Vous êtes sur la page 1sur 10

169

Quelle histoire peut nous


aider à travailler
sur l'architecture moderne
Par-delà la progression de l'état des
connaissances, l'histoire de I' architec-
et contemporaine ?
ture nourrit des pratiques concrètes, Une opportunité de redéfinition de la discipline

• notamment celles de conservation


des édifices. Il ne s'agit pas toujours
de programmes exceptionnels datant
de périodes reculées. Ainsi, la Suisse
BRUNO REICHLIN

est sensibilisée à ce qui y est désigné


comme« la sauvegarde du moderne »,
c'est-à-dire le repérage, l'entretien,
la conservation mais aussi l'évolution
d 'opérations réalisées au XX' siècle. La restauration, la réhabilitation et la ré affectation des bâtiments modernes
Elles constituent un patrimoine (sou- e t co ntemporains, malgré ou plutôt à cause des difficultés culturelles et
vent méconnu en tant que tel), banal, techniques, idé ologiques et politiques qu'elles rencontrent, constituent
apparemment dénué d'intérêt. p e ut-être une des grandes opportunités qui sont actuellement offertes
à l'architecte pour repenser son propre métier, que ce soit dans ses fonde-
Ce nouveau type de travail pour les
me nts ou dans ses relations à d'autres professions et compétences.
architectes requiert des connaissances, La formule« construire dans l'existant», aujourd'hui à la mode, a au
donc un enseignement, spécifiques, moins un mérite : elle signale que l'énorme production récente nous
où l'histoire et la critique occupent une confronte à des objets qui sont en grande partie encore retenus dans les
limbes de la critique et de l'histoire. Les catégories de jugement adéquats
place importante. L'enquête monogra-
manquent en effet : critères historiques et esthétiques, mais aussi
phique et l'élaboration d'une sorte - et surtout? - sociologiques, économiques, écologiques. Dans cet
d'encyclopédie des techniques et de article, je me limiterai aux paramètres historiques et esthétiques.
leurs usages constituent deux pistes
de travail pour ce savoir à constituer. Comment regarder et comprendre
de nouveaux objets?
la première confrontation avec ce qui est récent, injugé, bref avec
l'anonymat du banal, soulève en fait plusieurs problèmes; j'examinerai
dans le présent article les plus importants d'entre eux.
1 70 [ Les Cahie rs d e la re ch e rc he arc h,tectur ale et urba,ne - n" 9110 Metho des en hrstorre

Comment se prépare-t-on à la découverte, à l'ident1fica- factuelle mais sont le fait d'un vrai manquement critique :
t1on d'un objet qui est « sans pedigree »? Où apprend-on c'est à la culture de la modernité que le restaurateur a
à le raconter, à lui attribuer un embryon de position histo- porté atteinte. De toute évidence, il a négligé les paramètres
rique? Et où acquérir la conscience - à la fois épistémolo- de jugement qui font de cet équipement- et en particulier
gique et herméneutique - capable d'englober une pensée de sa mécanique tayloriste, synergique et technologique-
portant aussi bien sur l'objet qui est devant nous que sur les ment « concrète » - un monument incontournable de la
instruments critiques pour aller à sa rencontre? Un exemple culture moderne 1, comme le prototype de la 2 CV ou /es
inquiétant illustre comment les thèses - momentanées - Demoiselles d 'Avignon.
du débat critique peuvent influer sur le destin d'un édifice :
celui de la Caisse centrale d'allocations familiales, achevée Quelles compétences et quels outils?
par les architectes Raymond Lopez et Marcel Reby dans le Ou i sont les habitants de la bachelardienne « cité scienti-
1S• arrondissement de Paris en 1959. les défenseurs du fique » où s'élaborent ces compétences : les historiens, les
bâtiment ont à raison attiré l'attention sur l'ingén ieuse historiens de l'art ou les architectes? Admettons que nous
façade-rideau du bloc des bureaux, suspendue au bord du ayons identifié le découvreur de « chefs-d'œuvre incon-
toit et affleurant les étages grâce à un joint articulé qui nus » capable d ' intuition critique et d ' acu ité analytique
absorbe les flèches verticales des dalles en porte-à-faux et dans le repérage du bâtiment, mais faisant aussi montre de
les dilatations thermiques. Cette reconnaissance sauvera, sagacité dans sa protection et d' imagination dans la défini-
espérons-le, la barre de bureaux, mais risque de détourner tion de sa nouvelle affectation salvatrice; imaginons qu 'il
l'attention des critiques de la qualité urbaine du projet. s'ag it d'un architecte. Est-ce à ce dernie r que sera confié
Par un jeu de rampes, d'escaliers, d 'auvents et de petits ensuite, au nom de ces qualités, le projet de conservation,
jardins, l'édifice articule en effet admirablement, aux points de restauration, de transformation? Ces opérations repré-
de vue fonctionnel, signalétique et surtout spatial, la récep- sentant une part importante et toujours croissante de
tion du public, la d istribution du personnel, la circulation et l'activité du bâtiment, les réponses que nous donnerons à
le stationnement des voitures. ces interrogations modifieront la culture de l'a rchitecte;
En d'autres mots, l'intérêt actuel pour les performances il s'agit d'une culture artistique mais aussi technique, et
techniques des années cinquante ne devrait pas occulter d'une vision historique mais aussi anthropologique - si
les qualités d'un des meilleurs ilots français de cette époque. nous considérons que l'architecture fera désormais aussi
Sinon, nous assisterons à la répétition du type d 'erreur d' éva- l'objet d'une « histoire de la sensibilité » telle que la prati-
luation qui a été fatale aux planchers mobiles, aux façades quent, dans d'autres domaines, des historiens comme
vitrées et à l'ingénieuse installation de chauffage et de Alain Corbin ou Wolfgang Schivelbusch.
ventilation de la Maison du peuple de Clichy, récemment Ces interrogations dessinent l'horizon problématique
restaurée. Dans ce dernier cas, la matière et les idées sacri- dans lequel s'inscrivent certaines de mes convictions sur
fiées ne dépendent pas d'une carence de connaissance l'enseignement de l'histoire -et plus particulièrement celle

