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La figure du double des

décadents aux surréalistes


Christen JUSTINE-MARGAUX
Université de Nice

N° 20

(https://post-scriptum.org/parutions/dedoublements-
litteraires/)
 (#)  (#)  (#)
RÉSUMÉ

La publication de l’essai Philosophie de l’inconscient par Karl Robert


Eduard von Hartmann en 1868 introduit l’idée qu’une force
impersonnelle et primitive préside aux actions des individus. Cette
notion nouvelle offre aux hommes de lettres un stimulant exercice
d’écriture parce qu’il leur permet de glisser dans l’anonymat ou de se
dédoubler. Dans les récits décadents, rares en effet sont les personnages
qui assument une identité propre et une psychologie cohérente. Ils se
désincarnent et se mettent en scène jusque dans les objets qui les
entourent. À la suite des décadents, les surréalistes multiplient les
procédés d’écriture qui impliquent la scission du sujet en un scripteur
passif et un observateur dictant. Dans les récits de rêve et les textes
automatiques, le scripteur met par écrit les péripéties narratives et les
dédoublements imaginaires que lui communique l’observateur dictant.
Cet article se propose d’étudier les moyens qui permettent aux
surréalistes et à leurs prédécesseurs décadents de se libérer du principe
d’identité.

ABSTRACT

The publication of the essay Philosophie de l’inconscient written by


Karl Robert Eduard von Hartmann in 1868 introduced the idea that
both an impersonal and primitive force is at the origin of any
individual’s actions. This new notion provides the writers with a
stimulating writing exercise that enables them to slip into anonymity
or to adopt a double identity. Indeed, characters in the decadent
stories are rarely seen to assume a unique and coherent identity and
psychology. They are disembodied beings who are staging themselves
going as far as using the objects surrounding them to do so. In the wake
of the decadents, the surrealists multiply the writing techniques and
devices that all imply a subject divided into a passive scriptwriter and a
distant observant. In the accounts of dream and the automatic texts,
the scriptwriter transcribes the narrative events and the imaginary
doublings that are dictated by the observant. The present paper is
going to study the various means used by the surrealists and their
decadent predecessors to free themselves from the principle of identity.

Depuis la fin du XIXe siècle, une analogie unit l’imagination


de l’espace et la démarche de l’esprit : la conscience s’aide de
l’espace et lui confie un rôle de plus en plus grand. La
topographie se fait l’envers d’une éthopée, pour reprendre la
terminologie de Philippe Hamon. En effet, le paysage urbain
se modèle au psychisme malade des personnages
mystérieusement attirés par les surfaces réfléchissantes et
miroitantes. L’eau, le nuage ou la fumée qui envahissent le
décor parisien suggèrent à la fois le pouvoir de solubilité du
sujet dans son milieu, mais aussi sa capacité à franchir les
frontières de sa peau pour devenir lui-même de l’espace. En
1885, Théodule Ribot révélait que la dissolution de la psyché a
lieu dans un ordre inverse à son évolution et retranscrit ces
concepts à travers les notions de coordination et de
désagrégation (Ribot, 2003 ) Or, dans les textes symbolistes,
décadents puis surréalistes, on observe que la ville se modèle
au psychisme malade de l’écrivain au point de devenir « un
espace où les choses sont décrochées de leur épaisseur
terrestre, détachées de leurs liens habituels et des nécessités
du temps »(Jourde, 1994 : p.48). En nous appuyant sur un
corpus de textes écrits entre la fin du XIXe siècle et 1930, nous
proposons d’étudier les moyens qui permettent aux auteurs de
se libérer du principe d’identité.

