans un milieu extrê-
mement restreint. On découvrait des parcours pour aller d un
endroit à un autre qui étaient plutôt des détours. […] Pour moi,
Paris est longtemps resté un périmètre fermé entre Montpar-
nasse, Saint-Germain-des-Prés et la rue de la Huchette. Cha-
que fois que nous sortions, c était presque une aventure. […]
Tu découvres certains endroits de la ville que tu commences
à apprécier, parce que tu es mieux reçu dans un bar ou parce
que soudainement, tu t es senti mieux. Ça a un rapport avec
le sentiment qu on a à tel endroit plutôt qu à tel autre. Comme
Debord l a très bien écrit quelque part, si tu pars en dérive
dans le bon état d esprit, tu finis par tomber au bon endroit.
Ralph Rumney,
Le Consul, 1999.
La série de maquettes qu’il construisit jusqu’au milieu
des années 1970 est la vision d’un monde qui, après
la révolution, sera habité par les descendants d’Abel,
par l’Homo ludens qui, libéré de l’esclavage du travail,
pourra explorer et transformer en même temps le pay-
sage qui l’entoure. New Babylon est une ville ludique,
une œuvre collective édifiée par la créativité architectu-
rale d’une nouvelle société errante, par une population
qui construit et reconstruit à l’infini son propre laby-
rinthe dans un nouveau paysage artificiel.
Le projet de New Babylon s’est développé en conjonc-
tion avec la théorie situationniste de l’urbanisme unitaire,
une nouvelle activité créative de transformation de l’es-
pace urbain qui assume le mythe dadaïste du “dépas-
sement de l’art” pour en faire la première tentative de
“dépassement de l’architecture”. Dans l’urbanisme uni-
taire, l’ensemble des arts concourront à la construction
de l’espace humain. Les habitants se réapproprieront
les attitudes primordiales à l’autodétermination de leur
environnement, ils retrouveront l’instinct de construire
leurs propres maisons et, donc, leurs propres vies. L’ar-
chitecte, comme l’artiste, devra changer de métier : il
ne sera plus le bâtisseur de formes isolées, mais le bâtis-
seur d’environnements complets, de scénarios d’un rêve
les yeux ouverts. L’architecture fera ainsi partie d’une
et utopie, Cercle d’art, Paris, 1997, p. 49. Sur New Babylon, cf.
Id., Constant. Les trois espaces, Cercle d’art, Paris, 1992 ; M. Wig-
ley, Constant’s New Babylon. The Hyper-Architecture of Desire, Witte
de With Center for Contemporary Art/010, Rotterdam, 1998 ;
F. Careri, Constant/New Babylon, una città nomade, Testo & Imma-
gine, Torino, 2001.
118
activité plus grande et, comme les autres, elle disparaî-
tra au profit d’une activité unitaire qui considère l’en-
vironnement urbain comme le terrain relationnel d’un
jeu de participation1.
Constant l’avait affirmé : “pendant plus d’un demi-
siècle, le monde a été parcouru par l’esprit de Dada.
Dans cette perspective, on pourrait appeler New Baby-
lon une réponse à l’antiart2”. Constant se mesurait au
nomadisme et au dadaïsme dans une tentative pour les
dépasser tous les deux. Il s’était fixé un double objec-
tif : dépasser l’antiart et construire une ville nomade.
Argan, pour expliquer l’essence de Dada, a écrit : “un
mouvement artistique qui nie l’art est un contresens :
Dada est ce contresens”. On peut dire la même chose
de New Babylon : “concevoir une ville pour un peuple
nomade qui nie la ville est un contresens : New Baby-
lon est ce contresens3”. La double négation produit
une solution positive : une architecture mégastructu-
rale et labyrinthique, construite sur la base des lignes
sinueuses du parcours nomade. Un pas en arrière vers
119
le néolithique et un pas en avant vers le futur. Avec
New Babylon, pour la première fois dans l’histoire, la
marche matérialise l’architecture conçue comme espace
où aller. L’urbanisme unitaire de Constant donne vie
à une nouvelle ville situationniste. Si, sur les cartes de
Debord, la ville compacte est éclatée en morceaux,
sur celle de Constant, ces morceaux sont recomposés
pour former une nouvelle ville. Il n’y a plus de sépara-
tion entre les morceaux urbains et la mer vide sillon-
née par les traînées de la dérive. Dans New Babylon, la
dérive, les quartiers et l’espace vide sont devenus une
unité inséparable. Les “plaques” de Debord sont deve-
nues des “secteurs” reliés en une séquence continue de
villes différentes et de cultures hétérogènes. À travers
ses labyrinthes, les habitants du monde entier peuvent
se perdre. La ville entière est pensée comme un espace
unique pour la dérive continue. Il ne s’agit plus d’une
ville sédentaire enracinée dans le sol, mais d’une ville
nomade suspendue dans l’air, une tour de Babel hori-
zontale qui surplombe des territoires immenses pour
envelopper toute la surface terrestre. Le nomadisme et
la ville sont devenus un seul grand couloir labyrinthique
qui voyage autour du monde. Une ville hypertechnolo-
gique et multiculturelle qui se transforme continuelle-
ment dans l’espace comme dans le temps. “New Babylon
ne s’arrête nulle part (puisque la terre est ronde) ; elle ne
connaît point de frontières (puisqu’il n’y a plus d’éco-
nomies nationales), ni de collectivités (puisque l’huma-
nité est fluctuante). Tout lieu est accessible à chacun et
à tous. La terre entière devient la demeure des terriens.
Chacun change de place quand il veut, pour aller où il
120
veut. La vie est un voyage sans fin à travers un monde
qui se transforme si rapidement qu’il semble à chaque
fois autre1.”
121
Les urbanistes du xxe siècle devront construire des aventures.
L acte situationniste le plus simple consistera à abolir tous les
souvenirs de l emploi du temps de notre époque. C est une
époque qui, jusqu ici, a vécu très au-dessus de ses moyens.
Anonyme,
L urbanisme unitaire à la fin des années 50,
in Internationale Situationniste , 3 (1959).
Constant,
New Babylon, Art et utopie, 1974.
Constant, Symbolische Voorstellung van New Babylon (Représentation sym-
bolique de New Babylon), collage, 1969.
© Constant/VEGAP, 2013.
Richard Long
Ma forme d art est le court voyage que l on fait en marchant
dans le paysage. […] La seule chose que nous devrions pren-
dre d un paysage, ce sont des photographies. La seule chose
que nous devrions laisser, ce sont des traces de pas.
Hamish Fulton
La marche conditionnait la vue, et la vue conditionnait la
marche, jusqu à ce qu il apparaisse que seuls les pieds peu-
vent voir.
Robert Smithson
126
III.
Land Walk
Le voyage de Tony Smith
En décembre 1966, dans la revue Artforum, était publié
le récit d’un voyage de Tony Smith sur une autoroute
en construction dans la périphérie de New York. C’est
à cette expérience vécue sur la New Jersey Turnpike par
Tony Smith – que beaucoup considèrent comme le
“père” de l’art minimal américain – que Gilles A. Tiber-
ghien fait remonter les origines du Land Art, et c’est à
ce premier voyage on the road qu’on peut faire remon-
ter la série de marches dans les déserts et les périphé-
ries urbaines qui ont traversé la fin des années 19601.
127
Une nuit, avec certains étudiants de la Cooper Union,
Smith décida d’entrer sur le chantier de l’autoroute et
de parcourir en voiture le ruban noir d’asphalte qui tra-
versait comme une césure vide les espaces marginaux de
la périphérie américaine. Durant le voyage, Smith eut
une sorte d’extase ineffable qu’il définit comme “la fin
de l’art”. Il se dit à lui-même : “La route et la plupart
du paysage sont artificiels, et pourtant on ne peut pas
parler d’œuvre d’art1”. Smith posait ainsi un problème
de fond sur la nature esthétique du parcours : la route
est-elle ou n’est-elle pas une œuvre d’art ? Et si c’en est
une, de quelle manière ? Comme un grand objet ready
made ? Comme un signe abstrait qui traverse le paysage ?
Comme un objet ou comme une expérience ? Comme
un espace en soi ou comme l’acte de traverser ? Quel
rôle le paysage environnant joue-t-il ?
De nombreuses questions se posent dans ce récit, et
de nombreuses pistes sont ouvertes. Tony Smith voit
128
dans la route les deux possibilités qui seront analysées
par l’art minimal et le Land Art : d’une part, la route
comme signe et comme objet sur lequel la traversée a
lieu ; d’autre part, la traversée même comme expérience,
comme une attitude qui devient forme1.
En fait, il ne s’agissait pas de la fin de l’art, mais d’une
soudaine prise de conscience qui devait bientôt conduire
l’art hors des galeries et des musées pour reconquérir l’ex-
périence de l’espace vécu et les grandes dimensions du
paysage. Si, en fait, l’expérience de Tony Smith ressemblait
encore au ready made dadaïste, à partir de ce moment, la
pratique de la marche commencerait à se transformer en
une forme d’art proprement autonome. Ce qui semblait
être une fulguration esthétique, une illumination subite
ou une extase quasiment ineffable, allait en fait être uti-
lisé d’innombrables façons par un grand nombre d’ar-
tistes – pour la majeure partie, des sculpteurs – qui sont
apparus à la fin des années 1960, au moment du passage
du minimalisme à cette série d’expériences profondément
différentes entre elles, qu’on a définies par le terme géné-
rique de “Land Art”. On comprend facilement ce passage
si l’on confronte les œuvres de Carl Andre avec celles de
Richard Long, deux artistes qui semblent avoir prolongé
dans deux directions différentes l’expérience de Smith.
Dans son processus de remise à zéro et de réduction
de la sculpture, Carl Andre a cherché à réaliser des objets
qui peuvent occuper l’espace sans le remplir, il a cherché
129
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à élaborer des présences qui sont toujours plus absentes à
l’intérieur de l’espace. Ce que cherchait Carl Andre res-
semble beaucoup à la longue route noire de Smith : une
sorte de tapis infini, un espace bidimensionnel à habiter,
un sol abstrait, artificiel, dilaté, allongé et aplati comme
un soubassement privé d’épaisseur sur lequel aucune
sculpture ne repose, mais qui définit en même temps
un espace qui va être vécu par le spectateur.
Pour clarifier le passage de l’objet minimal à l’expé-
rience sans objet, il peut s’avérer utile de se référer à
deux entretiens de Carl Andre et Richard Long. Andre
affirme : “Pour moi, une sculpture est semblable à une
route […]. La plupart de mes œuvres, et certainement
celles qui ont eu du succès, ont été d’une certaine façon
des autoroutes : elles obligent le spectateur à marcher
le long d’elles, ou autour d’elles ou au-dessus d’elles1”.
Richard Long répond : “Ce qui distingue son travail du
mien, c’est qu’il a fait des sculptures plates sur lesquelles
on peut marcher. C’est une place pour marcher qui peut
être ramassée et remise ailleurs, tandis que mon art se fait
dans l’acte même de marcher. Carl Andre fait des objets
sur lesquels marcher, mon art se fait en marchant. C’est
la différence fondamentale2.” Le doute de Smith semble
donc s’être déjà résolu quelques années plus tard en deux
directions : pour Andre, la route vécue de Smith n’est pas
seulement de l’art, c’est la sculpture idéale ; Long va plus
130
loin puisque, pour lui, l’art consiste dans l’acte même
de marcher, dans l’expérience que l’on fait. Il semble
clair dès lors que le pas le plus important a été fait. Avec
Long, on est passé de l’objet à l’absence d’objet. Le par-
cours erratique redevient une forme esthétique dans le
champ des arts visuels.
Les premières tentatives pour utiliser la marche comme
forme d’art – ou mieux : comme forme d’anti-art – ont
été faites dans le cadre de l’expansion du champ d’action
de la littérature aux arts visuels. Les formes collectives
de la visite, de la déambulation et de la dérive étaient en
fait des expériences nées dans un environnement litté-
raire, et c’est la littérature qui était le fil qui reliait Tzara,
Breton et Debord. Dans les années 1960, ce sont les
artistes intéressés par l’espace théâtral des performances
et des happenings urbains dérivés de Dada, mais aussi
les sculpteurs qui regardaient vers l’espace de l’architec-
ture et du paysage, qui ont tiré les conséquences de ces
recherches. Le retour à la marche, dans les arts visuels,
fait partie intégrante d’une expansion plus générale de la
sculpture. Les artistes ont un parcours qui semble retracer
à rebours toutes les étapes qui ont conduit du parcours
erratique au menhir, et du menhir à l’architecture. Dans
leurs œuvres, on peut tirer un fil logique qui passe par les
objets minimaux (le menhir), par les œuvres territoriales
du Land Art (le paysage) et par l’errance des artistes du
Land Art (la marche). C’est un fil qui relie la marche à
ce champ d’activité qui opère comme une transforma-
tion de la croûte terrestre, un champ d’action commun
à l’architecture et au paysage. Pour réaliser ce paysage, il
est nécessaire de retrouver un champ d’action vide, d’où
131
les signes de l’histoire et de la civilisation sont absents : les
déserts et les terrains vagues des périphéries à l’abandon.
