Vous êtes sur la page 1sur 6

1

Constantine les 6 et 7 Décembre 1989


Ministère de L'équipement - Université de Constantine
TABLE RONDE
PATRIMOINE ARCHITECTURAL ET PROJECTION

L’ARCHITECTURE COMME PRATIQUE CULTURELLE

SITUATION - QUESTIONS

Durant la période médiévale et jusqu’au début du 19è siècle, l’architecture traditionnelle en


Algérie, s’est caractérisée par une grande variété de styles régionaux.

Pendant la période coloniale, ces styles vernaculaires ont peu évolué alors que les pratiques
modernes de l’architecture pénétraient le pays et étaient l’expression soit des styles
européens tels que le style moderne ou international, soit de variations locales de ces styles
tels que le néo - mauresque.
Depuis l'indépendance s’est progressivement développée une pratique algérienne de
l’architecture de plus en plus importante. Ces dix dernières années environ un million et demi
de logements ont du être réalisés ainsi que de nombreux équipements : administrations,
universités, sièges sociaux, etc. Le nombre d’architectes a augmenté rapidement passant
d’une cinquantaine en 1970 à plus de trois mille actuellement, et chaque année cinq à huit
cents architectes sont diplômés.

Une promenade à travers le territoire national montre que la diversité des architectures
traditionnelles est remplacée par une homogénéisation des types 1 et que le patrimoine
architectural, Médinas et Ksours, de façon générale à l’abandon est dans une phase de
dégradation rapide sinon de disparition. Les données et analyses disponibles sont
insuffisantes pour une compréhension satisfaisante de la situation.
Nous avons tenté un début d’analyse à partir des hypothèses suivantes :

1/ L’architecture est en crise. Cette crise se traduit par une désarticulation architecture-
production du cadre bâti.
2/ Cette crise s’explique par le sous - développement dans ses différentes dimensions et
reflète les problèmes de la culture et de l’identité algérienne.

3/ L’identité est une structure qui se maintient et se reproduit en changeant constamment.


Dans le domaine de la culture et de l’architecture, le processus de construction, par chaque
génération de son identité et de l’identité nationale, est producteur de ruptures.

1
Une projection de diapositives sur le patrimoine architectural algérien montrait la diversité de l’architecture
médiévale, les différents styles de l’architecture coloniale et la production actuelle avec cette
homogénéisation des types.
Tewfik Guerroudj L’architecture comme pratique culturelle Constantine les 6 et 7 décembre 1989
2

Partant de ces hypothèses, nous allons aborder l’expression de la crise à travers le rapport
architecture / construction, les problèmes de rupture et tenter quelques éléments de
perspective.

LE RAPPORT ARCHITECTURE / CONSTRUCTION

La crise de l’architecture, comme la plus part des crises de façon générale, a de multiples
dimensions. Sa principale manifestation est une coupure entre la construction et
l’architecture, c’est à dire que la dimension culturelle de la construction a été perdue de
façon générale. Les bâtiments sont conçus, dans une logique d’un utilitarisme réducteur,
comme des objets devant remplir les seules fonctions qui sont directement à l’origine de la
commande.

Or, les bâtiments constituent le cadre bâti, c’est à dire la partie principale de notre
environnement quotidien et, à ce titre, ils ne peuvent pas être considérés comme de simples
objets, déplaçables et interchangeables car, ils doivent permettre d’identifier, de
caractériser, de localiser les lieux, de constituer la ville avec son ordre, sa lisibilité, sa
diversité. Les bâtiments sont aussi un des éléments constitutifs de la culture qui a permis de
les produire et qu’ils contribuent à caractériser.

Ces fonctions importantes sont accomplies grâce à des traditions intériorisées dans les
sociétés médiévales, relativement stables et en équilibre. Elles ne peuvent plus l'être de la
même façon dans la société actuelle en pleine mutation et soumise à la pression de besoins
croissants que ces ressources ne lui permettent pas de satisfaire2.
Remplir ou tenter de remplir ces fonctions nécessite un effort supplémentaire pour que la
construction soit l’occasion de faire de l’architecture et que l’architecture soit un geste
urbain. Ce fait est implicitement reconnu par les textes sur le permis de construire et par
l'existence de toute une activité d’urbanisme (ce qui montre bien que la ville ne se fait pas
naturellement) mais il est oublié et/ou négligé dès qu’il s’agit de passer à la pratique :
construire.

L’architecture n’est pas « adjuvant » intégrable au dernier moment à la construction. Faire


faire de l’architecture doit être une volonté qui se manifeste initialement et permet une
importante amélioration du rapport qualité - coût de la construction, au prix cependant d’une
augmentation du coût (pas obligatoirement en espèces mais certainement en temps ou en
gestion du processus du projet et de la réalisation).

