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N° 20
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RÉSUMÉ
ABSTRACT
Le travestissement vestimentaire
Nous nous proposons à présent d’examiner les procédés de
travestissement qui permettent d’échapper au principe
d’identité et de se figurer un double visible à l’œil nu. Dans
son ouvrage Le Rire des surréalistes, Robert Benayoun met en
lumière le protéisme des membres du groupe surréaliste. On y
apprend que le déguisement faisait partie de leur quotidien au
même titre que le masque, non seulement parce qu’il leur
procurait la sensation de se fondre dans l’anonymat, mais
aussi parce qu’il rendait possible l’expérience de se glisser dans
des consciences fictives. Le désir de devenir autre par
l’entremise du vêtement est explicité dans un article où
Breton présente l’individu comme un « anti-Narcisse »
(Breton, 1999, p.871) habité par le désir de devenir autre. La
motivation « anti-narcissique » trouve d’ailleurs une
illustration éloquente dans l’article « Introduction au discours
sur le peu de réalité ». Alors qu’il arpente le vestibule d’un
château, Breton ressent le désir de se glisser dans l’une des
armures qu’il éclaire avec sa lanterne dans le dessein, dit-il, de
« retrouver en elle un peu de la conscience d’un homme du
XIVe siècle » (Breton, 1970 : p.8). Le travestissement serait
donc motivé par le désir d’explorer la profondeur d’autres
consciences, notamment féminines. Le phénomène que
Vladimir Jankélévitch identifie comme une « féminisation de
la virilité » et que Huysmans désigne par le néologisme « la
féminilité » se manifestait déjà à la fin du siècle dans le rêve
d’un « échange de sexe ». Par exemple, la figure du travesti
traverse tout le cycle de La Décadence latine de Joséphin
Péladan. Quant à des Esseintes, il rêve de « la transmutation
des idées masculines » (Huysmans, 1977 : p.207-208) dans le
corps de Miss Urania dont il admire la force brutale. La
conscience décadente, qui tend à se détourner du réel pour
réfléchir à sa propre nature, trouver un intérêt particulier à
Narcisse. Mais le mythe de Narcisse est perverti à la fin du
siècle, car tous les Narcisses qui prolifèrent dans le dernier
quart du XIXe siècle sont l’objet d’« une mise au
féminin »(Palacio, 1993 :p.43). Il s’opère en cette fin de siècle
une confusion entre les figures voisines de Narcisse et
Hermaphrodite. Celles-ci, par leurs ressemblances, renvoient
à un « auto-éros » dont Péladan et Rachilde se feront les
hérauts privilégiés dans L’Androgyne et Monsieur de Vénus.
Dans le mythe d’Hermaphrodite, la nymphe Salmacis l’étreint
de force alors qu’il repousse ses avances, et supplie son père,
Poséidon, de l’unir à lui pour toujours. Le vœu de la nymphe
étant exaucé, ils ne forment plus qu’un seul être bisexué, à la
fois mâle et femelle. Le « sexe artistique par excellence » qu’est
l’Androgyne renvoie donc au rêve d’une humanité débarrassée
de la sexualité par l’apparition d’un être idéal n’ayant pas de
sexe, et donc à « l’avènement d’un Eros stérile »(Lingua,1995
:p.124). Derrière l’androgynie attachée au mythe de Narcisse se
cache un idéal de plénitude originelle, qui avait déjà été
esquissé par Théophile Gauthier dans Mademoiselle de
Maupin en 1835. Celui-ci transparaît dans le fantasme
d’absorption de l’autre, comme dans le conte Volupté de
Rachilde où le jeune héros confie son fantasme fusionnel à sa
bien-aimée. Or, ce syndrome typiquement décadent de « mise
au féminin » tend à s’imposer dans les textes automatiques
surréalistes comme une « force de loi interne », selon
Marguerite Bonnet, « pour associer constamment le masculin
au féminin » (Bonnet, 1998 : p.399). Dans son analyse du
recueil Poisson soluble, Julia Kristeva note à son tour que
derrière « la mascarade avec le sexe » (Kristeva, 1992, p.116) à
laquelle se livre Breton se cache un fantasme d’inversion des