Expansion du champ
En juin 1967, le critique Michael Fried, choqué par le
récit de Smith, lui répondit dans les pages d’Artforum par
un article intitulé Art and Objecthood, dans lequel l’expé-
rience de Smith apparaissait comme un exemple clair de
cette guerre que le théâtre et la littérature avaient entre-
prise contre l’art1. Fried était préoccupé par l’invasion
croissante des autres arts dans le champ de la sculpture
et de la peinture, et il prônait un retour de tous les arts
132
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à leur propre discipline. L’ennemi était cet expérimenta-
lisme qui, comme nous l’avons vu, avait été baptisé urba-
nisme unitaire par les situationnistes, et qui, sous divers
noms, tendait vers une sorte d’interdisciplinarité unifica-
trice. En réalité, l’urbanisme unitaire n’avait pas été réa-
lisé et la sculpture n’était pas sortie de son propre champ
disciplinaire, mais elle avait plus simplement cherché à
se confronter à ses propres limites, à faire l’expérience de
ses marges pour élargir son champ d’action. Plutôt que
d’être envahie par l’espace théâtral, la sculpture envahis-
sait l’espace vécu avec une conscience toujours accrue,
et ainsi le théâtre, la danse, l’architecture et le paysage.
Selon Rosalind Krauss, après les années 1950, la sculp-
ture a été expérimentée comme le négatif de l’architec-
ture et du paysage : “Elle était ce qui, sur ou devant un
bâtiment, n’était pas le bâtiment ; ou ce qui, dans un
paysage, n’était pas un paysage. […] Elle est désormais
la catégorie résultant de l’addition du non-paysage et de
la non-architecture. […] Autrement dit, la non-archi-
tecture n’est qu’une autre façon de définir le paysage, et
le non-paysage est, tout simplement, de l’architecture1”.
Utilisant un système d’extension mathématique, Rosa-
lind Krauss réalisa un graphique du champ élargi à l’inté-
rieur duquel la sculpture a opéré depuis les années 1960 :
en bas, il y a la sculpture moderniste qui dérive du cou-
ple non-architecture et non-paysage tandis qu’en haut,
133
les deux éléments positifs du paysage et de l’architec-
ture individuent l’espace d’action de la construction de
lieux, à l’intérieur duquel se trouvent “les labyrinthes et
les dédales, les jardins japonais, les espaces destinés aux
jeux et processions rituels1”. Il faut alors reconsidérer la
sculpture dans un cadre historique plus vaste “entrepre-
nant la construction de ses généalogies à partir de don-
nées qui renvoyaient non plus à des décennies, mais à
des millénaires2”.
Gilles A. Tiberghien va dans la direction de ces millé-
naires indiquée par Krauss en cherchant à se tourner vers
des catégories plus élémentaires : “L’histoire des rapports
entre architecture et sculpture est complexe. Elle sup-
pose d’avoir recours à des modèles qu’un certain nombre
de sculpteurs du Land Art se sont efforcés de réactiver,
comme la division des fonctions dont parlait Hegel3”. La
division des fonctions est celle selon laquelle l’architec-
ture a pour fonction d’abriter, d’être un lieu de culte et de
réunion, tandis que la sculpture a pour fonction de pré-
senter l’image de l’homme et de Dieu. Dans l’Esthétique,
Hegel affirme que les origines de la sculpture et de l’archi-
tecture “doivent avoir un caractère immédiat, simple, et
non cette relativité et ce rapport qu’implique la division
des fonctions. Force nous est donc de rechercher un point
en deçà de cette division”. Considérant l’architecture dans
1. Ibid.
2. Ibid.
3. Cette citation ainsi que les suivantes sont tirées de Tiberghien,
Sculptures inorganiques, op. cit., p. 98-115, y compris les références
à l’Esthétique de Hegel dans la traduction de J. Derrida, Hegel et la
pensée moderne, PUF, Paris, 1970.
134
Rosalind Krauss, La sculpture dans le champ élargi , in L Originalité
de l avant-garde et autres mythes modernistes, 1985, trad. Jean-
Pierre Criqui, Macula, coll. Vues, 1993, pp. 117, 119, 121.
© Éditions Macula, 1993
Fin de l art
Quand j enseignais à la Cooper Union au début des années
1950, quelqu un m a dit comment je pouvais entrer sur la New
Jersey Turnpike en travaux. J ai pris trois étudiants avec moi
et j ai conduit de quelque part dans les Meadows jusqu au New
Brunswick. La nuit était noire et il n y avait ni lumières ni pan-
neaux ni marquage au sol ni garde-corps ni quoi que ce soit à
l exception de la chaussée qui se déplaçait à travers le paysage
des plaines, entouré des collines au loin, mais ponctué de che-
minées, de tours, de fumées et de lumières colorées. Ce trajet
en voiture fut une révélation. La route, ainsi que la plupart du
paysage, était artificielle, et pourtant on ne pouvait pas parler
d œuvre d art. D un autre côté, cela a fait pour moi ce que l art
n avait jamais fait. D abord, je n ai pas compris ce que c était,
mais l effet a été de me libérer de nombreuses idées que j avais
sur l art. Il me semblait qu il y avait une réalité dont on n avait
jamais donné la moindre expression en art.
L expérience sur la route était quelque chose de bien défini, mais
elle n était pas socialement reconnue. Je me suis dit que, clai-
rement, c est la fin de l art. La plupart des tableaux avaient l air
assez picturaux après ça. On ne peut pas faire entrer ça dans
un cadre, il faut en faire l expérience. Plus tard, j ai découvert
des pistes d atterrissage abandonnées en Europe ‒ des œuvres
abandonnées, des paysages surréalistes, quelque chose qui
n avait rien à voir avec une quelconque fonction, des mondes
créés sans tradition. Un paysage artificiel sans précédent cultu-
rel commençait de m apparaître.
Samuel Wagstaff,
Talking with Tony Smith, 1966.
Cette expérience, Smith la considère comme complètement
accessible à tout le monde. […] Elle témoigne de la profonde
hostilité du théâtre vis-à-vis des arts, et révèle, précisément
dans l absence de l objet et dans ce qui prend sa place, ce que
l on pourrait appeler la théâtralité de l objectité. Et cela signi-
fie que c est la guerre entre le théâtre et la peinture moder-
niste, entre le théâtral et le pictural ‒ une guerre qui, malgré
le rejet explicite de la peinture et de la sculpture modernistes
par les littéralistes, n est pas fondamentalement une question
de programme ou d idéologie, mais d expérience, de convic-
tion, de sensibilité.
Michael Fried,
Art and Objecthood, 1967.
sa fonction exclusivement symbolique, Hegel cherche des
architectures qui ne traduisent pas immédiatement dans
leur forme extérieure une signification intérieure, mais
des œuvres pour lesquelles la signification est à chercher
à l’extérieur, comme les symboles. Ce type d’œuvres indé-
pendantes de la fonction et qui sont à la fois de la sculp-
ture et de l’architecture sont définies par Hegel comme
“sculpture inorganique [unorganische Skulptur], car elle
réalise seulement une forme symbolique destinée à sug-
gérer ou à éveiller une représentation”. Selon Hegel, les
premières œuvres de cette architecture non fonctionnelle
et non mimétique sont les obélisques égyptiens, les statues
colossales et les pyramides : “C’est seulement dans la créa-
tion inorganique que l’homme est pleinement l’égal de la
nature, il crée sous l’impulsion d’un désir profond et sans
modèle extérieur ; depuis que l’homme a passé cette fron-
tière et qu’il a commencé à créer des œuvres organiques,
l’homme est devenu dépendant d’elles, sa création a perdu
toute autonomie et elle est devenue une simple imitation
de la nature.” Tiberghien clarifie le concept en ajoutant à
la définition de Hegel sa définition de la sculpture inor-
ganique : “une pure présentation de soi, le don de la pré-
sence nue”, une caractéristique présente dans certaines
œuvres minimalistes et dans ces œuvres du Land Art qui
sont à la fois sculpture et architecture et qui sont posées
sur le territoire comme des grandes formes abstraites,
libres de tout mimétisme. Selon Tiberghien, “tout se passe
comme si les artistes minimalistes, ayant voulu redonner à
la sculpture un maximum d’autonomie, avaient retrouvé
et mis en valeur un certain nombre d’éléments qu’elle par-
tage avec l’architecture, et grâce auxquels il est possible de
138
retourner à une sorte de forme originelle”. De nombreuses
œuvres de Land Art se situent selon Tiberghien “en deçà
même du symbolisme, dans cette sphère d’indivision de
l’architecture et de la sculpture qui correspond à ce que
Hegel appelle le « besoin primitif de l’art »”.
Il semblerait opportun à présent de faire un pas en
arrière par rapport à Hegel et de considérer le menhir
comme archétype de la sculpture inorganique. Selon
cette logique à rebours, le parcours devrait en fait appar-
tenir à la sphère qui se situe au-delà de la sculpture inor-
ganique que Hegel appelle le “besoin primitif d’art” et
que Rosalind Krauss appelle la “construction de lieux”.
En considérant aussi l’architecture comme une disci-
pline qui opère dans un champ élargi qui lui est propre,
nous devrions trouver en elle la sculpture, le paysage et
le parcours. Leur champ d’action commun est la trans-
formation symbolique du territoire. La marche se situe
donc dans une sphère où il y a encore en même temps
la sculpture, l’architecture et le paysage, entre le besoin
primitif d’art et la sculpture inorganique.
L’obélisque et la pyramide, cités par Hegel comme
les premières sculptures inorganiques, descendent du
benben et du menhir, qui descendent à leur tour de l’er-
rance. Nous pouvons donc considérer le menhir comme
la première sculpture inorganique, une forme symbo-
lique non mimétique qui porte en son sein la maison et
l’image de Dieu, la colonne qui donnera vie à l’archi-
tecture et la statue qui donnera vie à la sculpture. Mais
le menhir est aussi la première construction symbolique
de la croûte terrestre qui fait passer le paysage du stade
naturel au stade artificiel. Le menhir contient donc en
139
lui l’architecture, la sculpture et le paysage. On com-
prend alors pourquoi la sculpture minimaliste, pour se
réapproprier l’espace architectural, a dû se confronter
au menhir pour ensuite évoluer en direction du Land
Art. Dans ce détour par le menhir, le parcours réappa-
raît soudain, cette fois comme sculpture dans un champ
élargi, et non plus comme forme littéraire.
Dans leur tentative d’annuler tout ce qui avait été
jusqu’alors considéré comme sculpture, les artistes mini-
malistes se sont retrouvés à une sorte de degré zéro de
leur discipline. Dans cette soustraction, ils ont trouvé
des objets étrangers à la nature, qui s’opposent au pay-
sage naturel à travers les signes artificiels de la culture, et
annulent cette sorte de présence animée qui s’est toujours
logée dans la sculpture. Les artistes avaient suivi une série
d’étapes qui les ont reconduits au menhir : élimination du
soubassement pour reconquérir le rapport direct au ciel
et au sol (le menhir est planté directement dans le sol) ;
retour à la monolithicité et à la masse (à la tripartition
de la colonne correspond en sculpture la subdivision du
totem) ; élimination de la couleur et des matériaux natu-
rels au profit de matériaux artificiels, industriels (à l’âge
de pierre, la pierre du menhir était le matériau le plus
“artificiel” qui se trouvait dans la nature, et sa position
verticale était la moins naturelle que l’on pouvait imagi-
ner) ; composition fondée sur des répétitions simples et
des progressions rythmiques ou sérielles (points, lignes,
surfaces) ; annulation de toute adjectivation au profit de
formes pures et cristallines ; annulation de toute figu-
rativité mimétique qui persiste encore dans les sculp-
tures zoomorphes, anthropomorphes ou totémiques de
140
la sculpture moderne ; reconquête d’une sorte de taille
humaine et, par conséquent, d’un anthropomorphisme
plus abstrait et plus théâtral dû au résidu de “présence
animée” qui continue à exister dans la sculpture.
