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L’Architecture entre goût et opinion,

construction d’un parcours et construction d’un jugement

Introduction p.2
Construire un parcours - construire un discours
Exposition à l’architecture, expérience,
opinion et jugement
Situations “ d’exposition ” et terrains
L’immeuble Apollonia 2 à Courbevoie
La tour Occident à la Place des Fêtes (Paris 20e)
Les éphémères maisons-témoins – Rénov / Parc de la Villette, printemps-été 2004

I - Apprendre à ne pas dire l’architecture p.11


Questions de langage : la réponse post-moderne
Les figures rhétoriques de “ l’incompétence ”
Espace décrit, usages et affects
Eviter d’avoir à parler de l’enveloppe de l’immeuble ou de la maison
Déplacements sémantiques, déplacements affectifs : sociabilité et proximité, de la tour au “ village ”
Maisons d’architecte / maisons de constructeur
Les “ genres ” : limites floues, frontières vives
Le genre : catégorie inclusive ?
Classique, banal et quelconque : neutre en un mot ?
Le neutre : le sans genre comme construction savante

II - Des ambiguïtés, des discours. p.53


L’unifié et le décoré, l’intégré et le lisse
Le lisse
L’influence du parcours
Moderne et modernité
Epuré
Géométrique
Moderne par les matériaux
“ Confort moderne ”
Intérieur / extérieur
Appropriation
Affirmation d’une identité sociale
Le symbole de la tour
Dispositifs et mise en jeu sensorielle
Lumière
Duplex et différences de niveaux
Effets : les cinq sens

Quand y a-t-il architecture ? p.89


Il y a architecture quand elle est “ travaillée ”
Il y a architecture quand il y a “ intention ”
…mais cette intention est aussi une forme d’autorité
L’architecture ? “ Ce n’est pas pour nous ! ”
L’Architecture, forcément monumentale ?
La tempérance
Bibliographie p.105
L’Architecture entre goût et opinion.
Construction d’un parcours et construction d’un
jugement

Monique Eleb (psychologue et sociologue), Soline Nivet (architecte),


Jean-Louis Violeau (sociologue)

Laboratoire Architecture, Culture et Sociétés


(UMR 7136 AUS, MCC/CNRS)
Ecole Nationale Supérieure d’Architecture
Paris-Malaquais

2005

Ministère de la Culture et de la Communication

Mission du Patrimoine Ethnologique


Subvention n° 03000523, du 07/10/03
Entre goût et opinion,
construction d’un parcours et construction d’un jugement

Incompréhensions mutuelles : voilà le constat qui vient spontanément et communément à


l’esprit si l’on s’interroge sur le rapport que peut entretenir un public élargi avec la figure de
l’architecte. Ainsi des habitants de bâtiments neufs (dont la réception a été fréquemment
étudiée) qui ne reconnaissent, ni dans l’organisation spatiale qui leur est proposée, ni dans
certains dispositifs, le cadre qui leur aurait permis de vivre selon le mode vie qu'ils s’étaient
choisi. Et d’accuser l’architecte, forcément incompétent : “ il ne sait pas comment on vit ”
disent-ils, sans jamais imaginer que l’organisation du logement soit volontaire ou réfléchie ni
qu’elle puisse éventuellement correspondre à des prises de positions théoriques ou à une
doctrine. De leur point de vue, l’“ incompétence sociale ” de l’architecte le disqualifie en tant
que spécialiste. Cette situation de rupture entre architecte et destinataires semble liée à un
moment particulier de l’histoire de l’habitation. Les défauts de l’espace intérieur, qu’il soit
habitat, lieu de travail, musée, etc. sont dénoncés, tout comme ses manques, ses obstacles à
l’usage, qui compromettent trop souvent l’idée même d’être exposé à une architecture “ de
qualité ”, même si les milieux autorisés la définissent ainsi. La compétence du public semble
varier suivant qu’il s’agit d’appréhender le “ contenant ” ou le “ contenu ”, l’extérieur ou
l’intérieur du bâti et ses usages. Ce public, qui se trouve constamment en situation de vivre
dans des espaces bâtis ou de les parcourir, dispose en fait d’un vocabulaire bien plus étendu
pour évoquer les usages que pour apprécier les façades. La préférence esthétique a partie liée
avec la capacité à lire et à ne pas se sentir perdu ou dominé. Personne n’aime ne pas
comprendre. Et c’est le reproche le plus récurrent adressé à l’architecture, monumentale ou
non, récemment construite.

Partant d’interviews centrés dans un premier temps sur l’habitat, notre objectif consiste en une
compréhension générale des cadres de formation et de formulation du jugement sur l’architecture.
Nous avons souhaité prendre en compte “ l’exposition à l’architecture ” des sujets, comme un
phénomène objectif, comme un donné à étudier qui ouvrait à la compréhension de leur univers de
référence. Par ailleurs les évaluations portées par les univers attachés à la “ culture architecturale ” au
sens large nous sont connus.

L’ “ exposition à l’architecture ” peut être consciente ou non, revendiquée ou non :

- Plus ou moins “ consciente ” lorsque le cadre de vie a été médiatisé : qu’il s’agisse d’habitants d’un
immeuble ou d’un quartier “ expérimental ” reconnu et salué par la critique, ou à l’inverse d’habitants
de quartiers d’habitat stigmatisés - y compris par des campagnes médiatiques, où certains ont pu
gagner un statut de “ vedette ”, relative, par le fait même d’habiter (y compris négativement).
- Relativement “ ignorée ” : certains, qui habitent des logements - sociaux ou non - de “ qualité ”
n’ont pas pour autant conscience de l’évaluation positive qui en a été émise depuis des univers qui
leur sont étrangers.

- “ Camouflée ” par d’autres phénomènes. Ceux qui sont prêts, par exemple, à patienter toute une nuit
pour attendre l’ouverture du bureau de vente d’un promoteur qui a organisé la pénurie pour faire
émerger le “ privilège ” d’habiter un immeuble et qui attribueront volontiers ce privilège à d’autres
facteurs qu'à une éventuelle “ qualité ” architecturale .

Construire un parcours - construire un discours

Quelle est la nature et la portée de la succession des expériences résidentielles sur la construction des
catégories de jugement. Et en quoi la trajectoire résidentielle a-t-elle pu influer sur la perception de
l’espace et de l’architecture et sur ses connaissances ?

Nous supposons que la succession des étapes de l’habiter (en bref, l’idée d’une trajectoire
résidentielle, ascendante ou descendante) participe de la construction et de la structuration du discours,
sachant que, pour reprendre un constat qui nous rapproche aussi bien de Piaget que de Bourdieu, l’on
ne perçoit bien que ce que l’on a appris à percevoir. La compétence linguistique dépendrait aussi de
l’expérience des habitats et des espaces successivement fréquentés. Mais mettre en mots cette
expérience dépend d’autres facteurs culturels liés aux apprentissages ainsi qu’à la compétence
linguistique des milieux traversés au cours d’une vie.

On pourrait ainsi expliquer certains silences devant des bâtiments “ incompréhensibles ” et


“ illisibles ” faute de cadres de la pensée adéquats, ce que certains publicitaire ou spécialistes du
marketing immobilier désignent sommairement comme une architecture “ non-figurative ”, le plus
fréquemment l’architecture d’ avant-garde mais parfois aussi tout simplement contemporaine,
reprenant en l’occurrence des catégories de jugement issues par exemple de la peinture. C’est l’idée,
souvent exprimée par nombre de personnes interviewées, qu’un bâtiment pourrait ne “ ressembler à
rien ”, faute d’un lexique et d’une culture spécifiques, et ce, quelles que soient ses qualités
intrinsèques d’usage, de dessin de façade, etc.

C’est aussi par ce type d’exemple d’incompréhension que l’on pourrait tenter de mettre en évidence,
quelques-unes des structures cognitives du sens commun et le sens des qualificatifs utilisés pour
décrire et juger l’architecture.

Exposition à l’architecture, expérience, opinion et jugement

Nous partons en somme du constat de deux niveaux de lectures : ou l’interlocuteur ne dispose


pas de la “ bonne ” grille de lecture, celle courante parmi les professionnels, ou alors il prête - à
l’inverse - au concepteur l’idée perverse d’avoir cherché à le perdre ou à le troubler. Dans
l’habitat, la situation est encore exacerbée : l’habitant d’un logement récemment construit et
médiatisé pense souvent habiter en fait l’idéal de l’architecte – et non le sien – en déduisant dans
sa logique que l’architecte n’a pas cherché à comprendre les habitudes du destinataire. Et il est
vrai que l’architecte - dans la situation actuelle de la division du travail où il a perdu nombre de
ses prérogatives concernant la conception et le programme - peut trop souvent perdre de vue
l'idée que constituer l'habitat d'une société c'est contribuer à perpétuer ou peut-être à faire
évoluer sa culture. Il se réfugie alors dans une conception esthétique qui valorise l'aspect formel
de son travail.
S’il est indéniable que les Français ont fini par adhérer à l’idée de modernisation de l’habitation
(distribution, équipement ménager), il n’en reste pas moins qu’ils ont dans le même temps rejeté
l’écriture “moderne” proposée par les architectes. Pendant que les plus radicaux de ces derniers
s’engageaient dans un travail d'épuration formelle, les habitants choisissaient massivement la boîte
décorée des signes les plus divers, qu’ils soient traditionnels ou régionalistes1.

A la position des avant-gardes, pour lesquelles la nouveauté est nécessaire et exclusive, ils ont répondu
par le choix, qui est aussi celui de la sécurité financière, de la maison néo-régionaliste, proposée “ clé-
en-main ”, contrat de garantie à l’appui. Un travail précédent nous a permis de montrer que le refus
d'une esthétique moderne trouve son origine dans des représentations partagées par la majorité des
Français et qui perdurent jusqu'à nos jours : les habitations "modernes" conçues par des architectes -
quand elles sont vécues comme des impositions - sont censées ignorer la domesticité, l’intimité et le
confort, tout autant que les signes esthétiques qui leur sont familiers. Rappelons également que le
public élargi a rarement adhéré au dépouillement des façades et au “ minimalisme ”, lui préférant les
signes décoratifs. L’amour pour le lisse et le nu, relèvent avant tout d’une position d’avant-garde, le
goût du public continuant à se porter vers des signes décoratifs qui marquent de façon explicite une
distinction2.

Il semblerait que selon les cadres de perception populaires, l’ornement n’ait jamais été un crime et la
“ belle nudité ” architecturale tant prisée des architectes puisse tout simplement s’apparenter pour le
grand public à la sécheresse du dépouillement… et à la vacuité. Mais on peut prendre aussi la lourdeur
pour la puissance, le dénuement pour la nudité, en somme parler en style télégraphique alors que
l’architecte en tant que créateur pense avoir atteint le minimalisme suprême.

La maison néo-régionaliste, est-elle un référent ? Il semblerait que l’architecture lisible pour tout un
chacun aujourd’hui (pour preuve les premiers dessins d’enfants…) serait celle relevant de
l’interprétation appauvrie de la maison régionaliste. Et tout ce qui s’en écarterait serait illisible ou
difficile à appréhender…

1 Ces réflexions sont issues de notre recherche pour le PUCA : Monique Eleb, Lionel
Engrand, Préfabriquer la tradition. La 3e voie de la maison individuelle (1920-1960), rapport
2002, en cours de réécriture pour publication.
2 Voir Maisons modernes de rapport et de commerce, publication par livraisons à partir de 1906 sous la direction d'E.
Rivoalen, Paris, G. Fanchon. Voir également M. Eleb et A. Debarre-Blanchard, L’invention de l’habitation moderne (1880-
1914), Bruxelles, AAM/Hazan, 1995 ; et M. Verret, L’espace ouvrier, Armand Colin, Paris, 1979.
Ce travail de construction sociale du goût pour la maison néo-régionaliste a été longuement inculqué
depuis le début du XXe siècle par les revues grand-public, les salons et diverses expositions et on peut
constater aujourd’hui l’efficacité de ce travail à travers le choix des Français en matière d’habitat. S’ils
ont appris à apprécier le chien assis, la lucarne, le plain-pied et la marquise, on ne les a pas de la même
façon sensibilisés au “ charme ” du toit-terrasse, de la fenêtre en longueur ou des pilotis 3… Ceci dit
sans aucune préférence de notre part : il est seulement question ici d’une grammaire des signes
(classants). Quand on peut lire et classer sous une catégorie “ autorisée ”, une réassurance se joue. Il
en est ainsi pour l’architecture haussmannienne devenue depuis peu “ lisible ”, comme pour les
Impressionnistes aujourd’hui (et bientôt les cubistes…). Quand on peut à la fois lire et classer, la
crainte de formuler un jugement “ illégitime ” s’estompe : on juge aussi en nommant.

Si, comme nous l’avons dit plus haut, les non spécialistes disposent d’un lexique plus étendu pour
évoquer le contenu que le contenant, on peut très vite en déduire que devant une façade, par exemple,
l’interlocuteur pressent que l’on attend de lui un jugement “ esthétique ” - pour ne pas dire un
jugement de goût (autorisé). On retombe alors sur les apories analysées par Pierre Bourdieu [1979] :
l’interlocuteur se retrouve incapable d’emprunter ce registre esthétique et incapable également de
“ monter en généralité ” pour emprunter ces termes à Boltanski et Thévenot [1991]. On peut assister
dès lors à un déplacement de l’objectif vers le subjectif, à l’image de celui analysés par Nathalie
Heinich au sujet de l’art contemporain dans l’espace public : un déplacement qui invite à la
formulation de jugements du type “ j’aime ” / “ j’aime pas ”, à des stratégies de minimisation par
manque de qualificatifs adéquats4, bref à une intimidation par la “ culture ” (savante).

Il s’agira donc de s’intéresser au halo associatif autour du mot “ architecture ”, à la connotation, dans
les discours selon les parcours des personnes interviewées.
- Certains la présentent comme un support (n’importe quelle construction est de l’architecture)
qu’il s’agirait d’agrémenter pour qu’elle devienne de qualité, ils cherchent alors à y (re)trouver
un certain nombre de signes, gages de son “ style ” donc de sa valeur.
- D’autres considèrent au contraire que sa présence réside dans l’ajoût des signes sur un
support, qui sans ces derniers n’est plus de l’architecture.

Dans les deux cas, elle semble obéir à un “ devoir de style ”. Car le terme architecture est rarement
employé seul par le grand public. Il est suivi systématiquement d’un qualificatif. L’architecture
devient “ traditionnelle ”, “ élégante ”, “ classique ”, “ contemporaine ”, “ cubique ”… Il faut

3 Cf. Eleb-Engrand, op. cit.


4 Voir Nathalie Heinich, L'art contemporain exposé aux rejets. Etudes de cas, éd. Jacqueline
Chambon, coll. "Rayon Art", Nîmes, 1998. Voir surtout le dernier chapitre qui synthétise les
enseignements de plusieurs études de cas, "Contribution à une sociologie des valeurs", pp.
195-213. Transcrivant les enseignements des "économies de la grandeur" formulées par
Boltanski et Thévenot, l'auteur y déploie une typologie des "registres de valeurs" en usage au
sein de différents univers (savants et profanes), du plus autonome au plus hétéronome.
cependant relativiser la portée des significations relatives à ces qualificatifs, et il se révèle le plus
souvent illusoire d’essayer d’en déduire une logique de classement des objets qu’ils sont censés
décrire. Car le plus souvent ces qualificatifs (ou “ styles attribués ”) n’illustrent pas vraiment des
formes visibles mais plutôt le terme “ architecture ”, et permettent de construire une valeur
d’ “ architecturalité ” plutôt que de “ clacissité ” ou de “ contemporanéité ”. En condensant un savoir
suffisamment flou autour de l’architecture, ils permettent premièrement de reconnaître la construction
comme étant bien de l’architecture, et deuxièmement de ne pas prendre le risque d’une “ erreur de
jugement ”.

L’architecture est très rarement simplement qualifiée de “ belle ”. Car le terme de “ beauté ” renvoie à
la subjectivité d’un jugement esthétique individuel fondé sur une expérience que l’interviewé, souvent,
ne s’autorise pas. Le “ style ” rassure car il incarne un goût constitué, légitime : puisque l’immeuble à
un style, il s’agit bien d’architecture… et ensuite le jugement ne portera que sur le style (“ je n’aime
pas le moderne ”) ou le goût (“ chacun ses goûts, moi j’aime le classique ”) et non sur l’architecture
elle-même.

Avec cette notion de style, nous retrouvons d'ailleurs la réflexion de tout un pan d'une histoire –
sociale – de l'art, par exemple celle de Meyer Schapiro, notamment cette idée qui veut qu’un style, en
tant que principe – d’unification – reconnu, gouverne peu ou prou, en relation avec un “contenu” et
des institutions, l’ensemble des représentations d’une époque, sachant que “ ce n'est pas le contenu en
tant que tel qui donne sa forme au style le plus répandu, c'est le contenu en tant qu'il fait partie d'un
ensemble dominant de croyances, d'idées et d'intérêts ”5.

En somme, plutôt qu’une adhésion, uniforme, ou un rejet, global, de l’architecture “ moderne ” (ou
contemporaine), il y aurait des strates de rejet ou d’adhésion selon sa place sociale, son accès à la
culture et son expérience concrète. Certes, des strates socialement constituées, mais aussi des strates
qui ont à voir avec l’investissement affectif, la réminiscence de sensations éprouvées dans l’espace,
avec l’attachement (sentimental), bref avec l’expérience au sens large et c’est précisément ce que nous
avons voulu étudier.

Situations “ d’exposition ” et terrains

Nous avons choisi d’avoir recours à l’entretien pour faire émerger puis interpréter l’ensemble des
discours que nous venons d’évoquer. Il nous a semblé que l’interview, dans le cadre de l’habitat, c’est
à dire in situ, et en prenant l’habitation comme point de départ, engage une dynamique qui permet de
“ monter en généralité ”, ce qui est, on le sait bien, toujours difficile et hypothétique dès lors qu’il
s’agit d’exprimer et de verbaliser une perception formelle plus ou moins “esthétisante”. En effet, avec
cette enquête un peu particulière, nous n’avions pas affaire, contrairement à ce qu’il peut en aller avec
d’autres terrains ou d’autres objets “ culturels”, à un public dénombré ou recensé (chacun, dans le

5 Meyer Schapiro, "La notion de style" ("Style", Anthropology Today, University of Chicago
Press, 1953), Style, artiste et société, Gallimard / TEL, Paris, 1982, (pp. 35-85) p. 72.
meilleur des cas, habite un logement et fréquente des bâtiments publics), ni à un public inventé (si tous
les architectes ont en tête une idée de leurs futurs usagers lorsqu’ils conçoivent un projet, il est bien
rare qu’un architecte reconnaisse travailler en priorité pour “ son ” public - même s’il peut en avoir
un).

Les interviewés avaient été avertis que nous centrerions notre entretien sur leur position par
rapport à “ l’architecture qu’ils connaissaient ” puisque le mot “ architecture ” employé seul
entraîne le plus souvent la réaction : “ J’y connais rien ”. Les entretiens étaient semi-
directifs, car après une question de départ très générale évoquant la trajectoire résidentielle,
nous avions préparé un guide indicatif d’une dizaine de questions ou plutôt de thématiques,
centrées sur le parcours résidentiel et la description des lieux habités et de leur
environnement : habitations précédentes depuis l’enfance, caractéristiques de ces habitats et
parcours résidentiel, caractéristiques de l’habitation actuelle (ce qui plaît, ce qui ne plaît
pas : matériaux, couleurs, style, distribution, enveloppe de l’immeuble). Avez-vous déjà habité
ou vu quelque chose de comparable ? L’environnement de l’immeuble. Comment qualifieriez-
vous cet immeuble. Pensez-vous y rester longtemps ? Pourquoi ? Quel est pour vous l’habitat
idéal ? Ces thèmes étaient importants mais bien sûr associés à d’autres issus des réactions
des interlocuteurs auxquels les chercheurs s’adaptaient.

L’entretien était donc axé sur l’architecture à laquelle l’interviewé s’est trouvé confronté au cours de
son parcours, au cadre formel de l’exposition, l’intérêt se portant alors sur le lexique et le vocabulaire
employés par l’habitant pour qualifier l’architecture. Il s’agissait en somme de pouvoir évaluer en quoi
la représentation (et donc la reconstruction verbalisée) de la trajectoire résidentielle aura influencé la
construction du lexique et une perception plus générale de l’architecture. Nous avions le but de faire
de cet échange une interaction productrice de sens.

Le lexique des interviewés a été en partie construit par le parcours des parents, par leur goût, vient
ensuite une appropriation personnelle dans un parcours d’autonomisation, souvent au cours de la “
mise en couple ”, l’adaptation, les négociations, inhérentes aux premières installations6.

Si la compétence linguistique pour parler d’architecture peut dépendre des habitats fréquentés, il s’agit
de comprendre ce que l’habitation de l’interviewé au moment de l’entretien lui a permis de découvrir
ou d’énoncer. A propos de l’architecture du logement actuel mais aussi –dans un mouvement
rétrospectif- du parcours résidentiel antérieur. Notons que dans certains cas, c’est l’une des habitations
antérieures –idéalisée ou stigmatisée- qui sert de référence et qui donne sens aux choix ultérieurs, à la
définition d’un idéal (esthétique ou typologique), ou -du moins- des compétences qui permettraient de
le définir. Il est à noter que les plus jeunes des personnes interviewées habitant des appartements
associent souvent la “ maison ” à l’étape ultime du parcours résidentiel, étape qu’il associent à une
maturité, une “ capacité à s’assumer ” qu’ils estiment ne pas encore avoir. Comme si choisir d’habiter

6 Cf. Monique Eleb, A deux chez-soi. Des couples s’installent…, Paris, Ed. La Martinière,
2002, 297p.
une maison signifiait pour eux “ devenir adulte ” ou “ accepter enfin d’être adulte ”.

D’une manière générale, nous sommes partis de l’intérieur du logement pour nous diriger ensuite vers
la façade et l’extérieur. En évoquant le chez-soi, les habitants convoquent assez vite leur histoire
affective et leur histoire sociale. Comme si comprendre leurs pratiques dans le logement était
impossible si l’on ne prenait pas en compte l’histoire de leur évolution, de leur formation. Il est rare de
s’interroger sur les raisons de nos choix d’aménagement et sur nos comportements dans l’espace ;
nous les pensons naturels. Aussi est-il difficile d’en parler. Tout ce qui, de la personne, s’exprime
directement dans un rapport à l’espace, ses gestes, ses comportements, par exemple son goût d’un
espace ordonné, échappe au registre de l’expression verbale : “ cela va de soi ”, “ j’ai toujours vu faire
comme ça ”, “ l’architecture est banale et il n’y a donc pas à en parler ”7. Si l’on tente tout de même au
cours d’un entretien d’obtenir une parole sur ce rapport, l’habitant produira une représentation de lui-
même fondée sur sa propre histoire qui est, bien sûr, “ une construction du réel [qui] se donne pour
une perception” [Herzlich, 1972]8. Et déconstruire ce “ cela va de soi ” reste bien en fin de compte l’un
des enjeux fondamentaux de la sociologie. Ce faisant, l’interviewé aura aussi donné, parfois dans le
désordre, son “ univers de goût ” et les raisons de ses jugements sur l’architecture en général.

L’habitation peut être un abri, le lieu des émotions partagées mais c’est aussi un espace où l’habitant
tient sans parole, par sa façon d’habiter, et ses objets choisis, un discours sur lui-même. Mais ses
actions ne sont pas seulement destinées aux autres, elles l’informent aussi sur ce qu’il est, sur chaque
moment de son parcours. On pourrait dire qu’aménager, transformer son logement permet à l’habitant
de s’aménager, de se transformer lui-même. Ce sont des moyens utilisés pour se connaître, se trouver,
avoir une identité, se différencier des autres, et parfois pour afficher son statut social [Eleb, 1980].

Chaque entretien se terminait en outre par une invitation à feuilleter et à émettre librement des
remarques à propos des photos de façade et d’intérieurs d’une trentaine d’architectures parisiennes du
XXe siècle figurant dans l’ouvrage de Jean-Louis Cohen et Monique Eleb, Paris Architecture 1900-
2000 (Norma, 2000) dans lequel l’architecture domestique et monumentale étaient également
représentées. Outre la volonté de prolonger et de mettre à l’épreuve certains choix et constats issus de
recherches antérieures, de préciser pour les interviewés des positions, des goûts, leur donner la
possibilité de revenir sur des formulations ou des jugements, nous avons choisi cet ouvrage parce que
l’on y retrouve peu ou prou toutes les variantes de l’architecture “ moderne ”, de ses prémisses Art
nouveau à ses déclinaisons plus ou moins “ post -”, des Hautes-Formes ou de la ZAC Saint-Denis
Basilique, mais aussi des opérations plus récentes comme les immeubles d’habitation de la rue de
Meaux ou des étapes marquantes – et finalement très “ consensuelles ” au vu de ce qu’il nous a été

7 Voir à ce propos Monique Eleb, “ Le logement et la construction de l’identité ”, Bulletin de


psychologie, n°361, XXXVI, juillet-août 1983, pp.735-746.
8 Herzlich C., 1972, “ La représentation sociale ”, in S. Moscovici (dir.) Introduction à la
psychologie sociale, tome II, Librairie Larousse. Voir également Monique Eleb,
“ Représentations collectives et intériorisations dans la scène quotidienne ”, Bulletin de
psychologie, n°360 (“ Psychologie clinique IV, frontières et articulations du psychologique et
du social ”, XXXVI, mai-juin 1983, pp.521-523.
donné à entendre – comme l’immeuble à gradins d’Henri Sauvage, rue Vavin. Surtout, l’univers du
monument était rappelé visuellement à l’interlocuteur qui pouvait se remémorer ses réactions face à la
TGB ou à la pyramide du Louvre, ou encore parfois découvrir des bâtiments parisiens tout simplement
inconnus.
I - Apprendre à ne pas dire l’architecture

La lecture des petites annonces, des revues savantes ou populaires, de nombreux interviews
d’habitants rassemblés ou consultés vont dans le même sens. Ce qui est attirant et intéressant
pour une certaine avant-garde, peut s’avérer inquiétant, mystérieux, illisible et parfois
innommable voire scandaleusement provocateur pour le grand public. Au hasard et sans
hiérarchie : la déconstruction des éléments, le fait de montrer les entrailles d’un bâtiment à
l’image du Centre Pompidou de Piano et Rogers, de donner à voir les traces du travail comme
s’il était en cours et donc “ pas fini ” (au sens banal de “ à finir ”), de laisser les surfaces
lacérées ou brutes au lieu de les lisser, etc. Toute cette esthétique est rejetée par une majorité,
tout comme ce qui est perçu comme un geste gratuit, par exemple les espaces symboliques
sans utilité. L’harmonie, la beauté de l’unité, le lisse, l’utile, les traces de l’histoire connue
sont, pour ce grand public non spécialiste de l’art et de l’architecture, des valeurs plus sûres,
sur lesquelles il peut donner son avis, dire son goût. L’avant-garde architecturale et l’opinion
banale des habitants renverraient donc à des faisceaux de valeurs inversées. Qu’en est-il pour
nos interviewés quand il s’agit d’évoquer, dans un premier temps, des espaces architecturaux
dans lesquels ils ont vécu ?

Il semble qu’ils évoquent l’architecture par la bande. Ils sont capables de parler des matières, des
décors (comme les revues de décoration) et parfois des styles (à la manière de l’histoire des styles) ou
de la lumière (pour des raisons d’usage), mais très rarement de la structure d’ensemble d’un bâtiment
ou de sa spatialité. Ils sont dans l’ensemble assez démunis pour évoquer les raisons de leurs rejets ou
de leurs préférences. La plupart n’a pas le vocabulaire adéquat et s’en excuse parfois. Et quand
l’interviewer suggère une explication à partir de ce qu’ils ont exprimé, certains s’en emparent aussitôt,
peut-être parce qu’ils sont en attente d’un cadre d’analyse conceptuelle : un terme proposé sera repris
comme si une nouvelle ressource langagière permettait de percevoir une réalité spatiale non
exprimable et invisible auparavant. Les cadres langagiers appris semblent avoir écarté de leur
perception le registre spatial. On pourrait ainsi expliquer certains silences devant des bâtiments
incompréhensibles et “ illisibles ” faute d’outils adéquats pour exprimer une pensée. Cette idée qu’un
bâtiment pourrait ne “ ressembler à rien ” faute d’un lexique et d’une culture adéquats, et ce quelles
que soient ses “ qualités ” intrinsèques d’usage, de dessin de façade.

En somme, ils auraient appris à ne pas voir l’architecture (pour jouer avec le titre de Bruno Zevi) 9.
Tout du moins, appris à ne pas voir l’architecture telle qu’ils auraient dû la voir, selon les critères du
monde savant, où l’on se fie aux rapports établis entre savoir et pouvoir en nommant et représentant la
réalité, en construisant des catégories (parfois bâties sur la négation des catégories), des classements
(parfois bâtis sur la négation des classements) et des visions du monde. A rebours, donc, d’une
exaltation presque mystique de l’ “ autonomie ” de l’espace (moderne), chez les architectes, dont les
9 Bruno Zevi, Apprendre à voir l’architecture, ed. de Minuit, 1959 (Saper Vedere l'Architettura, Turin, 1949)
qualités intrinsèques primeraient sur toute autre forme de réception.

Nous reprendrions ici volontiers ce qu’a dit Walter Benjamin de l’architecture comme
“ prototype d’une œuvre d’art perçue de façon à la fois distraite et collective ” : plutôt que de
“ contemplation ”, il conviendrait alors de parler de “ réception tactile, c’est-à-dire
d’accoutumance. Or, l’homme distrait est parfaitement capable de s’accoutumer ”. Pour
préciser notre point de vue, il ne s’agit pas seulement d’accoutumance puisque l’espace nous
procure aussi des sensations liées à nos mouvements, qui nous touchent et nous transforment et
sans que nous en soyons toujours conscients et sans que nous nous sentions amenés – ou
encouragés par un tiers - à verbaliser à ce sujet. Ce texte célèbre de Benjamin, écrit en 1935
pour sa première version, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, synthétise en
quelques phrases bien des constats qui seront développés ici, en premier lieu cette idée
(commune) qui veut que les édifices fassent l’objet d’une “ double réception : par l’usage et par
la réception ”, entre “ réception tactile et réception visuelle ”, la première écartant, de fait, la
dimension contemplative pour privilégier l’accoutumance, à l’inverse de la seconde. Et
Benjamin de poursuivre en remarquant que c’est précisément l’accoutumance qui “ régit même,
dans une large mesure, la réception visuelle de l’architecture, réception qui, par nature consiste
bien moins dans un effort d’attention que dans une perception incidente ”10, une perception qui
bien qu’involontaire (subliminale) laisse des traces dans la mémoire.

Et fort logiquement, nos interviewés se situeront régulièrement en position de dominés par rapport à
l’architecture avec un grand A, qu’ils voient d’abord comme une enveloppe, alors qu’ils ont la
capacité de parler de façon plus complexe de celle qu’ils pratiquent. Pour la plupart d’entre eux des
procédés peu conscients de contournement de l’évaluation de l’architecture sont à l’œuvre, remplacés
souvent par un jugement sur le décor, mais surtout sur les usages possibles et connus de l’intérieur du
logement. Ce déplacement vers l’intérieur est rassurant car il fournit des repères quotidiens. Lorsqu’ils
évoquent leur maison idéale, ils parlent encore de l’intérieur. Et si l’on rejoint les catégories de
l’esthétique kantienne, l’idée même de jugement critique appelle la possibilité d’une justification de ce
qui s’énonce dans le jugement. Et c’est en s’attachant à l’intérieur, à l’usage et ses qualités que l’on
retrouve un terrain d’argumentation. A défaut, ce qui passe pour un jugement représenterait, tout au
plus, une réaction (du type “ c’est beau ”) à laquelle il ne serait pas possible de donner un sens
communicable. On comprend dès lors très bien ce détour par l’usage et par l’intérieur. Fort
heureusement, pourrait-on dire, leurs jugements critiques sont loin de se réduire à des jugements sur le
beau, voire à des jugements de goût, et même si l’on doit admettre que des qualités esthétiques y sont
en question, l’évaluation porte sur bien d’autres aspects11… En somme, ils nous ont plutôt parlé de
leurs penchants et de leurs préférences en éludant très majoritairement la question du beau. A fortiori
face à l’architecture, où le beau cesse d’apparaître comme la valeur cardinale de l’œuvre d’art, en

10 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1935, première version), repris in Œuvres III,
Folio Gallimard, Paris, 2000, (pp.67-113) p.108-109.
11 C’est ce que Kant a reconnu, à sa manière, en introduisant la notion de “ jugement réfléchissant ” dans sa Critique de la
faculté de juger (1790, Vrin, 1986) : le beau ne peut pas être l’objet d’un jugement déterminant dans la mesure où nous n’en
possédons aucun concept.
l’occurrence lorsque le point de vue du goût perd sa pertinence et s’ouvre vers d’autres types
d’évaluation. Même si “ pour rêver ” ils apprécient par ailleurs certains types d’architectures dont ils
dénient souvent les qualités d’usage.

Il arrive aussi à nos interviewés de définir le style et le type d’un immeuble par la classe
sociale des personnes censées y vivre (“ c’est pas trop cossu ”, “ C’est un immeuble
bourgeois ”), ou par le niveau de financement (“ C’est HLM ”). Et s’il s’agit de définir
l’extérieur, la façade du bâtiment, il arrive qu’ils utilisent une anti-phrase : “ ce n’est pas une
ferme ”. Ou encore :

C'est ni une vieille maison retapée ni une maison... Elle ressemble pas, enfin au niveau de la
forme, après au niveau des matériaux c'est... C'est vrai que je me suis jamais posé la question,
c'est une bonne question ça. [Mademoiselle F]

Très embarrassée, Mademoiselle F elle ne donnera pas une description de la maison qui
permettrait de la ranger sous un type. Ces habitants semblent ainsi se construire une contre
grammaire qui leur permet de déplacer le propos et de le ramener à du “ connu ” : emploi de
l’allusion et de l’ellipse, de l’évidence du savoir ou du goût partagé, donc implicite, comme si
tout le monde s’accordait sur un sens ou une préférence. Ils supposent une communauté
d’expérience entre tous, y compris avec le chercheur, où les stéréotypes et les idées reçues, les
consensus “ évidents ”, ont toute leur place. Ainsi : “ Un immeuble standard quoi, on voit
bien ! ” [Monsieur E]. Et l’’affirmation banale, entendue à maintes reprises, que
“ l’architecture moderne ne ressemblerait à rien ” serait liée, nous en faisons l’hypothèse, au
fait de ne pas posséder de vocabulaire construit pour en parler.

Ou bien encore, lorsque les mots manquent pour traduire une impression visuelle, l’interviewé ne veut
pas prendre le risque de se “ tromper ” devant un interlocuteur qu’il devine spécialiste. Son silence
serait, comme le dit Barthes dans son cours sur le neutre12, “ une opération pour déjouer les
oppressions, intimidations, dangers du parlé… ”. Craignant l’erreur d’appréciation, la faute de goût,
l’interviewé déguise alors son autocensure en incompétence. En somme, “ je ne sais pas décrire ce qui
est beau ” et “ je ne sais pas dire à l’avance : un bel immeuble sera fait de telle ou telle manière ”
(Mme M., Courbevoie). Que cherche-t-elle à dire ? Je ne sais pas ce qui est beau ? Ce qui est beau est
donc indicible ? Ou encore n’aurait pas à se dire ?

Par ailleurs nombre de discours de nos interviewés confirment l’hypothèse de Lahire (dans La culture
des individus)13 sur l’hétérogénéité et les dissonances culturelles qui traversent la plupart des Français,
quelles que soient leur classe et formation. Tandis qu’ils ont des domaines de compétence culturelle
avérée hors de leur profession, dès qu’il est question d’architecture, leurs capacités d’analyses
habituelles sont le plus souvent intimement mêlées de jugements conventionnels voire naïfs. Nous

12 Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), Seuil / IMEC, Paris, 2002, p.51.
13 Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, Paris, 2004.
avons donc observé un décalage entre les références, entre les goûts et la formation reçue ou bien
l’origine, qui tient souvent, nous en faisons l’hypothèse, à la façon dont les sujets ont été exposés à
l’architecture : comptable peintre du dimanche, fils de maçon portugais, diplômé en AES et devenu,
par goût, spécialiste de l’architecture, femme au foyer lectrice assidue de revues de décoration,
plasticien ayant suivi des cours d’architecture mais qui avoue n’y connaître rien, inspecteur des impôts
ou magistrat… Tous montrent leur rapport à la culture savante quel que soit le terrain, mais
développent souvent pour leur propre lieu un goût strictement lié au fonctionnel, à l’usage et
reproduisant des schèmes de pensée appris, souvent conventionnels : “ l’architecture moderne est
froide ” “ pas confortable ”, tout comme “ le béton ”. En témoignent ces trois extraits d’entretiens où
se mêlent toutes les contradictions de l’évaluation :

“ - [Je voulais] de l’ancien. Oui parce que pour moi l’ancien c’est chaud. (…) Bah ça me paraît plus
accueillant.
- Et ça tient à quoi ?
- Aux matériaux, la pierre plus que le béton quoi.” [Mme A]

“ C’est où, ça ? C’est moderne… [Les Hautes-formes, 1975 – 1979, Christian de Portzamparc] Oui,
c’est sûrement pas mal. Ça ressemble un petit peu à chez nous, non ? Il y a certainement une parenté.
A l’intérieur bien sûr, pas vraiment à l’extérieur. Enfin bon, l’extérieur fait quand même un peu plus
cage-à-poules, hein. Non, mais c’est sûrement très bien. Vous savez, si tout le monde aimait les
blondes, que deviendraient les brunes, hein… ” [Mme J]

“ [à propos des logements de la rue de Meaux, Renzo Piano] C’est tout nouveau ? (…) j’aime pas.
C’est très moderne, trop moderne. Ça me fait penser aux cages à pigeons de la Défense, vous savez,
ces tours bleues aux fenêtres biscornues. (…) c’est vrai, ils ont un beau jardin là. (…) c’est pas mal, ce
jardin, pour les gens qui habitent derrière. Et c’est fait par qui, ça ? ” [Mme H]

Le plus paradoxal étant que la dernière interlocutrice citée, résidant à la Place des Fêtes, n’a eu de
cesse par ailleurs de mettre en exergue, tout au long de son entretien, les qualités du “ moderne ”,
vantant la rationalité des espaces, la salubrité des équipements, et même les vertus du béton… Étrange.
Sauf si l’on demeure rivé au modèle de la consonance ou de la cohérence générale des comportements
individuels (“ si intellectuellement exigeant (subtil, savant), et si relâché (grossier, populaire) là… ”14)
alors que la frontière entre légitimité et illégitimité culturelle, si elle fracture les classes entre elles,
fracture également les individus dans toutes les classes de la société, sans compter l’influence des
origines ethniques et géographiques. Ainsi, de la dernière interlocutrice vantant les qualités des tours
et du béton : son origine asiatique offre probablement aussi une clé d’explication, si l’on rappelle que
dans cette région du monde, les tours résidentielles récentes sont du dernier chic.

Et la question du goût d’en ressortir encore complexifiée puisqu’il ne s’agit plus, comme il y a trente
ans, de dissocier haut / bas, légitime / illégitime, savant / populaire, mais de saisir aussi, au sein de ces
14 B. Lahire, op. cit., p.9.
grandes distinctions, ces grands clivages, tous les “ parasites ” (au sens plus ou moins noble), tout ce
qui a contribué à réinterroger et remettre en question les hiérarchies établies – en somme on retrouve
là l’influence de ce qui est aujourd’hui banalement rangé sous l’étiquette “ post-moderne ”. La
télévision a, bien entendu, été un acteur prépondérant de ces téléscopages et Lahire y revient
fréquemment tout au long de son ouvrage lorsqu’il s’attache à la confusion et/ou au mélange. Ainsi de
l’émission-phare de Thierry Ardisson, Tout le monde en parle, qui mêle à dessein le plus noble et le
plus commun, “ à la fois le reflet de nouvelles structures de perception (qui s’accommodent davantage
de mélanges, voire les recherchent) et ce qui contribue à les former, c’est-à-dire à forger les habitudes
mentales et le goût pour le varié, le divers, le mélange (jusque-là) improbable des genres ”15.