1. Voir B. Reichlin, • Maison et Franz Graf, • Espace-


du peuple in Clichy : ein temps : l'oubli d 'une fonc-
Meisterwerk des "syntheti- tion•· Faces (Genève).
schen • Funlctionalis- n • 42-43. hiver 1997, pp. 54
mus? •, Daida/os(Berlin), à 59; Hervé Batiste et
n •1s. décembre 1985, Christian Enjolras, • La Mai-
pp. 88 à 99. HeNé Batiste, son du peuple à Clichy, le
• La Maison du peuple à chantier. le programme et
Clichy, Hauts-de-Seine •. la foncion •· Monumental,
Monumental, n• 3, annuel 2000, pp. 180à 191.
mars 1993, pp. 68 à 77.
Catherine Dumont d'Ayot
Bruno Reichli n Ou elle hosto ,re pour l' architecture m o d erne et con t emporaine ? 171

de l'architecture dans la formation des architectes chargés L'historien est, par princip e, l'avocat de celle-ci. Le métier de
du travail sur le patrimoine moderne et contemporain : l'a rchitecte, du moins dans son acception commune,
1. Ces architectes seront hi storiens et architectes ; une consiste en revanche à interpréter, à formuler des hypo-
fonction formatrice determanante reviendra à l'enseigne- thèses et des solutions p our ensuite choisir, sanctionner
ment de l'histoire. et transformer. Comment justifier qu'une même acteur pro-
2. Réunassal'\t des qualités de l'historien et le métier de fessionnel, qu 'une même personne, soit à la fois juge et
l'architecte, 1Js modîfieront peu à peu, non seulement les partie? Plus concrètement, comment éviter par exemple
strategie.s de projet, en les orientant vers une rationalité et qu'une intuition projectuelle a priori ne court-circuite les
une vénf1ab1l1té (au sens popperien du terme) plus grandes, analyses, parce que l'auteur-chercheur, plus ou moins
mais aussi certains mythes identitaires de la profession sur la consciemment, n'a pas pris en compte ou a écarté les consé-
création et l'affirmation de soi. quences d'une recherche qui ne se laissent pas réduire à la
3. Par-delà le projet, ils devront inéluctablement affron- soi-disant« logique » du projet? La nécessité d 'un arbitrage
ter les deux voies du travail historiographique, qui semblent est incontestable, et il convient d 'en déterminer le cadre
aujourd' hui reléguées au rang de basses besognes : d ' un institutionnel et les modalités.
côté la monographie des œuvres, de l'autre une approche Les arguments en faveur d'une formation qui prédîspo-
encyclopédique, systématisante. serait l'architecte à assumer, avec compétence et sens
Commençons par la première. des responsabilités, ce travail en amont du projet ne man-
L'idée de cumuler en une seule figure professionnelle quent pas. Cette formation comportera , en particulier, la
deux activités habituellement considérées comme complé- construction de l'argument historico-critique qui définit :
mentaires et - en matière de restauration - souvent anta- la position de l'œuvre au sein du patrimoine de référence
gonistes, soulève à l'évidence des problèmes disciplinaires - local, régional ou quel qu'il soit ; l'évaluation de l'œuvre
et déontologiques. Pour le moment, ces activités (l'histoire en tant que ressource économique et sociale ; enfin la for-
et l'architecture) reflètent une division entretenue par mulation d'un catalogue raisonné de mesures, recomman-
l'usage, la culture et les institutions : formations, cadres et dations et solutions destinées à garantir à l'œuvre un avenir
lieux d'exercice, relatjons avec les institutions et les instances idoine par rapport au diagnostic effectué.
de décision. En employant des instruments et procédures
propres à l'investigation scientifique, l'historien - en
Plaidoyer pour l'architecte-historien
l'espèce, l'histori en de l'art - inventorie et documente les Voici les arguments qui, à mon avis, plaident en faveur du
œuvres, les analyse, les classe par rapport à d 'autres cumul des responsabilités.
ensembles d'objets, les interprète ; ce n'est que dans une I 1. Les caractéristiques matérielles, techniques et/ou
dernière phase, et si on le sollicite, qu'il propose des mesures fonctionnelles de l'architecture récente, qui souvent font la
qui, d'une manière ou d'une autre m ais déjà hors de son 1 valeur d 'un patrimoine pas ou peu accepté du grand public,
