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À lire également en

Que sais-je ?
COLLECTION FONDÉE PAR PAUL ANGOULVENT

Benoît Heilbrunn, La Marque, no 255.


Xavier Barral I Altet, Histoire de l’art, no 2473.
Benoît Heilbrunn, Bertrand Barré, Le Packaging, no 3827.
Marie-Aurore de Boisdeffre, Hervé Chayette, Les 100 mots du marché de l’art, no 3883.
Laurent Cauwet, Les 100 mots des « Arts déco », no 4083.
Illustrations par Geoffrey Dorne

ISBN 978-2-13-080469-7
ISSN 0768-0066

Dépôt légal – 1re édition : 2015, janvier


2e édition mise à jour : 2017, novembre

© Presses Universitaires de France / Humensis, 2017


170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Préface

Peu après 1930, les Bell Laboratories de la Western Electric Company


confient à l’un des pionniers étatsuniens du design industriel, « l’homme au
complet brun 1 » Henry Dreyfuss, le design d’un nouveau combiné
téléphonique pour remplacer le modèle mural alors en usage. Le modèle
302, archétype des téléphones noirs caractéristiques du siècle passé, produit
dès 1936 en zinc puis en polymère cellulosique moulé, connaîtra un succès
considérable avant d’être progressivement remplacé au début des années
1950 par le modèle 500, également conçu par Dreyfuss et promis à un
avenir encore plus brillant, car on le trouve qui fonctionne encore
aujourd’hui. Ce qui nous intéresse dans la démarche de Dreyfuss, c’est qu’il
a refusé de se laisser enfermer dans l’image qu’on se faisait alors du
designer comme cosméticien de formes industrielles, cette image tenace qui
privilégie la forme adjective du terme design (un téléphone « design »),
encore dominante aujourd’hui, y compris auprès des acteurs socio-
économiques et culturels. Tout en assumant et confirmant son habileté à
maîtriser la volumétrie, les couleurs, les surfaces, les textures et autres
critères formels des produits, Dreyfuss a exprimé le besoin de remonter en
amont de la chaîne de conception du WE302 pour contrôler des aspects –
fonctionnels, techniques, anthropométriques, ergonomiques, sécuritaires –
habituellement confiés, lorsque c’était le cas, aux ingénieurs et techniciens
industriels.
Cette action de remontée vers l’amont du projet de design pour en
embrasser toute la complexité constitue l’un des traits notables de
l’évolution historique globale du design jusqu’à nos jours, ainsi qu’on le
lira dans le chapitre III de ce « Que sais-je ? », dont il convient de saluer la
parution. C’est en quelque sorte également le geste qui caractérise, cette
fois sur le plan scientifique et philosophique qui est le sien, le travail
salutaire de Stéphane Vial. Son ouvrage se présente en effet comme un
travail d’élucidation et d’interprétation critique de l’état des lieux le plus
actuel dans le champ du design, au sens le plus large de ces deux termes.
Laissant le soin à l’auteur, dans son chapitre I, d’exposer le second (le
design) dans un exercice désormais canonique, je commenterai davantage le
premier (le champ) car c’est celui qui constitue la grande originalité de ce
« Que sais-je ? » qui fait suite, après plus de trente ans et sans pour autant
les remplacer, à deux titres précédents de la collection : L’Esthétique
industrielle (nº 957, 1961) et Le Design industriel (nº 2623, 1991).
La forme universitaire du présent ouvrage (positionnement et choix du
contenu, priorité au discours sur l’image, nombreuses références
notamment étrangères) décevra peut-être celles et ceux qui restreignent
encore le champ du design aux produits les plus récents, les plus originaux,
les plus branchés, griffés par des signatures célèbres ou rêvant de l’être.
Nous les renvoyons aux nombreux volumes désormais disponibles sur les
rayons, physiques et numériques, des bibliothèques et des librairies. Mais
cette forme réjouira ceux et celles qui ont saisi que le champ du design peut
et doit être amplifié et qui regrettent que le public francophone n’ait accès,
dans sa langue, qu’à moins de 5 % de ce qui se publie ailleurs sur le sujet. À
cet égard, une des ambitions de ce titre est de montrer que le thème du
design n’est plus seulement l’affaire des seuls designers (praticiens,
enseignants, étudiants) mais que, considéré comme « une formidable
philosophie impliquée », il recèle des enjeux qui concernent bien d’autres
domaines de l’expérience et de la condition humaines.
C’est ainsi qu’on découvrira dans le chapitre III comment le champ des
objets du design s’est élargi depuis une génération à des produits
entièrement dématérialisés, tels les services et les politiques publiques ;
dans le chapitre IV que le design est devenu en cinquante ans une discipline
scientifique à part entière qui s’applique notamment à explorer, comprendre
et enrichir son concept central, le projet ; dans le chapitre V que, comme
dans toute discipline scientifique universitaire, la recherche y occupe une
place prépondérante et que la relative jeunesse de la communauté
internationale de recherche en design (un demi-siècle) ne l’a pas empêchée
de soulever des questions fondamentales, notamment celle de l’habitabilité
(corps, âme et esprit) de notre monde, de son amélioration et de son
maintien dans l’avenir.
Ces chapitres sont précédés, comme dans les deux autres titres évoqués,
d’une mise en perspective historique, exercice toujours périlleux vu le cadre
de cette collection, où l’auteur s’efforce de dépasser la saga convenue en
nous proposant une lecture de l’histoire faite de « convulsions »
technologiques, conceptuelles, sociétales et morales s’ouvrant sur
l’expansion considérable à laquelle on assiste depuis quelques années.
Enfin l’ouvrage se clôt, dans la plus pure tradition du début du
e
XX siècle, sur un manifeste de nos amis québécois qui ont le bonheur et le

privilège d’être exposés à deux cultures intellectuelles radicalement


opposées, la cartésienne de l’Ancien Monde et la pragmaticienne du
Nouveau Monde, qu’en un certain sens le design, tel que le présente si
éloquemment Stéphane Vial, s’efforce de concilier ou de dépasser.
ALAIN FINDELI
Professeur émérite à l’université de Nîmes
Professeur honoraire à l’université de Montréal

1. Sous-titre de la biographie de R. Flinchum, Henry Dreyfuss, Industrial Designer : The Man in


the Brown Suit, New York, Cooper-Hewitt, National Design Museum, Smithsonian Institution
and Rizzoli, 1997 [NDLA].
À tous ceux qui veulent comprendre quelque chose à cette formidable
philosophie impliquée qu’est le design.
PROLOGUE

Quand tout est design, rien n’est


design

« Tandis que l’industrial design a tenté de délimiter autant que


possible le plus clairement son champ d’intervention spécifique […],
dans l’absolu, le design, lui, ne semble pas partager de telles
préoccupations. »
Tomás Maldonado, 1976 1.

I. – La définition introuvable ?
Depuis une vingtaine d’années, les chercheurs, les praticiens, les
observateurs semblent avoir renoncé à définir le design. Le sens du mot
design serait trop variable d’une culture à l’autre, la notion serait trop
complexe, les métiers seraient trop divers. Au point où certains se
réjouissent de ce renoncement, prônant que le design n’a ni définition ni
frontières. Même le Design Dictionary s’avoue vaincu :

« Au risque de vous décevoir, cher lecteur, il est impossible de


donner une définition unique et faisant autorité du terme central de
ce dictionnaire – design 2. »
Un tel aveu d’échec, assez aberrant, est presque une négation de l’idée
même de dictionnaire. Mais que l’on ne s’y méprenne pas. Comme le
rappelle dans l’exergue de ce prologue Tomás Maldonado, qui a rédigé
en 1969 la définition officielle du design industriel pour l’ICSID 3, il n’en a
pas toujours été ainsi. Cette attitude est récente et nouvelle, et elle ne va pas
de soi. Elle favorise, hélas, les approches réductionnistes et les approches
expansionnistes, qui parfois se confondent. Les premières consistent à
réduire le design à du déjà connu, en le ramenant soit à l’architecture 4, soit
à l’art 5, soit à la consommation 6, soit à l’industrie 7, soit à la technique 8, soit
à l’artisanat 9. Les secondes consistent à voir du design partout et à étendre
son champ d’application à tout ce qui nous entoure, soit sur un mode
critique (« tout est aujourd’hui affaire de design 10 » et nous vivons dans un
« univers de design total 11 » régi par le système de la consommation), soit
sur un mode enjoué au service de l’addiction consumériste (« envahis » et
« cernés » par lui, « nous ne pouvons plus nous passer du design » car
« notre vie n’est que design » 12). Le problème de toutes ces approches est
qu’elles manquent leur objet dans la mesure où elles pratiquent le déni de
spécificité, c’est-à-dire qu’elles refusent au design le droit d’être une
discipline sui generis. Les premières, parce qu’elles ignorent complètement
la révolution culturelle à laquelle œuvre le design au cœur de l’épistémè
contemporaine. Les secondes, parce qu’elles tombent dans le piège
désormais bien connu : « quand tout est design, rien n’est design 13 »
(formule due au designer canadien Bruce Mau).
Comment en sommes-nous arrivés là ? Ce livre part du principe que
l’indéfinition du design n’est pas une fatalité postmoderne mais un
symptôme épistémologique. Ce symptôme s’explique très bien par le fait
que, depuis une vingtaine d’années, la notion de design a littéralement
explosé. Elle a beaucoup plus évolué entre 1990 et 2010 qu’entre 1960
et 1980. Là où régnait autrefois une relative unité et stabilité autour de la
notion de « design industriel », à laquelle certains souhaitent encore se
limiter 14, règnent aujourd’hui une multiplicité d’approches en quête d’elles-
mêmes et de leurs propres définitions. Au point où l’on peut se demander
s’il existe encore un substrat commun à toutes les formes diverses du design
contemporain. Est-il possible de parler de design en général ? Face à la
diversité des pratiques, existe-t-il une « pensée design commune et
transversale 15 » ? Le design est-il quelque chose plutôt que rien ? Quel est
aujourd’hui, si l’on reprend les termes de Maldonado, « le champ
d’intervention spécifique » du design ? Telles sont les questions au
fondement de ce livre, qui n’a pas été pensé seulement comme une
synthèse, mais aussi comme un essai engagé en faveur de « l’originalité
épistémologique du design 16 ».

II. – La notion de design


La notion de design est le fil conducteur de cet ouvrage. Plutôt que de
faire l’histoire du design, exercice pour lequel il existe des travaux plus
complets 17, il est proposé de faire l’archéologie du design. L’archéologie est
une méthode de philosophie critique inventée par Michel Foucault, qui
consiste à procéder à une reconstruction théorique à partir d’éléments
historiques. C’est une « entreprise par laquelle on essaie de prendre la
mesure des mutations qui s’opèrent en général dans le domaine de
l’histoire 18 ». Appliquer cette méthode au design permet d’analyser les
mutations de la notion de design au cours du temps, c’est-à-dire d’observer
les évolutions des « discours ». Car c’est dans ces discours que s’élaborent
les « modèles philosophiques du design » (chapitre II, section 1). Dans ce
but, seront choisis les moments historiques qui se prêtent le mieux à cette
reconstruction, sans objectif d’exhaustivité. L’enjeu est d’élaborer peu à
peu, à partir de sa genèse théorique, le sens actuel de la notion de design.
Le design est une discipline du projet apparue au XXe siècle, d’abord
sous la forme du design industriel. La notion de design est néanmoins plus
ancienne et remonte à la Renaissance, ce qui en fait à la fois la richesse et la
complexité. Historiquement, le sens premier du terme design n’est pas celui
de design industriel, mais celui de projet (chapitre I, section 1). C’est
seulement à l’âge de la société de consommation de masse, afin de donner
un nom à une nouvelle profession, que le terme design a acquis
provisoirement le sens restreint de design industriel (chapitre I, sections 2,
3, 4 ; chapitre II, section 1). Pour comprendre la notion, il faut donc
distinguer entre deux premières acceptions du terme design, qui
correspondent à deux moments historiques : d’une part, le design comme
projet ou méthodologie de conception (Renaissance) et, d’autre part, le
design comme création industrielle (XXe s.). Le design industriel n’est
qu’une forme récente et non exclusive du design comme projet. En effet, il
existe une troisième acception du terme design qui recouvre toutes les
nouvelles formes de design (chapitre III) qui apparaissent depuis la crise des
années 1990 (chapitre II, sections 2 et 3) et qui, s’ajoutant à lui, ne sont pas
(ou ne peuvent pas être réduites à) du design industriel. Si le design
industriel n’est pas mort, la notion de design ne s’y limite plus. D’ailleurs,
signe des temps, depuis le 1er janvier 2017, le Conseil international des
sociétés de design industriel (International Council of Societies of
Industrial Design, ICSID) a changé de nom et s’appelle Organisation
mondiale du design (World Design Organization, WDO 19). Ces nouvelles
formes contemporaines de design semblent ainsi constituer le socle d’un
nouveau concept de design en train d’émerger. Pour l’instant, ces formes se
distinguent autant qu’elles se recoupent, sans converger vers un cadre
global unique, mais le changement de modèle est nettement visible
(chapitre III). Il se caractérise par le fait que toutes ces nouvelles formes de
design se présentent comme centrées sur l’humain plutôt que sur le marché
(aspect éthique), et centrées sur les acteurs plutôt que sur les produits
(aspect méthodologique). En outre, dans la mesure où le « projet » est le
cœur du design (chapitre IV, section 1), il s’est développé depuis plusieurs
décennies tout un « discours de la méthode en design » (chapitre IV,
section 2). Cet intérêt pour la méthode a non seulement conduit à
l’élaboration de diverses modélisations de l’acte de design (chapitre IV,
section 3), dont celle du « Design Thinking » (chapitre IV, section 4), mais
encore à l’émergence d’un nouveau domaine scientifique, celui de la
recherche en design (chapitre V).

1. A. Midal, 2013, p. 337.


2. M. Erlhoff, T. Marshall (dir.), Design Dictionary, Basel, Boston, Berlin, Birkhäuser, 2008,
p. 104.
3. International Council of Societies of Industrial Design, en ligne : http://wdo.org/ (nous y
reviendrons).
4. A. Branzi, 1984, in A. Midal, 2013, p. 355 : « Le projet de design se voit attribuer
couramment dans la culture architecturale moderne le rôle mineur d’un secteur d’application. »
5. B. Lafargue, « Prolégomènes à une philosophie du design », Figures de l’art, nº 25, Presses
Universitaires de Pau et des pays de l’Adour, 2013.
6. J. Baudrillard, 1970 ; J.-F. Chevrier, « Esquiver le design », in Ch. Younès (dir.), Art et
philosophie, ville et architecture, Paris, La Découverte, 2003 ; Peltier, 2013.
7. D. Quarante, 1994, p. 21 : « On situe généralement le commencement de l’histoire du design
vers la fin du XVIIIe siècle avec l’apparition de la machine à vapeur. »
8. K. Hara, 2008, p. 412 : « Le design a commencé au moment précis où l’homme s’est mis à se
servir d’outils. »
9. E. Sottsass, Le Monde, 29 août 2005 : « Ou bien le design n’existe pas, ou bien il a toujours
existé. La première femme de la préhistoire qui fait un collier avec des coquillages fait du
design. Design est un mot anglais, il veut dire projet. Tout est design, c’est une fatalité. »
10. V. Flusser, 2002, p. 11.
11. H. Foster, 2002, p. 30-31.
12. F. Peltier, 2013, p. 10-11, 9.
13. Artifact, « The Design Concept Anthology », Call for Papers, janvier 2014, en ligne :
http://goo.gl/fJBCRU
14. A. Hatchuel, « Quelle analytique de la conception ? Parure et pointe en design », in
F. Flamand (dir.), Le Design : essais sur des théories et des pratiques, Paris, Institut français de
la mode-Éd. du Regard, 2006, p. 147-160.
15. J. Le Bœuf, « Design industriel, territoires anciens et questions actuelles », Design et
histoires, 29 décembre 2013, en ligne :
http://blogs.lecolededesign.com/designethistoires/2013/12/29/design-industriel-territoires-
anciens-et-questions-actuelles/
16. A. Findeli, « La recherche en design, questions épistémologiques et méthodologiques », in
F. Jollant-Kneebone (dir.), La Critique en design. Contribution à une anthologie, Nîmes,
Éd. Jacqueline Chambon, 2003, p. 168.
17. J. Noblet (de), 1974 ; R. Guidot, 1994 ; S. Laurent, 1999 ; J. Le Bœuf, 2006 ; A. Midal,
2009 ; C. Leymonerie, 2010 ; V. Margolin, 2015.
18. M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 25.
19. World Design Organization, en ligne : http://wdo.org.
CHAPITRE PREMIER

Du projet au design industriel :


éclosions

« L’ensemble de la profession est si nouveau qu’il y a même eu des


divergences d’opinion considérables sur le nom à lui donner. »
Harold Van Doren, 1940 1.

I. – Le design, une discipline du projet (XVe s.)


On associe généralement la naissance du design à celle de l’industrie, en
la faisant remonter au XIXe siècle, avec l’essor des arts décoratifs. Plus rares
sont les approches qui associent la naissance du design à celle du projet.
Pourtant, comme l’a montré le psychosociologue Jean-Pierre Boutinet, le
design est fondamentalement lié au projet architectural, à la Renaissance
italienne.
Le projet architectural a été inventé à Florence, vers 1420, par
l’architecte Brunelleschi « pour séparer et unir simultanément deux temps
essentiels dans l’acte de création appliqué à l’édification d’un bâtiment : le
temps du travail en atelier, ordonné à la conception de la maquette, et le
temps du travail sur le chantier, concrétisé dans la réalisation de l’œuvre à
partir de la maquette conçue 2 ». Avant cela, l’élaboration et la réalisation
étaient confondues, avec la part d’essais et d’erreurs que cela impliquait. Le
projet est donc l’invention d’un dualisme, ou mieux, d’une division du
travail : celle de la conception et de la réalisation. C’est ce que la langue
italienne distingue par les termes de progettazione (activité d’élaboration
intellectuelle ou la pensée du projet) et progetto (activité de fabrication ou
le projet qui se réalise), que la langue française recouvre à sa manière avec
ceux de dessein (intention, but, visée) et dessin (image, figure, croquis).
« Ces deux sens voisins de dessein intériorisé et de dessin extériorisé se
retrouvent confondus dans l’italien disegno comme dans l’anglais
design 3. » Autrement dit, design est originairement le terme qui unit les
deux dimensions fondamentales de tout projet. Les deux mots sont
historiquement synonymes.
Dès lors, si l’on ne veut pas se noyer dans la complexité linguistique et
conceptuelle qui entoure la notion de design, il importe de bien saisir de
quoi, à la Renaissance, le projet est la naissance. Pourquoi les architectes du
Quattrocento inventent-ils le projet, ce dualisme de la conception et de la
réalisation ? Selon Boutinet, l’explication est simple : il s’agit d’une
nécessité opérationnelle face à la montée de la complexité. Désormais, il
n’est plus possible d’improviser et de compter sur la chance pour échapper
aux aléas inévitables de toute construction. Seule l’anticipation méthodique
peut permettre de maîtriser « la complexité liée à la diversité des matériaux
utilisés, liée aussi au nombre croissant de corporations professionnelles de
plus en plus spécialisées, aux modes nouveaux de construction 4 ».
Toutefois, la complexité n’est pas chose nouvelle, les bâtisseurs des
pyramides et des cathédrales en ont déjà fait l’expérience. Ce qui
caractérise la Renaissance, c’est que la gestion de cette complexité fait
maintenant partie du projet moderne de rationalisation systématique du
monde. Voilà pourquoi l’invention du projet en architecture n’est rien
d’autre que la naissance de la méthode dans le domaine de la conception.
Désormais, la conception est un travail méth-odique, c’est-à-dire un
cheminement (odos, « la route, la voie ») séquencé, fractionné, découpé, et
encadré par la raison. L’invention du projet à la Renaissance est donc l’idée
de la méthode (projectuelle) appliquée au métier de concevoir (sphère
technicienne), tout comme l’invention de la science moderne au XVIIe siècle
est l’idée de la méthode (expérimentale) appliquée au métier de savoir
(sphère scientifique). Le design comme projet doit donc être entendu au
sens de méthodologie de conception.
Ainsi s’éclaire l’étymologie souvent mal comprise du terme design. Du
latin de-signare (« marquer d’un signe ») que l’on retrouve aussi bien dans
l’italien di-segno et l’anglais de-sign, le design est à entendre, en tant que
projet, comme une méthode de conception par les signes (i. e. les dessins).
L’invention du projet architectural par Brunelleschi n’est rien d’autre que
cela : « une méthodologie du disegno, c’est-à-dire une méthodologie de
l’anticipation de l’œuvre à réaliser : il s’agissait, grâce aux lois de la
perspective qu’il venait de mettre au point, de pouvoir représenter par le
dessin la construction projetée 5 ». Les signes, ici, ce sont les représentations
en perspective, c’est-à-dire les images du projet.
En ce sens, le design appartient à la famille des disciplines du projet,
que d’autres appellent « régimes de la conception 6 ». Parmi elles, on peut
énumérer l’architecture, les arts décoratifs, le design industriel, l’ingénierie.
Il n’est pas certain, cependant, qu’il existe des « caractéristiques
universelles de la conception 7 », car toutes ces disciplines sont justement
des cultures particulières de la conception, c’est-à-dire qu’elles envisagent
chacune l’acte de concevoir différemment, en suivant des principes, des
méthodes et des valeurs qui leur sont propres, et qui sont irréductibles à des
universaux. Par conception, il faut entendre simplement ici le fait de
modéliser une idée complexe en vue de sa réalisation matérielle, grandeur
nature, et le fait de planifier méthodiquement sa mise en œuvre. Ce qui nous
intéresse ici, c’est la naissance d’une culture de la conception ou d’une
discipline du projet entièrement nouvelle : le « design industriel ». Son
origine se situe dans la rencontre des arts et de l’industrie.