Les surfaces réfléchissantes


L’eau est « l’élément mélancolisant » (Corti, 1942 : p.106) par
excellence dans lequel le sujet se dissout. Gaston Bachelard
appelle « l’ophélisation » la tendance de certains auteurs de la
fin du XIXe siècle, comme Georges Rodenbach dans Bruges la
morte, à trouver dans la matière de l’eau un élément de
souffrance. Leurs personnages se trouvent ainsi naturellement
attirés par les surfaces réfléchissantes et miroitantes. Comme
Baudelaire qui se noie dans la contemplation des
« merveilleux nuages » (Baudelaire, 1968 : p.148) dans le poème
liminaire des Petits poèmes en prose, Francis Poictevin
reconnaît le même objet poétique que celui de Baudelaire,
mais l’utilise moins comme prétexte à la rêverie que comme
exercice d’abstraction exigeant un abandon du moi à l’objet.
Autrement dit, l’auteur décadent s’initie au désarroi devant le
spectacle de la ville : ses déambulations deviennent
l’instrument idéal de dispersion du moi. C’est pourquoi l’eau,
le nuage ou la fumée constituent sous sa plume le principal
décor de Paris. Dans Petitau, par exemple, la « nue » et l’
« onde » sont deux motifs de choix que Poictevin va tenter
d’interpréter en termes subjectifs (Bancquart, 2002 : p.344).
En fait, il exprime et projette sur l’espace et les surfaces
réfléchissantes un malaise existentiel porté à l’extrême : être
double ou n’être pas ; se dédoubler ou disparaître. Ainsi, les
personnages des récits de Poictevin, tantôt désignés par un
simple prénom, tantôt par un pronom personnel, se projettent
dans le paysage jusque dans les arbres qui poussent dans la
capitale. Dans Double, par exemple, le personnage voit
apparaître dans sa déambulation ses propres sosies, des êtres
fantomatiques ou anonymes (Ibid : p.248). Cette inclination
au dédoublement n’est pas étrangère aux nouvelles techniques
de l’illusion optique qui apparaissent et se répandent depuis le
Second Empire. Miroirs déformants, panoramas, dioramas,
lanternes magiques, cosmoramas sont autant d’appareillages
qui ont contribué à répandre le goût de la fantasmagorie et du
trompe-l’œil parmi les symbolistes et les décadents. L’éviction,
à tous les niveaux, de la nature au profit du factice, met en
œuvre un système de substitutions où l’œil est sommé de
prendre sa tromperie pour la vérité. Il convient de rappeler
qu’à cette époque la capitale est le symbole même de la
modernité que les décadents abhorrent. Aussi, dans le monde
urbain moderne « unidimensionnel », qui étale, expose et
affiche, le réel perd de son volume et de son épaisseur. Contre
cette esthétique réaliste et naturaliste qui conçoit le réel
comme une succession de tableaux juxtaposés, les décadents
mettent toute leur virtuosité à créer, par le recours au trompe-
l’œil, une troisième dimension illusoire. C’est le cas de des
Esseintes, dans À rebours, qui aménage sa thébaïde selon une
suite de cercles concentriques et d’enceintes successives
rendus possible grâce au savant dispositif réflexif que le
personnage installe dans son boudoir : « Cette pièce où se
faisaient écho et se renvoyaient à perte de vue, dans les murs,
des enfilades de boudoirs roses » (Huysmans, 1967 : p.87). Ce
principe d’emboîtement permet au personnage de se
dédoubler à l’envi. Dans la seconde partie du XIXe siècle, la
privatisation et l’autonomisation des chambres et des pièces
dans l’architecture privée ont favorisé la transformation des
appartements d’esthètes en musées privés ou en « théâtres du
monde intime » (Davenne, 2004 : p.297). En plus de
l’installation de miroirs, la classification des collections de
livres, de bibelots, de tableaux et de fleurs dans À Rebours
semble répondre chez Huysmans à cette exigence
obsessionnelle d’ordre et de remplissage. L’univers de la
collection est en effet une réplique à l’ horror
vacuicaractéristique de l’âge baroque, puisqu’il place le sujet
dans un monde excentré où règnent la plénitude et le
rangement. C’est pourquoi le musée que s’est constitué le
capitaine Nemo dans le Nautilus de Vingt mille lieues sous les
mers sert de modèle de référence à bien des intérieurs
d’esthètes fins de siècle. Sous les vitrines de son cabinet-
musée, conçu comme un immense aquarium, Nemo propose
une sorte d’exposition idéale de la faune et la flore sous-
marine. Ce dispositif, qui anticipe sur les aquariums, les
dioramas et les maréoramas de l’Exposition universelle de
1900, a marqué profondément l’imaginaire fin de siècle : « Ce
qui triomphe, c’est l’aquarium » (Morand, 1931 : p.103) observe
Paul Morand à propos de l’époque 1900. L’idéal vernien de
« l’habitat-aquarium » ou de « l’habitat-prisme » (Hamon,
1989 : p.90), qui caractérise l’architecture et la décoration
intérieures de ces appartements, relève du style Art Nouveau.
Ces habitats apparaissent comme des « formes d’eau
construites » (Dali, 1933 : p.73) dans lesquels règnent une
atmosphère aquatique et une clarté sous-marine propices à la
mise en scène et à la démultiplication du sujet. Dans la
septième livraison de la revue La Dernière Mode, Mallarmé
imagine d’ailleurs le décor idéal d’une salle à manger où est
installé un aquarium entre une cloison et le mur de la salle à
manger pour tamiser la lumière de la fenêtre (Mallarmé, 1978 :
p.821). C’est l’agencement qu’adoptent des Esseintes dans son
salon, aménagé comme une cabine de navire dans lequel il
dispose un grand aquarium afin de filtrer la lumière et
compléter l’illusion aquatique. En somme, l’omniprésence des
surfaces réfléchissantes dans les récits fins de siècle – à la fois
comme élément décoratif et comme allégorie – s’explique par
leur capacité à refléter le sujet et à miniaturiser le monde de la
psyché.