La pression des besoins, la faiblesse des capacités de gestion, le manque de contrôle réel, la
crise culturelle et d’autres raisons font que la majorité des opérateurs se réfugient dans une
vision sectorielle. L’effort supplémentaire nécessaire à la prise en compte de finalités plus
larges est perçu comme un luxe déplacé pour les temps présents. Ceci n'empêche pas les
mêmes personnes de le regretter.

2
Les bases économiques de la société traditionnelle ayant été brutalement sapées par la colonisation et ce qui
en restait rendu obsolescent par la volonté de modernisme et les mutations dues à la guerre de libération et
au développement qui a suivi, les traditions et la culture constructive traditionnelle se sont perdues à travers
quasiment tout le territoire national.
Tewfik Guerroudj L’architecture comme pratique culturelle Constantine les 6 et 7 décembre 1989
3

-Les utilisateurs se plaignent du manque de finition des espaces extérieurs et


intérieurs de la construction, du sous équipement, du manque de caractère et de la
monotonie des réalisations.
-Les maîtres d’ouvrage et les autorités se plaignent de la mauvaise qualité
architecturale et émettent parfois l’avis: qu’étant donnée la qualité de l’architecture
algérienne, on ne voit pas l’utilité qu’il y a à faire appel à des architectes.
-Les architectes et les enseignants en architecture font une critique parfois excessive
et en général factuelle de la mauvaise qualité du cadre bâti produit. Leurs élèves, et futurs
architectes, qui ne perçoivent pas bien les raisons de cette situation sont parfois ainsi
conduits à penser, bien qu’ils ne le disent pas par politesse, que l’incapacité de leurs aînés
doit être la cause de la mauvaise qualité.

Cette coupure en fin de compte entre l’architecture et la société est aussi visible à travers
l’attitude des particuliers maîtres d’ouvrage et des maîtres d’ouvrage institutionnels.
-Les particuliers, maîtres d’ouvrage, occupent le terrain avec une densité extrême.
S’ils ont des moyens faibles ou limités, ils finissent l'intérieur par étape en une ou plusieurs
décennies, tout en laissant l'extérieur en l'état apparent d’inachèvement. S’ils ont des
moyens importants ils font, au contraire, surtout depuis un ou deux ans, des efforts souvent
considérables de traitement de façades, montrant ainsi une vive préoccupation de
représentation. Les résultats, parfois surprenants, soit sont hétérogènes, éclectiques,
baroques au sens ordinaire du terme par la multiplicité des effets recherchés et des
références, soit affichent une « modernité » ou une « traditionalité » nette. La modernité se
marque par le recours aux styles occidentaux : brutalistes, modernes, post - modernes,
californien ou provençal, essentiellement. La traditionalité se marque elle par l’emprunt de
références au style néo - mauresque, aux architectures moyen-orientales et
exceptionnellement aux architectures traditionnelles.
Quand ils font appel à un architecte, les honoraires qu’ils sont prêts à consentir sont ridicules
eu égard au coût de la construction, et trop faibles pour permettre une étude sérieuse. De
toute façon, les plans ne sont en général pas respectés. Le montant des honoraires et les
modifications montrent bien que le constructeur considère que l’apport de l’architecte est
limité et qu’il entend conserver au moins une partie de la maîtrise d’œuvre.
-Les maîtres d’ouvrage institutionnels, à de rares exceptions près, veulent réaliser les
ouvrages aussi vite que possible dès qu’ils ont les financements nécessaires. Le délai d'étude
est perçu comme un frein au déploiement de leurs activités et doit donc être réduit de façon
drastique. L’objectif quasi exclusif est d’achever le projet.
A titre d’exemple, comme cas extrême, nous pouvons citer le cas d’un bureau d'étude qui,
sous la pression du maître d’ouvrage, dépose un dossier de permis de construire pour mille
logements quinze jours après la commande ou l'aménagement d’un lotissement conçu sans
visite de terrain en trois jours de travail d’architecte. L’architecture est vue comme un
adjuvant à la construction, obtenue en jouant sur les détails de façades, les dimensions des
portes et fenêtres ou sur des détails décoratifs plaqués.

LA RUPTURE

Tewfik Guerroudj L’architecture comme pratique culturelle Constantine les 6 et 7 décembre 1989
4

La société Algérienne semble donc avoir divorcé avec ses architectes. Un regard sur la vie
culturelle montre que ce divorce ne concerne pas que les architectes mais de façon générale
les hommes de la culture et les intellectuels.

Je ne pourrais pas aborder le phénomène général de divorce, dont on trouve des éléments
d’analyse notamment dans le livre de Ali El-Kenz « Au fil de la crise », et dans certains écrits
de Abdelkader Djeghloul. Mais en ce qui concerne l’architecture, il semble que cette crise a
deux origines liées.