II. – Les origines du design industriel (1900-1920)


Le premier usage du terme design dans un contexte industriel 8 date de
1849, avec la parution en Angleterre du premier numéro du Journal of
Design and Manufactures, créé et dirigé par Henry Cole, organisateur de la
Première Exposition universelle de Londres en 1851, qui milite pour
« marier le grand art et l’habileté mécanique 9 ». Toutefois, l’Angleterre
(comme l’Europe) n’est pas encore prête pour le design industriel et, sous
l’impulsion de William Morris, lecteur de Marx, qui cherche à lutter contre
les ravages de l’industrialisation, le mouvement des Arts and Crafts 10 se
lance dès les années 1860 dans la revitalisation des arts décoratifs.
L’objectif est de réhabiliter le travail de l’artiste-artisan et d’améliorer le
cadre de vie par un artisanat de qualité. Plus tard, vers 1900, l’attachement
grandissant à la figure de l’artiste-artisan fait naître l’Art Nouveau, qui
étend l’ambition des arts décoratifs au projet de créer une « œuvre d’art
totale réunissant les arts et l’artisanat 11 ». C’est alors qu’en 1907, en
Allemagne, se produit un double événement décisif.
D’un côté, un groupe d’artistes, d’architectes et d’artisans influencés
par William Morris et animés par la volonté « de faire des produits de
qualité 12 » et « d’anoblir le travail professionnel grâce à la coopération de
l’art, de l’industrie et du travail manuel 13 », se regroupent à Munich au sein
du Deutscher Werkbund (« Union de l’œuvre allemande »). Leurs deux
principaux leaders sont l’architecte allemand Hermann Muthesius, qui
milite pour la production de masse et l’alliance des arts décoratifs avec le
standard industriel, et l’artiste belge Henry Van de Velde, qui prône l’unité
des arts contre la standardisation et privilégie l’expression artistique
individuelle.
De l’autre côté, l’architecte Peter Behrens, membre du Werkbund,
devient directeur artistique d’AEG, la grande firme allemande
d’équipements électriques. Pour elle, il conçoit l’image de marque, le logo,
le papier à lettres, les produits, les emballages, les nouvelles usines et même
les logements des ouvriers. Cette première grande collaboration entre un
artiste et une industrie est considérée comme le premier projet de design
industriel et, plus largement, de design global. Son retentissement sera
considérable, surtout si l’on tient compte du fait que plusieurs grands
artistes emblématiques du Mouvement moderne, comme Walter Gropius,
Mies van der Rohe ou Le Corbusier, travailleront dans l’agence de
Behrens 14. Elle signe en tout cas le triomphe des idées de Muthesius, qui
seront officiellement adoptées par le Werkbund en 1914, tandis que
Van de Velde fonde à Weimar l’École des arts appliqués.
C’est alors qu’entre en scène Walter Gropius. Architecte, membre du
Werkbund, pressenti par Van de Velde pour être son successeur, Gropius va
réaliser une synthèse exceptionnelle et sans équivalent entre les idées de
Muthesisus et celles de Van de Velde. En 1919, à Weimar, il fonde le
Bauhaus, qu’il définit comme « un établissement d’enseignement,
conseiller artistique de l’industrie, des métiers d’art et de l’artisanat ».
Comme le note Alain Findeli, « le “coup de force” de Gropius consista à
dissoudre l’École des beaux-arts dans l’École des arts appliqués pour y faire
disparaître toute référence à une pratique artistique non engagée dans un
métier, ainsi que toute tentation pour les élèves-artistes de se réfugier dans
une tour d’ivoire 15 ». Organisée par ateliers et assurée par des architectes,
peintres et sculpteurs qui se considèrent comme « des artisans au sens
premier du terme » (Johannes Itten, Wassily Kandinsky, Paul Klee, László
Moholy-Nagy, Ludwig Mies van der Rohe, Gropius lui-même, etc.), la
formation au Bauhaus comporte trois volets : technique (artisanat), formel
(langage plastique), scientifique (théories). Les ateliers sont encadrés par un
« maître d’ouvrage » ou « maître d’atelier » pour la partie technique-
artisanale, et un « maître de forme » pour l’aspect esthétique-théorique 16.
Les principaux ateliers sont tous d’artisanat : reliure, textile, imprimerie,
métal, bois, pierre, menuiserie, céramique, couleur (l’atelier d’architecture
n’ouvrira ses portes que dans les dernières années de l’école tandis que la
peinture d’art est une pratique non officielle). Les étudiants progressent
selon les étapes d’apprenti, compagnon et maître, mais doivent d’abord
suivre six mois de « cours préliminaire 17 ». Plus connu sous le nom de basic
design ou « design fondamental 18 », ce cours est destiné à acquérir un
ensemble de compétences liées à la relation esprit/matière et,
corrélativement mais secondairement, à stimuler leur créativité. Il ne s’agit
pas seulement d’aider l’étudiant à « progresser dans le programme » en vue
du diplôme, mais de l’amener à « éveiller ses possibilités latentes », à
« renaître à soi-même » et, finalement, « devenir plus humain » 19.
Comme l’a bien montré Alain Findeli, l’alliance entre la technique, l’art
et la science, telle qu’elle est visible dans son programme pédagogique, est
ce qui caractérise en propre la philosophie de l’école, et par suite, toute la
tradition du Bauhaus, en vue d’édifier un homme nouveau. Aussi, la
fermeture brutale de l’école, en 1933, en raison de la montée du nazisme 20,
entraînera plusieurs tentatives de renaissance, notamment le New Bauhaus
de Chicago 21, fondé en 1937 par László Moholy-Nagy 22, ou la Hochschule
für Gestaltung d’Ulm (HfG), l’école fondée à Ulm en 1953 par Max Bill et
dirigée dès 1956 par Tomás Maldonado 23. Indissociable de la figure
glorifiée de l’artiste-artisan, qui nourrit encore aujourd’hui l’imaginaire de
nombreux étudiants en design, le Bauhaus est un projet idéaliste au sens
noble du terme. Il s’inscrit dans la tradition humaniste issue de
William Morris qui vise à donner au design des fondements philosophiques,
ce que l’on retrouvera bientôt dans l’esthétique industrielle à la française.
En revanche, si la tradition du Bauhaus a influencé de nombreuses écoles et
institutions, elle demeure à ses débuts assez étrangère à la profession de
designer industriel telle qu’elle apparaît, au même moment, aux États-Unis.

III. – La naissance du design industriel aux États-


Unis (1920-1950)
« Tandis que la vieille Europe s’épuisait en vaines discussions purement
spéculatives sur la façon dont l’esthétique devait traiter l’industrie, la jeune
Amérique, elle, produisait intensément à un rythme colossal des objets
industriels, sans se préoccuper de considérations doctrinales 24. » Cette
logique industrielle aveugle, qui applique à la lettre le machinisme et la
production en série, est ce qui frappe le jeune Raymond Loewy lorsqu’il
débarque à New York en 1919 : « Il y avait une tendance générale et bien
inutile au massif et au grossier. On ne percevait aucune économie
rationnelle des moyens et des matériaux 25 ». C’est ce qui a conduit
rapidement ce jeune ingénieur français expatrié et plusieurs jeunes artistes
américains ayant pour la plupart étudié à la Art Students League de New
York, à se lancer dans l’aventure du design industriel.
Les premières agences de design industriel apparaissent aux États-Unis
entre 1925 et 1930, principalement à New York. La toute première est,
semble-t-il, celle de Walter Dorwin Teague, établie en 1926 (New York) et
toujours en activité (Seattle), qui inscrit dès 1927 sur son papier à en-tête la
formule Industrial Design, un an avant de signer son premier contrat
d’envergure, avec Kodak. D’autres voient le jour dans la foulée et font
figure de pionnières, comme celles de Norman Bel Geddes (1927, New
York), Henry Dreyfuss (1929, New York), Harold van Doren (1931, Toledo,
Ohio). La plus célèbre est celle de Raymond Loewy (1929, New York),
installée sur la Cinquième Avenue, et fondée par celui qui n’est au départ
qu’un ingénieur français débarqué à l’âge de 26 ans dans la Grosse Pomme,
où il travaille d’abord comme designer de vitrines chez Macy ou graphiste
chez Saks. Dès 1929, son premier projet connaît un succès foudroyant : il
s’agit du duplicateur Gestetner, une machine à dupliquer des documents
dont Loewy simplifie la forme, repense la structure, améliore le mécanisme
et dessine la nouvelle coque. Très vite, le design industriel fait parler de lui
dans la presse, par exemple dans le magazine Fortune, qui consacre dès
février 1934 un article de trois pages aux « Industrial Designers 26 ». Cette
même année, Raymond Loewy conçoit pour Sears Roebuck le réfrigérateur
Coldspot, dont les ventes grimpent de 60 000 à 275 000 unités en seulement
deux ans 27. En 1949, il fait la couverture du magazine Time et devient
définitivement la figure emblématique du design industriel américain 28,
tandis que son agence compte déjà 141 employés. Ses projets deviendront
vite des légendes, comme le paquet de cigarettes Lucky Strike, les
distributeurs Coca-Cola, le logo Shell, la locomotive Pennsylvania
Railroad S1 (voir illustration 1), l’avion présidentiel Air Force One, etc.
Tous sont emblématiques de cette esthétique de l’aérodynamisme qu’on
appelle Streamline (« style paquebot ») et qui joue sur les formes lisses,
arrondies, profilées. En 1951, Loewy publie Never Leave Well Enough
Alone 29, mal traduit en français en 1953 sous le titre La laideur se vend mal.
Dans ce livre, qui est à la fois une autobiographie et un manifeste, il
présente le fonctionnalisme minimaliste par lequel il définit son approche
du design : adepte de « la réduction à l’essentiel », c’est la simplicité qui est
pour lui « le facteur décisif de l’équation esthétique », d’où son principe :
« la Beauté par la Fonction Et la Simplification 30 ».
Illustration 1. – Pennsylvania Railroad S1 (1939) par Raymond Loewy

IV. – L’esthétique industrielle et le rôle


de la France (1940-1960)
Du même âge que Loewy, Jacques Viénot est un entrepreneur et
activiste qui milite pour l’union de l’art et de l’industrie. En 1922, il est
associé et administrateur de DIM, une société de décoration intérieure
fondée à Paris en 1919. À la tête d’une équipe d’artistes décorateurs (il
n’intervient lui-même que ponctuellement dans la conception 31), il décroche
de prestigieux contrats internationaux, notamment pour des têtes
couronnées. Homme de réseaux, introduit dans les milieux parisiens
influents, il s’engage dans divers mouvements artistiques et intellectuels,
expose dans plusieurs pays et rencontre de nombreuses personnalités à
travers le monde. En 1929, lors d’un voyage à New York, il fait la
connaissance de Raymond Loewy et revient avec le rêve de créer un jour un
organisme qui favoriserait la collaboration entre créateurs et industriels. En
1933, sous l’effet de la crise, il abandonne DIM (qui cesse progressivement
ses activités) et rejoint les Grands Magasins du Printemps, où il est
embauché comme conseiller du commerce extérieur et intérieur 32.
Les années qui suivent (1940-1950) sont celles de l’irrésistible
ascension de ses idées, qui seront toujours marquées par la défense et
l’illustration du génie français et l’attachement au fonctionnalisme
esthétique. En 1941, influencé par l’idée de beauté rationnelle selon la
philosophie esthétique de Paul Souriau, Viénot publie La République des
Arts, un ouvrage manifeste dans lequel non seulement il défend la beauté
utile et l’éducation au bon goût, mais prend position en faveur de « l’art du
machinisme » contre les partisans du maintien des traditions artisanales : il
utilise notamment le terme « prototype » en lieu et place de « modèle 33 ». Il
se dit à la recherche d’un « art qui ne relève ni des beaux-arts, ni des arts
décoratifs, ni de la technique pure 34 » et forge bientôt la notion
d’« esthétique industrielle ». Pour lui, l’enjeu n’est pas de trouver un terme
français pour le « mot anglo-yankee industrial designer » ; il s’agit plutôt
d’exprimer l’essence même d’une nouvelle discipline qu’il considère
comme « une discipline d’origine européenne à 100 % », ce qui rend
« choquant de la voir exprimée par un terme anglais », qui plus est « sous la
forme d’une méthode de vente » 35. Aussi, la définition officielle qui est
donnée en 1952 dans la Charte de l’Esthétique industrielle se veut
différente :

« L’esthétique industrielle est la science du beau dans le domaine de


la production industrielle. Son domaine est celui des lieux et
ambiances de travail, des moyens de production et des produits 36. »

Ce sera désormais l’œuvre de sa vie. En 1943, Viénot quitte le


Printemps pour se consacrer entièrement à l’« esthétique industrielle », qu’il
envisage à la fois comme une profession (un métier, celui de « styliste
industriel 37 ») et comme une discipline (un savoir, une culture). En
seulement quelques années, il crée une agence, un institut, une revue, un
cours, et cofonde un organisme international.
Tout commence en 1949, l’année où Raymond Loewy fait la une de
Time. Cette année-là, Viénot crée Technès (TECHN pour « technique » et
ES pour « esthétique »), un « bureau d’études techniques et d’esthétique »
qui est, de fait, la première agence française de design. Les deux designers
phares de l’agence sont Jean Parthenay et, très vite, Roger Tallon. En 1951,
voulant rivaliser avec le Council of Industrial Design créé à Londres en
1944, Viénot fonde l’Institut d’Esthétique Industrielle, dont le but est
d’accroître le rayonnement de la production française sur les marchés
mondiaux, d’élever le niveau de goût, d’améliorer les conditions de vie, et
de soutenir les recherches « susceptibles d’humaniser les techniques
contemporaines et leurs produits 38 ». Réunissant à la fois des entreprises
comme Technès, des industriels comme Georges Combet (Gaz de France)
et des universitaires comme Étienne Souriau (philosophe) ou Georges
Friedman (sociologue), l’Institut travaille aussi bien à la « doctrine » de
l’esthétique industrielle qu’à sa promotion concrète : il lance notamment le
label « Beauté France », entériné par le ministre du Commerce dès 1953,
dont l’actuel « Janus de l’Industrie » est l’héritier 39. Toujours en 1951,
Viénot transforme Art présent, revue bilingue d’arts plastiques, en une
nouvelle revue intitulée Esthétique industrielle, dans laquelle il publie en
1952 les treize lois de l’esthétique industrielle. Inspiré par les tentatives des
autres pays, Viénot inaugure également en novembre 1956 la première
formation française en esthétique industrielle, sur une base de 44 heures de
travail par semaine, pour des élèves ayant déjà reçu une formation
technique ou artistique, à l’École des Arts Appliqués à l’Industrie de la rue
Dupetit-Thouars 40. Ouvert aux élèves de l’École nationale des arts
décoratifs, de l’École Boulle et dans une moindre mesure des Beaux-Arts 41,
l’esprit de ce Cours supérieur d’esthétique industrielle, qui laissera de
profondes traces dans l’enseignement français du design, se distingue
notamment par son attachement moral au bon goût et à l’idéal de l’unicité
du vrai, du beau et du bien, censé garantir l’honnêteté, la sincérité et la
qualité du travail de l’esthéticien industriel, face au souci d’efficacité
commerciale des géants américains de l’industrial design.
Encadré 1. – Les 13 lois de l’Esthétique
industrielle (1952)
La Charte de l’Esthétique industrielle est un manifeste de fonctionnalisme esthétique
qui tient en treize lois publiées en 1952 dans le numéro 7 de la revue Esthétique
industrielle. Elle a été rédigée par une commission pluridisciplinaire composée de
membres de l’Institut d’Esthétique industrielle et présidée par Jacques Viénot. En voici
une version légèrement abrégée 42.
1. Loi d’économie : l’économie des moyens et des matières employés, dès lors qu’elle
ne nuit ni à la valeur fonctionnelle ni à la qualité de l’ouvrage considéré, est condition
déterminante de la beauté utile.
2. Loi de l’aptitude à l’emploi et de la valeur fonctionnelle : il n’est de beauté
industrielle que d’ouvrages parfaitement adaptés à leur fonction (et reconnus
techniquement valables). L’esthétique industrielle implique une harmonie intime entre le
caractère fonctionnel et l’apparence extérieure.
3. Loi d’unité et de composition : pour former un tout harmonieux, les différents
organes constituant un ouvrage utile doivent, sur leur plan respectif, être conçus les uns en
fonction des autres et en fonction de l’ensemble.
4. Loi d’harmonie entre l’apparence et l’emploi : dans l’ouvrage qui satisfait aux lois
de l’esthétique industrielle, il n’y a jamais conflit, mais toujours harmonie entre la
satisfaction esthétique qu’en ressent le spectateur désintéressé et la satisfaction pratique
qu’il donne à celui qui l’emploie. Toute production industrielle doit être génératrice de
beauté.
5. Loi du style : l’étude du caractère esthétique d’un ouvrage ou d’un produit industriel
doit tenir compte de la durée normale à laquelle il doit être adapté. Un ouvrage utile ne
peut prétendre à un caractère de beauté durable que s’il a été conçu loin de l’influence
artificielle de la mode.
6. Loi d’évolution et de relativité : l’esthétique industrielle ne présente pas de
caractère définitif : elle est en perpétuel devenir. La beauté de l’ouvrage utile est fonction
de l’état d’avancement et de l’évolution des techniques qui l’engendrent. Toute technique
nouvelle nécessite le temps de la maturation pour parvenir au stade de l’épanouissement
qui lui permettra de trouver une expression esthétique équilibrée et typique.
7. Loi du goût : l’esthétique industrielle s’exprime dans la structure, la forme,
l’équilibre des proportions, la ligne des ouvrages utiles. Le choix des matières, de détails
de présentation, des couleurs relève davantage du goût qui doit en être l’heureux
complément, compte tenu de la loi d’économie.
8. Loi de satisfaction : l’expression des fonctions qui donnent sa beauté à l’ouvrage
utile doit s’entendre de la façon dont elle frappe tous nos sens : non seulement la vue, mais
l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût.
9. Loi du mouvement : les engins destinés à se mouvoir eux-mêmes dans l’espace (air,
mer, route, rail) trouvent dans le mouvement qu’ils engendrent la caractéristique
essentielle de leur esthétique.
10. Loi de hiérarchie ou de finalité : l’esthétique industrielle ne peut faire abstraction
de la finalité des ouvrages produits industriellement.
11. Loi commerciale : l’esthétique industrielle trouve l’une de ses applications les plus
importantes sur les marchés commerciaux. La loi du plus grand nombre des acheteurs ne
saurait infirmer la valeur des lois définissant l’esthétique industrielle. La vente ne saurait
être considérée comme un critère de la valeur esthétique.
12. Loi de probité : l’esthétique industrielle implique honnêteté et sincérité dans le
choix des matières ou matériaux employés. Une réalisation industrielle ne saurait être
considérée comme belle, dès lors qu’elle contient un élément de mensonge, de
dissimulation, de tromperie.
13. Loi des arts impliqués : l’esthétique industrielle implique une intégration de la
pensée artistique dans la structure de l’ouvrage considéré (loin du décor plus ou moins
arbitraire ou artificiel ou surajouté des arts appliqués).