rayon d'action, pourront influencer le destin de l'œuvre. 1 nécessitent - ne serait-ce qu'au niveau d e l'identification,
17 2 l Les C dh,er s d e la rech er che ar chi t ec tura le e t urbdin e - n• 9 / 10 J M e thodes en h, sl otre

du releve et des analyses - les oumpQte.nces d'un architecte geant de l'obJet, repérer les traces de vécus, d'usages e t de
qui soit doté d' une formation spéaf1que. rites Cela implique aussi d'entrer en sympathie avec ces
2. Touiours compte tenu de la nature teohn1que part1cu- données. Cela nécessite surtout de s'engager dans une poé-
l1ere de l'architecture récente, la documentat1on de l'œuvre tique du jeu et du calcul, qui assume ce matériel, cet objet,
par un architecte praticien permet d'évaluer le potentiel cet édifice, comme thème même du projet, dans une rela-
matériel, technique et d1stnbutif d' un edif1ce, doncde conce- tion de reflet à la fo is complice, rationnelle et discursive.
voir des hypothèses et des scénarios alternatifs à partir d'un Espérons qu'avec la pédagogie, le temps et la patience,
grand ,n ombre de variables. Combien de fois le destin d'un cette circonspection saura générer une poétique de l'inter-
ensemble moderne a-t-il été détruit par une connaissance stice et de la prothèse-et, si nécessaire, de l'invisible. Enfin
insuffisante des caractéristiques mécaniques et fonction- une poétique qui, si elle connait les astuces de l'analogie et
nelles de ses équipements techniques (sanitaires, clima- de la métaphore, n'ignore pas pour autant le plaisir subtil de
tiques) ou par un bilan thermique bâclé qui ne mettait pas en I' Entsagung goethienne 3 . Connaître veut aussi dire se récon-
relation l'usage, l'orientation et le site? cil ier avec les choses et les raisons qui les font ce qu'elles
3. Le cumul des fonctions - d'une part tirer des conclu- sont. Dit en des mots plus acceptables pour notre manière
sions fiables d'une enquête historique, d 'autre part produire d e sentir moderne : il n'y a pas de raison pour que l'archi-
des éléments de projet vérifiables sur la base de celles-ci - tecte continue à associer la création avec la notion archaïq ue
engage doublement la conscience critique et la responsabi- d ' une production matérielle, visible, palpable et encom-
1ité scientifique , esthétique et morale du concepteur. brante. Une percée cognitive, un nouveau point de vue qui
En quelque sorte, les résultats de sa recherche le contrai- change simplement la perception d'un objet peuvent aussi
gnent à un projet cohérent avec les données de dépa rt. devenirœuvre de création-du moins si l'on adhère à l'idée
4. La contralnte d'associer proiet.et recherche pe ut aussi héritée de Duchamp qui veut, après paraphrase, que ce soit
servir de critère détermin ant dans l'assignation des tâches : « le regardant qui fait le monument ».
toute personne dépourvue des moyens intellectuels néces-
saires à l' instruction d'un dossier de conservation renoncera, Un nouveau professionnel ayant bénéficié
espérons-le, à une mission qui ne lui convient pas. d'une formation spécifique à l'histoire
5. Dans la mesure où le double rôle d'historien et d'ar- En esquissant ce profil intellectuel de l'historien-architecte,
chitecte fera l'objet d'un enseignement spécifique qui inscrit je retrouve ma seconde conviction : avec le temps, des repré-
dans une perspective historique la culture, l'apprentissage sentations habituellement liées à la profession d'architecte
des techniques et de l'art, la « projectualité 2 » même de I'ar- prendront un sacré coup de vieux. Pour illustrer ce change-
chitecte se conformera toujours plus aux modes d 'existence ment, je me servirai d'une distinction proposée par Walter
de l'œuvre « patri moniale " · Cela sig nifie d éve lopper les Benjamin dans son fameux texte « L:œuvre d'art à l'époque
capacités d'analyse nécessaires à la reconnaissance des d1s- de sa reproduction mécanisée ». Il y critique radicalement
posit1fs techniques, distributifs, spatiaux et plastiques é mer- « la notion traditionnelle d'art» en opposant le peintre à