L’architecture a été au cœur de ce processus de confusion et de mélange 16. En témoigne par exemple la
réception par Pierre Juquin17, habitant de l’un des logements construits par Paul Chemetov à Vigneux
en 1967. L’anecdote n’a, au fond, rien d’anecdotique et elle en dit long sur la crise que l’architecture
et les architectes se préparaient à vivre :

“ J'ai été horrifié quand on a logé Pierre Juquin dans mes logements de Vigneux, plafonds en béton
brut et parquet au sol, quand même ! En faisant l'économie du plâtre au plafond, j'avais réussi à poser
du parquet. Et Juquin de me faire remarquer : tu te rends compte, quand même, ils n'ont pas mis de
plâtre au plafond ; ce sont vraiment des HLM ! Heureusement, j'ai fait plâtrer ! Alors je me suis dit : la
radicalité politique n'a souvent pas grand-chose à voir avec la radicalité esthétique […]. En termes de
symboles, le réalisme socialiste a été très militarisé et a provoqué chez ses représentants, en premier
lieu chez les hommes d'appareil chargés de la culture, Juquin le premier, une arriération esthétique et
culturelle au regard des avancées qu'ils prônaient et défendaient par ailleurs. D'ailleurs, je me souviens
aussi des murs en fausses briques et du papier peint fleuri qui tapissaient les murs de la salle à
manger. ”18

Ce qui choque ici Paul Chemetov, c’est l’association d’une attitude politique radicale à un goût
moyen, sinon petit bourgeois dont nous pourrons retrouver des échos dans la position de certains
habitants que nous avons interviewés ces dernières années. Rappelons simplement qu’en 1979, dans
La Distinction, Pierre Bourdieu remarquait que “ le plus intolérable, pour ceux qui s’estiment
détenteurs du goût légitime, c’est par-dessus tout la réunion sacrilège des goûts que le goût commande
de séparer ”19.

15 Idem, p.638.
16 L’architecture, autant par ricochet que comme élément-moteur de ce processus d’éclatement puisque, ne l’oublions pas, le
terme “ post-moderne ” a été forgé chez les architectes, cinq ans avant que l’ouvrage de Jean-François Lyotard, La condition
postmoderne, ne le popularise définitivement. Pour mémoire, mentionnons simplement ce passage : "dans la culture
postmoderne, la question de la légitimation du pouvoir se pose en d'autres termes. Le grand récit a perdu sa crédibilité, quel
que soit le mode d'unification qui lui est assigné : récit spéculatif, récit de l'émancipation." (Jean-François Lyotard, La
condition postmoderne, Ed. de Minuit, Paris, 1979, p.63).
17 Chargé des questions culturelles, membre du Comité central et longtemps porte-parole du PCF au cours des années 1970,
Pierre Juquin prit ensuite ses distances avec le parti communiste pour se lancer, avec les "rénovateurs" de l'époque, dans la
campagne pour les élections présidentielles de 1988, entraînant notamment à ses côtés la LCR et le PSU.
18 Paul Chemetov, “ Le goût du goût ” (10 p.), entretien avec M. Eleb et J.-L. Violeau, Les Cahiers de la recherche
architecturale et urbaine, loc. cit., (pp.29-38) pp.37-38.
19 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement de goût, Minuit, Paris, 1979, p.60.
Ramener la question du goût en architecture à une “ simple ” histoire sociale heurterait certainement
(encore) la sensibilité de quelques historiens de l’architecture, mais nous ne résistons pas à convier ici
l’un de leurs confrères historien de l’art, Francis Haskell à propos de Georges III qui reconnaissait en
1804 que trente ans auparavant il n’aurait jamais songé encourager un jour l’architecture gothique :
“ ce commentaire ironique (…) laisse entrevoir l’une des questions les plus cruciales, dramatiques et
même alarmantes qui viennent à se poser dès que l’on étudie les caprices du goût en matière
artistique : comment de telles mutations, qui semblent ne résulter que d’un choix intimement
personnel, peuvent, en réalité, être déterminées par des circonstances extérieures, étrangères à notre
volonté ”20. Cette volonté fût-elle celle du souverain, cette évolution du goût fut, bien entendu, autant
le fait du savant (reconnaissance des collectionneurs, rayonnement des collections publiques…) que
du “ populaire ” (nouvelles techniques de reproduction). Nous chercherons donc à nous garder de cette
tentation d’instrumentalisation du “ populaire ” (souvent attirante parce qu’il faut le reconnaître,
“ efficace ” et frappante – mais simpliste) pour ce qui concerne l’architecture. Sachant que cette
dernière a été le théâtre régulier d’affrontements de ce type pour des enjeux idéologiques qui souvent
la dépassaient de loin.

Ainsi, depuis le premier après-guerre, aidée en cela par les salons des arts ménagers et de grandes
manifestations populaires, un foisonnement de revues a promu l’image de la maison individuelle
traditionnelle, néo-régionaliste en un mot, conduisant comme nous l’avons montré à faire accepter la
maison préfabriquée, boîte décorée de signes régionaux21. En arrière-plan, subsistait l’idée qu’à travers
la maison, deux objectifs seraient atteints : soutenir une industrie du bâtiment et lutter
idéologiquement contre la perte éventuelle d’une “ identité française ”. Avec cette image
“ traditionnelle ”, on faisait ainsi d’une pierre-deux-coups pour la sauvegarde d’une identité mise à
mal par les deux conflits mondiaux, les deux reconstructions ayant bien entendu joué un rôle de
premier-plan dans ce combat. Le plus frappant reste que la presse spécialisée, “ savante ” donc, n’a
jamais définitivement statué sur l’issue de ce combat, accordant une audience équilibrée à ces deux
tendances, alors que le “ mouvement moderne ” a laissé l’image d’un mouvement combatif qui aurait
vite pris la main sur ces publications. Après la seconde guerre mondiale, le moderne a certes envahi
les colonnes de la presse spécialisée, mais des revues plus grand public comme Maison française ont
largement pris le relais de ce combat sans pour autant arriver à gagner la bataille de la maison
moderne. Pour revenir à l’entre-deux-guerres, on peut dire qu’y a été mis en place un programme
d’éducation populaire à l’efficacité redoutable, la maison régionaliste bénéficiant des tirages
abondants de Maisons pour tous ou de L’Illustration. A travers la maison, il était question d’apprendre
les “ vraies valeurs ”. Le vocabulaire, en même temps qu’il est acquis, construit le goût des lecteurs et
leur permet d’exprimer leur demande. La déclinaison des types (régionaux) ainsi qu’une certaine
forme de nominalisme ont un but pédagogique : provoquer un attachement aux types connus des
régions en inventant au passage une image le plus souvent mythique des représentations de maisons
[cf. illustration n°].

20 Francis Haskell, La norme et le caprice, Champs Flammarion, Paris, 1993 (Phaidon, 1976), p.19.
21 Cf. Eleb-Engrand, op. cit.
Initier le public aux caractéristiques régionales afin de bâtir des maisons françaises, sera prioritaire
dans ces revues. Mais il s’agira aussi de lui apprendre à formuler des jugements, à distinguer le bon
style du mauvais. Louis Sézille, dans son article "Pour s’entendre avec son architecte", introduit le
lecteur à “quelques termes spéciaux avec lesquels il est bon que vous vous familiarisiez pour mieux
comprendre les descriptions qui vous sont faites”22. La maison qui illustre son propos a un comble à
double-brisis, à lucarne, un chien assis. Elle possède un auvent, une fenêtre à petit bois, etc. Or cette
attitude pédagogique poursuit deux buts. Le premier, avoué, est de favoriser un dialogue fondé sur une
certaine compétence, avec l’architecte ; le second, sous-jacent, est de donner une définition légitime de
ce qu'est une “vraie maison”, avec sa forme traditionnelle, son toit etc., qui renforce l’idée, une fois
qu’on a intériorisé le vocabulaire “qu’une maison, c’est ça”. On n’introduit donc pas cette population
au toit-terrasse, à la fenêtre en longueur ni au pilotis ! Et on peut aujourd’hui mesurer l’efficacité de
cet intense travail pédagogique puisque les maisons de constructeurs, dans la droite ligne de ces
campagnes de promotion, ont la faveur du public.

Questions de langage : la réponse post-moderne

Pendant que les Français se passionnent pour la modernisation de l’habitation – d’où les succès des
Salons successifs des arts ménagers -, la plupart d’entre eux rejettent l’écriture moderne de la maison
individuelle, proposée par les architectes et toujours perçue comme étrangère – munichoise au
tournant du XXe siècle, sinon arabe… L’esthétique épurée ou abstraite chère aux Modernes, est le
plus souvent perçue par les habitants comme porteuse d’une pauvreté et d’un vide formels, ces
derniers préférant toujours la boîte décorée des signes les plus divers, qu’ils soient traditionnels ou
régionalistes. Il n’est qu’à observer les caractéristiques des maisons contemporaines les plus vendues
pour s’en convaincre.

Au tout début des années 1970, le courant “ savant ” du post-modernisme est venu encore
complexifier ce jeu. On le sait, le populaire a été et demeure un enjeu et une ressource des luttes entre
intellectuels. Ainsi du populaire comme produit de la domination sociale (par exemple, Pierre
Bourdieu) ou du populaire comme négatif de cette même domination (Jacques Rancière par
exemple23). Ou encore, le “ populaire ” comme simple résidu des définitions que veulent bien lui
donner les intellectuels eux-mêmes en concurrence. Que dire alors du post-modernisme architectural,
ou même de différents “ régionalismes ”, sinon qu’ils ont volontiers emboîté le pas, chez les
architectes comme dans le monde intellectuel, de ces luttes symboliques en instrumentalisant la
catégorie dite du “ populaire ”.

Chemin faisant, les architectes avaient bien tenté de se confronter à ce déficit du langage, que nous

22 Maisons pour tous. Revue pratique de l’habitation et du foyer, n°2, 15 avril 1925, pp.35-36.
23 Jacques Rancière échafaude cette définition dès La leçon d’Althusser en 1974 (Gallimard), dans une veine “ gauchiste ”
qui réhabilite le “ vrai ” populaire (celui de la subjectivation et de l’émergence politique) contre le “ faux ” populaire qui
serait incarné alors par le Parti communiste, thèse qu’il prolonge avec sa thèse proprement dite, La nuit des prolétaires
(Fayard, 1981) et avec Le Philosophe et ses pauvres (Fayard, 1983), jusqu’à La mésentente en 1995.
avons constaté à travers les interviews, et à ces dichotomies entre différents registres. Plutôt que d’y
répondre en menant une forme de pédagogie, qui aurait consisté à enseigner à voir et à lire
l’architecture moderne, certains ont répondu à ce déficit en proposant directement une autre
architecture articulée autour d’un langage partagé par le plus grand nombre : de préférence ornée,
reprenant les signes et les ordres “ conventionnels ”, censés être connus de tous. Alors que la
sémiologie devenait une discipline à la mode et offrait de nouveaux outils de décodage des
phénomènes de la communication de masse, la question de l’intelligibilité du langage architectural -
ou de l’architecture comme langage - fut placée au centre des préoccupations des architectes post-
modernes à la fin des années 70 qui considéraient qu’un édifice devait pouvoir parler un double
langage (ou un langage à “ double codage ”) qui permettrait de sortir de la dualité populisme/élitisme.
Le programme du post-modernisme tel que défini par Jencks, par exemple, se proposait de résoudre
l’aporie moderne en se donnant pour objectif d’être à la fois savant et populaire24. En puisant dans un
vocabulaire formel suffisamment connu pour pouvoir être reconnu, le projet architectural devait
pouvoir“ parler ” à partir d’un même lexique deux langages différents. Il s’agissait en fait de recourir
au symbolisme “ local ”, “ traditionnel ”, “ classique ” en constituant un répertoire des formes admises,
qui devait permettre de s’adresser au grand public comme aux utilisateurs. Des formes connotées
puisque “ valant pour ” d’autres déjà vues, à manipuler savamment, par le bais de métaphores, jeux
avec les conventions, détournement, private jokes pour initiés. La manipulation de ces significations
(envisagées comme non obligatoirement architecturale) devaient permettre la mise en place d’un
langage à plusieurs niveaux et donc accessible à tous.

Inévitablement, ce double code qui “ s’adresse à la fois à l’élite et à l’homme de la rue ”25 accentua
une coupure entre une élite à même de saisir un deuxième degré dont les destinataires principaux du
bâtiment sont -à priori- privés26. Envisagé comme un code esthétique conçu pour rassembler, le post-
modernisme ne pouvait qu’intéresser et séduire le politique : le prétexte du “ double codage ”
esthétique permettait d’asseoir des choix esthétiques démagogiques sans se contredire, tout au moins
dans l’immédiat, et de passer de manière extrêmement littérale des formules aux formes, Versailles
pour le peuple de Bofill en restant peut-être l’exemple le plus achevé. Ce double langage n’en fit
bientôt plus qu’un…partagé par les promoteurs qui ont bien compris la valeur qu’attache le sens
commun à la complexité démonstrative, assignant à la profusion des signes de façade une richesse en
significations cachées, croyant y voir des allusions à une architecture qu’il devine savante.

Répondre à une demande multiple, reproduire le “ typique ” et le “ personnalisé ”27 en opposition au

24 Charles Jencks, fut l’un des principaux théoriciens du Post-Modernisme, figure marquante de l’Architectural Association
School londonienne et de la revue Architectural Design des années 1970, il initia notamment ce mouvement d’éclatement
avec sa thèse sur Les Mouvements modernes en architecture (1973), juste avant de se lancer, en pionnier, à la recherche d’une
nouvelle synthèse avec son Langage de l’architecture postmoderne (1977), best-seller mondial régulièrement enrichi et
réédité.
25 Introduction de 1979
26 Phénomène que décrypte très bien Jean-Jacques Julien (architecte du 32 avenue de l’Arche à Courbevoie où habitent
certains de nos interviewés) lorsqu’il dit : “ …Alors ça aussi c’est assez marrant d’ailleurs parce que le pavillon de banlieue
en meulière, le pavillon en colombage, pour nous c’est bien. Parce que nous c’est au troisième degré … mais que la crémière
aime ça et on la trouvera très con, elle n’aura pas de goût. Je trouve cela d’une hypocrisie absolue. ”
27 Une autre voie a été explorée dans le sillage de cette quête mais aussi sous l’influence de la notion d’ “ Œuvre Ouverte ”
proposée par Umberto Ecco. En France, Alain Sarfati et le groupe AREA entendait, par le biais d’un système
“ stéréotype ” entretint l’illusion d’une architecture qui rencontrerait objectivement son public, grâce
aux compétences des marketeurs. Illusion bien sûr puisque la rencontre fut tellement objective…
qu’elle n’eut bientôt plus besoin des architectes !

Faut-il voir ici un paradoxe ? Celui d’un courant post moderne réduit si rapidement à une philologie
pour initiés, pendant que certains de ses tics formels étaient allègrement repris par une promotion
privée percevant dans les colonnes, les corniches, les chapiteaux et les frontons, la fenêtre cintrée et
l’œil-de-bœuf, une voie de séduction facile flattant le goût moyen des classes susceptibles d’accéder à
la propriété ? Jencks n’envisageait-il pas d’ailleurs d’emblée de s’inscrire dans le sillage des
promoteurs, perçus non comme de simples clients mais comme de véritables indicateurs des tendances
à suivre ? Intermédiaires indispensables entre l’architecture savante et le grand public qui n’est pas
sans rappeler Bourdieu lorsqu’il évoque les “ professionnels de l’objectivation des goûts culturels ” : “
L’ajustement entre l’offre et le demande n’est ni le simple effet de l’imposition que la production
exercerait sur la consommation ni l’effet d’une recherche consciente par laquelle elle irait au devant
des besoins des consommateurs, mais le résultat de l’orchestration objective de deux logiques
relativement indépendantes, celle des champs de production et celle du champs de consommation (…)
le produit culturel est un goût constitué, un goût qui a été porté de la semi existence vague du vécu à
demi formulé ou informulé, du désir implicite, voire inconscient, à la pleine réalité du produit achevé,
par un travail d’objectivation incombant presque toujours à des professionnels. ”28. Et de fait, nous
avons, nous aussi, entendu à plusieurs reprises dans la bouche de nos interviewés des syntagmes figés
directement issus de la publicité : “ Le confort du neuf, le charme de l’ancien ”, slogan déposé par la
Cogedim pour une série de réhabilitations de prestige parisiennes, “ c’est proche de toutes
commodités ”, ritournelle des plaquettes de promoteurs, et aussi “ nous avons été séduits ”, formule
typique des publi-reportages mettant en scène des accédants, ou encore “ j’aime son côté sud ” issue
de la lecture des revues de décoration. Ce formatage du goût, construit par les lectures ou par
l’exposition à la publicité apparaît comme une réserve commune de savoir, dans laquelle les
interviewés piochent à leur insu et bien sûr sans citer leurs sources, comme s’il s’agissait d’un fond
commun unanimement partagé et légitime, sur lequel ils n’ont pas à s’expliquer.

d’industrialisation par composants (dénommé “ Solfège ”) permettre de produire en masse cette variété de styles. On peut
aujourd’hui voir l’architecture issue de cette démarche au Val Maubuée à Marne la Vallée.
28 Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Editions de Minuit, Paris 1979.
Les figures rhétoriques de “ l’incompétence ”

Avec nos interlocuteurs se dessine, d’une manière générale, le sentiment d’être démuni face à des
architectures dont l’abstraction appellerait un lexique conceptuel par trop méconnu. Le “ J’y connais
rien ” simplifie et demeure une expression très souvent employée à propos du goût pour certains
bâtiments. Ou encore, le “ je ne sais pas pourquoi mais j’aime bien ”. La banalité du sentiment
d’incompétence par rapport au sujet de l’architecture, quel que soit le niveau de culture scolaire ou
héritée est patente. L’exagération de son incompétence permet même parfois à l’interlocuteur de se
faire “ plus bête qu’il ne l’est ” pour mieux vérifier au fur et à mesure ce qu’il avance. Elle lui permet
aussi de déplacer le problème ou la carence lexicale sur un terrain moins risqué : celui de la
“définition ” plutôt que celui de l’ “ évaluation ” :

“ Ouais voilà, comment on appelle ça ? Une cuisine américaine ? (…) enfin cuisine séparée…donc
c’est… T1 peut-être on appelle ça ? ” [Madame M]

Des stratégies d’évitement sont également utilisées par nos interlocuteurs qui se débrouillent ainsi
pour ne pas dire :

“ Non et puis c’est pas quelque chose qui me passionne euh... l’architecture, c’est pas quelque
chose qui me passionne... absolument. ” [Monsieur L]

Ils placent donc le jugement ou le simple “ regard qui sait voir ” du côté de la “ passion ” qui
anime l’amateur ou le professionnel, et insidieusement se positionnent, eux, du côté si ce n’est
de la raison, du moins de l’objectivité. Le discours emprunte dès lors une série variée de
figures d’évitement.

Pourquoi ne pas dire ? Parce qu’ils ne sont pas certains de bien voir, ni même de voir… ce
qu’il y a à voir. Pour voir il faudrait “ avoir l’œil ” qualité qu’ils ont du mal à définir qu’ils
ne pensent pas avoir et qu’ils attribuent à tort ou à raison à l’intervieweur :

“ J'aurai peur de dire une bêtise [à propos d’un bâtiment], je vous avouerai que je sais pas trop. ”
[Mademoiselle F]

“ Là j’avoue que euh... je dis ça sans en être convaincue, j’en sais rien. ” [Madame N]

“ Oh déjà qu’on est pas très loquaces, donc euh... ” [Madame N]

Ou encore, évoquant l’architecture du Palais de Chaillot, dont cette femme reconnaît volontiers
la force de séduction :

“ Mais en fait je sais pas, j’y connais rien en architecture, mais... j’appelle ça néo-fasciste ” [Madame
B]

La première façon de ne pas dire consiste à décrire par la négative : il est moins risqué
d’énoncer ce que l’on n’aime pas que de formuler un jugement positif ou d’utiliser des
arguments “ esthétiques ” pour juger de la valeur d’une architecture. Mademoiselle F, déjà
citée plus haut, butant sur la définition du type de sa maison, la décrit pour ce qu’elle n’est
pas, et est prise de court par cette “ bonne question ”. Dans ce cas, “ une bonne question ”
c’est celle que l’on n’attendait pas, à laquelle on n’a jamais réfléchi (et pourtant, il s’agit bien
là de la “ maison de l’enfance ”), bref la question qui vous “ prend de court ”.

Pour étayer le choix qu’ils ont effectivement opéré – puisqu’ils sont propriétaires - les habitants de
Courbevoie expliquent paradoxalement qu’ils ont choisi l’immeuble de Courbevoie… pour ce qu’il
n’était pas !

“ Cela ne ressemblait pas aux immeubles... aux alentours quoi, ou... ou normaux, dits normaux…
enfin… on va dire. ” [Madame N]

“ Enfin, je décrirais plutôt ce que j’aime pas ” nous dira aussi Madame M lorsqu’on l’interroge sur ses
goûts.
Ou encore, à l’inverse parce que bien plus élaborée (et plus rhétorique), les caractéristiques des
bâtiments sont définies par anti-phrase, du type “ Ce n’est pas moderne… ”. En ce cas, l’image elle-
même a pu offrir un recours direct à la carence du discours :

“ -Vous avez dit dans l’ascenseur, et ça m’a frappé, que cet immeuble était “ ancien ”… Il aurait donc
déjà une histoire ?
- Il est pas “ moderne-moderne ”. Comme “ moderne-moderne ”, je sais pas quoi vous citer. En tout
cas, les fenêtres ne seraient pas comme ça. Les matériaux ne seraient pas comme ça. Il y aurait des
petits coins. Il y aurait des recoins, surtout… Silence
[Elle feuillette, longuement, en silence, l’ouvrage sur Paris architecture, 1900-2000 , et s’arrête sur
l’opération de logements d’Yves Lion à Villejuif.]
- Voilà ce que je voulais dire [du “ moderne-moderne ”], ce à quoi je pensais. ” [Madame J]

La question de la couleur elle-même, peut aussi bien être contournée, toujours en passant par la
négative :

“ Bah il est pas banal comme d’autres d’immeubles euh... Enfin déjà au niveau des couleurs puisqu’il
est pas tout blanc ” [Madame M]

Certaines tournures permettent d’annoncer d’emblée qu’il n’est pas possible de parler de l’immeuble
pour n’en parler ensuite que par le biais de ce qu’il n’est pas : comment décrire autrement que par la
négative quelque chose qui n’a son équivalent nulle part ailleurs ?
“ J’ai jamais vu ça moi… à part ici ” [Monsieur L]

Mais quand les interviewés emploient l’expression “ cela ne ressemble à rien ”, ils énoncent en fait
deux choses : d’une part le souci que leur pose une architecture qu’ils ressentent comme abstraite, non
lisible, et d’autre part ils mettent ainsi en lumière l’absence de référent précédent qui aurait pu ou dû
leur fournir le lexique de description et d’évaluation adéquat. Autre jugement encore plus courant,
l’architecture moderne ne ressemble à rien d’autre qu’à des images négatives, stéréotypées : le HLM,
le bunker en béton, etc.

Le recours à la tautologie, en tant que figure marquant la répétition et l’évidence, renvoie au commun,
au courant, bref au banal, à l’ordinaire, à ce que l’on ne regarde plus, par habitude, par fréquentation…
Ainsi, Monsieur L, à propos des immeubles de Courbevoie, rangeant sous un “ ils ” générique aussi
bien le promoteur que l’architecte ou encore les commerciaux :

“ On sent bien qu’ils ont, ils ont vraiment insisté dessus pour que... pour que ça soit ce que c’est
aujourd’hui. (…) Il y a beaucoup, beaucoup d’immeubles qui... qui ressemblent à ce qu’on peut voir. ”
[Monsieur L]

Les interviewés utilisent couramment une autre figure utilisée lorsqu’ils prennent la partie pour le tout,
ou l’inverse : la synecdoque apparaît souvent dans la confusion (ou l’assimilation) de l’architecture à
la façade uniquement.

“ L’architecture ? Elle est assez travaillée quand même… pardon, la façade est assez travaillée
” [Monsieur L]

Rappelons un autre déplacement, déjà évoqué, qui consiste à définir le style d’un immeuble par la
classe sociale des personnes qui y vivent, ou par le niveau de financement. Dans un autre registre
(même si le terme peut aussi renvoyer pour partie au “ convenable ”), il y a déplacement, du spatial au
philosophique :

“ vous voyez ma vision [de l’architecture] elle est plutôt humaniste, c’est par rapport aux gens […]
J’ai pas des goûts typés. ” [Monsieur E]

Assez récurrente, l’antithèse consiste à atténuer le propos aussitôt énoncé avec un argument qui ne se
place pas sur le même plan. Ce qui permet de contrebalancer un jugement esthétique subjectif (donc
risqué) avec un argument d’usage ou de pérennité, donc ressenti comme plus objectif.

“ Il est beau, mais il est mal fait. (…) C’est bien beau une façade, mais c’est pas ça qui... ” [Monsieur
L]
Notons que parfois le “ mais ” peut éventuellement dissimuler un “ parce que ”, lorsqu’il dit :
“ C’est beau mais c’est froid ”. Monsieur L de Courbevoie, ne veut-il pas dire, au fond, que
ce qui est beau à regarder doit certainement être désagréable à vivre, le beau étant parfois
assimilé au sublime, à l’inaccessible et à l’intimidant, en tout cas à un lieu difficile à vivre au
quotidien.

L’antithèse permet aussi, à l’inverse, de contrebalancer une information objective (considérée


comme peu valorisante) par un jugement un peu plus subjectif.

“ C’était un soixante mètres carrés, mais très bien agencé. Enfin c’était très correct. ” [Madame N]

Lorsque l’interviewé se risque à emprunter le registre qualitatif, il n’est pas rare qu’il atténue
aussitôt son propos : euphémismes et litotes sont courantes et permettent de réduire le risque
d’erreur d’appréciation.

“ Je trouve que c’est un peu original. Justement c’est ce qui fait le... peut-être le charme de...
L’extérieur de l’immeuble est assez… assez joli ” [Madame M]

Enfin, pour rejoindre le constat dressé plus haut à propos de la publicité, une dernière manière de ne
pas se risquer dans l’énonciation consiste à reprendre littéralement ce lexique “ admis ”, notamment à
Courbevoie. Le vocabulaire publicitaire leur permet de ne pas s’avancer en reprenant exactement les
arguments du promoteur, parfois même ses formules :

“ C’est proche à la fois de… toutes commodités, par rapport aux lieux de travail de chacun, et, et
proche de la forêt aussi. Cela nous a séduit aussi. ” (Madame M, Courbevoie)

…Assez glaçant lorsque l’on connaît un peu la rhétorique de la publicité immobilière de la retrouver
“ parlée ” littéralement par les acquéreurs plusieurs années après l’achat !

Parfois, le sentiment d’être vraiment hors du coup, de ne pas comprendre, peut aller jusqu’à provoquer
une forme d’agressivité :

“ Beaubourg je trouve ça moche. Et puis bon... C'est moche. Ou alors il [l’architecte] a voulu faire
quelque chose que j'ai pas compris. Je sais pas. Si c'est fait pour choquer, ça marche, je trouve ”.
[Mademoiselle G]

Loin de ne concerner que les interviewés ayant suivi des études courtes ou ayant une culture de groupe
dominé, la réaction de résistance aux goûts “ savants ”, affichés publiquement par la matérialité de
l’objet architectural, est banale, et ce quel que soit le milieu d’origine des interviewés. Ainsi, tourner
en dérision les critères perçus comme ceux de la “ bonne architecture ” est-il un jeu assez partagé, qui
provoque quelques jouissances. Beaucoup réempruntent donc, probablement sans le savoir, les pas du
Flaubert du Dictionnaire des idées reçues (l’architecte : celui qui oublie l’escalier), comme si
l’ “ homme de l’art ” était par définition incompétent sur le terrain qui les concerne eux, en tant
qu’habitants. Ce jeu se décline socialement suivant de multiples modalités, suivant le thème évoqué
(style des vêtements, comportements conformes ici, ridicules là-bas, etc.)29. Cette résistance, ces
valeurs qu’on oppose à celles qu’on sait savantes, est un ressort banal dans une société hiérarchisée et
les interviewés peuvent s’en servir avec talent pour revendiquer le droit à l’erreur, le droit d’avoir
mauvais goût, en particulier quand les valeurs d’usage ne sont pas, d’abord, respectées par l’architecte.

Espace décrit, usages et affects

Eviter d’avoir à parler de l’enveloppe de l’immeuble ou de la maison

Pour tout un chacun, l’architecture semble se confondre avec La maison entendue comme le
foyer de la vie familiale. A ce titre, la plupart des personnes interviewées parlent de
l’intérieur de leur logement et semblent percevoir l’architecture du lieu où il se situe comme
un vaisseau fantôme. Ainsi, une tour devient-elle soudain invisible, du moins son enveloppe.
Elle se résume aux qualités du logement :

“ Nous, finalement, on l’a très bien perçue, cette architecture. D’abord parce que
l’appartement est très bien exposé, sud et ouest, et un peu est, même. ” [Monsieur I]

L’interviewé laisse entendre qu’il va parler d’architecture, sujet, qui pour lui revient
immédiatement à évoquer son logement. Manière d’éluder la question et de compenser le
relatif désaveu que provoquent chez lui certaines des caractéristiques spatiales du bâtiment.
Encore une fois, nous avons déjà pu observer une attitude semblable sur l’architecture de
l’entre-deux-guerres, moment qui voit le contenant éclipsé au profit du contenu, l’architecture
étant oubliée et l’équipement intérieur survalorisé : la maison individuelle devient une “ boîte
équipée ” et le logement est pourvu du dernier confort. Et cet habitant d’une tour de la Place
des Fêtes, aux façades très géométriques, de poursuivre :

“ On s’est aperçu, bon, que c’était moderne, mais relativement très rationnel. Bon, le plus embêtant a
été de caser les meubles [environnement rustique, marqueterie, commodes Louis XVI, vieux livres
d’histoire reliés cuir…], parce que, bon… Mais en contrepartie, il n’y a pas de recoins cachés, (…) sur
le plan de l’architecture, non, c’est pratique. (…) Quand on est arrivé ici, ma femme avait fait un plan,
on savait exactement où placer nos meubles. ” [Monsieur I]

En poursuivant la description de son intérieur, l’interlocuteur en arrive pour finir à une


apologie des qualités de l’espace “ moderne ”, mais un espace moderne toujours vécu de

29 Cf. à ce propos le livre d’Eric Reinhardt, Existence ( Stock, 2004) qui fait se rencontrer dans la queue d’une boulangerie
un fils d’émigré, sportif, moqueur et sautillant et un polytechnicien rigide et malheureux avec sa cravate à petits lapins
choisie par son épouse ce jour-là.
l’intérieur :

“ par rapport à des maisons anciennes, c’est une autre découpe. De styles, bien sûr, mais aussi de
pièces. Il y a peu de cloisons et certaines sont porteuses, donc on ne peut pas les faire sauter. Ou des
placards recouverts de miroirs. Là, nous avons laissé ouvert le passage entre le salon et la salle à
manger, mais beaucoup de gens s’en servent comme chambre suivant le nombre d’occupants. On a un
5 pièces… Mais en fait, on a tout laissé ouvert, on a retiré la porte de la cuisine, celle du salon. Ça fait
plus grand, ça fait plus de jour. ” [Monsieur I]

“ Caser ses meubles ” importe donc plus que le dessin des façades. Et la flexibilité est aussi clairement
perçue comme l’un des atouts d’un espace moderne :

“ La lumière, on l’a. Les matériaux, on fait un peu partout la même chose, des plaques de plâtre, du
placo. Ça isole. De toute façon, avec la structure que l’on a, on peut ensuite maquiller, on peut habiller
comme on veut, à son goût. Tous les déguisements que l’on veut à partir du moment où l’on a quelque
chose de sain. Avant, nous étions dans un appartement du XIXe, avec des moulures au plafond, le
plancher qui craque. C’est un autre univers, qui a ses avantages aussi… Mais finalement, que l’on peut
peut-être moins facilement transformer. ” [Monsieur I]

Autant le vocabulaire utilisé pour évoquer l’intérieur du logement et les usages qui lui sont
associés est étendu, autant le vocabulaire employé pour qualifier les façades est réduit. Des
personnes interviewées tendent ainsi à contourner toute prise de position, évaluation ou
opinion sur l’architecture en revenant toujours aux usages et donc à l’intérieur du logement.
On s’arrête alors à la simple réponse à un besoin, élémentaire dirait-on, en l’occurrence se
loger. Ainsi, l’analyse d’un habitant de Courbevoie qui prend de la distance à la manière d’un
sociologue :

“ Puisque le logement est devenu quelque chose de tellement nécessaire et primordial que...
que... les gens ne regardent plus les façades, une fois qu’ils ont trouvé un logement qui leur
plaît déjà... un intérieur qui leur plaît, ils sont tellement contents que... ” [Monsieur L]

Encore une manière de le vérifier, être distancié, ce n’est pas être distant. La question de la
forme deviendrait trop frivole au regard de la nécessité de se loger. On ne pourra pourtant
s’empêcher de penser que la validité de cette position est très conjoncturelle : demande très
forte et offre rare. Il en est même qui revendiquent, de manière un peu provocatrice, un
rapport trivial à l’architecture, centré sur l’usage, hors de la sphère des affects et hors de
toute considération esthétique. Ainsi, Madame N se décrivant comme “ terre à terre ” et
n’étant “ pas dans l’affectif ” par opposition à son mari qui, lui, serait “ très fier de
l’immeuble ”. Elle réfute même fermement, comme si c’était hors-champ pour elle, toute
ambition d’idéal : “ Le logement idéal ? J’en ai pas je crois ! J’en sais rien. ” Et plus loin :
“ Moi j’ai choisi… C’était plus fonctionnel qu’autre chose. J’arrive pas à me mettre dans
l’émotion, l’émotif, machin… J’arrive pas. ” Discours de dénégation s’il en est, puisqu’elle
n’aura de cesse, tout au long de l’entretien, de recourir à un lexique de l’affect et de
l’émotion. Ce qu’elle admettra pour finir en reconnaissant, “ Peut-être qu’il y a un peu
d’affectif finalement là-dedans. Tout bien considéré ! ”, et terminant l’entretien par cette
phrase. En somme, ce n’est là que l’une des modalités d’expression des multiples résistances,
pour parler d’architecture, rencontrées chez la plupart de nos interlocuteurs, quel que soit
leur lieu d’habitation et leur statut.

A l’inverse, dans d’autres cas, le discours dépasse explicitement ce simple besoin pour
évoquer la vie et toucher les affects. Ce qui peut conduire à une négation de tout intérêt pour
l’enveloppe architecturale - en ce cas franchement revendiquée. Tout se passe comme si se
construisait chez tout un chacun une culture ordinaire de l’architecture banale,
“ apprivoisée ”, expérimentée quotidiennement, et souvent vécue comme suffisante :

“ Je m'occupe pas en fait de l'extérieur. Je m'en moque royalement. Je vis à l'intérieur pas dehors donc.
Que ce soit du bois ou du métal, je m'en moque. Je m'en moque royalement. Ça c'est ce que les autres
voient. Ça je m'en moque de ce qu'ils voient. Moi, je suis à l'intérieur et je vis à l'intérieur et c'est ce
qui compte. Et en plus c'est forcément trompeur. Je sais que si on fait une maison métallique, mes
parents, si ils la voient, ça va être : [grande inspiration] "Oh! C'est quoi ça ?" (rire), "Ca existe?". Ils
vont pas comprendre. Et ils seront dedans et ils vont se sentir super bien donc ça n'a strictement rien à
voir[…] Ça m'énerve oui [les architectes qui fixent trop leur intérêt sur l'extérieur] alors qu'on ne vit
pas dehors. On vit dedans et on s'en moque de ce que les gens pensent quand ils passent devant. C'est
pas une carte de visite grandeur nature, une maison. ” [Mademoiselle G]

La condamnation à coloration morale est donc on ne peut plus explicite et elle touche à la fois
la posture des architectes, formalistes ou pas, et l’aspect “ m’as-tu vu ” de certains habitants
ou clients qui utilisent l’habitat d’abord comme signe de distinction.

Dans un autre cas, après que l’interviewer lui ait fait remarquer qu’il parlait surtout de
l’intérieur, l’interviewé en donne une explication qui déplace le propos de façon étonnante, en
éludant encore la question de la façade :
“ Oui, c’est l’intérieur, oui, oui. Bah bien sûr c’est l’intérieur, de toutes façons, c’est l’intérieur.
Sauf la maison dans le Lot où il y a une fonction extérieure, c’est la terrasse, le jardin, on y
mange, on y vit, c’est chaud, (…). ” [Monsieur E]

Seuls les usages sont donc pris en compte, bien que le sujet portât alors sur les
caractéristiques formelles de la maison. Et quand on insiste pour comprendre le jugement sur
l’immeuble d’une autre interviewée, c’est encore une sorte d’intérieur qui est évoqué, la cage
d'escalier. Le processus d’évitement se dessine ici comme dans d’autres entretiens, et ce
malgré l’insistance du chercheur, cherchant à ramener au sujet :
“ Bah! (Soupir) Je vous avouerai que je le regarde plus trop [l'immeuble en tant que tel], enfin je fais
plus trop attention. Je trouve la petite cour pavée sympa. Si la cage d'escalier ça a du charme aussi
avec le petit écriteau "Essuyez vos pieds", enfin il y a des petites choses comme ça qui me plaisent
encore mais l'immeuble enfin... Voilà. ” [Mademoiselle F]

Parfois même, l’insistance du chercheur brouille le discours et l’évaluation qui revient


insensiblement… vers l’intérieur :

“ mais il faut quand même dire que sur l’aspect extérieur, les immeubles anciens sont plus beaux, c’est
indiscutable.
-Vous pensez à l’ornement ?
Oh non, je ne parle même pas d’ornement… encore que ça ne gêne pas, mais enfin, c’est pas tellement
ça. Non, plutôt, c’est, des fois, l’organisation de la surface. C’est une autre organisation. Mais bon, ce
qui plaît vraiment, on n’a pas les moyens de se l’offrir. ” [Madame K]

Tout comme Mademoiselle F, étudiante en textile, Monsieur C, graphiste, a suivi dans son cursus des
cours d’initiation à l’architecture. Ils montrent tous deux pourtant la même indifférence quant à
l’enveloppe :

“ l'immeuble, l'immeuble moi je suis pas hyper... Ça m'intéresse pas énormément l'extérieur
d'un bâtiment en fait. Si c'est beau tant mieux mais je préfère autant avoir la surprise d'arriver
dans un lieu qui soit magnifique à l'intérieur et insalubre à l'extérieur.(…) Enfin il y a des
limites mais finalement on vit à l'intérieur en fait, on vit pas... Enfin pour moi, dans mon espace
d'habitation, je vis à l'intérieur, je le regarde jamais en fait cet immeuble. Je me suis jamais posé
la question de savoir s’il était beau ou moche. Tout ce que je voyais c'était ma pièce, enfin mon
studio, mon appartement à l'intérieur de cet immeuble. Je l'ai jamais regardé comme... comme
un bâtiment. Mais bon, ce serait un immeuble haussmannien, je dis pas, j'en penserai peut-être
quelque chose. ” [Monsieur C]

Comme leur compétence linguistique ne leur permet pas de parler savamment de


l’architecture extérieure du bâtiment, il leur arrive donc parfois de la nier. Ce principe selon
lequel on ne juge pas l’extérieur du lieu où l’on habite est très ancré dans les manières de
penser l’habitat et pour en sortir il faudrait, nous suggère cet interviewé, que l’immeuble
appartienne à une catégorie connue et valorisée. Ce dernier habite un immeuble de faubourg
du milieu du XIXe siècle tout aussi typé qu’un immeuble haussmannien mais il n’en a aucune
idée car ce type n’a pas accédé à la notoriété, ou pas encore. En somme, pour reprendre par
exemple les catégories du spectacle vivant et les principes de base de ce que l’on a nommé
“ l’action culturelle ”, il n’y aurait pas d’œuvre (de culture, de théâtre…) “ populaire ”, il y
aurait simplement des œuvres, la culture, le théâtre qu’il faudrait rendre populaire. Que le
plus grand nombre fréquente les “ chefs d’œuvre ”, et qu’il commence, comme au football,
par en comprendre les “ règles ”. En ce sens, il y a une forme de “ légitimisme ”30, plus ou
moins conscient ou explicite, qui habite les catégories de pensée et les visions du monde de
ces différents interlocuteurs. L’équivalent, en somme, d’une “ convenance ” qui se précise
encore si l’on ajoute qu’à Courbevoie, plusieurs interlocuteurs ont insisté sur cette idée de
convenance de l’architecture à son programme. Ainsi monsieur L, qui dit dans un premier
temps que la mauvaise architecture est incarnée par les tours qui se ressemblent toutes, puis
se ravise pour préciser que les tours lisses sont belles lorsqu’il s’agit de bureaux mais
seraient laides s’il fallait y dormir. A plusieurs reprises, d’ailleurs, au cours des entretiens à
Courbevoie, il sera répété que le lisse, transparent, “ convient ” aux bureaux et aux
monuments mais pas à l’habitation, avec en passant un rappel direct du “ scandale ”, plus
précisément du “ blasphème ” - que l’on croyait, soit dit en passant, depuis belle lurette
évanoui sous le succès médiatique – qui a consisté à “ mettre une pyramide en verre... dans la
cour du Louvre ”. Quelques “ savants ” historiens d’art seraient encore aujourd’hui proches
de cette position… “ Il a donc sans doute fallu des raisons majeures pour que, sur la
proposition de monsieur Peï, le président de la République accepte de modifier, par
l’implantation d’une pyramide de verre, l’ordonnance et l’esprit de l’un des sites les plus
célèbres de la capitale, bref, pour qu’il décide que Paris porterait désormais, monté en clip
sur le revers de son plus bel habit d’apparat, un diamant synthétique, que l’on a comparé
avec une cruelle malice à un bijou Burma ”, écrivaient pour leur part en 1985 les savants
abrités derrière une langue qui cette fois-ci approchait le pamphlet31. Lorsque “ savant ” et
“ populaire ” se rejoignent sur un terrain que l’on n’aurait guère pressenti.

