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Ghardaïa les 13 et 14 novembre 1998

VIIIème Rencontre Internationale de la Fondation Le Corbusier


Le Corbusier et le M’zab

Le Corbusier, la rupture
La ville doit assurer sur les plans spirituels et matériels
la liberté individuelle et le bénéfice de l’action
collective. Le Corbusier1

Le Corbusier est une des figures emblématiques du XX siècle. Il a incarné le


mouvement moderne en architecture et en urbanisme avec panache. Il a
produit une cinquantaine d’œuvres architecturales géniales en rupture avec la
production antérieure ; une série de plans d’urbanisme radicaux 2 - et
notamment le Plan obus pour Alger, du nom du projectile explosif, dont la
dénomination est à la fois un programme et une provocation - ; une trentaine
d’ouvrages dont des écrits polémiques efficaces, donc proposants des
solutions simples à des problèmes complexes, et de 1920 à 1925 il a dirigé une
revue au titre évocateur, L’esprit nouveau.
Quels sont les enseignements que les architectes, et en particulier les
architectes algériens à l’heure actuelle, pourraient tirer de la pratique de Le
Corbusier ?

Le mouvement moderne, et particulièrement Le Corbusier, voulaient fonder


l’architecture sur de nouvelles bases, rationnelles, scientifiques.
La rationalité devait être telle qu’il n’y aurait plus de choix hasardeux à
effectuer mais des décisions complètement motivées à prendre, sans
subjectivité. Le Corbusier appelait de façon véhémente l’autorité à prendre
ces décisions.
Le caractère scientifique de la démarche devait amener au dépassement de la
notion de style3, et par la même réaliser la mondialisation de l’architecture :
applicable partout, sans besoin de références autres que la course du soleil et
d’autres données aussi indiscutables.

Ces caractéristiques sont celles d’une utopie, production idéologique peut être
indispensable pour aller de l’avant mais irréalisable, quel que soit le niveau
d’autoritarisme mis en œuvre, et non souhaitable. La réalisation de ce

1
Citation par Jean Jenger, Le Corbusier, Découvertes Gallimard, Paris 1993.
2
Dont deux réalisés, l’opération de Pessac et le plan de Chandigarh
3
Forme d’expression caractéristique d’une époque, d’un courant ou d’ un auteur. La contingence du style qui
ressort du domaine culturel s’oppose au déterminisme des sciences.
programme correspondait à une coupure entre l’architecture et ses racines, à
une sortie de l’histoire.
La qualification des œuvres du mouvement moderne de style international en
montre à la fois le succès et la limite.
Le succès, car la mondialisation a été effective, ce style a effectivement été
appliqué sur quasiment toute la planète.
La limite, car le terme de style indiquait que les œuvres avaient un caractère
culturel, technique, mais non scientifique. On n’en était pas encore à la
réalisation de l’utopie scientifique, à la fin de l’histoire.

L’ambition déclarée, créer une coupure par rapport à ce qui existait avant, en se
plaçant à un autre niveau qui ne permettrait plus les références, n’a pas
abouti. Mais Le Corbusier était-il dupe ? On peut se le demander car ses écrits
sont de la propagande et, en tant que tel, leur fonction n’est pas tant de
refléter fidèlement sa pensée, que d’emporter l’adhésion. Son œuvre
architecturale abonde en aspects déroutants, sinon contradictoire par rapport
à ses écrits4.

Cependant, à défaut de coupure, une rupture profonde a été réalisée. La


différence par rapport aux œuvres antérieures et à la production courante de
son époque, c’est à dire les innovations introduites par Le Corbusier et le
mouvement moderne étaient si importantes qu’il a été violemment critiqué et
rejeté par de nombreux dirigeants. Son projet de Palais de la Société des
Nations -1923- a été rejeté sous un prétexte fallacieux, le Palais des Soviets -
1931- n’a pas été retenu, et le gouvernement français n’a pensé à lui confier
un projet qu’en 1962, trop tard pour qu’il puisse le concevoir avant sa mort en
1965.
La rupture, contrairement à la coupure, est historiquement datée et
géographiquement localisée. Elle est tellement rattachée à son contexte
qu’elle ne peut pas se comprendre sans y faire référence.

En effet la démarche de Le Corbusier s’articule autour d’un double ancrage,


ancrage contextuel dans des problèmes contemporains et dans la sphère
culturelle. La lecture de ses œuvres fait ressortir immédiatement la
profondeur de ces ancrages.