Quelques décennies plus tard, les surréalistes affichent la


même tendance à projeter sur le paysage des extensions de
leur propre conscience. Dans plusieurs recueils de textes
automatiques, le moi se met en scène essentiellement sur le
mode du dédoublement narcissique : « Je me tiens derrière ces
glaces, près de la Porte Albinos, qui s’ouvre en dedans,
toujours » lit-on dans Poisson soluble (historiette 26) (Breton,
1996 : p.46). Marie-Paule Berranger a vu dans cette porte
ouverte l’aveu d’une fascination fatale pour l’inconscient,
figurée aussi à travers l’image des « portes dérobées en nous-
mêmes » (historiette n°7) (Berranger, 1998 : p.93). Or c’est
précisément ce fantasme du dédoublement que Breton
exprime dans le poème « Le soleil en laisse », où il découvre
que deux ombres se cachent dans la lumière du paysage : « Le
fumeur (..) cherche l’unité de lui-même avec le paysage » (
Breton, 1998 :p.188). Dans les poèmes de Poisson soluble, le
reflet nocturne présente la particularité d’absorber le sujet, tel
Narcisse dans sa contemplation fascinée, et de l’engloutir :
« l’inversion nocturne revêt ainsi les déterminations des
déterminations mélancoliques de l’effacement et de la
dissipation » (Bagros, 2006 : p.170). Dans l’historiette 20, par
exemple, le jeune apprenti s’enfonce dans « le paysage noir »
du miroir et s’anéantit dans son reflet. Le paysage des
premières historiettes de Poisson soluble revêt clairement des
demi-teintes saturniennes à travers plusieurs signes
symptomatiques : le symbolisme liquide de « la flaque d’eau
d’hiver », « la cascade », « le marais salant », « la brume
lointaine » et la présence de l’astre mélancolique dans
l’historiette 1 ; la solitude et l’ennui du poète « je suis seul, je
regarde par la fenêtre ; il ne passe personne ou plutôt
personne ne passe… » dans l’historiette 2 ; et enfin la
‘solubilisation’ du moi : « Je ne suis pas de cœur sur terre »
(Breton, 1996 : p.31-32 ;103) dans l’historiette 26. Mais bien que
la « loi de dissolution » soit annoncée dans le titre même du
recueil Poisson soluble, le poète n’est en rien un actant
désincarné : il se dédouble et se projette dans le paysage jusque
dans les êtres inanimés et les animaux anthropomorphiques
qui habitent la capitale. L’individualisation des personnages
reste encore à l’état d’ébauche : Breton croise en effet « de la
nébuleuse de personnage » (Gracq, 1996 : p.23) pour reprendre
l’expression de Julien Gracq : Madame Madame ; Monsieur
Lemême ; son sosie : « je reconnais un homme issu de mon
sang » (Breton, 1998 : p.160) puis un homme-miroir dans
(historiette n°26). Dans Poisson soluble, les Parisiens sont
presque exclusivement des personnages-objets, des « êtres de
passage » (Berranger, 1998 : p.94), selon l’expression de Marie-
Paule Berranger (miroirs, ciseaux, génie, tombe-barque,
craie,…). L’omniprésence des surfaces réfléchissantes (eau,
miroirs, verre) dans le paysage parisien des textes
automatiques témoigne d’un même processus d’objectivation
narcissique. Dans sa réflexion autour de l’écriture surréaliste,
Cyril Bagros distingue clairement les reflets diurnes des reflets
nocturnes dans le paysage des textes automatiques et relève la
présence des miroirs d’ombre dans les poèmes dePoisson
soluble. Dans les récits surréalistes, l’omniprésence des
surfaces réfléchissantes (eau, miroirs, verre, vitrines) dans le
paysage parisien témoigne d’un processus d’objectivation
narcissique. Dans Le Paysan de Paris, la figure du narrateur
apparaît en filigrane derrière la prolifération d’objets reflétés
par les vitrines de magasins situées dans le Passage de l’Opéra.
Louis Aragon, au milieu de sa promenade, semble hésiter face
à son propre reflet : « Miroir ou mirage » (Aragon, 1926 : p.30) ?
L’expression « une aventure de moi-même » utilisée par le
narrateur pour désigner l’exercice de contemplation des
vitrines laisse penser qu’à la démarche voyeuriste du narrateur
s’ajoute une démarche narcissique : la déambulation dans le
passage doit le conduire à sonder son intériorité, « ses propres
abîmes » (Ibid : p.20) afin de saisir le mystère du monde.
L’inconscient, qui fonctionne comme réceptacle d’où
l’imaginaire tire sa toute-puissance, multiplie ses apparitions
dans le Passage de l’Opéra. Baigné d’ « une lueur glauque »,
« abyssale », celui-ci est un équivalent géographique de
l’inconscient. La contemplation des vitrines n’est pas gratuite
puisqu’elle tend à découvrir l’accès à l’inconscient qui recèle
« toute la faune des imaginations ». L’inconscient, en
s’objectivant dans les objets des vitrines, les transforme en
fantasmagories. À cet égard, on notera que la présence
obsédante du fantasme et de la nuit participe d’une
atmosphère fantastique caractéristique des contes fins de
siècle qui rappelle en particulier celle des contes de Jean
Lorrain et de Marcel Schwob. La libido du promeneur se
polarise ainsi sur différents objets, comme l’éponge, qui
évoque le grain de beauté d’une femme, la chevelure ou les
étoffes. Autant d’attributs qui font l’objet d’une véritable
fétichisation. En outre, il semble que la femme soit elle-même
un objet de vitrine offert aux yeux du spectateur, mais comme
une créature métamorphique abstraite. Aussi, le plaisir d’Eros
est-il encore purement contemplatif, car la femme n’apparaît
que métonymiquement (accessoires, vêtements ou chevelure)
ou par reflets furtifs qui rendent impossible son étreinte. C’est
pourquoi Marie-Claire Bancquart fait remarquer qu’avec
Aragon « Paris est une grande caresse ; spectacle,
attouchement, vertige, mais qui n’est pas celui de la
possession » (Bancquart, 1993 : p.134). Selon elle, le processus
de féminisation à l’œuvre dans le traitement des objets des
vitrines est ni plus ni moins une manifestation de
dédoublement dans la mesure où le narrateur les manipule
« avec cette sensualité du bout des doigts que l’on prête
précisément à la femme ; et il y d’elle chez Aragon au miroir »
(Ibid : p.135). À plusieurs reprises, celui-ci se complaît à mettre
en scène son ‘double’ féminin : « En scène, Mesdemoiselles, en
scène, et déshabillez-vous un peu … » (Aragon, 1926 : p.44).
Tout se passe comme si la femme aimante le sujet qui se fond
en elle : « Ses mains, mais ce que je touche participe toujours
de ses mains. Voici que je ne suis plus qu’une goutte de pluie
sur sa peau, la rosée » (Ibid : p.208). L’observation voyeuriste
des femmes cacherait donc un exercice narcissique. Or, parce
que Narcisse est lié à Eros et Thanatos, leur contemplation est
aussi mortifère : « tout en elles, en même temps, me montre
l’abîme et me donne le vertige » (Ibid : p.49). Cela justifie ainsi
la vision macabre sur laquelle se clôt Le Paysan de Paris, où
Aragon se dépeint en cadavre décapité dont le corps se dissout
entièrement dans le reflet de la vitrine : « Tout le corps inutile
était envahi par la transparence » (Ibid : p.228). Les pulsions
mortifères de l’auteur qui affleurent ça et là au cours de la
promenade confirment que le narrateur voyeur est aussi un