Déplacements sémantiques, déplacements affectifs : sociabilité et proximité, de la tour au


“ village ”

La position des interviewés nous laisse penser que les raisons de l’attachement ne sont pas
seulement liées à la beauté architecturale. Même si l’enveloppe de leurs habitats successifs est
jugée médiocre en termes d’architecture, c’est leur vécu et leur expérience dans cet espace
qui les marque, la façon dont ils s’y reconnaissent et peuvent s’y construire32. Le déplacement,
en premier lieu vers l’affectif, est peut-être une posture de résistance à un canevas de goûts
imposés ou “ conformes ” - qu’ils présupposent être celui de l’interviewer. Ainsi, cet habitant
de la Place des Fêtes qui profite pleinement du potentiel de son “ village vertical ”. Le grand-
père, âgé déjà (76 ans), vit dans la proximité de sa fille et de ses petits-enfants, comme s’il se

30 Légitimisme pris au sens de l’impératif de conversion des masses, enfin du plus grand nombre, aux oeuvres consacrées,
par opposition au populisme (légitimer le populaire) et au révolutionnarisme (abolir sur un mode volontariste la distinction
savant/populaire à l’image de certaines expériences participatives en architecture). Voir, à propos des expériences
participatives, le numéro des Cahiers de la recherche architecturale et urbaine (n°15-16, Monum, éd., septembre 2004) que
nous avons dirigé autour de cette question du rapport entre savant et populaire. Voir en particulier la contribution de Jean-
Louis Cohen, “ Promesses et impasses du populisme ”, pp.167-184.
31 Bruno Foucart, Sébastien Loste, Antoine Schnapper, Paris mystifié. La grande illusion du Grand Louvre, Julliard, Paris,
1985, p.49. Une courte préface d’Henri Cartier-Bresson ouvrait le volume. Le célèbre photographe y remarquait pour sa part
que “ cet espace du Louvre est unique au monde par ses proportions. Elles sont si justes que l’introduction d’un corps
totalement étranger sera fatale à la perception de son rythme ” (p.7). Nous verrons que ce n’est pas l’avis de nos interviewés.
32 Cf. Monique Eleb, Se construire et habiter, Analyse psycho-sociale clinique, Thèse pour le doctorat de Sociologie de la
connaissance et des idéologies, Université de Paris VII, 1980.
justifiait là d’avoir choisi d’habiter une tour, ce qui montre la persistance des signifiés
négatifs attachés à ce type d’édifice :

“ Cette tour correspond exactement à notre idée de la vie en famille. D’ailleurs ma fille disait à
l’époque – ses enfants étaient donc 6 ans plus jeunes, hein – elle disait : vous, vous allez vieillir là et
mes enfants vont y grandir. Une sorte de synthèse. [Lorsque sa femme est tombée et est restée
quelques mois durant en chaise roulante, sa fille] venait pour la popote, elle descendait pour nous
aider, ou bien nous, on montait manger chez elle et j’avais un restau au 18 e chez ma fille. C’est quand
même plus agréable ! Et cette architecture-là permet bien ça, ces échanges. (…) Ça a été un choix, une
chance. On a trouvé. Mais sinon, on ne serait jamais venus habiter à la Place des Fêtes. (…) je suis très
intéressé par l’idée d’avoir mes enfants et petits-enfants trois étages au-dessus. Ça couvre tout le reste,
si vous voulez. C’est certain. Ça couvre tout le reste, au point que si, demain, un de mes enfants disait
qu’il s’en va à l’étranger, eh bien j’essaierais de prendre quelque chose à l’étranger. ” [Monsieur K]

“ Ça couvre tout le reste ” : on voit soudain ré-émerger un slogan inscrit sur les murs en Mai 68,
“ l’espace, c’est ce qui s’y passe ”, en l’occurrence dans certaines tours, une “ sociabilité en
chaussons ” surtout pour les enfants et les adolescents, jouant avec les potentialités offertes par
l’urbanisme vertical. D’ailleurs, Manuel Perianez, un sociologue ayant travaillé au début des années
1990 sur le quartier et son évolution, alors que la Place des Fêtes était réaménagée par Bernard Huet
(1995) et que la Place Stalingrad venait d’être livrée par le même architecte (1989) toujours dans le
19ème arrondissement, soulignait la persistance d’une “ vie de village ” sur ce lieu, au pied de hautes
tours : “ de l’avis général il n’y a pas de “ vraies fêtes ”, ni d’ailleurs de vraie Place ”, “ mais il faut
préciser que ce caractère [“ villageois ”] est le fait d’abord des habitants des tours elles-mêmes et qu’il
n’existerait sans doute pas si ceux-ci ne pratiquaient pas, à l’intérieur de leurs immeubles, une
convivialité certaine et très rare dans ce type d’habitat ”33. Alors, l’architecture s’efface derrière deux
notions, la sociabilité et la proximité, qui définissent le “ village ”, appellation plastique et floue mais
élogieuse et qui qualifie aujourd’hui la vie de certains quartiers des grands centres urbains :

“ Ici, la Place des Fêtes, j’ai été un peu étonné et ça m’a séduit, c’est un village ; un village qui a été
conçu sociologiquement comme un village. [NB : le principal café (tabac, PMU, loto…) de la Place
des Fêtes se nomme “ Le Village des Fêtes ”] Avec son marché trois fois par semaine, ses pharmacies
au pluriel, la totalité des banques, son bureau de poste… Je ne parle pas de l’église, elle n’est pas loin,
mais on voit qu’elle est là. Bref, on se retrouve dans un village… Son square qui est devant la porte,
ici en bas. Je ne parle pas des Buttes-Chaumont qui ne sont pas très loin. C’est bien desservi, avec le
métro sur la pace, deux lignes d’autobus. ” [Monsieur K]

33 Cf. Manuel Perianez, Un architecte, deux places de Paris, cent effets sociaux, mille représentations, PCA, programme
Cité-Projets, Ministère de l’Equipement, Paris, mars 1994. Les deux places ont été rénovées à tour de rôle, Stalingrad ayant
été “ livrée ” en 1989 et la Place des Fêtes au milieu des années 1990. La première opération a été saluée par ses pairs et par
la critique comme une nouvelle composition urbaine de grand talent, une forme d’achèvement de la Rotonde de Ledoux,
alors qu’y apparurent rapidement des usages nocturnes indésirables (drogue et prostitution). La Place des Fêtes est vite
apparue comme une opération plus “ laborieuse ”, moins magistrale, cherchant simplement à rompre avec l’aridité des
espaces issus de la rénovation des années 1970, mais elle a spontanément présenté bien des attributs de ce que l’on range
habituellement sous l’appellation de “ vie de quartier ” avec la densité des transports en commun, les services et commerces
de proximité, la mixité sociale et ethnique, le marché et les terrasses de café…
Un “ village ” caractérisé donc avant tout par la notion de proximité au prix d’une légère inversion des
catégories traditionnelles de perception (sachant que l’on pourrait légitimement s’attendre à voir cette
notion de proximité communément qualifier un espace “ urbain ”) :

“ nous avons vraiment tout, tout autour de nous. En bas, là j’ai la Poste, là j’ai un opticien – qui n’est
pas le mien -, plus loin j’ai le Monoprix, après, le tabac… je ne fume pas, mais enfin, ça ne fait rien…
J’ai deux boulangers, la pharmacie… Enfin, vous voyez, j’ai tout un cercle, tout ce qu’il faut. Et
surtout, une chose qui n’a l’air de rien, tous les gens vous le diront, j’ai tous les médecins en bas, au 2e
étage. Ça ne me sert pas à grand-chose, mais j’ai le dentiste, j’ai le généraliste… Il y a tout. Et de
l’autre côté de la rue, il y a encore d’autres cabinets qui se partagent les frais en association. Il y a le
cardiologue, l’ORL, et même un radiologue. On est très bien structurés. Bon, dans cette tour, nous
sommes 250 familles ; il y en a autant dans la tour d’à côté… La seule chose un peu négative dans ce
groupe d’immeubles, ce sont les parkings (…) Mais ici, si l’on a un parking, on se gare, on prend un
caddy pour aller au Monoprix, on va à la cave, ou on monte dans les appartements… (…) Il y a
beaucoup d’autres tours tout autour qui brassent beaucoup de populations différentes, mais à part ça, il
y a beaucoup de maires qui aimeraient bien avoir, comme ça, 500 familles regroupées en un même
endroit qui fonctionne. Ça représente un certain potentiel, 3 ou 4.000 habitants, quand même. ”
[Monsieur I]

“ Vivre la ville ” : le village et le quartier deviennent ici les critères d’appréciation d’une
architecture, ou plutôt d’un ensemble urbain perçu positivement comme cadre spatial
privilégié de relations sociales amènes et de vie quotidienne agréable. D’une manière
générale, pour les interviewés ayant eu une expérience du logement collectif dans leur
enfance, l’importance des relations sociales entre les gens prend souvent le pas sur les
caractéristiques physiques du lieu. Il apparaît comme permettant de lutter contre l’isolement,
comme favorisant la mixité sociale, même si bien entendu les problèmes liés à la cohabitation
ne sont pas exclus. Ainsi les jugements sont-ils apparus plus modérés quand le critère de la
sociabilité primait sur les catégories typologiques, spatiales ou esthétiques :

“ Tout le monde se connaissait [dans le premier HLM habité]. On connaissait les voisins du dessus,
d’en dessous, de partout. Voilà. C’est la dame du dessus qui nous gardait. Pendant que maman
travaillait et... On allait les uns chez les autres. Il y avait des gens en dessous mais c’était pas tellement
riche hein... Les gens en dessous ils se chauffaient au charbon alors ils mettaient le charbon dans la
baignoire. Des boulettes de charbon… dans la baignoire. Moi je trouvais ça dingue mais bon. (…)
Donc il y a beaucoup de gens qui habitent donc forcément on sait. Et puis comme on va à l’école
ensemble, on se connaît. Voilà, il y avait des Marocains, des Algériens… des Français, des Italiens, il
y avait de tout. ” [madame B]

“ C’était un immeuble où tout le monde se parlait c’était sympa. On connaissait tous les voisins. ”
[madame A]
Tant décriées pour leurs silhouettes “ modernistes ” et leur caractère perçu communément comme
froid et impersonnel, les tours offrent donc un autre visage, à l’image de la Place des Fêtes elle-même :
individus aux profils sociaux divers34, multiplicité et proximité des ressources, familiarité entretenue
avec l’environnement qu’il soit physique ou social (les voisins), on y retrouve finalement quelque
chose de l’ordre urbain de places centrales de villes historiques. Si la Place des Fêtes a incarné, dans
bien des esprits, le symbole des rénovations urbaines brutales des années 1970, c’est aussi parce que
c’est l’une des dernières opérations de ce type à Paris. Mais la brutalité de cette rénovation n’a pas
empêché cette Place de demeurer, pour reprendre la formule de Perianez, “ une grande cour
d’immeuble populaire ” où se tient, trois fois par semaine, un marché traditionnel alors qu’y est déjà
implanté un vaste Monoprix. Et pourtant, morphologiquement, ce “ village ” qui semble si convivial
n’est rien d’autre qu’un grand ensemble dont il réunit tous les caractères formels, excepté
l’enclavement urbain et le sous-équipement. Mais c’est un “ village ” et cela fait oublier tout le reste,
du moins pour ses habitants35 - avec toutes les ambiguïtés que véhicule cette étiquette “ villageoise ”36,
ambiguïtés sur lesquelles s’appuie volontiers le marketing immobilier pour suggérer d’emblée une
ambiance forcément conviviale37.

Plus attendue parce que copiant morphologiquement le caractère villageois, la figure du lotissement
est devenue un peu le trope contemporain qui condense ces notions de village, proximité et voisinage :

“ On a commencé dans un lotissement. Un énorme lotissement à côté de Nantes. C'était une... une
maison sur trois étages avec un sous-sol, un jardin, des voisins partout. Mais avec une vie de voisinage
aussi. Je trouvais ça... Je sais que moi j'aimais, enfin, c'est peut-être parce que ça... je l'idéalise un peu,
j'aimais bien la vie de lotissement en fait. J'aimais bien le fait qu'il y ait des individus qui soient
proches comme ça avec des jardins qui communiquent presque pour pouvoir avoir des échanges avec
les autres comme ça. ” [monsieur C]

Tout se mêle ici, chez ce très jeune homme, entre la nostalgie de l’enfance et une relative liberté
acquise par des enfants du même âge au sein des lotissements contemporains. Même si, par ailleurs,
l’interlocuteur ne s’est pas privé de dresser une critique du plan normé de la maison de constructeur :

34 Dans ce travail sur la Place des Fêtes, Manuel Perianez constatait que s’il y avait bien un repérage des “ tours des riches ”
- en fait les co-propriétés, à l’image de la tour où nous avons enquêté – par les riverains habitant les autres tours de logements
sociaux entourant la Place des Fêtes, ce n’était pas la forme architecturale, identique pour toutes les tours, qui déterminait ces
classements, mais la fréquentation de leurs habitants dans l’espace public.
35 A l’issue de cette recherche où il invita des riverains des deux opérations, Place des Fêtes et Place Stalingrad, à réagir à
des images des deux sites, Manuel Perianez constatait que les habitants de Stalingrad rejetaient spontanément les tours et la
Place elle-même, tandis que ceux de la Place des Fêtes appréciaient plutôt son marché et l’animation qui y règne.
36 A propos des ambiguïtés de cette notion, voir G. Baudin et S. Dupuy, “ Le village ambigu ”, Annales de la recherche
urbaine, n°90, 2001. Les auteurs y remarquent notamment l’ambiguïté du caractère autarcique que l’on attribue volontiers à
ces nouveaux “ villages urbains ” amalgamant quartier, vie de quartier et village, rappelant qu’historiquement, le village s’est
construit pour partie de manière endogène et autarcique (accroissement des familles, forte endogamie, interchangeabilité
relative des individus…), alors que le quartier est de fait une partie amplement dépendante du reste de la cité.
37 Ainsi, nombre de nouvelles opérations marseillaises sont-elles vendues sur cette idée de “ village ” - la ville elle-même se
serait constituée de villages accolés -, image relayée par le cinéma très populaire de Robert Guédiguian. Tout ceci fonderait
son identité et constituerait son attrait. Pour prolonger à propos de l’élaboration de cette représentation par le promoteur
Apollonia à Marseille, voir Soline Nivet, “ Tout doit disparaître ! ”, Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, loc.
cit.
“ Et après ils ont fait construire une maison neuve. Avec un jardin énorme. (…) Et j'en ai pas un super
bon souvenir de cette maison. Je trouve ça toujours trop froid quand c'est neuf. Et puis je trouve que
c'est souvent... Je trouve que c'est rapidement raté les maisons neuves au niveau des proportions. Les
pièces étaient mal faites. (…) La cuisine communiquait pas du tout c'était vraiment très... Elle avait,
bon elle avait trois portes mais en même temps on... Enfin, en ouvrant plus l'espace en fait ça, la
lumière communiquait pas très bien. Et ensuite le salon salle à manger avec cette grosse cloison qui
avançait en plein milieu ça faisait un espace tout coupé en fait, c'était comme si on savait jamais où
s'asseoir dans cette maison. Quand on était dans le salon on avait envie d'aller dans la salle à manger.
Donc du coup on allait tout le temps dans la cuisine ! (rire) ” [monsieur C]

Dans cette histoire (personnelle) n’aurait donc manqué que l’architecte et son savoir-faire ?

Maisons d’architecte / maisons de constructeur

Distinguant les deux types, monsieur D, un visiteur de l’exposition des maisons de la Villette et dont
le père est conducteur de travaux, souligne combien la maison d’architecte tire profit d’une réflexion
sur les caractéristiques de l’habitant et de ses modes de vie. Cette dernière est adaptée, proposant pour
ainsi dire du “ sur-mesure ”, respectant en fait le vieux principe de la convenance :

“ Ce qui me plaît dans ces maisons, c’est la démarche. C’est-à-dire que l’on est parti… On
part d’une problématique particulière, d’un certain mode de vie, et puis après, on essaie de
bâtir une maison qui convient à la vie que peuvent avoir les occupants. C’est ce qui est
différent de... par exemple des maisons de constructeurs où l’on définit quelque chose en
fonction de critères... plus ou moins... hétérogènes, ça peut être le prix, ça peut être euh...
l’attrait visuel, euh... et cetera et cetera. Il n’y a pas ce raisonnement de fonction. De
practicité. Ou du moins cette réflexion là elle est pas... aussi apparente dans les maisons de
constructeurs. ”

Pour mademoiselle G, la “ maison ” n’incarne tout simplement pas l’habitation idéale, car
elle l’associe au pavillon de constructeurs, banal et sans qualités, pour lequel se sont “ ruinés
ses parents ”, pavillon qui n’a que les qualités que les habitants lui ont attribuées :

“ Mes parents se sont... sacrifiés entre guillemets pour faire construire un pavillon. Dans le Val d’Oise.
On est partis, je devais avoir treize ans. Donc ils ont fait construire une maison. Je crois que c’est
"Maison Marianne", une filiale de Bouygues. De mémoire. (…) Moi je n’ai pas du tout aimé au début.
Et les premiers souvenirs que j’ai de la maison, c'est qu’on y allait pendant la construction. Il y avait
que les murs, il n’y avait pas le toit, et ça me paraissait tout petit. Et c’est un souvenir qui m’est resté.
Et puis après c’est devenu bien. Mais c’est grâce à mes parents, c’est pas la maison. (…) L’atmosphère
qu’ils ont créée dedans, le fait qu’on soit tous, j’ai un frère et une sœur, qu’on soit tous les cinq. Mais
euh... la maison m’a jamais attiré en fait plus que ça. ”
La visite de l’exposition l’a fait changer d’avis sur l’idée de maison moderne :
],
“ Avant de visiter cette maison [celle en acier à patio] je ne voulais pas de maison. J'étais que
sur le loft, c'était hors de question d'avoir un pavillon, je voulais pas. Et cette exposition m'a
fait changer. Parce qu’il [son ami] me parlait de ces concepts là, mais j'arrivais pas à
l'imaginer donc je disais "Oui mais" et puis on passait à autre chose. Là vraiment de le voir
ça m'a... Ça m'a bluffée. ” [mademoiselle G]

Avec un tout autre parcours, l’opinion de Madame A a aussi évoluée, dans les mêmes
circonstances :

“ Par rapport à mon parcours, j’ai fini par me dire que je préférais l’ancien. (…) Mais je suis en train
de changer (rires). Justement là, à la suite de la visite des maisons de La Villette je trouve que le
moderne entre guillemets... peut offrir plein de possibilités. ”

Pour nos interviewés, la différence vient donc de ce que les architectes réfléchissent sur la vie
quotidienne, la culture et le mode de vie des gens pour lesquels ils construisent. Ce qui fait dire à
monsieur E, magistrat et visiteur des maisons de La Villette, que l’architecture l’a toujours passionné :

“ Bah ça m’intéresse, je vais vous dire pourquoi, parce qu’en réalité j’aurais voulu, je trouve que c’est
une profession que j’aurai bien, le bâtiment c’est quelque chose qui m’intéresse. Au sens général. J’ai
toujours été, exercé une curiosité par rapport à ça. Depuis tout petit. Je ne sais pas, le hasard des
études, les disponibilités m’ont écarté de ça mais je me suis toujours intéressé à ça. Non pas comme
discipline technique mais je pense que ce qui m’intéresse c’est les gens dans, les gens dans la cité, la
cité en elle-même ne m’intéresse pas, c’est les gens dans la cité, les gens dans un appartement ou les
gens dans une maison. ” [monsieur E]

Même si ces interviewés étaient particulièrement sensibles à ce sujet puisque visiteurs d’une
exposition dédiée à la maison individuelle conçue par des architectes, leurs réactions nuancent les
idées traditionnellement reçues sur le rôle des architectes et leur peu d’intérêt supposé pour les
questions d’usage. Image, il faut bien le dire, qui a parfois été alimentée par les architectes eux-
mêmes, à travers certaines de leurs réalisations ou encore à travers leurs écrits. Témoin, ce passage
célèbre d’Adolf Loos sur l’architecture de 1910, qui dit bien toute la difficulté, de l’exercice de
conception dès lors qu’il s’agit – ou plutôt qu’il va s’agir en ce cas – de travailler de plus en plus pour
des masses. Hors du cadre balisé du “ colloque singulier ” où le concepteur s’entretenait directement
avec son commanditaire souvent issu du même univers et partageant des réflexes sinon des goûts
semblables, la maison provoque un malaise dans la profession d’architecte :

“ La vanité nerveuse, la vaine nervosité qui pousse chaque architecte à faire autre chose que le
voisin étaient inconnues aux vieux maîtres. La tradition avait fixé les formes. (…) les hommes de
chaque temps étaient d'accord avec l'architecture de ce temps. Chaque maison neuve plaisait à
tout le monde. Aujourd'hui la plupart des maisons ne plaisent qu'à deux personnes : au
propriétaire et à l'architecte. La maison doit plaire à tout le monde. C'est ce qui la distingue de
l'oeuvre d'art, qui n'est obligée de plaire à personne. (...) L'œuvre d'art est mise au monde sans
que personne en sente le besoin. La maison répond à un besoin. L'artiste n'est responsable
envers personne. L'architecte est responsable envers tout le monde. L'oeuvre d'art arrache les
hommes à leur commodité. La maison ne sert qu'à la commodité. L'oeuvre d'art est par essence
révolutionnaire, la maison est conservatrice. L'oeuvre d'art pense à l'avenir, la maison au
présent. Nous aimons tous notre commodité. Nous détestons celui qui nous arrache à notre
commodité et vient troubler notre bien-être. C'est pourquoi nous aimons la maison et détestons
l'art. Mais alors la maison ne serait pas une œuvre d'art ? L'architecture ne serait pas un art?
Oui, c'est ainsi. Il n'y a qu'une faible partie du travail de l'architecte qui soit du domaine des
Beaux-Arts : le tombeau et le monument commémoratif. Tout le reste, tout ce qui est utile, tout
ce qui répond à un besoin, doit être retranché de l'art. ”38

Les “ genres ” : limites floues, frontières vives

Nous nous sommes souvent demandé au cours de cette recherche s’il fallait donner foi, ou en tout cas
prendre au sérieux, une grille et des critères d’évaluation que l’on pourrait qualifier de “ populaires ”,
ou a minima non-savants. Trivialement, il s’agit pour les interviewés, de typifier ou de classer les
éléments du réel “ à-la-louche ”, sommairement et subjectivement. “ C’est genre… ” - ou “ c’est
style… ” - est devenue aujourd’hui une expression lexicalisée tellement courante que l’on en oublie à
chaque fois l’opération de classement qu’elle sous-tend. Par exemple, pour madame N, “ Ça fait un
peu style haussmannien-moderne quoi. Avec... Avec les petits toits là, ça fait un peu... aussi romain. Je
veux dire, je ne sais pas s’il est original, mais... ”, cette phrase recueillie à Courbevoie, présente
l’intérêt pour l’habitant de traverser sans complexes les frontières, temporelles, stylistiques, tout en
maniant l’oxymore sans vergogne et pour ainsi dire “ sans risque ”. Des catégories, pourtant
consacrées, se brouillent donc allègrement – et l’on comprend bien ce que l’interlocuteur a voulu
signifier, on le “ visualise ” même…

Toujours à Courbevoie, les enquêtés montrent qu’ils empruntent d’autres critères de classement,
accordant par exemple à la couleur des façades une importance que nous ne soupçonnions pas. Là où
nous percevions essentiellement des différences d’écriture architecturale, la couleur leur permettait de
distinguer l’immeuble Apollonia dans lequel ils résident, dessiné par l’architecte Julien, de celui qui
lui fait face, conçu par Marc Breitman. Toutes choses dont nous n’avions pas pressenti l’importance.

Bien entendu, affirmer que l’ “ architecture ” et surtout le travail de l’architecte doit transparaître dans
la variété, sinon la profusion, des couleurs contredit l’ethos général de ce qu’il est convenu d’appeler
la “ profession ”, mais encore une fois il s’agit bien ici de distinction. Pour dire autrement à quel point

38 Adolf Loos, "Architecture" (conférence), publié partiellement dans la revue Der Sturm, Vienne, 15 déc. 1910, repris dans
Paroles dans le vide - Malgré tout, Champ Libre/Ivrea, Paris, (Vienne-Munich, 1962)1994, pp.225-226.
la couleur est de toute façon un signe classant, dans une autre profession artistique, le photographe
Martin Parr, portraitiste de la classe moyenne anglaise et de ses goûts, explique ainsi les raisons pour
lesquelles le monde de l’art a si longtemps méprisé la photo couleur : “ non pour des raisons
esthétiques, mais pour des raisons stratégiques et sociales ; parce que la couleur était liée à la photo
publicitaire, pas à l’art ; elle était jugée trop vulgaire ”39.

C’est bien connu : pour un chercheur, travailler sur les hiérarchies culturelles revient aussi à
travailler sur soi. Nous l’avons dit, bien des constats d’enquête nous ont amené à objectiver,
par un travail réflexif, la connaissance accumulée par familiarité avec l’objet. Nous avons pu
en effet vérifier à la fois la force et les faiblesses de la hiérarchie des “ genres ”. Les
hiérarchies conçues par le spécialiste n’ont souvent pas grand-chose à voir avec celles
conçues par “ l’amateur ”, aussi savant souhaite-t-il être. Il en va de même pour la
photographie, que nous venons d’évoquer, et pour l’architecture : le cabanon de Roquebrune,
conçu par Le Corbusier, vaut-il tous les autres cabanons ? Même un “ type ” aussi codé que
l’haussmannien (tout du moins dans sa définition disons “ de base ”, communément entendue)
a du mal à être défini clairement par nos interlocuteurs. L’intervieweur demandant, après que
Monsieur C l’ait évoqué, “ C'est quoi pour vous un immeuble Haussmannien ? ”, s’entend
répondre :

“ C'est... Pour moi c'est... C'est presque un type de décoration, un type de forme. C'est pas exubérant
non plus. Je sais pas trop en fait ce que c'est pour moi. […] où l'on était en fait, avenue d'Italie, il y en
avait. Donc on en voyait, c'est vrai qu'on voyait des entrées d'immeubles qui étaient magnifiques avec
des... superbes mosaïques par terre, avec des beaux motifs. Des fenêtres avec des formes
particulières. ” [Monsieur C]

Il ne pourra pas en dire plus. Et il en va ainsi dès que l’on demande à un interviewé : “ à quel type
appartient la façade de votre immeuble ? ” Aucune de ces informations ne permettra de qualifier le
type de l’immeuble en partant de sa façade, qui plaît mais sans qu’ils sachent vraiment dire pourquoi :

“ Ça a l'air vieux quand même aussi. Enfin, remarquez... Ma première année sur Paris j'étais dans un
appart, c'était un peu le même euh... Enfin, il y avait ces choses là qu'il y a aux fenêtres, là les... les
rambardes, je sais pas trop comment on appelle ça. ” [Mademoiselle F]

“ - [Je voulais] de l’ancien […] La pierre plus que le béton quoi.


- Et là l’immeuble est en pierre ?
- Oh je sais pas, je crois que oui, qu’il est en pierre, mais je sais même pas ! (rires) (…)
- Et l’aspect de l’immeuble extérieur ?
- Euh, bah on le trouvait plutôt sympa. Il y a une espèce d’harmonie dans la rue. ” [Madame A]

39 Martin Parr, entretien avec Michel Guerrin, Le Monde, 20 août 2005. Signalons qu’interrogé quelques jours auparavant, le
14 août, par le même journal, Jean Nouvel remarquait pour sa part qu’existaient en Suisse “ des conditions de dialogue
préalable qui simplifient la vie ” : “ les questions portent sur tous les éléments essentiels du projet, depuis sa fonction jusqu’à
son prix, pas sur des questions de couleur ”. Jean Nouvel, entretien avec Frédéric Edelmann, Le Monde, 14 août 2005.
Pour Madame M (Courbevoie), “ les façades haussmanniennes elles sont quand même pas... elles sont
quand même un petit peu... un petit peu travaillées, c’est pas tout plat, tout... D’ailleurs c’est ce qu’ils
ont un peu essayé de faire en face là. Un peu un genre, un peu, haussmannien ”. Le genre serait un peu
l’équivalent du “ style accessible ” que l’interlocuteur se serait construit lui-même. En somme, le style
est une chance, un privilège – un peu comme on dirait banalement de quelqu’un qu’il a “ du style ”. Et
la même interlocutrice d’ajouter : “ nous avons la chance d’habiter dans un immeuble qui a un style
particulier ”. Pas dupe, la marque Apollonia a d’ailleurs fait de ce style particulier, à la fois identifiable
mais toujours un peu différent, un argument de vente.

En revanche, le genre semble se situer pour les interviewés, un peu en–dessous sur une échelle
socialement classante de la perception : il est identifiable et inscrit dans le registre de la copie, de
l’allusion ou de la citation.

Le genre, on l’aura compris, aide surtout nos interviewés à classer des “ ambiances ” (en postulant
qu’il existe des “ architectures d’ambiance ” à l’image de ce qu’est l’easy-listening à la musique) qui
répondent à des cibles-marketing et des teintes politiques différentes40. L’haussmannien devient dès
lors une catégorie extrêmement plastique, presque “ générique ” pour reprendre (autrement) la notion
formulée par un architecte-théoricien célèbre, Rem Koolhaas. D’une part l’haussmannien (1853-1871)
est devenu une synecdoque de l’ensemble du bâti parisien du XIXe siècle, et d’autre part, on se sert du
“ style ” comme argument de vente en jouant avec désinvolture sur les catégories historiques (d’où les
termes récurrents cachet, charme, caractère…). La promotion immobilière, en premier lieu la Cogedim
qui a donc déposé la marque commerciale “ les quartiers haussmanniens ”, commercialise sous cette
appellation une architecture qui imite un éventail de l’architecture parisienne bien plus large que la
seule période haussmannienne avec une constante, l’immeuble tripartite (soubassement, étages carrés
et couronnement mansardé) : le “ rambutéen ” (avec fenêtres à serliennes centrales et à colonnettes),
“ l’haussmannien ” (façade plate et percements réguliers), “ l’anti-haussmannien ” (façade à saillies et
bow-windows), “ l’Art déco ” (géométrie accusée et lignes verticales soulignées, faïences
géométriques), etc. Un véritable patchwork, représentation banalisée aujourd’hui de
l’accomplissement ultime de l’éclectisme. L’un des interviewés se hasarde à émettre une hypothèse
sur la datation de son immeuble :

“ - Aucune idée [de la date de construction de son immeuble]. Je dirais dans les années
quatre vingt, mais parce que j'y connais rien, je pense.
- Quatre vingt quoi ?
- 1980 je pense.
-1980 ?
40 C’est ce qu’avait formulé très explicitement François Rodier, architecte des quartiers haussmanniens à Issy-les-
Moulineaux pour la Cogedim lors d’un entretien mené dans le cadre de la thèse de Soline Nivet : “ Pour des raisons de
marketing, la Cogedim a tenu à déposer la marque Quartier Haussmannien®. A mon sens le concept n’est pas dans
Haussmann lui même, il réside dans l’idée d’un quartier, dessiné selon une thématique. Mais cette thématique pourrait
évoluer : Art Déco, Moderne, Régionale…Il faut s’adapter à ce que les élus attendent. La Cogedim est de plus en plus
sollicitée en banlieue par des communes qui souhaitent utiliser l’architecture pour améliorer leur image de marque. ”
- Ah non c'est trop récent, ça peut pas être ça. (Rires) J'y connais rien. ” [Monsieur C]

L’immeuble est en fait un immeuble de faubourg de la deuxième moitié du XIXe siècle. Dans
l’ensemble le manque d’assurance par rapport au savoir sur la question des dates est patent. Ainsi,
monsieur E, évoquant les lieux de sa jeunesse : “ Alors, l’immeuble, il est moderne par rapport à ce
que je connaissais ”.

Certaines périodes sont repérées car tout simplement, les interviewés ont vécu dans des lieux
construits dans ces moments, repérés car connus de tous. Au-delà de toute tentative
d’intellectualisation, c’est pour finir l’expérience qui bâtit le savoir, les interviewés ayant
découvert des espaces et des mots pour les évoquer, même de façon imprécise, ne s’attachant
par exemple qu’à un détail de décor ou de distribution :

“ C'était un immeuble de 1930 (…) Bon c'est un style... cachet un peu des appartements
parisiens, des vieux appartements quoi, c'était.... Bah c'est vrai qu’il y avait des travaux à faire,
mais... Non, c'était un bel appartement. De l'extérieur l'immeuble était pas très beau, il y avait
des espèces de bas reliefs d'animaux. Il y avait un sanglier. Enfin l'immeuble était pas... Enfin, je
préférais l'intérieur. Il y avait un très bel ascenseur aussi, vous savez les vieux ascenseurs avec
les portes battantes, qui a été changé d'ailleurs. Juste avant qu'on parte. Bon ça, c'était peut-être
plus typique de 1930, avec la feuille d'or à l'intérieur. Ça c'était assez joli, oui. ” [Mademoiselle
F]

En revanche, monsieur D donne des éléments qui participent à définir un type et explique les raisons
de sa compétence :

“ - Après, je suis passé dans le 17e arrondissement à Paris. Euh... C’était un trois pièces je crois,
oui c’est ça un trois pièces. Bon, classiquement haussmannien, pierre de taille à l’extérieur,
planchers en bois, cheminée…
- Et alors quand vous dites haussmannien, vous êtes au courant de la dénomination ?
- Euh... oui. Bah c’est-à-dire que mon père s’est passionné, enfin c’est une déformation
professionnelle généralement, mon père est conducteur de travaux, donc il œuvre dans le
bâtiment (rire) euh... Et puis je me suis intéressé à l’architecture mais c’était un peu plus tard
quoi. Quand j’ai commencé, à la fac [en AES], on parlait de sociologie et puis j’avais travaillé
sur des textes de Ricardo Bofill et puis Oscar Niemeyer. ” [monsieur D]

Madame B, exposée elle aussi à l’architecture, (elle expliquera tout à la fin de l’entretien que son père
était militant pour le patrimoine et l’écologie quand elle était enfant) date précisément et sans erreur
l’immeuble dans lequel elle a vécu :

“ J’ai habité dans un studio. Qui était grand et très bien fait, très clair au cinquième étage.
Pareil dans un immeuble de la même époque, mille... mille huit cent cinquante. ” [madame B]
Mais en général la catégorisation par genre aux contours lâches permet d‘éviter à tous
d’avoir à dater les bâtiments et, comme on va le voir, à certains hommes politiques de
qualifier ce qu’ils estiment être la bonne architecture pérenne et de l’inscrire directement
dans la postérité en évitant de statuer sur la contemporanéité. Ainsi Rodolphe Thomas,
garagiste à l’origine et maire UDF d’Hérouville-Saint-Clair depuis 2001, interviewé en
novembre 2004 dans un autre cadre, celui d’entretiens relatifs au “ goût des maires ”. Alors
que cette “ ville nouvelle ”, qui vient de fêter ses quarante ans, est un collage d’architectures
modernes sinon franchement “ contemporaines ”, pour lui l’haussmannien au sens générique
prend les traits d’un contre-modèle plutôt enviable, assez clairement défini et réfléchi :

“ J’ai toujours été fasciné par Paris, plus précisément par le Paris haussmannien. Cette architecture de
pierre, travaillée, qui donne des courbes, mais aussi des grands axes rectilignes, et de temps en temps
des colonnes. Ces colonnes sont parfois perçues péjorativement, mais quoi que l’on en dise, cette
architecture du XIXe siècle était composée. Une architecture ornée qui cent ans, deux cents ans après,
ne se démode pas. On regarde toujours avec attention ce type d’architecture. C’est ce que je
souhaiterais pour ma ville, laisser une empreinte pérenne qui s’inscrive dans la durée pour les
générations successives. ”41

En somme, en fait d’haussmannien, il pourrait s’agir plus banalement de traits formels, de


simples synecdoques, portés depuis plus de trente ans par le “ post-modernisme ”. Où l’on
voit donc, encore une fois, la définition d’un “ style ” rencontrer arbitrairement les objectifs
d’une politique municipale, en l’occurrence en rupture face à son histoire récente. Où l’on
voit également qu’un “ style ” peut aussi être régulièrement convié comme contre-définition
et contre-modèle, “ facile ” et parfois simpliste.

Le genre : catégorie inclusive ?

On oublie trop souvent que les agents sociaux perçoivent de manière très diversifiée (et en
règle générale plutôt confusément) les hiérarchies culturelles auxquelles les sociologues
assignent pour leur part des fonctions très précises de classement social42. Et avec
l’architecture, l’affaire se corse donc avec cette tendance déjà évoquée et encore vivante, le
post-modernisme, qui s’est assigné pour mission, il y a 30 ans de subvertir délibérément, mais
sur un mode savant, ces hiérarchies.