Le résultat de ces opérations est un objet en un seul
matériau, situé, fixe, immobile, inerte, inexpressif, pres-
que mort. Mais c’est un objet qui impose une certaine dis-
tance et qui entretient un nouveau rapport à son espace,
c’est un personnage sans vie interne, mais qui prend en
même temps possession de l’espace, imposant au specta-
teur de participer, de partager une expérience qui va au-
delà du visible et qui, comme l’architecture, implique
tout le corps, sa présence dans le temps et dans l’espace.
Du menhir au parcours
Si l’objet minimaliste tend vers le menhir au sens encore
d’objet pourvu d’une présence interne, le Land Art tend
en revanche plus directement vers l’architecture et le pay-
sage, c’est-à-dire : le menhir comme objet inanimé pour
transformer le territoire. À partir de 1966, l’année de la
parution du voyage de Smith, la sculpture a reconquis
rapidement le terrain occupé par l’architecture, un ter-
rain non seulement au sens du champ disciplinaire, mais
aussi au sens de terrain physique, au sens d’une grande
partie de la surface de la croûte terrestre. Les sculpteurs
ont pris possession de nouveaux espaces en revendiquant
la sculpture comme une action qui transformait et mode-
lait les signes et les matériaux du territoire dont elle avait
été exclue depuis la fin du néolithique et qui avait été
141
soumise à l’espace architectural comme totem au centre
du village, comme image au fronton du temple, comme
œuvre dans les musées et comme statue dans les parcs.
Ce vers quoi tend le Land Art, ce n’est plus à mode-
ler des grands ou des petits objets dans l’espace ouvert,
mais à transformer physiquement le territoire, à utiliser
les moyens et les techniques pour construire une nou-
velle nature et créer de grands paysages artificiels. L’an-
thropomorphisme sculptural qui survivait encore dans
la taille humaine des sculptures minimalistes est aban-
donné pour cette mimesis encore plus abstraite qui carac-
térise l’architecture et le paysage.
Au cours des millénaires, la surface terrestre a été gra-
vée, dessinée et construite par l’architecture en superpo-
sant constamment un système de signes culturels à un
système de signes naturels originels. La Terre des artistes
du Land Art est sculptée, dessinée, taillée, excavée,
remuée, emballée, vécue et parcourue de façon nouvelle à
travers les signes archétypaux de la pensée humaine. Avec
le Land Art, on assiste à un retour au néolithique conscient
de lui-même1. De longues files de pierres plantées dans la
terre, des enclos de feuilles ou de branches, des spirales de
terre, des lignes et des cercles dessinés sur le sol, ou encore
d’immenses fouilles dans le territoire, de grands monu-
ments de terre, de ciment, de fer et des coulées informes
142
de matériaux industriels sont utilisés comme moyens de
s’approprier l’espace, comme actions primaires contre
une nature archaïque, comme anthropisation d’un pay-
sage primitif. Les espaces dans lesquels ces opérations ont
lieu sont des espaces dépourvus d’architecture et de signes
de la présence humaine, des espaces vides où réaliser des
œuvres qui assument la signification de signe originaire,
de trace unique dans un paysage archaïque et atemporel.
Il semble qu’il y a presque une volonté de recommen-
cer l’histoire du monde, de retourner à un point zéro
où retrouver une discipline unitaire, où l’art de la terre
– en ce sens, le terme earthworks employé par Smithson
semble décidément plus convaincant que le terme Land
Art – est l’unique moyen disponible pour se confronter
à l’espace naturel et au temps infini.
Nous n’entrerons pas dans l’analyse des grandes
œuvres construites par les artistes du Land Art, pas plus
que nous n’avons traité des œuvres architecturales qui ont
suivi celles des Égyptiens. Ces œuvres sont des espaces
incroyables à parcourir, mais elles ouvriraient un champ
d’exploration trop vaste et trop lié à l’architecture même.
En revanche, nous allons tâcher de comprendre com-
ment certains artistes du Land Art ont redécouvert dans
la marche un acte primaire de transformation symbolique
du territoire. Une action qui n’est pas une transforma-
tion physique du territoire, mais qui en est la traversée,
et dont la fréquentation n’a pas besoin de laisser de traces
permanentes, qui agit seulement de manière superficielle
sur le monde, mais qui parvient à des dimensions encore
plus grandes que celles des earthworks.
143
Fouler le monde
En 1967, l’année suivant la publication du voyage de
Tony Smith, de l’autre côté de l’Atlantique, Richard Long
réalisa A Line Made by Walking, une ligne droite “sculp-
tée” à même la terre, simplement en foulant de l’herbe.
Le résultat de cette action est un signe qui reste imprimé
seulement sur la pellicule photographique et qui dispa-
raît dès que l’herbe se redresse. Par son absolue radica-
lité et sa simplicité formelle, A Line Made by Walking est
considérée comme un tournant fondamental dans l’art
contemporain. Rudi Fuchs la compare au cercle noir de
Malevitch : “une interruption fondamentale dans l’his-
toire de l’art1”. Guy Tosatto la considère comme “l’un
des gestes les plus singuliers et les plus révolutionnaires
de la sculpture du xxe siècle2”. Et Hamish Fulton, l’artiste
anglais qui a souvent accompagné Long dans ses errances
intercontinentales, interprétant l’art de marcher selon une
forme expressive qui lui est propre, considère cette pre-
mière œuvre de Long comme “l’une des œuvres les plus
originales de l’art occidental du xxe siècle. (« Le voyage
144
Richard Long, A Line Made by Walking, 1967.
© Richard Long/VEGAP, 2013.
Peripatetica
Entre le 25 et le 26 février 1961, Stanley Brouwn demanda à
certains passants choisis au hasard de dessiner les indications
pour aller d un point à un autre de la ville. Cependant qu ils
dessinaient, les gens parlaient et parfois, ils parlaient plus qu ils
ne dessinaient. Sur les croquis, on pouvait voir ce que les gens
expliquaient. Mais on ne pouvait pas voir ce qu ils avaient omis
parce qu ils avaient du mal à réaliser que ce qui leur paraissait
avait besoin d une explication. En 1968, Walter de Maria réa-
lisa le One Mile Long Drawing, deux lignes parallèles longues
d un mile dessinées sur le désert Mojave, le même désert où
il filmerait en 1969 la vidéo Two Lines, Three Circles on The
Desert pour la galerie-télévision de Gerry Schum. Toujours en
1968, On Kawara commença la série I got en envoyant une
série de cartes postales à la même adresse, témoignant ainsi
de ses errances intercontinentales, tandis qu en 1969, il com-
mença à constituer le dossier I went qui contient les cartes
de ses déplacements, et I met, la série des personnes rencon-
trées jour après jour. En 1968, Bruce Naumann réalisa Slow
Angle Walk (Beckett Walk), en marchant de manière chorégra-
phique pendant une heure sur une ligne dessinée sur le sol.
En novembre 1969, Dennis Oppenheim réalisa Ground Muta-
tions ‒ Shoe Prints à New York, qui consistait dans le fait de
laisser pendant trois mois les empreintes de ses semelles sur
le terrain. En 1969, Yoko Ono ‒ qui avait organisé à Paris City
Pieces, une incitation à parcourir la ville avec une voiture d en-
fant (1961) et à passer par toutes les flaques d eau de la ville
(1962), ainsi que Map Piece, une carte pour se perdre (1963) ‒
réalisa à Londres le film Rape en choisissant une femme au
hasard et en la suivant pendant dix jours avec sa caméra à tra-
vers tous ses itinéraires urbains. Le même type de harcèlement
a été réalisé à New York par Vito Acconci (Following Piece,
1969) et par Sophie Calle, qui fit engager par sa mère un détec-
tive pour la suivre (La Filature, 1981), et sera repris dans les
récits de Paul Auster, The City of Glass en 1985. En 1970, Jan
Dibbets dessina sur la carte de Paris vingt points sur le bou-
levard périphérique et les parcourut en voiture en les énumé-
rant au mégaphone. En 1970, Douglas Huebler réalisa Variable
Works (in progress) Düsseldorf, Germany ‒ Turin, Italy lors d un
voyage en autostop entre les deux villes dont il rendit compte
ensuite sur une carte, ainsi que Alternative Piece, Paris, en
errant dans le métro parisien. Didier Bay fit un compte rendu
précis de ses trajets quotidiens à différentes époques, réunis-
sant le maximum de documentation comme un auto-anthro-
pologue. Entre juin 1970 et janvier 1971, Boltanski, Gette et
Le Gac expédièrent neuf cartons contenant neuf marches. En
1971, Christo présenta à Boston le projet Wrapped Walk Way,
qu il réussirait à réaliser en 1978 en recouvrant de toiles colo-
rées les chemins du Loose Memorial Park à Kansas City dans
le Missouri. En 1976, Dani Karavan, dans l Ambiente per la
pace, proposa aux visiteurs d expérimenter la sensation tactile
du sable en se rendant pieds nus voir le film Dunes, Water and
the Venice Biennale 1976. En 1976, Fluxus organisa les Free
Flux-Tours, des visites collectives de lieux cachés de Soho. En
1979, Daniel Buren exposa dans le cadre de l exposition On
Walks and Travels , à Maastricht, une performance réalisée à
New York lors de laquelle il avait fait parcourir des itinéraires
qu il avait dessinés sur une carte à des groupes de personnes
‒ durant l exposition, il s agissait de la liste des noms de ces
109 personnes ‒ qui portaient des pancartes avec ses grandes
bandes blanches et noires.
le plus long commence par un simple pas. ») À l’âge de
vingt-trois ans, Long combina deux activités apparem-
ment distinctes : la sculpture (la ligne) et la marche (l’ac-
tion). A line (made by) walking. Avec le temps, la sculpture
disparaîtra1”.
La ligne infinie d’asphalte noir sur laquelle voyageait
l’extase de Smith commençait à prendre forme en évi-
tant de se transformer en objet. A Line Made By Walking
produit une sensation d’infini, c’est un long segment qui
s’arrête aux arbres qui clôturent le champ visuel, mais qui
pourrait continuer et parcourir toute la planète. L’image
de l’herbe foulée contient en soi la présence de l’absence :
absence de l’action, absence du corps, absence de l’ob-
jet. Mais, d’autre part, c’est le résultat sans équivoque de
l’action d’un corps et c’est un objet, un quelque chose
qui se situe entre la sculpture, la performance et l’archi-
tecture du paysage. Les œuvres suivantes de Long et de
Fulton continuent et enrichissent ce premier geste dont
plus tard il ne restera sur le sol aucune trace. Ce sur quoi
se fondent les œuvres de Long et Fulton, c’est la marche,
la scène où elles ont lieu est un espace naturel intem-
porel, un paysage éternellement primordial où la seule
présence de l’artiste constitue déjà un acte symbolique2.
Fulton développe le thème de la marche comme acte
de célébration du paysage vierge, une sorte de pèleri-
nage rituel à travers ce qui reste de la nature. Son travail
s’accompagne d’une préoccupation environnementale et
148
écologique, et ses voyages peuvent être lus comme une
forme de protestation : “Mon travail peut s’insérer, évi-
demment, dans l’histoire de l’art, mais jamais dans le
passé il n’y a eu d’époque où mes préoccupations aient
eu autant de signification qu’aujourd’hui […] les espaces
ouverts sont en train de disparaître1”. Long reconnaît
que “la nature a plus d’effet sur moi que moi sur elle2”.
Pour les deux artistes, la nature coïncide avec la Terre
Mère inviolable sur laquelle on peut marcher, dessiner
des figures, déplacer des pierres, mais qu’on ne peut pas
transformer radicalement. C’est sur ce point qu’ils ont
pris, de manière répétée, leurs distances avec les artistes
du Land Art. Leur recherche, qui a ses racines dans la
culture du mégalithisme celtique, est bien éloignée de
la transformation massive des paysages américains. Pour
Long, “« Land Art » est une expression américaine…
Cela veut dire des bulldozers et de grands projets. Il me
semble que c’est un mouvement américain ; c’est de la
construction sur de la terre qu’ont achetée les artistes, le
propos est de faire un grand monument permanent…
Cela ne m’intéresse pas du tout 3”. L’intervention de
Long est dépourvue de tout apport technologique, elle
ne pénètre pas en profondeur la croûte terrestre, mais en
transforme seulement la surface et ce, de façon réversible.