Narcisse promis à la décomposition : « Ô mon image d’os, me
voici » (Ibid : p.131). Parce qu’elle est une surface réfléchissante,
la vitrine sur laquelle se penche le flâneur est mortelle ; d’où la
comparaison du passage avec le « grand cercueil de verre » – le
verre désignant ici métonymiquement la vitre. Le
rapprochement entre la pulsion de mort et Eros est
subtilement suggéré à travers la chosification des prostituées
en automates : « Vieilles putains, pièces montées, mécaniques
momies, j’aime que vous figuriez dans le décor habituel… »
(Ibid : p.46). L’automate préfigure ni plus ni moins le cadavre
de la femme. En outre, d’autres objets anthropomorphes
exposés dans les vitrines évoquent figurativement la mort ;
c’est le cas des « belles mains articulées en bois » et « des deux
mains coupées dans un bidet » (Ibid : p.123) dans la vitrine de
l’orthopédiste-bandagiste. D’après Jean Arrouye, les objets de
cire qui fascinent Aragon participent, dans ses descriptions,
soit du merveilleux soit de l’épouvante (Arrouye, 2003 : p.289-
304). Il semble que les nombreux objets inanimés mimant le
vivant que l’on peut recenser dans les vitrines soient encore
des faux-semblants corporels qui préfigurent la mort et
signalent une « inquiétante étrangeté ».
Les accessoires de mascarade : le
gant et le masque
« Faire peau neuve, que les reptiles ont de la
chance ! »(Aragon, 1921 : p.266). L’exclamation de Baptise A
jamais, à la fin d’ Anicet ou le Panorama, en dit long sur le
goût des surréalistes pour les travestissements. On sait que le
principe de mue chez les animaux fascinait Breton autant
qu’Aragon pour sa dimension métamorphique. L’engouement
des surréalistes pour la faune mimétique (caméléons,
chenilles, mantes, araignées, papillons, phyllies) reflète leur
propre désir de s’affranchir du principe d’identité : « Qui sait
si, […], nous ne nous préparons pas quelque jour à échapper au
principe d’identité ? » (Breton, 1988 : p.245) se demandait
Breton en 1921. Ils y parviennent imaginairement par
l’entremise de vêtements de camouflage qui consacrent le
règne du mimétisme. Dans les textes automatiques de Breton,
on repère par exemple une stratégie de mimétisme
homochromique. Dans Poisson soluble, les « vêtements de
l’air pur » ont la même fonction de camouflage que les « les
scaphandres de verre ». Ils suggèrent à la fois le pouvoir de
solubilité du sujet dans son milieu, mais aussi sa capacité à se
dédoubler, à franchir les frontières de sa peau pour devenir
lui-même de l’espace. Nous proposons ici d’étudier plus
précisément la fonction de camouflage assignée au gant et au
masque afin de démontrer qu’ils participent de la libération
du principe d’identité. Dans la société occidentale, la main et
le visage donnent à voir la peau nue, sans l’écran des
vêtements. Ils sont par conséquent les foyers du corps
signifiants où s’inscrit la distinction individuelle. La
précellence du visage et de la main est rendue manifeste à la
fin du XIXe siècle, à travers les procédés d’identification des
criminels. L’empreinte visagière (la photographie) et
l’empreinte digitale sont en effet des pièces maîtresses de
l’anthropométrie judiciaire. Dans le système du signalement
photographique élaboré par Alphonse Bertillon, un protocole
détermine les prises de vue de face et de profil dans un but
pédagogique : enseigner le lexique anatamo-descriptif aux
policiers. La répartition des mentions descriptives sous des
catégories définies (oreilles, nez, yeux, etc.) transforme peu à
peu le visage et le corps en un « portrait parlé ». C’est ainsi que
les systèmes modernes de reconnaissance circonscrivent
l’identité d’un individu à une photographie et à une
empreinte de doigts de façon invariable. Mais à la Belle-
Époque, un personnage-type s’affranchit toutefois de ce
système : c’est le bandit masqué. Rocambole, Rouletabille,
Arsène Lupin, Chéri-Bibi et Fantômas font partie de la
catégorie des voleurs de visages qui se dédoublent sans laisser
aucune empreinte derrière eux. Or les surréalistes se sont en
partie reconnus ou projetés dans ces criminels masqués à
l’identité problématique. Ils n’ont pas la densité psychologique
des personnages traditionnels parce qu’ils revêtent sans cesse
l’identité des autres, tel Fantômas décrit comme « toujours
quelqu’un, parfois deux personnes, jamais lui-même »
(Souvestre, Alain, 1911 : p.241). Le dénominateur commun de
ces bandits masqués est l’anonymat. Le port du gant et du
masque les rend irréductibles aux données anthropométriques
et met en échec leur identification. De ce point de vue, ils se
rapprochent de la « nébuleuse de personnage » (Gracq, 1996 :
p.23) qui traverse les textes automatiques : Madame Madame,
Monsieur Le même, le camé Léon, etc. Parmi ces « êtres de
Passage » (Berranger, 1992 : p.94), qui ne portent ni vêtement
ni marque identificatrice, se trouvent de nombreuses mains
gantées, comme l’énigmatique « coupable aux mains gantés »
(Breton, 1988 : p.391) dans l’historiette 31 de Poisson soluble.
On touche ici à un lieu commun répandu dans les romans
policiers populaires de la Belle-Époque et dans les romans
noirs : le gant assassin. Auxiliaire indispensable des
cambrioleurs, des étrangleurs et des criminels, le gant protège
leur incognito. Par définition, le criminel ganté est inconnu,
lié aux grandes peurs de la mort et de la nuit grâce à son
aptitude à effacer les traces de son passage. Dans les textes
automatiques d’André Breton, les gants de caoutchouc, les
gants de suède, les gants de craie, les gants de crin ou les gants
tournesol ont pour propriétaires des personnages anonymes à
l’identité inquiétante. Par exemple, la « main finement
gantée » qui apparaît dans la dernière historiette de Poisson
soluble a pour propriétaire le célèbre bandit aux gants gris
Mécislas Charrier. Cet anarchiste, qui appartenait à une
bande de malfaiteurs masqués, portait des gants pour
échapper à la police. Cet individu est à rapprocher d’autres
personnages aragoniens : l’Américain aux gants clairs qui sème
la terreur dans un café parisien (Paris la nuit) ou le vieillard
anarchiste qui effraie Edmond Barbentane dans Les Beaux
Quartiers. Le vieil homme marginal effraie moins Edmond par
ses propos extrémistes que par ses gants de coton noir : « Il ne
pouvait détacher ses yeux des mains noires » (Aragon, 1936 :
p.332). Dans le Manifeste de 1924, Breton mettait déjà la main
gantée sous le signe du crime et du mystère : « Le surréalisme
vous introduira dans la mort qui est une société secrète. Il
gantera votre main, y ensevelissant l’M profond par quoi
commence le mot Mémoire » (Breton, 1988 : p.334). Les
membres criminels de la société secrète surréaliste se gantent
eux aussi pour ne pas laisser d’empreintes et conserver
l’anonymat. Dans l’écriture automatique, l’instance
productrice du discours est une identité effacée : « Les auteurs
songeaient, du moins tous deux feignaient de songer, à
disparaître sans laisser de traces » (Ibid : p.1772) écrit Breton
dans une note de commentaire des Champs magnétiques.