En 1953, l’influence de Viénot est telle que celui qui est le mieux placé
de tous pour faire le pont entre l’Amérique et la France, l’expatrié Raymond
Loewy, revient au pays et lui emboîte le pas. Adoptant pour le marché
français l’expression « esthétique industrielle », Loewy fonde à Sèvres une
Compagnie d’esthétique industrielle (CEI), dirigée au départ par Harold
Barnett, qui introduit en France le corporate design américain, c’est-à-dire
la conception globale de l’image de marque d’une entreprise. Avec près de
250 collaborateurs au début des années 1960, la CEI de Raymond Loewy
crée notamment les logos des biscuits LU (1957), de la marque New Man
(1969) ou encore des enseignes Monoprix et L’Oréal.
Il ne manque alors plus qu’une seule pierre à l’édifice de Viénot, la plus
difficile, celle qui va à la fois consacrer son œuvre et lui faire perdre la
bataille des mots. En 1953, lors du congrès international d’Esthétique
industrielle de Paris, qui réunit 13 pays et dont Jacques Viénot est le
commissaire, l’idée est lancée de créer un regroupement international des
organismes d’esthétique industrielle. Des désaccords apparaissent,
notamment entre Américains et Français. Réalistes et pragmatiques, les
premiers y voient avant tout un moyen de défendre la profession,
d’organiser des expositions, de créer un annuaire, un code
déontologique, etc. Réaliste et idéaliste, Jacques Viénot souhaite « défendre
non seulement une profession, mais surtout les principes mêmes de
l’esthétique industrielle 43 » en tant que « discipline de pensée 44 ». En 1955,
un « Comité de liaison international d’Esthétique industrielle » est créé et
présidé par l’Américain Peter Muller-Munk : son papier à lettres indique
trois désignations entre lesquelles un choix doit être fait : Esthétique
industrielle, Industrial Design, Formgebung. En 1957, l’assemblée
constituante tranche en faveur de la langue anglaise et donne naissance à
l’International Council of Societies of Industrial Design (ICSID).
L’organisme est fondé à Londres le 29 juin 1957, mais officiellement
enregistré à Paris alors que le compte bancaire l’est à New York. Tout un
symbole. Comme l’écrit fort bien Jocelyne Le Bœuf, ces tensions « révèlent
la volonté de Jacques Viénot de défendre une spécificité française de la
création industrielle, telle qu’elle était définie par la notion d’esthétique
industrielle. Il reproche aux Américains d’avoir fait du “beau une tactique”.
L’expression esthétique industrielle traduit ce “supplément d’âme, que
réclamait Bergson, pour que notre civilisation devienne digne de nous 45” ».
Mais il est trop tard, la victoire sémantique appartient déjà aux Anglo-
Saxons :

« La bataille est perdue pour le terme “esthétique industrielle” au


niveau de l’ICSID lorsqu’en septembre 1959, fut proposée
l’adoption du terme “industrial design” même si, selon le
témoignage de Munk, les Américains considèrent aussi l’expression
“comme limitative”. Il rajoute cependant : “elle semble plus
heureuse que celle utilisée en Allemagne (Industrie Formgebung),
en France (Esthétique Industrielle), en Italie (Stile Industria) 46”. »

C’est ainsi qu’est reconnu officiellement le « design industriel » à


l’échelle internationale, sur la tombe de l’esthétique industrielle. La bataille
des appellations laisse place à celle des définitions, et l’ICSID devient
l’organisme qui définit le design industriel à l’échelle mondiale 47. Plusieurs
définitions officielles seront données au fil des années. Retenons pour
l’instant celle de 1969, rédigée par Tomás Maldonado :

« Le design industriel est une activité créatrice dont le but est de


déterminer les qualités formelles des objets produits par l’industrie.
Ces qualités formelles ne concernent pas seulement les aspects
extérieurs mais, principalement, les relations structurelles et
fonctionnelles qui permettent de transformer un système en une
unité cohérente à la fois du point de vue du producteur et de
l’utilisateur. Le design industriel tend à embrasser tous les aspects
de l’environnement humain qui dépendent de la production
industrielle 48. »

Ainsi, de la notion de projet à celle de création industrielle, la notion de


design connaît au XXe siècle une première mutation importante, qui aboutit à
l’expression « design industriel ». Au-delà de la naissance d’un nouveau
métier, celle-ci incarne à sa manière la première revendication
épistémologique d’une spécificité du design. Issue de l’alliance entre les
notions d’art et d’industrie, qui avait été longuement préparée par les
pionniers anglais et allemands, elle reste cependant centrée sur le double
enjeu esthétique (influence française) et mercatique (influence américaine).
Encadré 2. – Le design anglais et le rôle
du Royal College of Art
Il n’est pas possible de restituer dans ce chapitre toute la complexité de la dynamique
internationale qui accompagne l’émergence du design industriel au milieu du XXe siècle.
Toutefois, en contre-point de l’odyssée franco-américaine, une mention particulière doit
être faite de l’Angleterre, et en particulier du Royal College of Art de Londres, considéré
comme l’école d’art et de design la plus influente au monde 49.
Fondé en 1837 sous le nom de Government School of Design, dynamisé par
l’Exposition universelle de 1851 qui le conduit à être rebaptisé National Art Training
School, le Royal College of Art prend en 1896 son nom actuel. Dominé jusqu’à la fin du
e
XIX siècle par la philosophie des Arts and Crafts, il joue un rôle important au début du
e
XX siècle dans le domaine des beaux-arts, en particulier la sculpture. Dans les années
1930-1940, le RCA commence à jouer un rôle clé dans le domaine du design, en créant
l’un des premiers enseignements de design de produits au monde, peu de temps après le
Carnegie Institute of Technology de Pittsburgh (Carnegie Mellon University). Le design
graphique et le design de mode commencent à se développer au même moment.
Mais c’est surtout à partir des années 1960, au cœur de l’explosion de la pop culture,
que le design industriel s’impose au RCA comme une discipline à part entière, sous la
direction de Misha Black, qui enseigne cette spécialité de 1959 à 1975 et qui préside
l’ICSID de 1959 à 1961. En 1967, l’année où le RCA acquiert le statut d’université, est
fondé le cours de Design de transport (Vehicle Design), dont seront diplômés les futurs
designers de l’Audi Quattro (Martin Smith), l’Aston Martin DB7 (Ian Callum) ou la
Porsche 911 (Tony Hatter). En 1969, alors qu’il n’est qu’étudiant, James Dyson se
faitremarquer pour la conception du Sea Truck, un véhicule maritime pour lourdes
charges qui peut débarquer sur n’importe quelle plage. Il est surtout connu aujourd’hui
pour ses célèbres aspirateurs sans sac et sans perte d’aspiration. En 1964, engagé dans le
mouvement des Design Methods, Bruce Archer fonde au RCA le premier département de
Recherche en design. En 1989, Gillian Crampton-Smith y fonde quant à elle le premier
département de Design d’interaction.

1. H. Van Doren, Industrial design : a practical guide to product design and development
(1940), New York, McGraw-Hill, 1954, 2e éd., p. 17.
2. J.-P. Boutinet, 2002, p. 224.
3. J.-P. Boutinet, 1990, p. 13, 116.
4. J.-P. Boutinet, 1993, p. 9.
5. Ibid., p. 10.
6. A. Hatchuel, B. Weil, 2008.
7. A. Hatchuel, « Deconstructing meaning : industrial design as adornment and wit », 10 th
European Academy of Design Conference : Crafting the Future, Gothenburg (Suède), 2013.
8. Le sens restreint moderne de « industrie » apparaît dans les années 1760 au sens de
« machinisme ». L’industrie se caractérise par deux critères conjugués : le recours à la machine
et la production en série.
9. A. Midal, 2009, p. 33-34. Voir aussi D. Quarante, 1994, p. 15.
10. Littéralement, « Arts et Artisanats ».
11. H. Foster, 2008, p. 27.
12. D. Huisman, G. Patrix, 1961, p. 15.
13. D. Quarante, 1994, p. 60.
14. Voir L. Cayla, « Behrens Peter (1868-1940) », Encyclopædia Universalis, en ligne
(juillet 2014).
15. A. Findeli, « La tradition du Bauhaus peut-elle nous instruire aujourd’hui ? », in G. Hickey
(dir.), Common Ground : Contemporary Craft, Architecture and the Decorative Arts, Canadian
Museum of Civilization, 1999, p. 33.
16. Ibid.
17. A. Findeli, op. cit., p. 36 et suiv.
18. D. Quarante, 1994, p. 251.
19. A. Findeli, op. cit., p. 41.
20. Pour les mêmes raisons, les activités du Werkbund cessent en 1934.
21. Devenu l’actuel « Institute of Design » à l’Illinois Institute of Technology, en ligne
(juillet 2014) : http://www.id.iit.edu
22. A. Findeli, 1995.
23. À la différence du New Bauhaus, qui a subsisté jusqu’à aujourd’hui, l’école de design
d’Ulm (HfG) ferme en 1968.
24. D. Huisman, G. Patrix, 1961, p. 21.
25. R. Loewy, 2005, p. 26.
26. Fortune, vol. 9, no 2, février 1934, « Industrial Designers », p. 40.
27. R. Loewy, « About », en ligne (août 2014) : http://www.raymondloewy.com/about.html
28. Time, 31 octobre 1949, « Up from the Egg », p. 68 et suiv. ; la couverture est sous-titrée
« Raymond Loewy, le designer qui aérodynamise la courbe des ventes ».
29. Jeu de mots anglais qui revient à dire : « Le mieux n’est jamais l’ennemi du bien ».
30. R. Loewy, 1953, p. 26.
31. Voir J. Le Bœuf, 2006, p. 21 et suiv. ; p. 139.
32. J. Le Bœuf, 2006, p. 44, note 77 ; p. 45, 53.
33. C. Leymonerie, 2010, p. 155.
34. Esthétique industrielle, no 1, 1951 ; cité dans J. Le Bœuf, 2006, p. 13, 91.
35. J. Viénot, « Productivité de l’esthétique industrielle », Esthétique industrielle, no 15, avril-
mai 1955 ; cité par C. Leymonerie, 2010, p. 170, 171.
36. D. Huisman, G. Patrix, 1961, p. 36-37.
37. C. Leymonerie, 2010, p. 171-172.
38. D. Huisman, G. Patrix, 1961, p. 34 ; J. Le Bœuf, 2006, p. 93.
39. Voir le site de l’Institut français du design, qui a succédé en 1984 à l’Institut d’esthétique
industrielle, en ligne (juillet 2014) : http://www.institutfrancaisdudesign.fr
40. J. Le Bœuf, 2006, p. 144, 147.
41. C. Leymonerie, 2010, p. 577.
42. Pour la version intégrale, voir J. Le Bœuf, 2006, p. 105 et suiv. ; et D. Huisman, G. Patrix,
1961, p. 36 et suiv.
43. J. Le Bœuf, « La contribution française à la création d’une organisation internationale du
design après la Deuxième Guerre mondiale », Design et histoires, 19 août 2009, en ligne :
http://blogs.lecolededesign.com/designethistoires/2009/08/19/hello-world-2/
44. La formule est de Peter Muller-Munk, qui affirme avoir cette idée en commun avec
J. Viénot : J. Le Bœuf, 2006, p. 154.
45. J. Le Bœuf, « La contribution française… », art. cit.
46. J. Le Bœuf, 2006, p. 124.
47. Depuis que l’International Council of Societies of Industrial Design a changé de nom en
2017 et s’appelle World Design Organization, une nouvelle définition du design a été proposée,
voir en ligne : http://wdo.org/about/definition.
48. Voir aussi D. Quarante, 1994, p. 10 ; J. Le Bœuf, 2006 (ouvrage), p. 154.
49. « History of the RCA 1837-2013 », Royal College of Art, en ligne :
https://www.rca.ac.uk/more/about-rca/our-history/college-history/history-1837-2013/
CHAPITRE II

Du design industriel à la crise


d’identité : convulsions

« Nous sommes entourés d’objets de désir, et non d’objets d’usage. »


Don Norman, 2002 1.

I. – L’âge d’or mercatique du design


industriel (1960-1990)
S’il est généralement admis que « le design est une activité directement
liée à la révolution industrielle et ayant débuté avec elle 2 », nous avons vu
que sa naissance au XXe siècle a surtout été l’aboutissement d’une lente
révolution culturelle. Les Arts and Crafts, l’Art Nouveau, le Deutscher
Werkbund, le Bauhaus, l’Esthétique industrielle, tous ces mouvements
créatifs et humanistes ont constitué des étapes décisives en vue de définir
un cadre théorique nouveau. C’est ce cadre théorique nouveau qui triomphe
à la fin des années 1950 sous le nom de « design industriel ». Mais, pour
bien en saisir le sens, il faut le comparer aux cadres théoriques qui l’ont
précédé et préparé. En effet, chacun des mouvements artistiques et
intellectuels qui viennent d’être cités se fonde sur un cadre théorique bien
particulier. On peut appeler cela un « modèle philosophique du design »,
c’est-à-dire une représentation théorique d’une certaine manière de penser
et de faire du design à un moment donné, en tant qu’elle prend position
dans son époque au nom de certains idéaux et certaines valeurs. L’évolution
dans le temps de ces modèles peut alors être caractérisée à l’aide d’une
structure tripartite : « Menace > Réponse > Finalité » pour les modèles de
1re génération (voir fig. 1) ; « Opportunité > Réponse > Finalité » pour les
modèles de 2e génération (voir fig. 2). C’est le modèle des arts industriels
du Werkbund qui, en transformant la menace en opportunité, s’impose au
terme de la 1re génération et constitue le point de bascule vers la
2e génération. Pour cette dernière, c’est le modèle mercatique de l’Industrial
Design qui l’emporte, au détriment du modèle humaniste du Bauhaus ou du
modèle esthétique de Viénot.

Fig. 1. – Modèles philosophiques du design de 1re génération


Fig. 2. – Modèles philosophiques du design de 2e génération

Le modèle mercatique triomphe au tournant des années 1950. Il va


entraîner le design industriel sur la voie du libéralisme. Contrairement à la
loi no 11 de l’Esthétique industrielle 3, le « fonctionnalisme mercatique » de
l’Industrial Design est l’idée selon laquelle l’adéquation entre la forme et la
fonction a principalement pour but l’efficacité commerciale. On doit cette
idée aux Américains :

« Ce qui nous importe d’abord, c’est que nous ayons pu résoudre les
problèmes spéciaux de nos clients […]. La beauté s’impose, cela se
comprend – mais que nous importe la beauté si nos fabriques
subissent le chômage afin que nous puissions nous féliciter de notre
goût artistique 4. »
Dans la mesure où, dès le début des années 1960, les Américains sont
« les leaders d’une profession déjà largement implantée dans les entreprises
et confrontées au marché 5 », on comprend que cette philosophie mercatique
du design soit celle qui va dominer le monde pendant les décennies
suivantes. Comme l’a montré Jocelyne Le Bœuf, « le passage de
l’esthétique industrielle au design industriel marque la disparition de la
domination d’une philosophie qui devait garantir l’amélioration des
conditions de vie des hommes 6 ». Si le combat de Viénot pour le beau et le
vrai semble oublié, il n’est pas certain que l’amélioration des conditions de
vie soit si étrangère à la vision mercatique du design. Cette dernière se
fonde elle aussi sur une philosophie, celle du libéralisme économique, selon
laquelle : quand chacun cherche son propre gain et son intérêt personnel, il
est comme « conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre
nullement dans ses intentions » car « tout en ne cherchant que son intérêt
personnel, [chaque individu] travaille souvent d’une manière bien plus
efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y
travailler » 7. De fait, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, malgré les
travers de la « société de consommation 8 », « la production en série de
biens et d’objets a constitué une conquête importante pour l’amélioration de
la vie 9 », et le design industriel y est pour quelque chose.
Ce triomphe du modèle mercatique se manifeste concrètement dans les
entreprises par la fusion entre le design et le marketing. Ce dernier émerge
progressivement aux États-Unis en tant que théorie et méthode à partir des
années 1930 (c’est-à-dire en même temps que l’Industrial Design) et
s’impose comme fonction majeure dans l’entreprise dès les années 1950 10.
Dès lors, entre design et marketing, la différence ne tient plus qu’à un fil :

« Ce qu’attend le marketing du design est justement de projeter un


univers de signes sur des produits pour induire des critères d’achat
qui ne soient plus de l’unique ressort de la fonction […]. En ce sens,
le design semble relayer le projet du marketing, qui est d’enrober de
sens les objets de consommation en projetant des significations
émotionnelles et imaginaires pour accroître leur désirabilité et leur
valeur perçue 11. »

Le design réduit au marketing devient un processus créatif de


reconfiguration des signes au service du marché, ce qu’illustre par exemple
la branche du design d’emballages (packaging design). Pendant trente ans,
il va ainsi contribuer à engendrer une foule de produits de consommation de
masse et créer un monde nouveau, presque inquiétant, dont Ettore Sottsass
parle très bien :

« Incontestablement, durant les années 1980, l’usage et la


consommation de design ont explosé comme une supernova.
Suivant son cours, la logique industrielle a trouvé, avec le design,
un argument surpuissant, un argument cinq étoiles pour soutenir la
diffusion, à l’échelle planétaire, de millions de produits pour entrer
toujours plus largement en communication avec les populations : un
argument permettant non seulement de diffuser des biens de
consommation, mais aussi de pénétrer plus profondément dans
l’âme des gens, de transmettre et conditionner les espoirs les plus
secrets, les ambitions les plus folles, les désirs les plus
inexprimables 12. »

Le « supplément d’âme » voulu par Jacques Viénot semble avoir


disparu et la quête humaniste du progrès social s’être réduite à celle,
libérale, de la conquête des marchés. Ainsi, l’image de marque devient l’un
des secteurs clés du design, et même le « champ général » de celui-ci, aux
côtés du « champ de la communication », du « champ de la production » et
du « champ de l’aménagement de l’espace » 13. Parvenu à maturité, le
design industriel peut enfin livrer son essence : la triade forme-fonction-
marché. C’est pourquoi il n’y a sans doute pas de meilleure définition du
design industriel que celle, toujours en vigueur, donnée par la Société
américaine de design industriel :

« Le design industriel est le service professionnel qui consiste à


créer et développer des concepts et des spécifications qui optimisent
la fonction, la valeur et l’apparence des produits et systèmes au
bénéfice mutuel de l’utilisateur et du producteur 14. »

Le modèle mercatique du design industriel va si bien s’imposer qu’il va


provisoirement aspirer en lui l’intégralité de la notion de design. Cela se
traduit concrètement dans le vocabulaire par le fait que l’expression
« design industriel » est peu à peu remplacée, de manière elliptique, par le
seul terme « design », comme en témoigne la définition officielle adoptée
par l’ICSID en 2002 :

« Le design est une activité créatrice dont le but est de définir les
multiples qualités des objets, procédés, services et des systèmes
dans lesquels ils sont intégrés au cours de leur cycle de vie. C’est
pourquoi le design constitue le facteur central d’humanisation
innovante des technologies et un moteur essentiel dans les échanges
économiques et culturels 15. »

Le design s’étend désormais au-delà du champ des objets et ne concerne


plus seulement leurs qualités formelles mais les « multiples facettes » de
leurs qualités. Par ailleurs, la notion d’industrie n’est plus mentionnée, soit
parce qu’elle est présupposée comme une évidence, soit pour suggérer une
extension du domaine du design au-delà des seuls produits industriels. Cette
seconde option semble avoir été envisagée dès le début de l’ICSID :
l’objectif était que « l’esprit de l’industrial design » soit le « facteur de
liaison » entre une diversité de disciplines pouvant se réclamer du design 16.