Le seul moyen impliqué est son propre corps, sa capa-
cité de mouvement, la force de ses bras et de ses jambes :
la plus grande pierre qui est utilisée est celle qu’il peut
1. Ibid.
2. Ibid.
3. Gintz, Richard Long, op. cit., p. 5-7.
149
déplacer avec ses forces et le parcours le plus long est
celui que son corps peut parcourir en un certain laps de
temps. Le corps est un instrument de mesure de l’espace
et du temps. Avec son corps, Long mesure ses percep-
tions et les variations des agents atmosphériques, il uti-
lise la marche pour saisir les changements de direction
des vents, de la température, des sons. Mesurer signifie
individuer des points, les signaler, les aligner, circonscrire
des espaces, les organiser selon un rythme et une direc-
tion. Même ici, Long trouve une racine primordiale : la
géométrie comme mesure du monde 1.
1. Tiberghien (Land Art, op. cit., p. 102) note comme “au cours de
ses voyages, Long adapte ses interminables marches à la nature, et, en
retour, confère à celle-ci une dimension physiquement intelligible. En
arpentant les campagnes, les déserts et les montagnes, il leur donne
une nouvelle configuration, il les constitue en sites (de ce point de
vue, la photographie de Richard Long, dans le livre de Rudi Fuchs,
à côté de celle de The Long Man of Willington, forme géante d’un
arpenteur dessinée au sol à la craie, entre le ier et le viie siècle de notre
ère, est emblématique)”. La relation entre les œuvres de Long et les
grandes figures gravées dans la montagne anglaise est explicitée dans
A Six Day Walk over All Roads, Lanes and Double Tracks inside an Six-
Miles-Wilde Circle Centered on The Giant of Cerne Abbas, 1975, une
marche de six jours en suivant toutes les routes, les voies et les sen-
tiers à l’intérieur d’un cercle dessiné sur la carte en plaçant le compas
sur le Géant de Cerne Abbas. Long réactive la tradition millénaire
anglaise qui utilise le terrain comme une grande toile, un support
sur lequel dessiner des messages peut-être destinés à des spectateurs
extraterrestres. Le Géant autour duquel Long marche de manière
presque rituelle est une des grandes figures gravées dans le sol qui,
avec The White Horse of Uffington et The Long Man of Willington,
constituent encore un des plus grands mystères de la culture anglaise.
150
Les marches sont comme les nuages,
elles vont et viennent.
Hamish Fulton
Italo Calvino,
Le Voyageur dans la carte, 1984.
le voyage. La marche de Fulton est comme le mouve-
ment des nuages, elle ne laisse de traces ni sur le sol ni sur
une carte : “Walks are like clouds. They come and go1.”
Chez Long, en revanche, la marche est une action qui
influe sur le lieu. C’est un acte qui dessine une figure
sur le sol, qui peut donc être reportée sur une représen-
tation cartographique. Mais le procédé peut être utilisé
en sens inverse : la carte peut fonctionner comme sup-
port sur lequel dessiner une figure à parcourir ensuite :
une fois qu’on a dessiné un cercle sur la carte, on peut
marcher à l’intérieur ou, en longeant ses bords, à l’ex-
térieur… Long utilise la cartographie comme une base
sur laquelle projeter ses itinéraires, et le choix d’un ter-
ritoire sur lequel marcher est en relation avec la figure
prédéfinie. La marche, en plus d’être une action, est
aussi un signe, une forme qui peut se superposer à celles
préexistantes, à la fois dans la réalité et sur la carte. Le
monde devient alors un immense territoire esthétique,
une gigantesque toile sur laquelle dessiner en marchant.
C’est un support qui n’est pas une feuille blanche, mais
le dessin intriqué de sédiments historiques et géologiques
154
auxquels on ajoute simplement une autre couche. En
parcourant les figures superposées à la carte-territoire, le
corps du voyageur prend note des événements du voyage,
les sensations, les obstacles, les dangers, les variations du
terrain. Sur le corps en mouvement se reflète la structure
physique du territoire1.
L’odyssée suburbaine
Dans le numéro d’Artforum d’octobre 1967, une lettre
adressée au directeur répondait ironiquement à l’article de
Michael Fried. Elle était signée de Robert Smithson, un
155
jeune artiste du mouvement minimaliste new-yorkais. Le
texte est incisif et paradoxal : “Ce qui suit est le prologue
d’un « spectacle » TV qui n’est pas écrit, et qui s’appelle
Les tribulations de Michael Fried. […] Fried le moderniste
orthodoxe, le gardien de l’évangile selon Clement Green-
berg, a été « frappé par Tony Smith », l’agent de l’infini
[…]. Les terreurs de l’infini ont pris possession de l’esprit
de Michael Fried. Les apparences corrompues de l’infini
sont les pires de tous les maux connus. Un scepticisme
radical, connu seulement des terribles « littéralistes », fait
des incursions dans l’intimité de l’« essence de la forme ».
Les labyrinthes sans durée du temps infectent son cerveau
d’éternité. Fried, le saint marxiste, ne sera pas tenté par
cette affreuse sensibilité1”. Un an après sa publication, le
voyage de Tony Smith continue d’être au centre des polé-
miques entre modernistes et minimalistes.
Smithson avait déjà abordé les thèmes soulevés par
Tony Smith dans l’article Towards the Development of an
Air Terminal Site paru dans le numéro de juin d’Artfo-
rum, où l’article de Michael Fried avait été publié. Smith-
son dit que “les lieux éloignés comme les Pine Barrens
du New Jersey ou les déchets gelés des pôles Nord et Sud
pourraient être coordonnés par des formes d’art qui uti-
lisent le territoire actuel comme medium2”. Il compare la
156
Paysages ponctués
Tony Smith parle d « une chaussée noire » qui est « ponctuée
de cheminées, de tours, de fumées et de lumières colorées »
(Artforum, décembre 1966). Le mot-clef est « ponctué ». En
un sens, la « chaussée noire » pourrait être considérée comme
une « vaste phrase », et les choses perçues en la parcourant,
des « signes de ponctuation ». « … tour… » = le point d excla-
mation (!). « …cheminées… » = le tiret (̶). « …fumées… » = le
point d interrogation (?). « …lumières colorées… » = les deux
points (:). Bien sûr, je forme ces équations sur la base de don-
nées des sens et non de données rationnelles. La ponctuation
fait référence à des interruptions de la « matière imprimée ».
On s en sert pour souligner et clarifier la signification de seg-
ments d usage spécifiques. Des phrases comme « skylines »
sont faites de « choses » séparées qui constituent une syntaxe
globale. Tony Smith parle aussi de son art comme d « interrup-
tions » dans une « grille spatiale ».
Robert Smithson,
Towards the Development of an Air Terminal Site, 1967.
158
Site Selection
En termes d art, « L Étude de la Sélection des Sites » com-
mence à peine. L investigation de sites spécifiques consiste à
extraire des concepts des données de sens à travers la per-
ception directe. La perception précède la conception quand il
s agit de sélection de site ou de définition. On n impose pas, on
expose le site ‒ qu il soit intérieur ou extérieur. L intérieur peut
être traité comme l extérieur ou inversement. Ce sont les artistes
qui peuvent le mieux explorer les aires inconnues des sites.
Robert Smithson,
Towards the Development of an Air Terminal Site, 1967.
En décembre 1967, dans Artforum, paraissait un nou-
vel article de Robert Smithson, The Monuments of Pas-
saic, en même temps que s’inaugurait son exposition à
New York à la galerie de Virginia Dwan1. Y étaient expo-
sées une carte négative, Negative Map Showing Region of
Monuments along the Passaic River, et 24 photographies
en noir et blanc représentant les monuments de Passaic.
Mais l’exposition n’était pas une exposition photogra-
phique, et les monuments étaient en réalité les objets
étranges d’un paysage industriel de la périphérie. En
revanche, l’invitation était claire : le public devrait louer
une voiture et se rendre avec l’auteur-explorateur-guide
le long de la Rivière Passaic pour explorer une “terre qui
a oublié le temps2”.
L’article d’Artforum fournit quelques indices. C’est le
compte rendu de l’expérience de la découverte de cette
terre, une sorte de parodie des journaux des voyageurs
du xixe siècle, dans lequel Smithson explore les terri-
toires vierges et inconnus des aires marginales de Passaic,
160
Licence eden-75-d121d6529c7c4568-80a044f2325a475e accordée le 01
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sa ville natale. Smithson appelle ce voyage une odyssée
suburbaine, une épopée pseudotouristique qui célèbre
comme de nouveaux monuments les présences vivantes
d’un espace en dissolution, un lieu qui trente ans plus
tard sera appelé un non-lieu. Dans un tout autre sens,
Smithson appelle non-site les matériaux qu’il prélève sur
les sites et qui prennent une signification en négatif une
fois décontextualisés dans les galeries1.
Le matin du 30 septembre 1967, il sortit de chez lui
pour faire son Tour. Avant de prendre un autobus vers
Passaic, il acheta un roman de Brian W. Aldiss, intitulé
Earthworks. Tout en feuilletant le livre, il remarqua par
la fenêtre que l’autobus venait de dépasser un premier
monument. Il décida alors de descendre et d’entrer à
pied dans la ville. Le premier monument était un pont,
Smithson chercha à le prendre en photo, mais la lumière
était étrange, et il eut l’impression de prendre en photo
une photographie. Ce fut à ce moment que la réalité
commença à se mélanger à sa représentation. Il descen-
dit sur la rive et trouva un chantier sans surveillance,
il écouta le bruit d’une grande canalisation qui aspirait
le sable du fleuve, puis il vit un cratère artificiel rem-
pli d’une eau limpide et pâle et de grands tubes qui en
sortaient pour plonger dans l’eau. Il continuait à per-
cevoir le sens d’une désagrégation continue. Le terri-
toire se présentait dans un état primitif, un “panorama
zéro” et, en même temps, il était en fuite vers un ave-
nir d’autodésagrégation. En sortant du chantier, il entra
161
dans un nouveau territoire, un parking où se trouvaient
des machines usagées, qui divisait la ville en deux : un
miroir dans lequel il ne parvenait pas à comprendre de
quel côté il se trouvait. La réalité de la ville commen-
çait à se perdre dans l’infini de son double reflet, dans
les deux représentations d’elle-même1.
À la Dwan Gallery, il n’y avait pas d’œuvre, du moins
pas au sens d’objet construit et montré par l’artiste. Et
l’œuvre ne se trouvait même pas au lieu montré par la
carte : la carte n’indiquait pas l’action du parcours, et
quiconque se serait rendu sur le site n’y aurait trouvé
aucun paysage transformé par l’artiste, mais le paysage
tel qu’il était, à l’état naturel. L’œuvre est-elle ainsi dans
le fait d’avoir suivi ce parcours ? Ou bien l’œuvre est-elle
dans le fait d’avoir conduit d’autres personnes le long
de la Passaic River ? L’œuvre est-elle dans les photogra-
phies exposées à la galerie ou dans celles prises par les
visiteurs ? La réponse, c’est que l’œuvre est toutes ces
choses ensemble. C’est une série d’éléments (le lieu, le
parcours, l’invitation, l’article, les photographies, la carte,
162
Licence eden-75-d121d6529c7c4568-80a044f2325a475e accordée le 01
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les écrits précédents et les écrits suivants) qui en consti-
tuent le sens et qui sont, comme dans de nombreuses
autres œuvres de Smithson, l’œuvre elle-même. Même
dans le cas de ses grands earthworks, une fois que le tra-
vail de transformation de la terre est accompli donnant
vie à une œuvre, celle-ci est soumise à une série de pro-
longements allant dans toutes les directions. Smithson
continue de réélaborer les matériaux photographiques, les
vidéos, les descriptions, retardant toujours le sens com-
plet, échappant à tout type de définition. Les œuvres de
Smithson ne sont jamais achevées, elles demeurent éter-
nellement ouvertes, tendant vers l’infini.