“ Définir le monde actuel de post-moderne, c’est presque la même chose que d’appeler les femmes des
“ non-hommes ” ”. En préfaçant de la sorte la quatrième édition de son best-seller Le langage de
41 Rodolphe Thomas, entretien avec J.-L. Violeau, “ 12 maires face à la maîtrise d’ouvrage ” (12 entretiens avec 12 maires à
propos de leurs goûts et préférences en matière d’architecture en particulier et d’urbanisme en général), AMC-Le Moniteur
architecture, annuel “ 2004, une année d’architecture en France ”, n°148, janvier 2005, pp.51-73.
42 Parmi les réflexions, nombreuses, à partir de ce constat, voir Jean-Louis Fabiani, “ Peut-on encore parler de légitimité
culturelle ? ”, in Olivier Donnat et Paul Tolila (dir.), Le(s) public(s) de la culture, Presses de Sciences Po, Paris, 2003,
pp.305-317.
l’architecture Post-Moderne, Charles Jencks admet dès 1984 que le seul fait de ne pas être moderne
suffisait à se définir comme post-moderne - ce qui lui permet de ranger sous l’appellation d’éclectisme
radical la quasi totalité de la production de cette époque, comme si la contradiction contenue
intrinsèquement dans la formule suffisait à justifier les rapprochements forcés d’architectures et de
postures sans autre point commun que leur contemporanéité. Ceci compliquera lourdement la tâche de
ceux qui entendaient théoriser sur ce qui n’était plus ni un mouvement, ni un style, mais tout au plus
un genre.

La force du projet post-moderne doit, pour Jencks, résider dans la “ déformation ” que les architectes
“ ex-modernistes ” sauraient opérer à partir de l’éclectisme pour “ qu’il garde toujours quelque chose
d’incontestablement moderne du moins structurellement et qu’il soit le contraire du kitsch ”. Cette
idée de déformation pose “ le modernisme ” non comme un style mais plutôt comme une syntaxe
permettant d’adopter d’autres vocabulaires sans toutefois renier ses propres règles : “ Dans notre
musée imaginaire, dans notre ville musée qui récapitule l’histoire du monde, les styles ont perdu leur
signification première et sont plutôt devenus des genres – éléments classificatoires d’états d’âme et de
thèmes- ”43.

On retrouve ici tout à fait l’idée, la figure d’un métalangage élaboré à partir d’éléments de styles, qui
permet une classification. Les genres constituant des catégories aux contours beaucoup plus larges et
lâches que les styles qu’ils incluent et mêlent. Recourir aux genres permet aux enquêtés de déplacer
l’objet de leur appréciation : on peut juger des genres sans juger des bâtiments ni même des styles… et
donc sans risquer la faute de goût ou l’erreur de date. Car en se trompant de genre, on ne commet pas
une erreur de jugement esthétique (potentiellement déclassante) mais une erreur de catégorie : les
publicitaires ne l’ont pas ignoré, parlant bien plus volontiers des “ catégories ” que des œuvres.
Ensuite hiérarchiser par genre permet de ne pas mettre en compétition les architectures : non
seulement on ne compare pas deux œuvres appartenant à des genres distincts, mais en plus les critères
d’appréciation ou de dépréciation peuvent s’inverser d’un genre à l’autre : la façade rideau en verre
qui est jugée “ froide ” ou trop lisse pour un immeuble de logements sera inversement “ luxueuse ” ou
“ lumineuse ” pour un immeuble de bureaux. Les genres sont des catégories mouvantes. Selon qui les
emploie, ils peuvent designer des types de programmes, les “ monuments ” et les “ tours de bureaux ”,
mais aussi des financements, “ genre HLM ” ou “ genre résidence ”, des périodes, “ XIXè ” ou
“ contemporain ”, des fragments stylistiques, “ romain ” ou “ haussmannien ”. Les genres sont des
catégories hybrides, c’est-à-dire définies selon des critères que le spécialiste ne met pas sur le même
plan.

La manière dont nos interlocuteurs ont emprunté, parfois sur un mode décomplexé, nous l’avons dit, la
classification par genres, s’aventurant librement dans des tentatives de définition, nous a amené à nous
demander ce qu’il en était de cette question chez les “ hommes de l’art ”.

43 Charles Jencks, “ Vers un éclectisme radical ”, La présence de l’Histoire, catalogue de la biennale de Venise 1980, reprise
au festival d’Automne 1981 à Paris, L’Equerre, Paris, 1981.
Au cours des années 1970, Aldo Rossi44 puis Charles Jencks partagent la préoccupation d’une
architecture envisagée comme langage, même si leur lecture diverge sur les éléments à prendre en
compte pour en isoler les mots. Alors que Rossi choisit la forme, Jencks élit le signe. Ou, pour le dire
autrement, Rossi fait l’hypothèse que la forme existe et peut être manipulée en dehors de ses
connotations antérieures alors que Jencks propose de construire le langage de l’architecture post-
moderne en jouant essentiellement sur ses connotations. Manfredo Tafuri encensera pour sa part la
“ simplicité complexe ” et la “ noble réserve ” des projets de Rossi dans lesquels il identifiait la
“ seule voie pour rétablir la communication entre le petit monde ou naît l’architecture et le grand
monde dans lequel elle est condamnée à rester ” 45… une neutralité de réconciliation ?

Lorsqu’en 1984, Charles Jencks tente de dresser une synthèse des attitudes architecturales post-
modernes, il lui est pratique de recourir aux genres qui lui permettent de réunir un corpus hétérogène
et de ne désigner les styles que comme des “ ingrédients ” nécessaires à l’architecture sans ancrer leur
historicité. A l’inverse de Jencks, Rem Koolhaas évoquera au milieu des années 1990 la “ ville
générique ”46 en ne tentant aucune synthèse, si ce n’est par la négative : le générique lui sert à pointer
là où l’architecture –dans l’acception traditionnelle du terme- n’est pas, mais, ou, paradoxalement,
l’espace contemporain (à ne pas confondre avec l’espace moderne) est majoritairement produit et
pratiqué. L’architecture post-moderne s’est banalisée au point d’homogénéiser une grande partie des
développements urbains de la planète au profit de la substance interchangeable et sans saveur que
Koolhaas désigne comme “ ville générique ”. Désormais, les genres semblent avoir pris le dessus :
tout est devenu lisible pour (presque) tout un chacun – mais s’agit-il encore d’architecture (savante)
lorsque la ville se fait à coups de boîtes décorées ?

Si tout un chacun tire son plaisir de la reconnaissance, l’architecte – et le spécialiste - sont eux dans
une quête de la différence et de la résistance aux genres. L’utopie avant-gardiste ne comptait-elle pas
l’abolition des genres parmi ses objectifs ?

Classique, banal et quelconque :


neutre en un mot ?

Derrière la relative incompréhension ou parfois même le désintérêt pour l’architecture extérieure du


bâtiment, et sous la difficulté à définir un style, voire une époque, se dessine un faisceau de
qualificatifs lorsqu’il s’agit de décrire et d’évaluer l’architecture. Les assertions de l’ordre du jugement
ou du sentiment, sont des registres qui permettent en somme d’éviter d’avoir à s’expliquer : “ bien ”,

44 L’architecte italien Aldo Rossi (1933-1997) occupa -avant d’être progressivement rejoint par de nombreux lecteurs
enthousiastes de son ouvrage L’architecture de la ville (1966) puis les générations d’étudiants qu’il a contribué à former à
Zurich, New York et Venise- une position singulière. Rossi se posait aussi la question de l’architecture comme celle d’un
langage intelligible, en se proposant de manipuler un vocabulaire élémentaire, réduit à quelques formes essentielles rendues à
leur valeur sémantique originelle. Ses projets assemblaient et manipulaient la colonne, le cône, le cube, le parallélépipède à la
recherche d’un ordre logique disparu, qu’il se serait agit de retrouver par analogie, à des formes déjà vues, à des impressions
déjà ressenties.
45 Manfredo Tafuri et Francesco Dal Co, Architecture contemporaine, Gallimard/Electa, Paris-Milan, 1991 (1976), p.381.
46 Rem Koolhaas, “Généric city”, in SMLXL , 010 Publishers, Rotterdam, 1996.
repris ensuite dans Mutations, Actar/Arc-en-rêve, Bordeaux 2000.
“ banal ”, “ classique ”, “ sympa ”, “ j’aime ”, “ j’aime pas ”…

“ Vous voyez, les briques blanches, moi j’aime bien. C’est joli. Appartement-building ?… (…) Vous
avez vu ces terrasses ? Vous vous rendez compte. Ça, oui, c’est beau… [à propos de l’immeuble de
Sauvage, rue Vavin] ” [Madame H]

“ Mais mes voisins, il y en a plein qui partent parce qu’ils en ont marre de ce béton. Mes voisins, ils
sont tous partis pour aller acheter une maison en banlieue, avec jardin. Une maison. Ils disent : moi,
j’en ai marre des immeubles et du béton. Mais moi, j’aime bien. ” [Madame H]

Se profile ici, avec cette interlocutrice qui, seule, a clairement affiché tout au long de
l’entretien ses préférences pour le “ moderne ” au sens large, l’amorce d’une définition plus
précise avec l’apparition du terme “ standing ” :

“ C’est moderne, les meubles, j’aime… J’aime bien le moderne, standing. ” [Madame H]

Le qualificatif est intéressant parce qu’il répond aussi directement, il faut l’avouer, à l’un des buts de
cette architecture, ce “ style international ” comme on a pu le nommer un temps :

“ Vous voyez, ces salles de bain [rue Raynouard, immeuble Perret], eh ben non, c’est vieux. Si vous
voulez, je peux vous montrer ma salle de bains, c’est moderne. Vous voyez ? Sinon, j’ai toujours un
doute. (…) Je préfère aussi les hôtels modernes, et quand je choisis un hôtel, je choisis aussi ce type
d’hôtel. (…) quand je peux, je choisis toujours ces chaînes-là [Holliday Inn, Hyatt…]. ” [Madame H]

Rejoignant par d’autres chemins cette définition d’un “ moderne classique ”, pour décrire
l’architecture générale de l’immeuble, un adolescent croisé dans les couloirs de la tour Orient n’a
emprunté aucun terme relatif au lexique de la rupture (supposé être celui de la “ modernité ”). Il a
plutôt concentré son bref descriptif autour de l’idée de classicisme avec en arrière-plan l’habitude et la
convention : “ ici, c’est classique, quoi, traditionnel, comme partout ”. Plutôt qu’un vide interprétatif
ouvert par une architecture inclassable, il s’agit bien au contraire d’une opacification découlant plutôt
d’une familiarité : classique, banal, ordinaire… A Courbevoie, d’autres interlocuteurs ont également
formulé l’idée selon laquelle le “ moderne ” serait - par récurrence - tombé dans l’extrême banalité, et
admis dès lors comme “ ordinaire ” (idée que reprend le critique Jacques Lucan lorsqu’il évoque le
“ vernaculaire moderne ”47). En somme, c’est l’éternelle question de la poule et de l’œuf face à une
architecture longtemps uniforme dans ses principes, qui s’est internationalisée, au moins dans les
grands centres urbains, et qui continue aussi à suivre ce processus de mondialisation, ailleurs surtout,
dans les territoires qui s’urbanisent en accéléré aujourd’hui (en Chine par exemple).

47 Au sujet de cette notion et d’autres avoisinantes (l’ “ étrangement familier ” ou l’ “ inquiétante étrangeté ”…), voir
notamment le dernier numéro de la revue Matières (cahier annuel du Laboratoire de théorie et d’histoire de l’EPFL), n°7,
Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2004.
Ainsi, lorsque monsieur E. juge un immeuble “ banal, plutôt moderne pour l’époque ”, il semble
indiquer que le banal n’a pas été conçu ou voulu comme tel (il a d’abord été moderne) : c’est le regard
de l’observateur qui l’a “ neutralisé ” : l’habitude ou la récurrence de ces architectures auraient gommé
leurs particularités qui ne font plus style. Idée assez peu reprise par les autres personnes rencontrées
qui assimilent toutes plus ou moins le neutre à l’absence d’intention, voire de forme. Il existerait un
mécanisme d’assimilation qui fait que le “ même ”, au bout d’un certain temps et d’un certain degré de
présence et de répétition devient neutre. Pour le sens commun, le neutre est un genre qui a vieilli et
perdu par là ses caractéristiques (par opposition à un style ou une mode qui se seraient démodés mais
seraient restés identifiables) - auquel cas nous devrions peut-être l’appeler “ neutralisé ” plutôt que
“ neutre ”. De la même manière, mais c’est un autre sujet, l’authentique désigne en fait l’ “ authentifié
”, ou plutôt l’identifié par le sens commun. Existe-t-il dès lors d’autres facteurs de neutralisation que le
nombre : la répétition ou tout simplement le temps qui passe et qui “ banalise ” certaines formes
architecturales. Dès lors, le neutre s’apparente plutôt à une neutralité, de bon ton, une “ banalité ”, en
somme une “ normalité ”. L’immeuble “ neutre ” étant celui qui n’est pas sans qualités mais qui se
garde de l’afficher ostensiblement, car il est devenu le “ normal ”, de son temps.

Et puis, parfois, une autre qualité (ou simple caractéristique) neutralise l’architecture en
“ noyant le poisson ”, plus précisément en faisant oublier d’autres caractéristiques. Pour
madame A, c’est la surface :

“ C’était un grand... un grand appartement euh... Le truc quelconque quoi, il n’y avait rien de
particulier quoi. ” [Madame A]

La surface donc, mais aussi l’emplacement qui neutralise les spécificités d’une architecture
en la dépossédant de ses particularités qui passent dès lors au second plan :

“ Où est-ce que j’aimerais habiter si on me donnait une baguette magique là maintenant. Bah déjà je,
je trierais sur le lieu. L’important pour moi, c’est : où ? Parce qu’une belle maison de Mallet-Stevens
si c’est dans, dans les bas quartiers de... dans les bas quartiers de... je sais pas moi de... de
Valenciennes, ça m’intéressera moins, quoi ” [Madame B]

En cela, madame B rejoint la plupart des Français qui mettent l’emplacement tout en haut de la
hiérarchie des critères guidant leur choix de logement48. L’emplacement, c’est aussi parfois, en ville,
mais directement “ branché ” sur une campagne toute proche :

“ surtout, pour nous, le gros avantage était la possibilité immédiate de s’évader de Paris : à la fois pas
loin du périphérique et dans Paris, tout en étant très bien desservis par les bus, les métros, et desservis

48 Un récent sondage – à manier bien entendu avec précaution – commandé à Ipsos par un promoteur immobilier au début du
mois d’octobre 2005 rappelait – si nous l’avions oublié – que : parmi les 82% de personnes interrogées qui disaient apprécier
leur habitat, 78% d’entre elles l’appréciaient d’abord pour son environnement. Loin derrière, le logement en lui-même, pour
48% seulement qui se répartissaient ainsi : 38% pour le voisinage, et seulement 7% pour l’appartement “ spacieux,
confortable et lumineux ”… et 5% pour l’architecture.
aussi par notre propre parking que nous avons ici au sous-sol. Donc tout ça nous offrait une certaine
mobilité. (…) On habitait l’immeuble en tant que locataires. On l’a acheté parce que tout était quand
même positif dans notre optique à nous, et quand on veut sortir de Paris, c’est facile, le périphérique
est tout près. ” [monsieur I, Place des Fêtes]

Et puis, toujours autour de l’architecture sans en parler vraiment et sans qu’elle n’entre de plain-pied
dans les critères de jugement et de choix persiste le rêve de la maison idéale, celui de la maison en
ville, de la campagne à la ville. Le rêve du compromis idéal, la conciliation de deux modes de vie
perçus habituellement comme contradictoires :

“ L’idéal, ça aurait été par exemple d’acquérir une maison à, dans la rue Mouzaïa dans le XIXe, je
trouvais que c’était... ça doit être un compromis extraordinaire, on est réellement en ville et pas du tout
à la campagne et pourtant... Ça, ça doit être sympa. ” [monsieur E]

“ Bah c'est la maison et le jardin, quoi c'est vrai que... j'aime beaucoup les petites maisons, je sais pas
si vous connaissez un peu Angers ou Nantes, il y a des petites maisons sur plusieurs étages avec un
petit jardin aussi. Et c'est des maisons qui sont en centre ville en fait. (…) On appelle ça des maisons
bourgeoises. J'ai toujours entendu dire ça. (…) Mais l'idée d'être en ville, d'avoir tous les avantages de
la ville, et d'avoir quand même son petit coin... Bah son petit coin de jardin, pouvoir prendre l'air
tranquillement. ” [mademoiselle F]

L’emplacement, c’est donc le quartier, ou encore la campagne, proche, accessible ou simplement


idéalisée, mais c’est aussi tout autant parfois la grande-ville elle-même qui offre la proximité à double
sens, promiscuité et potentialités multiples, et qui fait oublier les qualités et les défauts de
l’architecture :

“ Quand je suis arrivée sur Paris, j'avais 19 ans. (…) Je trouvais tout…, l'immeuble je le trouvais beau,
je trouvais tout beau, même le vis-à-vis qui était encore plus proche que ça, ne me gênait pas du tout,
enfin... Non, j'étais assez... J'ai pas été déçue, ouais.” [mademoiselle F]

Ici, la potentialité de rapports sociaux variés réduit l’importance du facteur architectural qui s’efface
derrière l’animation. Toutes ces variables ont trait aux alentours de l’architecture, à ce qu’elle recouvre
(l’intimité), aux endroits où elle s’inscrit (l’environnement), mais jamais vraiment à ce qu’elle est pour
les “ savants ”, bien trop attachés, tels qu’on nous les a décrits, aux quatre-murs et aux façades. Pour
nos interlocuteurs, ces façades ne sont plus qu’une enveloppe abstraite, tout du moins rencontrent-ils
beaucoup de difficultés et d’obstacles pour en parler. L’architecture devient pour ainsi dire
“ générique ”, simple contenant, enveloppe parfois sans qualités qui contient parfois énormément de
valeur(s).

Comme une sorte de réponse (parfois consciente et volontaire chez des architectes alors “ frottés ” de
sciences sociales) à ces constats d’ordre “ sociologique ”, l’architecture des grandes villes européennes
serait un peu allée au terme de cette logique, épuisant, jusqu’au début des années 1970, les possibilités
de cette variété de situations pour ne plus faire de l’architecture qu’un arrière-plan générique et
fonctionnel, d’où tout élément sculptural ou tout ornement serait exclu49. Et pour revenir à la Place des
Fêtes, c’est probablement l’une de ces toutes dernières opérations-manifestes au cœur de Paris50. On y
retrouve en effet ce processus de neutralisation découlant d’un Style international dégradé, cette
reproduction de plans et de façades, alors qu’il s’estompe depuis une trentaine d’années – si l’on
rappelle l’aggiornamento et la prise de conscience à laquelle s’est livrée, au sortir des années 1968, la
“ profession ” d’architecte. La Place des Fêtes, c’est le modernisme sans le raffinement de
l’immeuble d’habitation de Marseille, la légèreté, la clarté de la construction par ossature ;
l’expressivité de la façade rythmée géométriquement par ses percements réguliers, une rythmique qui
fait flotter le bâtiment en lui permettant de capter la lumière. Mais ici, les vitres ne sont pas reculées
derrière des loggias, la peau est lisse et uniforme, les murs extérieurs sont minces, pas d’effet de creux
ou d’alvéoles. Pas d’effet sculptural des équipements (de toiture comme à Marseille…), pas de grande
sculpture, pas de cheminée, pas d’unité expressive reliant l’unité générale au ciel. Ce que résume très
bien, à sa manière, une autre interlocutrice :

“ Pour moi, oui, il n’y a pas de signature ici. Il suffit d’avoir un peu étudié pour faire quelque chose
comme ça. Il suffit d’avoir un peu étudié et d’avoir un petit sens esthétique, et puis une fois qu’on a
fait le premier et le deuxième étage, on y va, on empile, on monte, et puis c’est pareil jusqu’en
haut… ” [Madame J]

D’autres interlocuteurs ont décliné ce phénomène, mais sur un mode souvent moins explicite qu’à la
Place des Fêtes :

“ L’aspect extérieur, c’était un immeuble tout à fait classique, marron, rien de... C’est pas
quelque chose qui m’a marqué ça. (…) C’était tout droit, sans forme. (Soupir) Ce qu’on voit
partout. ” [Madame G]

L’architecture banale, familière, est ici analysée comme informe, comme si la familiarité
empêchait de percevoir la forme. Rien ne semble accrocher l’œil. Dans ce cas, l’architecture
qui déplaît, lisse, répétitive, est classée dans la catégorie du neutre, comme si elle formait un
fond sur lequel d’autres formes bâties se détachent, celles qui se font remarquer justement par
leur décor ou leur modénature. Cette perception “ effacée ” expliquerait le goût populaire
pour le pittoresque, le décoré, les décrochements qui attirent l’œil. La même interlocutrice,
Place des Fêtes, qui regrettait cette superposition “ générique ”, nous a par exemple répondu
très précisément, dans la foulée, à la question, “ à votre avis, quand y a-t-il architecture ? ” :

49 Tout du moins dans ses rendus. Voir à ce propos tout un pan, graphique, de l’architecture des années 1950-1960, des
premières planches des Smithson pour le projet de Golden Lane, en passant par le concours pour le nouveau centre-ville de
Berlin, jusqu’aux projets d’Archigram ou les silhouettes et les personnages recouvrent parfois presqu’entièrement
“ l’architecture ”.
50 Ainsi, à travers les entretiens menés dans le cadre de la thèse de doctorat de Jean-Louis Violeau sur Les architectes et Mai
68 (Recherches, Paris, 2005), la Place des Fêtes a été l’opération la plus fréquemment conviée pour incarner, matérialiser, ce
à quoi cette génération s’était opposée (pour se poser en tant que telle).
“ Quand il y a des recoins. Quand il y a superposition, décalage, enchevêtrement, ou quand il y a de la
diversité, de la différence. Ici, c’est superposé mais sans aucune originalité. Les tuyaux passent
toujours et partout au même endroit, les lustres pendent tous au même endroit, les tringles sont au
même endroit, les fenêtres sont pareilles. ” [Madame J]

“ Je trouve que... Faut pas que ce soit lisse. Voilà. Faut qu’il ait des... Il faut qu’il y ait des euh... il
faut qu’il y ait des poutres, il faut qu’il y ait des... choses biscornues un peu... ” [Monsieur L]

De nombreux travaux de psychologie de la perception montrent que quand on regarde une


surface plane, on la perçoit très vite en une seule centration du regard, d’un seul coup d’œil,
alors qu’une forme complexe nécessitera plusieurs centrations. Plus on centre et plus on est
actif51, et plus on est stimulé, plus on ressent et plus on valorise ce que l’on voit 52. D’ailleurs
les travaux des psychologues, à la suite des philosophes du XVIIIe siècle qui évoquaient
l’importance des “ marques distinctives ”53 montrent que l’augmentation des centrations
perceptives oculaires provoquent un intérêt et un jugement positif. En particulier, plus on
centre son attention sur des détails ou des traits distinctifs plus l’objet regardé semble grand
ou important. Quand la modénature d’un objet architectural est complexe, elle provoquerait
de nombreuses centrations, procurant des sensations plus fortes, ce qui expliquerait son
attractivité et le rejet de la nudité des façades ou des parois sans ornements chez ceux qui ne
seraient pas acculturés aux écoles ou aux mouvements architecturaux.

Le beau serait alors l’unifié mais pas le lisse, pas les “ beaux nus tranquilles ” tant appréciés par les
critiques d’architecture du tournant du XXe siècle. L’absence de décoration ostensible est ainsi vue
comme pauvre car les éléments ténus de détails savants ne sont pas lisibles à tous, comme par exemple
l’élégance de la minceur des menuiseries, appréciée par les initiés. Le non décoré est alors perçu
comme banal, trop simple, sans qualités :

“ - Mais c'est une maison en pierre ?


- Bah je sais pas, c'est un espèce de revêtement qu'on voit sur pas mal de maisons euh...
- un crépi vous voulez dire ?
- Ouais, beige, ouais ! Bah c'est... banal, quoi. C'est simple. ” [Madame F]

“ La maison c’est type… elle est quelconque, hein. ” [Monsieur E]

51 Voir W.Köhler, La Psychologie de la forme (Gestalt Psychology), Paris, 1964 [1929], et J. Piaget, La psychologie de
l’intelligence, Paris, 1947.
52 Sauf si l’on est acculturé à certaines préférences construites socialement, ainsi du contre exemple des habitants
d’Apollonia qui eux sont trop stimulés par rapport à ce qu’ils ont peut-être appris à aimer (la tempérance, la retenue, si
typiquement française.
53 Comme A. G. Baumgarten “ Plus une perception comprend de marques distinctives, plus elle est forte […] Les
perceptions qui contiennent en elles le plus grand nombre de marques distinctives se nomment prégnantes. Donc les
perceptions prégnantes sont les plus fortes ”
Aesthetica, Francfort-sur-le-Main (1750), Esthétique, traduit en 1988, Editions de l’Herne, p. 88
Dans le même ordre d’idée, Monsieur L (Courbevoie) affirme : “ Bah c’est un appartement très
classique. C’est un trois-pièces, murs complètement blancs, parquets... rien de particulier. (…) je
cherchais du... du neuf, à la fois du neuf et très classique... murs blancs, parquets, sans... sans choses
superflues ”. Le “ classique ” se décrit donc ici par la négative, par une absence, par ce qui “ n’est pas
”. Il définit ce dont il n’y a rien à dire, ce qui n’offre pas assez de particularité pour accrocher les
éléments d’une description. Choisir le “ classique ” (que l’on pourrait bien, tout compte fait,
rapprocher du “ standing ” évoqué plus haut, s’il reste dans la définition du simple et non pas du
surchargé), ce serait en somme ne pas (vraiment) choisir. Précisons que cette acception du terme
“ classique ” n’a que (très) peu à voir avec son acception dans le champ de l’architecture, loin d’être
neutre et non remarquable, et encore moins banale. Elle y désigne des références à l’écriture antique :
les ordres, les colonnes adaptées à un type de bâtiment, les frontons, le décor lié à la convenance, etc.

Plus prosaïquement, élire le “ neutre ” permet aussi d’éviter la faute de goût. Idée d’ailleurs largement
reprise et répandue par les industriels du meuble ou même du prêt-à-porter avec leurs produits
“ basiques ” - pour parler comme les marketeurs - qui vont avec tout et ne risquent pas de se démoder.
Cette idée du standard est largement reprise par les interviewés qui la désignent alors, quand ils
l’appliquent aux immeubles, sous le terme de “ classique ”. Ils la décrivent moins par ses formes que
par ses matières (“ murs blancs, parquets ”) et ses coloris (“ beige ”, “ blanc crème ”).

“ Là [l’immeuble d’en face, Les Parisiennes, conçu par Marc Breitman], c’est plus classique. C’est, je
dirais c’est pas... c’est un immeuble qui a moins de caractère, qui est moins joli je pense, à la fois à
l’extérieur et puis les... les parties communes sont... plus classiques quoi. C’est... bon il y a des balcons
aussi à l’extérieur qui sont pas... Enfin ils sont blancs dans notre immeuble. Donc c'est, ouais c’est
classique, je dirais. ” [Monsieur M]

Définition étendue du “ classicisme ” qui rejoint l’idée ancrée d’un goût français, explicitée
autrement, de manière plus savante, par le maire du Havre, Antoine Rufenacht (UMP),
rencontré début mars 2005 pour un entretien au sujet de ses goûts en matière d’architecture54.
Adepte du “ classicisme français des XVIIè et XVIIIè siècles ”, “ peut-être par tradition et par
conservatisme ”, persuadé par ailleurs “ que nous sommes tous, en France, plus ou moins
marqués par cette période ”, il reconnaissait être à la recherche pour sa ville “ d’un
ensemble harmonieux ”, d’un “ bloc esthétique ”, “ fruit d’une vraie réflexion d’ensemble et
d’une vraie cohérence ”. Le Paris d’Haussmann, qui n’était “ pas sa période préférée ”,
l’incarnait cependant à ses yeux, comme “ l’exemple le mieux achevé ”. Doit-on voir sous
cette idée la fortune critique et populaire du Paris d’Haussmann, mais aussi les clés-magiques
de l’urbanisme français contemporain ? Un “ bloc ” retrouvé, sous certains aspects, avec le
“ classicisme moderne ” de Perret dans sa ville du Havre, une œuvre “ exceptionnelle ” - qui
est aussi l’exemple achevé d’une commande exceptionnelle. La quinzaine d’entretiens que

54 Cf. “ Expérimenter des idées nourries au contact d’autres cités portuaires ”, entretien avec Antoine Rufenacht, maire du
Havre et président de la Communauté de l’agglomération havraise ”, entretien recueilli par Jean-Louis Violeau, AMC-Le
Moniteur architecture, n°151, avril 2005, pp.44-46.
l’un de nous a pu par ailleurs mener ces derniers temps à propos du goût des maires en
matière d’architecture, des maires de toutes tendances politiques et de tous types de cités,
confirme largement cette tendance générale55.

“ Bloc esthétique ” pour le maire et “ murs blancs – parquet ” pour les habitants, le
“ classique ” (français) serait-il incolore ? A la Place des Fêtes, cas unique dans notre
corpus d’entretiens, l’interlocutrice qui a mis en exergue son goût pour le “ moderne ”, en
l’expliquant tout au long de l’entretien par ses origines asiatiques, nous avoue, par exemple,
que “ quelque part, l’ancien, [lui] fait penser à la pauvreté ”. Elle a justement décliné ce goût
à travers son choix très particulier d’un parquet qui n’a rien de banal :

“ je veux changer ma moquette. En fait, je veux mettre un parquet à la place. Mon mari [comme elle,
d’origine asiatique] m’a dit : si tu veux, mais je ne veux pas le parquet classique marron clair, bois. Il
n’aime pas le bois, mon mari. Il déteste. On a donc choisi un parquet gris, gris bleuté. On va le refaire
à Noël, un parquet flottant gris bleuté, mais le bois non. Alors le petit, lui, il est né en France, et lui, il
aime tout ce qui est bois ! Le bois jaune, le pin, il aime… (…) Il a demandé du parquet marron pour sa
chambre. Il est né en France, vous voyez ? ” [Madame H]

L’assimilation ancien / pauvre rappelle les constats tirés de nombreuses recherches menées
sur le logement social, en premier lieu les travaux de Michel Verret56 mais aussi nombre de
recherches contemporaines. Perdure l’idée que le vieux est toujours suspect et ne peut pas
être “ propre et net ”. A Courbevoie, madame M. a pour sa part associé à trois reprises le
classique au “ blanc crème ”, bref le fameux enduit “ ton pierre de Paris ” préconisé par les
ABF. Alors que le “ banal ” devient, dans les discours à Courbevoie, ce qui se ressemble,
tours ou lotissements, c’est plutôt le neutre qui est valorisé : ce qui ne donne pas d’accroche
au jugement, qui ne fournit pas de critères, et qui évite donc de “ se faire remarquer ”
(quelles que soient les “ excentricités formelles ” que puissent par ailleurs présenter les
façades de l’immeuble où ils ont choisi de devenir propriétaires) :

“ Il faut pas qu’on le remarque par sa laideur, voilà. Si on ne le remarque pas par sa laideur au pire
c’est neutre. Donc ça passe. ” [Monsieur L]

En revanche, pour monsieur D, c’est le bâtiment de ferme de son enfance qui est perçu comme
“ classique ”, mais aussi comme brut, c’est-à-dire “ générique ”, sans recherche
fonctionnelle ou ornementale :

“ J’ai habité mes premières années au Portugal. Donc, au milieu d’une forêt de pin, maison
campagnarde classique en pierres. Il y avait un étage. Mais vraiment très, très, très classique et puis
aucune recherche... vraiment, de... on va dire de praticité ou un quelconque intérêt pour la décoration

55 Cf. “ 12 maires face à la maîtrise d’ouvrage ”, art. cit.


56 Verret M., L’espace ouvrier, Armand Colin, Paris, 1979.
et l’optimisation de l’espace. Vraiment la maison campagnarde classique comme on la connaît en
France encore dans certaines campagnes. ”

Quant à mademoiselle G, elle dit bien le plaisir de sortir de cette banalité grâce à l’utilisation
ornementale d’éléments constructifs intérieurs valorisants. Et dans ce cas, le classique est
opposé au moderne dénudé :

“ Alors j’ai eu des appartements très classiques. Enfin un petit peu classiques, on va dire pour moi.
C’était dans des corps de ferme qui avaient été aménagés. Ma fierté entre guillemets c’était le cachet
unique, qu’il y avait : des poutres au plafond. ”

La posture, fréquente chez les interviewés, consistant à mettre en avant le banal, le classique, le neutre,
rejoint la figure de l’esquive telle que l’a définie Roland Barthes, parlant pour sa part d’ “ esquiver le
paradigme ”, c’est-à-dire le conflit, l’opposition latente entre savoir et perception. Esquiver le
paradigme revient alors autant à “ suspendre son jugement ” qu’à renoncer à prendre parti, Barthes y
discernant une forme de non irréductible57. Peut-être pour s’opposer au savoir construit des spécialistes
et pour faire accepter comme légitimes ses goûts, ses perceptions, ses intuitions, mais aussi pour éviter
d’être jugé de ce point de vue ?

Le neutre : le sans-genre comme construction savante

Alors que le sens commun a “ besoin ” des genres pour juger, classer, évaluer, la théorie a sans cesse
tenté de leur échapper, de les dépasser en leur opposant notamment le neutre. En posant, dans
L’Entretien infini la modernité comme “ ruine des genres ”, Blanchot58 en appelait dès les années 50
au neutre, à une littérature du silence et de l’indicible59, comme à une manière de penser ou de dire “ le
rien ”…

L’ouverture du cours de Barthes consacré au Neutre au collège de France à l’automne 1977 est
contemporaine de la première édition du Langage de l’architecture post-moderne de Jencks. Tandis
que le second prône un éclectisme radical des formes architecturales entendues comme fait de langage,
le premier tente de saisir les multiples figures du neutre, envisagé comme fait de discours. Du Neutre,
Barthes souhaite faire “ une valeur forte, active ”, à rebours de “ l’image plate, foncièrement dépréciée
qu’en a la Doxa ”60. Barthes concède dès son argument liminaire que “ l’intitulé authentique du cours
aurait pu être : Le désir de Neutre ”61. Un désir que développe également François Jullien dans son
Eloge de la fadeur (ou du détachement, pour les Chinois), comme un état d’équilibre intérieur à

57 Roland Barthes, Le neutre, Seuil / IMEC, Paris, 2002, p.40


58 Maurice Blanchot L’Entretien infini, Gallimard, 1969.
59 Et dans “ Fading ”, chapitre des Fragments d’un discours amoureux (1977), Barthes rappelle une nouvelle fois Blanchot
pour avouer qu’il lui a fallu attendre la lecture de ce dernier “ pour que quelqu’un me parle de la Fatigue ”. Roland Barthes,
Œuvres complètes, éd. Eric Marty, Seuil, Paris, 2002, 5 vol., t. V, p.149.
60 Roland Barthes, “ Le Neutre ”, programme des cours du Collège de France pour l’année 1977-1978, repris in Œuvres
complètes, tome V, 1977-1980, Seuil, Paris, 2002 (1995), (pp.531-532) p.531.
61 Roland Barthes, programme des cours du Collège de France, art. cit., p.531.
atteindre, tout comme un état de l’art, une esthétique (propre à la Chine et au taoïsme), bref une
harmonie, une tempérance à acquérir62.

Barthes désigne par le neutre ce qui déjoue le paradigme, suspend ou esquive les conflits de sens. Il lui
confère une position “ ardente et brûlante ”63 liée à une éthique, celle du “ non choix ou du choix à
côté ”. D’une manière générale, le neutre, c’est “ la suspension ” du jugement. La position de Barthes
recoupe celle de certains des interviewés qui convoquent le neutre pour “ ne pas dire ”. En revanche il
érige cette posture en un idéal inaccessible, tandis que pour des interviewés il est à l’inverse, le moyen
de désigner une grande banalité. C’est pour certains, comme un recours, une manière de s’assurer
qu’un retour à la norme est toujours possible, après un écart, une incursion dans la “ modernité ”. Le
neutre incarnerait la fin de la guerre que Barthes aurait menée jusque là contre son propre goût. C’est
du reste l’année suivante qu’il publiera, avec son “ journal intime ”, dans Tel Quel ce constat resté
célèbre, “ Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne ”64 : la modernité serait
devenue un poids - alors que l’on est habituellement enclin à penser que c’est la tradition qui tient
généralement ce rôle65.

Le neutre comme moyen d’échapper aux genres et de dépasser les styles, comme renoncement au
devoir-être (moderne, classique…) représente aussi une quête pour nombre d’architectes des plus
talentueux. La quête de neutralité amorcée par Aldo Rossi 66 (mais non définie comme telle par lui)
s’appuie sur la forme considérée uniquement sous l’angle de ses effets et non de son interprétation.
Alors que le dépassement des styles prôné par Jencks s’appuie sur le signe (considéré uniquement sous
l’angle de sa connotation).

L’exemple peut-être le plus flagrant de cette distinction est le reproche que fit Jencks à Rossi
d’employer certaines formes –dans son projet pour le cimetière de Modène par exemple- qu’il
assimile, lui à celles des camps de la mort :

L’argument [de Rossi] en faveur de ce langage architectural, en dehors de son imagerie


puissante, repose sur l’idée que les formes peuvent avoir un contenu sémantique différent par
leur destination nouvelle. Que les formes dépouillées du néo-classicisme aient été utilisées par
les prisons, les camps de concentration et les fascistes, elles ne sont pas pour autant
contaminées à jamais67

Une idée à laquelle le Post modernisme s’oppose totalement, pour lequel la forme neutre, débarrassée
de ses connotations n’existe pas.

62 François Jullien, Eloge la fadeur. A partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, Livre de poche, biblio essais, 2004
(Editions Philippe Picquier, 1991).
63 Roland Barthes, Le Neutre, cours au collège de France (1977-1978), Seuil / IMEC, coll. traces écrites, Paris, 2002.
64 Roland Barthes, “ Délibération ”, Tel Quel, hiver 1979, in Œuvres complètes, op. cit., t.V, (pp.668-681) p.676.
65 Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler la phrase du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, la phrase de Marx à laquelle tout
moderne est censé souscrire en tant que moderne : “ La tradition de toutes les générations pèse d’un poids très lourd sur le
cerveau des vivants ”.
66 Aldo Rossi, Autobiographie scientifique, Parenthèses, Marseille, 1988 (1981).
67 Jencks Charles, “ Vers un éclectisme radical ”, op. cit.
Ces deux attitudes permettent de lire la séparation actuelle entre une architecture
extrêmement savante, qui aspire au silence, à échapper aux genres, voire à l’architecture elle-
même, en cherchant à en identifier les facteurs de neutralisation et une architecture ordinaire
plus générique, issue du post-modernisme, qui manipule indifféremment styles et signes qui
finissent souvent par s’annuler les uns les autres.

Le “ degré zéro de l’architecture ” pour opérer un rapprochement avec la quête barthésienne d’un état
de suspension des données conflictuelles du discours68 est en fait une architecture extrêmement
construite. Formulée notamment dans les dix dernières années en Suisse alémanique, l’architecture
analogue s’appuie sur une démarche de “ reconnaissance ”, pour mettre en place une attitude de projet
qui consiste d’une part à conforter un sentiment de familiarité avec le bâtiment (qui doit donner un
impression de déjà vu) et d’autre part à opérer d’infimes déformations qui confèreraient à cette
familiarité une relative étrangeté. L’originalité de cette démarche contemporaine est d’annexer
l’architecture moderne banale au répertoire des formes admises comme archétypiques –neutres - là où
Rossi opérait un retour aux formes classiques. Cette architecture cultive un rapport central à la
tradition, considérée sans nostalgie comme une manière active d’inscrire le présent dans une démarche
de modification respectueuse, de relecture des types locaux.