Encadré 3. – Roger Tallon (1929-2011), l’étoile


filante du design français
Ingénieur de formation, curieux de tout, « aussi artiste que technicien 17 », Tallon
commence sa carrière chez Caterpillar-France. Tout bascule pour lui lorsqu’au début des
années 1950, après avoir assisté à sa conférence sur « Les beautés de la technique », il est
embauché par Jacques Viénot au sein de Technès. Il y restera vingt ans, refusant même la
proposition d’embauche de la CEI de Raymond Loewy, pourtant plus solide
financièrement. Parmi ses projets remarquables chez Technès, on peut citer la moto
125 cm3 Le Taon (contraction de Tallon) en 1955, la caméra Véronic pour Sem en 1957 ou
le téléviseur portable P111 pour Téléavia en 1963 (« j’ai voulu leur apprendre
à vivre en dessinant le contraire de ce que faisait Thomson 18 »). En 1959, à la mort de
Jacques Viénot, Tallon reste chez Technès sous la direction d’Henri Viénot, le fils. Il quitte
la maison en 1973 pour fonder sa propre agence, Design Programmes.
En 1962, à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, il crée le premier
département de Design industriel en France, où il enseigne jusqu’en 1997. Dans les années
1990, son envergure est internationale, il devient le grand designer des transports (voir
encadré 4). Fervent ennemi du stylisme, Tallon pense que Viénot s’est trompé en faisant le
choix de l’expression esthétique industrielle. Cette dernière entretient selon lui une
confusion car elle suggère notamment que le design ne serait que de « l’esthétique
ajoutée 19 ». « Il est nécessaire officiellement en France, écrit-il, d’accepter le vocable
design industriel comme nous y autorise le Comité de défense de la langue française, dans
un but d’harmonisation et de crédibilité sur un plan international. Aurions-nous l’idée de
franciser le substantif Jazz ? 20 » L’histoire lui a donné finalement raison. Dans le même
esprit, Tallon refuse également de considérer le design comme une branche artistique et
s’oppose à tout « amalgame avec les beaux-arts 21 ». Pour lui, le « design n’est ni un art ni
un mode d’expression, mais bien une démarche créative méthodique qui peut
être généralisée à tous les problèmes de conception 22 ».
Encadré 4. – Roger Tallon et le design du TGV
Ayant déjà conçu le métro de Mexico en 1967, Roger Tallon participe dès la fin des
années 1960 aux programmes d’élaboration du Train à Grande Vitesse 23. Il faut attendre
l’année 1981 pour que ce fleuron national voie le jour. « À 15 h 05, le jeudi 26 février
1981, à Pasilly dans l’Yonne, plus d’une centaine de journalistes attendent l’événement : la
circulation à très grande vitesse de la rame TGV no 16. Elle s’élance, atteint 340, 360, 370
puis 380 km/h à hauteur de Moulins-en-Tonnerrois. Il est 15 h 41 : le record mondial de
vitesse est battu 24. » Six mois plus tard, le 27 septembre 1981, est inaugurée la ligne Paris-
Lyon du TGV Sud-Est : 300 voyageurs vont circuler pour la première fois à 260 km/h, ils
seront plus de 1 milliard 25 ans plus tard (2 milliards en 2013). Caractérisé par son nez
aérodynamique (dessiné par Alstom en imitant l’avant d’une voiture de sport) et par
l’absence de rupture de circulation entre les wagons, le TGV Sud-Est est célèbre pour sa
couleur orange.
Tallon, qui n’apprécie pas cette couleur, conçoit seulement l’aménagement intérieur,
pour lequel il applique le même principe que celui des trains Corail qu’il a dessinés
quelques années plus tôt (1975) : des wagons sans compartiments avec un couloir central,
inspirés des intérieurs d’avion, auxquels il ajoute « un bar au milieu où toutes les classes se
retrouvent, comme au bistrot du coin 25 ». En 1983, on lui confie l’intégralité de
l’aménagement intérieur et extérieur du futur TGV Atlantique (voir illustration 2),
opérationnel dès 1988, pour lequel il choisit la nouvelle couleur bleu et argent, et qui se
révèle plus performant, plus confortable, plus rentable (il bat d’ailleurs de nouveaux
records de vitesse). Dans les années 1990, Tallon concevra également le TGV Duplex
(1991-1996), l’Eurostar (1987-1994), le funiculaire de Montmartre (1991) ou les bus de
Moscou (1993).
En 2009, la SNCF choisit de confier au couturier Christian Lacroix (qui a dessiné les
nouveaux uniformes de ses agents) l’aménagement intérieur des nouvelles rames TGV.
Interrogé à ce sujet par Télérama en janvier 2011, Tallon dénonce avec amertume ce retour
du stylisme : « Ce n’est pas du design. Concevoir un train ne consiste pas à bricoler des
petits machins par-ci par-là, mais demande des milliers d’heures d’études. Par exemple,
Christian Lacroix a inversé la couleur des secondes et des premières classes : cela ne
fonctionne pas du tout ! La SNCF détruit tout mon travail. Je ne lui pardonnerai jamais 26. »
Ceux qui ont souvent emprunté ces nouveaux TGV savent combien ils sont effectivement
mal conçus (difficulté pour repérer son numéro de siège, absence de poubelles,
emplacements pour les bagages mal dimensionnés, etc.).
II. – La crise morale du design industriel (1960-
1990)
Il serait illusoire de penser que le design entrerait subitement en crise
après une période faste qui ne connaîtrait pas le doute. Les découpages
historiques, quoique indispensables, sont toujours conventionnels. Aussi, il
convient de noter que la crise dont il va être question ci-après ne commence
pas subitement en 1990. Déjà dans les années 1960, à l’école de design
d’Ulm (HfG), où se poursuit en la réinterprétant la tradition du Bauhaus, le
nouveau directeur Tomás Maldonado entend « promouvoir un design au
service de l’individu et non de la société de consommation » : grâce à lui,
« un quart du temps d’étude est réservé à la psychologie, à l’anthropologie,
aux sciences, aux statistiques et à l’histoire du design » 27.
Illustration 2. – TGV Atlantique (1983-1988) et TGV Duplex (1991-1996) par Roger
Tallon

En 1971, Victor Papanek publie Design pour un monde réel, un livre


cinglant dans lequel il écrit qu’en raison de la pollution que l’industrie
engendre « peu de professions sont plus pernicieuses que le design
industriel » : pour lui, ou bien les designers doivent cesser complètement
leur activité, ou bien « le design doit devenir un outil novateur, hautement
créateur et pluridisciplinaire, adapté aux vrais besoins des hommes » 28.
Toutefois, cette crise morale qui pointe depuis plusieurs décennies
prend de plus en plus d’ampleur si bien que, dans les années 1990, il n’est
plus possible pour les designers de continuer leur activité sans une profonde
remise en cause. Ce sont surtout les Italiens qui vont réveiller le design de
son sommeil mercatique. Expérimental, radical, critique, le design italien se
pose en contradicteur avant-gardiste du modernisme industriel :

« Dès qu’il se manifeste comme un grand projet expérimental, dans


les années 1950, le design italien apparaît totalement étranger à la
tradition du fonctionnalisme international et aux fausses certitudes
d’une culture industrielle basée sur le mythe de la série à l’infini et
29
du produit définitif . »

Dans les années 1960-1970, les groupes Archizoom et Superstudio


remettent en cause le mouvement moderne fonctionnaliste et défendent un
design pop et ludique, maniant la fantaisie et la dérision. De même,
l’architecture radicale envisage « le design comme lieu où refonder
l’architecture » pour de nouvelles utopies urbaines. En 1969, Joe Colombo
publie un manifeste intitulé Antidesign, dans lequel il prône l’abandon de la
production d’objets afin de cesser de servir aveuglément le capitalisme.
Comme le soulignera en 1984 Andrea Branzi, « la culture dont le design
italien est porteur n’a jamais été réellement la culture industrielle 30 ». Une
distinction s’opère alors en Italie entre le « design froid », tourné vers la
production industrielle et la consommation de masse, et le « design chaud »,
tourné vers la satisfaction des exigences artistiques et culturelles d’une
élite 31. Cela n’empêche pas les designers italiens de pratiquer aussi bien
l’un que l’autre, avec un sens inimitable de l’imaginaire et de la poésie. En
1969, Gatti, Paolini et Teodoro mettent au point le célèbre pouf Sacco, un
siège mou et amusant rempli de billes de polystyrène qui épouse la forme
du corps, tandis que Gaetano Pesce présente l’incroyable fauteuil Up 5, qui
s’inspire d’un corps de femme écartant les jambes (voir illustration 3).
Gaetano Pesce travaille aussi sur des séries différenciées et, grâce aux
nouvelles techniques de polymérisation, réalise des assises qui prennent un
aspect différent d’un modèle à l’autre (chaise Golgotha, 1972 ; siège Sit
Down, 1975). Comme il l’explique en 1981 :

« J’ai toujours été contrarié par l’aspect répétitif qui caractérise la


production en série. Se répéter, sacrifier aux habitudes est, selon
moi, synonyme d’une perte de vie. La répétition est en somme un
renoncement à une éventuelle expérience nouvelle. Répéter un jour
à l’égal des précédents, c’est renoncer au temps qui passe ; c’est ne
32
pas savoir l’utiliser . »

Illustration 3. – Up 5 (1969) par Gaetano Pesce

Mais c’est surtout Ettore Sottsass qui formule de la manière la plus


saisissante la crise morale à laquelle est confronté le design à la fin
e
du XX siècle. Sottsass est célèbre pour avoir conçu le premier ordinateur
Olivetti en 1959, la machine à écrire rouge vif Valentine en 1969, ou pour
avoir dessiné en 1981 au sein du collectif Memphis le meuble totem
Casablanca et sa bibliothèque Carlton. En 1990, il publie dans la revue
Domus une « Lettre aux designers », dans laquelle il compare le règne
mercatique du design à une supernova :

« Actuellement, notre problème est le suivant : une fois qu’on a


touché les esprits, une fois qu’on a expliqué aux tribus, aux
populations, aux clans, aux familles, aux individus, tout ce à quoi ils
“peuvent” penser, rêver, désirer et posséder, leurs esprits ne peuvent
s’arrêter de rêver, de désirer, d’imaginer. Ils déclenchent des
réactions en chaîne et la supernova explose. […]
Jusqu’à aujourd’hui, la culture industrielle, violente, barbare et
irrésistible, a mis en échec, fait avorter ou phagocyté toutes les
tentatives visant à être marginal, toutes les tentatives visant à
concevoir une autre culture qui se présenterait à l’extérieur ou à côté
d’elle. Je crois que, pour le moment, il n’existe pas d’autre avenir
que celui vers lequel la logique industrio-technologique nous
entraîne inévitablement, un avenir qui ne relève pas des destins
individuels mais qui serait global, planétaire et d’une portée
historique sans précédent. Je ne vois pas poindre d’autres cultures
suffisamment puissantes pour envisager qu’elles puissent remplacer
la culture industrielle. […]
Je crois vraiment qu’il est temps, pour nous tous qui nous appelons
designers, d’opposer au primitivisme et à la barbarie de la culture
industrielle une nouvelle dignité, une conscience plus aiguë de la
valeur de l’existence, une vision claire d’aspiration au calme, au
bonheur, au jeu et au plaisir que poursuit l’humanité 33. »
Peut-on continuer à faire aveuglément du design industriel après cela ?
Dans une société marquée par le « triomphe de l’esthétique », où l’art se
répand partout « à l’état gazeux » 34, on peut dire que la quête du beau a été
satisfaite. Ce n’est peut-être pas tout à fait la beauté que Viénot avait rêvée,
mais c’est fait. On peut dire aussi que l’amélioration de la valeur d’usage
est globalement un enjeu maîtrisé. Certes, il y a encore des produits et des
services mal conçus mais, après le Macintosh d’Apple en 1984, ce point
semble acquis. Quant à la valeur d’échange, elle n’a jamais fait autant
l’objet de développements. Sous l’emprise de l’image de marque, le design
semble devenu un artifice qui réduit partout l’usage à la consommation, y
compris dans l’architecture, comme le souligne Jean-François Chevrier :

« Le domaine d’expansion du design est celui de l’image tout-


terrain, all over. […] L’emprise du design sur l’architecture et sur
l’art en général passe d’abord par l’image. […] Et c’est ainsi que la
construction, sous l’emprise du design, tend aujourd’hui à s’aligner
sur la production d’objets consommables. […] Le design visuel
domine le design-objet car le produit participe lui-même de l’image.
Le design rend la ville consommable, en images au moins, comme
les objets, plus qu’il ne favorise un bon usage des objets et de la
ville 35. »

En 2002, le critique d’art américain Hal Foster va même jusqu’à écrire :

« Le design est l’un des principaux agents qui nous enferment dans
le système quasi total du consumérisme contemporain 36. »

Mais alors, que faire face à ce qu’il faut bien appeler une « crise
d’identité du design 37 » ?
III. – Le dépassement du design industriel :
le tournant sémantique (2000)
Klaus Krippendorff a étudié de 1956 à 1961 à l’école de design d’Ulm
(HfG), où il a fait son mémoire de diplôme sur la sémantique des objets
sous la direction de Horst Rittel, avant de s’orienter vers les sciences de la
communication et d’émigrer aux États-Unis, où il enseigne à l’université de
Pennsylvanie. Dans The Semantic Turn : a New Foundation for Design,
paru en 2006, il confirme que l’idée de design véhiculée par le design
industriel n’est plus d’actualité :

« Le sens contemporain du mot “design”, parfois appelé “art


appliqué”, porte encore la marque de la révolution industrielle. Cela
n’a plus lieu d’être. En fait, cette conception du design apparaît de
plus en plus comme un anachronisme 38. »

Selon lui, les grands mouvements intellectuels qui ont nourri le design
au cours du XXe siècle ont disparu et le grand consensus de l’esthétique
industrielle fonctionnaliste s’est effondré, laissant la place à des
« préoccupations plus sociales, politiques et culturelles, telles que la
durabilité écologique et l’identité culturelle ». Fondées sur la promesse des
nouvelles technologies, de nouvelles conceptions du monde (intelligence
artificielle, sciences de la communication, etc.) et de nouvelles approches
(design management, design d’interaction, etc.) sont apparues, faisant
apparaître une société nouvelle :

« […] les réseaux d’information comme l’Internet ébranlent de


manière radicale les hiérarchies sociales traditionnelles et la
communication à sens unique des médias de masse, encourageant
une nouvelle forme de participation individuelle dans la
technologie, permettant des conceptions alternatives de la
réalité 39. »

Dans ce contexte, « le discours du design contemporain n’est plus


convaincant » et « le design industriel se trouve à un tournant critique ». Au
lieu de créer des produits à obsolescence rapide et de flotter impuissant au
milieu des mutations technologiques, le design doit changer et renouer avec
sa tradition humaniste :

« Concevoir des artefacts pour faire sens, produire des significations


et avoir une portée sociale, c’est-à-dire revenir aux significations
perdues de l’origine latine du mot “design”, implique un
changement radical pour la pratique du design. Il s’agit d’un
tournant vers des considérations de sens – un tournant
sémantique. » 40

C’est la naissance d’un nouveau modèle philosophique du design.


D’après Krippendorff, il s’agit du passage du « design centré sur la
technologie » de l’ère industrielle, qui s’intéresse avant tout aux objets au
point de se perdre parfois dans la passion pour les gadgets, au « design
centré sur l’humain » de l’ère postindustrielle, qui s’intéresse plus
sérieusement aux sujets. Désormais, « le design est une fabrique du sens des
choses » (design is making sense of things). Par là, il faut comprendre que
« les produits du design doivent être compréhensibles pour leurs
utilisateurs ». Non pas tellement en termes fonctionnels, ergonomiques,
esthétiques, marchands, mais en termes psychiques, sociaux, culturels.
Parce que « les humains ne voient pas et n’agissent pas en fonction des
qualités physiques des choses, mais en fonction de ce qu’elles signifient
pour eux » au plan individuel et collectif. Il s’agit donc de passer « du
design de produits au design d’artefacts qui peuvent jouer une variété de
rôles sociaux ». Ainsi considéré, « le design est une façon de comprendre
les choses, de leur donner un sens, de nous les rendre familières et de les
intégrer à notre vie » 41. On s’éloigne du modèle du design industriel, fondé
sur la triade forme-fonction-marché, pour passer au modèle sémantique
fondé sur la triade forme-fonction-sens. La finalité humaniste reprend le pas
sur la finalité marchande.

1. D. Norman, 2002, p. 216.


2. D. Quarante, 1994, p. 29.
3. Voir chap. I, encadré 1.
4. P. Muller-Munk, cité par J. Le Bœuf, 2006, p. 154.
5. J. Le Bœuf, 2006, p. 126.
6. Ibid., p. 154-155.
7. A. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), livre IV,
chap. II.
8. J. Baudrillard, 1970.
9. G. Pesce, « Portraits », in J. Noblet (de) (dir.), Culture technique, no 5 « Design », Éd. CRCT,
1981, p. 231, en ligne : http://hdl.handle.net/2042/28777
10. P. Volle, « Marketing : comprendre l’origine historique », in MBA Marketing, Eyrolles,
2011, p. 23-45.
11. B. Heilbrunn, « Le marketing à l’épreuve du design », in F. Flamand (dir.), 2006, p. 106.
12. E. Sottsass, « Lettre aux designers », Domus, avril 1990.
13. « Roger Tallon, un designer industriel », in J. Noblet (de) (dir.), Culture technique, op. cit.
14. The Industrial Designers Society of America, en ligne (août 2014) :
http://www.idsa.org/what-is-industrial-design
15. Agence pour la promotion de la création industrielle, en ligne (juillet 2014) :
http://www.apci.asso.fr/fr/design-en-bref-en-savoir-plus [traduction modifiée par nous].
16. J. Le Bœuf, « Design industriel, territoires anciens et questions actuelles », art. cit.
17. Ce sont les mots de Viénot à son sujet. Voir J. Le Bœuf, 2006, p. 137-140.
18. R. Tallon, « Grand Entretien », art. cit.
19. J. Le Bœuf, 2006, p. 138, 140.
20. D. Quarante, 1994, p. 12.
21. J. Le Bœuf, 2006, p. 140.
22. « Roger Tallon, un designer industriel », in J. Noblet (de) (dir.), Culture technique, art. cit.
23. S. Laurent, 2008, p. 197.
24. http://www.sncf.com/fr/portrait-du-groupe/histoire-sncf
25. R. Tallon, « Grand Entretien », art. cit.
26. Ibid.
27. S. Laurent, 2008, p. 152.
28. V. Papanek, Design pour un monde réel (1971), trad. fr. R. Louit, N. Josset, Paris, Mercure
de France, 1974.
29. A. Branzi, La Casa calda, 1984 ; voir A. Midal, 2013, p. 358.
30. A. Branzi, ibid., p. 354, 357.
31. T. Maldonado, « Design chaud contre design froid », 1976 ; voir A. Midal, 2013, p. 336.
32. G. Pesce, « Portraits », art. cit.
33. E. Sottsass, « Lettre aux designers », Domus, avril 1990.
34. Y. Michaud, 2003, introduction.
35. J.-F. Chevrier, « Esquiver le design », in Ch. Younès (dir.), Art et philosophie, ville et
architecture, Paris, La Découverte, 2003, p. 98-100.
36. H. Foster, 2002 ; trad. fr. 2008, p. 39.
37. K. Krippendorff, 2006, introduction, p. XVII.
38. Ibid.
39. Ibid.
40. Ibid.
41. K. Krippendorff, 2006, p. 47, 39, 73.
CHAPITRE III

Extension du domaine du design :


redéfinitions

« Le design devient de nouveau grand. »


Tim Brown, 2009 1.