2. J'entends par ce 3. Dans les Affinités élec-


néologisme l'ensemble tives, Gœthe décrit cette
des connaissances, attitude par rapport au
des intentions, des désirs monde qui est faite à
et des perlormances la fois de détachement
qui constituent, dans leur et de renonciation, vécus
ensemble et dans leur comme une décision
interaction, les dispositions volontaire et assumée.
d'un ind"ividu pour le projet
d'Mchitecture.
Bruno Reichlin Quelle histoire pour l' architecture moderne et contemporaine? 173

Acti.. S.Clele

Immeuble de la ûisse les trois p6les concer-


d'.noations familwes nant les salariés,
de Paris, par Raymond les employés et tra-
Lopez et Marcel Reby, vaihurs lncUpendants
Khwéen1959. et ... Mnrices d'action
Otg.nigramme des fonc- sociale sont clairement
tions du bltiment, éla- identififf.
\
w, par la Direction de D'après l'Architecture
la CAF et les architectes. d'aujourd'hui, n" 58, 1955.

1
1

1
1741 Le, Ca h,e,, de la re c her che arc h,te cturale e l u,ba,ne - n " Q/10 1 Me 1hode, en h,st o ore

« la notion d 'opérateur, usuelle en chirurgie » : « Le chirur- cette perspective, l' enseignement de la statique ou des
gien se tient à l' un des pôles d'un univers dont l'autre est équipements techniques - pour ne prendre que deux
occupé par le magicien. Le comportement du magicien qui exemples - passe aussi par l'enseignement historico-critique
guérit un malade par imposit ion des mains diffère de celui de ces disciplines et par une interrogation sur les modalités
du chirurgien qui procède à une intervention dans le corps par lesquelles elles sont devenues constitutives de l'architec-
du malade. Le magicien maintient la distance naturelle ture en tant que poétique : la statique s'incarnant dans la
entre le patient et lui ou, plus exactement, s'il ne la diminue tectonique, la rhétorique des fluides telle qu'elle est mise en
- par l'imposition des mains - que très peu, il l'augmente œuvre, par exemple, au centre Georges-Pompidou, etc.
- par son autorité - de beaucoup. Le chirurgien fait exac- S1 nous filons la métaphore de Beniamm, l'architecte
tement l'inverse : il diminue de beaucoup la distance entre « ch1rurg1en » travaille à une autre conception du travail art1s-
lui et le patient-en pénétrant à l'intérieur du corps de celui- t1que en architecture. Un art probablement doué d 'une
ci - et ne l'augmente que de peu - par la circonspection moindre visibilité que par le passé, un art certes sans affect,
avec laquelle se meut sa main parmi les organes. Bref, à la sans aura, mais constitutif« de ce que Max Weber appelait
différence du mage {dont le caractère est encore inhérent au le désenchantement du monde, impliqué dans la rationa-
praticien). le chirurgien s'abstient au moment décisif d' adop- 5
lisation » de l'univers moderne.
ter le comportement d'homme à homme vis-à-vis du Aucune abdication donc dans un tel programme; au
malade ; c'est opératoirement qu' il le pénètre plutôt. le contraire, une ambition toute contemporaine d 'innovatio n.
1 peintre est à l'opérateur ce qu'est le mage au chirurgien . 4 » le plaisir esthétique admet de nouveaux territoires : nous
Par analogie avec cette comparaison , je suis convamcu nous sommes enthousiasmés pour l' art conceptuel, pour
que l'architecte qui« construit dans le construit» devra tou- l'art en tant que processus ou événement . Nous éprouvons
I:
jours étref'o ins le démiurge inspiré ou le voyant qui inter- mamtenant une satisfaction toute conceptuelle en présence