L’histoire de l’architecture se caractérise par des périodes de ruptures durant lesquelles en


réponse à de nouvelles conditions se fait le passage d’une conception à une autre et le
changement de style. Ces périodes de rupture correspondent aux évolutions générales des
mentalités et des sociétés et y contribuent en participant à la consolidation de l’identité en
rupture et en relation avec l’ancienne.

Après les bouleversements de la guerre de libération, la concrétisation des aspirations que


laissait espérer l'indépendance, les mutations induites par la création de l’état algérien, la
scolarisation, l’urbanisation, l’industrialisation, la généralisation du salariat, l'équipement du
pays et des campagnes, l’augmentation du niveau de vie de la population etc., il était clair
que les anciens modèles ne pourraient perdurer et que des ruptures devaient
immanquablement se produire. Elles se sont produites, comme nous pouvons le constater
avec la production de quelques nouveaux types de constructions et leur généralisation en
tous lieux.

La prise en charge de ces ruptures par les appareils idéologiques, par les intellectuels, et leur
intériorisation par la population grâce à l’action intégratrice de la culture, et en ce qui nous
concerne de l’architecture, n’a pas pu se produire. Ce processus a en effet été bloqué par la
conjonction de plusieurs facteurs : volonté du parti unique d’assurer le monopole de la
production idéologique, freinage de l’essor de la société civile, espaces de libertés et
d’expression des intellectuels et créateurs trop restreints etc...

La rupture inévitable, qui produisait un changement, qualifié parfois de décadent ou


occidentalisant car ne retournant pas vers les sources, a été refusé et/ou n’a pas été assumé
comme cela a été le cas de la musique Raï jusqu’à ce qu’elle s’impose.

La culture a ceci de particulier qu’elle ne peut être correctement consommée que par les
sociétés et les générations qui ont participé à sa production ou au moins se l’ont assimilée
grâce à une réinterprétation. Comme le temps, elle ne va que de l’avant.
Le retour aux sources correspondant à un passé mythique n’est qu’une illusion finissant en
impasse.

Les nouvelles productions choquaient par ce qui les séparait de la situation antérieure et en
faisaient justement une production originale.

Non prise en charge, tout en devant fatalement se produire, la rupture s’est faite de façon
chaotique comme en témoigne le cadre bâti réalisé.

Tewfik Guerroudj L’architecture comme pratique culturelle Constantine les 6 et 7 décembre 1989
5

Les constructions d’un certain standing réalisées par des particuliers sont exemplaires à cet
égard : lotissements peu lisibles, densité souvent excessive, investissement important dans
des façades de styles parfois trop diversifiés. Parallèlement en contraste avec la diversité des
architectures « traditionnelles », on constate une homogénéisation des réalisations:
essentiellement des immeubles au type répétitif de logements collectifs, un habitat dit
individuel en réalité petits immeubles ou maisons collectives avec souvent un rez de
chaussée à usage professionnel et deux ou trois logements aux étages, le tout réalisé par
étape et des villas monumentales.

Les tendances au développement chaotique de la rupture ont été accentuées par des
facteurs liés à la politique et à la pratique de l’urbanisme (notamment pression foncière
excessive, types d'études d’urbanisme, mode de gestion des opérations) et à l’histoire et
l’enseignement de l’architecture.

La formation des architectes algériens a été marquée par la jeunesse des écoles et le poids
du fonctionnalisme perçu dans sa plus petite dimension, qu’il soit accepté ou rejeté.
La création rapide d’un grand nombre d’écoles d’architecture a conduit à recruter comme
enseignants essentiellement des anciens élèves venant d’avoir leur diplôme d’architecte ou
plus rarement une post graduation. Les enseignants n’ont donc eu en règle générale ni
activité professionnelle réelle (ce qui leur est interdit par leur statut) ni activité de recherche
(comme en témoigne l'extrême rareté des publications).
Il en est résulté des glissements dans les méthodes avec la tendance à faire passer pour
méthode de travail professionnel des méthodes n’ayant qu’un intérêt pédagogique
transitoire : propension à commencer le projet par des analyses, sans que les hypothèses ou
éléments à vérifier soient déterminés, comme si le projet émergeait des analyses ou que la
solution architecturale était contenue dans les termes du problème et des données.
De nombreux architectes n’arrivent en conséquence ni à articuler correctement les différents
moments de la protection, ni à situer leur activité professionnelle, leur rôle et leur
responsabilité dans la société et dans le milieu professionnel.
La conception de l’organisation du travail dans de nombreux bureaux d'étude, et le peu de
considération dont jouit la maîtrise d’œuvre en architecture (le texte la concernant s’appelle
« Maîtrise d’œuvre en construction ») ont accentué les difficultés d’insertion des architectes.