Affranchie de la tutelle du design industriel, « un phénomène du


e 2
XX siècle », la notion de design est entrée depuis une vingtaine d’années
dans une nouvelle ère. Tandis que Roger Tallon croyait que « le design ne
peut exister hors du système de production qui est son outil propre 3 », à
savoir l’industrie, tout aujourd’hui démontre le contraire. On assiste à une
véritable extension du domaine du design, qui est à la fois un élargissement
des pratiques et, corrélativement, une dilatation de la notion. Sans faire
disparaître le design industriel, de nouvelles formes de design qui ne
relèvent pas de lui et sont parfois même tout le contraire, s’imposent et
s’ajoutent à lui, en revendiquant une spécificité qui peut être de l’ordre du
métier, de la méthode, du champ social concerné, de la finalité, etc. Parmi
elles, l’éco-conception, le design centré sur l’utilisateur, le design
d’interaction, le design de services, le design social, le design participatif ou
codesign, le Design Thinking 4, sont sans doute les plus significatives. Là
aussi, en raison du caractère conventionnel des découpages historiques, il
serait illusoire de penser qu’elles apparaissent brutalement et
simultanément. Avant de s’intensifier et de commencer à faire système,
elles ont été précédées par des tentatives qui leur ressemblent. Déjà en
1969, en France, la revue Design Industrie (qui a succédé à la revue
Esthétique industrielle en 1965) définit le design, à la différence du design
industriel, comme « une activité au champ d’application très vaste, des
produits de l’industrie à l’artisanat et aux arts appliqués 5 ». Dans les années
1960-1970, en Italie, on observe également une « dilatation progressive du
champ théorique et opératoire du design », notamment sous l’impulsion de
l’architecture radicale, qui envisage « le design comme lieu où refonder
l’architecture » 6. L’extension du domaine du design au-delà du domaine
industriel n’est donc pas si récente, mais il est indéniable qu’elle atteint un
degré de maturité inédit à partir des années 2000.
Dans ce chapitre, nous présenterons brièvement les principales formes
de design qui sont emblématiques de cette extension. Notons que toutes ces
nouvelles formes de design présentent deux caractéristiques communes et
convergentes, qui forment le socle de la nouvelle notion de design : d’une
part, elles relèvent du design centré sur l’humain et, d’autre part, elles sont
centrées-acteurs.
À l’instar de l’Esthétique industrielle des années 1950 qui s’était donnée
pour tâche d’« humaniser les techniques contemporaines et leurs
produits 7 », les nouvelles formes de design du début du XXIe siècle
cherchent à humaniser le complexe hyperindustriel contemporain, que ce
soit en humanisant la croissance (éco-conception, design durable), en
humanisant les technologies numériques (design centré sur l’utilisateur,
design d’interaction, design d’expérience utilisateur), en humanisant la
relation aux parties prenantes (codesign), en humanisant l’offre et
l’expérience des produits (Design Thinking), ou en développant des
services (design de services) qui peuvent être non prioritairement
marchands (design social). De William Morris à Tim Brown en passant par
Jacques Viénot, le fil rouge du design, « l’identité du tout 8 », c’est
précisément l’idée de l’humanisation des technologies industrielles par les
artefacts et, plus généralement aujourd’hui, l’idée de l’humanisation de la
société dans toutes ses dimensions.
Bien entendu, le terme d’humanisation pose plusieurs problèmes et
peut, si c’est plus clair, être remplacé par « enchantement 9 », « ré-
enchantement 10 », « moralisation 11 » ou « responsabilisation 12 ».
En outre, toutes ces nouvelles formes de design vont dans le sens de
« l’éclipse de l’objet » (voir fig. 3). Selon Alain Findeli et Rabah Bousbaci,
qui ont proposé ce concept en 2005 à partir de l’étude de plus de quarante
modèles 13, il faut entendre par là un mouvement historique qui fait
progressivement évoluer la pratique du projet en design depuis une
cinquantaine d’années, tant en amont (conception) qu’en aval (réception).
En amont, on passe d’une pratique centrée sur l’objet ou le produit
(bâtiment, mobilier, appareil domestique, etc.) vers une pratique centrée sur
le processus ou le cheminement logique (à partir des années 1950), puis
vers une pratique centrée sur les acteurs ou les parties prenantes (à partir
des années 1990) 14. En aval, on passe corrélativement d’un intérêt pour les
objets à un intérêt pour les fonctions, puis à un intérêt pour les expériences.
L’éclipse ne signifie pas une disparition de l’objet, mais un changement de
priorité, l’objet devenant secondaire au sein d’une expérience au service des
acteurs. On comprend alors que le design industriel classique correspond au
modèle du projet centré-objet, ou éventuellement centré-processus, tandis
que les nouvelles formes de design s’inscrivent plutôt dans le modèle du
projet centré-acteurs.
Fig. 3. – Modèle de l’éclipse de l’objet en amont et en aval du projet selon Findeli
et Bousbaci 15

I. – L’éco-conception et le design durable


Né en Autriche dans les années 1920, Victor Papanek émigre
rapidement aux États-Unis où, après des études de design et d’architecture,
il travaille avec Frank Lloyd Wright. Fervent ennemi du design comme
stylisme ou cosmétique, qui réduit à néant la responsabilité du designer, il
publie en 1971 un livre qui fera date, Design pour un monde réel : écologie
humaine et changement social. Dès la préface, le constat est clair :

« Dans toute pollution, les designers ont leur part de responsabilité.


[…] Il est grand temps que le design, tel que nous le connaissons
actuellement, cesse d’exister 16. »
Pollution industrielle, pollution automobile, pollution atmosphérique,
tels sont quelques-uns des fléaux relevés par Papanek dans lesquels les
concepteurs jouent un rôle de premier plan. On pourrait aujourd’hui en
ajouter quelques autres, notamment ceux engendrés par l’industrie
informatique, comme le note en 2005 John Thackara :

« […] la quantité de déchets générée par la fabrication d’un simple


ordinateur portable est presque 4 000 fois supérieure au poids qu’il
pèse sur nos genoux. […] l’Internet consommera bientôt autant
d’énergie électrique que toute l’économie des États-Unis, soit
trois milliards de kilowatt/heures. […] En un an, nous consommons
la quantité de pétrole accumulée par la terre en un million
d’années 17. »

Papanek décrète dès 1971 que le design ne peut plus se contenter de


suivre le modèle industriel mercatique et qu’il doit avoir un sens aigu de ses
responsabilités morales et sociales :

« Si le design tient compte de l’écologie, il devient aussitôt


révolutionnaire. Tous les systèmes actuels – capitalisme privé,
socialisme étatique et économie mixte – se fondent sur le même
postulat : nous devons acheter davantage, éliminer davantage,
rejeter davantage, c’est-à-dire couler le radeau Terre. Un design
écologiquement responsable se doit de rester indépendant de toute
préoccupation du produit national brut 18. »

Sans doute le design industriel n’a-t-il jamais essuyé critique aussi


puissante. Papanek, en effet, propose un changement radical de modèle
philosophique du design : il s’agit de passer du design industriel au « design
écologiquement responsable ». Une voie nouvelle s’ouvre et la publication
en 1972 du rapport du Club de Rome sur Les Limites de la croissance va lui
donner encore plus de poids. Dans les années 1990, apparaît ainsi l’éco-
conception ou écodesign. L’écodesign s’inscrit dans la logique du
développement durable. Il s’agit à la fois d’évaluer et de maîtriser l’impact
environnemental d’un produit, d’un service, d’un procédé ou même d’une
entreprise. Pour cela, le designer doit déterminer les solutions qui, à tous les
niveaux du projet et tout au long du cycle de vie du produit, auront l’impact
environnemental le plus faible (consommation et rejet). C’est pourquoi
l’éco-conception se fonde en grande partie sur l’analyse de cycle de vie
(ACV), une méthode d’évaluation environnementale qui procède en allant
« du berceau au tombeau » (Cradle to Grave) d’un produit, c’est-à-dire de
l’extraction des matières premières jusqu’à son élimination en fin de vie, en
passant par les phases de distribution et d’utilisation. L’analyse de cycle de
vie est une méthode quantitative rigoureuse, constituée d’évaluations
multicritères chiffrées. En France, elle est encadrée par l’Agence de
l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME).
Depuis une vingtaine d’années, outre les nouveaux équipements (les
deux premières éoliennes voient le jour en France en 1991), de nombreuses
initiatives se développent dans le monde en faveur de l’éco-innovation. On
en citera deux.
La première, c’est celle du chimiste Michael Braungart et de l’architecte
William McDonough, sacrés en 2007 « Héros de l’environnement » par le
magazine Time 19. En 2002, les deux complices publient un livre intitulé
Cradle to Cradle : Remaking the Way We Make Things, traduit en français
en 2011 sous le titre Cradle to Cradle : créer et recycler à l’infini 20. Dans
cet ouvrage manifeste, ils défendent une nouvelle vision du modèle Cradle
to Grave sous le nom de Cradle to Cradle (ou C2C, « du berceau au
berceau »), un concept qu’ils ont mis au point dès le début des années 1990
et qui est devenu en 2002 une certification internationale. Le C2C est un
nouveau modèle philosophique du design fondé sur le biomimétisme, c’est-
à-dire l’imitation des modèles, des systèmes et des éléments de la nature.
Selon cette approche, l’étape finale du traitement d’un produit en fin de vie
n’est pas l’élimination, mais le recyclage permanent : soit le produit
retourne au sol sous la forme d’un nutriment biologique non toxique, soit il
va à l’industrie en tant que nutriment technique afin d’être recyclé à l’infini,
imitant ainsi l’équilibre des écosystèmes naturels, experts en durabilité.
L’objectif pour l’entreprise est d’arriver à une « empreinte écologique
positive », c’est-à-dire zéro pollution et 100 % recyclage.
La deuxième, c’est celle du designer italien Ezio Manzini, enseignant au
Politecnico di Milano, qui défend depuis de longues années l’idée d’un
design durable. Dès 1991, dans Artefacts : vers une écologie de
l’environnement artificiel, il milite pour « l’attitude écologique dans le
cadre du projet » :

« L’attitude écologique des concepteurs est donc une manière de


penser et d’agir qui permet d’orienter le processus de conception et
de production : c’est adopter un ensemble de valeurs, de réflexions
sur des thèmes spécifiques, d’instruments conceptuels qui
constituent de nouvelles références pour la culture du projet. »

Selon lui, il ne s’agit pas seulement pour les designers d’« être sensibles
aux problèmes écologiques d’ordre général » mais de « proposer des
scénarios écologiques réalisables et convaincants », dans le but d’aboutir à
« la production d’un environnement artificiel doté de qualités plus
profondes et plus stables » 21. Quinze ans plus tard, cette ambition s’incarne
dans le réseau international DESIS (Design for Social Innovation and
Sustainability), qu’il préside depuis sa création en 2009. Constitué de
laboratoires de design intégrés à des écoles ou des universités, le réseau
DESIS encourage et promeut le changement durable par l’innovation
sociale, hors des sentiers battus du design industriel : des projets associatifs
d’innovation sociale durable se développent au niveau local à travers le
monde, par exemple en Europe, au Brésil, en Chine. Grâce au regroupement
de personnes qui n’arrivent pas à résoudre leurs problèmes seules, ces
projets se concentrent sur la conception de services moins polluants centrés
sur le bien-être collectif (co-habitat, groupes d’achats, partages
d’équipements, jardins partagés, etc.). À ce titre, le design durable selon
Manzini est une forme de design social.

II. – Le design centré sur l’utilisateur


Né en 1935, Don Norman est un chercheur en sciences cognitives qui a
étudié pendant les années 1960-1970 les mécanismes de la cognition, de
l’émotion, de l’action, de la mémoire, de la perception et, plus globalement,
ce qu’on appelle en anglais les « facteurs humains » (Human Factors). Il a
cherché à appliquer les principes de la psychologie cognitive au domaine de
la vie quotidienne et du design. Longtemps professeur à l’université de
Californie à San Diego, il quitte le monde académique en 1993 pour entrer
chez Apple, où il est l’un des premiers à employer le titre d’expert en
« expérience utilisateur 22 » (User eXperience, UX). Il devient rapidement
vice-président du laboratoire de recherche de la firme. Après le retour de
Steve Jobs, qui ferme le laboratoire, il rencontre Jakob Nielsen, « le gourou
de l’utilisabilité du Web 23 » et, en 1998, il fonde avec lui le Nielsen Norman
Group, une agence experte en utilisabilité et expérience utilisateur qui
s’appuie sur les « preuves empiriques 24 ». Norman est également connu
pour The Design of Everyday Things, publié pour la première fois en 1988
sous le titre The Psychology of Everyday Things. Dans ce livre majeur, qui
n’a jamais été traduit en français, il cherche à défendre la notion de « design
centré sur l’utilisateur » (user-centered design), à savoir un modèle
philosophique du design fondé « sur les besoins et les intérêts de
l’utilisateur, qui met l’accent sur la fabrication de produits utilisables et
compréhensibles » 25.
Le livre présente les principes fondamentaux de cette approche, comme
l’utilité des modèles conceptuels (« pour comprendre comment utiliser les
objets, nous avons besoin de modèles conceptuels qui éclairent la manière
dont ils fonctionnent »), la nécessité des rétroactions (feedback) dans la
manipulation des objets, le pouvoir des contraintes pour orienter les choix
de l’utilisateur, l’importance des affordances perçues (« un bon designer
s’assure que les actions appropriées sont perceptibles et que celles qui sont
inappropriées sont invisibles ») 26 ou la prise en compte des erreurs
d’utilisation (« design pour l’erreur »). En résumé, lorsqu’il met un
utilisateur face à un artefact, un bon design doit toujours « faire en sorte que
l’utilisateur puisse déterminer ce qu’il faut faire, et dire ce qui se passe 27 »,
rendant inutiles les « instructions d’utilisation ». Car, pour Norman, il n’est
ni juste ni acceptable de se sentir incompétent face à une technologie :

« Lorsque vous avez des problèmes avec des objets – savoir s’il faut
pousser ou bien tirer une porte pour l’ouvrir, ou si vous faites face
aux caprices arbitraires de l’ordinateur moderne et l’industrie
électronique – ce n’est pas de votre faute. Ne vous blâmez pas :
blâmez le concepteur. C’est la faute de la technologie, ou, plus
28
précisément, de la conception . »

Le cri d’autrefois contre la laideur des objets industriels se répète ici


sous la forme d’un cri contre leur manque d’utilisabilité. Il faut dire que le
développement de l’informatique et des technologies numériques, souvent
très éloigné dans les années 1980 de toute préoccupation de design, ne fait
que renforcer ce constat. Il en va de même avec les premiers sites web
des années 1990, souvent peu utilisables, comme si les premiers
concepteurs web, majoritairement informaticiens, ignoraient tout des acquis
du design industriel. Fort heureusement, même si cela leur a pris plusieurs
années, les concepteurs web ont progressé et, de nos jours, l’utilisabilité et
l’intelligibilité des interfaces sont bien meilleures. Cela est dû en grande
partie au développement du design d’interaction.

III. – Le design d’interaction


Dans les années 1930-1940, la rencontre de l’électronique et des
mathématiques donne naissance à l’informatique. Après l’invention de
l’ordinateur pendant la Seconde Guerre mondiale, les années 1950
marquent les débuts de l’industrie informatique, avec les ordinateurs grands
systèmes (mainframes), de grosses machines complexes à manipuler et
destinées aux entreprises. Dominée par les ingénieurs, l’industrie
informatique s’ouvre assez tardivement au design. Dans les années 1970, en
Californie, après les recherches pionnières de Douglas Engelbart
(l’inventeur de la souris), les travaux du Xerox Parc donnent naissance aux
interfaces utilisateur graphiques (Graphical User Interfaces, GUI), une
révolution dans la manière de concevoir les ordinateurs. Fondées sur la
métaphore du Bureau (Desktop) inventée par Tim Mott, les interfaces
graphiques ont pour but de rendre les ordinateurs faciles à utiliser et
accessibles à tous. D’un écran noir que l’on manipule en saisissant des
lignes de code, on passe à un environnement visuel imagé avec lequel on
interagit grâce à des fenêtres, des icônes, des menus et un dispositif de
pointage (la souris). C’est le principe « WIMP 29 », réalisé pour la première
fois en 1973 dans le Xerox Alto, premier micro-ordinateur muni d’une
interface utilisateur graphique avec souris. Bien qu’il n’implique pas des
designers à proprement parler mais des ingénieurs en interaction homme-
machine (Human-Computer Interaction, HCI), on peut considérer qu’il
s’agit d’un des premiers gestes de design numérique, dans la mesure où la
simplicité d’usage et la convivialité ont gouverné la conception.
Mais c’est dans les années 1980 que commence réellement l’alliance
entre design et informatique. Fondée en 1976, Apple est la première
entreprise d’informatique à s’intéresser sérieusement au design.
Entrepreneur atypique et perfectionniste, amateur d’art et de calligraphie,
Steve Jobs obtient en 1979 l’autorisation de visiter le Xerox Parc, où on lui
montre un Xerox Alto :

« En une heure, ils ont compris notre technologie, ce qu’elle


signifiait, mieux que n’importe quel dirigeant de Xerox, après des
années de démonstration 30. »

Après avoir débauché plusieurs ingénieurs de Xerox, Apple améliore le


principe et, confirmant son choix de concevoir à la fois le matériel
(hardware) et le logiciel (software), lance successivement le Lisa (1983) et
le Macintosh (1984), premiers micro-ordinateurs commercialisés avec une
interface graphique. Le second aura un succès mondial (voir illustration 4).
Au même moment, Steve Jobs cherche un designer industriel de rang
international dans le but de définir un langage de design uniforme pour la
marque 31. En 1983, il choisit Hartmut Esslinger, fondateur de Frogdesign,
une agence qui défend « un design poétique au service de l’art de vivre 32 ».
Frog met au point pour Apple le célèbre langage Snow White (« Blanche
Neige »), un design léger et compact qui joue notamment sur des coins
arrondis, des lignes horizontales en forme de rayures, et une couleur à mi-
chemin entre le blanc cassé et le gris clair platinium. Quoiqu’il n’ait pas été
utilisé pour le premier Macintosh, Snow White sera appliqué ensuite à tous
les produits Apple, auxquels il donnera une grande cohérence.
Illustration 4. – Macintosh (1984) par Apple