'I
1 prète l'esprit de l'œuvre et toujours plus le « chi rurgien » d 'un phasage astucieux de chantier, d ' une d istribution éclai-
1 rationaliste l'enseignement de l'histoire donnera une 1mpul- rant la lecture d'un type de bàtiment ou d ' une inventi on
s1on déterminante à cette mutation. Les matières traitées le ingénieuse en matière d 'équipement techn ique_Ainsi, com-
seront au travers de l'histoire même de leur construction ment ne pas admirer l'architecte qui a su tirer parti du bruit
progre.ss1ve comme ensemble de croyances, de connais- d'un chantier de restauration ordinaire pour faire fuir les
sances et de pratiques. Cette démarche, qui vise à com- vers qui infestaient la charpente du dôme de Monreale
prendre la dynamique de croissance des diverses disciplines, (Sicile), faisant par là l'économie d'une guerre chimique et
leurs causes concomitantes ou non, instaurera finalement bactériologique coûteuse et pestilentielle?
une distance critique rationnelle et une approche opéra- Où est la contemporanéité? Dans la vénérable rhéto-
toire, à la fois consciente et prudente. Lhistoire s'entend ici rique des quatre livres de verre ouverts de la Grande Biblio -
au sens de l'histoire des idées, des usages, de la culture tech- thèque ou dans l' ingéniosité de celui qui réussira, un jour, à
nique et des théories, des doctrines et des poétiques. Dans rendre fonctionnels des espaces qui n'ont jusqu'ici servi que

4. W. Benjamin, • L'œuvre S. Oté d'après Theodor Vue du chantier de la


d'art à I'l!poque de sa Adorno, Théorie esthé- CAF depuis la rve du
reproduction mécanisée • tique, Paris, Klincksieck, Docteur-Rn&ay, avec res-
(1936). repris dans toits 1974, p . 79. ca1i. menant à la barre
fra~is, Paris, Gallimard, de buntaux. D'après rAr-
1991, p . 160. ctvt.cture d'aujourd'hui
de 1955, p. 37: «La
solution technique est
la suivante :
- ossatuN métallique
g"-ale con:,potée
de deux files de poteaux
Br uno Re ,ch lon Quelle histoire p ou r l ' arc h itec ture moderne et cont empo raine 7 17 5

()
1

. . . . ,. -. ,•

de 12 mè,tres d' entraxes Pour les premiè,res, sur le principe d'allèges les concepteun se furent en polyest.,. • fut retenu,
tr•nsverwux; un plancher de tôle et retombées légères détournés des matières dans le plus grand
- planc:hen m.talliques nervurée fut mis au point et translucides et de plastiques • depuis enthousiasme :
sur poutres Cantilever par les architectes avec fenêtres en aluminium». longtemps et.passées» •les2,5 an d'épaisseur
(port•à•faux de 6 mètres isolation phonique et • Il fallait trower • le au profit de noweaux et 8 kg/m' de façade
sur ces files de poteaux). surface d'usure dont matériau qui prHenterait produits à base de résine ne sont qu'un premier
Ce parti technique l'ensemble pèse 1/10 les qualités requises synthétique», • l'élément pas. et ce matériau va
eiùgeait des solutions du poids habituel. caractéristiques, en type définitif de façade nous affranchir du poids
de ~reté des du,rges Pour les secondes, des quelque sorte, d'une - trame Walls Pan
# #, et du temps.• (p. 39).
réparties (poids des éléments de façade peau : translucidité, fenitre aluminium PhotoO R
planchen) et concentrées furent étudiés pendant résistance, souplesse, ouvrant à ritalienne,
(poids des façades). plus d'un an et demi légèreté • · Aprè,s que allèges et retombées
176 1 Le, C ahie r s de la re cherc h e arch i t e c tural e et urbaine - n 9/10 J M e th o de s en his t ou e