Le fonctionnalisme, rupture majeure de l’architecture occidentale et soviétique, est encore


perçu de façon affective et souvent rendu responsable de tous les maux3.

3
Le fonctionnalisme a constitué une rupture par l’introduction d’un nouveau style en architecture «  le style
international » ou « moderne », en relation avec une nouvelle approche des problèmes et des espaces, mais il
a aussi constitué une rupture par sa conception des problèmes du style et de la culture. Da façon doctrinale,
seules quatre fonctions sont prises en compte et la notion de style est considérée comme dépassée, les
nouveaux bâtiments, objectivement conçus et sans décor, étant adaptés en tous lieux. Une série de fonctions
et de problèmes, résolus souvent implicitement par les architectures antérieures et vernaculaires, n’ont pas
été perçus explicitement, même s’ils ont été implicitement pris en charge par les grands architectes
fonctionnalistes.
Ces problèmes ont donc pu être ignorés par les commanditaires et de nombreux architectes. Ils ont resurgi
avec les critiques des Grands ensembles, les travaux de l'Ecole italienne d’analyse urbaine, de Kevin Lynch
etc... et sont à l’origine de la réaction post moderne. Cette réaction, par un mouvement de balancier excessif,
escamote d’autres aspects novateurs du fonctionnalisme, notamment : de nouveaux rapports au programme
et à la société par la prise en charge - par position de principe - de problèmes sociaux, la rationalisation
explicite de cette prise en charge, et l’utilisation de toutes les nouvelles possibilités des techniques et sciences.
Tewfik Guerroudj L’architecture comme pratique culturelle Constantine les 6 et 7 décembre 1989
6

ELEMENTS DE PERSPECTIVE

L’analyse qui vient d'être esquissée conduit à considérer que la solution du problème réside
dans l’acceptation de la rupture et la production d’une nouvelle architecture. Cette solution
idéale ne peut cependant être qu’une finalité, pas un objectif. En effet, la création ne peut
pas surgir de façon programmée ou sur commande. Elle revêt un aspect imprévisible et
irréductible aux conditions qui la voient naître.

L’objectif pourrait être d’essayer de mettre en oeuvre les conditions propices à cette création
et, en ce qui nous concerne ici, de réfléchir aux façons dont pourrait être améliorée, à moyen
terme, la production architecturale du cadre bâti, et pour un plus long terme, quelles actions
pourraient être envisagées pour favoriser la création architecturale.

Le thème même de cette table ronde « Patrimoine architectural et projection » constitue une
recommandation implicite valable de façon générale; celle de puiser de façon critique dans le
patrimoine architectural des différentes époques de façon à faire référence, à utiliser des
solutions fonctionnelles, constructives ou des éléments architecturaux, qui auraient fait leurs
preuves, seraient toujours adaptés ou permettraient de caractériser des lieux ou des
espaces.
Les communications et les débats vont permettre de discuter des limites de cette approche
et des façons de la mettre en oeuvre.

Au delà des recommandations qui pourraient être ainsi formulées, il serait nécessaire de
définir progressivement une politique architecturale. Pour être efficace, cette politique devra
être définie à partir de connaissances scientifiques, que nous n’avons pas encore, du cadre
général et du contexte de la pratique de l’architecture et de la production du cadre bâti.
Le développement de la recherche selon les axes qui suivent, pourrait permettre de disposer
de certaines de ces connaissances :
- Etude du patrimoine architectural des différentes époques, y compris
contemporaines sous l’angle de l’analyse urbaine ou typo morphologique, des conditions de
production, de fonctionnement et des modes d’appropriation de l’espace. Une attention
particulière pourrait être apportée aux nouveaux modèles.
- Inventaire du patrimoine et études de mesures de sauvegarde immédiates et à long terme.
- Etude des modes de vie, de leurs évolutions et des aspirations.
- Analyse du système de production de la construction et de la logique de la production
architecturale.
- Etudes comparatives avec les pays du Maghreb et du reste du monde, notamment pour
pallier en partie au manque de données et d’analyses, pour tester la validité des
hypothèses, et pour enrichir la réflexion d’interrogations, de modèles et de situations
diversifiées.

Le fonctionnalisme, au delà de sa production originale et de qualité, continue à avoir une double influence :
- dans une première étape, il a facilité l’escamotage d’une série de problèmes d’urbanité, de référence,
d’identité locale
- dans une deuxième étape, qui dure encore, ses résultats conduisent, par réaction, à une recherche de
référence qui peut aboutir à de bonnes ou de mauvaises architectures, et, à terme, après saturation, à des
impasses.
Tewfik Guerroudj L’architecture comme pratique culturelle Constantine les 6 et 7 décembre 1989

Vous aimerez peut-être aussi