Pendant ce temps, un designer industriel anglais installé dans la Silicon


Valley, Bill Moggridge, est choisi par GRiD Systems pour être le designer
du premier ordinateur portable compact, le GRiD Compass, commercialisé
en 1982 et embarqué en 1985 dans la navette spatiale Discovery. En 1981,
alors qu’Apple travaille sur le projet Macintosh, le premier prototype
fonctionnel est réalisé. Dédié à des applications très spécifiques, le GRiD
Compass n’est pas équipé d’une interface graphique, mais il intègre une
foule d’innovations, dont la plus célèbre est celle de l’écran-rabat qui éteint
l’ordinateur quand on le ferme et qui est devenue un standard. À l’occasion
de ce projet, Bill Moggridge comprend qu’en essayant de faire le design
d’un ordinateur, il est en train de pratiquer une forme de design qui ne
relève ni du design industriel, ni du design de communication, ni même de
l’informatique 33. Rejoint en 1986 par Bill Verplank, ancien chercheur au
Xerox Parc, il choisit de lui donner le nom de « design d’interaction »
(Interaction Design) pour le distinguer de la « conception d’interface
utilisateur » (User Interface Design) chère aux ingénieurs en interfaces
homme-machine. C’est un changement de modèle, qu’il résumera plus tard
en ces termes :

« Les designers de produits issus des technologies numériques ne


considèrent plus leur travail comme consistant à faire le design d’un
objet physique – beau ou utile – mais comme consistant à faire le
34
design des interactions avec lui . »

On observe ici très bien le mécanisme de « l’éclipse de l’objet »


présenté au début de ce chapitre : il s’agit de mettre l’accent sur
l’expérience de l’utilisateur avec l’objet plutôt que sur l’objet seul. Une
nouvelle discipline est née. En lien avec le design industriel, le design de
communication, l’ergonomie ou les interactions homme-machine, le design
d’interaction est « la discipline qui définit comment se comportent les
produits numériques 35 ». Là où l’ingénierie exige de l’homme qu’il fasse
l’effort de s’adapter à la technologie pour pouvoir s’en servir, le design
d’interaction prône que c’est la technologie qui doit faire l’effort de
s’adapter à l’homme (design centré sur l’utilisateur).
À partir de 1990, avec l’invention du World Wide Web et la croissance
spectaculaire de l’Internet, le design d’interaction commence à prendre son
envol. Dès 1989, Gillian Crampton-Smith fonde, au Royal College of Art
de Londres, le premier département de Computer-Related Design (« design
lié aux ordinateurs »). L’objectif du département, qui prend rapidement le
nom d’Interaction Design, est de former des designers capables de créer des
produits et des systèmes qui soient attirants et faciles d’accès autant
qu’utiles et fonctionnels, en cherchant à exploiter de manière imaginative
les possibilités d’expression et de communication des technologies
numériques.
Avec le second boom de la téléphonie mobile (1995-2005), qui se
répand à une vitesse sans précédent, une période nouvelle s’ouvre. Dans ce
domaine, Nokia devient provisoirement le leader mondial : de 1998 à 2007,
date de sortie du premier iPhone d’Apple, ses téléphones sont chaque année
les plus vendus au monde. Ayant intégré très tôt la conception centrée
utilisateur pour les usages de communication en situation de mobilité (d’où
le slogan connecting people, « mettre les gens en contact »), Nokia compte
dès la fin des années 1990 des designers d’interaction dans son groupe de
recherche et dans Nokia Design en 2004, sous la direction du Français
Remy Bourganel 36. Par la suite, l’essor des réseaux sociaux (2005-2010), la
révolution des smartphones et des tablettes (notamment l’iPhone et l’iPad,
emblématiques du design de Jonathan Ive chez Apple), l’Internet des objets,
ou encore l’impression 3D (voir illustration 5), ouvrent un champ infini
pour le design d’interaction, sans parler des jeux vidéo qui influencent les
pratiques depuis plusieurs décennies.
Illustration 5. – Makerbot Replicator (2012), l’imprimante 3D par MakerBot
Industries

Désormais, l’informatique est pervasive, ubiquitaire, ambiante : elle


n’est plus seulement dans nos ordinateurs ou « postes de travail » mais
partout autour de nous, dans une foule d’objets connectés qui transforment
notre rapport aux choses mêmes. Quoique encore émergentes, les
technologies que l’on porte sur soi (wearable technology) en sont un bon
exemple, telles les montres connectées (smart watches) ou les vêtements
utilisant des textiles intelligents (e-textiles). Les interfaces ne sont plus
seulement graphiques, c’est-à-dire centrées sur l’écran, mais également
tactiles et gestuelles, voire totalement tangibles (sans écran). Pour les
designers d’interaction, les propriétés inédites de la matière calculée offrent
des possibilités infinies d’imaginer des régimes d’expérience eux-mêmes
inédits 37.
En 2005, est fondée l’Interaction Design Association (IxDA), qui
rassemble la communauté internationale des designers d’interaction.
Présente dans le monde entier, elle compte aujourd’hui 150 groupes locaux
et plus de 60 000 membres. Organisation à but non lucratif, sans coût
d’adhésion, l’IxDA « vise à améliorer la condition humaine par la
promotion de la discipline du Design d’interaction ». De ce dernier, elle
donne la définition suivante :

« Le design d’interaction définit la structure et le comportement des


systèmes interactifs. Les designers d’interaction s’efforcent de créer
des relations riches de sens entre les personnes et les produits et
services qu’ils utilisent, des ordinateurs aux terminaux mobiles
38
jusqu’aux appareils électroménagers et au-delà . »

Fidèle à sa tradition, la France tente quant à elle d’inventer des


terminologies spécifiques. Cela commence avec l’appellation
« multimédia », qui se répand un peu partout dans les années 1990, dans les
écoles, les universités et les entreprises (c’est l’époque du CD-ROM). Cela
se poursuit en 1998 avec l’ouverture de l’Atelier de « Design Numérique »
à l’École nationale supérieure de création industrielle. L’objectif de cet
atelier est de se démarquer du « design appliqué au multimédia » mais
également, dans une moindre mesure, du « design d’interaction » à l’anglo-
saxonne. Jean-Louis Frechin, son fondateur et directeur pendant dix ans,
raconte :
« Le concept de design numérique est ainsi né de la nécessité
d’élargir le concept d’interaction et d’inventer de nouvelles
représentations des dispositifs techniques avec une dimension
symbolique, esthétique, fonctionnelle, centrée sur les usages et les
gens 39. »

D’autres écoles ou universités françaises, bien entendu, sont engagées


dans ce domaine, comme l’École nationale supérieure des arts décoratifs,
qui fonde dès 1984 l’Atelier d’image et d’informatique, ou l’université
Paris 1 Sorbonne, qui ouvre dès 2000 le master Multimédia interactif. Plus
tard, l’association Designers interactifs promeut l’expression « design
interactif ». Fondée en 2006, cette organisation professionnelle
indépendante compte aujourd’hui près de 900 membres et a pour objectif de
« faire connaître et de valoriser les apports du design interactif à tous les
secteurs d’activités, notamment dans l’économie numérique, et plus
largement dans la société 40 ». Sans fondamentalement s’éloigner de la
notion de design d’interaction, elle définit le design interactif comme
« l’activité créatrice dédiée à la conception des produits et des services
numériques » et considère le qualificatif « interactif » comme synonyme de
« conversationnel » : « l’utilisateur “dialogue” avec la machine à l’aide
d’un terminal 41 ». Ainsi considéré, le design interactif permet de réunir sous
une appellation générique une large gamme de métiers spécifiques, tels que
l’architecture de l’information, l’ergonomie web, le design graphique
interactif, le design d’information, le design sonore, le motion design, etc. 42.
D’autres préfèrent rester fidèles à l’esprit du design d’interaction et, comme
Dan Saffer, parlent de « design pour l’interaction ». Pour Saffer, une
interaction est « une transaction entre deux entités, typiquement un échange
d’information, mais ce peut être aussi un échange de biens ou de services »
entre des personnes, des machines, des systèmes. Parler de design « pour
l’interaction » revient alors à mettre l’accent sur le fait que « c’est ce genre
d’échange que les designers d’interaction tentent d’engendrer dans leur
travail » 43.

IV. – Le design de services


En économie, on distingue entre les biens et les services. D’après
l’INSEE, les « biens » (ou les produits) sont des objets tangibles pour
lesquels il existe des droits de propriété et dont la propriété peut être
transférée au moyen de transactions (autrement dit, ils peuvent être achetés
et vendus). Les « services », en revanche, sont des activités de prestation
intangible qui consistent à mettre à disposition une capacité technique ou
intellectuelle (par exemple, la coiffure, l’hôtellerie, la restauration, la
banque). Les services se distinguent des produits par leur caractère
prétendument immatériel (le client ne s’approprie aucun bien tangible en
achetant un service) et par l’impossibilité pour eux d’être stockés : ils
correspondent à ce qu’on appelle les activités tertiaires. Au cours de la
seconde moitié du XXe siècle, les économies modernes développées sont
devenues essentiellement des économies de services (60 à 70 % du produit
intérieur brut des pays développés relève aujourd’hui de ce secteur) 44.
C’est ce qui a progressivement conduit à l’émergence du « design de
services », par opposition au design de produits sur lequel se fonde la
tradition du design industriel. Si le marketing des services est apparu aux
États-Unis dès les années 1970, le concept de « design de services »
(service design) n’émerge qu’au début des années 1990, d’abord en
Allemagne, à l’École internationale de design de Cologne (KISD),
notamment sous l’impulsion de Birgit Mager. Mais il faut attendre 2004
pour que le design de services commence à se structurer à l’échelle
internationale, avec la création du Service Design Network (SDN).
Impliquant plusieurs écoles et universités à travers le monde, le SDN œuvre
à la reconnaissance et à la promotion du design de services comme
profession et comme discipline.
Pour comprendre le design de services, le plus simple est de commencer
par la définition qu’en a donnée Birgit Mager dans le Design Dictionary en
2008 :

« Le design de services porte sur la forme et la fonctionnalité des


services du point de vue des clients. Il vise à assurer que les
interfaces du service sont utiles, utilisables et désirables du point de
vue du client et efficaces, performantes et différenciantes du point
de vue du commanditaire 45. »

Le designer de service est donc celui qui travaille sur la rencontre


continue entre deux logiques : celle de l’utilisateur ou client, et celle du
commanditaire ou fournisseur de service. C’est pourquoi la notion de point
de contact (touchpoint) est essentielle et ce n’est pas un hasard si elle donne
son nom à la revue du design de services lancée en 2009 par le SDN. Car,
contrairement à d’autres formes de design, le design de services n’est pas
limité à un champ d’intervention spécifique. En fonction de la
problématique du projet, il peut s’appliquer à une diversité de dispositifs :
objets, espaces, interfaces, dispositifs de communication, etc. L’important,
ce ne sont pas les dispositifs eux-mêmes, considérés comme des réalisations
séparées, mais les « points de contacts » qui existent entre eux, considérés
comme les relais d’une expérience globale. Un point de contact est un « lieu
(physique ou numérique) où a lieu une interaction entre un client et un
service » et, corrélativement, « l’interaction décrit l’échange (l’opération)
entre l’utilisateur et le service au point de contact » 46. Par exemple, l’offre
de services d’un groupe d’exploitation de salles de cinéma comprend une
grande diversité de points de contacts, tels que les salles elles-mêmes, le
site web, les applications mobiles, les affiches publicitaires dans la rue, etc.
Faire le design du service offert par ce groupe consiste à penser la totalité
cohérente de l’expérience offerte à l’utilisateur à tous les points de contacts,
c’est-à-dire la logique du parcours client :

« Ce qui est crucial, c’est de préserver une continuité cognitive (un


modèle mental) d’un point de contact à un autre et d’éviter tout
hiatus (informations contradictoires ou autre dissonance). […] Il ne
s’agit donc pas de définir une logique interne à chaque point, mais
bien de tisser des passerelles entre chaque point pour que
l’ensemble fonctionne de façon coordonnée et synchronisée. On
appelle communément cette approche l’expérience passerelle
47
(bridge experience) . »

Le design de services repose sur des scénarios complexes faisant


intervenir « une succession d’événements, d’actions, de résultats et de
narrations » dont le moteur principal est celui des technologies de
l’information et de la communication 48. Dans un contexte où le monde est
entièrement refaçonné par les technologies numériques, le design de
services exploite les acquis du design d’interaction et du design centré sur
l’utilisateur :

« […] le design de services se définit comme une combinaison des


compétences issues de la compréhension des technologies
numériques et de la capacité à faire du design d’expérience
utilisateur 49. »

Le design de services revendique donc ouvertement d’être centré sur les


besoins des personnes et, à ce titre, en rupture avec la logique centrée-objet
du design industriel. Dans son article intitulé « Des produits aux
personnes », paru dans le premier numéro de Touchpoint, Lavrans Løvlie
insiste sur le fait que le design de services est par définition centré sur les
gens. Ne pouvant être stocké, un service est produit en même temps qu’il
est consommé. Par conséquent, les personnes qui utilisent un service sont
impliquées dans le processus de production du service autant que
l’organisation qui le fournit :

« Quand nous utilisons un distributeur automatique de billets, nous


avons littéralement un accès direct à la salle des machines de la
banque, et nous produisons le résultat que nous désirons. »

C’est pourquoi :

« Il n’y a pas de service à moins d’un utilisateur qui s’engage avec


lui et l’aide à s’accomplir en disant ce dont il ou elle a besoin 50. »

De son côté, Lucy Kimbell définit le design de services comme une


approche responsable applicable à tous les domaines, y compris aux objets.
Prenant l’exemple du grille-pain, elle écrit : « Le design centré-utilisateur se
demande comment concevoir un meilleur grille-pain. Le design pour le
service explore la signification et la valeur que possède l’acte de faire
griller du pain 51. »

V. – Le design social
L’expression « design social » ressemble, de prime abord, à une
tautologie. Comme le soulignait déjà Roger Tallon en 1971, le design est
destiné à « intervenir dans les domaines du quotidien vécu à l’échelle
humaine : la production de biens ou de systèmes d’équipements abordés
sous l’angle modeste de leur utilisation ». De là provient « la nature
authentiquement sociale de sa démarche » 52. Cette essence sociale du
design est probablement la seule chose (mais non la moindre) qui le
distingue de l’art, comme le souligne justement Paola Antonelli :

« Un artiste peut choisir d’être ou non responsable des autres êtres


53
humains, tandis qu’un designer le doit, par définition . »

Toutes les approches contemporaines du design tournent autour de cette


idée que le design a une finalité sociale. Mais, puisque tout design est
social, comment et pourquoi parler de « design social » ?
Une manière de procéder est d’opposer la finalité sociale à la finalité
mercatique. Cela ne signifie pas que la pratique du design social exclurait la
logique marchande ou commerciale. L’idée du design social est plutôt la
suivante : la finalité du processus de design n’est pas prioritairement
marchande. Cela revient non pas à exclure la finalité marchande, mais à la
subordonner à une autre finalité, jugée supérieure, c’est-à-dire à considérer
le marché comme un moyen et non comme une fin 54. Sur ce point, le design
social s’oppose au design industriel, qui peut être défini comme une forme
de design dans laquelle on « prend le marché à la fois pour le moyen et pour
la fin 55 ». Cette finalité supérieure, plusieurs travaux récents ont tenté de la
définir. On peut en citer deux.
Le premier met l’accent sur l’altruisme, c’est-à-dire le souci des autres :

« Certains appellent cela design pour le bien commun (design for


the greater good). D’autres appellent cela design social (social
design). Quelle que soit son appellation, il est clair que l’impulsion
altruiste est en hausse dans la communauté du design 56. »
Le second met l’accent sur la capacité du design à agir sur les
comportements individuels en vue de résoudre une certaine catégorie de
problèmes :

« Le design social est la branche du design concernée par le


développement de produits et de services visant à résoudre des
problèmes sociaux, par exemple, le chômage, le décrochage
scolaire, les tensions interculturelles, l’obésité, ou le changement
climatique 57. »

Cette deuxième approche est présentée plus en détail par Nynke Tromp
dans sa thèse de doctorat intitulée Design social : comment les produits et
les services peuvent nous aider à agir en faveur de la société 58. Dans ce cas,
entrent dans la catégorie du design social des pratiques telles que le design
durable, le design de services non marchands, le design des politiques
publiques et, plus généralement, toutes les formes de design qui favorisent
« l’innovation sociale ».
En effet, on peut dire que la notion de design social dérive directement
de celle d’innovation sociale, dont l’OCDE donne la définition suivante :

« [L’innovation sociale] peut concerner un changement conceptuel,


un changement de produit ou de procédé, un changement
organisationnel et des changements dans les financements, ainsi que
de nouvelles relations avec les parties prenantes et les territoires.
[…] Les innovations sociales peuvent par conséquent être vues
comme ce qui traite du bien-être des individus et des communautés,
à la fois comme consommateurs et comme producteurs. Les
éléments de ce bien-être concernent leur qualité de vie et
d’activité 59. »
Selon Geoff Mulgan, la meilleure définition serait même :

« Les innovations sociales sont les innovations qui sont à la fois


60
sociales dans leurs moyens et sociales dans leurs fins . »

La tautologie de cette définition a déjà été relevée et analysée et


plusieurs chercheurs s’emploient à la dépasser. Le plus simple nous semble
de considérer que « social » signifie « non prioritairement marchand », dans
une perspective centrée sur l’espace public démocratique. L’innovation
sociale s’entend ainsi par opposition à l’innovation technologique ou
économique. Elle repose sur le constat que nous vivons moins dans des
sociétés industrielles que dans des sociétés de la connaissance et du service
et que, dans cette optique, les entreprises ne sont plus considérées comme
les seuls acteurs de l’innovation. Les universités, les centres de recherche,
les collectivités territoriales, les citoyens, les clients, sont eux aussi des
acteurs du processus d’innovation, notamment grâce aux logiques
participatives 61. En d’autres termes, l’innovation sociale est celle qui
s’ouvre à l’ensemble de la société, au-delà des entreprises, et comprend les
organisations non prioritairement marchandes ainsi que les individus. Par
conséquent, le design pour l’innovation sociale ou design social renoue
avec l’essence originelle du design, conçu comme une pratique tournée vers
« l’amélioration de la vie d’autrui et de la collectivité » qui « participe
inévitablement à définir les contours du vivre-ensemble 62 ».
Encadré 5. – Le design des politiques
publiques : entretien avec Stéphane Vincent
La 27e Région est une initiative de l’Association des régions de France, qui explore de
nouvelles façons d’améliorer la conception et la mise en œuvre des politiques publiques.
En partenariat avec les régions, elle met en œuvre des programmes de recherche-action,
pour lesquels elle mobilise des méthodes issues des sciences humaines, du design de
services et de l’innovation sociale 63. En août 2014, Stéphane Vincent, son délégué général,
a accepté de répondre aux questions suivantes.

1. Pourquoi faire du design avec les politiques publiques ?


Aujourd’hui on apprend beaucoup de choses dans les écoles d’administration :
comment instruire des projets, gérer des budgets, animer des équipes… Mais il y a quelque
chose auquel on ne forme ni les cadres ni les élus : concevoir une politique, c’est-à-dire
l’aborder comme un processus de création méthodique. La manière habituelle de produire
des politiques publiques est très linéaire et désincarnée, les usagers sont tenus à distance.
Le design permet au contraire d’associer l’utilisateur à des phases de simulation, d’essai-
erreur et de prototypage, autant d’avancées totalement inédites dans la sphère publique.

2. Comment définissez-vous le design social ?


Les traductions de l’anglais vers le français sont souvent hasardeuses et le risque
existe de croire que le design social serait un « design pour les pauvres ». Il faut ici plutôt
l’entendre comme l’application des méthodes de design à des enjeux d’intérêt général. Si
l’on prend au sérieux cette approche, les individus doivent être considérés comme des
citoyens et non comme de simples consommateurs, et le cadre de référence n’est plus le
marché mais la démocratie, ce qui change tout. Un certain nombre de collectifs ou
d’acteurs associatifs utilisent le design social pour aider les citoyens à produire eux-mêmes
des solutions. À la 27e Région, nous avons plutôt fait le choix d’appliquer le design social
au sein du secteur public lui-même, pour l’aider à se transformer.