Avant l’odyssée le long de la Passaic River, Smithson
avait expérimenté les formes de l’expressionnisme abs-
trait et de la sculpture minimaliste. C’est entre 1966
et 1967 qu’il a commencé à élaborer ces earthworks
pour lesquelles on se souviendra de lui dans l’histoire
de l’art. Le Tour se trouve à un passage et il continuera
d’être présent dans toutes ses œuvres suivantes. Pour
Smithson, les voyages sont une nécessité instinctive de
recherche et d’expérimentation de la réalité de l’espace
qui l’entoure. Des voyages mentaux dans d’hypothé-
tiques continents disparus, des voyages à l’intérieur des
cartes qu’il plie, coupe et superpose en d’infinies com-
positions tridimensionnelles, et des voyages avec Nancy
Holt et les autres artistes dans les grands déserts amé-
ricains, les décharges urbaines, les zones abandonnées,
les territoires bouleversés par l’industrie. “Vers 1965, et
en quelque sorte par hasard, Smithson s’engagea dans
une exploration plus méthodique du New Jersey. […]
La phase préliminaire, a relaté Nancy Holt, consista en
163
explorations approfondies de sites à l’abandon envahis
par des mauvaises herbes, de demeures délabrées où des
escaliers se dressaient au milieu d’une sorte de jungle à
l’américaine […] se frayant un chemin à travers le sous-
bois, traversant à tâtons des fissures dans les parois de
carrières abandonnées, sondant des paysages ravagés par
l’action de l’homme et qui subissaient encore une autre
sorte de dissolution. Ainsi, les excursions devinrent le
plan focal de la pensée de Smithson : elles l’amenèrent
à abandonner progressivement les sculptures presque
minimalistes […], et lui signalèrent la démarche qui per-
mettrait à son art de se libérer des contraintes sociales et
matérielles imposées par les musées et galeries1”.
Pour Smithson, l’exploration urbaine est la recher-
che d’un medium, un moyen pour déduire du territoire
les catégories esthétiques et philosophiques, pour s’y
confronter. Une des capacités les plus extraordinaires
de Smithson consiste à mélanger continuellement dans
ses explorations des descriptions physiques et des inter-
prétations esthétiques : le discours traverse plusieurs
plans simultanément, il se perd le long de routes qui
n’ont jamais été parcourues, il se fond dans les maté-
riaux qui l’entourent, transformant les stratifications du
territoire en stratifications de l’esprit, comme le résume
le titre d’un autre de ses articles : A sedimentation of the
mind : earth projects, dans lequel il définit son rapport au
temps : “Nombreux sont ceux qui voudraient complète-
ment oublier le temps parce qu’il contient le « principe
164
Que pouvez-vous trouver à Passaic que vous ne pourrez pas
trouver à Paris, Londres ou Rome ? Découvrez-le. Découvrez
(si vous en avez le courage) l époustouflante Passaic River et
les monuments éternels sur ses berges enchantées. Louez une
voiture et prenez la route vers le pays que le temps a oublié.
À quelques minutes seulement de New York Robert Smithson
vous guidera à travers ces sites fabuleux… et n oubliez pas
votre appareil photo. Des cartes spéciales sont fournies pour
chaque visite. Pour plus d informations, rendez-vous à la DWAN
GALLERY, 29 West 57th Street.
Robert Smithson,
See the Monuments of Passaic
New Jersey, 1967.
© Estate of Robert Smithson/VEGAP, 2013.
Robert Smithson,
The Monuments of Passaic, 1967.
de mort » (tous les artistes authentiques le savent). Les
vestiges de l’histoire de l’art flottent dans cette rivière
temporelle, mais le « présent » ne peut pas soutenir les
cultures d’Europe, ni même les civilisations archaïques
ou primitives ; au contraire, il doit explorer l’esprit pré-
et post-historique ; il doit aller dans des lieux où les
futurs lointains rencontrent les passés lointains1”. Le
sens ultime de la randonnée à Passaic est la recherche
d’une “terre qui a oublié le temps”, où ce ne sont pas
le présent, le passé ou le futur qui habitent, mais diffé-
rentes temporalités suspendues, hors de l’histoire, entre
la science-fiction et l’aube de l’histoire, des fragments de
temps qui se retrouvent dans l’actualité de la banlieue.
Contrairement à Long, qui l’appelle un urban cowboy2,
et à Fulton qui admet ne pas savoir marcher dans l’espace
urbain3, Smithson explore dans les déchets de la banlieue
du monde, à la recherche d’une nouvelle nature, d’un ter-
ritoire dépourvu de représentation, d’espaces et de temps
en continuelle transformation. La périphérie urbaine est
une métaphore de la périphérie de l’esprit, des déchets
de la pensée et de la culture. C’est dans ces lieux, et non
170
dans la fausse nature archaïque des déserts, qu’on peut
formuler de nouvelles questions et obtenir de nouvelles
réponses. Il ne tente pas d’échapper aux contradictions
de la ville contemporaine, mais il y avance à pied, dans
une condition existentielle à mi-chemin entre le chas-
seur paléolithique et l’archéologue des futurs à l’abandon.
Le paysage entropique
Dans Entropy and the New Monuments, écrit un an avant
le voyage à Passaic, Smithson affirmait que certains objets
minimaux célèbrent ce que Flavin appelait une “his-
toire inactive” et que les physiciens appellent “entropie”
ou “dispersion énergétique”, la mesure de l’énergie qui
se disperse quand un état se transforme en un autre1.
Ce sont des objets qui confirment la phrase de Vladi-
mir Nabokov selon laquelle “le futur n’est rien d’autre
que l’obsolète à l’envers”. Selon Smithson, “au lieu de
nous rappeler le passé comme les anciens monuments,
les nouveaux monuments semblent nous faire oublier
le futur2”. Dans les espaces vides et oubliés par leurs
habitants eux-mêmes, il reconnaît le territoire de l’oubli
le plus naturel, un paysage qui a pris le caractère d’une
nouvelle nature entropique. Dans Tour, la description
du territoire ne conduit pas à des considérations écolo-
gico-environnementales sur la destruction des fleuves ou
171
les déchets industriels qui rendent l’eau putrescente. Il
y a un équilibre subtil entre le renoncement à la dénon-
ciation et le renoncement à la contemplation. Le juge-
ment est exclusivement esthétique, il n’est ni éthique ni
extatique. Il n’y a aucune jouissance, aucune complai-
sance et aucune participation émotionnelle à traverser la
nature de la banlieue. Le discours part de l’acceptation
de la réalité comme elle se présente et il se poursuit sur
le plan de la réflexion générale où Passaic devient l’em-
blème de la périphérie du monde occidental, le lieu du
déchet et de la production d’un nouveau paysage fait
de détritus et de bouleversements. Les monuments ne
sont pas des admonestations, mais des éléments natu-
rels qui font partie intégrante de ce nouveau paysage,
des présences qui vivent immergées dans un territoire
entropique : ils le créent, le transforment et le défont,
ce sont des monuments autogénérés par le paysage, des
blessures que l’homme a infligées à la nature, et que la
nature a résorbées en transformant leur sens, les accep-
tant dans une nouvelle nature et une nouvelle esthétique.
Selon Smithson, le nouveau paysage qui se révèle dans
la banlieue a besoin d’une nouvelle discipline capable de
saisir la signification de la transformation et de la muta-
tion du naturel en artificiel et inversement : “Nous habi-
tons des structures et nous sommes entourés de cadres
de référence. Cependant la nature les démantèle et les
reconduit à un état où ils ont perdu leur intégrité. L’ar-
tiste d’aujourd’hui commence à percevoir ce processus
de désintégration des structures comme une condition
sophistiquée. Claude Lévi-Strauss a suggéré que nous
développions une discipline appelée « entropologie ».
172
L’artiste et le critique devraient développer quelque chose
de similaire1”. James Lingwoord reprend cette citation
de Smithson et explique : “D’après Lévi-Strauss, plus
l’organisation culturelle d’une société est complexe,
plus la quantité d’entropie produite est importante.
Plus une structure donnée est élaborée, plus elle sera
marquée par la désintégration. Ainsi les sociétés « pri-
mitives » ou « froides » (dont le fonctionnement, selon
Lévi-Strauss rappelle celui d’un mécanisme de pendule)
produisent-elles très peu d’entropie ; tandis que les socié-
tés « chaudes » (qu’il assimila au moteur à explosion)
en engendrent des quantités énormes. Les États-Unis,
la plus développée des machines « chaudes », génèrent
donc le plus de désordre. Immergé dans ses paysages en
pleine désagrégation, Smithson devient l’artiste-entro-
pologue de son époque2”.
1967 est ainsi l’année de la marche : en Angleterre et
aux États-Unis A Line Made By Walking et A Tour of the
Monuments of Passaic sont réalisés, deux parcours qui cha-
cun à sa manière influenceront la génération suivante.
1. Id., Art through the camera’s eye (1971), in Id., The Collected Wri-
tings, op. cit., p. 375.
2. J. Lingwood, L’entropologue, in Smithson, Une rétrospective, op. cit.,
p. 29. Lingwood se concentre sur un voyage important de Smithson
au Yucatan, où il a exploré les ruines de l’Hotel Palenque, “dont il
profita pour parodier – comme dans « The Monuments of Passaic » –
l’accompagnateur de voyage organisé. Pour lui, le charme de l’hôtel
résidait dans l’absence d’un itinéraire interne logique : il s’agissait
à la fois d’un chantier et d’une ruine contemporaine – d’un site en
cours d’aménagement qui se fondait déjà sur le passé. Un endroit
dépourvu de logique et de centre”, ibid., p. 35.
173
Un an après la publication du récit de Tony Smith, cette
expérience ineffable et étrangère au champ de l’art est
désormais mise en pratique, représentée et théorisée
par les artistes qui ont trouvé en elle aussi bien l’arché-
type de l’art primitif qu’une possibilité expressive dans
la ville contemporaine. Les parcours de Long s’en vont
dans la nature vierge, où le temps s’est arrêté à un stade
archaïque. Pour le dire comme Lévi-Strauss, Long tra-
verse des “territoires froids”, ravive une spatialité néoli-
thique à la recherche des origines de l’art et la parcourt
à rebours, de l’érection du menhir jusqu’aux premières
traces du parcours. Smithson explore en revanche les
“territoires chauds”, les paysages industriels, les terri-
toires bouleversés par la nature et par l’homme, les zones
abandonnées et vouées à l’oubli du paysage entropique.
Un territoire où l’on perçoit le caractère transitoire de la
matière, du temps et de l’espace, où la nature retrouve
une nouvelle wilderness, un état sauvage hybride et
ambigu, anthropisé, et qui échappe ensuite au contrôle
de l’homme pour être absorbé à nouveau par la nature.
174
IV.
Transurbance
Pieds nus dans le chaos
Pendant ces années où Smithson errait dans les espaces
vides de la périphérie américaine, les architectes ten-
tèrent de comprendre ce qui se développait spontané-
ment dans le territoire sous leurs yeux incrédules1. En
175
laissant de côté les analyses sur les centres historiques,
sur les rapports typomorphologiques et sur les tra-
cés urbains, les architectes réalisèrent qu’autour d’eux
quelque chose se passait qu’ils avaient refusé de voir et
qui n’entrait pas dans leurs catégories interprétatives. Ils
ne parvenaient pas à s’expliquer comment il était pos-
sible qu’une sorte de cancer attaque la ville et la détruise.
Autour de la ville, quelque chose était né qui n’était pas
la ville et qu’ils hésitaient à définir comme une “non-
ville” ou comme un “chaos urbain”, un désordre géné-
ral à l’intérieur duquel on ne pouvait rien comprendre
sinon des fragments d’ordre juxtaposés par hasard sur le
territoire. Certains de ces fragments, les architectes eux-
mêmes les avaient construits, d’autres étaient l’œuvre des
spéculateurs, d’autres étaient en revanche des interven-
tions dont l’origine était régionale, nationale ou multi-
nationale. Le point de vue de celui qui regardait ce type
de ville chaotique était situé à l’intérieur de la ville his-
torique. Dans cette position, les architectes abordaient
cette chose comme un médecin aborde un patient : il
fallait guérir le cancer, remettre de l’ordre, tout ceci ne
pouvait pas être accepté, il fallait intervenir, requalifier,
apporter de la qualité. On s’aperçut alors que – toujours
là, à côté, dans la périphérie – il y avait de grands vides
176
qui n’étaient plus utilisés et qui pouvaient se prêter aux
grandes opérations de chirurgie territoriale. Étant donné
l’ampleur de leur échelle, on les appelait des vides urbains.