“ Il ne s'agit pas de faire du nouveau pour faire du nouveau: il s'agit de trouver la face cachée
des choses familières, cela dans l'intention de désautomatiser - le terme est des formalistes
russes - une connaissance qui, par la familiarité des choses, a cessé d'être connaissance. (Elle
est en fait reconnaissance.) ”69

Tandis que Barthes cherchait, vingt ans avant, les moyens de retrouver une écriture qui ne serait plus
“ que ” scriptable, à concevoir une époque où “ on n'écrirait plus d’œuvres au sens traditionnel du
terme, et l'on réécrirait sans cesse les oeuvres du passé, c'est-à-dire qu'au fond il y aurait une activité
de commentaire proliférant, bourgeonnant, récurrent, qui serait véritablement l'activité d'écriture de
notre temps ”, ces architectes suisses s’appuient aujourd’hui sur la manière de construire et la mise en
œuvre des détails constructifs pour réécrire des ambiances familières. Et lorsque le critique Martin
Steinman évoque la construction (que l’on peut mettre en parallèle avec l’écriture scriptable) comme
pendant au dessin (par rapport au texte), il emploie le terme “ découvrir ” dans sa double acception :
discerner mais aussi dé-couvrir, débarrasser la forme et sa mise en oeuvre de leurs connotations et de
leurs éventuelles interprétations pour les laisser faire “ impression ” :

“ Ce n'est pas un pléonasme de dire que quand ils peuvent construire, ces architectes montrent
qu'ils savent construire: construire et pas seulement dessiner (…) le mot “découvrir” est tombé
plus d'une fois dans notre entretien: découvrir, par exemple, d'autres manières d'utiliser les

68 “ On a défini comme relevant du Neutre toute inflexion qui esquive ou déjoue la structure paradigmatique,
oppositionnelle, du sens, et vise par conséquent à la suspension des données conflictuelles du discours. ” Barthes, op. cit.
69 Steinman Martin, “ Achitectures dans les Grisons ”, Faces, n° 34-35, printemps 1995, pp. 4-7
matériaux, le bois, la pierre, la brique,... et en faire ressortir de nouveaux effets. ”

Ce travail sur les archétypes s’accompagne d’une démarche de légère déformation, qui consiste en
modifiant la proportion d’une fenêtre ou le nu d’une ouverture à mettre en œuvre ce “ quelque chose
d’autre qui fait comprendre que la banal est conscient ”70. Cette attitude qui balance entre formes
familières et rhétorique de la déformation savamment mise en œuvre dans les détails constitue en
partie ce que les critiques actuels appellent la “ forme forte ”, et sous entend presque qu’il n’existe pas
d’échelle intermédiaire entre la perception du bâtiment en entier (la forme) et les détails de son
exécution, ou plutôt que cette échelle intermédiaire est neutralisée : l’intention d’architecture y est
mise en suspend. Cette notion de suspension de l’intention architecturale est précisément au cœur de
la résistance de certaines architectures actuelles au “ générique ” : il s’agit de concentrer l’intention
architecturale à l’échelle de la forme globale et à celle du détail, mais en neutralisant l’échelle
intermédiaire, celle des signes, des ornements et des articulations formelles. Une attitude qui permet
de se distinguer de la production ordinaire incarnée par des formes banalisées, constituées de verres
collés ou d’opacités agrafées sans détail d’assemblage et dans lesquelles c’est précisément l’échelle
intermédiaire qui est valorisée, celle des signes et de l’“ expression exacerbée du contenu ”, pour
reprendre les termes de Koolhaas. Et lorsque ce dernier explique qu’à partir d’une certaine taille, les
bâtiments échappent aux problématiques d’articulation, et aux questions d’expression architecturale au
profit de “ moments architecturaux ”, n’attribue-t-il pas à la “ bigness ” cette même faculté de
neutralisation de l’échelle intermédiaire ?
Même s’il faut remarquer que les reproches les plus fréquents faits par les habitants à l’architecture
moderne et contemporaine est précisément le manque d’attention au contenu quand ils ont le sentiment
qu’il profite trop à l’apparence du bâtiment. On en revient donc à une question canonique de
l’architecture : doit-on, pour concevoir un édifice, partir plutôt de l’intérieur ou de l’extérieur ? Le
“ sens commun ” pencherait plutôt vers l’intérieur.

Une quête sans résultat ou un résultat sans quête ?

Lorsque l’architecte ou le critique voient dans le neutre une quête sans résultat -son objectif
se déplaçant au fur et à mesure que l’on s’en approche ou que l’on en précise les modalités-,
le “ sens commun ” y verrait un résultat sans quête, issu d’une action sans intention. Les
habitants voient dans le neutre une manière d’évacuer l’intention trop voyante, mais aussi
l’imposition - le neutre ne peut leur être imposé, puisqu’il est neutre -, et cela les rassure. A
l’inverse, chez certains architectes le neutre incarne une quête en perpétuelle redéfinition, où
la démarche, la manière de faire est première et importe plus que l’apparence. Le public
n’appréhendera pas dans les bâtiments minimalistes la démarche et elle reste donc élitiste,
car visible seulement pour les initiés. Il y a donc un neutre pour le “ savant ” et un neutre
pour le “ populaire ”, pour tous les autres. Pour les interviewés, un ensemble de bâtiments

70 Bruno Marchand, “ Une rhétorique autre ”, in Jacques Lucan, Matière d’Art. Architecture contemporaine en Suisse,
Birkhauser, Bâle, 2001.
neutres dessine un fond sur lequel pourra s’inscrire un élément plus fantaisiste qui deviendra
alors acceptable : une suite d’immeubles unifiés par des gabarits et des éléments communs,
des bandeaux (comme les immeubles parisiens du XIXe siècle, ou ceux de la ZAC de Bercy
aujourd’hui), etc. pourra supporter l’originalité la fantaisie d’un immeuble “ qui sort du
lot ”.
II - Des ambiguïtés, des discours.
Rappelons que l’une des hypothèses de ce travail partait des origines du refus d'une esthétique
moderne, ensemble de représentations partagé par la majorité des Français et qui perdure
jusqu'à nos jours. Il faut également rappeler que depuis le tournant du XXe siècle, le rejet du
décor rapporté et le dépouillement des façades, l’amour pour le lisse et le nu, relèvent avant
tout d’une position d’avant-garde, le goût du public continuant à se porter vers des signes
décoratifs qui marquent de façon explicite une distinction.

Moderne (un style ?), modernité (une idéologie ?), modernisme (le progrès ?), modernisation (le
confort ?) ? Cette succession d’interrogations dit bien, au fond, l’incertitude qui entoure la notion de
“ modernité ”71. Lire et apprécier la “ modernité plastique ”, promue par les avant-gardes, demeure une
tâche ardue pour les non-spécialistes. Nous avons montré dans un précédent travail comment la presse
populaire et la presse professionnelle avaient promu entre les deux-guerres d’abord, puis au cours des
années 1950, une modernisation de l’habitation qui a été acceptée, bon gré mal gré, par les Français,
pendant que la modernité stylistique, qualifiée d'éphémère et de superficielle, était majoritairement
refusée, quand il s’agissait de choisir pour soi. Cette construction d’un goût pour les lieux et les objets
chargés d’histoire ou de signes exprimant l’appartenance à un “ terroir ” s’est solidifiée lentement, au
tournant des 19e et 20e siècles, mais elle structure aujourd’hui encore bien des opinions et des
“ goûts ”.

L’unifié et le décoré, l’intégré et le lisse

Quelles sont donc les caractéristiques, les modalités de ce goût “ structuré ” ? Nos interviewés mettent
en avant certaines qualités, tour à tour rejetant ou appréciant certaines architectures pour des raisons a
priori contradictoires. Ainsi, pourrait-on percevoir l’Haussmannien, si valorisé par nos contemporains,
comme l’équivalent d’une synthèse (idéale ?) maniant le décoré tout en exhibant un caractère unifié,
l’équivalent d’un “ bloc esthétique ” pour reprendre la phrase de l’un de nos interlocuteurs. Cet
attachement de plus en plus courant à l’Haussmannien aujourd’hui pourrait donc s’expliquer par ces
raisons contradictoires (des immeubles formant un ensemble, raccordés les uns aux autres formant une
unité et avec lignes de fuites régulières et un horizon organisé).

L’unifié désigne une hétérogénéité pourtant harmonieuse de signes architecturaux assortis, non
seulement entre eux mais à leur environnement.

71 En suivant les définitions qu'en a proposé Jacques Le Rider pour la Vienne du tournant du siècle, la modernisation peut
être entendue comme un processus économique, social et politique qui met en question l'identité, identité culturelle des
sociétés et identité subjective des individus. Le modernisme correspond au durcissement doctrinal des "idées modernes", en
premier lieu celle de progrès. Enfin, la modernité désigne un mode de vie, de pensée et de création qui, tout en ne se dérobant
pas au processus de changement, n'en conserve pas moins une conscience critique de la modernisation et prenant ses
distances par rapport au modernisme. Cf. Jacques Le Rider, Modernité viennoise et crises de l'identité, PUF / Quadrige, Paris,
2000 (1990), p.40.
“ C’est... une espèce de diversité comme ça et en même temps une harmonie et je trouve que c’est ça
qui est sympa ” [Madame O]

L’ “ intégré” correspond à ce qui ne jure pas, avec l’environnement si le qualificatif désigne la


construction dans son ensemble, avec les autres éléments de façade s’il n’en désigne qu’un en
particulier.

“ Faut pas choquer… et puis bon faut qu’elle s’intègre dans, dans... dans l’endroit où elle serait
” [Madame O]

Le contrôle des gabarits joue un rôle certain dans cette perception :

“ Au moins il y a une cohérence... au niveau de... enfin, les immeubles sont tous à peu près d’une
même hauteur et... Ça s’intègre bien... ” [Madame M]

Globalement se dessine une définition en creux du “ moderne ” pris génériquement comme tout ce qui
se détache, se décale du gabarit-toise haussmannien, symbole encore une fois d’ “ harmonie ”.
Rappelons que nous interviewons des parisiens qui n’ont comme exemple d’architecture moderne
situés au centre de la ville, des immeubles isolés dans un tissu homogène, des immeubles rares qui
rompent le plus souvent avec cette harmonie des ensembles du XIXe siècle. La tendance à revenir à
l’immeuble organisé de façon tripartite (soubassement, quatre ou cinq étages et couronnement)
soutenue dès la fin des années 1970 par des architectes dits “ contextuels ”72 tendait à montrer que l’on
pouvait être contemporain tout en s’inscrivant dans un ensemble. Avec ce codicille qu’il faut ici
rappeler, celui des origines de ce mouvement dit “ contextualiste ”, plus particulièrement celui de sa
question de départ : comment faire aimer l'architecture à ceux qui doivent l'habiter et comment
préciser les termes et l'ampleur d'une demande sociale d'architecture ? Un retour, en somme, à la
notion de convention qui a pu mener certains jusqu’à l’apologie du pastiche dans leur conquête d’un
plus large public73. Un retour à la convention qui rejoint pour partie ce que Roland Barthes a pu dire
alors du neutre (cf. plus haut “ Du générique au neutre ”) comme forme de résistance à l’arrogance –
sous son versant “ actif ” : la retenue, la banalité, le “ non-palmarès ”, le jeu avec la force de
l’adversaire74… Le Neutre comme “ négatif-actif ”.

Tout comme il y eut alors des manières d’être “ gauchiste ” dans la littérature ou dans la peinture, il y
eut également une manière d’être “ gauchiste ” en architecture, parfois “ classique ” jusqu’au pastiche,

72 Voir en particulier l’immeuble-effigie de la rue Mathis, de Jean-Pierre Buffi, remarqué à l’époque pour ces raisons de
respect de l’existant et donc de l’unité – et qui fit alors la couverture de nombreux numéros de revues d’architecture.
73 Ainsi, comme l’écrit Bernard Huet en 1978, à partir du constat qu’"il n'y a pas le mauvais goût des masses et le bon goût
de l'élite" : les "masses ébahies" qui "rêvent de tuyaux bien cachés, de portées raisonnables et de béton camouflé en fausse
pierre" restent en effet interdites devant l'"emphase technique, arrogante et dérisoire, souvent coûteuse et inutile" des
architectes victimes de leur "idéologie élitaire et mystificatrice" : "Beaubourg (c'est pas mal !) ça les étonne parce qu'ils ne
comprennent rien, il faudra donc qu'on leur explique, comme à des enfants; Port-Grimaud (ça pourrait être mieux !) ils aiment
parce qu'ils comprennent tout seuls, et ça, les architectes ne comprennent pas, c'est à eux qu'il faudrait expliquer !" Bernard
Huet, "Point de vue sur l'enseignement", Architecture-Mouvement-Continuité, n°44, 1978, p.54.
74 Cf. Roland Barthes, op. cit., pp.116-122 (“ L’actif du neutre ”, séance du 25 mars 1978).
tout en méconnaissant plus ou moins consciemment la coïncidence qui pouvait exister, en France
notamment, avec le goût dominant des élites75. Il y eut donc une manière de prôner le retour à la
“ convention ” suivie par une défense et illustration de la “ banalité ” en architecture. Ce retour à la
convention – et par extension, ce jeu sur le pastiche - les constructeurs privés l’ont à leur tour
aujourd’hui fort bien compris et intégré, maniant à leur manière cette notion de convention.

Dans certains cas, le désir d’intégration confine à la disparition, comme si la bonne


architecture ne devait pas se voir, jusqu’à se fondre dans le paysage comme nous le dit
Monsieur C, jeune graphiste :

“ Je ne sais pas si on peut dire troglodytes mais... Le fait d'intégrer complètement à la végétation je
trouve ça... C'est une bonne idée aussi je trouve.

- A quoi vous faites référence ?

- J'en ai aucune idée, j'ai aucune mémoire des noms […] c'était plus genre des espèces de fausses
collines en fait. Ça faisait un peu... [long silence]

- Qu'est-ce qui vous plaît dans ce rapport ?

- Le fait que ça n'existe plus en fait, comme si le bâtiment n'existait plus.

-Qu'il disparaisse ?

- Ouais ”.

Cette position extrême, qui peut apparaître comme un paradoxe, se situe à un moment de l’interview
où l’interlocuteur est invité à évoquer les bâtiments qu’il aime. Il rit quand on le lui fait remarquer et
admet que l’architecture ne lui “ fait pas un effet transcendant en fait. L'aménagement intérieur peut-
être plus ou... Autrement c'est vrai que la forme de la boîte, c'est pas... ”

Cependant l’intégré peut (doit ?) aussi se voir, se distinguer, affirmer un caractère de nouveauté à
condition que cette nouveauté “ aille avec ”, se marie ou s’apparente avec ce qui lui préexiste.

“ Il faut faire du nouveau mais du nouveau qui va bien ” [Madame O]

Le lisse

Il semble que pour cette Madame M, habitante de Courbevoie, l’intégration puisse être évaluée à
l’échelle d’un îlot ou d’un quartier : la neutralité des immeubles voisins permettrait d’ “ intégrer
” (d’absorber ? d’accueillir ?) l’originalité de celui qu’elle habite qui, s’il était répété à l’identique,
paradoxalement, ne s’intègrerait plus. Ce que leur immeuble n’est pas ? Banal, normal, comme les

75 Pour un exemple resté célèbre, songeons aux goûts personnels du président Giscard d’Estaing tant moqué par la presse et
les commentateurs pour son conservatisme classicisant.
autres… pourtant, paradoxalement, il ne doit pas non plus s’y opposer “ entièrement ” :

“ C’est pas une façade toute droite comme là mais avec... dans certains cas des renfoncements enfin
justement avec des balcons mais pas partout. ” [Madame M]

Le lisse semble décrire ce qui ne donne à voir que l’évidence de sa géométrie (“ quadrillage”, “
fenêtres bien carrées ”, etc.). Il est associé à l’uniforme. Un jugement qui se cantonne à l’architecture
domestique puisque tous les interviewés affirment trouver “ belles ” les tours de bureaux de la Défense
qu’ils voient de leurs fenêtres :

“ Oui, une belle tour lisse de bureaux je trouve ça beau aussi. ” [Monsieur L]

L’exemple de la pyramide du Louvre de Peï est cité par une majorité des personnes rencontrées,
figurant le “ moderne qui s’intègre bien ” – rôle que Beaubourg a longtemps assumé, mais sur un
mode très contradictoire et contrasté -, mais aussi la preuve de leur ouverture à l’architecture
contemporaine. Le Palais de Tokyo également, de manière peut-être plus surprenante, par
mademoiselle F évoquant le “ mélange ” en général : “ les vieux immeubles parisiens qui sont un peu
de travers des fois, ça a son charme. Ou justement ce qu'ils font parfois quand ils commencent à
mélanger justement un peu le... le moderne avec l'ancien. C'est pas forcément pour des lieux
d'habitation mais pour des... Il y a des exemples, enfin le palais de Tokyo... Voilà. Donc voilà, y a des
choses comme ça. Ça j'aime assez, le mélange... ” Synthétisé d’un trait par l’une de interviewées, “ [Le
beau] c’est ce qui s’intègre bien tout en étant pas la même chose ” [Madame M à propos de la
pyramide du Louvre], le regard porté sur la Pyramide a offert toutes les variantes de l’ “ intégré ” et de
l’intégration :

“ La pyramide du Louvre j'adore. Parce que je trouve que c'est très moderne, au milieu d'un bâtiment
qui ne l'est pas du tout. C'est un mélange des deux que j'aime bien. Et puis quelque part ça choque
aussi, j'aime bien ce côté là. Mais ça me met en colère parce que ça sert à rien en fait, il y a pas de gens
qui sont dedans, qui travaillent. ” [Madame G]

“ C'est vrai que la pyramide du Louvre je trouve ça sympa. Enfin je trouve ça... Pareil d'amener
comme ça un élément ultra moderne…. ” [mademoiselle F]

Lorsqu’il est question d’intérieur et plus précisément d’aménagement intérieur, des habitants d’un
même ensemble moderne, en l’occurrence la Place des Fêtes, peuvent parfois trouver à un même
espace des raisons et des qualités trait pour trait opposées : “ rationnel ” et “ sans recoins cachés ”,
donc “ facile à meubler ” pour l’un [Monsieur I], l’espace géométrique peut aussi devenir une
contrainte pour d’autres, à la recherche de mystères, surprises et anfractuosités. S’exprime alors le
souhait de masquer, ou plutôt arrondir les angles et les coins : “ si j’avais du fric, je ferais plein de
ronds tout autour pour masquer le plafond et ses angles droits (…) Je trouve aussi que ces formes sont
trop géométriques. C’est trop cassé, cassant, [montrant les angles] pan, pan, pan, pan… Il n’y a pas
d’arrondis. ” [Madame J]. Et comme une conséquence logique, ce souhait d’adoucissement de la
découpe rationnelle recouvre une critique de l’uniforme… et du lisse, comme une norme imposée et
dictée à laquelle on se soumet. Et l’interviewée de poursuivre en jugeant sévèrement ses voisins qui
répondent machinalement aux sollicitations spatiales de logements standardisés :

“ Je ne comprends pas pourquoi les gens accusent aussi souvent les défauts. Je pense que si l’on
regarde de haut en bas, on retrouve toujours les mêmes lustres au même endroit, les mêmes meubles
aux mêmes endroits, la télé toujours là, entre les deux fenêtres, dans l’angle du salon [visiblement
l’enquêtée n’a pas de télévision], dans la diagonale de l’entrée. On la voit dès qu’on franchit le seuil,
c’est d’ailleurs la première chose qu’on voit. ” [Madame J]

L’influence du parcours

Le contraste entre ces appréciations esthétiques découle-t-il de parcours différenciés, ou


encore de moments de la vie différenciés ? Pas exactement puisque ces deux interlocuteurs
sont plutôt âgés, le premier a dépassé la soixantaine et la seconde personne approche les 80
ans. En outre, elles ont toutes deux habité des espaces plus traditionnels auparavant,
respectivement dans le XVIIe arrondissement, un appartement haussmannien entre l’avenue
des Ternes et celle de la Grande-Armée où “ un jour, une prise électrique s’est mise à
flamber… ”, et de l’haussmannien également, avenue Mozart, “ dans un immeuble dit
bourgeois, haussmannien ”, puis un habitat plus ancien encore, rue du Temple, pour la
seconde : “ Rue du Temple, j’avais des coins et j’aimais mes coins. ”

Complexifiant encore ce premier constat, voici ce qu’en dit pour sa part l’habitante d’origine
asiatique [Madame H], plus jeune (moins de 50 ans) : “ Moi, je dis que plus on vieillit, plus
on aime cet appartement très pratique ”… Ou encore, cet habitant, s’approchant lui aussi des
80 ans [Monsieur K], qui après avoir longtemps habité les contreforts de la Butte
Montmartre, pense pour finir que “ tout est acceptable, si vous voulez ”. L’essentiel, pour lui,
reste que “ bon, dans cet espace moderne, on a quand même réussi à mettre un lustre à
pendentifs en cristal au centre ! Et puis on a recasé tout notre mobilier de Montmartre. Ça
m’aurait gêné quand même de tout jeter. ” Bien entendu, cette confrontation de positions ne
doit pas laisser entendre que les parcours n’auraient que peu d’influence sur la perception.
Bien au contraire. Citons pour mémoire notre interlocutrice âgée résidant à la Place des
Fêtes :

“ j’avais toujours habité dans de vieilles maisons. Avenue Mozart, dans un immeuble dit
bourgeois, haussmannien. Donc non, je n’étais pas du tout prête à habiter dans un logement
comme celui-ci. Bon, vu tout ça, je trouve quand même que je m’en sors pas mal, ici. Mais le
vieux est beaucoup plus facile à habiter. On y trouve bien mieux sa place. Je préfère le
vieux. ” [Madame J]
Simplement, cette influence des parcours a des implications extrêmement variables et complexes,
quelles que soient par ailleurs les similitudes d'âge, de condition ou d’univers culturel de référence. Là
où l’un constate que “ c’est clair, net et précis : dans l’appartement, tout est rectangle ; ensuite, chacun
l’habille comme il l’entend ” [Monsieur I], l’autre regrette l’uniformité des espaces et surtout
l’uniformité des formes d’appropriation, décoration et ameublement [Madame J].
Moderne et modernité

Les opinions formulées à propos de l’architecture moderne sont plutôt féroces, même si le mot
“moderne” recouvre des réalités très disparates. Doit-on y voir un héritage de l’entre-deux guerres où,
face à la sécheresse d'un style international qui menace le génie national, des revues grand public
entreprirent de sensibiliser les Français à leur patrimoine mobilier et bâti76 ? Dans Maisons pour tous
et Vie à la campagne, l’incitation à la restauration des “maisons rustiques des anciennes provinces”
est très sensible, et les titres en témoignent : “Ce que vous pouvez faire d’une vieille demeure”
“Adaptation de vieux bâtiments”, etc. Doit-on y voir, quelques années plus tard, l’empreinte des
“ chantiers 1425 ”77 de Georges-Henri Rivière magnifiant les maisons régionales et évoquant leurs
racines lointaines et profondes alors même que certains architectes contestent la pérennité de ces types
à l’histoire parfois très courte ? Il suffit de rappeler l’incertitude quant à la diffusion de ce que serait
alors, en 1943, la “ maison régionale ”. Ainsi d’André Hermant qui, dans Tecniques & architecture,
renvoie dos-à-dos “ régionaliste ” et “ moderne internationaliste ” :

“Certains théoriciens, écrit-il, s’appuyant sur des considérations esthétiques discutables, ont
préconisé pour l’avenir et notamment pour la “Reconstruction”, le retour à des techniques
artisanales (...) Et si celles-ci s’avéraient trop coûteuses par rapport aux moyens industriels, ou
difficiles à ressusciter par manque d’artisans qualifiés, quelques-uns se contenteraient même d’un
retour non plus aux manières de faire, mais simplement aux formes, aux apparences extérieures,
pittoresques et caractéristiques de constructions choisies dans un passé plus ou moins éloigné (...)
Basée sur cette interprétation erronée du mot Tradition, elle (cette tendance) nous semble aussi mal
fondée que celle, toute contraire, qui consisterait à vouloir uniformiser de parti pris toutes les
constructions en tous lieux, en arguant d’une uniformité théorique des besoins de l’homme et des
moyens industriels”78.

Excepté Urbain Cassan, l’un des futurs architectes de la Tour Montparnasse et de Jussieu, qui insiste
sur l’identité régionale, les autres participants à ce numéro de Techniques & architecture79 sont
particulièrement critiques et mettent en relief la constance des matériaux à travers des régions pourtant
différentes, le caractère déterminant de l’économie des moyens, etc. Et pourtant, ce modèle de la
maison “ régionaliste ”, de la maison de village - ou de la ferme réhabilitée… - a tenu bon. Il est même
devenu – peu ou prou - hégémonique. Si la référence aux "gens de goût" est récurrente dans les revues
destinées au grand public, les pratiques des classes aisées, dépositaires du bon goût par définition, sont
nettement plus sensibles dans des publications comme Plaisir de France, qui visent manifestement un
autre public. Or cette référence n'est pas banale. Ainsi, à cette idée de la valeur de la maison ancienne
réhabilitée, s’associe un autre argument de poids, si l’on cherche à styliser sa vie comme les grands de
ce monde : les gens chics aiment les maisons anciennes réhabilitées ou leurs pastiches (mais ce terme
n’est pas employé), pourquoi pas vous ?

76 Cf. Eleb-Engrand, op. cit., 2002.


77 Cf. “ Techniques locales. Chantiers 1425 ”, enquête de G.H. Rivière, in Techniques & architecture, n°11-12, 1943.
78 André Hermant, “Techniques locales”, Techniques et architecture, n° 11-12, 1943, pp. 275-276.
79 Loc. cit.
Il faut noter que tout au long du XIXe siècle, la transmission des arts de vivre passait par la lecture des
traités de savoir-vivre qui ont eu une diffusion extraordinaire dans toute la bourgeoisie. Or, le modèle
proposé, et intériorisé, est celui de la vie urbaine, en appartement plutôt que dans une maison, même si
la maison de villégiature est le lieu de séjour à la belle saison, et ce, malgré la montée dans la petite
bourgeoisie, des "petites maisons pittoresques" de banlieue, à la fin du siècle. Ces traités donnent le
ton et sont plutôt centrés sur les pratiques d'avant-garde (notamment concernant l'entrée de l'hygiène
dans la maison ou les rituels sociaux) expliquées à des urbains mondains ou qui veulent le devenir,
habitant des immeubles contemporains dotés des derniers équipements du confort. En 1922, Albert
Maumené se félicite d'une évolution du goût ; il reprend la critique, désormais classique, des mœurs du
XIXe siècle, lorsque l'on "se piquait de mettre sans cesse l’intérieur de la Maison au goût du jour et
qu’on reléguait au grenier les Meubles qui avaient cessé de plaire. Aujourd’hui, poursuivait-il, la
recherche et l’arrangement des vieux meubles régionaux passionnent nombre de nos contemporains80.
Ce culte de la réhabilitation ou du pastiche concerne donc autant l'habitation que le mobilier et
l'aménagement intérieur. Ce goût a été construit et semble être l’une des spécificités du XXe siècle.

Cette tendance à la nostalgie, manifeste chez les Français, est cependant brocardée par certains
critiques, pourtant bien académiques. Ainsi, dans La belle maison, Marius Vachon, lauréat de
l’académie des Beaux Arts et enseignant, intitule-t-il l’un de ses chapitres “La mode mondaine du
vieux neuf” :

“La mode, ridicule et stupide, du Vieux neuf et du brocantage, parallèle à celle de l’Art nouveau ou
moderne, constitue un des caractères les plus évidents du XXe siècle dans son premier quart d’année
et de la seconde période du XIXe siècle, en considération de l’influence désastreuse qu’il a eu sur
l’ameublement et la décoration des intérieurs, en faisant dériver une partie de la production des
ateliers vers la copie servile des œuvres anciennes”81.

Mais au-delà de l'idée d'une mode qui consisterait à n’attribuer de valeur qu’aux objets ou
architectures du passé, on peut se demander s'il ne s'agit pas plutôt de la réaction de nouveaux urbains
ou d’habitants des zones suburbaines. Certains, qui voient leurs repères et leur mode de vie antérieurs
vaciller, comptent désormais sur des signes et des biens matériels pour conserver une identité, réelle
ou mythique. D’autres trouvent dans ces pratiques le moyen de s’inventer des racines. Ce rapport au
passé, qui s’est d’abord manifesté à l’occasion de l’achat de mobilier et d’objets, va donc atteindre
l’acquisition et la réhabilitation de maisons régionales, souvent rurales. Loin d'une mode passagère, ce
rapport obsessionnel à la tradition va bientôt s'incarner dans la construction de maisons "anciennes-
neuves", ou "vieilles-neuves", pour paraphraser Marius Vachon. Et l’on sait comment les industriels
exploiteront ce filon de la maison préfabriquée.

80 Albert Maumené, rédacteur en chef de Maisons pour tous, “Les particularités des Maisons et Meubles Bretons”, Vie à la
campagne, 15 décembre 1922, p. 3
81 Marius Vachon, La belle maison, Lyon, ed. J.Deprelle et M. Camus, 1924, p. 92.
Pour le dire vite, ce sont un peu la somme et le reste de cet héritage auquel nous nous sommes trouvés
confrontés avec nos interlocuteurs. Une exception cependant, contrepoint notable et remarquable, cette
habitante de la Place des Fêtes adepte du moderne, affirmant sans ambages et dans une association de
termes signifiante, “ Béton, moderne, neuf, voilà ce que j’aime ” [Madame H]. L’interlocutrice en fait
même une affaire “ culturelle ” au sens ethnologique du terme : “ nous les Asiatiques, on n’aime pas le
rustique. C’est trop triste ”. Et même, ce rejet de l’ “ ancien ” au sens large et cette adhésion au
“ moderne ” recouvre très vite une dichotomie habitat individuel / habitat collectif :

“ [idem] Vous, les Français, vous adorez les maisons individuelles, non ? Moi, j’ai vécu jusqu’à 18 ans
dans une maison individuelle. En arrivant à Paris, j’ai habité en appartement. Et quand je me suis
mariée, après, au bout d’un certain temps, on a acheté le pavillon ! Et ça ne me plaît pas. ”

Pour beaucoup, en premier lieu pour ceux qui ont opté pour les “ vieilles pierres ”, en tant qu’amateurs
aussi bien qu’acheteurs, c’est en revanche le manque d’originalité qui définit la construction
contemporaine courante :

“ On habite dans un appartement on va dire moderne. (…) je dirais c’est un appartement euh... tel
qu’on les construit aujourd’hui, c’est-à-dire sans grande originalité... faits sur plans... taillés à
l’identique, reproduits des milliers et des milliers de fois ! (…) Il y a deux immeubles qui sont du
même schéma et qui ont été construits en même temps. Et on est dans un petit parc... paysagé... et
fermé. ” [Monsieur D]

“ Ce que je trouve, moi, aussi, c’est qu’en général, les propriétaires, locataires, etc., au lieu d’essayer
de casser les normes qu’on vous impose, les respectent au contraire, trop, bien trop. Alors, le
lampadaire est partout au même endroit. Les rideaux toujours pareils, qui s’arrêtent là, là, là, là et là
[montrant les 4 angles des ouvertures de son salon]. ” [Madame J]

“ La Bastille [l’Opéra ?] c’est affreux, j’ai horreur de ça et... c’est quelconque. ” [Monsieur E]

Si l’on cesse de se référer constamment à l’idéal, alors le dysfonctionnement en deviendrait tout


simplement un mode de fonctionnement - certes normé. Il y aurait en somme une banalité du moderne
qui contrairement à d’autres écritures serait -de par sa récurrence- tombé dans l’extrême banalité,
admis comme “ ordinaire ” sans avoir jamais été vraiment aimé – d’où la complexité du “ cas-
Beaubourg ”. Le moderne ? Il aurait vieilli. Ses caractéristiques répétitives sont dénoncées, mais nous
sommes loin d’une lassitude du regard consécutive à un grand engouement et une banalisation, à
l’image de ce qui s’est passé pour l’Art nouveau. Le moderne est difficilement datable. Mademoiselle
F est d’ailleurs l’une des seules à faire nettement la différence entre moderne et contemporain et l’on
comprend que sa préférence ne va pas vers le contemporain :

“ C'est toujours agréable d'avoir de belles architectures, qu'elles soient neuves ou anciennes. Après il y
a des styles que j'aime moins. Tout ce qui est un peu moderne, enfin qui a été… ne fait pas... pas
récemment mais peut-être... début du vingtième siècle, ouais, il y a des architectures qui me plaisent
moins. ” [mademoiselle F]

Le moderne, c’est d’emblée un style jugé médiocre, peut-être par rejet de la nudité, du lisse et du “
Less is more ” qui est l’inverse du goût banal pour le décoré. Jugement le plus répandu dans notre
société investie par le kitsch82 et caractérisée par un excès de moyens (décoratifs) par rapport aux
besoins :

“…C’est pas triste, mais disons que je sais pas si j’arriverai à habiter là dedans quoi. J’aime bien...
quelque chose qui soit un peu travaillé quand même. ” [Madame N, Courbevoie]

Cette modernité banale est paradoxalement perçue comme “ uniforme ” mais non constitutive du
paysage dans lequel elle ne se “ fond pas ” :

“ Les grandes tours... grises, enfin dans... enfin certaines aussi c’est la pollution qui... qui rend les
choses... moins belles, mais euh... Enfin ouais, assez uniformes, très hautes, qui sortent comme ça du...
du paysage, enfin. ” [Madame M]

Cet effet de masse uniforme peut tout aussi bien être critiqué par des interlocuteurs s’avouant par
ailleurs tout à fait séduits par l’architecture “ moderne ”. Ainsi, toujours cette interlocutrice d’origine
asiatique, qui a dit tout au long de l’entretien son goût pour le “ moderne ” au sens générique, a-t-elle
rejeté catégoriquement l’amas des tours toutes proches :

“ Les immeubles là, derrière, je n’aime pas, ça fait trop grand ensemble. Je vous dis, quand je
suis arrivée à la Place des Fêtes, j’ai tout de suite été attirée par ces deux tours de ce côté-ci.
Enfin par cette tour-là plutôt, parce que l’autre, elle est moins bien. ” [Madame H]

Sans style, le moderne est également perçu comme un concept, une abstraction autoritaire car
imposée :

“ Non, l’architecture moderne... en tant que concept, j’aime pas. ” [Monsieur L]

Toujours à propos de la modernité, Monsieur L résume un sentiment commun en précisant que la


modernité relève du “ confort et n’a pas à se voir ”, elle doit être “ ressentie ” mais rester invisible.

Epuré

82 Le kitsch, mot devenu familier, est employé souvent à tort à la place de rococo, ou même de baroque. A l’origine, en
Allemagne, utilisé dans l’ébénisterie, kitschen signifiait faire du neuf avec du vieux. A la fin du XIXe siècle, il prend son sens
actuel : un décor surajouté, une confusion des styles, un formalisme mercantile au service d'une sous-culture consumériste.
Les ajouts décoratifs du kitsch peuvent ainsi revêtir rapidement les traits d’un petit diable corrupteur plus ou moins actif à
l’origine d’une aporie constitutive expliquant l’incapacité à produire des "œuvres intermédiaires" de qualité, et à l'inverse
cette propension à tomber dans le kitsch chaque fois que l'on glisse du degré du génie.
Mademoiselle F suit des études liées à l’art et occupe dans notre échantillon une position moyenne car
elle a été acculturée, mais a aussi intériorisé les goûts de son milieu, et son jeune âge explique qu’elle
en soit encore imprégnée. C’est la seule, avec Mme B, éduquée dans son enfance à l’architecture, qui
ait employé positivement le terme “ épuré ” :

“ Je suis plus attirée vers les choses quand même très épurées. Et en même temps j'aime bien les
vieilles architectures. ”

Géométrique
Quand les enquêtés de Courbevoie veulent décrire leur immeuble, qui s’oppose selon eux au “
moderne ”, ils donnent ce faisant (par la négative) une définition du “ moderne ” comme ce qui est
soumis à une géométrie “ abstraite ”, très présente et répétitive.

“ C’est pas... tout... tout uniforme avec euh... des... fenêtres bien carrées partout, toutes les mêmes
” [Madame M]

“ le fait que quand on a une vue d’ensemble de l’immeuble bah ça... c’est euh... enfin c’est, oui plus
joli que si c’était euh... euh... enfin, un quadrillage euh... ” [Madame M]

Dans ce cadre, il est toujours frappant de constater que le “ rond ” ou la courbe ne sont pas considérés
–à l’instar du carré ou du rectangle- comme géométrique ou abstrait : sa répétition n’est pas
ennuyeuse. L’arrondi est associé au naturel, l’angle droit à l’artificiel imposé. Citée plus haut à propos
des angles vifs (“ pan, pan, pan ”) et de son goût pour les “ arrondis ”, l’habitante de la Place des Fêtes
exprimait, elle, de manière acérée cette analogie arrondi = naturel / angle droit = imposé. En ce cas, la
géométrie renvoyait directement à l’usage et l’appropriation :

“ Rue du Temple, j’avais des coins et j’aimais mes coins. Un coin-ordinateur, un coin-bibliothèque, un
coin-linge, un coin-lit d’ami, un coin-penderie… J’avais toutes sortes de coins. Même si c’était pas
tellement plus grand en surface. (…) Rue du Temple, j’avais la même surface mais l’impression
d’avoir plus d’espace. Enfin, c’était plus facile d’y vivre et d’organiser son espace, de me l’approprier.
Je savais exactement ce que je faisais quand j’étais dans ce coin-là, précis. Là, par exemple, le
radiateur, c’est une place perdue, complète. Ça se veut fonctionnel, mais ça ne l’est pas. ” [Madame J]

Moderne par les matériaux

Pour la majorité des personnes que nous avons rencontrées, le “ moderne ” serait défini par
des matériaux (modernes) : le béton tient la première place, avec le verre et le métal ; le
béton de la Place des Fêtes, modernité archétypique – avec tous ses stéréotypes. Ainsi, Olivier
Rolin : “ en haut de la rue des Solitaires on voit les tas de béton de la place des Fêtes ” ;
“ tours noires sur le ciel œil au beurre noir, antennes à feux rouges, comme des hunes de
navire ”83. Et puis quand il est question de l’intérieur, bien moins “ noble ” - encore que ! -,
un autre matériau : le placo (les plaques de plâtre), matériau incarnant pour le coup les
possibilités de transformation et de flexibilité des espaces dits “ modernes ” :

“ Les matériaux, on fait un peu partout la même chose, des plaques de plâtre, du placo. Ça
isole. De toute façon, avec la structure que l’on a, on peut ensuite maquiller, on peut habiller
comme on veut, à son goût. Tous les déguisements que l’on veut à partir du moment où l’on a
quelque chose de sain. Avant, nous étions dans un appartement du XIXe, avec des moulures
au plafond, le plancher qui craque. C’est un autre univers, qui a ses avantages aussi… Mais
finalement, que l’on peut peut-être moins facilement transformer. ” [Monsieur I]

Bien entendu, contrepartie de cette flexibilité, plane toujours, avec les matériaux dits
“ modernes ”, le spectre de la pacotille et des matériaux dénués de qualités parce que trop
légers et pas assez ancrés :

“ Vous savez, ici, certaines portes sont en carton ondulé. Quand vous les retirez, vous vous
demandez pourquoi c’est si léger, et c’est du carton ondulé… C’est tout dire. C’est un signe. ”
[Madame J]

Aux matériaux “ archétypiques ” de la modernité, béton, verre et métal, sont généralement


associés le “ lisse ” et le “ plat ” :

“ Moderne c’est... verre fumé je crois euh... Et tout plat. Y’a pas trop de... ” [Madame N]

“ Alors c’était un appartement moderne. Un bâtiment moderne […] Il avait de grandes baies vitrées,
des châssis en alu. ” [Monsieur E]

Certaines associations confirment les idées reçues, ainsi du béton marié au “ salissant” et du
verre au “ propre ” :

“ La Défense en général c’est pas terrible. Tout ce qui est béton, gris et tout ça, c’est moche.
Enfin c’est moche... Ca se salit vite donc c’est assez moche. Mais par contre y’en a qui sont
assez jolies quand même … avec des façades en verre ou... Et puis tout est récent aussi donc
je ne sais pas comment ça vieillira. Mais c’est... Enfin propres, pour certaines assez jolies ”
[Madame N]

En rapport avec ce qui a été dit un peu plus haut à propos du placo, la matérialité du moderne peut
aussi être définie par les habitants comme un ensemble de performances (techniques, acoustiques etc.)
qui garantit confort et propreté :

83 Olivier Rolin, Tigre en papier, Seuil, coll. Fiction & Cie, Paris, 2002, p.93.
“ on n’a pas été déçu, enfin au niveau sonore, isolation phonique et cetera, c’est aussi ce que l’on
apprécie dans les… dans les immeubles récents c’est que c’est les dernières normes. ” [Madame M,
Courbevoie]

La visite des maisons exposées à La Villette (l’une en acier, l’autre en bois rappelons-le) a
fait réfléchir plus d’un interviewé sur ce qui est moderne, contemporain et sur le rôle des
matériaux dans cette définition :

“ J’avais été intéressé par l’expo parce que les matériaux sortaient un peu de l’ordinaire. Ça change un
peu du béton. Et puis il y avait aussi certaines considérations écologiques avec les panneaux solaires,
euh... l’emploi du gaz et cætera. ” [Monsieur D]

Qu’il s’agisse de la maison bois ou de la maison acier, rappelons tout de même que ces visiteurs d’une
exposition exprimaient, par l’acte même, l’équivalent d’une “ bonne volonté culturelle ”, d’une bonne
volonté de principe au moins au regard de la modernité. Interrogé par une étudiante en 5e année
d’architecture, l’un de ces visiteurs, charpentier de son métier, a volontiers reconnu :

“ Ce qui m’a plu, pour la maison bois, c’est qu’on n’a pas cette impression de chalet savoyard comme
fréquemment dans ce type de maison, et ça, c’est bien. ”84

Qu’en conclure ? Peut-être qu’une fraction de la population française commence à exprimer des signes
de lassitude, sinon de saturation, au regard du modèle néo-régionaliste imposé ? Modèle imposé par
les constructeurs, par les médias, par la publicité… Ce sentiment de se trouver, quand même, face à
une population légèrement en rupture au regards des sentiments et goûts banals, se renforce encore si
l’on cite monsieur D :

“ Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’architecture je suis tombé sur des individus comme euh...
Oscar Niemeyer par exemple qui est le fondateur de, enfin qui a été l’un des architectes de Brasilia...
Et puis aussi par extension sur Le Corbusier, des gens comme ça, Mies Van der Rohe... le mouvement
De Stijl euh... Donc c’était vraiment des espaces, enfin types d’habitats très ouverts, très lumineux,
très éclairés, très simples de par leur construction, c’était vraiment des volumes... très très simples
quoi. Ce qu’on appelle le style international par exemple. J’apprécie beaucoup mais je l’ai pas vécu en
tant qu’habitant. ” [Monsieur D]

Pour sa part, madame A, peut-être moins “ convertie ” que l’interlocuteur précédent, n’en montre pas
moins comment la qualité de la distribution rend caduque sa prévention par rapport au matériau jugé
froid qu’est pour elle l’acier :

“ - L’actuel on va dire, je sais pas parce que moderne c’est un peu... c’est un mot galvaudé.