3. Quelles sont les grandes étapes d’un projet de design social à la 27e Région ?
Dans la plupart de nos projets, plusieurs phases se succèdent voire se chevauchent :
des phases d’immersion inspirées par l’ethnologie, durant lesquelles nous passons par
exemple plusieurs semaines dans un lycée, un quartier ou une administration pour mieux
comprendre les pratiques des populations ; des phases de conception, durant lesquelles
nous associons les utilisateurs à la production de maquettes, à la réalisation de tests ; les
tests les plus prometteurs peuvent ensuite faire l’objet d’une phase de prototypage, avec à
la clé la réalisation d’un service ou d’un processus utilisable en version bêta. Mais il faut
ajouter à cela des phases d’évaluation ou encore de documentation : nous passons en effet
beaucoup de temps à publier en temps réel le déroulement du projet, pour le rendre visible
à tous.

4. Pouvez-vous donner un exemple de projet réussi ?


Je pense à une expérience menée mi-2012 avec des fonctionnaires sur Lycéo, une
carte à puce distribuée aux lycéens de la région Champagne-Ardenne pour qu’ils
bénéficient de tarifs réduits dans les lieux culturels. Avec notre appui, ce sont les
fonctionnaires eux-mêmes qui ont mené la recherche-utilisateur en allant au contact des
lycéens et des directeurs de cinéma, puis cartographié le processus de Lycéo à partir des
photos collectées. Ils ont ensuite conçu puis testé quatre dispositifs permettant d’améliorer
significativement l’usage de Lycéo. L’opération n’a pris que quatre jours et a mobilisé
seulement douze fonctionnaires mais, après quelques semaines de mise en œuvre, l’usage
de Lycéo a augmenté de 20 % et le nombre d’équipements partenaires a été multiplié par
trois.

1. T. Brown, « Designers – think big ! », TED Global 2009, Oxford, juillet 2009, en ligne :
http://goo.gl/R9WvnL
2. D. Schulmann, 1995, p. 7.
3. R. Tallon, « Propos sur la pratique du design et sur son avenir en France », in L’architecture
d’aujourd’hui, no 155, avril-mai 1971, p. 24-25.
4. Voir chap. IV, section 4.
5. Design Industrie, no 94, janvier-février 1969, éditorial ; cité par J. Le Bœuf, « Marque et
image de firme dans la France des années 60 », Design et histoires, 13 décembre 2011, en ligne :
http://blogs.lecoledede sign.com/designethistoires/2011/12/13/marque-et-image-de-firme-dans-
la-france-des-annees-60-lexemple-de-merlin-gerin/
6. A. Branzi, op. cit., p. 356, 354.
7. D. Huisman, G. Patrix, 1961, p. 34 ; J. Le Bœuf, 2006, p. 93.
8. A. Hatchuel, « Quelle analytique de la conception ? Parure et pointe en design », op. cit.,
p. 147.
9. S. Vial, 2014, p. 37, 38, 76, 77.
10. B. Stiegler, Ars Industrialis, Ré-enchanter le monde, Paris, Flammarion, 2008.
11. P.P. Verbeek, Moralizing Technology : Understanding and Designing the Morality of Things,
University of Chicago Press, 2011.
12. V. Papanek, Design pour un monde réel, op. cit.
13. A. Findeli, R. Bousbaci, « L’éclipse de l’objet dans les théories du projet en design », The
Design Journal, vol. 8, no 3, 2005, p. 35-49.
14. Ibid., p. 42.
15. Ibid., p. 43.
16. V. Papanek, Design pour un monde réel, op. cit.
17. J. Thackara, 2005 ; trad. fr. 2008, p. 22-23, 34.
18. V. Papanek, 1971 ; in A. Midal, 2013, p. 278.
19. « William McDonough and Michael Braungart », Time, 17 octobre 2007, en ligne :
http://goo.gl/XLslMF
20. Éd. Alternatives, trad. fr. Alexandra Maillard.
21. E. Manzini, 1991, in A. Midal, 2013, p. 404-405.
22. D. Norman, 2013, préface à l’édition révisée.
23. « Making Web Sites More “Usable” Is Former Sun Engineer’s Goal », The New York Times,
13 juillet 1998 : http://goo.gl/m3B1zY
24. Nielsen Norman Group, « History », en ligne (août 2014) :
http://www.nngroup.com/about/history/
25. Norman, 2002, p. 188.
26. Norman, 2002, préface, p. XI, XII.
27. Ibid., p. 188.
28. Ibid., préface, p. X.
29. Windows, Icons, Menus, Pointing device.
30. Larry Tesler, ingénieur en interaction homme-machine au Xerox Parc, in
Cringely Robert X., Triumph of the Nerds, documentaire vidéo, 1996.
31. E. Tracy, Apple and the History of Personal Computer Design, « The Design Revolution :
1983-85. Part 1 – frogdesign », en ligne (août 2014) : http://goo.gl/ZEw0Xy
32. S. Laurent, 2008, p. 179.
33. D. Saffer, 2009, p. 2.
34. B. Moggridge, 2007, premières pages.
35. D. Saffer, 2009, introduction, p. XIV.
36. « Remy Bourganel, le bondissant français de chez Nokia », Le Monde, 15 mai 2008, en ligne
(août 2014) : http://goo.gl/A8ISYk
37. S. Vial, L’Être et l’Écran, Paris, Puf, 2013, chap. VI.
38. Interaction Design Association, « About > IxDA Mission », en ligne (août 2014) :
http://www.ixda.org/about/ixda-mission
39. Propos recueillis le 2 juin 2009, à l’occasion des 10 ans de l’Atelier de design numérique à
l’Ensci, en ligne (mai 2010) : http://www.ensci.com/donner-a-
lire/entretiens/entretien/news/detail/News/17654/
40. Designers interactifs, « À propos », en ligne (août 2014) : http://goo.gl/oV3Jyq
41. B. Drouillat, N. Pignier, « Design interactif », in Designers interactifs (dir.), Le Design des
interfaces numériques en 170 mots-clés, Dunod, Paris, 2013, p. 42.
42. Voir le guide « Les métiers du design interactif » publié par l’association Designers
interactifs, en ligne : http://www.designersinteractifs.org/metiers/
43. D. Saffer, 2009, p. 4.
44. B. Mager, « Service Design », in M. Erlhoff, T. Marshall (dir.), op. cit., p. 354.
45. Ibid., p. 355.
46. Daumal, 2012, p. 185, 11.
47. S. Daumal, 2012, p. 12-13.
48. J.-L. Frechin, « Design de service ou Design d’expérience ? », No Design Blog, 1er octobre
2009, en ligne (août 2014) : http://goo.gl/aMubba
49. L. Løvlie, « From products to people », Touchpoint, vol. 1, no 1, 2009, p. 40.
50. Ibid, p. 41.
51. L. Kimbell, « From user-centred design to designing for service », Design Management
Conference, London, 2010.
52. R. Tallon, « Propos sur la pratique du design et sur son avenir en France », op. cit., p. 24-25.
53. « Paola Antonelli interview », The Conversation, 5 décembre 2013, en ligne (août 2014) :
http://goo.gl/LmrNB9
54. S. Vial, 2014, p. 31, 41.
55. Ibid., p. 31.
56. A. Shea, 2012, quatrième de couverture.
57. E. Ernst, N. Tromp, Social Design Community, « About », en ligne :
http://web.archive.org/web/20140103182752/http://www.socialdesign community.com/
58. N. Tromp, 2013.
59. OCDE, « LEED Forum on Social Innovations », en ligne :
http://www.oecd.org/cfe/leed/forum-social-innovations.htm
60. H.-W. Franz, J. Hochgerner, J. Howaldt, 2012, p. 3, 22.
61. Ibid., p. 2.
62. Ph. Gauthier, S. Proulx, S. Vial, « Manifeste pour le renouveau social et critique du design »,
épilogue du présent ouvrage.
63. La 27e Région, en ligne : http://www.la27eregion.fr
CHAPITRE IV

Le projet en design et sa méthode

« Le projet de design compte parmi les phénomènes du monde dont il


y a lieu de s’étonner. »
Alain Findeli, 2005 1.

I. – Qu’appelle-t-on « projet » en design ?


Pour un designer, rien ne semble plus naturel que la notion de projet.
Dans les écoles de design, c’est ainsi que l’on nomme les travaux de
conception auxquels se livrent les étudiants dans le cadre de l’atelier. Dans
le milieu professionnel, c’est également ainsi que l’on nomme non
seulement les travaux en cours, mais aussi (c’est plus surprenant) les
réalisations achevées. Le projet se présente donc dans le champ du design
comme le nom donné à une unité de travail de conception, que celle-ci
aboutisse ou non à une réalisation. Là où l’artiste crée des « œuvres » pour
des publics, le designer conçoit des « projets » pour des usagers. Tout se
passe comme s’il existait un postulat fondamental et fondateur selon lequel
« faire du design = faire du projet ».
Pourtant, chacun le sait, le design n’a pas le monopole du projet. Selon
le psychosociologue Jean-Pierre Boutinet, auteur d’une monumentale
Anthropologie du projet, non seulement tout le monde fait des projets, mais
la figure du projet est devenue, au cours du XXe siècle, la matrice
organisatrice de la plupart des activités humaines dans les sociétés
industrielles postmodernes. « Parler d’une anthropologie du projet, c’est
finalement s’interroger sur la façon dont les individus, les groupes, les
cultures vivent le temps 2. » Apparu chez les architectes de la Renaissance
comme une méthodologie de conception 3, le projet est devenu à l’époque
contemporaine un fait de société généralisé. À l’opposé des sociétés
traditionnelles que Boutinet considère comme « hors-projet » ou « sans-
projet » parce que tournées vers la conservation du passé et la ritualisation
du présent (notamment par fatalisme culturel ou religieux), les sociétés
contemporaines sont soucieuses de maîtriser l’avenir et de l’anticiper, le
prévoir, le préparer. C’est pourquoi on assiste depuis une trentaine d’années
à « une profusion de conduites anticipatives qui avoisinent l’acharnement
projectif 4 ». Il s’agit des multiples « conduites d’anticipation » ou
« conduites à projet 5 » telles que le « projet d’orientation », le « projet
d’aménagement », le « projet pédagogique », le « projet de loi », le « projet
d’entreprise », le « projet de société », et bien entendu le « projet
architectural » et le projet de design. Par projet, Boutinet entend donc toute
conduite d’anticipation socialement observable, qu’elle soit individuelle ou
collective.
Dès lors, le projet en design doit-il être considéré comme une simple
conduite d’anticipation parmi d’autres, ou bien possède-t-il une spécificité ?
Pour comprendre le projet en design, il faut distinguer deux logiques de
projet 6. La première est anthropologique et conduit aux « cultures du
projet » telles qu’elles ont pu être analysées par Jean-Pierre Boutinet en tant
que pratiques sociales de l’anticipation : nous l’avons appelée la logique
projective. La seconde est épistémologique et conduit aux « disciplines du
projet » ou « régimes de conception » tels qu’ils recouvrent des métiers ou
professions en tant que cultures « techniques » de la conception : nous
l’avons appelée la logique projectuelle. Or, s’il est juste de relever avec
Boutinet l’extension du domaine du projet à toutes les sphères de notre
existence, il n’en résulte pas que le projet de design se réduirait à une
conduite d’anticipation emblématique de la préoccupation du monde
contemporain pour l’avenir. Car le design n’est pas une culture du projet,
mais une discipline du projet : à la différence des autres pratiques du projet,
récentes donc contingentes, il ne peut pas se passer du projet 7. Quelle qu’en
soit la complexité, il n’y a pas toujours eu besoin du projet (en tant que
conception méthodique) pour envisager, par exemple, l’orientation
professionnelle des jeunes (« projet d’orientation ») ou l’entrepreneuriat
(« projet d’entreprise »). En revanche, il est tout simplement impossible de
construire un édifice, fabriquer un objet industriel ou concevoir une
interface numérique sans la méthodologie du projet (« projet architectural »,
projet de design). Le projet n’est pas pour le design un trait conjoncturel
(postmoderne), mais un trait structurel (intemporel). Le design est une
discipline du projet par essence. Toutefois, si cela permet de dégager un
premier degré de spécificité du projet en design, cela n’est pas suffisant. Car
l’architecture et l’ingénierie, en tant que métiers de la conception, peuvent
également être considérées comme des disciplines du projet.
Qu’est-ce qui caractérise alors la culture de la conception qui ressortit
en propre au design de celle qui ressortit en propre à l’architecture ou à
l’ingénierie ? Puisque ce ne peut être le fait du projet, il s’agit à l’évidence
d’une certaine manière de faire du projet, qui se singularise par sa finalité,
ses méthodes, sa philosophie. De celle de l’ingénierie, la pratique du projet
en design se distingue sans doute par sa maîtrise du registre formel, sa
sensibilité à l’usage et son souci de l’expérience utilisateur. De celle de
l’architecture, elle ne se distingue peut-être que par le sujet à traiter,
quoique la construction est un domaine de la conception très spécialisé
impliquant une gestion de projet particulière.
Mais, si nous voulons comprendre la culture de conception propre au
design, il faut nous risquer à formuler quelques critères distinctifs
élémentaires, quoique non exhaustifs. Le premier, ce serait que le design est
une discipline du projet fondée sur une culture créative sui generis,
irréductible à celles de l’architecture, de l’art, de l’ingénierie ou du
marketing. Le second, c’est que le design est une discipline du projet qui
possède son propre mode de connaissance ou entendement ; par là, il faut
comprendre que le design n’est pas seulement une certaine manière de
concevoir et réaliser des artefacts mais également, à travers eux, une
certaine manière de connaître et de comprendre le monde. Le troisième,
c’est que le design est une discipline du projet philosophiquement engagée
dans un idéal d’avenir meilleur et durable qui se donne pour but, selon la
formule d’Alain Findeli, d’améliorer « l’habitabilité du monde ». D’où la
définition que nous avons proposée :

« Pratiquer le projet en design, c’est concevoir en fonction d’un


idéal du monde un dispositif artéfactuel complexe qui donne forme
à des usages autant qu’il produit des connaissances, en réaction à
une demande ou à une insatisfaction, et grâce à une méthodologie
rigoureuse en constante évolution qui vise, de manière créative et
innovante, à améliorer l’habitabilité du monde 8. »

II. – Le discours de la méthode en design


Il existe deux manières d’aborder la question de la méthode en design,
qui correspondent d’ailleurs à deux manières générales d’aborder le design.
La première est celle qui consiste à penser le design sur le modèle de l’art
et, par conséquent, à considérer le processus de conception comme un acte
de création, fondé sur des méthodes intuitives qui tendent à valoriser
l’inspiration. On peut l’appeler approche esthéticienne, dans la mesure où
elle s’enracine dans la tradition philosophique de l’esthétique. En France,
elle trouve son origine dans les idées de Paul Valéry et René Passeron, qui
revendiquent respectivement les notions de « poétique 9 » et « poïétique 10 ».
La poïétique est définie comme l’étude des conduites et des phénomènes de
création et de production, à la fois dans l’art et le design, sans réelle
distinction entre les deux. Dans cette approche, ce que l’on appelle
« design » tend à se résumer au design des objets qui peuvent être exposés
dans les galeries et les musées, aux productions de l’architecture considérée
comme pratique artistique, ou encore à des pratiques d’art contemporain. Le
design est abordé ici avec les catégories traditionnelles de l’esthétique
(création, beauté, forme, œuvre, performance, critique, publics, etc.) et
l’intérêt pour les questions méthodologiques est assez faible, voire
inexistant.
La seconde manière est celle qui consiste à penser le design sur le
modèle de la science et, par conséquent, à considérer le processus de
conception comme un acte de projet, fondé sur des méthodes rationnelles.
On peut l’appeler approche pragmaticienne, dans la mesure où elle
s’enracine dans l’observation de la pratique du projet chez les designers de
métier et où elle tente de rationaliser le processus de design à partir d’elle.
Rare en France, elle fait l’objet de développements considérables à l’échelle
internationale depuis une cinquantaine d’années, notamment depuis l’essor
du mouvement des Design Methods. Lancé lors de la conférence du même
nom à Londres en 1962, ce mouvement vise à fonder le processus de design
sur l’objectivité et la rationalité et, à ce titre, constitue une étape essentielle
dans la dynamique de « l’éclipse de l’objet 11 » en marquant le passage
d’une approche centrée-objet à une approche centrée-processus. Avec Bruce
Archer (Royal College of Art), John Christopher Jones (The Open
University), Christopher Alexander (université de Californie à Berkeley),
Horst Rittel est l’un des fondateurs de ce mouvement. Formé aux
mathématiques et à la physique, d’abord professeur de méthodologie du
design à l’école de design d’Ulm (HfG), Rittel a été pendant vingt ans
professeur de « science du design » (science of design) à l’université de
Californie à Berkeley 12. Dès les années 1950, sous son influence, à l’école
de design d’Ulm (HfG), dont il est l’un des recteurs, « toutes les procédures
de design et toutes les formes des produits étaient interrogées et devaient
être justifiées ou, à défaut, être rejetées comme arbitraires et inférieures 13 ».
C’est le début d’une vision du design comme science (design science), dont
l’objectif est de créer une méthode logique et systématique du processus de
conception en vue d’en faire une science appliquée 14. Dans cette optique,
Bruce Archer, qui a enseigné à l’école de design d’Ulm (HfG), fonde en
1964 le premier département de recherche en design au Royal College of
Art de Londres, tandis qu’en 1969 Herbert A. Simon (Carnegie Mellon
University) publie Les Sciences de l’artificiel. Dans cet ouvrage, considéré
comme fondateur, Simon défend l’idée que le design est une méthode
scientifique de résolution de problèmes (problem solving) et plaide pour le
développement d’une « science de la conception » ou « science du design »
(science of design) dans les universités. Toutefois, deux tendances
s’opposent : ceux qui, comme Archer, défendent une approche
comportementaliste du processus de design, proche d’un certain
machinisme inspiré de la cybernétique et de l’intelligence artificielle, et
ceux qui ont une approche phénoménologique et existentielle, plus
soucieuse de la complexité de la dimension humaine 15. C’est sans doute ce
qui conduit, dans les années 1970, certains leaders du mouvement à prendre
leurs distances, comme John Christopher Jones, qui doute de l’intérêt de
cette « tentative continuelle de fixer l’ensemble de la vie à l’intérieur d’un
cadre logique ». Contrairement à la pratique scientifique, la pratique du
design n’a pas besoin d’une méthode universelle favorisant la répétition
puisque, dans la plupart des cas, elle ne cherche pas être répétée ou
copiée 16.
En 1973, dans un article qui fera date, Rittel présente les problèmes de
design comme des wicked problems, une expression intraduisible qui veut
dire quelque chose comme « problèmes malicieux » ou « problèmes
épineux » 17. Par là, Rittel qualifie une catégorie de problèmes d’ordre social
(social planning problems), tels que les problèmes de planification urbaine
ou de planification des politiques publiques, qui ne se prêtent pas à la
logique analytique et linéaire de l’ingénierie et de la science, habituellement
confrontées à des « problèmes domestiqués » (tame problems). Ces
problèmes sont fondamentalement uniques ; ils ne peuvent pas faire l’objet
d’une formulation définitive ; ils peuvent être expliqués et résolus de
nombreuses manières différentes ; ils n’impliquent pas des solutions de type
« vrai ou faux » mais de type « meilleur ou pire » ; et ces solutions, qui ne
peuvent pas être décrites de manière exhaustive, ont toujours une foule de
conséquences qui modifient le problème et exigent de nouvelles solutions 18.
C’est pourquoi Rittel insistera par la suite sur la nécessité du dialogue entre
un grand nombre de parties prenantes d’un projet pour espérer apprivoiser
les wicked problems, et sur celle de développer des connaissances non pas
seulement des faits mais des actions nécessaires pour atteindre les buts
fixés 19. À partir des années 1970, la seconde génération de recherches sur
les Design Methods mettra au premier plan les processus de participation
des parties prenantes (stakeholders), qui sont les véritables « propriétaires
du problème 20 », conduisant aux théories du projet centrées-acteurs
(d’abord dans l’architecture et la planification urbaine) et ouvrant la voie au
co-design.
Nous ne pouvons pas relater ici toute l’histoire du mouvement des
Design Methods, qui a connu de nombreux développements. Ce qu’il faut
retenir, c’est que les Design Methods ont aboli une illusion : la croyance
dans l’idée romantique que le processus de design serait un processus
créatif reposant essentiellement sur l’intuition solitaire d’un designer-artiste
inspiré. Comme le dit très bien Rittel :
« Tout d’abord, l’acte de design n’est pas un flux incessant
d’événements créatifs ; c’est un travail hautement organisé et
structuré, qui est seulement occasionnellement interrompu par de
soudaines idées et intuitions. Ensuite, on ne peut pas tenir pour
acquis que ces rares “événements créatifs” sont nécessairement
mystérieux et au-delà de toute compréhension 21. »