de prétexte architectural? Et quels trésors de créativité fau - tecture virtuelle, m1n1malisme, déconstruction ... Ce travail
dra-t-il déployer pour réparer en permanence cet immense rry_onographique ne devrait pas se fa fre dans l'urgenceJ
ensemble sans« fermeture pour travaux,.? Qui se plaindra si quand la maison brûle, ma,s trouver un cadre institutionnel
l'habitus et les mythes identitaires d'une profession , qui en a susceptible de fonder une pratique, de créer un métier et
déjà tant vu, subissent encore une secousse salutaire? donc un fonds de connaissances disponibles quand on en a
Jusqu'1q, i' ai défini l'amb1t1on totalisante de l'architecte besoin, comme il se doit de toute capitalisation raisonnée de
t ravaillant sur l'existant, qui semble destiné à chasser sur les recherche (ce qui est impossible quand les chercheurs sont
mèmes terres que l'historien de l'art et de l'architecture. engagés au coup par coup et que les connaissances demeu-
J'aborderai désormais les territoires de l'enquète historio- rent leur propriété privée).
graph1que qü1 concernent di rectement- matériellement - Ces monographies demandent des compétences diffé-
l ' arch1tecte Parmi ceux-ci se trouve, à l' évldence, l'étude rentes et croisées selon le genre d ' édifice : hôtel ou école,
monographique de l'œuvre. équipement sportif ou patrimoine industriel , quartier ou
bâtiment isolé, œuvre d ' un particulier ou production d'un
Les vertus des monograp hies collectif... Si l'on informatise le traitement des données, de
de bâtiments vrais fichiers critiques pourront être élaborés, qui enregistre-
Je ne pense pas qu'il puisse y avoir restauration ou réhabi- ront la diffusion d'une technique ou d ' un trait stylistique,
litation d'un éd1f1ce sans enquète monographique préa- ainsi que l'emploi de tel ou tel matériau donné ou d.'un pro-
lable. L'élaboration préventive d ' études monographiques duit prestigieux. Ainsi pourront être identifiés les œuvres
sur des édifices susceptibles d'ètre préservés devrait deve- inaugurales ou tardives, les écoles, les rares rescapés d'une
nir une pratique courante et le lieu de rencontre entre archi- filière ou la banale répétition d 'un modèle.
tectes et historiens. Par monographie, Je n'entends pas Un pas ultérieur sera franchi dans le sens de ce qui était
seulement l'habituel recuetl de données sur la maîtrise une autre obsession de la Kunstwissenscha ft du début du
d'ouvrage, le contrat, les entreprises, le chantier et le XX" siècle, celui de la constitution d ' une vision encyclopé-
oonte:xte historique, ains1 que les relevés, le desc;riptH pièce dique - systématique et hiérarchisée - de la production
par pièce, etc ., mais aussi une analyse architecturale qui artistique d'une époque ou d'un genre Et ceci s' applique
mette à contribution toutes les ressources passées et non seulement à la production artistique mineure - c'est-à-
actuelles de la critique architecturale . Cela signifie revisiter dire à la Kunstindustrie (art industriel)-. mais aussi à l'art
et élaborer à nouveau le grand instrumentaire de la Kunst- contemporain. Ainsi le marchand Daniel-Henry Kahnweiler
wissenscha ft (science de l'art) en remettant à l'ordre du jour cultivait-il l'ambition de constituer une série causale à l'inté-
l'analyse stylistique - aussi et avant tout pour le Mouve-. rieur de l'héritage cubiste : « Une réalité historique est celle
ment moderne - la Raumgesta/tung (mise en forme de qui ne se produit qu'une fois. Si elle est nécessaire à la conti-
l'espace). la« tectonique». ainsi que les instruments cri- nuité de la série causale [ ...) alors elle sera consignée par
ti ques et les aspects propres à l'architecture récente : archi- l'histoire ; sinon, elle ne le sera pas. 6 »