Dans le poème « PSST » du recueil Clair de terre, où Breton
retranscrit la liste des abonnés au téléphone répondant à son
nom de famille, la liste nominative peut se lire comme une
suite de pseudonymes interchangeables où s’éclipse le sujet de
l’énoncé et de l’énonciation. Le souci de ne pas laisser
d’empreinte derrière soi est thématisé à travers deux motifs
récurrents : l’empreinte de doigts – qui explique le port des
gants – et l’empreinte de pas. Si le gant est symboliquement lié
à l’anonymat dans l’imaginaire surréaliste, c’est aussi parce
qu’il est un faux-semblant corporel qui camoufle les frontières
entre le vivant et l’inanimé : quel type de main épouse le
gant ? Le gant de bronze et les deux mains gantées du
mannequin de cire photographiées dans Nadja ou bien encore
la longue main d’ébène photographiée par Man Ray dans
L’Amour fou jouent également avec le principe d’identité. Ces
différents exemples nous amènent à nous interroger sur le
statut que les surréalistes assignent au gant : est-il encore « le
symbole de la personne même » (Paris, 1895 : p.104) comme à
l’époque féodale ? Les avant-gardes réactualisent, dans une
certaine mesure, cette valeur symbolique du gant, mais en lui
donnant une orientation nouvelle. Le gant moderne est certes
l’indice d’une individualité, mais d’une individualité
dédoublée qui refuse de se laisser identifier.
Le masque est le second accessoire que l’homme-caméléon
surréaliste arbore pour laisser suspendus les repères de
l’identité. On pense aux masques blancs sous lesquels les
membres du groupe visitaient rituellement le désert de Retz et
surtout à tous les masques fictifs qui traversent les textes de
notre corpus. Avant d’être un agent de métamorphose, le
masque est destiné à oblitérer le visage, comme pour
« L’Homme au Masque » que traque le détective Carter dans
L’Étreinte de la Pieuvre (Nadja). Lors du bal doré des
Valmondois, dans Aurélien, le visage d’Aurélien est
méconnaissable, car occulté sous un masque d’or sans traits
caractérisés : « Étrange de le revoir masqué, sans visage »
(Aragon, 1966 : p.558). Dans la société occidentale, le principe
d’identité s’appuie essentiellement sur le visage, signe
distinctif par excellence de l’identité personnelle, et qui
signifie étymologiquement « ce qui est vu » (visus). La
photographie signalétique, ancêtre du photomaton, avait pour
vocation de fixer l’unicité du visage et d’identifier la
distinction individuelle. André Breton et les autres
surréalistes contestent la prétention de la photographie à se
faire la garante de l’identité. En témoignent tous les grimages
faciaux auxquels ils se livrent dans les isoloirs des
photomatons pour subvertir le principe identificatoire de la
photographie. Robert Benayoun repère dans cet exercice
ludique « une fuite fantasque dans l’anonyme » (Benayoun,
1988 : p.50). Il s’agit pour eux de se rendre méconnaissables par
le port de casquettes, de fausses moustaches, de passe-
montagnes ou bien invisibles par la fermeture des yeux. Des
scénarios de mascarade analogues se retrouvent dans les textes
automatiques d’André Breton. Le sujet se projette à plusieurs
reprises sous les traits anonymes d’un homme masqué ou bien
dissimule son visage tantôt derrière ses propres mains tantôt
derrière un loup de velours noir ou blanc. Le goût de Breton
pour les masques vient d’abord de son mépris pour le visage
qu’il considère incapable d’exprimer la vie intérieure : « La vie
intérieure filtre mal à travers cette écorce de tromperie »
(Breton, 1999, p.871). Dans l’article « Phénix du masque »,
Breton situe trois types de masques différents (le heaume du
chevalier, le loup de velours et la bauta vénitienne) sous le
double signe de l’anonymat et de la transfiguration. Comme
dans les rituels chamaniques, les masques sont des agents de
métamorphose qui permettent de vivre de l’intérieur la
transformation : « ils s’attachent à la transfiguration, aussi
bien qu’à l’éclipse, de ce que présente l’individuel aspect du
visage » (Breton, 2008 : p.993). Breton assigne donc au masque
une valeur symbolique : laisser transparaître le « le démon
Pluriel » (Breton, 1970 : p19) qui hante tout individu. Derrière
la surface unie du masque se cache une pluralité de doubles.
Ainsi, le loup de dentelle noire qu’il fait porter aux femmes de
Max Ernst recouvre « les cent premiers visages de la fée »
(Breton, 1970 : p.66). De ce point de vue, l’identification de
Breton à Fantômas, dans la dernière historiette de Poisson
soluble, est riche de significations : « Aussi bien les murs de
Paris avaient été couverts d’affiches représentant un homme
masqué d’un loup blanc et qui tenait dans la main gauche la
clé des champs : cet homme, c’était moi » (Breton, 1988 : p.
399). Ce mode de représentation fantasmatique rappelle la
technique des portraits-compensations chers aux surréalistes
qui consistait à occulter son visage sous une figure d’emprunt,
à se glisser dans une personnalité alternative : « les surréalistes
s’identifient parfois à leurs modèles, les pénètrent ou les
endossent comme un vêtement » (Benayoun, 1988 : p.50) note
Robert Benayoun. Le dédoublement de Breton en Fantômas
nous renseigne sur la conception de sa propre identité.
Fantômas, comme Zigomar, incarne dans l’imaginaire
collectif la figure du criminel masqué non identifiable : « Je
n’ai pas de visage [1] (#note-1) » affirme-t-il dans L’Agent secret.
Le mystère qui émane de ce personnage vient précisément de
son absence de visage qui lui permet de revêtir un nombre
illimité de personnalités diverses. Il est « celui dont personne
ne connaît le visage » puisqu’il n’est jamais démasqué par
l’inspecteur Juve. C’est pourquoi les surréalistes ont pu en voir
en lui un symbole vivant de l’inconscient : il est l’« autre »
visible, mais toutefois insaisissable. Aussi est-il la preuve
incarnée qu’un visage ne cache pas une seule âme et que
« nous abritons peut-être plusieurs consciences » (Breton,
1988 : p.234). Dans cette logique de l’identité plurielle, le
pouvoir signifiant du vêtement est invalidé : à quel « être »
peut-il renvoyer si nous avons plusieurs consciences ? Chez
Aragon, le masque a le pouvoir de rendre visible une part de
notre identité fuyante. Lors du bal des Valmondois, les
masques des invités fonctionnent comme des signifiants de
l’être. Masqués, ils donnent à voir leur vrai visage : Edmond-
Othello montre sa jalousie à l’égard d’Aurélien, Blanchette-
Danaé sa richesse, Artémis-Diane de Nettencourt son
caractère prédateur tandis que le maque sans traits d’Aurélien
pointe son vide intérieur (« persona », le masque). En somme,
le masque et le gant permettent d’ « échapper au principe
d’identité » en retranchant leurs propriétaires derrière
l’anonymat. Ces deux accessoires se situent dans le
prolongement d’un imaginaire romanesque noir. En effet, le
criminel ganté et le bandit masqué sont les deux figures
auxquelles s’identifient imaginairement les surréalistes pour
penser leur identité double et rompre avec l’image
conventionnelle de l’artiste.

