Marielle Macé, « Sidérer, considérer »

Phraser avec justesse, écrire avec justice. Parler des campements, des « bords en
plein centre » en mettant en avant ces deux verbes : sidérer, considérer. Cf. camp sur les
quais de la gare, en contrebas de la gare d’Austerlitz, détruits à l’automne dernier. Bords
au centre de la ville. Camp de migrants d’Austerlitz qui n’était pas le plus visible, mais
sidérant, près de la cité de la mode et du design, sur les rives de la Seine, avec sa
discothèque en plein air. Les migrants pouvaient en capter le signal Wi-Fi quelques
heures par jour. Quelque chose de nous, de partagé. Qui interdit de faire le malin. Camp
posé également à côté d’une « banque de banque », mais aussi de la BnF, tout près donc
de cette scénographie grandiose et inhabitable : grands livres ouverts qui ne se lisent
pas, mais se regardent. Au 43, quai de la gare fut ouvert aussi le camp où les nazis
rassemblaient les ouvrages et biens pillés dans les appartements des Juifs. Emplacement
près duquel est érigée aujourd’hui la BnF. Cf. Sebald, dans Austerlitz.
Histoire de la culture / histoire de la violence de masse. Malraux, L’homme précaire
et la littérature. Culture moderne parle de et à notre vulnérabilité. Cf. Benjamin, dont
les papiers ont dû transiter par ce camp, qui ressentaient la nécessité d’avoir une
bibliothèque : emballer / déballer sa bibliothèque, plus d’une fois, jusqu’au suicide à
Port-Bou. 15 changements d’adresse à Paris entre 1933 et 1938, et sa bibliothèque se
restreint : une partie déposée chez ses amis. Lutte perdue contre la dispersion. N’a pu
finalement partir qu’avec son masque à gaz et ses affaires de toilette. Comme s’il portait
avec lui cette tragédie de la culture au XXe siècle. Objets qui en même temps
ramassaient pour lui une « magie » (Pasolini), une promesse de bonheur. Profondeur
spirituelle de la vie matérielle. Rejoint avec une sorte de bizarrerie et d’indécence pour
nous aujourd’hui celles de la Cité de la mode et du design. Traîne foncièrement
ambiguë. Voisinage sidérant de poches d’espace qui ne doivent pas communiquer,
d’autant que cela se passe au bord d’un fleuve. Acharnement des bords dans un
impossible côtoiement. Limitrophe : limes, frontière, ce qui se tient à la limite, s’y
nourrit et s’en nourrit, ce qui la nourrit aussi. Frontière ≠ ligne, mais ruban.
Cf. Derrida, L’Animal… : le limitrophe comme ce qui avoisine les limites et se
démultiplie, s’épaissit, se divise en se faisant croître. Ce qui se joue en ces bords de
Seine. Là où des espaces, des temps, des personnes s’abstiennent les uns auprès des
autres. Côtoiement = la tâche politique, du fait même de la rotondité de la Terre, comme
le dit Kant. Cf. Lefort : on ne saurait localiser l’homme dans la société, il n’y a que des
mouvements d’aller vers ou de s’abstenir d’aller vers. Cf. Claude Mouchard,