On devait s’occuper de ces aires et importer dans le chaos
de la périphérie de nouvelles portions d’ordre : reconnec-
ter et recoudre les fragments, saturer et suturer les vides
par de nouvelles formes d’ordre souvent inspirées de la
qualité de la ville historique. Aujourd’hui encore, de
nombreux architectes interviennent sur le cancer de la
périphérie avec ces intentions et ces modalités.
Avec la perte de ces certitudes positivistes, le débat
sur la ville contemporaine a mis au point d’autres caté-
gories interprétatives. On a essayé de voir ce qui s’était
effectivement passé, et pourquoi. Un premier pas en ce
sens fut de comprendre que ce système d’effritement
s’étendait bien au-delà de ce qu’on s’imaginait être la
ville et qu’il formait un véritable système territorial : “la
ville diffuse1”, un système d’habitat suburbain de basse
densité, qui s’étendait en formant des tissus discontinus
sur de grandes aires territoriales. Les habitants de cette
177
ville, les “diffus”, étaient des gens qui vivaient hors des
règles civiles et urbaines les plus élémentaires, habitant
le seul espace privé de la maison et de l’automobile, et
concevant comme seuls espaces publics les centres com-
merciaux, les auto-grills, les stations-service et les gares,
détruisant ainsi tout l’espace conçu pour leur vie sociale.
Les nouveaux barbares qui avaient envahi la ville vou-
laient la transformer en un Disneyland Global où l’on
vit dans des pavillons qui s’étendent le long des auto-
routes réelles et des réseaux virtuels d’Internet1.
En observant ce nouveau territoire croissant de toute
part, avec des déclinaisons locales, il est apparu de
manière toujours plus évidente qu’au-delà des nouvelles
constructions de bâtiments anonymes, il y avait une pré-
sence qui, après en être restée si longtemps à l’arrière-
plan, devenait de plus en plus acteur du paysage urbain.
Cette présence, c’est le vide. Le modèle de la ville diffuse
178
décrivait effectivement ce qui s’était formé spontanément
autour de notre ville mais, il faut le dire encore une fois,
il analysait le territoire à partir des pleins, sans l’obser-
ver depuis l’intérieur des vides. En fait, les diffus ne fré-
quentaient pas seulement les maisons, les autoroutes, les
réseaux informatiques et les auto-grills, ils fréquentaient
aussi ces vides qui n’étaient pas encore intégrés dans le
système. Les espaces vides tournent effectivement le dos
à la ville pour organiser une vie autonome et parallèle,
mais ils sont habités. C’est là que les diffus vont culti-
ver leurs jardins clandestins, promènent leurs chiens,
piqueniquent, font l’amour, cherchent des raccourcis
pour passer d’une structure urbaine à l’autre. C’est là
que leurs enfants vont chercher des espaces de liberté
et de socialisation. Au-delà du système de l’habitat, des
axes, des routes et des maisons, il existe un grand nombre
d’espaces vides qui forment l’arrière-plan sur lesquels la
ville s’autodéfinit. Ils diffèrent de ces espaces vides tra-
ditionnellement compris comme espaces publics – les
places, les avenues, les jardins, les parcs –, ils forment
une grande portion du territoire non construit, qui est
utilisé et vécu d’une infinité de façons, et qui s’avère par-
fois absolument impénétrable. Les vides sont des parties
fondamentales du système urbain. Ce sont des espaces
qui habitent la ville de façon nomade. Ils se déplacent
toutes les fois que le pouvoir essaie d’imposer un nou-
vel ordre. Ce sont des réalités qui se développent hors et
contre le projet moderne, lequel s’avère encore incapable
d’en reconnaître la valeur, et donc d’y accéder.
179
L’archipel fractal
En observant la photographie aérienne d’une ville qui
s’est développée au-delà de ses murs, l’image qui vient
tout de suite à l’esprit est celle d’un tissu organique, une
forme filamenteuse qui s’est amassée en grumeaux plus
ou moins denses. Au centre, la matière est relativement
compacte, tandis que vers l’extérieur, des îles ont été
expulsées, isolées du reste de la construction. Ces îles
croissent en se transformant en centres souvent équiva-
lents au centre originaire et finissent par former un grand
système polycentrique. Il en ressort un dessin “en forme
d’archipel” : un ensemble d’îles construites qui flottent
dans une grande mer vide où les eaux forment un fluide
continu qui pénètre dans les pleins, se ramifiant à des
échelles différentes jusqu’aux plus petits interstices, aban-
donnés entre les portions de la ville construite. Dès lors,
non seulement y a-t-il partout de grandes portions de
territoire vide, mais celles-ci sont reliées à tant de vides
d’échelles et de natures différentes qu’elles finissent par
constituer un système ramifié qui permet de relier entre
elles les grandes aires qu’on appelle les “vides urbains”.
Nonobstant sa figure informe, le dessin de la ville
qu’on obtient en réalité en séparant les pleins des vides
peut en revanche être relu comme une “forme” à la géo-
métrie complexe, comme celles utilisées pour décrire
ces systèmes qui autodéfinissent leur structure et qui se
présentent comme des amas de matière “sans forme1”.
180
Si l’on accepte le fait que la ville se développe dans une
dynamique naturelle semblable à celle des nuages ou des
galaxies, on comprend alors combien, en raison de la
quantité de forces et de variables qui entrent en jeu, elle
peut difficilement être programmée et prévue. Mais en
observant le processus de croissance, on voit comment
les îles s’étendent en laissant à l’intérieur d’elles des aires
vides et en dessinant des figures aux bords irréguliers qui
présentent la caractéristique d’être autosimilaires, une
propriété intrinsèque aux structures fractales : on peut
observer à différentes échelles les mêmes phénomènes
comme la distribution irrégulière des pleins, la continuité
des vides et les bords irréguliers qui permettent aux vides
de pénétrer dans les pleins. Ce système ne tend pas seu-
lement par nature à se saturer en remplissant les espaces
demeurés vides, il tend aussi à s’étendre en laissant à l’in-
térieur de lui-même un système de vides. Tandis que le
centre originaire a moins de probabilité de se dévelop-
per et change plus lentement, aux marges du système,
les transformations sont plus probables et plus rapides.
Aux marges se trouvent ces paysages que Lévi-Strauss
181
a nommés chauds et que Robert Smithson nommerait
entropiques. L’espace-temps urbain a plusieurs vitesses :
de la stagnation du centre aux transformations continues
des marges. Au centre, le temps s’est arrêté, les transfor-
mations se sont congelées et, quand elles ont lieu, elles
sont tellement évidentes qu’elles ne peuvent offrir aucun
imprévu : elles ont lieu sous étroite surveillance, sous le
contrôle vigilant de la ville. Dans les marges, nous trou-
vons en revanche un certain dynamisme et nous pouvons
observer le devenir d’un organisme vivant qui se trans-
forme en laissant, autour de lui comme à l’intérieur de
lui, des parties entières du territoire à l’abandon et plus
difficilement contrôlables.
Il est important de souligner le caractère autorepré-
sentatif de la forme de l’archipel fractal : notre civili-
sation l’a construite toute seule pour définir sa propre
image indépendamment des théories des architectes et
des urbanistes. Les espaces vides qui en déterminent la
figure sont les lieux qui, plus que tous les autres, repré-
sentent notre civilisation dans son devenir inconscient
et multiple. Ces amnésies urbaines n’attendent pas seule-
ment d’être remplies de choses, ce sont des espaces vivants
qu’il faut remplir de significations. Il ne s’agit donc pas
d’une non-ville qu’il faudrait transformer en ville, mais
d’une ville parallèle avec ses dynamiques et ses structures
propres qui restent encore à comprendre.
Comme nous l’avons vu, la ville peut être décrite
du point de vue esthético-géométrique, mais aussi du
point de vue esthético-expérimental. Pour reconnaître
une géographie à l’intérieur du chaos supposé, on peut
dès lors essayer d’entrer en relation avec elle en utilisant
182
la forme esthétique du parcours erratique. Ce que l’on
découvre, c’est un système complexe d’espaces publics
qu’il est possible de traverser sans solution de continuité1.
Les vides de l’archipel constituent le dernier lieu où il est
possible de se perdre à l’intérieur de la ville, le dernier
lieu où on peut se sentir hors de tout contrôle dans des
espaces dilatés et étrangers, un parc spontané qui n’est
ni la reproduction environnementale d’une fausse nature
rustique ni l’exploitation consumériste du temps libre.
C’est un espace public à vocation nomade, qui vit et se
transforme si vite qu’il dépasse de fait le temps du pro-
jet de l’Administration.
Si on escalade un mur et qu’on pénètre à pied dans ces
zones, on se trouve immergé dans ce liquide amniotique
183
d’où est extraite la lymphe vitale, l’inconscient de la ville
décrit par les surréalistes. L’image liquide de l’archipel
permet de voir l’immensité de la mer vide, mais aussi
l’immensité de ce qui est immergé, de ce qui se trouve au
fond, à différentes profondeurs, au-dessous de la surface
de la mer. En s’immergeant dans le système des vides, et
en commençant à le parcourir en suivant ses vaisseaux,
on comprend que, ce que jusqu’à présent nous avons
appelé le vide n’est pas aussi vide qu’il ne le semble, et
qu’il a en réalité différentes identités. La mer est formée
de plusieurs mers, d’un ensemble de territoires hétéro-
gènes les uns aux autres. Ces mers, si on les aborde avec
une certaine prédisposition à franchir les frontières et à
pénétrer dans la zone, se révèlent entièrement navigables,
à tel point qu’en suivant les sentiers déjà tracés par les
habitants, on parvient à faire le tour de la ville sans pour
autant jamais y entrer. La ville se révèle comme un espace
où rester, entièrement traversé par les territoires où aller.
Zonzo
En italien, andare a Zonzo signifie “perdre son temps
à errer sans but1”. C’est une expression dont on ignore
184
l’origine, mais qui s’inscrit parfaitement dans la ville où
les flâneurs se promènent, les routes où errent les artistes
des avant-gardes des années 1920 et où les jeunes let-
tristres de l’après-guerre vont à la dérive. Aujourd’hui,
Zonzo a profondément changé, autour d’elle une nou-
velle vie s’est développée, formée de différentes villes tra-
versées par les mers du vide. En allant à Zonzo, au début
du siècle dernier, on savait toujours qu’on allait ou vers le
centre ou vers la périphérie. Si nous imaginons que nous
marchons en coupant la Zonzo d’hier en ligne droite du
centre vers la périphérie, nos pieds rencontreraient alors
d’abord les zones les plus denses du centre, puis celles
plus raréfiées des immeubles et des villas, puis les fau-
bourgs, puis les zones industrielles, pour arriver ensuite
à la campagne. Là nous aurions pu parvenir à un belvé-
dère et observer le panorama : un point de vue unitaire
et rassurant sur la ville et la campagne alentour.
En coupant aujourd’hui de la même façon la Zonzo,
en marchant sur la même route, la séquence des espaces
n’est plus aussi simple. Nos pieds trouveraient une série
185
d’interruptions et de reprises, des fragments d’une ville
construite et de zones non construites qui alternent les
unes avec les autres dans un passage continu du plein
au vide. Là où nous croyions qu’il y avait une ville com-
pacte, se révèle une ville pleine de trous souvent habités
par des cultures différentes. Si nous nous perdions, nous
ne saurions pas nous diriger ni vers un dehors ni vers un
dedans. Et si, cependant, nous parvenions à rejoindre un
lieu élevé depuis lequel observer le panorama, ce point de
vue ne serait plus rassurant, et il serait difficile de recon-
naître dans cet étrange magma une ville avec un centre
et une périphérie. Nous nous trouverions en face d’une
sorte de peau de léopard avec des taches vides à l’inté-
rieur de la ville et des taches pleines au beau milieu de la
campagne. Se perdre hors des murs de Zonzo est aujour-
d’hui une expérience fort différente, mais nous croyons
que les modalités et les catégories mises à notre dispo-
sition par les expériences esthétiques que nous avons
analysées peuvent nous aider pour la comprendre et la
transformer sans en effacer l’identité.
Dada a découvert dans le cœur touristique de Zonzo
l’existence d’une ville banale et quotidienne où décou-
vrir des relations inattendues ; par une action qui attri-
buait des valeurs esthétiques, le ready made urbain, il a
révélé l’existence d’une ville qui s’opposait à la fois aux
utopies hypertechnologiques de la ville futuriste et à la
ville pseudoculturelle du tourisme. Il a compris que le
système spectaculaire de l’industrie du tourisme a trans-
formé la ville en une simulation d’elle-même, et il a donc
voulu en montrer la nullité, en révéler le vide culturel,
en exalter l’absence de toute signification, la banalité.