sexes : « La question insoluble du Poisson, est ainsi
précisément celle de son identification féminine : tel est bien
le thème récurrent » (Idem). On peut citer à titre d’exemple le
soudain retournement du masculin au féminin par le biais du
travestissement dans Météore puisque Breton se met en scène
« en robe fendue » et confie : « Je vis parquée dans les forêts »
(Breton, 1988 : p.185) Dans le dernier poème du recueil, la
référence explicite à Rrose Sélavy, l’altière ego que s’était
inventé Marcel Duchamp, est encore un autre exemple de
« mise au féminin ». Mais l’identification féminine semble
surtout atteindre son paroxysme dans les historiettes de
Poisson soluble II : « à travers les femmes qui tombaient dans
mes bras, je ne découvrais d’autre victime que moi-même »
(Breton, 1988 : 596). Dans sa lecture de Poisson soluble, Julia
Kristeva a mis en lumière le désir du sujet de « (trans)fusion
dans le continent féminin » (Kristeva, 1992 : p.122) en
démontrant sa propension à la dissolution dans l’instance
féminine. L’historiette 22 en est une illustration éloquente :
« je n’oublierai jamais (…) le rire du voile lorsqu’il me quitta,
comme celle dont il était l’ombre m’avait quitté ». L’usage
ambigu et flou des pronoms personnels suggère que le sujet ne
se différencie pas comme être autonome et trahit ainsi un
profond désir de submersion dans l’être aimé. Le fantasme
d’androgynie est encore latent dans l’historiette 24 de Poisson
soluble, où Breton confie posséder un « œil droit la fleur mâle,
le gauche la fleur femelle » (Breton, 1988 : p.84). Dans
plusieurs textes automatiques, Breton se livre ainsi à une
« mascarade avec le sexe » par le biais du travestissement
vestimentaire : « Je voudrais pouvoir changer de sexe comme
de chemise » (Breton, 1937 : sp). Dans le poème « Météore »,
par exemple, l’instance masculine fait son apparition « en robe
fendue ». En outre, le recueil Clair de terre se clôt sur la figure
de Rrose Sélavy, l’alter ego féminin que s’était inventé Marcel
Duchamp. Rrose Sélavy est une prostituée fictive de la Rue
aux Lèvres née d’une série de photographies prises par Man
Ray, à New-York, pendant les mois d’hiver 1920-1921. La portée
transgressive du geste de Marcel Duchamp réside dans son
désir de transcender les deux genres socialement établis du
masculin et du féminin pour s’apparenter à un troisième
genre, « beyond sex » (Lyotard, 1977, p.94), celui des
hermaphrodites. Le vêtement n’a donc pas seulement le
pouvoir d’inverser les sexes, il peut aussi les rendre solubles.
Plusieurs indices, extraits de l’historiette 22 de Poisson
soluble, ont conduit Julia Kristeva à parler d’un fantasme de
« (trans)fusion dans le continent féminin » (Kristeva, 1992,
p.122). L’appropriation fétichiste du manteau féminin peut se
lire comme un acte de travestisme qui aboutit
triomphalement à un dédoublement féminin : « le rire de la
femme la plus désirable chantait en moi » (Breton, 1988 :
p.378). Un autre indice tend à faire penser que le brouillage des
identités sexuelles est une problématique qui se situe au cœur
de l’automatisme. La photographie titrée « L’écriture
automatique », publiée en couverture du numéro 9-10 de La
Révolution surréaliste, représente une figure féminine habillée
à la garçonne, installée à un pupitre d’école. La main
automatique serait-elle une main hermaphrodite ? Doit-on
voir en elle une incarnation de « l’Androgyne primordial [2]
(#note-2) » dont rêve Breton ? L’idéal d’une fusion des
principes mâle et femelle transparaît dans plusieurs récits
d’Aragon. Si les scénarios de travestissements vestimentaires
sont rares sous sa plume, c’est parce que l’acte de
travestissement s’opère dans le psychisme des personnages, à
la manière de Thérèse qui se dédouble et devient Tirésias par
la seule force de sa volonté dans Les Mamelles de Tirésias de