6. Citation extraite de son blem der historischen Zeit.


article • les limites de l'his- Berlin, 1916) et à Heinrich
toire de l'art • , paru en Ricl<ert (Kulturwissenschaft
1920 dans Monatshefte für und Naturwissenschaft.
Kunstwissenscha~ Sa Tübingen, 3" éd. 1915),
famille le destinant au notamment dans ses
monde des affaires, le mar- ConfessiOI\S esthétiques,
chand de tableau" et cri- Paris, 1963, p. 75.
tique d 'art ne possédait
pas de fonnation d 'histo-
rien, mais il se référe à
Geo,g Simmel (Oas Pro-
Bruno Reichlin Quelle hostoire p o u r l'architectu re m o d e rne e t co nt e mporain e 7 177

La nécessité de constituer les problèmes de dégradation et de subst1tut1on; sJ néces-


un corpus encyclopédique saire, l'article encyclopédique mentionnera aussi la récep-
de savoirs tion · acceptation sociale, influence sur le goût, récupération
En complément d e ce travail historiographique, une autre idéologique par les élites, et ainsi de suite.
branche de la recherche consistera à établir un inventaire Ce n'est pas ici le lieu pour exposer le projet d'une telle
systématique des matières et des savoirs qui concernent le encyclopédie, mais quelques-unes de ses caractéristiques
7
construit en tant qu'objet de • sauvegarde M. Cet inventaire contribueront à éclaircir le • modèle • de formation histo-
devrait constituer le terrain des acteurs les plus divers de rique souhaitée . Prenons l ' exemple des techniques
cette activité : historiens, archéologues, architectes, ingé- modernes d'éclairage - comme article d'encyclopédie ou
nieurs, constructeurs, anthropologues ... et ouvrir la voie à comme matière d'enseignement, peu importe. Comme l'in-
des collaborations internationales. troduction du gaz, du tout-à-l'égout ou de l'électricité, outre
Dans un rapport d 'antériorité logique avec les études les aspects liés aux installations, l' éclairage artificiel inté-
monographiq ues , cet inventaire pourrait prendre la forme resse les historiens-architectes pour les profondes mutations
d'un manuel encyclopédique qui inventorie les techniques qu'il a apportées au sentiment de liberté ind ividuelle du
et les matériels en précisant les dates, les lieux et les circons- citoyen, à la conscience d'appartenir à une communauté
tances de l'apparition et/ou de l'invention, l'aire géogra- d ' intérêts politico-sociale qui tisse autour d 'elle un réseau
phique de d1ffus1on , les caractéristiques d'emploi, l'influence toujours plus dense d'interdépendances. Quant à l'éclairage
sur la production, sur le c~antier, etc., ainsi qu'évidemment des maisons et des rues, il a modifié le temps de travail, la

Un jeu de dessertes pi.--


tonnes •t automobiles,
et. parkings et de petits
jardins, ainsi qu.
la disposition des trois
immeubles et. hauteu~
diff....,tes par npport
aux rufl bordant la
parc.ii. font de l'équip<t-
ffl41nt de la CAF un des
ilots utbains les plus
sophistiqués des années
cinquant• .., Franc•.
Photos D R

7. Ce terme est couram- non à des réaffectations,


ment utilisé en Suisse pour les extensions, etc.
déSlgne,- I'..,semble des
opérations que l'on peut
mener sur un bâti ou un
quartier existant qu'il soit
monumental ou mineur.
Cela va de la restauration à
l' identique à l'entretien et
la ma,nt~nce, en passant
par les mod,fie.1t,ons plus
ou moins lourdes dues ou
178 \ Les C•h,e,s de la rech,., , 1,., ••d11tec tu r•le e t u •b• •n e - n " Q/
10 1 Me thode s en h, sto11l'