186
Les surréalistes eurent l’intuition qu’il y avait quelque
chose qui se dissimulait dans le vide mis en évidence
par Dada, et ils comprirent que ce vide pouvait être
rempli de valeurs. En déambulant parmi les lieux vides
de Zonzo, ils définirent ce vide comme la ville incons-
ciente : une grande mer dans le liquide amniotique de
laquelle se trouvait le refoulé urbain, des territoires qui
n’avaient pas encore été explorés, mais denses en per-
pétuelle découverte. Le rejet et l’absence de contrôle
ont produit à l’intérieur de Zonzo des lieux étrangers et
spontanés qui pouvaient être analysés comme la psyché
humaine et, avec la psychogéographie, les situationnistes
ont proposé un instrument grâce auquel l’explorer. La
ville surréaliste-situationniste est un organisme vivant
et empathique pourvu de son propre inconscient, avec
des espaces qui échappent au projet moderne, qui vivent
et se transforment indépendamment de la volonté des
urbanistes et souvent de leurs habitants eux-mêmes. La
dérive a permis de naviguer à l’intérieur de cette mer et
orienter le regard non pas au hasard, mais vers cette zone
qui, plus que les autres, semblait se proposer comme un
ailleurs, capable de mettre en crise la société du spectacle.
Les situationnistes ont cherché dans la ville bourgeoise
de l’après-guerre les lieux que la culture dominante ne
fréquentait pas et qui se trouvaient hors des itinéraires
touristiques : des quartiers ouvriers hors des sentiers bat-
tus et des lieux où une multitude de personnes vivaient
en dehors du contrôle de la société dans l’attente d’une
révolution qui n’est jamais venue. Les concepts de psy-
chogéographie, de dérive et d’urbanisme unitaire, une
fois associés aux valeurs de l’univers nomade, ont produit
187
la ville en transit permanent de Constant, une ville qui
voulait s’opposer à la nature sédentaire de Zonzo.
New Babylon était un système de grands corridors
vides qui s’étendaient sur le territoire permettant la
migration continue des populations multiculturelles
de la nouvelle Babylone. Les corridors vides de l’er-
rance nomade se substituèrent à la ville consolidée en
s’y superposant comme une toile informe, continue et
communicante, sur laquelle on pouvait vivre en allant à
l’aventure. Si on s’aventure aujourd’hui dans les plis vides
de Zonzo, on aura l’impression que la New Babylon a
déjà été réalisée. Les mers de Zonzo se présentent comme
une New Babylon dépourvue de tous les aspects supers-
tructuraux et hypertechnologiques. Ce sont des espaces
vides comme les déserts, mais qui, comme les déserts, ne
sont pas aussi vides qu’ils en ont l’air, ce sont des villes.
Ce sont des corridors vides qui pénètrent la ville consoli-
dée en prenant l’apparence étrangère d’une ville nomade
qui vit à l’intérieur de la ville sédentaire. New Babylon
vit dans les amnésies de la ville contemporaine comme
un immense système désertique prêt à être habité par la
transurbance nomade. C’est une séquence de secteurs
reliés entre eux, qui ne sont plus au-dessus du terrain,
mais immergés dans la ville. Entre les plis de Zonzo, des
espaces en transit se sont développés, des territoires en
continuelle transformation dans le temps comme dans
l’espace, des mers parcourues par des multitudes de gens
étrangers qui se cachent dans la ville. Ici, de nouveaux
comportements se développent, de nouvelles manières
d’habiter, de nouveaux espaces de liberté. La ville nomade
vit en osmose avec la ville sédentaire, elle se nourrit de
188
ses rejets et offre en échange sa propre présence comme
une nouvelle nature. C’est un futur à l’abandon produit
spontanément par l’entropie de la ville. La New Baby-
lon a émigré, elle a désormais délaissé la périphérie de
Passaic, elle a franchi les océans pour rejoindre les terri-
toires des cultures lointaines, antiques, en soulevant des
problèmes intéressants à propos de l’identité. Aller à
l’aventure dans New Babylon peut s’avérer une méthode
utile pour lire et transformer ces zones de Zonzo qui, ces
dernières années, ont mis en difficulté le projet architec-
tural et urbanistique. Grâce aux artistes qui l’ont parcou-
rue, cette ville est devenue aujourd’hui visible, et elle se
présente désormais comme l’un des problèmes les plus
importants de la ville contemporaine. Concevoir une
ville nomade, cela semblerait être une contradiction dans
les termes. Aussi, peut-être devrions-nous faire comme
les néo-babyloniens : nous devrions la transformer de
manière ludique de l’intérieur, la modifier pendant le
voyage, redonner vie à ces dispositions primitives au jeu
qui permirent à Abel d’habiter le monde.
Bonne transurbance.
189
Stalker, à travers les Territoires Actuels,
Rome, 5-8 octobre 1995
Communiqué de presse
HÖLDERLIN
Jeudi 5 octobre 1995, à 10 heures près de la gare inactive
de Vigna Clara, un noyau de chercheurs du laboratoire Stal-
ker partira inaugurer un premier itinéraire à travers les Terri-
toires Actuels.
Les quelque 15 chercheurs réaliseront un parcours, encore iné-
dit, qui se dépliera circulairement dans les zones interstitielles
de la ville comprises entre l anneau ferroviaire et le périphérique.
Pour effectuer l ensemble de l itinéraire inaugural, un voyage à
pied de 5 jours est prévu durant lesquels environ 60 kilomètres
seront parcourus. Les Territoires Actuels, une fois inaugurés,
constitueront l espace urbain où les explorateurs, les artistes
et les chercheurs du monde entier pourront mener leurs pro-
pres parcours expérimentaux de recherche au-delà des fron-
tières du quotidien.
Seront traversés : la vallée du Tibre dans la partie de Tor di Quinto,
la vallée de l Aniene près d Acqua Sacra, les zones SDO, la vallée
de Caffarella, le Fosso di Tor Carbone, les Tre Fontane, Pian Due
Torri, la vallée de Casali, Valle Aurelia, pour revenir ensuite, à tra-
vers un tunnel abandonné long de 4 km, à la gare de Vigna Clara.
Planisfero Roma, carte de la marche Stalker, attraverso i Territorio
Attuali, Roma, 5-8 ottobre 1995.
Manifeste Stalker, 1996
STALKER
TRAVERSER
LORENZO ROMITO1
1. Manifesto Stalker a été écrit par Lorenzo Romito en janvier 1996, lors de l expo-
sition Mappe à la Galleria Care Off de Milan organisée par Emanuela de Cecco. Il a
été publié dans de nombreuses langues sur le site Web http://digilander.libero.it/
stalkerlab/tarkowsky/manifesto/manifest.htm. Pour un aperçu plus approfondi du
travail de Stalker à cette époque, voir : Flaminia Gennari, Progett/Azioni : tra i nuovi
esploratori della città contemporanea, Flash Art no 200,1996, p. 62-64 ; Emanuela
de Cecco, Non volendo aggiungere altre cose al mondo, Flash Art no 200,1996,
p. 64 ; Lorenzo Romito, Stalker, dans Peter Lang, Suburban Discipline, Princeton
Architectural Press, New York, 1997, p. 130-141 ; Stalker, attraverso i Territori
Attuali / à travers les Territoires Actuels , Éditions Jean-Michel Place, Paris, 2000.
Walkscapes, dix ans après1
J’ai envisagé plusieurs fois d’écrire un deuxième ouvrage
sur la marche ou de mettre à jour Walkscapes en y ajou-
tant de nouveaux chapitres sur les artistes qui font de la
marche aujourd’hui. Si je ne l’ai pas fait c’est parce que
je persiste à croire que le livre fonctionne tel qu’il est et
que je ne pourrais pas faire beaucoup mieux sur cette thé-
matique. Je n’ai ajouté à sa nouvelle édition que cette
courte postface qui – d’une façon peut-être trop auto-
biographique et introvertie – essaie de rendre compte de
ma propre interprétation des mots écrits à la fin du livre :
Aller à l’aventure dans New Babylon peut s’avérer une
méthode utile pour lire et transformer ces zones de
Zonzo qui, ces dernières années, ont mis en difficulté
le projet architectural et urbanistique. Grâce aux
artistes qui l’ont parcourue, cette ville est devenue
aujourd’hui visible, et elle se présente désormais
199
comme l’un des problèmes les plus importants de la
ville contemporaine. Concevoir une ville nomade,
cela semblerait être une contradiction dans les termes.
Aussi, peut-être devrions-nous faire comme les
néo-Babyloniens : nous devrions la transformer de
manière ludique de l’intérieur, la modifier pendant
le voyage, redonner vie à ces dispositions primitives
au jeu qui permirent à Abel d’habiter le monde.
En dix ans, beaucoup de choses me sont arrivées : trois
enfants, desquels j’apprends tous les jours à jouer avec le
monde, mon travail à l’université où je suis responsable
d’un cours basé entièrement sur la marche, la “maison
manifeste” bâtie avec les descendants d’Abel et ensuite
brûlée par Caïn et par ses amis anti-tsiganes1, le “Labora-
torio d’Arti Civiche” (“Laboratoire d’arts civiques”) avec
lequel je poursuis des projets collaboratifs qu’auparavant
je réalisais dans le cadre du collectif Stalker et qui continue
idéalement à marcher le long du même chemin tracé 2.
Il y a dix ans, quand Daniela Colafranceschi et Monica
Gill m’ont invité à écrire cet ouvrage, je n’aurais jamais
200
pu imaginer qu’il connaîtrait six rééditions. Tout simple-
ment, je ne savais pas ce que pouvait signifier écrire un
livre, mettre noir sur blanc des affirmations que par la
suite j’aurais dû confirmer, discuter, argumenter, défendre.
Mais surtout je n’aurais jamais imaginé qu’un livre pour-
rait me faire autant voyager. Walkscapes, en particulier en
Amérique du Sud, a connu un succès inespéré et j’ai été
invité à des conférences, des séminaires, et surtout à mar-
cher avec des artistes, des architectes, des étudiants et de
simples citoyens. En traversant Bogotá, Santiago du Chili,
Montevideo, São Paulo, Salvador de Bahia ou Talca, j’ai
compris que je ne sais pas marcher dans la “grille” urbaine
de type colonial et que pour partir en transurbance je dois
chercher ses failles et ses points de rupture, m’égarer le long
des fleuves, contourner les nouvelles zones résidentielles,
m’immerger dans les labyrinthes des favelas. Marcher
en Amérique du Sud signifie faire face à de nombreuses
craintes : peur de la ville, peur de l’espace public, peur de
transgresser des règles, peur de s’approprier l’espace, peur
de surmonter des barrières souvent inexistantes et peur
des habitants de la ville, que l’on perçoit presque toujours
comme des ennemis potentiels. Tout simplement, marcher
fait peur et on y a donc renoncé : celui qui marche est un
homeless, un drogué, un marginal. Le phénomène “anti-
péripatéticien1” et “anti-urbain” est plus évident ici qu’en
201
Europe, où il me paraît être encore à ses débuts : ne jamais
sortir de chez soi à pied, ne jamais exposer son corps sans
une enveloppe protectrice, le protéger par les murs d’une
maison ou par la voiture, surtout ne jamais sortir après
le coucher du soleil, s’enfermer si possible dans des gated
communities pour regarder des films d’horreur ou voya-
ger virtuellement grâce à Internet, tout en mémorisant les
conseils utiles pour les achats quand on se promène dans
les centres commerciaux. Dans les facultés d’architecture,
je me suis rendu compte que les étudiants (c’est-à-dire les
élites du futur) connaissent par cœur la théorie urbaine
et la philosophie française, se disent experts de la ville et
de l’espace public, mais qu’en réalité ils n’ont jamais vécu
l’expérience de jouer au foot dans la rue, de rencontrer des
amis sur une place, de faire l’amour dans un parc, d’entrer
de façon illégale dans une friche industrielle, de traverser
une favela, de s’arrêter pour demander un renseignement
à un passant. Quel genre de ville pourront produire ces
personnes, qui ont peur de marcher ?