84 Sylvie Thomasse, “ Vivre, c’est habiter ”, mémoire de 5e année sous la direction de Monique Eleb, Ecole d’architecture de
Paris-Malaquais, 2004.
(…) C’est les nouveaux matériaux qui me plaisent... un nouvel agencement de l’espace qui me
plaît. (…) Des matériaux de plus en plus légers (…) J’ai bien aimé l’arrangement de la
maison en... en acier alors qu’elle me plaisait pas du tout au départ. C’est le mot acier qui
me... c’est froid. Mais cette histoire de circulation là... autour d’un patio j’ai bien aimé. (…)
Et puis que la cuisine ce soit vraiment un espace de vie. (…)
- Et du coup, l’acier ne comptait plus ?
- Bah quand on est à l’intérieur non. ”

Par sa formation, mademoiselle F a un rapport peu commun aux matériaux bruts, elle est plus sensible
que d’autres aux textures, même si elle s’interroge. On la sent partagée et malgré tout réticente :

“ J'aime bien le béton brut au Palais de Tokyo, après chez moi, je sais pas, pourquoi pas, si, j'ai déjà
vu... J'ai des amis qui habitaient en banlieue qui avaient retapé une petite maison et qui avaient laissé
le béton brut et ouais ça a son charme je trouve. Je sais pas, peut-être parce que ça change... C'est vrai
que c'est froid, quand même... Ça dépend comme c'est fait, il peut y avoir de la matière... C'est la
matière qui habille en plus vraiment l'espace, le sol quoi. Moi je trouve ça assez joli. Après, peut-être
qu'en plein hiver... Je sais pas. (rires) ” [mademoiselle F]

Et les nouveaux matériaux, définiraient-ils “ le moderne ” ? :

“ C’est un immeuble de cinq étages, je crois... le principal matériau c’est le béton... ça doit être du
béton blanc d’ailleurs. Donc à l’origine... brut mais après ils l’ont repeint il y a quelques temps. ”
[Monsieur D]

Le définiraient-ils… par opposition aux matériaux anciens ? L’attachement de Madame B à sa


maison, une ancienne ferme, vient des matériaux perçus comme traditionnels mais vivants :

“ - Voilà, donc vous aimez les murs en matière naturelle ?


- Ouais en bauge, ça s’appelle la bauge. C’est une sorte de pisé, c’est un mélange de terre et de paille.
Et la maison elle est en pisé et en bois et donc en fait j’aime cette idée que... voilà que la maison
bouge. Il y a des failles à un moment donné qui s’ouvrent, qui se ferment ... il y a des failles. ”
[Madame B]

L’effet d’un matériau perçu comme (trop) moderne peut se trouver tempéré par une distribution
“ classique ” sinon canonique, en l’occurrence celle de la maison à patio. Ainsi à l’intérieur de la
maison métallique de la Villette, on oublie “ heureusement ” selon les interviewés qu’elle est en métal
grâce au patio et au parcours en boucle qu’il permet. Et quand Stéphanie Richet l’évoque, elle est
capable d’expliquer le plaisir donné par l’espace, à la fois en termes de sensation et en termes d’usage
:

“ - Qu’est-ce que vous avez apprécié le plus ?


- C’est le patio au milieu. Et le fait que les cloisons en fait s’ouvrent et que lorsque l’on est à
l’intérieur, on a l’impression d’être dans le jardin. Ça c’est vraiment quelque chose qui m’a plu. Et j’ai
beaucoup aimé le concept de la chambre d’enfants avec ces espèces de petites cabanes où ils pouvaient
s’isoler et se rapprocher au grès de leurs humeurs. je trouvais ça très bien. ” [Mademoiselle G]

L’autre maison en bois est perçue comme plus luxueuse – même si dans cette catégorie-là, elle n’est
pas jugée comme excellente. Elle déçoit – pour des interviewés, mais aussi pour d’autres visiteurs
rencontrés - par sa taille imposante qui rend difficile son implantation sur de nombreux sites.
Remarquons au passage que le jugement esthétique est souvent allé de pair avec la contrainte foncière
: trop allongée, elle était perçue par beaucoup comme difficile à inscrire sur la parcelle d’un
lotissement banal.

Confort moderne

Les critères de choix des logements ne sont pas toujours proprement architecturaux, ainsi cet
interlocuteur qui associe visiblement la vétusté de sa maison de famille, située dans la (très)
grande banlieue parisienne, encore rurale, à une histoire manifestement “ bourgeoise ” et
ancrée dans un terroir, mais aussi au côté “ sympathique ” - et empli de nostalgie – de la
“ jeunesse ”, à l’enthousiasme et la robustesse qui va de pair avec les débuts dans la vie :

“ notre maison était la plus vieille du pays, une grosse maison avec de belles pierres et des pièces
énormes. Quand il faisait 16 ou 17° l’hiver, on était déjà contents ! Archaïque, quand même, hein… Je
ne vous parle pas des toilettes ou de la salle de bains dans un couloir… C’était quand même, on avait
connu ça et vécu ça. On n’en mourrait pas. C’était une autre conception de la vie. Quand on avait
froid, on se couvrait. L’électricité datait d’avant la Guerre de 14 et les radiateurs n’arrivaient jamais à
chauffer jusqu’à 18°, mais c’était sympa, dans le fond. ” [Monsieur I]

Ensuite, c’est une autre histoire, et le confort reprend logiquement (tous) ses droits :

“ Ensuite, nous sommes venus nous installer à Paris (…). Nous sommes restés dans un appartement,
dans le XVIIe, un immeuble plutôt du début du siècle (…) un jour, une prise électrique s’est mise à
flamber… (…) Alors, j’ai commencé à regarder un peu ce qui se passait autour de moi [1995]. A
l’époque, je travaillais chez le propriétaire [une compagnie d’assurances] de l’immeuble où nous
sommes [Place des Fêtes], (…)On a été locataires pendant 20 ans, effectivement, et on a peut-être fait
une connerie. On aurait dû acheter. (…) Même si c’était aussi un choix. Mais le propriétaire ne faisait
rien. Ma fille a même vu flamber une prise. C’est pour ça que le moderne, c’est quand même pas mal !
” [Monsieur I]

Au fil de cet entretien, le confort, les dispositifs et la fonctionnalité apparaissent même, pour finir, les
seuls critères d’appréciation :
“ La desserte est quand même plus facile et plus conviviale que dans l’ancien qu’on a connu où la
cuisine est à un endroit et la salle à manger à l’autre bout. Dans les appartements anciens,
l’emplacement des pièces n’est pas toujours très rationnel. C’est important d’avoir une salle à manger
suffisamment proche de la cuisine, une cuisine assez grande pour y loger tout l’équipement. Une
question de relation de mètres carrés avec laquelle l’architecte a bien travaillé, a fait mieux. C’est plus
rationnel quand même. (…) toutes nos machines sont dans la cuisine, tout le fonctionnel, machine à
laver la vaisselle, mais aussi le linge. Tout le fonctionnel est là, il n’y a rien ailleurs. Ce qui n’est pas
facile dans les appartements anciens, sauf s’ils ont été complètement remodelés. ” [Monsieur I]

Les logements “ anciens ” conservent la préférence de l’interlocuteur, le moderne devenant


l’équivalent d’un choix “ de raison ”, lié au confort et à la fonctionnalité, le tout ramenant à un trajet
de vie qui l’a donc vu passer de sa vieille maison de famille, maison de notable où “ quand il faisait 16
ou 17° l’hiver, on était déjà contents ”, à un immeuble plus anonyme, des années 1970, où il fait
“ généralement trop chaud ”, mais où, justement, “ tout marche par l’immeuble ” :

“ Je devais avoir 110 m2, et là aussi, je crois. Mais on se perdait un peu dans les couloirs, vous savez,
comme dans tous les anciens appartements. De beaux couloirs, une belle entrée, énorme, et puis après,
une cuisine riquiqui, un chauffage, je vous en parle pas, qui marchait au compte-gouttes. Là, par
exemple, pour le chauffage, on ne s’occupe de rien – même s’il fait généralement trop chaud chez
nous. Mais tout marche par l’immeuble.” [Monsieur I]

D’une manière générale, le confort des équipements auxquels on accède joue autant que
l’emplacement du logement dans la ville, la surface, la lumière et la distribution intérieure :

“ Un bébé puis deux, ça va, mais quand j’ai attendu mon fils, quatre dans cinquante mètres carrés... On
a vraiment attendu la dernière minute pour partir mais quatre c’était vraiment très problématique. (…)
Et là, la mort dans l’âme il a fallu qu’on parte. Et là on a vraiment trié sur l’espace. Et on a trouvé un
appartement, on a trouvé une maison à Levallois [lieu de son enfance], par hasard, qui avait trois
étages. Et alors là, de la surface, de la surface, de la surface. La maison elle faisait le triple presque.
Disons qu’on a largement plus que doublé la surface. ” [Madame B]

“ il me paraissait confortable [cet appartement]. Il y avait le chauffage central. ” [Monsieur E]

“ Tout ce dont on peut avoir besoin, on l’a ici. Voilà. Faut dire aussi qu’on a investi beaucoup
d’argent. On a tout refait, l’électricité, la plomberie, tout… (…) On a l’eau chaude de l’immeuble, et je
peux vous dire qu’avec la robinetterie qu’on fait maintenant, on a une douche parfaite. Ce qu’on
n’aurait pas forcément dans un logement plus ancien. A Montmartre, on ne pouvait pas, par exemple.
J’avais le chauffage central, avant, et un chauffe-bain qui me donnait de l’eau chaude pour la douche.
Voilà. Mais pas la qualité d’une robinetterie avec thermostat et d’un système centralisé. ” [Monsieur
K]
Cette accumulation de citations, longues et détaillées, est à l’image de l’intérêt des interviewés,
prolixes et intarissables sur ces questions de confort. L’espace peut dès lors donner l’impression d’être
un cocon protecteur :

“ C’était des petits couloirs, moquette, plafond qui est pas, pas spécialement haut, euh… un éclairage
assez tamisé donc ça faisait vraiment… cocon. Mais ce n’était pas désagréable ! ” [Monsieur L]

La plupart des interviewés montrent des désirs contradictoires qui qualifient souvent leur rapport
ambigu à l’architecture, rapport rassemblé en une expression par une interviewée qui décrit une
maison réhabilitée qu’elle a habité : “ Le confort du neuf et la beauté de l’ancien ” [Madame B].
L’attraction pour le vieux neuf n’est donc pas prête de cesser, même si le confort est associé à la
modernisation de l’habitat : “ C’était un appartement confortable, moderne. ” Comme pour dire qu’il
n’y a rien à en dire de plus, entre résignation esthétique et parti-pris du confort domestique.

Réconciliation partielle cependant avec certains habitants, à Courbevoie par exemple, assimilant le
beau au fonctionnel. Le beau deviendrait-il alors une fonction parmi d’autres ? :

“ il y a quand même, quand j’arrive, une espèce de fonction esthétique où je me dis : “ J’habite là, c’est
sympa ”. Je suis contente d’être là. ” [Madame O]

L’immeuble d’Apollonia serait donc beau mais quand même fonctionnel (ou fonctionnel malgré sa
beauté ou sa complexité).
Intérieur / extérieur

Espace/volume, lumière, fonctionnalité ou confort, intimité, voisinage lié au bruit ou à une forme
particulière de sociabilité, protection affective, possibilité de s’y reconnaître ou d’associer son image à
un dispositif prestigieux et/ou à la mode (le duplex ou le loft, par exemple), toutes ces catégories sont
utilisées par les interviewés. Le plus souvent ils proposent un certain nombre de variables associées
pour qualifier l’espace et expliciter leur jugement. Sur ce domaine de l’intérieur, expérimenté
quotidiennement ils sont dans leur élément, contrairement à celui de l’architecture en général, et ils
s’expriment avec aisance.

La valeur attribuée à l’extérieur influence le jugement formulé a priori sur l’intérieur. Ainsi, madame
N rationalisant a posteriori la manière dont son jugement est amené à se formaliser à propos de ce
rapport entre intérieur et extérieur :

“ On se donne un a priori en fait. Je sais pas si il est vraiment révélateur mais c’est vrai qu’on se dit “
Oh si c’est original à l’extérieur ça doit être pas mal à l’intérieur aussi. ” [Madame N, Courbevoie]

Derrière cette rationalisation, subsiste donc une attente, le souhait sous-jacent d’une cohérence, d’une
unité entre l’intérieur et l’extérieur. Peut-être une évidence apprise, pour finir, que cette cohérence
obligatoire entre le contenant et le contenu, comme une règle non-savante et d’évidence, alors qu’un
courant dominant aujourd’hui, après avoir émergé au milieu des années 1990, recherche et théorise
l’incohérence, la rupture, la désorientation volontaire. En revanche, ce rapport ne va pas de soi pour
Monsieur L qui distingue formellement les deux volets :

“ Ca peut être moderne à l’intérieur et plus... plus pittoresque à l’extérieur. ” [Monsieur L,


Courbevoie]

Car pour lui, le “ tarabiscoté ” correspond au pittoresque, à ce qui est “ travaillé ” à l’extérieur mais
n’est que du “ biscornu ” à l’intérieur ! Or l’intérieur doit être avant tout efficace et confortable,
valeurs qu’il attribue au moderne, se distinguant ainsi nettement de la plupart des autres interlocuteurs.

Madame O, elle, cantonne la description de son logement idéal d’abord à l’intérieur. De l’extérieur,
elle dit :

“ Bah je dirais qu’à la limite ça n’a pas beaucoup d’importance… Paradoxalement. ”

Lorsqu’ils parlent de l’habitat idéal, c’est encore très souvent l’intérieur qu’ils évoquent
exclusivement :

“ Moi je m’imagine pas tellement vivre dans du neuf, neuf. J’y ai vécu par épisodes je trouve
que c’est... ça m’intéresse pas. Mais il y a des films, dans des films souvent on voit les types
d’appartements parisiens, les hauteurs sous plafonds fabuleuses, les salles à manger salons, les
portes entre, qui s’ouvrent... de grands couloirs, l’appartement haussmanien. ” [monsieur E]

“ Pour moi quelque chose d’idéal c’est de rentrer dans un endroit où il y a pas mes meubles, où il y a
pas mes objets personnels et d’être chez moi. De me sentir chez moi. ” [mademoiselle G]

Si l’on se souvient de sa vive réaction à propos de la préoccupation trop prononcée des architectes
pour l’extérieur, on retrouve ici cette idée que la maison idéale ne s’apprécie qu’une fois dedans. Et
l’un de nos interlocuteurs de la Place des Fêtes de souligner que dans les immeubles anciens, à
nouveau, ce sont les deux aspects, intérieur et extérieur, qui marchent ensemble, vers la satisfaction, se
distinguant ainsi des ensembles modernes ou contemporains. A l’inverse, c’est parfois le “ vieux ” qui
résiste, tandis que le “ neuf ” libère :

“ Bah j'étais pas sûr d'aimer [m’occuper de l’intérieur] parce que dans l'autre je m'étais jamais investi,
c'était trop grand, l'appart était trop vieux, il y avait, il y aurait eu trop de choses à faire en fait je pense
pour finir... pour finir un espace. Alors qu'ici, nous, en y mettant un peu de bonne volonté, un peu de
temps, on peut rapidement avoir à des résultats qui se répercutent après presque sur l'ensemble de
l'appart même si on n’en fait pas partout en fait. ” [monsieur C]

Lorsque l’on demande aux interviewés de parler de leurs logements successifs, ils commencent
souvent par décrire d’abord minutieusement le plan intérieur. Parfois, ils ne font que nommer les
espaces [“ une entrée carrée, un couloir, des toilettes ”], et d’autres fois, ils ébauchent une analyse de
la distribution en mettant en relation les pièces les unes avec les autres :

“ Il y avait une cuisine aménagée qui donnait sur un salon et sur un couloir. Et il y avait une cheminée.
Donc il y avait un salon salle à manger qui était collé avec une partie de cloison qui avançait beaucoup
dans les pièces donc elles étaient vraiment très séparées. Et cette séparation en fait dans son
prolongement arrivait sur une cheminée. La cheminée desservait les deux pièces. ” [monsieur C]

Monsieur D va plus loin et emploie des termes de spécialiste, se révélant capable d’avoir une vision
globale et géométrique de l’organisation des pièces :

“ C’est un grand L, l’entrée donne sur la base du L. Donc classiquement vous avez les toilettes à
droite, et en descendant vous arrivez sur la cuisine et vous atterrissez sur le séjour et le salon. Donc
dans l’autre partie, l’autre branche du L, il y a les commodités c’est-à-dire salle de bains, les trois
chambres, une penderie euh... Il y a une buanderie aussi. Et puis il y a un balcon aussi, un petit balcon.
Qui donne sur le salon. Et le tout fait dans les... je crois qu’il fait 84 ou 85 mètres carrés. ” [monsieur
D]

Si l’on évoque en général assez spontanément les éléments de décoration, les matériaux, les matières,
voire les usages, presque toujours, parler de l’aspect extérieur de l’immeuble appelle une relance. Et
pourtant, si les interviewés sont plus à l’aise, même dans ce domaine familier, la distinction des styles
décoratifs ou du style du mobilier reste difficile et ils ont recours à la synecdoque, au détail censé
décrire le tout : “en bois ”, “ avec des corniches ”, “ plutôt... tendance bois ”, “ la chambre standard, je
dirais ” allusion à un implicite (faussement) partagé, ou encore, à propos d’un studio de jeune fille :
“ [des étagères et un canapé] tout comme on faisait à l’époque, quoi. Il y avait pas de style
particulier ”. “ Pas de style particulier ”, même si parfois, l’analyse emprunte des catégories plus
générales et plus ou moins établies : “ C’est-à-dire un immeuble bourgeois euh... Joli, avec des frises
au plafond. ” Et pour finir, l’étiquette générique “ de style ” est tout de même revenue, très
confusément parce que non-définie, comme une bouée de secours :

“ Les meubles c’était des meubles... en bois alors que dans la cuisine c’était des meubles... assez
modernes. Et dans les autres pièces c’était des armoires... des... Quel style ? Je sais pas moi. Des
armoires avec des corniches en haut, enfin des.... Et puis des armoires de famille, héritées des grands-
parents… ” [madame A]

D’autres ont tenté cependant de qualifier de façon plus précise le style et l’aspect, parfois même la
qualité des matériaux :

“ Bah c’est le mobilier euh... qu’on rencontre chez nos grands-mères encore quoi. Les grosses
armoires en bois... normandes, de ce genre là, les tables... en bois massif de cinq ou six centimètres
d’épaisseur, euh... le mobilier qui est à l’avenant. Enfin voilà, très rustique et très... très simple. ”
[monsieur D]

On le voit, le décor demeure le meilleur moyen pour parler du logement sans compétences
architecturales particulières, en ayant simplement recours à l’évocation du vécu. L’architecture se
résume alors au décor, et ils sont rassurés, bref ils peuvent en parler en estimant avoir la compétence
nécessaire. En somme, l’espace, c’est d’abord ce que l’on y a mis.

Mais autant que ce qui s’y passe, il faut rappeler que l’espace est aussi créé par une pensée
architecturale jouant avec les idées de volume, lumière et distribution. Certains interlocuteurs nous
l’ont rappelé, plus rarement. Tous transforment, modifient le donné initial conçu par l’architecte, bref
se l’approprient. Mais bien peu l’expriment explicitement en restituant les étapes de ce processus :

“ moi, [la bouche du chauffage collectif dans les appartements de la tour] j’en ai fait un meuble. C’est
pas fini, c’est pas tout à fait réparé, mais j’ai essayé d’en faire un meuble. C’est un anti-vertige,
comme ils l’appellent. Ça écarte de la fenêtre, mais moi, j’ai retiré le coffrage. C’est vrai que j’ai des
amis qui ne peuvent pas dépasser cet endroit-là [à un mètre environ de la fenêtre] et s’approcher du
dehors. J’ai voulu essayer de me servir de ce coffrage pour en faire des meubles de cuisine. Il faut, si
possible, toujours réutiliser et transformer. Je vais vous montrer ma cuisine… (…) Vous voyez, dans
la cuisine, le fait d’avoir mis ça, cette étagère face à l’entrée, ça change complètement le rapport à
l’extérieur. Ma cuisine n’est pas large, étroite et toute en longueur, et avec cette étagère, ça casse
complètement l’effet de cuisine-couloir. Ça partage l’espace. Vous voyez, j’ai repeint les meubles à
ma manière [peinture tachetée vert et blanc avec bas-de-porte sous peinture argentée], j’ai mis des
tableaux. C’est pas comme tout le monde. Des placards moches que j’ai achetés trois sous et que j’ai
entièrement repeints. Et ce vert, ça va avec le ciel, les reflets… ” [madame J]

La même, à propos du vaste placard qui jouxte l’entrée :

“ Cette bibliothèque, c’est un grand placard dans l’entrée que la plupart des gens cherchent à cacher
avec un rideau. Ils y mettent leur bouffe, mais moi j’ai pas besoin de tant de bouffe, alors voilà… ”
[madame J]

Appropriation

A nouveau, l’espace, c’est ce qui s’y passe, et avec cette interviewée, il s’agit presque d’une posture,
sinon d’une construction de soi : “ quand j’arrive dans un lieu, je le transforme, systématiquement ”.
L’intérieur du logement est ainsi approprié grâce aux menus travaux de décoration ou aux gros travaux
d’aménagement et de rénovation. En arrière-plan, l’idée de conquête de son logement renvoie à la
conquête d’une identité, d’une position sociale ou d’une certaine forme d’indépendance :

“ J’ai décoré comme je voulais. Avec une cuisine américaine. Une salle de bains. C’était très
clair, très, très confortable. Là c’était la première expérience de vraiment chez-moi. (…) C’est
là que j’ai acheté mes premiers meubles. J’ai investi dans la décoration, dans les plantes... J’ai
conçu quelque chose pour habiter moi dedans. J’ai imaginé, conçu et réalisé. ” [madame B]

“ J’avais une chambre indépendante. Papa avait demandé comment l’aménager et j’avais choisi mon
papier, mes peintures et c’était très bien. ” [monsieur E]

Parfois, l’emménagement-aménagement épouse la forme du rite de passage, et du même coup


marginalise les questions architecturales ou même spatiales :

“ Avec un copain on avait fait l’aménagement. (…) Et puis comme c’était pas très grand, on avait fait
des placards, de la décoration. Bon c’était le premier appartement, je vous dis, pour moi toute seule ! ”
[madame A]

“ Je crois que c’est vraiment le premier projet que j’ai vraiment conduit, (…) Avec ma copine de
l’époque on avait acheté un petit appartement, c’était... 35m2. Et après on a cherché à l’aménager. (…)
Donc il a fallu trouver, imaginer, redistribuer un appartement, lui donner le confort. Et j’ai fait un petit
projet, j’ai trouvé des artisans qui m’ont fait un... projet. C’était un appartement très très joli. ”
[monsieur E]

Rejoignant cette forme du rite de passage, l’image de la maison se rapporte elle aussi autant à un idéal
symbolique qu’à une forme, concrète, de maturation sociale :

“ On a un projet, on veut… Bon déjà, P. [son petit ami], il faut qu'il trouve du travail, après ça pourra
se faire, soit trouver un terrain pour faire une maison métallique. Ca vraiment ça nous plairait. Ou
alors acheter un loft. On est... On est sur ces deux là. Ça va être, je pense, l'occasion qui fera que ce
soit l'un ou l'autre. ” [mademoiselle G]

La “ maison neuve ” s’oppose ainsi à la maison qui a une histoire, une âme, qui lui donne un cachet,
mais “ faire sa maison ”, projeter sa personnalité et ses idéaux, est aussi important :

“ C’est, je sais pas [ce qui fait qu’on se sente chez soi], c’est une atmosphère de la maison. Par
exemple je serai incapable d’acheter une maison qui a déjà été construite. Je trouve que dans une
maison il y a une âme. Alors que dans un appartement ça pourrait être pareil mais la maison, il y a une
histoire dans la construction, il ya quelque chose et je pourrais pas acheter une maison déjà faite. Soit
je fais construire, soit j’achète un appartement mais c’est pas j’achète une maison sur pied. Ca c’est
hors de question. Il y a un truc, je peux pas. (…) Il y a une âme dans une maison et je me sentirai
jamais chez moi. Là c’est vraiment une question d’atmosphère. ” [mademoiselle G]

Réputée pour être potentiellement “ personnalisable ”, la maison individuelle reste comme un rêve, en
arrière-plan du quotidien de bon nombre de nos interlocuteurs. Il faut reconnaître qu’elle comporte par
exemple des “ éléments de style ” facilement appropriables et interchangeables et que certains modèles
industrialisés recèlent des possibilités de transformation presque infinies, aucune cloison n’étant
porteuse. Ses qualités d’autonomie peuvent aussi être dictées par l’inscription sur un terrain, par
exemple une maison sur un terrain clos de murs qui assurent une protection visuelle et donnent
l’impression d’être mieux protégé :

“ Et la maison. Un puits. Un potager, des arbres, des murs, tout clos de murs. (…)
c’est important. C’est très important. Déjà ça protège du vent. Ça c’est sûr, l’hiver.
Parce qu’on est quand même dans une plaine. Et puis euh... on peut se balader à poil
dans le jardin. Ça offre un sentiment de liberté. Quand je dis ça, ça veut dire que bon,
chez nous c’est chez nous. C’est en fait le jardin qui est une continuation de la
maison. C’est à dire que l’on peut, si on ferme la grille du jardin, euh... on est vraiment
chez nous. Euh... voilà on fait ce qu’on veut, personne ne peut voir et puis ça, ça...
C’est un archétype, le jardin clos de murs c’est... comme un petit paradis quoi. ”
[madame B]

Quant au loft, il synthétise plusieurs de ces qualités qui facilitent l’appropriation tout en classant ses
occupants :

“ Pourquoi un loft ? Il n’y a pas de cloisons. Tout est ouvert, c'est grand, c'est clair. C'est original. Et
du fait que c'est des grands espaces, il faut vraiment qu'on soit bien pour qu'il y ait une atmosphère
plaisante. Parce que certaines personnes ça peut les refroidir les grands espaces comme ça. Là c'est
vraiment les gens qui vont faire qu'on sera bien dedans.
- Vous voulez dire que vous laissez votre marque ?
- Ouais. Ce serait pas mal ça.
- Quand vous dites que c'est vous qui ferez qu'on sera bien dedans c'est ça que vous voulez dire ?
- Ouais, ouais. On viendra en fait chez nous, on se sentira bien parce que c'est chez nous quoi.
Pas parce que c'est des murs. Et puis ça correspond, je pense, à l'idéal de ce qu'on veut, d'être
ensemble tout le temps. D'avoir les enfants autour. Ça correspond bien. ” [mademoiselle G]

Affirmation d’une identité sociale

Dans le processus de distinction sociale, ou de mobilité ascendante, le logement joue donc un rôle
d’étayage. A nouveau, Se construire et habiter vont de pair. Les qualités du logement apparaissent
comme la preuve tangible (à ses propres yeux) de l’évolution de l’habitant, de la particularité de son
identité. Un logement perçu comme unique viendra renforcer les qualités… de celui qui l’habite85.
Ainsi, les habitants de Courbevoie ont-ils motivé leur choix par la nécessité d’être “ un peu ”
originaux, et la volonté de ne pas “ faire comme tout le monde ” :

“ L’originalité oui. Je suis, c’est la première chose... à laquelle j’ai pensé. C’est l’originalité par
rapport à tout cet ensemble. Tout le quartier est un peu monotone, on va dire. ” [madame N,
Courbevoie]

“ C’est important qu’il y ait un petit quelque chose d’original, que ce soit pas le truc de tout le monde ,
je sais pas comment dire parce que bah on est quand même pas des moutons tous... tous... tous dans la
même petite case quoi, je trouve que c’est important. (…) Ah oui ! Ah oui. Oui. Si tous les immeubles
étaient différents, s’il y avait un petit style, moi j’aime bien aussi l’immeuble en face, les Parisiennes,
qui est tout, des petites briques beiges là... Et bon, j’aurais pas aimé habiter là parce que je pense que
c’est sombre, sauf peut-être tout en haut, mais l’aspect, je trouve que c’est... c’est pas du tout, ça n’a
rien à voir avec celui-là, mais il y a une originalité et je trouve que c’est bien qu’il y ait des originalités
parce qu’il y en a marre de ces rues où tout, tout, tout est pareil avec... les mêmes immeubles.
” [madame O, Courbevoie]

Cette quête de la différence fonctionne même à l’échelle de l’immeuble pour cette habitante qui a
choisi un duplex qui fait “ maison sur le toit”. A une époque où ce-qui-fait-vendre, ce n’est plus tant
“ eau et gaz à tous les étages ”, mais plutôt “ maisons et jardins à tous les étages ”, la médiatisation -
quelle que soit sa coloration86 - de cet immeuble rejaillit sur la perception de soi :

“ il est dans un coin donc tous les appartements qui ont des terrasses sur la façade avec les grandes

85 Monique Eleb, Se construire et habiter, thèse de doctorat, Paris VII, 1980.


86 Plutôt positive sous le versant “ populaire ” et (très) négative, nous l’avons dit dans notre introduction, sous le versant
“ savant ”.
arches et cetera sont superposés et sont à peu de choses près les mêmes alors que celui-là et celui d’à
côté sont... sont spéciaux. ” [madame O, Courbevoie]

Bien entendu, l’intérieur peut répondre à ce besoin d’originalité :

“ Il y avait […] des poutres au plafond. Ce que j’adorais […] c’était pas comme chez tout le monde
quoi. Ça avait un petit... un petit côté, quelque chose qui marque. Mais je ne suis pas très douée en
décoration donc je cherchais l’élément naturel qui allait faire la différence. ” [mademoiselle G]

Alors que ses parents habitent une maison préfabriquée de constructeur, habiter une ferme redouble ce
plaisir. Des interviewés critiquent la répétition, le conformisme, l’uniformité des constructions sans
originalité alors que la maison est vécue comme le reflet de l’identité, le “ pas comme chez tout le
monde ” [mademoiselle G]… La même interviewée décrit justement cette maison banale habitée avec
ses parents :

“ Alors, je vais dire encore le même mot, elle est classique. Il y a rien d’original, c’est tout droit sur
deux étages, c’est pas des petites lucarnes, c’est des velux tout plats. Il y a un sous-sol qui fait toute la
superficie de la maison. C’est un peu ce que l’on voit chez tout le monde quoi. C’est le genre de
pavillon, on rentre, on sait où sont les toilettes sans demander à... à la personne. C'est un peu fait tout
le temps sur le même schéma. ” [mademoiselle G]

Autre type de construction, et pourtant registre similaire :

“ C’était une HLM triste une espèce de, de... voilà... Il y avait… C’était un immeuble de six étages à
peu près. On rentrait il y avait un petit ascenseur. On montait les étages. Et puis c’était tout le monde,
tout le monde, tout le monde avait les mêmes appartements, quoi. Enfin c’est toujours pareil dans les
HLM, on rentre chez quelqu’un, tout a la même forme. ” [madame B]

Rappelons cependant que les habitants de l’immeuble de Courbevoie ont bien conscience que la
répétition du style de leur immeuble, ou du moins la présence d’autres architectures “ aussi
originales ” et “ voyantes ” dans le quartier poserait peut-être quelques problèmes. Certains ont
d’ailleurs pointé le caractère ténu de la frontière entre original et de “ mauvais goût ”:

“ Enfin faudrait pas non plus je pense que tous soient... de ce type là parce que ça ferait trop chargé
sans doute (…) oui il est, à la limite, enfin c’est pour ça que tout à l’heure je disais heureusement que
tous les immeubles ne sont pas comme ça. Je trouve que ça va du fait qu’il y a d’autres immeubles
plus classiques euh... dans les environs parce que sinon je pense que ça ferait trop, trop chargé, trop de
coloris différents peut-être, euh... Et que... c’est plutôt le côté négatif qui ressortirait, oui du tape-à-
l’œil ou des... des couleurs trop... trop criardes et... ” [madame M]

Cette originalité qui leur permet de se distinguer est, pour madame O, plutôt liée au contexte qu’à
l’expression d’une singularité (plus ou moins exotique au sein de cet environnement) ou d’une pure
invention :

“ C’est beau, parce que c’est pas commun ici. Enfin... Bon, c’est sûr que la même chose à Marseille ou
à Perpignan ça a pas le même... même impact. ” [madame O]

Lorsqu’elle expliquait ensuite, comme on l’a vu, que “ [Ce qui est beau] C’est ce qui s’intègre bien
tout en étant pas la même chose ” n’émettait-elle pas, chemin faisant, un idéal d’évolution personnelle
ou de positionnement au sein de la société ? Pour les propriétaires des appartements de Courbevoie,
leur immeuble dégage une impression de luxe : leur immeuble a “ l’air ” cher. L’originalité est alors
le signe du niveau de qualité de l’immeuble, et par ricochet, de ses habitants :

“ Ah bah le luxe, le luxe… Je me suis dit : jamais j’aurai l’argent pour acheter un appartement [dans
cet immeuble] ! ” [monsieur L, Courbevoie, à propos de sa première impression]

Cet “ air ” luxueux découle vraisemblablement de la profusion de signes en façade (“ on en a pour son
argent ”) et du volume des halls et des paliers d’étages qui impressionnent positivement les visiteurs
occasionnels - ce qui bien entendu renforce en retour l’appréciation positive des habitants :

“ Les gens sont très épatés par l’espace à l’entrée, l’espace sur les paliers, les gens sont épatés par
l’espace. ” [madame O]

Pourtant, ces habitants sont ennuyés lorsqu’on leur apprend à la fin de l’entretien, que leur immeuble
est considéré parfois comme un peu “ tape à l’œil ” par certains critiques – “ savants ”. Ils réfutent tous
cet argument. L’une d’entre elles le contre en invoquant la discrétion et la simplicité de ses habitants
comme preuve en actes de la simplicité de l’immeuble. Elle va même jusqu’à expliquer ce choix
formel un peu “ osé ” par le besoin de compenser une discrétion au quotidien :

“ Mais les gens qui y habitent justement ne sont peut-être pas trop tape-à-l’œil (…) Mais je veux dire
qu’ils n’ont pas l’air du tout tape-à-l’œil les gens ! (rire) Enfin ils travaillent comme nous, ils sont pas
excentriques, ils ont des enfants, ils font leur petite vie, euh... comme nous, enfin je pense, y a pas...
” [madame N]

Ne veut-elle pas dire au fond que les gens qui y habitent seraient “ trop raisonnables ” ? Et un aspect
de leur personnalité ferait-il “ défaut ”, serait-il compensé par une qualité prêtée à l’architecture qu’ils
habitent ? Et leur choix pour cet immeuble leur permettrait-il d’affirmer une identité ou une originalité
enfouie ? Un droit à la “ différence ” qui ne trouverait pas à s’exprimer ailleurs ? A contrario,
monsieur D, qui présente bien des traits du transfuge social (trajectoire ascendante), nous a raconté
comment, dans son milieu d’origine au Portugal, un milieu rural et modeste, les objets et les meubles
n’étaient investis “ que ” par leur fonction. Et puis surtout, il suggère une volonté de distinction
estompée dès lors que primait une relative homogénéité :
“ Il n’y avait pas vraiment de recherche... on meublait avec ce que l’on pouvait et puis tant que ça
tenait, on... il y avait pas vraiment de valeur d’usage vis-à-vis du mobilier, il y avait pas cette
recherche de reconnaissance qu’on peut avoir et qu’on peut voir, certainement... aujourd’hui. Ça
devait tenir, servir et puis euh... voilà. (…) C’était vraiment très très fonctionnel. Une chaise devait
rester une chaise avant tout et puis tant qu’on pouvait s’asseoir dessus elle restait là. (…) On vivait
dans un petit village et.. Chacun était issu on va dire de la même couche sociale, on avait tous... à peu
près le même habitat, les mêmes problèmes euh... liés à l’argent, liés à... à un certain nombre de choses
donc c’est vrai qu’on partageait... je dirais pas ce dénuement-là mais on avait au moins... le même
niveau de vie. ” [monsieur D]

Le symbole de la tour

Entre domination et relégation, la signification sociale de la tour a révélé toute ses ambivalences.
Ainsi, monsieur L, lorsque lui apparaît l’idée d’habiter l’une des tours d’Aillaud à Nanterre,
cylindriques, ornées de mosaïques et de fresques, avec des fenêtres en forme de larmes ou de gouttes
d’eau :

“ Oh non, oh non ! Oui… non, il y a un moment où la honte rentre en jeu ! (…) non là c’est la honte.
Ouais je... Jamais j’habiterais là-dedans mais bon... si j’étais... si c’était là ou nulle part ça serait là.
Evidemment. Evidemment.”

Ce faisant, il présente ces tours comme marquant la dernière issue, purgatoire honteux qui
l’assimilerait à une situation d’échec face au reste de la société. Dans ces tours, il “ se ferait remarquer
négativement ”, lui qui dit par ailleurs aspirer au neutre.