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« Papiers ». Frontière passe en nous-mêmes. Bord qui passe au milieu, nous révèle
disjoints. Le bord fait irruption en plein centre. Bons et mauvais côté du même monde.
Passer de la sidération à la considération : observation, prévenance, réouverture d’un
rapport. Sidération : émotion qui reste une souffrance à distance, ce qui n’est pas rien,
mais risque d’enclore ceux à qui cela arrive là où ils sont. Sidérer : sidus, étoile qui
frappe de stupeur. Chaîne sémantique : desiderare, considerare. À la fois mot de la
perception et de la justice. Face à un événement comme la crie des migrants, on est plus
facilement porté à se laisser sidérer qu’à considérer. Abondance des informations
visuelles l’emporte sur l’attention, l’analyse. Considération : perception qui est aussi un
soin, regard qui est un égard. Tâche du poète. Cf. Ponge : avoir des égards pour la
réalité. Rage de l’expression, rage contre le bâclage. La réalité pourrait porter plainte
contre nous pour le manque d’égards de notre expression. « Droit de l’objet » [Adorno :
« primat de l’objet »]. Bonnefoy : compassion – pitié toute chrétienne. Considération:
Ponge, Rilke, Baudelaire. Plus politique.
« Considérer » : collectif PEROU, qui agit dans les campements et les bidonvilles ;
émane des Enfants de Don Quichotte, qui avaient placé des tentes le long du canal St-
Martin. Lutte contre la destruction et le démantèlement. Prend soin de ce qui existe.
Documente et agit.
Cf. Bailly, à propos de « l’ambassade du PEROU » (bidonville à Ris-Orangis) :
ouverture sur les réseaux, les associations. Quelque chose qui tente d’approfondir
l’accueil sans le refermer. Rayé de la carte le 23/03/2013. Arrêté municipal ordonnant la
destruction. 70 occurrences du mot « Considérant » : « l’illégalité », « les conditions de
vie » (mais pas ls vies), « l’excès de guirlandes lumineuses reliant l’ambassade à la salle
des fêtes ». Le PEROU s’en est emparé : souligner que le bidonville n’est certes pas un
modèle pour habiter, mais un lieu où on peut imaginer des formes de l’accueil. Equiper
un présent, non pas condamner à vivre là. Prendre en considération : se mettre à l’écoute
de ce qu’indique tout état de réalité. Cf. Michel Agier. Dans les encadrements se joue
quelque chose d’essentiel pour notre habitat, pour les villes elles-mêmes. Camps : lieux
de l’écart à replacer sous un jour nouveau, celui du devenir des villes dans le monde qui
vient. Calais : douleur et tension, mais reconnaître ce qui est en train de s’y faire.
Prendre acte du déjà construit comme un territoire d’idées. Cf. le texte
« Considérant… » publié par le PEROU lors du démantèlement de la jungle de Calais.
Destruction dirigée contre ce qui fait ville, et non seulement contre un bidonville.
Ce qui est sidérant aujourd’hui, c’est le projet de parc d’attraction consacré à des
héros de jeux vidéo, pour lequel la maire de Calais a obtenu un financement
pharaonique en dédommagement de la crise des migrants.

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 Cf. Claire Denis, Le bois dont sont faits les rêves, sur le bois de Vincennes. Des
contacts sexuels furtifs au dernier vestige de l’Université de Vincennes.
Bailly : Le Dépaysement : considération si précise qu’il déplace constamment le
rapport entre centre et périphérie. Pas de forme sans bord, mais cela existe toujours sur
un autre mode que fixe. Adhérence / désadhérence ≠ géométrie de l’hexagone, mais
plutôt une peau de bête écartelée, trouée, traversée par une force centrifuge et que Bailly
est allée voir sur ses bords, préférentiellement. Là où le pays s’en va ou refuse de s’en
aller. Bretagne, le Nord et l’Est, régions aussi imprégnées de batailles et de morts. Lieux
aussi où s’aménage la possibilité d’un départ : le Bazacle, « Gentilly, Portugal », etc. Ce
qui rend un pays vivable, « c’est la possibilité qu’il laisse à la pensée de le quitter ».
Contre l’empaysement. Ce qu’on habite d’autant mieux qu’on peut le quitter, qu’on
peut y laisser entrer, aussi.
Cf. jardins ouvriers de St-Étienne : fragment discret d’utopie repéré dans certains
gestes. Frange et preuve d’une autre vie, d’une autre ville possible. Cf. livre qui
prolonge ce chapitre, fait avec l’architecte en charge du réaménagement du quartier de
la Manufacture d’armes de St-Étienne. Éthique de l’attention et économie du peu.
Ménager : contraire en fait d’aménagement.
Non pas rendre une dignité, car les hommes dans ces camps, ces bords, l’ont, mais
leur donner des droits (cf. conférence de Sophie Wahnich). Lieux où se fait la preuve
qu’une autre vie est possible. Inventer : accueillir ce qui est possible. Ni exalter le
dénuement ni se complaire dans la lamentation. Mais faire cas des vies qui y vivent et
qui ont quelque chose à dire. Mieux que des bords délaissés, des franges qui seraient
déjà des preuves que l’on peut faire autrement puisque l’on fait déjà autrement.