Un des problèmes essentiels de son époque était la crise qualitative et


quantitative du logement. Il s’est attelé avec acharnement à sa résolution
pratique, dans deux sens du terme, qui peut être mis en œuvre et efficace.
La généralisation des grands ensembles, avatar du mouvement moderne 5, a
montré que les solutions préconisées pouvaient effectivement être mises en
œuvre.
4
Par exemple Colin Rowe et Fred Koetter signalent les collages de Le Corbusier. dans Collage city, centre
George Pompidou 1993.
5
J-N Blanc M Bonilla F Thomas et D Vallet, Les grands ensembles d’habitation et leur réhabilitation( 1952-1992) rapport intermédiaire de
recherche B.R.A. 1995, montrent le grand malentendu sur lequel repose le consensus qui a permis la réalisation des grands ensembles
Efficace car Le Corbusier a voulu modifier la réalité en appliquant à la
conception et à la réalisation des bâtiments les acquis les plus avancés des
sciences et des techniques, en collant a des possibilités et des besoins de son
époque.
Sa doctrine, elle-même, était un des facteurs de cette efficacité. Elle éclairait
l’image d’un futur souhaitable et accessible. Elle donnait ainsi un sens global à
ses actions, les rendait crédibles et produisait ainsi le temps nécessaire à leur
mise en œuvre. S’il arrive que l’on fasse des projets parce que l’on en a le
temps, il est plus fréquent que l’on fasse des projets pour produire du temps.
En effet l’expérience a montré qu’un projet crédible donnait espoir, rendant
ainsi l’attente acceptable.

Jusqu’aux années ’50 les constats sur l’insalubrité des logements en France, et
aussi ailleurs, ne manquent pas : occupation trop dense pour que les
logements puissent remplir leurs fonctions de lieux de repos physique et
psychologique, éclairage et aération insuffisants, W-C communs, pas de salle
de bain, cuisine non équipée ... Le Corbusier, avec le mouvement moderne,
ont proposé des solutions qui tenaient compte des ressources - la France de
l’époque n’avait qu’une fraction des richesses actuellement disponible - ne
l’oublions pas - tout en faisant faire un bond aux normes de confort.
Il a contribué à la production des premiers logements modernes, c’est à dire
équipés, bien éclairés et ventilés, relativement spacieux ; et il a ouvert des
voies qui ont contribué à la résolution quantitative de la crise du logement.
Pour leurs premiers habitants l’accès à un logement moderne améliorait
largement les conditions de vie et était un signe de standing.

L’ancrage culturel est manifeste par la recherche systématique de contacts que


Le Corbusier a effectué. Les voyages d’étude à travers d’abord le bassin
méditerranéen, puis le reste du monde sont éminemment significatifs d’une
recherche délibérée d’appropriation d’éléments culturels de mondes
différents. Il est frappant de constater que son style a commencé à se former
après son voyage d’Orient en 1911 6 et qu’il s’est constitué, de 1917 à 1923,
après son installation à Paris.
Cette appropriation d’éléments d’autres cultures, d’autres régions, telle que le
M’Zab, est une recherche d’ancrages, sans complexe, ni crainte de perte
d’identité. Les lectures de Le Corbusier, comme le montrent les bibliographies
importantes figurant dans certains de ses livres, vont dans le même sens que
ses voyages.

Ce qui a contribué à faire le génie de Le Corbusier apparaît donc. Outre ses dons
exceptionnels de plasticien, de polémiste, il s’est immergé le plus largement
possible dans les problèmes de sa société, dans sa culture et les autres
cultures accessibles.

6
Comme le signale dans sa communication Jean-Louis Giordani.
C’est cet ancrage qui a permis la rupture, la production de l’innovation adaptée
permettant de faire face aux changements inéluctables induits par le simple
déroulement de la vie.
En architecture une nouveauté adaptée est une refondation qui, par un
nouveau regard, par de nouveaux programmes, par de nouvelles formes,
remet en cohérence des ressources, des éléments du mode de vie et un cadre
bâti, qui avaient dérivé les uns par rapport aux autres, dont l’équilibre avait
été rompu7. C’était le cas au début du siècle, ça l’est de nouveau.

Le Corbusier a contribué à une refondation touchant tous les aspects : mode de


vie, équipement du logement, forme, couleurs, construction. Cette rupture, la
plus ample, a renouvelé et renforcé la civilisation occidentale, et c’est ce qui
vaut à Le Corbusier d’être devenu une des figures emblématiques du XX
siècle.

Il est à noter qu’il en a été de même, il y a un millénaire, avec la création de la


ville nouvelle d’El Atteuf. Les premiers siècles de la civilisation musulmane ont
aussi connu des mouvements semblables avec des successions d’innovations.
De nouveaux programmes ont été conçus : mosquées, medersa, palais. De
nouveaux styles, diversifiés, ont émergé sous des influences variées :
Omeyades de Damas, Omeyades d’Espagne, Abassides, Fatimides, Almohades
et Almoravides, Seldjoukides avec le renouveau de l’influence perse.

En effet la production culturelle, dont font partie l’architecture et l’urbanisme, se


caractérise par la périodicité des ruptures. Dans le domaine de l’architecture
les ruptures génèrent de nouveaux styles, c’est à dire de nouveaux rapports
de l’homme à l’espace, de nouveaux programmes, de nouvelles références et
de nouvelles formes.
Ce sont ces ruptures qui assurent une des fonctions de la culture : le maintien de
l’identité par sa re-production continuelle. En effet l’identité est une
construction permanente. Un peu comme une rivière, il s’agit toujours de la
même, bien que l’eau se renouvelle constamment et que le retour aux
sources soit impossible.

Tewfik Guerroudj
Architecte-urbaniste

7
La nouveauté se différencie du pastiche, qui ne peut être qu’une solution partielle. Le pastiche est un emprunt
d’éléments, une décoration nouvelle, plaqué sur une construction dont les espaces les fonctions n’ont évolues que
partiellement ou pas du tout.

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