Le travestissement vestimentaire
Nous nous proposons à présent d’examiner les procédés de
travestissement qui permettent d’échapper au principe
d’identité et de se figurer un double visible à l’œil nu. Dans
son ouvrage Le Rire des surréalistes, Robert Benayoun met en
lumière le protéisme des membres du groupe surréaliste. On y
apprend que le déguisement faisait partie de leur quotidien au
même titre que le masque, non seulement parce qu’il leur
procurait la sensation de se fondre dans l’anonymat, mais
aussi parce qu’il rendait possible l’expérience de se glisser dans
des consciences fictives. Le désir de devenir autre par
l’entremise du vêtement est explicité dans un article où
Breton présente l’individu comme un « anti-Narcisse »
(Breton, 1999, p.871) habité par le désir de devenir autre. La
motivation « anti-narcissique » trouve d’ailleurs une
illustration éloquente dans l’article « Introduction au discours
sur le peu de réalité ». Alors qu’il arpente le vestibule d’un
château, Breton ressent le désir de se glisser dans l’une des
armures qu’il éclaire avec sa lanterne dans le dessein, dit-il, de
« retrouver en elle un peu de la conscience d’un homme du
XIVe siècle » (Breton, 1970 : p.8). Le travestissement serait
donc motivé par le désir d’explorer la profondeur d’autres
consciences, notamment féminines. Le phénomène que
Vladimir Jankélévitch identifie comme une « féminisation de
la virilité » et que Huysmans désigne par le néologisme « la
féminilité » se manifestait déjà à la fin du siècle dans le rêve
d’un « échange de sexe ». Par exemple, la figure du travesti
traverse tout le cycle de La Décadence latine de Joséphin
Péladan. Quant à des Esseintes, il rêve de « la transmutation
des idées masculines » (Huysmans, 1977 : p.207-208) dans le
corps de Miss Urania dont il admire la force brutale. La
conscience décadente, qui tend à se détourner du réel pour
réfléchir à sa propre nature, trouver un intérêt particulier à
Narcisse. Mais le mythe de Narcisse est perverti à la fin du
siècle, car tous les Narcisses qui prolifèrent dans le dernier
quart du XIXe siècle sont l’objet d’« une mise au
féminin »(Palacio, 1993 :p.43). Il s’opère en cette fin de siècle
une confusion entre les figures voisines de Narcisse et
Hermaphrodite. Celles-ci, par leurs ressemblances, renvoient
à un « auto-éros » dont Péladan et Rachilde se feront les
hérauts privilégiés dans L’Androgyne et Monsieur de Vénus.
Dans le mythe d’Hermaphrodite, la nymphe Salmacis l’étreint
de force alors qu’il repousse ses avances, et supplie son père,
Poséidon, de l’unir à lui pour toujours. Le vœu de la nymphe
étant exaucé, ils ne forment plus qu’un seul être bisexué, à la
fois mâle et femelle. Le « sexe artistique par excellence » qu’est
l’Androgyne renvoie donc au rêve d’une humanité débarrassée
de la sexualité par l’apparition d’un être idéal n’ayant pas de
sexe, et donc à « l’avènement d’un Eros stérile »(Lingua,1995
:p.124). Derrière l’androgynie attachée au mythe de Narcisse se
cache un idéal de plénitude originelle, qui avait déjà été
esquissé par Théophile Gauthier dans Mademoiselle de
Maupin en 1835. Celui-ci transparaît dans le fantasme
d’absorption de l’autre, comme dans le conte Volupté de
Rachilde où le jeune héros confie son fantasme fusionnel à sa
bien-aimée. Or, ce syndrome typiquement décadent de « mise
au féminin » tend à s’imposer dans les textes automatiques
surréalistes comme une « force de loi interne », selon
Marguerite Bonnet, « pour associer constamment le masculin
au féminin » (Bonnet, 1998 : p.399). Dans son analyse du
recueil Poisson soluble, Julia Kristeva note à son tour que
derrière « la mascarade avec le sexe » (Kristeva, 1992, p.116) à
laquelle se livre Breton se cache un fantasme d’inversion des
sexes : « La question insoluble du Poisson, est ainsi
précisément celle de son identification féminine : tel est bien
le thème récurrent » (Idem). On peut citer à titre d’exemple le
soudain retournement du masculin au féminin par le biais du
travestissement dans Météore puisque Breton se met en scène
« en robe fendue » et confie : « Je vis parquée dans les forêts »
(Breton, 1988 : p.185) Dans le dernier poème du recueil, la
référence explicite à Rrose Sélavy, l’altière ego que s’était
inventé Marcel Duchamp, est encore un autre exemple de
« mise au féminin ». Mais l’identification féminine semble
surtout atteindre son paroxysme dans les historiettes de
Poisson soluble II : « à travers les femmes qui tombaient dans
mes bras, je ne découvrais d’autre victime que moi-même »
(Breton, 1988 : 596). Dans sa lecture de Poisson soluble, Julia
Kristeva a mis en lumière le désir du sujet de « (trans)fusion
dans le continent féminin » (Kristeva, 1992 : p.122) en
démontrant sa propension à la dissolution dans l’instance
féminine. L’historiette 22 en est une illustration éloquente :
« je n’oublierai jamais (…) le rire du voile lorsqu’il me quitta,
comme celle dont il était l’ombre m’avait quitté ». L’usage
ambigu et flou des pronoms personnels suggère que le sujet ne
se différencie pas comme être autonome et trahit ainsi un
profond désir de submersion dans l’être aimé. Le fantasme
d’androgynie est encore latent dans l’historiette 24 de Poisson
soluble, où Breton confie posséder un « œil droit la fleur mâle,
le gauche la fleur femelle » (Breton, 1988 : p.84). Dans
plusieurs textes automatiques, Breton se livre ainsi à une
« mascarade avec le sexe » par le biais du travestissement
vestimentaire : « Je voudrais pouvoir changer de sexe comme
de chemise » (Breton, 1937 : sp). Dans le poème « Météore »,
par exemple, l’instance masculine fait son apparition « en robe
fendue ». En outre, le recueil Clair de terre se clôt sur la figure