sécurité d es rues, les loisirs et l'intimité des habitant s. Il a et d'une pratique , en inventor iant et discutan t les expé-
influencé jusqu'au maquillage féminin I et au jeu des acteurs riences antérieu res. En fondant avec le temps la transpa-
de théâtre . Ainsi, le remplac ement des réverbèr es de scène
rence et la continuit é des actions, un tel manuel finirait par
par des projecte urs a mis fin à la carrière des comédie ns qui faire jurisprud ence : il conférerait une autorité morale à des
n'ont pas su adapter leurs mimiques au nouvel éclairag e. Au
précéde nts et expérien ces qui, rapporté s aux paradigm es
contraire , l'illumina tion uniforme et contrôlé e de la scène a doctrinauK et théoriqu es d'un moment donné, en reflètent
donné des ailes à l'imagin ation scénogra phique d'un Appia, les compéte nces. Pour faire face à de telles tâches, d'égal à
et les coups de sabre lumineux des projecte urs mobiles ont égal avec les partenaires que sont les historiens et les archéo-
transformé les chiffons et les lattes disposés sur un plateau logues, prétendr e que l'architecte cumule une formation tra-
en 1922 par Frederic k Kiesler en une forêt où la fuite de ditionnelle d 'historien de l'art n'a pas de sens.
l' Empereu r Jones d'Eugen e O' Neill tourne au cauchem ar. Quelle doit être sa formation d'histori en, voilà la ques-
L'éclaira ge modern e a certaine ment été un des facteurs tion à quoi je souhaite me limiter en énonçan t les tâches
du dévelop pement de l'espace isotrope et continu de Van d' •historie n" qui incombe nt à l'architecte de la sauvega rde.
Doesbur g, Le Corbusie r ou Mies van der Rohe. Enfin, dans le Il est certain qu'il devra être initié aux principes, aux fonde-
paragra phe qui serait consacré à l'espace urbain dans cet ments théoriqu es et méthodo logiques qui orienten t la disci-
article sur l'éclaira ge devraien t être cités aussi les textes pline historique, surtout si ces connaissances transiten t par
fondateu rs de Krakauer ou de Benjamin sur la vie nocturne une approch e historiqu e de ladite discipline. l'.architecte
des métropo les et sur les fantasm agories urbaines de devra, à tout le moins, partager les précautions épistém olo-
la publicité, ou encore l'essai plus récent de Schivelbusch 9 • giques des historiens.
Même confron té à des aspects apparem ment anodins
- com~e peut sembler l'être l'exempl e que je viens d'évo-
quer-, le travail architect ural sur la sauvega rde du patri-
moine soll1c1te l'apport conioint de l'histoire de l'art, de
l'h1sto1re des sciences et des techniqu es, de l'histoire sociale
et, certaine ment aussi, de l'histoire et de l'anthro pologie
1; de la sens1b1l1té.

.1 Pourquo i souhaite r que cette culture historiq ue se
concréti se en une encyclo pédie nécessit ant des contribu -
tions émanan t de compéte nces aussi diverses ? l'.apport ins-
trumental pour les écoles, les enseigna nts et les élèves, ainsi COUWtturwdun°58
que pour les divers acteurs de la sauvega rde, est évident. de la rewe I'Ardtitecture
d'aujoc,rd'INli, -
Il le sera d'autan t plus si, ouvert à une réélabor ation un~r'NIW
constant e, il se transform e en mémoire vivante d'une culture à ,--.r - maquette
de l'imcnMlble de la CAF.

8. Pourl'~ te,nippe - 9 . W. Sc:hNelbusch. la Nuit Cet W1ide. déj1 paru dans


lons que d.ns la Chartr- désencNn tée. A propos une~i égà-, t
de Patrne, S ~ de l'histoire de l'~ir•ge cifféfwnte dans Patrimoioe
évoque la aaint• de la amfioel au )Il)(" siède, Paris, et An:hitecture. n• 10.11 ,
belle S..-riN Le Promeneur. 1993 léd. juin 2001 : i. Sawegw e cit
que 1. k.wnin puiSAnte orig. ~lemande. 19831. ~ bh cil ,or siècle.
et blancne d e s ~ ~~noweles
Argand. à peine inlrowites fonnations, actes cit col-
dans les salons, ne compro- loque organisé par r1nstitut
mette r.R.t cit ~illage
cran:hitedi.n de rurwers1té
qu'elle réuui5Yit si bien à de Genève. 14et 1Ssep-
la lumiè<e des c:Nndelles. temb<e2(XX).pp.S0à57.

Vous aimerez peut-être aussi