Mais la tour, lorsqu’elle est occupée sous le statut de la co-propriété plutôt que sous le statut locatif
social, peut endosser une toute autre signification : de signe stigmatisant, elle en deviendrait presque
un signe classant, chacun ayant plus ou moins en tête les surcoûts imposés par la hauteur :

“ vous savez, les gens qui habitent dans les tours sont en général très heureux d’y habiter. Même si ça
coûte plus cher… Mais j’ai l’impression que la plupart des gens qui critiquent aussi fort les tours n’y
habitent pas, tout simplement. J’ai l’impression qu’ils connaissent mal le confort d’y habiter. Vous
savez, c’est comme une voiture : on achète d’abord l’extérieur. Souvent, d’ailleurs, on n’achète que la
carrosserie ! ” [madame K]

Sans nous avancer plus loin dans un débat que le Maire de Paris a volontairement placé à l’agenda de
son mandat, on relève ici une réversibilité des formes, et surtout une réversibilité des signes lorsqu’ils
sont abordés sous leur versant sociologique… De signe, pour ainsi dire dominé, la tour en devient un
signe de domination, bien entendu visuelle et spatiale [“ On est très proche ici de la rue de Belleville,
mais c’est comme si on était en retrait, comme si on était en retrait de Paris. Tout en le
dominant. ” (madame K)], mais aussi domination sociale avec, bien entendu, sa contrepartie
financière :

“ Mais il faut dire aussi qu’il y a de lourds inconvénients financiers avec la hauteur. C’est aussi
pour ça qu’on n’en fait plus. Avec le règlement sur les immeubles de grande hauteur, 20 à 25% de nos
charges sont liées à la sécurité, avec un personnel 24 heures sur 24. Le principal inconvénient, c’est
quand même ça, hein. ” [madame K]

La tour comme signe évident de réussite, donc, ce qu’elle était sans équivoque à ses débuts, avant que
la généralisation de ce modèle aux quartiers d’habitat social ne brouille (presque) définitivement
l’image sociale de cette “ typologie ”. On le sait, il n’y a guère d’inertie définitive en ce qui concerne
l’appréciation esthétique des modèles architecturaux. Nous l’avons perçu en retraçant l’histoire de la
maison individuelle - ne serait-ce que sur un siècle. Et puis, nous ne résistons pas à l’idée de
mentionner, simplement, un contre-exemple qui contredit terme à terme (sans pour autant le démentir,
sachant la variété des jugements de goût)… une bonne part de ce qui vient d’être évoqué à propos des
tours : des habitants d’une opération récente de logement social où l’architecte a su préserver les
qualités du tissu d’un faubourg parisien, qui vantaient ainsi les qualités de leur habitat87 : “ c’est pas
comme les tours, ça fait plus bourgeois ”, pendant que d’autres avalisaient par un “ c’est Versailles…
en neuf ”88.

87 Les habitants ont été interviewés par des étudiants de deuxième année de l’Ecole
d’Architecture de Paris-Malaquais au cours de l’automne 2004. L’opération est située
au sein de la ZAC Réunion, Paris 20e, entre le passage Dagorno et la rue des Haies.
Elle se compose de 67 logements (34 PLUS, 17 PLI et 16 accession sociale à la
propriété) conçus par Philippe Prost pour la RIVP. 11 bâtiments dont 7 neufs et 4
anciens restaurés. Hors des grandes artères haussmaniennes, l’opération s’inspire du
Paris des faubourgs, de anciens faubourgs, remis à l’ordre du jour notamment par la
grande exposition sur le Paris des faubourgs. Formation et transformation, catalogue
éditions Picard, 1996 (Jacques Lucan dir.). Une image “ faubourg ” déclinée à
travers la structure urbaine (le passage, la cour, l’impasse et la venelle) et
l’ordonnance des façades, qui est devenue (presque) aussi symbolique de Paris que la
tour Eiffel. Le parti de l’architecte sur cette opération : réhabiliter et consolider ce
qui pouvait être réparé, détruire le moins possible et composer avec le tissu (respecter
l’échelle, les matériaux et l’écriture architecturale).
88 Ajoutons à cela quelques considérations, plus anecdotiques, sur la question du goût : un locataire a beaucoup apprécié la
couleur “ bois ” du PVC appliquée sur les faces intérieures des ouvertures (“ ça va bien avec mes meubles ”…). “ Mon rêve,
du papier peint, ou une peinture jaune à l’éponge dans un grand séjour ”. Encore une fois, nous avons retrouvé avec cette
enquête collective une pluralité marquée des définitions de la “ modernité ” : “ ça, c’est un intérieur moderne ” [alors que
cette opération s’inscrivait avant tout dans une tradition faubourienne] ; “ mon logement est farfelu mais intéressant ”.
Certains sont même allés jusqu’à évoquer la volonté de l’architecte de concevoir ici un “ nouveau style de logement ”. Par
ailleurs, l’immeuble retrouvait certaines des qualités de la maison individuelle, élément favorablement mis en relief par
plusieurs locataires, l’une des occupantes de l’une des maisons situées au fond de la cour avouant : “ quand j’ai su que j’avais
la maison, je suis tombé sur le cul. C’était trop cool. ”
Dispositifs et mise en jeu sensorielle

Lumière

“on a besoin de lumière : la lumière on en a jamais assez et la lumière du jour, ça, il n’y a rien qui
remplace ” [Madame O]

La lumière et la clarté sont donc très présentes dans l’appréciation positive d’un lieu d’habitation. La
lumière et la clarté sont donc très présentes dans l’appréciation positive d’un lieu d’habitation. Citons
Miloutine Borissalievitch, “ L’impression esthétique d’une œuvre architecturale se compose de la
forme, de la couleur et de l’éclairage (lumière et ombre) ”89. Ici c’est fréquemment le premier critère
d’appréciation :

“ Nous, finalement, on l’a très bien perçue, cette architecture. D’abord parce que l’appartement est très
bien exposé, sud et ouest, et un peu est, même. Vous voyez, là, toutes ces fleurs, je les ai mises le 15
septembre. Normalement, elles durent 15 jours ou 3 semaines… Vous voyez [nous sommes le 20
octobre]. Enfin bon, on est bien ensoleillés… ” [Monsieur I]

On le voit, après un déménagement, le contraste est souvent frappant et la lumière est fréquemment
perçue après-coup comme ayant été à l’origine du changement, ou encore à l’origine d’un gain ou
d’une perte qui n’a laissé aucun interlocuteur indifférent. La lumière joue en effet un rôle
compensatoire : elle permet de mieux accepter les petites surfaces :

“ J’avais un studio qui était avec un escalier privatif. Qui était assez grand. Je crois qu’il faisait 25m2,
enfin moi je le trouvais assez grand. Il y avait des grandes fenêtres qui amenaient beaucoup de clarté. ”
[Madame G]

“ Ce qui me plait pas ici c'est que ça manque un petit peu de lumière des fois. Le soleil donne juste le
matin et après... C'est que voilà, j'ai eu un appartement aussi pendant quatre ans très, très lumineux,
donc on s'habitue. ” [mademoiselle F]

“ Tout petit… Très clair… Beaucoup de lumière, beaucoup de confort. ” [Madame B], la lumière
pourrait se résumer à cette équation, avec quelques variantes cependant, au prix d’assimilations parfois
curieuses : “ c’était une pièce très claire, orientée en angle, qui donnait vue sur une grande place... et
sur une avenue. C’était une... pièce distrayante, claire. ” [Monsieur E]

Mais s’agit-il de la même lumière dont parlent certains architectes, de ces volumes-blancs-assemblés-
sous-la-lumière ? Toujours est-il que l’on a souvent du mal à dissocier la “ quantité ” (de lumière) et la
“ qualité ” (des espaces), sachant que le volume est souvent passé sous silence, le terme lui-même est

89 Miloutine Borissalievitch, Promenade esthétique à l’exposition des arts décoratifs, La construction moderne, 27 décembre
1925, p. 151-155.
sous-employé, comme un critère absent. Pourtant, rejoignant en cela les préoccupations plus
traditionnelles de l’architecte, la double ou triple orientation, celle qui permet de profiter de lumières
changeantes et différenciées au cours de la journée et au cours des saisons, a été remarquée et
appréciée :

“ A quoi c’est dû ? Enfin dans une journée la lumière elle est jamais la même. Bah l’orientation c’est
plein Ouest donc forcément le soleil il tourne et puis ça donne, ça fait que... C’est pas la même
lumière. ” [Madame N]

L’opinion peut-être la plus paradoxale, mais certainement pas l’évaluation la moins raffinée, nous est
venue d’un occupant de la Place des Fêtes, peintre à ses heures, et qui évaluait les qualités respectives
de son ancien local du quartier des Abbesses, un rez-de-chaussée au fond d’une cour, et de son
logement actuel au 15e étage :

“ Depuis qu’on est là, depuis 6 ans donc, je ne peins plus. Ah oui, certainement la lumière au 15e, c’est
vrai, mais comment voulez-vous faire un atelier ici ? C’est pas possible… J’y pense même pas
d’ailleurs. Je n’ai jamais pensé à planter un chevalet ici. Non, ça marche pas. (…) je fais du chevalet,
alors je n’ai pas besoin de tant de lumière que ça pour travailler. Mon atelier, sombre comme il était,
au rez-de-chaussée, c’était comme un défi : il me fallait sublimer l’obscurité et faire jaillir la lumière.
Et quand la lumière était là, sur la toile, alors l’effet était magique, décuplé. La lumière avait grandi
dans l’adversité. ” [Monsieur K]

Pour certains, la lumière devient donc un critère “ professionnel ”…

Duplex et différences de niveaux

D’autres dispositifs, comme le loft et le duplex, sont autant supports de modes de vie particuliers que
sources de plaisir sensoriel permettant de suggérer, sans dire le terme, la question du volume. On peut
aussi apprécier les différences de niveaux pour la possibilité d’aménagement distinct qu’il procure,
donc pour des raisons d’usage et d’habitabilité :

“ J’ai pris un duplex, un F3 dans un corps de ferme. Pareil, avec les poutres au plafond. Et là je voulais
un escalier. Je voulais un duplex. J’adore les duplex, je trouve que d’avoir les chambres là-haut...
Surtout quand on a des superficies assez petites, de tout caser en bas... Là de mettre les chambres là
haut ça permettait d’avoir une super grande pièce alors qu’on aurait eu une chambre, on aurait collé le
lit et rien à côté dans un appartement autre. C’était l’avantage pour moi du duplex. ” [Mademoiselle
G]

D’une certaine façon, mademoiselle G déconstruit, parvient à lire le travail architectural sur l’illusion
perceptive qui consiste, grâce à la superposition ou la juxtaposition des espaces, à donner une
“ impression ” de grandeur et de surface dans un espace somme toute restreint. Autre illusion
perceptive, le brouillage de l’échelle : ainsi, une des qualités reconnues à l’immeuble de Courbevoie,
c’est qu’il semble être moins haut qu’il ne l’est en réalité, en premier lieu grâce aux duplex : “ Bon là
c’est vrai que y’a onze étages, enfin dix, ça s’arrête à dix parce que le nôtre il a douze étages mais,
(soupir) on le perçoit moins... ”.

Parmi les habitants rencontrés à Courbevoie, un seul, madame O, a dressé d’emblée un parallèle
typologique entre le duplex sur le toit, celui qu’elle habite, et la maison :

“ L’immeuble ici nous... plaisait sur plans à cause des duplex. Parce qu’on avait toujours vécu en
maisons et que là on refaisait un petit peu, on recréait la maison quoi.
(…)
- Pour faire une maison il faut un escalier ?
- Oui, je pense oui. ” [Madame O]

Mais les différences de niveau ne sont pas toujours perçues comme un avantage, surtout quand la
maison est mal isolée ou lorsque l’on a des enfants encore en bas âge :

“ cette maison était pratiquement invivable l’hiver, il faisait extrêmement froid. Parce qu’il y avait une
déperdition par rapport à cette cage d’escalier, c’était du délire. C’était extrêmement inconfortable en
réalité. Et surtout les trois étages c’était infernal. J’étais sans arrêt en train de monter et descendre. ”
[Madame B]

D’autres voient dans les différences de niveau un plaisir corporel. Ils sont sensibles à la dimension du
mouvement dans l’espace. Au tactile, au visuel s’associe aussi un jeu corporel par la mise en jeu de
l’équilibre du corps. Le surplomb leur donne une impression de liberté et d’exploration, source de
plaisir :

“ Ils [les enfants] jouent bah quand ils sont là-haut ils jouent et ils regardent en bas, enfin je veux dire,
ils s’installent là comme ils s’installaient avec les petits pieds en l’air... Quand des amis ou la famille
viennent avec les enfants, bah ça les amuse de monter en haut et puis de voir que tout le monde est
bas, ils visionnent, enfin il y a une certaine... perspective qu’ils n’ont pas chez eux, déjà. Donc c’est
vrai que ça a, ça a étonné quand les gens sont venus pour la première fois, ils trouvaient quelque chose
de très original et... de très bien... d’habitable pour eux aussi quoi ! ” [Madame N]

Effets : les cinq sens

Pour les interviewés, l’intérieur, plus que l’extérieur, suscite des plaisirs par la façon dont les sens y
sont sollicités :

“ la mauvaise architecture c’est quand... (soupir) c’est difficile parce que moi c’est plus un ressenti
que... qu’un (?). C’est... c’est quand les gens ne se sentent pas bien quoi. Il faut se sentir libre et... et il
faut se sentir bien ” [Madame O]

Les souvenirs se précisent, presque de façon sensorielle, vécue corporellement. Ainsi au fil de
l’entretien, comme si les interviewés allaient chercher des sensations que l’on croyait oubliées et qui
émergent alors :

“ L’immeuble c’était au quatrième étage. Je revois encore l’escalier, la cour d’entrée, le hall d’entrée,
les trois marches qu’il fallait gravir pour aller dans l’entrée. ” [monsieur E]

“ C’était assez, assez petit, euh... je dirais pas très éclairé. C’était au quatrième je crois. Disons que la
disposition des pièces m’avait un peu dérangé. Ça j’en ai le souvenir. Je me souviens que pour passer
du salon à ma chambre, enfin à nos chambres parce qu’on était tous les trois dans la même chambre
euh... il y avait un long, long, long couloir. L’appartement était en L et donc le couloir faisait...
presque le L entier quoi. ” [monsieur D]

L’odorat peut même être convoqué et les odeurs réemerger de façon pugnace, dominer souvent dans
les souvenirs de bien-être acquis dans l’enfance, qui ont laissé une empreinte :

“ Les volumes sont là, la situation est là, l’aspect clair est là et l’immeuble n’a pas changé de place.
Bon, alors il a un balcon qu’on utilise peu ou pas mais on l’a quand même. Ça donne un peu de
volume, ça donne de l’espace. J’y retrouve [dans son appartement actuel] la dominante bois. (…)
Parce que je vous ai dit que la première impression de l’appartement dans lequel je suis né d’ailleurs,
cet appartement il était à dominante bois. Et j’en ai même, je dis pas l’odeur m’enfin il y a encore des
petits… j’y ai laissé des souvenirs de bois. ” [Monsieur E]

Quant à l’ouïe, le discours confond souvent son et bruit. A propos des voisins, gênants car on peut
deviner deviner leur activité (et réaliser alors qu’ils peuvent en faire de même) :

“ Parce que je les entends. (rires) Je sais ce qu’ils font. C’est vrai parce que quand il y a deux étages
bien séparés, on a moins de... de sons. ” [Madame N vante à ce propos les qualités de la double
hauteur]

Le toucher, le tactile, est évoqué à propos des matériaux que l’on foule aux pieds :

“ C’est assez froid, oui. Alors peut-être que... moi j’ai été, j’ai été élevé dans la moquette donc peut-
être que... peut-être que le parquet j’ai un peu de mal ” [Monsieur L] 90

Aux cinq sens, il est d’usage, en psychologie de la perception ou du développement, d’en ajouter un

90 Signalons cependant qu’actuellement la tendance est à remplacer la moquette par du parquet (asthme, problème
d’acariens, etc.).
sixième, le tactilo-kinesthésique qui rend compte du corps en mouvement dans l’espace, de l’équilibre.
Cette dimension, le plus souvent non verbalisable ni verbalisée, tient un rôle fondamental dans le bien
être ressenti, dans les grands volumes bénéficiant par exemple de double-hauteurs, de larges
ouvertures, de différences de niveaux, ou encore de surplombs qui mettent en jeu le corps et procurent
un sentiment de bien-être - ou le mal-être dans les espaces confinés.

Ceux qui dressent l’apologie de la tour résidentielle y incluent bien entendu la position
dominante sur la ville et sur le rapport au ciel, qui justement met en jeu la sensorialité
corporelle dans son entier, thème contemporain d’artistes comme James Turrel qui offrent le
rapport à l’espace et au firmament dans des chambres de contemplation, où le visiteur
allongé voit le ciel “ comme s’il y était ” :

“ On est juste à la hauteur du sommet de toutes les tours du quartier. Là, quand je suis assise, je suis
dans le ciel. Et si je me lève un peu, je ne vois que la silhouette des immeubles sans voir le dessus. Je
n’ai pas la trouille du vide. Quand je me lève tout à fait, alors je vois Paris. Dans ma chambre, il y a
juste une faille entre les deux tours d’à côté, la lumière passe, et c’est comme un bateau avec ses
cheminées. Ça n’a rien d’une caserne. Certains comparent cette architecture à une caserne parce qu’ils
se heurtent à un mur, là, sous leur nez. Mais ici, je n’ai pas du tout ce sentiment. ” [Madame J]

La jouissance de la vue peut donner le “ sentiment océanique ” décrit par Freud quand on se sent à la
fois partie de l’univers et libre :

“ Bon, alors, naturellement, les gens n’aiment pas les tours, mais mettez-vous debout et
regardez : la Tour Eiffel, là, à droite, elle n’est pas encore tout à fait illuminée, mais elle va
l’être… On a une vue ! Hein ? Tout l’ouest parisien ! Ici, ce dont les gens ne se rendent pas
compte, c’est qu’ici, moi, je vis dans un espace. Je vis l’Espace, avec une majuscule. Bon, j’ai
vécu pendant plus de 40 ans en bas du Sacré-Cœur – de la pièce d’à côté, je vois presque mon
ancien appartement -, j’habitais un premier étage d’un immeuble qui en comprenait six, mais
je n’ai jamais vu le ciel, là-bas. ” [Monsieur K]

Le lien entre le plaisir de se mouvoir et une bonne conception de l’espace est reconnu, parfois. Ainsi,
un autre type de dispositif, l’enfilade, participe-t-il d’une mise en jeu sensorielle et de ce plaisir à
parcourir l’espace sans obstacle, plaisir qui donne l’illusion de disposer d’un logement plus vaste qu’il
ne l’est en réalité :

“ Voilà c’est ça, c’est ouvert. C’est ouvert et en même temps on peut fermer les espaces si on a envie
donc c’est... Ca je l’avais bien vu sur le plan, oui. Ca oui.” [Madame O]

Ou encore d’un logement potentiellement modulable :

“ Une série de pièces oui, qu’on peut ouvrir c’est-à-dire on peut les fermer aussi pour avoir une
certaine intimité mais on peut les ouvrir quand on reçoit. Pour avoir beaucoup de place pour recevoir.
Pour ne pas être entassé comme ça, quoi, mais effectivement, on a, on peut avoir une certaine
intimité... ” [Madame N]

Dans ce cas, le choix d’affecter certaines pièces différemment selon le moment est une qualité
appréciée : fermées et intimes la nuit, elles peuvent être ouvertes le jour. Mais on peut aussi ressentir
des impressions liées à des dispositifs visuels (perspectives, ouvertures, prolongements extérieurs) qui
suggèrent des sensations sans forcément devoir les procurer “ réellement ”, sans induire de gestuelle
physique, mais en faisant appel à des souvenirs de pratiques vécues ou encore en procurant des
sensations sans substrat concret :

“ L’intérêt d’un jardin c’est pas tellement d’y aller parce que c’est toujours trop petit. Un jardin on
peut y aller pour euh... pour manger dehors ou pour... prendre un bain de soleil, pour lire, bon une
terrasse à la limite c’est suffisant. Par contre l’intérêt d’un jardin c’est d’avoir une sensation d’espace
quand on regarde par la fenêtre et là nous on l’a. Ici. Avec la... la jardinière, les plantes et... on voit le
ciel et... moi j’ai quelquefois l’impression que... (…) ce qui est pratique quand on est dehors et puis
même ce qui donne aussi à la cuisine une impression d’espace, on a l’impression qu’on va aller
dehors. Voilà. (rires) C’est ça qui nous a plu, c’est le sentiment qu’on allait pouvoir aller dehors. (…)
Les maisons du Nord, les constructions du Nord c’est construit le long des routes en... en carré ce qui
fait que tout le monde a son jardin derrière ce qui fait qu’il y a un grand espace vert finalement
derrière et qu’il y a aussi une impression d’espace dehors. ” [Madame O]

Nous verrons plus loin que ce travail d’illusion perceptive reste bien l’un des domaines de compétence
de l’architecte. Enfin, comme il est d’usage dans notre culture, la vue, dans cette hiérarchie des
sensations occupe une position dominante :

“ On peut trouver toujours des détails qu’on a pas vus au... Dans des angles quand on est en haut on a
un angle différent de vue, quand on est en bas, enfin je veux dire c’est... C’est pas toujours la même
vue, comme ça. (…) J’aime pas être dans la routine ! ” [Madame N].

Si l’on se réfère à de nombreux travaux de psychophysiologie, ce plaisir de la nouveauté, de


l’exploration est une constante chez les humains et

l’augmentation du seuil d’excitation par rapport à un objet perçu est souvent recherché. Cette
exploration perceptive se fait par le déplacement plus ou moins systématique du regard que
l’on centre sur plusieurs points de fixation successifs. Cette activité de centration subit des
variations avec l’âge, et l’intelligence et le savoir, à partir de 7 ans environ, vont aider
l’activité perceptive. Ces activités de perception structurent le réel et contribuent donc à
indiquer ce qu’il convient de regarder avec plus d’attention91. Notre cerveau analyse les
91 ,Jean PIAGET, Les mécanismes perceptifs, Paris, PUF,1961. Jean Piaget, Barbel Inhelder, B., La psychologie de l'enfant
stimuli perceptifs, fournis dans notre cas par la vision d’un bâtiment. Les théories gestaltistes
du début du XXe siècle, montrant l’importance première de la structuration introduite dans
les données sensorielles par les processus perceptifs, sont toujours d’actualité - même si l’on
a montré que l’inné et l’acquis se conjuguent dans ces activités92. C’est ce que les
psychologues de la perception appellent “ l’effet de champ ”. Nous interprétons nos
sensations et nos perceptions avec notre histoire, notre savoir et ne voyons donc pas les objets
ou bâtiments comme tels. Ils subissent de plus le filtre d’illusions optico-géométriques, dues
au contexte notamment, connues depuis l’Antiquité et dont Piaget dit qu’: "antérieurement à
toute activité perceptive exercée par le sujet, la forme perçue est la résultante de la présence
simultanée des éléments de la figure et de leurs relations spatiales"93. Cela revient à dire que
nous jugeons les lignes, les figures spatiales les unes par rapport aux autres même si elles
appartiennent au même objet et plus on centre son regard plus l’illusion est renforcée : on
verra plus grand, on surestimera la partie de l’objet fixé, mais aussi l’objet – ou le bâtiment -
qui nécessitera plusieurs centrations parce qu’il a une forme complexe.

En général, ces phénomènes d’illusion diminuent avec l’âge c’est-à-dire avec l’accumulation
d’expériences et de savoirs, mais on peut se demander si la relative indifférence que nous
avons pointée en ce qui concerne l’analyse de l’architecture et donc la carence
d’apprentissage des critères pertinents n’empêche pas une évolution avec l’âge. Monsieur L.,
devine, lui, cette carence, la constate sans pouvoir y remédier. Il ne s’agit pas d’un manque
d’attention de sa part mais d’apprentissage :

“ J’ai sûrement des immeubles... où je passe devant très très souvent et je les regarde jamais.
Il y a certainement des, des... des différences et... on les voit pas, si quelqu’un qui est
passionné de... je pense que vous qui êtes passionnée d’architecture et quand vous voyez deux
immeubles que je vais trouver complètement... identiques, vous allez les trouver complètement
différents. Mais ça c’est... c’est l’œil du professionnel... [Monsieur L]

On peut donc faire l’hypothèse que les façades à décrochements, saillies, redents, et décors
multiples, mobilisant plus l’attention, seront plus attractives car plus fouillées, plus complexes
à lire, sollicitant l’attention et l’essai d’organisation nécessaire à la compréhension et à
l’appréciation. On leur prêtera donc plus d’intérêt car elles nécessitent une activité accrue.
Ainsi, cette habitante de l’immeuble orné de Courbevoie :

“ Ce qui la rend belle, cette architecture c’est qu’elle n’est pas uniforme. Déjà quand on
regarde bien la façade c’est pas partout les mêmes colonnes... les balcons y’en a qui sont
plats, y’en a qui sont en fer forgé, euh... c’est... y’a une espèce de diversité comme ça et en
et de l'adolescent, Paris, PUF, 1966. E. Vurpillot, “ La perception de l'espace ”, in P. Fraisse et J. Piaget, Traité de
psychologie expérimentale. VI, 101-186. Paris, Presses universitaires de France, 1967, 4e édition.
92 Robert Francès, “ La perception des formes et des objets ”, in Fraisse P., Piaget J. Traité de psychologie expérimentale,
Tome VI, Paris PUF, 1963. Voir également Robert Francès, La perception, Paris, PUF, 8e édition, 1992, et K. Koffka,
Principles of Gestalt Psychology, London, Routledge and Kegan, 1962 (1ère édition : 1935)
93 Op. cit. p.39.
même temps une harmonie et je trouve que c’est ça qui est sympa, et puis les couleurs aussi,
enfin, la façade elle est pas, moi ici c’est blanc, après j’ai de la brique euh... en haut c’est
encore autre chose et c’est comme ça partout dans tout l’immeuble quand on le regarde.
” [Madame O]

Un jeune graphiste, dont on peut penser qu’il dispose a priori d’une culture visuelle plus étendue que
les autres, et qui a suivi des cours d’architecture pendant ses études (récentes) a été frappé par une
émission de télévision. Bien qu’il ait encore du mal à formuler ce qui lui plaît dans un bâtiment, il
parvient cependant à regarder de façon de façon plus compétente :

“ - Je sais pas le... Le fonctionnement de le Corbusier par exemple, j'ai trouvé ça intéressant en fait.
- Le fonctionnement ?
- Cette espèce de communauté, qu'il n’y ait rien directement au sol, enfin...
- Vous voulez dire les pilotis ?
- Ouais je trouve ça... Je trouve ça intéressant. J'ai vu un reportage dessus où ils montraient l'intérieur
des pièces. Et puis le système de cloisons, il y a des cloisons coulissantes un peu partout.
- Ça, ça vous plait ?
- Ouais je trouve ça... L'espace modulable c'est... ça peut être bien. ” [Monsieur C]

Par ailleurs, l’attente perceptive joue un rôle dans la formulation de ces jugements. Ainsi le
“ ça fait HLM ” tant entendu, même quand il est question de bâtiments qui, pour le milieu
professionnel, se détachent complètement du reste de la production par leur qualité, montre
que chez tout un chacun, l’a priori, les représentations construites socialement, surtout quand
elles sont négatives, effacent la capacité à percevoir les caractéristiques précises et les
différences. Et dans l’architecture moderne elles sont souvent ténues… Quand un interviewé
surestime un détail dans une façade sans évoquer des éléments véritablement structurants, il
montre l’effet de champ sur sa perception. Il n’a centré son attention que sur certains
éléments, car il a exploré visuellement la façade, surtout si c’est celle de son immeuble ou
celle d’un bâtiment qu’il a sous les yeux. Il en a mis en relation les divers éléments, mais il lui
manque souvent le vocabulaire spécifique, les mots pour le dire, mots, concepts, qui
construisent la perception, quand on les possède.

Dans la plupart des jugements de goût, il semble que trouver un ordre dans ce que l’on voit
soit très important. Nos interviewés le recherchent, à l’inverse de certains professionnels ou
de savants, amateurs de déconstruction ou même de chaos, et qui, eux, savent le lire. Comme
l’écrit Boris Alievitch, évoquant le Pavillon de l’Union des Républiques Soviétiques de
l’exposition des Arts décoratifs de 1925, “ s’il y a une unité, c’est celle du désordre, qui règne
en maître dans cette composition hystériquement agitée : tout y est pêle-mêle, toutes les
formes sont en désarroi, et c’est là leur seul accord, leur unité, accord ou unité dans le
désordre ”94.
94 Op. cit., p.154.
Quand y a-t-il architecture ?
Rappelons pour mémoire que cette interrogation, “ quand y a-t-il architecture ? ”, recoupe pour une
part les implications de l’esthétique développée par le philosophe américain Nelson Goodman.
Lorsqu'il se demande "quand y a-t-il art ?", il répond en effet qu'un artefact est perçu comme objet
d'art en fonction des dispositions culturelles de qui les perçoit, sachant que celles-ci évoluent au fil des
époques et des sociétés.

A travers une esthétique liée à un versant de la philosophie analytique, cette position sous-entend qu'il
n'appartient pas plus au philosophe de déterminer quelles oeuvres particulières sont "correctes" et
lesquelles ne le sont pas, que de déterminer quelles assertions sont vraies dans une science donnée.
Celui qui est impliqué dans une science ou un art est alors tenu d'appliquer et de développer ses
"procédures" et sa "sensibilité". Le rôle du philosophe consistant, tout au plus, à examiner les
jugements particuliers et les principes généraux élaborés sur leurs bases, et à comprendre leurs modes
d'ajustement mutuels95.

En ce qui concerne l’architecture, nous avons constaté à plusieurs reprises une sorte d’invisibilité : les
interviewés ne voyant tout simplement pas où celle-ci pouvait bien se situer dans la neutralité de leur
paysage quotidien. Alors “ quand y a-t-il architecture ” au juste ? C’est avec cette question que nous
avons décidé de conclure, cherchant à saisir en amont de l’expression d’un jugement sur l’architecture
quels sont, a minima, les critères qui en structurent tout simplement la visibilité, sinon la légitimité -
notre question pouvant tout aussi bien ramener à un “ quand doit-il y avoir architecture ? ”.

Il y a architecture quand elle est “ travaillée ”

Pour les personnes rencontrées à Courbevoie, la bonne architecture est celle qui exprime de manière
quantifiable le travail fourni par l’architecte :

“ Mais enfin quand même. Il faut quand même pas que ce soit un cube en béton quoi. Faut
qu’y ait des... que la façade soit pas toute plate, toute bête, toute... qu’y ait des... oui, des
différences. Je sais pas comment, comment on appelle ça mais, oui, que ce soit pas une façade
toute plate quoi, je sais pas... avec juste un petit, un petit machin. ” [Madame O]

Ce travail fourni par l’homme de l’art est associée, par tous ou presque tous, à un coût nécessairement
plus élevé. L’architecture est donc perçue comme un luxe :

“ J’imagine que ça doit coûter plus cher... Enfin, ça demande plus de travail déjà à l’architecte

95 Cf. N. Goodman, "Quand y a-t-il art ?" in Philosphie analytique et esthétique, textes traduits et présentés par D. Lories,
Méridiens-Klincksieck, Paris, 1988 (article de N. Goodman extrait de Ways of Worldmaking, Hackett Publishing Co,
Indianapolis, 1978. Trad. fr. : Les langages de l'art, J. Chambon éd., Nîmes, 1994).
sans doute, et puis ça doit, j’imagine, coûter un peu plus cher qu’un immeuble plus classique.
” [Madame M]

Ce luxe, qui s’oppose au “ plat ” et au “ tout bête ” épate et en met plein les yeux… : y a qu’à voir !

“ L’architecture, elle est assez travaillée quand même... la façade pardon, la façade est... est
assez travaillée, enfin y a qu’à la voir ! Les parties communes, moi qui en reviens toujours aux
parties communes parce que moi, c’est ça qui m’a le plus épaté, c’est bien pensé... des grands
halls... avec les portes qui donnent toutes sur un même espace central... avec parquets...
” [Monsieur L]

Enfin, il doit être visible dans la profusion et la variété des détails et des couleurs (qui garantissent
pour certains le temps consacré au projet par l’architecte…), mais aussi dans la lisibilité de l’intention
qui aurait guidé son travail de conception :

“ (…) Un bon exemple d’architecture ? Euh... C’est une architecture qui a été pensée, on sent
que l’architecte... a passé du temps à essayer de faire quelque chose.
- et ici il y a de l’architecture ?
- Oui, il y a de l’architecture. ” [Monsieur L]

La question des “ intentions ” du concepteur, du sens, de ce qu’il a voulu faire ou dire laisse les
interviewés le plus souvent perplexes :

“ Je sais pas trop comment on procède en temps normal. Enfin j’imagine qu’il y avait des
contraintes imposées... Enfin je sais pas y’a un peu tout type d’appartement, il y a aussi des
lofts dans l’immeuble. Alors... Mais je sais pas ce qu’il, enfin en tout cas je pense qu’il y a une
intention et... une volonté au départ de faire quelque chose de... enfin qui a un style, un
caractère et pas... juste faire un immeuble avec tant d’appartements à l’intérieur. ” [Madame
M]

Pour décrypter la volonté et les motivations de l’architecte, les interviewés cherchent à identifier les
sources de son inspiration, les modèles auxquels il s’est référé. A Courbevoie, rappelons-le,
l’éclectisme des façades faites de signes accolés, joue un rôle certain dans la formulation de cette
interrogation et dans la réponse formulée par Madame M qui attribue aux monuments une unanimité
immuable et qui imagine qu’en dessinant les façades de son immeuble, l’architecte a certainement
voulu imiter ces monuments :

“ Je sais pas oui j’imagine plutôt s’inspirer de... de choses plus anciennes, de monuments
justement qui malgré... qui au fil du temps restent admirés de tous. ” [Madame M]

Madame O propose une analyse plus complexe de la référence “ sud ” ou “ mauresque ” qu’elle croit
déceler dans l’immeuble de Courbevoie puisqu’elle en parle sur deux plans, celui des signes mais
aussi celui des usages et des valeurs qu’elle leur associe. A la référence “ méditerranéenne ”, elle
ajoute ses valeurs familiales et conviviales :

“ Il y a une inspiration, y a une volonté bon je disais c’est le Sud mais c’est vrai, de faire
penser à ça. Parce que quand on voit les matières, la pierre à l’entrée, les murs ocres, les
tableaux, les miroirs, c’est quand même assez... assez mauresque tout ça. Je pense qu’il y avait
une volonté d’originalité dans la décoration. Et puis les colonnes et les... Et puis il y avait
aussi peut-être une volonté de loger des familles parce que y’a beaucoup de grands
appartements... dans cet immeuble. Et donc les paliers sont grands. Enfin bon ici au dernier
c’est pas somptueux mais les sixième et huitième, vous avez vu il y a un vide, donc je pense
qu’il y a un espèce de côté... oui un petit peu comme dans les maisons du Sud où les gens se
retrouvent autour, il y a d’un patio, il y a un peu cet esprit là. ” [Madame O]

Mais pour tous, bien évidemment, la démarche de l’architecte est moins importante que le résultat :

“ Enfin... c’est pas tellement ça qui compte mais... parce que finalement c’est le résultat final !
” [Madame M]

On pouvait le prévoir, aucun des interlocuteurs de Courbevoie n’a mentionné le terme de “ projet ” :
pour eux, le projet réalisé n’est pas un projet puisqu’ils en vivent la matérialité, matérialité qu’ils
attribuent tout autant au concepteur, qu’aux entrepreneurs ou au promoteur. Alors que, pour
l’architecte, les différences entre projet et réalité, continuent d’exister, souvent pour excuser les
défauts soulignés par les habitants.

A Courbevoie, l’architecte, n’est-il pas un peu la figure absente, masqué derrière la figure très
médiatisée du promoteur ? Alors directeur d’Apollonia, Hervé Jobbé-Duval a en effet été interviewé à
plusieurs reprises comme le concepteur de l’opération – sans que l’architecte n’apparaisse à ces
diverses occasions et ne soit encore moins nommé.

Il y aurait ici architecture, sans qu’il y ait pour autant “ projet ” : un bâtiment griffé, de marque, mais
la marque d’un promoteur plutôt que celle d’un architecte.

Monsieur D, un des visiteurs des maisons de la Villette n’emploie pas non plus le mot projet mais
celui de démarche :

“ Sur l’exposition à La Villette par exemple (…), j’avais envie de la faire et puis... mon amie...
ne connaissant pas, on va dire... ce que l’on appelle vulgairement les maisons d’architectes,
aujourd’hui... parce qu’ils (elle et ses parents) sont toujours restés dans le schéma maison de
constructeurs. (…) Ce qui me plaît dans ces maisons c’est la démarche. C’est-à-dire que l’on
est parti... On part d’une problématique particulière, d’un certain mode de vie, et puis après on
essaie de bâtir... une maison qui convient à la vie que peuvent avoir les occupants. ” [Monsieur
D]

Il y a architecture quand il y a “ intention ”

La démarche attendue des architectes réside dans la prise en compte de l’ “ occupant ”, le fait de ne
pas oublier l’homme, et plus encore de le placer “ au centre ” :

“ L’architecture, elle doit répondre aux attentes des gens donc la première variable à prendre
en compte c’est l’homme. Que ça soit vis-à-vis de son environnement ou... comme je disais
tout à l’heure on part des connaissances, des envies, des désirs.. Souvent du couple qui va y
habiter ou faire construire c’est la même chose. C’est ça le point de départ, après il y a des
variables, des contraintes mais le point de départ c’est l’homme. ” [Monsieur D]

Monsieur D, par son histoire et sa passion pour l’architecture moderne a une opinion bien ancrée : il y
a architecture quand un architecte s’intéresse à l’art de vivre de ses contemporains, à l’inverse des
constructeurs :

“ Mon père a fait ses armes en fait chez Bouygues. Donc il faisait des lotissements euh... Il en
a ait pendant un certain temps, les maisons de maçons comme on disait à l’époque. Donc
euh... je m’y connais un petit peu sur le sujet oui !
- Que reprochez-vous à ces maisons ?
- C’est-à-dire qu’il n’y a pas de considération pour l’individu. ”

En revanche, la mauvaise architecture serait celle qui n’a pas pris beaucoup de temps à ses
concepteurs ni à ses constructeurs, et où la variable culturelle aurait été négligée :

“ Des fois j'ai l'impression, l'architecture me fait un peu cet effet là rapidement, on oublie un
peu les individus. ” [Monsieur C]

“ Les HLM des années... soixante enfin tout ce qui s’est construit vite fait quoi. C’est horrible
ça ! Les artichauts (rire) de Créteil [en fait les “ Choux ”, Créteil, Gérard Grandval].
” [Madame N]

“ Des fois, on voit des immeubles où effectivement on a l’impression que l’architecte n’a fait
aucun effort de... enfin de, pour rendre l’immeuble beau ou enfin bien intégré dans son
environnement ou autre et que le seul but c’était de fournir des logements... le plus possible
sur le moins de surface possible ou... répondant à tel ou tel autre critère mais... Enfin, oui, dans
pas mal de cas, comme les immeubles des années soixante-dix, qu’on essaie de casser
maintenant, on a vraiment l’impression que c’est fallait... fournir des appartements, des
logements un point c’est tout. Y’avait aucun autre critère... pris en compte. ” [Madame M]
Comme elle n’a pas fait (ou n’est pas lue comme ayant fait) l’objet de beaucoup de travail, la
mauvaise architecture est bête, plate , un peu gangnan, ras les pâquerettes, s’adresse à Monsieur
tout le monde, et au fond… ne doit pas être si confortable :

“ Des exemples de choses laides ? Oh bah c’est la petite maison toute bête, toute basse, avec
un petit toit comme ça... pas très pointu, des petites fenêtres et puis… Un peu la maison de
Blanche Neige mais sans le toit de chaume quoi ! C’est un peu, oui ces fameuses longères dont
tout le monde rêve là. Parce que je me dis que la distribution là-dedans doit pas être bonne, y’a
pas de lumière... on est à ras-de-terre tout le temps, voilà quoi. ” [Madame O]

En somme, une parfaite description de la maison de constructeur, celle que nous avons évoquée plus
haut. Lorsqu’il leur est demandé de fournir des exemples de mauvaise architecture, plusieurs de nos
interlocuteurs répondent à côté, biaisent en contournant une fois de plus la question esthétique pour
privilégier l’expression d’un sentiment ou d’une impression de malaise, parfois même physique :
dans la “ mauvaise architecture ” on est “ stressé ”, “ on ne se sent pas bien ”.