de Rrose Sélavy, l’alter ego féminin que s’était inventé Marcel
Duchamp. Rrose Sélavy est une prostituée fictive de la Rue
aux Lèvres née d’une série de photographies prises par Man
Ray, à New-York, pendant les mois d’hiver 1920-1921. La portée
transgressive du geste de Marcel Duchamp réside dans son
désir de transcender les deux genres socialement établis du
masculin et du féminin pour s’apparenter à un troisième
genre, « beyond sex » (Lyotard, 1977, p.94), celui des
hermaphrodites. Le vêtement n’a donc pas seulement le
pouvoir d’inverser les sexes, il peut aussi les rendre solubles.
Plusieurs indices, extraits de l’historiette 22 de Poisson
soluble, ont conduit Julia Kristeva à parler d’un fantasme de
« (trans)fusion dans le continent féminin » (Kristeva, 1992,
p.122). L’appropriation fétichiste du manteau féminin peut se
lire comme un acte de travestisme qui aboutit
triomphalement à un dédoublement féminin : « le rire de la
femme la plus désirable chantait en moi » (Breton, 1988 :
p.378). Un autre indice tend à faire penser que le brouillage des
identités sexuelles est une problématique qui se situe au cœur
de l’automatisme. La photographie titrée « L’écriture
automatique », publiée en couverture du numéro 9-10 de La
Révolution surréaliste, représente une figure féminine habillée
à la garçonne, installée à un pupitre d’école. La main
automatique serait-elle une main hermaphrodite ? Doit-on
voir en elle une incarnation de « l’Androgyne primordial [2]
(#note-2) » dont rêve Breton ? L’idéal d’une fusion des
principes mâle et femelle transparaît dans plusieurs récits
d’Aragon. Si les scénarios de travestissements vestimentaires
sont rares sous sa plume, c’est parce que l’acte de
travestissement s’opère dans le psychisme des personnages, à
la manière de Thérèse qui se dédouble et devient Tirésias par
la seule force de sa volonté dans Les Mamelles de Tirésias de
Guillaume Apollinaire. Chez Aragon, l’expérience
d’aimantation et de fusion dans le féminin passe par
l’apprentissage d’une « science sémiologique des toilettes »
(Bougnoux : p.1247) qu’il a apprise en partie au contact de la
peinture du peintre Henri Matisse. L’exploration du féminin
se joue chez Matisse et Aragon au niveau pelliculaire de
l’étoffe et des surfaces. Ainsi, le flâneur du métropolitain, dans
« L’Instant », pénètre l’intériorité des femmes en frôlant au
plus près leurs vêtements. Le flâneur a développé ainsi une
sensibilité tactile aiguisée à l’extrême : « Je sais comment un
corps frémit sous le velours » (Aragon : 1997 : p.637). Au
contact de la main experte, l’étoffe devient aussi lisible que
l’épiderme. Si la palpation du textile déclenche et alimente
chez lui le désir sexuel, il est aussi un moyen de se glisser dans
le féminin « comme à l’intérieur de sa propre chair » (Kristeva,
1996 : p.293). « Ces véritables inconnues qui me troublent, je
vais ainsi à elles à travers ce qu’elles aiment, ce qu’elles ont
choisi pour être et leur parure et l’expression de leur sensualité
cachée […] J’envahis ces femmes comme elles m’envahissent »
(Aragon, 1997 : p.638). En se glissant dans l’intimité féminine,
l’écriture d’Aragon s’efforce vers une bisexualité qui a fait
l’objet de plusieurs commentaires. Dans l’imaginaire d’Aragon,
l’homme trouve dans la femme un double fidèle, un alter ego.
La question de la dualité sexuelle des individus, inséparable de
la problématique vestimentaire, a été l’objet d’un débat public
après le scandale suscité par la publication de La Garçonne en
1922. Selon Pierre Daix, la figure de la garçonne a frappé
l’imaginaire des surréalistes au point d’« illuminer leurs écrits,
mais, aussi fortement que Freud, les déranger » (Daix, 1993 :
p.19). Le comportement vestimentaire de la garçonne
transgresse en effet un double tabou : celui de la
différenciation sexuelle par le vêtement et celui de
l’homosexualité féminine. Si ces femmes, « hantées par
l’impossible désir d’être un homme » (Brassai, 1976, p.162),
n’apparaissent pas explicitement dans notre corpus, plusieurs
personnages féminins (Blanchette Barbentane, Mary de
Perseval, Matisse, Mirabelle) présentent toutefois une
intériorité virile. La coquetterie vestimentaire de la Femme
française, par exemple, contraste radicalement avec « son
rapport sans métaphore aux mots » (Douay-Soublin, 1986 :
p.252) et son comportement sexuel pervers. La transgression
sexuelle de la narratrice anonyme passe par le travestissement
psychique, et non vestimentaire. Celle-ci se plaît, en effet, à
jouer le rôle de l’homme dans ses relations amoureuses, de la
même manière que l’auteur expérimente la mécanique
amoureuse des femmes à travers le corps et la voix de la
narratrice. Ce scénario de dédoublement cérébral brouille
dangereusement les frontières entre les sexes et rejoint
finalement la problématique du double : quel « être » signifie
le vêtement si son identité est plurielle ? Quel « sexe » signifie
le vêtement si le sexe psychique diffère du sexe anatomique ?
Toutes ces questions relatives à l’identité, déjà posées par les
décadents, sont latentes dans les portraits des personnages
surréalistes. Cette problématique identitaire trouve un
prolongement particulièrement novateur dans les recherches
artistiques de Claude Cahun. Devant l’objectif, celle-ci
multiplie les variations sur le genre avec un sens aigu du jeu de
rôle. De 1913 à la fin des années 1920, l’artiste cultive
l’ambiguïté sexuelle dans ses autoportraits en se
photographiant tantôt féminine, tantôt masculine ou
androgyne. Par exemple, dans un autoportrait daté de 1928,
elle se représente en maillot, le crâne rasé et les mains
appliquées sur ses oreilles pour accentuer son appartenance à
un genre indifférencié.