Aujourd’hui, la seule catégorie à l’aide de laquelle on
dessine les villes est celle de la sécurité. C’est peut-être
banal de le dire, mais la seule façon d’avoir une ville
sûre est de s’assurer qu’il y ait des gens marchant dans
les rues, ce qui permet de se surveiller réciproquement
sans devoir recourir à des clôtures ou des caméras de
202
vidéosurveillance. La seule façon d’avoir une ville vivante
et démocratique consiste à pouvoir marcher sans réduire
à néant les conflits ou les différences, à pouvoir mar-
cher pour protester et pour réaffirmer le “droit à la ville”
de chacun. Depuis que j’enseigne, je me sens de plus
en plus responsable, et j’ai fini par comprendre que la
marche est un outil irremplaçable pour former non seu-
lement des étudiants, mais aussi et surtout des citoyens,
qu’elle est un acte qui fait baisser le niveau de la peur et
qui démasque la construction médiatique de l’insécu-
rité : un projet “civique” susceptible de produire de l’es-
pace public et des actions communes. Dans mes cours
d’arts civiques à l’Università Roma Tre, ce que j’essaie
de transmettre aux étudiants, c’est le plaisir de se perdre
pour mieux connaître. Ce n’est pas facile, mais cela pro-
cure de grandes satisfactions. Je les emmène là où ils ne
sont jamais allés, je les désoriente et je les détourne vers
des territoires incertains. D’habitude, au début, ils mani-
festent de la méfiance, ils ont des doutes sur ce qu’ils sont
en train de faire, peur de perdre leur temps. Mais, pour
finir, chez ceux qui résistent et persistent naît aussi le plai-
sir de trouver de nouveaux chemins et de nouvelles certi-
tudes, le goût de construire une pensée singulière par le
corps et d’agir par l’esprit. Les certitudes à peine atteintes
sont chaque fois ébranlées, ce qui permet d’ouvrir l’esprit
sur des mondes et des possibilités auparavant inexplorés et
invite à tout réinventer : l’idée que l’on se fait de la ville,
de l’art, de l’architecture, de sa place dans le monde. On
se libère des faux préjugés et on commence à se rappeler
que l’espace est une formidable invention avec laquelle on
peut jouer, comme les enfants. Le dicton qui oriente nos
203
marches est “qui perd du temps gagne de l’espace”. En
effet, si l’on veut gagner des espaces “autres” il faut savoir
jouer, sortir délibérément d’un système fonctionnel-pro-
ductif pour rentrer dans un système non fonctionnel et
improductif. Il faut apprendre à perdre son temps, à ne
pas chercher le chemin le plus court, à se faire détourner
par les événements, à se diriger vers des routes difficiles
et accidentées sur lesquelles on puisse “trébucher”, s’ar-
rêter pour parler avec les personnes que l’on rencontre
ou savoir faire une halte en oubliant de devoir avancer.
Il faut savoir atteindre le chemin que l’on n’a pas choisi,
la marche indéterminée.
Une autre étape a été celle d’une compréhension plus
profonde de la “dérive”, au sens d’un “projet indéter-
miné” et de ses potentialités de transformation de la ville
“nomade” voire “informelle”. Il a donc fallu dépasser le
premier sens d’“aller à la dérive”, de suivre le courant,
pour donner à cette expression une signification plus
proche de l’idée de projet, comme outil pour “construire
une direction”, une “situation ludico-constructive”
(Debord), qu’il faut “réaliser dans la forme d’un laby-
rinthe dynamique avec les habitants néo-babyloniens”
(Constant). Ce qui me séduit dans la métaphore mari-
time de la dérive est l’idée que le sol sous nos pieds est
une mer incertaine qui change continuellement suivant
les mutations des vents, des courants, de nos états d’âme,
des rencontres que nous faisons. Il s’agit de savoir com-
ment se donner une direction, tout en gardant une large
disponibilité pour l’inattendu, l’imprévu et l’écoute des
autres. Gouverner un bateau à voiles signifie construire
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une route et la modifier continuellement en fonction
des ondulations de la surface de la mer, généralement en
cherchant les zones où le vent souffle et en évitant celles
de calme plat. Sur la terre ferme, cela signifie rencontrer
dans chaque territoire et chez ceux qui l’habitent les éner-
gies qui peuvent permettre de développer un projet dont
le devenir n’est pas prédéterminé : les bonnes personnes,
les lieux adaptés et les situations dans lesquelles le pro-
jet peut évoluer, se métamorphoser et devenir un terrain
commun. Il est évident que quand on a un projet prédé-
fini, celui-ci ne pourra qu’être réduit en miettes par les
premières rafales de vent, tandis qu’un projet de ce genre
a sûrement plus de chances de se concrétiser.
Ce que je viens de dire a un rapport évident avec
les processus de création dits “relationnels” ou “parti-
cipatifs”, deux adjectifs déjà trop répandus et utilisés
dans le monde de l’art et de l’architecture ; en tout cas,
il s’agit des processus créatifs qui ne peuvent prendre
forme qu’à travers des échanges avec les autres. Dans
ce genre de situation, on procède d’habitude de deux
façons : ou bien on implique l’autre dans ses propres
projets pour s’assurer de son accord, ou bien on efface
sa propre créativité pour laisser à autrui l’accomplisse-
ment de l’œuvre. Mais l’intérêt de la démarche consiste
plutôt, à mes yeux, à naviguer entre ces deux rivages, en
étant conscient d’avoir un projet de création personnel
(même le simple désir de participer est en soi un pro-
jet), tout en le laissant ouvert et indéfini. Le gouvernail
serait alors la cohérence interne entre les choses que
l’on trouve et celles que l’on cherche, entre celles qui se
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produisent et celles qu’on laisse se produire, la décou-
verte perpétuelle d’un ordre caché qu’on voit naître sous
nos “yeux-pieds”, la possibilité de construire et du sens
et une histoire-route cohérente et partagée.
Au début de ce texte, je faisais référence à une “mai-
son manifeste” réalisée avec les descendants d’Abel, les
prétendus “nomades”. Savorengo Ker était une maison
bâtie avec les Roms du campement Casilino 900 et
aurait dû constituer un premier pas pour transformer
ce campement en vrai quartier, en un vrai “morceau”
de ville, une sorte de Sahel instable entre nomadisme
et sédentarité. Après l’écriture de Walkscapes, le mot
“nomadisme” a acquis pour moi de nouveaux sens ; j’ai
commencé à fréquenter ceux qui vivent le nomadisme
dans leur réalité quotidienne, parfois non par choix
ou par tradition culturelle, ceux qui ont dû y renoncer
pour vivre dans l’apartheid des campements où le noma-
disme leur est imposé, ceux qui essaient encore d’habi-
ter le monde en pleine liberté mais qui sont confrontés
à des obstacles infinis empêchant leurs déplacements.
L’histoire de Savorengo Ker est longue et très complexe ;
j’écrirai peut-être un jour un livre à ce sujet1 – pour le
moment il existe un film visible sur Internet – mais
ce que je souhaite avant tout dire aujourd’hui est que
cette histoire a constitué une étape importante du “pro-
jet indéterminé”. Il s’agit en effet d’un projet qui n’est
206
pas né d’un dessin mais d’une rencontre, d’un échange
réciproque de méfiances et de peurs dans un premier
temps, de connaissances et de désirs partagés par la
suite. Son idée, sa forme, sa technologie, son économie
ont été continuellement discutées, parfois aussi de façon
très conflictuelle, dans un dialogue continu et ouvert
entre une communauté de “nomades” contraints à la
sédentarité et un groupe hétéroclite de “sédentaires”
passionnés par les différentes formes de nomadismes
et indignés par l’apartheid qui enferme aujourd’hui les
Roms dans des camps de concentration de plus en plus
sophistiqués. Le résultat a été une maison en bois de
deux étages, avec des décorations balkaniques pleines
de fantaisie. C’était un projet très ambitieux : dire à
Caïn qu’Abel a le droit d’habiter dans la ville intercul-
turelle, et que sa présence est une grande richesse, jus-
tement parce qu’elle entraîne un conflit millénaire qui
ne sera jamais résolu.
De ce point de vue, je crois que l’histoire de Caïn et
Abel et le geste du ka ont encore beaucoup de choses à
apprendre aux arts qui s’occupent de la transformation
de l’espace. Dans le premier chapitre de Walkscapes, nous
en étions restés au moment où, après le premier meurtre
de l’histoire de l’humanité, Dieu punit Caïn en le
condamnant à l’errance dans le désert. Ce à quoi je n’ai
jamais plus arrêté de penser depuis est la réaction de
Caïn : ce dont il a réellement peur, ce n’est pas de s’éga-
rer mais de rencontrer l’Autre ; il a peur que l’Autre puisse
le tuer, sa seule préoccupation est la manière d’affronter
le conflit avec la différence. La Bible raconte que Dieu
207
donna à Caïn un “signe” pour le protéger. Une marque ?
La marque de Caïn ? J’ai repris mes études à ce sujet et
je crois pouvoir affirmer que cette marque ne se retrouve
pas dans l’iconographie de Caïn, qui porte par contre
avec lui le bâton du pèlerin. Je suis de plus en plus
convaincu que le Seigneur n’a pas donné à Caïn un
“signe” à proprement parler, mais qu’il lui a plutôt “ensei-
gné” à faire ce qu’il ne savait pas faire auparavant. Dieu
a appris à Caïn à saluer, à aller vers l’Autre en lui faisant
des signes qui ne sont pas des signes de guerre. Et je crois
également que cette salutation est la même que celle qui
s’exprime dans le signe du ka (qui est aussi la racine éty-
mologique du nom Kaino) : deux bras levés en signe
d’accueil, qui vont vers l’autre en marchant non plus
pour le tuer (comme Caïn venait de tuer son frère), mais
en montrant les mains vides, désarmées, inoffensives et
peut-être tendues pour enlacer l’autre. Je suis convaincu
que l’auteur du Livre de la Genèse avait bien compris que
ce premier acte révolutionnaire de paix avait un lien étroit
avec le fait de marcher et de s’arrêter. L’art de la rencontre
fait suite à l’art de l’errance, comme l’art de la construc-
tion d’un seuil, d’une frontière en dehors de l’espace et
du temps, dans laquelle on peut faire face au conflit entre
les différences par un signe qui ne déclare pas la guerre.
Mon prochain livre trouvera peut-être ici son point de
départ. Il pourrait s’intituler Stopscapes. L’acte de s’arrêter
comme pratique esthétique 1. Je voudrais parler non plus
208
de la marche comme instrument pour se perdre mais de
la marche qui permet de buter sur l’autre, de la décision
de s’arrêter pour construire un espace de rencontre entre
des différences, de la naissance de Kronos et de l’“Espace
de la perte de temps”, du projet indéterminé et de la par-
ticipation des citoyens-citadins que nous sommes aux
évolutions métissées des Nouvelles Babylones qui déjà
habitent nos villes.
Francesco Careri,
traduit de l’italien par Manola Antonioli
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Remerciements
Je remercie particulièrement Monica Gili et Daniela Colafran-
ceschi d’avoir publié la première version espagnole/anglaise
de mes dérives, Jacqueline Chambon pour l’édition française
et Jérôme Orsoni pour sa traduction passionnée. Je remercie
Franco Zagari et Gianpiero Donin de m’avoir indiqué, dans
les territoires de l’architecture, la route du paysage et Ales-
sandro Anselmi de m’avoir orienté vers le menhir et la route
de Dada. Un grazie mile à l’Institut d’Arts Visuels d’Orléans
qui m’a souvent invité à perdre ses élèves, à Didier Laroque
et Gilles A. Tiberghien pour les précieux conseils qu’ils m’ont
donnés durant mes étapes parisiennes et à Yves Nacher et Guy
Tortosa qui m’ont toujours encouragé à avancer dans la forêt.
Un merci affectueux à Cristina Ventura avec qui j’ai partagé
les plus belles aventures parmi les pierres sardes et à Paolo Bru-
schi et Lorenzo Romito avec qui, ludiquement, nous avons
erré le long de la route. À plus d’un titre, merci à Stalker : en
octobre 1995, un an avant de commencer ma thèse de doc-
torat à Naples, qui m’a donné l’occasion de me plonger dans
le thème de la marche, je me trouvais avec les autres membres
du laboratoire durant cinq jours parmi les ronces de la pre-
mière transurbance romaine. C’est pour parvenir à m’expli-
quer ce premier pas qu’a pris forme l’intention d’écrire de livre.
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Licence eden-75-d121d6529c7c4568-80a044f2325a475e accordée le 01
septembre 2022 à E16-00982236-Pazun-BArbarz