“ les grosses tours là, de Sarcelles qui sont... Et puis qui se sont dégradées quoi. C’est
franchement... C’est franchement moche quoi. C’est vrai que c’est stressant d’habiter dans des
tours ” [Madame N]

…mais cette intention est aussi une forme d’autorité

Les architectes paraissent imposer une réalité à laquelle les interviewés se cognent – d’où l’accusation
qui leur est régulièrement lancée, parfois fausse, de ne pas habiter les édifices qu’ils construisent96 -,
mais surtout il leur est reproché, comme nous l’avons déjà évoqué, de trop s’occuper de la façade au
détriment de l’intérieur, de ne pas manifester assez d’intérêt pour l’habitabilité, notamment :

“ - Vous avez une réaction assez forte contre l'extérieur des bâtiments…
- Je sais pas. Je trouve peut-être qu'ils réfléchissent trop à l'extérieur et pas à l'intérieur alors
qu'on vit dedans. On s'en fout comment c'est à l'extérieur. C'est... Comme des gens qui vont
faire des maisons, qui veulent faire un petit peu original et qui vont faire des espèces de... des
tours, des choses en pics. Oui c'est joli de l'extérieur mais faudra qu'ils m'expliquent comment
ils vont meubler. Enfin... Ce genre de choses. Enfin je vois vraiment pas l'intérêt de réfléchir à
ça si on n’a pas réfléchi à l'intérieur. ” [Madame E]

Lors de la présentation des exemples parisiens d’architecture moderne, la Maison de verre de Pierre

96 Ceci dit, l’accusation ne leur est pas réservée et elle peut également viser l’artiste, notamment celui-ci intervient dans
l’espace public. Ainsi du “ est-ce que Buren a mis ça dans son propre jardin ? ”, graffité sur l’une des palissades du chantier
du Palais-Royal analysées par Nathalie Heinich après leur démontage. Cf. Nathalie Heinich, “ Les colonnes de Buren au
Palais-Royal. Ethnographie d’une affaire ”, L’art contemporain exposé aux rejets. Etudes de cas, Editions Jacqueline
Chambon, Nîmes, 1998 (Ethnologie française, n°4, 1995), (pp.35-73) p.68.
Chareau a provoqué de nombreuses réactions. Pour plusieurs interviewés, elle n’a pas de façade, ou
bien sa façade n’a pas d’importance, ce qui justifie leur position ramenant à une hiérarchie, à laquelle
ils tiennent et qu’ils rappelleront explicitement : l’intérieur est plus important que la façade :

“ C'est génial, ça [la maison de verre]. Ça doit être incroyable, la lumière qu'on doit avoir là-
dedans. (…) Il y a des gens qui habitent là-dedans ? Je veux la même ! (rires)
- Alors là, tout d'un coup c'est de l'architecture ça !
- Oui, mais pour moi c'est plus de l'aménagement parce qu'en même temps, voilà c'est... Enfin
si, ça peut être beau à l'extérieur. Ça l'est pas plus que ça quoi. C'est plus un fonctionnement à
l'intérieur. Une lumière. Ça fait partie de l'architecture aussi. ” [Monsieur C]

La perte d’intérêt et de compétences de la plupart des architectes pour l’habitabilité (et donc pour la
transcription spatiale des habitus et leur correspondance avec les cultures) est sans cesse soulignée,
comme elle l’est banalement chez les maîtres d’ouvrage qui se plaignent de la formation des jeunes
architectes : “ un sur dix sait faire du logement ”, nous a dit l’un d’eux, maître d’ouvrage privé de
l’une des plus grandes sociétés d’économie mixte de France. Madame F va plus loin et formule
précisément le reproche adressé banalement à l’architecture moderne : celui d’oublier que la fonction
d’un espace n’est pas tout :

“ C'est vrai qu'il avait des choses assez... ingénieuses [dans la Cité Radieuse], mais... Je sais
pas je trouve ça, le résultat finalement... est trop froid. Enfin trop... A trop vouloir la
fonctionnalité on oublie un peu le reste... ” [Madame F]

Monsieur E exprime pour sa part une position plus nuancée à propos des architectes, reposant sur deux
expériences opposées. L’une avec un “ bon ” architecte, qu’il raconte comme une rencontre ayant
donné lieu à une série de discussions fructueuses, où il s’est vu impliqué dans la conception :

“ J’étais le client idéal et j’en avais tiré un bon prix du coup là euh... j’avais 60m2, possibilité
de faire quelque chose de sympa, là j’ai fait appel à un architecte. Que je connaissais plus ou
moins et je lui ai dit “ Bon écoute, il y a un budget, 150 à 200 000 Francs pour réaménager
tout ça ”. Et on a tout réorganisé, on a fait une pièce à vivre, on a eu de longues discussions, de
longs repas quelque fois bien arrosés avec un architecte et il m’a fait des plans, il m’a... il a
fait venir des entreprises, et là j’ai eu un appartement sympa.
- Qu’ a fait l’architecte que n’aurait pas fait l’artisan ?
- Que n’aurait pas fait l’artisan ? D’abord il a optimisé les surfaces, parce que 60m2 quand on
a deux enfants, il fallait trouver l’espace pour les chambres, un espace de lieu de vie, faire
glisser euh... la salle de bain à un autre endroit, la cuisine à un autre endroit. ” [Monsieur E]

L’autre expérience, avec un “ mauvais professionnel ”, sans imagination, qui n’alimentait pas le
dialogue avec ses idées, s’est mal terminée :
“ Je discute avec cette personne, il me dit qu’il a un architecte, enfin grosso modo un maître
d’œuvre, un maître d’ouvrage qui est un archi au mieux. (…) Mais, j’ai eu d’énormes
difficultés avec le maître d’œuvre et le maître d’ouvrage parce que je suis en procès pour des
malfaçons. Il me fournissait pas des choses intéressantes, il avait pas de choix, il avait pas
d’imagination, euh... (soupir) Mais ça a été vraiment une galère... pour finir à peu près cet
appartement, pour le livrer, ça a été une galère. On a été victime de gens qui n’étaient pas bons
professionnellement. ” [Monsieur E]

Pour madame B l’architecte est un ennemi qui représente la loi et l’argent. Complice des hommes
d’affaires, il oublie qu’il organise la vie des autres pour devenir lui aussi un homme d’affaires et ne
plus jouer le rôle social qu’elle estime être celui de l’architecte. Elle prête par exemple une
responsabilité aux architectes dans la disparition de la classe ouvrière des centres urbains :

“ - Je suis très en colère contre les architectes.


- Pourquoi ?
- Là par exemple, je peux donner un exemple très précis, mes grands-parents avaient acheté
pour créer leur atelier de photographie à Levallois… une très jolie petite maison, une grande
maison d’ailleurs... qui faisait ... 300 mètres carrés avec une cave et un jardin. Et c’était une
série de maisons qui se ressemblaient en fait […] années 1850, 1880 […] Et... il y a à peu près
une dizaine d’années, mes parents ont été expulsés par Balkany qui a fait donc une affaire
immobilière sur des raisons d’insalubrité qui étaient complètement fausses. (…) Et à la place,
il y a eu un programme immobilier. Mais c’est monstrueux ce qui a été construit ! Monstrueux
! […] Oh c’était affreux : du verre mélangé avec du plastique et de la pierre. Ça ne ressemblait
à rien quoi. Uniquement pour faire du fric. […] C’est une espèce de barre, de truc uniforme.
Déjà. Le genre de programmes, vous voyez qu’on voit ... Ah attention, les trucs de Neuilly,
“ Les hauteurs de Neuilly ” ! C’est la compromission des architectes […] dans la mafia de
l’argent […] Donc non seulement ils ont détruit mais en plus ils ont fait une merde
monstrueuse à la place. […] Et malheureusement, je suis désolée, les villes, elles sont
défigurées par ça. Et ça, ça me met vraiment en colère. (…) C’est monstrueux parce que ça n’a
pas de conception, ça n’a pas d’idée. La seule idée c’est faire du fric pour les bourgeois,
vendre au maximum vite […] on trie en premier sur la rentabilité. Donc j’imagine, c’est
construire vite. […] Critère de rentabilité, faire de l’argent. Plaire. Plaire au plus grand
nombre, il y a aucun risque. Voilà. A bas prix. Gagner beaucoup de fric. On n’en a rien à
foutre de comment les gens vivront à l’intérieur. C’est toujours pareil, bah c’est le fascisme
c’est-à-dire euh... une, une poignée qui bénéficie et puis la majorité, on n’en a rien à faire. ”
[Madame B]

Elle reproche à l’architecte, quand il n’est pas sincère et honnête, d’incarner l’histoire (tant son
histoire personnelle que l’Histoire), mais aussi de la fixer en la construisant. En somme, l’architecte
représenterait les forces de l’argent mais aussi le pouvoir, auquel les “ petites gens ” n’ont pas accès, et
contre lequel ils ne peuvent rien ; position et vision qui rappellent celles soutenues également par de
nombreux architectes “ en colère ” et plutôt “ gauchistes ” (gauchistes plutôt que communistes97) au fil
des années de l’après-Mai qui virent éclore un sentiment assez prononcé de “ haine de soi ”, de haine
de l’architecture et de ce qu’elle représente socialement (et de haine des architecte en tant que corps) 98
. Il suffit aussi de rappeler Vices publics et vertus privées, deux enquêtes de Léon Krier opposant le
logement privé, "toujours des maisons parfaitement traditionnelles", des architectes "modernistes", les
"bourreaux", à leurs constructions qui ont détruit des pans entiers des centres de Londres, Berlin ou
Luxembourg99. Et notre interviewée d’en profiter pour dénoncer la “ société de consommation ” revue
à l’heure du No logo :

“ ... Je suis contre la peine de mort à l’exception des architectes ! Je hais les Halles !
- Pourquoi?
- Parce qu’on a tué l’esprit. On a tué un esprit. On a tué le cœur, le ventre de Paris. On a tué
une âme, on a... on a mis une croix sur un monde, sur des gens, sur euh... Et malheureusement
ces gens, bah ils ne peuvent pas le dire quoi ! Parce que c’est des gens petits.
- Et alors dîtes moi par rapport à ce qui existe, comment, comment vous trouvez ?
- C’est une violation. C’est un viol. Au nom de la propreté, on enlève les poissonneries, parce
que ça pue. C’est ce qui a été fait à Levallois. On met des banques et des boutiques de
fringues, c’est insupportable. Comme si d’un seul coup on oubliait la fonction “ Manger ” de
l’homme. Qu’on ne voyait plus en lui qu’un... qu’un consommateur... qu’on valorise et après
on s’étonne qu’il y ait des… des bandes de loubards qui viennent là. C’est tellement... “ No
future ”... ça, ça, ça prostitue l’âme humaine. ” [Madame B]

L’architecture ? “ Ce n’est pas pour nous ! ”

Pour les personnes rencontrées lors des visites des maisons de la Villette, qui ont aussi visité
l’exposition Vivre c’est habiter, l’image de l’architecture, vue a priori comme un luxe peu abordable,
est (très) progressivement battue en brèche. L’une des interviewées a d’abord énoncé l’évidence, dans
97 Voir à ce propos Jean-Louis Violeau, Les architectes et mai 68, op. cit.
98 Cela explique la teneur de jugements d'architectes exprimant les rapports qu’ils ont pu entretenir à travers l’Histoire avec
le politique. Ainsi, Roland Castro, alors qu’il est en charge de l’opération Banlieues 89 : " [les rapports avec le politique]
sont une horrible catastrophe (...) Horrible photo d'Auguste Perret avec Mussolini ! Fasciné ! Lettre de Le Corbusier à Pétain
: J'arrive. Tout cela est totalement lié à la passion de bâtir qui fait que l'on n'est pas très regardant sur l'idéologie ”. “ Parce
que structurellement, architecte, c'est légitimiste, c'est guadeloupéen, c'est-à-dire ça vote pour le pouvoir, ça adore ça ”?
Roland Castro, "Architecture et politique depuis 1966 ” et "Débat", Ville - Forme - Symbolique - Pouvoir - Projets (actes de
colloque), IFA/Mardaga, Paris-Bruxelles, 1986, (pp87-96) p.89 et (pp.116-126) p. 123.
99 Krier compte faire ainsi apparaître "la preuve irrécusable d'une hypocrisie professionnelle inégalée au cours des siècles",
et désigner "les menteurs qui en trente ans condamnèrent sans la moindre pitié plus de cent millions d'Européens à vivre dans
des cages indignes des lapins mêmes". Cf. Léon Krier, "Luxembourg : Mir wölle bleiwen, wât mir sin (Nous voulons rester
ce que nous sommes, maxime nationale luxembourgeoise) - Série "Vices publics et vertus privées", Revue des Archives
d'Architecture Moderne, n°20, 1981, (pp.41-50) p.41. Voir également la même enquête menée précédemment par Léon Krier
à Londres, où il enseignait à l'AA School, dans le n°18 (1980, pp.7-12) et à Berlin dans le numéro suivant (n°19, 1980, pp.83-
87). Dans l'enquête londonienne, sont passées en revue les demeures edwardiennes, victoriennes, ou italianisantes des
Smithson, de James Stirling, Cedric Price, Norman Foster, Richard Rogers, Peter Cook, Reyner Banham, tous accusés - sauf
bien sûr le dernier - d'avoir "collaboré activement et fanatiquement à la destruction des villes et campagnes anglaises". A
Berlin, Krier raffine ses choix : "nous ne voulons pas faire ici le procès de vulgaires architectes commerciaux qui tous
habitent d'élégantes maisons anciennes ; nous nous concentrons uniquement sur l'hypocrisie professionnelle des architectes
les plus illuminés et les plus engagés. A la différence des premiers, ils sont tous sympathiques et tous défendraient leurs
oeuvres comme étant moralement justes." (p.86).
son milieu, du choix sur catalogue d’une maison préfabriquée de constructeur, essentiellement pour
des raisons financières et culturelles, pour ensuite expliquer son possible recours à un architecte
comme une manière de s’affirmer, et à travers le dialogue avec le concepteur, prendre la parole et
affirmer ses idées :

“ J’avais une idée préconçue qui était : si on passe par un architecte c’est forcément quinze
fois plus cher. J’avais vraiment ça dans la tête alors que ce n’est pas forcément vrai. (…) Je
pense que mes parents n’y ont même pas pensé d’ailleurs quand ils ont acheté leur pavillon.
Parce que, enfin on a l’habitude; les grands-parents ont fait ça, les oncles, les tantes tout le
monde achète une maison sur catalogue. C’est moins cher et voilà quoi. On pense forcément
que l’originalité, quelque chose comme ça a un coût supplémentaire.
- Alors pourquoi vous avez changé d’idée ?
- Pour moi, étant fille d’ouvrier, je me dis les architectes c’était pour les cadres supérieurs
c’est pas pour nous quoi. Donc je n’y pensais même pas. Et il [son ami] m’a prouvé par A+B
que c’était pas le cas, donc j’ai commencé à réfléchir là-dessus. Et le fait de pouvoir discuter
avec quelqu’un, de dire voilà notre façon de vivre, notre façon de penser, de vraiment faire
une maison pour nous. Ce concept là me plaît. ” [Mademoiselle E]

L’Architecture, forcément monumentale ?

Pourtant, même parmi les interviewés qui ont fait la démarche d’aller voir les maisons de la Villette,
l’architecture est nécessairement monumentale, publique, ou a minima patrimonialisée :

“ Moi je m’imagine pas tellement vivre dans du neuf, neuf. J’y ai vécu par épisodes mais... ça
m’intéresse pas. […] l’appartement haussmannien ça, ça m’intéresse, en appartements. En
architecture, je suis plus... plus ouvert. ” [Monsieur E]

Est-ce à dire que l’habitation n’est pas de l’architecture sauf quand elle se patrimonialise ? On retrouve
ici, répétée à maintes reprises, la liaison entre une architecture prestigieuse et monumentale, et un
pouvoir. En l’occurrence les interviewés montrent un sens aigu de l’idée de convenance, c’est-à-dire
de la correspondance entre statut de l’occupant (ou du commanditaire pour un édifice public) et type
de bâtiment. Ces “ lieux du pouvoir ”, qui ont “ une signification sur l’orientation politique” [Monsieur
E], sont souvent confondus avec l’essence des “ lieux de l’architecture ” et ne conviendraient donc pas
pour l’habitat. On se souvient que l’architecture domestique s’est appelée aussi “ privée ” dans le
meilleur des cas mais aussi “ mineure ” dans l’histoire avant de devenir pleinement au XVIIe siècle,
avec les premiers traités, un sujet d’architecture. Ce moment aurait-il laissé des traces dans la culture
française ? La présentation de bâtiments remarquables du XXe siècle à Paris provoque des réactions
très fortes chez les uns et les autres, certains découvrant des lieux et des émotions, d’autres exprimant
des opinions qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de livrer dans le premier temps de l’entretien.

Pour le même monsieur E, l’architecture moderne se réfugierait dans le monument, même modeste :
“ Par exemple, rue Oberkampf, il y a, à côté de la Poste il y a un immeuble,
[l’immeuble pour Jeunes postiers de Frédéric Borel] qui est souvent vu dans les bouquins
d’architecture qui est intéressant en volume. De l’extérieur. (…) Mais est-ce des lieux à vivre,
ça je ne sais pas. Esthétiquement je trouve très beau. Je trouve des bâtiments publics très, très
beaux. Qu’est-ce que j’aime bien comme bâtiments ? L’Institut du monde arabe, j’aime bien
mais c’est peut-être lié à la matière qu’il y a à l’intérieur (rire) ! (…) C’est de l’alu avec un
truc qui devait marcher, c’est-à-dire qu’on devait ouvrir par cellules photosensibles vous savez
? Mais ça ne marche pas trop. Je trouvais ça astucieux. ”

La dignité, la majesté, l’expression du pouvoir civil ou religieux sont des qualités reconnues à la “
vraie architecture ”, celle qui donne des émotions et organise un espace de mise en scène du social, et
même Madame B, qui affichait précédemment des griefs farouches envers l’architecture perçue
comme une manière d’asseoir une autorité sur les “ petites gens ”, reconnaît son attirance pour un
bâtiment qu’elle qualifie cependant de néo-fasciste, dans lequel elle se sent paradoxalement valorisées
et non écrasée :

“ Eh bien bizarrement, j’aime le style néo-fasciste. Je sais pas pourquoi, j’ai


toujours adoré. Par exemple le Trocadéro. Bon moi j’appelle le style néo-
fasciste mais en fait c’est pas… Ça a été après beaucoup euh... récupéré par...
par Mussolini, la Machine à écrire à Rome, vous voyez ce truc avec des
escaliers très grands un peu, comment... Et bizarrement, bizarrement j’aime
aussi ce style là. Et donc j’adore, alors pourquoi, parce que... Il y a le côté
temple, il y a un côté temple. Et puis il y a un côté très épuré, un peu à la
japonaise, c’est des formes... des formes très épurées, très courbes, très blanc.
Ce que j’aime bien aussi dans cette architecture là c’est le côté euh... (pause)
épuré vraiment, épuré et lumière. C’est des bâtiments qui sont quand même
basés sur les ouvertures, sur la lumière, sur l’espace intérieur, en échange
avec l’espace extérieur. Je trouve que c’est un lieu valorisant. Par exemple je
ressens au Trocadéro, ce que je ressens au Parthénon d’Athènes. C’est
quelque chose de très euh... majestueux. Je sais pas si j’aimerais vivre dans le
Trocadéro mais en tout cas je trouve ça beau à l’œil. Très beau à l’œil. J’aime la
mise en scène des personnages dans ces lieux là. ” [Madame B]

L’architecture est ici décrite comme cet art qui procure des émotions liées à l’expérience corporelle,
émotions provoquées par les dimensions, les volumes, les contrastes, les rapports de transparence entre
intérieur et extérieur. Ces qualités sont plus faciles à mettre en œuvre dans des monuments aux
dimensions importantes que dans l’habitat. Le sublime décrit ici, le sentiment de dépassement du
banal, du quotidien voire du trivial, y est difficilement atteignable.

Lorsqu’il lui est demandé de mentionner des références architecturales positives, madame N, qui avait
reconnu d’emblée ne “ pas se situer dans l’affectif ” et s’était décrite comme “ terre à terre ”, répond
paradoxalement en donnant des exemples d’ambiances urbaines (“ des impressions parce qu’à
l’intérieur je ne sais pas comment c’est ”) plutôt que de mentionner des bâtiments précis :

“ J’ai plein de... d’architectures en tête. Je pourrais vous dire que Toulouse j’adore. Parce que
c’est rose et puis, enfin c’est coloré. Par rapport à Bordeaux où j’ai détesté parce que j’ai
trouvé toutes les façades grises et toutes moches. Il paraît que c’est la pierre qui est comme ça,
mais bon ! J’ai pas trouvé ça terrible. (…) Oui, c’est des impressions. Parce qu’après à
l’intérieur, je sais pas comment c’est. Si j’aime bien par exemple la rue Caulaincourt. (…)
Parce qu’elle est toute “ serpentée ” déjà, elle monte, c’est pas une rue comme toutes les rues,
comme les grands boulevards parisiens. Euh... Y’a un peu de verdure, ils ont mis pas mal
d’arbres. Puis il y a tous les escaliers là de Montmartre, ça fait un peu village. Donc c’est
vrai... C’est quelque chose de plus intime, on va dire.” [Madame N]

C’est notamment pour répondre à cette absence de références précises, qu’il nous avait semblé utile de
présenter aux personnes rencontrées, à l’issue de l’entretien “ traditionnel ”, un ouvrage offrant un
panorama des architectures parisiennes les plus marquantes, allant du tout début à la fin du XXe siècle.
A rebours du goût pour le pittoresque (le tracé des faubourg opposé aux alignements des grands
boulevards parisiens) dont témoigne l’interlocutrice citée plus haut, s’est alors dessiné chez certains un
goût marqué pour les bâtiments exprimant une volonté politique marquée, en l’occurrence la BNF :

“ Il y a des bâtiments qui me semblent... par exemple dans les bâtiments dits mitterrandiens, il
y en a que je un que je trouve sympa parce que ça a une signification sur l’orientation
politique, c’est la TGB. Je trouve que c’est une belle réalisation. Symboliquement, qui
symbolise... une volonté politique de l’écrit, le caractère précieux du livre et de la mémoire.
Ca, ça me paraît être intéressant. ” [Monsieur E]

Dans ce cas, l’empreinte du symbole représenté est plus forte lorsqu’il s’agit de se construire une
opinion, et elle l’emporte sur la force des caractéristiques architecturales du bâtiment lui-même. En
revanche, pour un graphiste, la BNF offre d’autres charmes :

“ La BNF, (…) je trouve pas que c'est une grosse erreur. Je trouve l'espace, je trouve ça assez
joli. Je trouve que ce qu'ils ont fait, c'est... Il y a des choses que j'aime bien en fait. Ces espèces
de gros titrage qui sortent de biais au sol, je trouve ça beau.(…) Il y a des gros trucs qui sortent
comme ça, un peu en biais sur l'esplanade. C'est des murs avec des grosses lettres dessus.(…)
J'aime bien. Je trouve ça graphique pour le coup. ” [Monsieur C]

La pyramide du Louvre est l’un des bâtiments les plus spontanément cité. L’idée d’un espace autrefois
abandonné aux voitures et redonné à l’ensemble de la population, a été remarquée à plusieurs
reprises :
“ Alors moi je suis fan de la pyramide du Louvre. (…) Ce qui m’intéresse, dans la pyramide,
c’est... c’est pas la pyramide elle-même, c’est pas le côté verre et cetera, c’est... la perspective
que l’on a de cette cour du Louvre aujourd’hui. Moi j’ai connu le Louvre... parking hein. Et je
trouve que d’avoir su réhabiliter, donner... donner cet espace. J’aime bien cette idée... d’espace
vide sur lequel on peut se balader, s’asseoir, discuter. (pause) Avec cet espace d’eau aussi,
j’aime bien quand il y a… ces grands trucs d’eau là. Ça fait place du village, ça fait euh... Les
gens, les gens, voilà… on se photographie… on discute. C’est complètement réhabilité. ”
[Madame B]

C’est presque la même opinion qu’exprime monsieur E, pour sa part véritablement usager de cet
espace :

“ Le Louvre avec la fameuse pyramide de Pei si mes souvenirs sont bons. Euh... non là je
trouve que c’est devenu un lieu de vie. D’ailleurs ayant travaillé au ministère de l’économie et
des finances, cet endroit là c’était un vaste parking et maintenant c’est devenu un lieu de vie. ”
[Monsieur E]

Plus encore, la pyramide met en valeur les bâtiments existants, et les interviewés soulignent que le
mélange des styles était pourtant risqué :

“ C'est vrai que la pyramide du Louvre je trouve ça sympa […] ces vieux bâtiments quoi
finalement qu'on voit tellement, je trouve qu'on les regarde pas de la même façon. ” [Madame
F]

“ Très beau ? Contemporain ? Je sais pas enfin si ici je trouve ça très, très joli mais... très beau
j’irai pas jusque là. J’aime bien la pyramide du Louvres, par exemple. Il y a une émotion
quand on voit ça. C’est beau... Pourtant, à cet endroit-là ! Moi quand ça s’est fait j’étais en
province donc j’ai pas suivi le truc... Mais quand j’ai vu, je me suis dit ça va bien quoi.
” [Madame O]

Comment comprendre ce plébiscite massif pour la pyramide de Pei qui, après tout, n’avait rien
d’évident ? D’abord le temps - elle a presque 20 ans - a déjà fait son travail d’ “ intégration ”. Et puis,
nous l’avons relevé, les valeurs et la réception accordées aux monuments et à l’architecture publique
ne sont pas du tout les mêmes que celles attribuées à l’architecture domestique. Ensuite la forme
pyramidale, tout simplement, est relativement appropriable car facile à lire encore aujourd’hui : elle
renvoie à l’imaginaire de l’enfance lié aux pharaons, la bande dessinée etc… Dans un numéro de la
revue Le Débat consacré aux Grands projets, au moment où ces derniers s’achevaient, en 1992,
Philippe Genestier avait – courageusement - tenté de les caractériser génériquement sous le titre des
“ épures de l’arche pure ”. Il évoquait en premier lieu “ des solides platoniciens de grandes
dimensions ”, des “ formes pures, réduites à la géométrie ” affirmant “ une volonté de singularité ” et
“ rejetant les conventions traditionnelles de lecture de la ville et de ses bâtiments ” : “ cette manière
produit un fort effet plastique, la forme impressionne par sa masse, la planéité des facettes frappe le
regard par leur rectitude ”100. Quelques pages plus loin, dans ce même numéro, Joseph Rykwert en
venait pour sa part directement au fait sous le titre de “ Keynes et le pharaon ”. Au-delà de l’anecdote,
demeure ce rapprochement entre les “ formes simples ”, l’une des variantes – multiples – du
classicisme et du “ goût classique ”, et une définition possible de la “ culture occidentale ” au sens
large. “ La force de l’habitude provient du sens de l’ordre ” : c’est le constat, illustré par une tache
d’encre de Rorschach, qu’a choisi l’historien d’art Ernst Hans Gombrich pour ouvrir son chapitre
traitant de “ la vigueur des habitudes perceptives ”101. Et c’est là, à propos de l’architecture et de sa
perception, que Gombrich reconnaît sa dette envers sir John Summerson, l’auteur du Langage
classique de l’architecture (1963) définissant cette tradition comme “ le type de conception graphique
le plus stable et le plus exhaustif que le monde ait connu ”, “ l’équivalent architectural de la langue
latine ”. Et Gombrich, à propos de ce “ cadre cohérent d’un langage convenu ”, de remarquer qu’ “ en
général, on ne devient conscient de ces habitudes que lorsqu’on nous demande de les abandonner ”,
sachant que “ la résistance aux changements technologiques et artistiques, tant déplorée par les
critiques et les réformateurs, est symptomatique d’un besoin profond ”102…

En découvrant ces projets - plus ou moins “ grands ” - qui leur sont présentés, les interviewés se
rendent compte que leur opinion sur les architectes reste peut-être à nuancer :

“ (à propos de l’opération de logements de la rue de Meaux, Renzo Piano) Ah oui, il y a quand même
de très belles choses dans ce bouquin. Ils font les choses bien, quand même, les architectes. ”
[Monsieur I]

Nous avons dit plus haut que certains visiteurs de la Villette offraient une vision parfois particulière -
sinon “ optimiste ” - du fait architectural contemporain. Mais il est frappant par ailleurs de remarquer
que ce sont les mêmes qui s’intéressent aussi très fortement au patrimoine en général, et notamment au
patrimoine du XXe siècle. Le milieu de certains interviewés explique leur facilité à exprimer des
positions tout en usant d’un vocabulaire adéquat. Ainsi l’un de nos interviewés, celui qui a eu un père
ouvrier du bâtiment et a été précocement acculturé à ces thèmes, tout en se fixant sur la question de
l’usage qu’en font les habitants, et en fait sur le rôle social des architectes. Une autre, issue de la
moyenne bourgeoisie, a eu un père militant pour le patrimoine et a été élevée dans cet intérêt pour
l’architecture, et reste marquée par la beauté des pierres et leur conservation :

“ [Mon père] a beaucoup milité pour justement protéger le vieux Paris, il a été révolté... Ce
que je dis du Forum des Halles, c’est ce que je ressens profondément, mais si je peux le dire
aujourd’hui et si je le ressens précisément c’est parce qu’il [mon père] a été très militant
également.

100 Philippe Genestier, “ Grands projets ou médiocres desseins ? ”, Le Débat, n°70 (“ Sur les nouveaux monuments
parisiens ”), mai-août 1992, (pp.85- 96) p.87.
101 Ernst Hans Gombrich, “ La force de l’habitude ”, The Sens of Order, Phaidon Oxford, 1979, chap. 7 repris in Gombrich :
l’essentiel. Ecrits sur l’art et la culture, Phaidon, Oxford-Paris, 2003 (1996), (pp.223-256) p.223.
102 Idem, p.234.
- Et donc vous avez été éduquée d’une certaine façon ?
- Ah oui je pense, oui. Eduquée en tout cas mobilisée, mobilisée à l’œil quoi. (…) J’ai été
habituée à être sensibilisée sur le patrimoine, sur ce qui fait la beauté de Paris. ” [Madame B]

Cette notion de mobilisation rappelle à quel point l’architecture est assimilée par les personnes
rencontrées à plusieurs formes de pouvoirs, dans la double acception du terme, entre autorité et
possibilité. Pouvoir des personnes financièrement favorisées, qui peuvent se permettre de faire appel à
un architecte, ce qui est perçu par beaucoup comme un luxe. Pouvoir des politiques et des promoteurs,
qui se servent de l’architecture pour diffuser ou imposer leur point de vue en érigeant des monuments
ou au contraire en saccageant les centres anciens. Pouvoir symbolique enfin, celui de la prise de
parole, à laquelle on accède, en osant faire appel à un architecte pour l’élaboration de sa propre
maison, pour ne pas subir mais choisir comme le disait madame E précédemment “ le fait de pouvoir
discuter avec quelqu’un, de dire voilà notre façon de vivre, notre façon de penser ”. A condition, bien
entendu, d’avoir été mobilisé, tout au moins préparé, à cette éventualité.

La tempérance

Quelle que soit l’image de l’architecte et quel que soit le “ pouvoir ” reconnu à
l’architecture, l’idée de la tempérance comme qualité française issue de la Renaissance et tant
valorisée à la fin du XIXe siècle, nous est apparue comme une valeur toujours partagée, même
par ceux qui semblent les moins à l’aise avec les hiérarchies et les codes culturels. Sachant
que derrière la tempérance, le raisonnable – l’équilibre des contraires - n’est jamais bien loin.
C’est notamment ce constat qui nous a conduits à très vite évoquer le neutre comme une
catégorie générique d’évaluation. Les habitants d’Apollonia eux-mêmes ont vanté les qualités
du neutre mais pour l’intérieur, alors qu’ils habitent un immeuble qui se met en scène de
façon voyante dans le paysage.

La catégorie du neutre nous a paru le mieux résumer ce balancement caractéristique de


l’expérience du quotidien, entre familier et étranger, qui est aussi le théâtre intime de la
formation du jugement de goût. Ce jugement se fixe lentement, et il est, nous l’avons vu,
persistant plutôt que fixe et définitif. Rejoignant le régime de temporalité qui domine la vie
quotidienne, une succession des jours définie comme ce qui survit à toutes les crises et excède
les vies singulières, le jugement de goût s’organise suivant des structures persistantes,
statiques en apparence mais mues par un lent mouvement d’ensemble, à l’image de ce que
Fernand Braudel décrivait sous la notion de longue durée. Le “ goût ” (et le goût pour le
neutre en particulier), c’est en quelque sorte une puissance du temps, une puissance de
résistance, de résilience. Et un peu comme dans la vie quotidienne où notre expérience
s’organise autant autour d’une familiarisation progressive avec des espaces et des
temporalités qu’au fil de l’exploration régulière de frontières et de seuils vers l’étranger (à
l’image de la bipolarité Hestia (la divinité du chez-soi) / Hermès (la divinité des seuils et des
routes) qui structurait l’espace grec antique et organisait son quotidien), le familier et
l’étranger coexistent en permanence dans la formulation par les habitants rencontrès du
jugement de goût. Comme dans le quotidien, pas de “ synthèse ” entre ces deux pôles mais
une coexistence, une forme de “ paix quotidienne ”, une “ pacification ” qui n’empêche
cependant pas les étranges irruptions : surprises, conflits, désorientation manifeste, ou plus
banalement “ faute de goût ”. “ Étrangement familier ” ou “ inquiétante étrangeté ”,
l’expression freudienne, dont se sont récemment emparés les architectes proches de l’école
contemporaine suisse peut être comprise comme le moment où tout ce que l’on prenait pour le
plus familier et habituel présente soudain un étrange visage, sous la croûte du familier, de
l’éternel retour et de la fréquence, sous la croûte du temps quotidien fait d’adhésion et de
“ normalité ”. Ce conflit entre le familier et l’étranger n’est jamais totalement résorbé, le
chiasme persiste et rejoint (peut-être) une forme d’inquiétude originelle constitutive de notre
être103.

De manière analogue, le beau n’est jamais défini en tant que tel, mais plutôt par la négative,
la préférence ou le rejet : “ c’est pas beau ”, “ j’aime ”, “ je n’aime pas ”, “ je suis pas
fan ”, et l’enthousiasme et l’expression d’une émotion très forte est rarissime. Il semblerait
pourtant à première vue que le beau renvoie communément à l’unité (de style, de lignes,
d’époque voire de matériaux) et la laideur à l’incohérence, même si l’idée que le “ choc ” ou
le contraste peuvent aussi être à l’origine d’émotions esthétiques, ouvrant dès lors à des
perceptions et à des sentiments plus intenses – qui restent toujours aussi difficiles à exprimer.

Au terme de cette recherche exploratoire, qui s’est appuyée sur un échantillon restreint d’entretiens,
demeurent ouvertes nombres de questions et d’hypothèses, telles qu’elles ont pu apparaître tout au
long du travail. Y aurait-il une résistance particulière à endosser les catégories “ savantes ”, à en être
curieux, à les assimiler, les intérioriser et tout simplement les prendre en compte ? En retour, cette
résistance ne nous a jamais conduit, il faut l’avouer, à mettre profondément en doute nos propres
catégories de perception et de lecture. Jamais en effet nous ne sommes sentis “ tenus en respect ” par
nos interlocuteurs ou en position dominée104, même si certains d’entre eux possédaient parfois un réel
capital culturel et une forme d’appétence pour les formes et le domaine visuel en général.

103 Pour une exploration philosophique récente de cette notion de “ vie quotidienne ”, voir Bruce Bégout, La découverte du
quotidien, Allia, Paris, 2005. A l’inverse d’aînés autrement engagés dans d’autres temps (Michel De Certeau et L’Invention
du quotidien, ou Henri Lefebvre et les éditions successives de sa Critique de la vie quotidienne), plutôt qu’une vision
romantique de la résistance, du jeu avec les règles et les écarts et de l’invention permanente, Bégout développe la vision d’un
homme quotidien empreint de prudence, une recherche prudente (et constitutive) d’articulation entre le familier et l’étrange, à
la recherche permanente d’un équilibre, d’une médiocrité au sens des antiques, d’un juste milieu… bref d’une tempérance
ainsi que nous avons pu l’évoquer plus haut à propos du “ goût ”.
104 Jamais, par exemple, nous n’avons ressenti que notre propre culture architecturale était déniée par nos interlocuteurs qui
lui en auraient opposé une autre, éventuellement “ supérieure ”. En revanche, dans leur Journal d’enquête paru aux PUF en
1997 sous le titre Voyage en grande bourgeoisie, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot sont longuement
revenus, en premier lieu dans le chapitre “ Aises et malaises des chercheurs ”, sur le malaise culturel qu’ils ont pu souvent
ressentir face à leurs interlocuteurs, malaise qu’ils retournent volontiers à destination de leurs propres collègues sociologues
assis sur les certitudes de la structure en chiasme décrite par Pierre Bourdieu dans La Distinction qui voit croître le capital
culturel lorsque le capital économique décroît - et inversement. Et les Pinçon-Charlot d’adresser en retour à leurs pairs une
mise en garde contre l’ethnocentrisme d’une “ classe moyenne intellectuelle ” ayant réussi socialement grâce au capital
scolaire et réduisant volontiers la culture au livre : “ souligner que d’autres catégories disposent de façon massive d’autres
formes de ce même capital [culturel], c’est dévaloriser ce qui peut permettre à ces classes moyennes intellectuelles de se
vivre comme dominantes, au moins sous ce rapport ” (p.103).
Serait-ce cette résistance qui conduirait à valoriser la tempérance et l’équilibre tout en rejetant les
expressions architecturales extrêmes, perçues comme de simples gestes formels non justifiés
logiquement, c’est-à-dire, pour la plupart des habitants, dans une logique de l’usage, de l’utile et du
nécessaire ? Comment se construit-elle et comment se décline-t-elle suivant les groupes sociaux ?

Sachant que l’avant-garde qui revendique l’autonomie des formes joue volontiers sur une esthétique
du vide, sur un jeu formel et plastique en général associé à la retenue et au minimalisme, un paradoxe
émerge : le vide, lorsqu’il est compris comme une intention de l’architecte, bref le “ vide signé ”, est
perçu, par nos interviewés, comme exubérant, alors que le chargé (décoré, orné…) est assimilé au
normal et au raisonnable. Parallèlement à ce que nous avons dit d’un neutre “ savant ” qui se dissociait
d’un neutre “ populaire ” ou tout du moins ordinaire, y aurait-il donc un vide “ savant ” qui
s’opposerait à un vide médiocre et sans qualités ?

Est-ce un déficit de langage qui empêche tout simplement de voir ? Cette restriction du champ
linguistique des interviewés est-elle apprise, puis cultivée par l’éducation “ à la française ” où dire
l’espace n’est pas banal ou n’est peut-être pas encouragé ? La perception serait démobilisée, effacée,
rendue passive par l’incapacité à décrire et provoquerait une absence du souci d’analyser et
d’interpréter, comme pourtant on se sent tenu de le faire devant un tableau authentifié comme relevant
du champ de l’art et de l’appréciation esthétique. Ne pas pouvoir dire, c’est ne pas pouvoir apprécier.
Il n’existerait dans ce cas d’architecture qu’à partir du moment où elle peut être énoncée, formulée,
verbalisée, mise en mot. Comme si la correspondance mot/forme était indispensable, était un préalable
à la perception, tout au moins pour percevoir les nuances et avoir l’impression d’avoir quelque chose à
voir, à lire et à comprendre. Quand les mots deviennent formes.
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