Cet examen succinct s’est attaché à établir une rencontre


entre deux « imaginaires fraternels » (Mourrier-Casile, 1986 :
p.11). Par l’entremise des surfaces réfléchissantes, des
accessoires de mascarade et du vêtement, les auteurs
décadents et les auteurs surréalistes réalisent
fantasmatiquement un rêve commun, celui de se dédoubler en
« Protées modernes [3] (#note-3) ». En définitive, on pourrait
se demander si les surréalistes et les décadents ne procèdent
par exclusion, s’ils ne définissent pas leur identité par ce
« quelque chose » inclassable dans une nomenclature bien
déterminée. Autrement dit, ne se conçoivent-ils pas eux-
mêmes comme des objets trouvés ? Les êtres dans lesquels ils
se dédoublent ont en effet tantôt une forme animée tantôt
une forme inanimée et n’ont pas la densité psychologique des
personnages traditionnels, tel Fantômas décrit comme
« toujours quelqu’un, parfois deux personnes, jamais lui-
même » (Souvestre, Alain, 1911 : p.941). Depuis la fin du XIXe
siècle jusqu’aux années 1920, – époque d’exploration avant-
gardiste et de bouleversement des mœurs – le processus de
dédoublement met en question les normes établies de façon à
démonter un à un les stéréotypes associés à l’identité.
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[1] Pierre Souvestre, Marcel Allain, Fantômas, cité dans Didier


Blonde, Les voleurs de visages : sur quelques cas troublants de
changements d’identité : Rocambole, Arsène Lupin, Fantômas
& Cie, Paris, Métailié, 1992, p.9.

[2] Dans le texte Du surréalisme et ses œuvres vives, Breton


appelle de ses vœux la reconstitution du mythe de
l’Androgyne qui illustre, selon lui, la cohésion parfaite de
l’amour charnel et de l’amour spirituel.

[3] Pierre Souvestre, Marcel Allain, Fantômas, cité dans Didier


Blonde, Les voleurs de visages : sur quelques cas troublants de
changements d’identité : Rocambole, Arsène Lupin, Fantômas
& Cie, Paris, Métailié, 1992, p.9.
Une initiative des étudiantes et des étudiants en littérature comparée de
l’Université de Montréal

ISSN 1705-5423

2023

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