Guillaume Apollinaire. Chez Aragon, l’expérience
d’aimantation et de fusion dans le féminin passe par
l’apprentissage d’une « science sémiologique des toilettes »
(Bougnoux : p.1247) qu’il a apprise en partie au contact de la
peinture du peintre Henri Matisse. L’exploration du féminin
se joue chez Matisse et Aragon au niveau pelliculaire de
l’étoffe et des surfaces. Ainsi, le flâneur du métropolitain, dans
« L’Instant », pénètre l’intériorité des femmes en frôlant au
plus près leurs vêtements. Le flâneur a développé ainsi une
sensibilité tactile aiguisée à l’extrême : « Je sais comment un
corps frémit sous le velours » (Aragon : 1997 : p.637). Au
contact de la main experte, l’étoffe devient aussi lisible que
l’épiderme. Si la palpation du textile déclenche et alimente
chez lui le désir sexuel, il est aussi un moyen de se glisser dans
le féminin « comme à l’intérieur de sa propre chair » (Kristeva,
1996 : p.293). « Ces véritables inconnues qui me troublent, je
vais ainsi à elles à travers ce qu’elles aiment, ce qu’elles ont
choisi pour être et leur parure et l’expression de leur sensualité
cachée […] J’envahis ces femmes comme elles m’envahissent »
(Aragon, 1997 : p.638). En se glissant dans l’intimité féminine,
l’écriture d’Aragon s’efforce vers une bisexualité qui a fait
l’objet de plusieurs commentaires. Dans l’imaginaire d’Aragon,
l’homme trouve dans la femme un double fidèle, un alter ego.
La question de la dualité sexuelle des individus, inséparable de
la problématique vestimentaire, a été l’objet d’un débat public
après le scandale suscité par la publication de La Garçonne en
1922. Selon Pierre Daix, la figure de la garçonne a frappé
l’imaginaire des surréalistes au point d’« illuminer leurs écrits,
mais, aussi fortement que Freud, les déranger » (Daix, 1993 :
p.19). Le comportement vestimentaire de la garçonne
transgresse en effet un double tabou : celui de la
différenciation sexuelle par le vêtement et celui de
l’homosexualité féminine. Si ces femmes, « hantées par
l’impossible désir d’être un homme » (Brassai, 1976, p.162),
n’apparaissent pas explicitement dans notre corpus, plusieurs
personnages féminins (Blanchette Barbentane, Mary de
Perseval, Matisse, Mirabelle) présentent toutefois une
intériorité virile. La coquetterie vestimentaire de la Femme
française, par exemple, contraste radicalement avec « son
rapport sans métaphore aux mots » (Douay-Soublin, 1986 :
p.252) et son comportement sexuel pervers. La transgression
sexuelle de la narratrice anonyme passe par le travestissement
psychique, et non vestimentaire. Celle-ci se plaît, en effet, à
jouer le rôle de l’homme dans ses relations amoureuses, de la
même manière que l’auteur expérimente la mécanique
amoureuse des femmes à travers le corps et la voix de la
narratrice. Ce scénario de dédoublement cérébral brouille
dangereusement les frontières entre les sexes et rejoint
finalement la problématique du double : quel « être » signifie
le vêtement si son identité est plurielle ? Quel « sexe » signifie
le vêtement si le sexe psychique diffère du sexe anatomique ?
Toutes ces questions relatives à l’identité, déjà posées par les
décadents, sont latentes dans les portraits des personnages
surréalistes. Cette problématique identitaire trouve un
prolongement particulièrement novateur dans les recherches
artistiques de Claude Cahun. Devant l’objectif, celle-ci
multiplie les variations sur le genre avec un sens aigu du jeu de
rôle. De 1913 à la fin des années 1920, l’artiste cultive
l’ambiguïté sexuelle dans ses autoportraits en se
photographiant tantôt féminine, tantôt masculine ou
androgyne. Par exemple, dans un autoportrait daté de 1928,
elle se représente en maillot, le crâne rasé et les mains
appliquées sur ses oreilles pour accentuer son appartenance à
un genre indifférencié.
ISSN 1705-5423
2023
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