Grâce au mouvement des Design Methods, c’en est fini du mystère du


génie créateur, à condition de consentir à « une perte d’innocence et de
22
naïveté ». Non seulement il existe des méthodes en design, mais celles-ci
peuvent être théorisées et enseignées. Et la définition du design procède
précisément de la définition de ses méthodes.
Dans la Francophonie, Alain Findeli est l’un des rares à s’être
préoccupé de cette question. Pour lui, « l’acte de design » se définit par le
projet, qui s’enseigne traditionnellement dans le cadre pédagogique de
l’atelier. Or, enseigner le projet, c’est être justement capable d’expliciter,
définir, justifier et questionner le modèle théorique du projet que l’on met
en œuvre, consciemment ou non, dans sa pratique de l’atelier, et qui
provient de la tradition intellectuelle dont on est l’héritier :

« On s’attend, de la part des professeurs d’ateliers, qu’ils et elles


s’assurent que les futurs designers maîtrisent la conduite du projet
en design avec le maximum de compétence et de responsabilité. La
moindre des choses que l’on est en droit d’exiger de leur part serait
donc qu’ils et elles aient une idée aussi claire que possible de ce
qu’est l’acte de design. […] Concrètement, cela revient à se poser la
question suivante : “Quels sont les modèles ou les concepts du
projet en design qui déterminent, qui encadrent, qui règlent et/ou qui
justifient ma pratique pédagogique en atelier 23 ?” »
C’est pour cela qu’à l’université, contrairement à la tradition française
des écoles d’arts, l’enseignement du design est inséparable de la recherche,
tout comme dans la plupart des écoles de design dans le monde (le Royal
College of Arts de Londres a le statut d’université depuis 1967). Il ne s’agit
pas de faire de « la théorie pour la théorie » (le fétichisme de la théorie est
le premier écueil à éviter) mais de renoncer à l’application de la théorie à la
pratique pour passer à « la fécondation de la pratique par la théorie 24 ». Une
telle attitude intellectuelle « doit s’apprendre » afin d’éviter un second
écueil : le fétichisme de la pratique (« On ne va pas réinventer le monde à
chaque projet 25 ! »). Elle passe notamment par la prise de conscience et
l’exploitation pédagogique de la diversité des théories du projet, par
exemple telles qu’elles ont été décrites dans le modèle de « l’éclipse de
l’objet » présenté au début du chapitre III.

III. – Les modélisations du projet en design


Une modélisation du projet (project mapping) est une représentation des
grandes étapes typiques d’un projet de design. Généralement présentée sous
la forme d’un schéma, elle correspond à une méthode de travail qui permet
d’orienter la pratique, de lui conférer une efficience et une efficacité, et de
garantir un minimum de résultats. C’est une manière de « rendre raison
rationnellement de l’acte de design 26 ».
Un premier degré de modélisation très simple – nous l’avons vu au
chapitre I avec la naissance du projet architectural au XVe siècle –
correspond à la distinction classique des architectes entre la conception
(atelier, maquettes) et la réalisation (chantier). Plusieurs siècles après
Brunelleschi, on utilise encore cette division. Danielle Quarante s’en sert
par exemple pour décrire « les différentes phases de la gestion d’un projet »
de design industriel 27. Elle distingue ainsi deux « périodes » et cinq
« phases » : la période de « conception » comprend l’étude de faisabilité
(phase 1) et les recherches préliminaires (phase 2) ; la période de
« réalisation » comprend les études détaillées et le prototypage (phase 3), la
fabrication-exécution (phase 4) et l’évaluation (phase 5). Cette vision
dualiste est très répandue, mais nous verrons qu’elle peut être critiquée.
Un second degré de modélisation plus élaboré consiste à distinguer, au
sein de l’acte de design qu’est le projet, deux régimes : le régime de
conception et le régime de réception (voir fig. 4). Ce n’est pas du tout la
même chose que la distinction entre phase de conception et phase de
réalisation. Ici, la phase de réalisation, qui aboutit à la livraison, se situe à
l’intérieur du régime général de conception, qui concerne principalement le
designer, tandis que le régime de réception, qui commence après la
livraison, concerne principalement les utilisateurs. Régime et phase doivent
être distingués, ce qui permet au passage de souligner un trait essentiel du
travail du designer : l’exécution fait partie de la conception, car la pensée et
l’action sont inséparables. Historiquement, d’ailleurs, en raison notamment
de l’acception anglophone du mot design (dessein), la notion de projet a eu
tendance à se restreindre au régime de conception et, au sein de ce régime,
plus encore à sa dimension strictement intellectuelle (qui exclut
l’exécution). C’est pourquoi, sous l’influence de Bruce Archer et Nigel
Cross, la recherche internationale en design s’est principalement concentrée
jusqu’ici sur le régime de conception du projet dans sa globalité, cherchant
à analyser « la manière dont les designers pensent et travaillent 28 »
lorsqu’ils font du design. Cross, en particulier, s’est consacré à l’étude de la
spécificité des « modes de connaissance des designers » (designerly ways of
knowing), inaugurant dans les années 1990 un important courant de
recherche sur la pensée-design (design thinking research) 29. Toutefois, la
notion de projet tend à englober aujourd’hui un ensemble de plus en plus
vaste qui inclut désormais la phase de réalisation. C’est ce qui explique que
« dans le monde du design, un produit fini est fréquemment présenté
comme un projet alors qu’il est achevé 30 ».

Fig. 4. – Modèle de l’acte de design inspiré de A. Findeli et augmenté par S. Vial.

Mais en distinguant régime de conception et régime de réception, on va


encore plus loin. Si l’on considère que « la partie “conception” est
seulement l’un des deux grands moments ou constituants d’un projet de
design, la partie “réception” étant le second », alors l’approche de Cross est
« incomplète », affirme Alain Findeli 31. Selon lui, l’acte de design doit
inclure le moment où « il entre en vie dans le monde social » et intégrer
l’espace de l’utilisateur (voir fig. 4). C’est ce que nous avons tenté de faire
dans notre Court traité du design en développant le concept d’« effet de
design », qui souligne que le design, envisagé en régime de réception
comme un phénomène du monde donné à la perception et à l’expérience,
n’est pas un étant (une chose qui est) mais un événement (une chose qui se
passe) :

« Le design ne fait rien d’autre que modifier le régime qualitatif de


l’expérience d’exister, c’est-à-dire d’être-présent-au-monde, en
jouant sur la manière dont l’être (ontos) nous apparaît (phaïnô). Il
propose intentionnellement de nouvelles ontophanies qui font
l’objet de nouvelles expériences-à-vivre. C’est pourquoi le design
n’est pas le champ des objets, mais bien le champ des effets 32. »

Un troisième degré de modélisation, plus complexe, a été proposé en


2005 par le Design Council (Royaume-Uni) sous le nom de « Double
Diamant 33 ». Fruit d’une recherche auprès de onze grandes entreprises
ayant une démarche intégrée de design (Microsoft, Starbucks, LEGO,
Whirlpool, Virgin Atlantic Airways, etc.), ce modèle se fonde sur les
similitudes observées et permet de distinguer quatre grandes phases au sein
du régime de conception, chacune résumée par un mot commençant en
anglais par un « D » : Découvrir, Définir, Développer, (Dé)Livrer (voir
fig. 5). La forme du double diamant est celle de deux losanges successifs,
qui doivent se lire de gauche à droite, selon un mouvement d’ouverture
(première moitié de chaque losange) puis de fermeture (seconde moitié).
L’ouverture symbolise les moments du projet où les idées et les recherches
se développent dans de nombreuses directions, tandis que la fermeture
représente les moments où il faut faire des choix, restreindre la perspective,
prendre des décisions, élaborer un brief ou formaliser des livrables. La
phase de découverte (Discover) est une phase ouverte d’inspiration,
d’exploration et de recherche, qui inclut par exemple des études de marché,
des enquêtes utilisateur, des sondages, des études quantitatives et
qualitatives, des brainstormings, etc., en vue d’élaborer des hypothèses, de
définir un problème et d’identifier quels sont les besoins des utilisateurs.
Fig. 5. – Modèle du Double Diamant selon le Design Council

La phase de définition (Define) est une phase où la perspective se


referme en vue de sélectionner et synthétiser les idées, pour aboutir à une
définition claire de la problématique que le projet va chercher à traiter à
travers un produit ou un service (brief, modélisation du parcours
client, etc.). La phase de développement (Develop) est une phase de
réouverture qui consiste, grâce à une approche multidisciplinaire, à
concevoir, créer et mettre en œuvre des solutions de design, en suivant un
processus itératif qui passe par de nombreux tests, prototypes ou scénarios
(dans les mauvaises écoles de design, le projet est souvent réduit à cette
phase). Enfin, la phase de livraison (Deliver) est la phase de fermeture qui
consiste dans la réalisation finale, les ultimes tests, et le lancement
commercial auprès des utilisateurs visés. Utilisé dans le monde entier, le
modèle du double diamant est une référence incontournable. On notera
toutefois que les quatre phases présentées dans ce modèle restent limitées
au régime de conception (en amont du projet).
Cependant, malgré leurs vertus didactique et pragmatique, les
modélisations ont des limites. Elles entretiennent l’illusion que le processus
de projet est une démarche ordonnée et linéaire. Or dans la pratique
quotidienne, les designers observent que les frontières entre les différentes
étapes du processus sont poreuses et que leur linéarité est discutable,
notamment parce que, dans le cours d’un projet, on revient souvent en
arrière, pour prendre une direction nouvelle ou reprendre une direction
ancienne.
Aussi, un quatrième degré de modélisation est nécessaire en vue
d’exprimer ces finesses et peut être superposé aux précédents. Sur ce point,
Sylvie Daumal cite plusieurs modèles intéressants 34, comme celui de
Damien Newman qui insiste sur la dimension du désordre au risque
d’entretenir la légende du mystère créatif (voir fig. 6), ou celui de Jesse
James Garrett qui insiste sur la dimension non linéaire en montrant les
allers-retours d’une étape à l’autre ou les chevauchements (voir fig. 7).

Fig. 6. – Modèle du projet selon D. Newman 35


Fig. 7. – Modèle du projet selon J.J. Garrett 36

Restituer la complexité et la richesse du processus de design sous la


forme d’un modèle est un exercice difficile, d’autant plus que la démarche
de projet peut avoir des spécificités selon le domaine. C’est toutefois très
utile en contexte professionnel pour guider efficacement les équipes et en
contexte pédagogique pour structurer l’apprentissage des étudiants.
Au-delà des phases de travail, ce qui est difficile, c’est de représenter la
complexité du mouvement de la pensée. C’est néanmoins ce que les travaux
de recherche les plus récents parviennent de plus en plus finement à
restituer, afin de prendre en compte des éléments aussi contradictoires que
l’intuition, la planification, l’itération, l’exécution, l’imprévu, le doute,
l’inhibition, le saut créatif, la sérendipité, etc. En novembre 2011, lors des
7e Ateliers de la Recherche en Design, à Tunis, plusieurs chercheurs ont
abordé le problème, en soulignant notamment que le dualisme de la
conception et de la réalisation n’était plus pertinent pour décrire la
dynamique créative du projet 37. Dans son article intitulé « Le design entre
la conception et la pratique, la fin du dualisme », Bernard Darras propose
une « modélisation du circuit des parties prenantes » inspirée de la
sémiotique matérielle et systémique, qui s’appuie sur un « diagramme du
métabolisme de la pensée » 38 inspiré de C.S. Peirce, et qui aboutit au
modèle du cycle du métabolisme des habitudes (voir fig. 8).
Appliqué aux designers, ce modèle organisé en circuit permet de
restituer avec une certaine finesse la complexité du mouvement de la pensée
créative en situation de projet :

« La pensée est dynamique. Elle se transforme, mute, se stabilise


provisoirement en habitude et évolue ad infinitum tout au long
d’une spirale hélicoïdale que l’on peut diviser en phases successives
du changement. Une nouvelle habitude, se transforme en habitude
qui devient une habitude d’action, jusqu’au moment où elle est
perturbée ce qui provoque une phase de doute qui engendre une
phase de recherche de solution dont le résultat conduit à un
changement d’habitude, etc., ad infinitum. Si les phases sont
répétitives, la pensée qui passe par elle est évolutive, régulière et à
ambition méliorative. Il ne faut donc pas lire ce circuit hélicoïdal
comme un éternel et régulier recommencement du même 39. »
Fig. 8. – Modèle du cycle du métabolisme des habitudes selon B. Darras
et S. Belkhamsa

Pour plus de modèles, on se reportera au travail de Hugh Dubberly, qui


en a regroupé plus d’une centaine dans un livre inachevé (à télécharger en
ligne) intitulé How do you design ? 40.
IV. – Le Design Thinking, un nouveau
paradigme ?
Depuis le milieu des années 2000, l’Institut de design à l’université de
Stanford et l’agence de design IDEO popularisent le concept de Design
Thinking (littéralement, la « pensée-design »). Présenté comme une
nouvelle méthodologie en faveur de l’innovation, il s’apparente à un
nouveau modèle philosophique du design. Néanmoins, comme l’a bien
montré Wolfgang Jonas, il ne faut pas confondre le design thinking (sans
majuscules), étudié depuis les années 1990 dans le monde académique par
les héritiers du mouvement des Design Methods (en particulier Nigel
Cross), et le Design Thinking (avec majuscules), qui se développe depuis le
milieu des années 2000 dans les agences de design et les universités 41. Le
premier est descriptif : il vise à comprendre les processus cognitifs de l’acte
de design. Le second est normatif : il vise à améliorer les processus
stratégiques de l’innovation. Sans pouvoir énumérer tous les protagonistes
du Design Thinking, citons Larry Leifer, fondateur et directeur du Centre de
recherche en design à l’université de Stanford depuis 1984, et Tim Brown,
directeur de l’agence IDEO cofondée en 1991 par David Kelley et Bill
Moggridge.
Tim Brown a fait du Design Thinking sa grande cause. En 2009, il
publie un livre, Change by design, traduit en français en 2010 sous le titre
L’Esprit design, mais ses idées sont déjà clairement en place dans son
article de 2008 publié dans la Harvard Business Review. Brown y présente
le Design Thinking comme « une méthodologie qui imprègne l’ensemble
des activités d’innovation avec une philosophie [ethos] centrée sur
l’humain 42 ». Inspiré notamment par le concept de pensée intégrative
(integrative thinking) selon Roger Martin, le Design Thinking tente
justement d’intégrer trois logiques : la logique humaine de la
« désirabilité », la logique technique de la « faisabilité » et la logique
économique de la « viabilité » (voir fig. 9). Il s’agit d’utiliser « la sensibilité
et les méthodes du designer pour faire se rencontrer les besoins des
personnes et les possibilités technologiques, ce qu’une stratégie d’entreprise
viable va pouvoir convertir en opportunité de marché et en valeur pour des
clients 43. » Ce qui est intéressant, c’est que le concept de Design Thinking
se fonde sur le même constat que celui que nous avons fait avec
Krippendorff au chapitre II, à savoir que le design industriel classique n’est
plus pertinent pour affronter les enjeux du monde contemporain :

« Désormais, plutôt que de demander aux designers de rendre une


idée déjà développée plus attractive pour les consommateurs, les
entreprises leur demandent de créer des idées qui rencontrent mieux
les besoins et les désirs réels des consommateurs. Le premier rôle
est tactique, et se traduit par la création limitée de valeur ; le
nouveau rôle est stratégique, et conduit à d’extraordinaires
nouvelles formes de valeur 44. »
Fig. 9. – Modèle intégratif du Design Thinking selon IDEO 45

Dans une économie de la connaissance et des services, il ne s’agit plus


de créer simplement des produits, mais « des procédés, des services, des
interactions numériques, des divertissements, des manières de
communiquer et de collaborer, autant d’activités centrées-humain dans
lesquelles le Design Thinking peut faire la différence 46 ». Comme toutes les
nouvelles formes de design 47, le Design Thinking témoigne du mouvement
de l’éclipse de l’objet et affiche son ambition d’humaniser le monde
contemporain. D’une certaine façon, il vient donner une réponse à la crise
morale du design exprimée par Sottsass en 1990 et se veut le successeur du
design industriel. Ce qui le différencie de ce dernier, ce n’est pas l’abandon
de la finalité mercatique, qui reste présente, mais le rétablissement d’un
équilibre entre la finalité mercatique et les autres.
En outre, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, le Design Thinking
ne croit pas au « mythe du génie créateur » mais au « travail augmenté par
un processus créatif de découverte centré sur l’humain et suivi par des
cycles itératifs de prototypage, de test et d’affinement ». Sur ce point, il est
le digne héritier de Rittel et du mouvement des Design Methods, qui trouve
peut-être ici un point d’accomplissement. Plutôt que de parler de « phases »
dans le Design Thinking, Tim Brown définit des « espaces » (spaces). Il en
distingue trois : l’espace de « l’inspiration » (caractériser et problématiser la
situation), l’espace de « l’idéation » (engendrer, développer et tester des
idées), et l’espace de « l’implémentation » (trouver une voie vers le marché
qui rencontre les utilisateurs). Parler d’espaces plutôt que de phases permet
d’insister sur la non-linéarité du processus et sur le phénomène de boucle :

« Les projets passent en boucle à travers ces espaces – en particulier


les deux premiers –, bien plus d’une fois, à mesure que sont affinées
les nouvelles idées et que sont prises les nouvelles directions. » 48

L’espace de l’inspiration consiste dans l’observation des besoins des


personnes (human needs). Par là, il ne faut pas comprendre : faire de
l’ingénierie ergonomique et se limiter, selon Tim Brown, à « placer le
bouton au bon endroit ». Il faut entendre culture et contexte : se laisser
inspirer par les usagers, s’efforcer d’être en empathie avec eux, se mettre à
leur place pour tenter de penser comme eux, percevoir le monde de leur
point de vue (corporel, émotionnel, cognitif, social, culturel). L’espace de
l’idéation consiste dans l’expérimentation concrète (exécution) comme
moyen d’engendrer des idées (conception). Sur ce point, le Design
Thinking rejette le dualisme de la conception et de la réalisation. Il ne s’agit
pas de penser pour faire, mais avant tout de faire pour penser. Cela passe
par de nombreux prototypes, dont chacun fait naître une nouvelle idée.
L’espace de l’implémentation, enfin, consiste dans la recherche et la mise
en œuvre d’une stratégie commerciale adaptée au marché, en incluant une
forte participation des utilisateurs. Quand il est mis dans les mains du plus
grand nombre, le design a l’impact le plus grand. « Le design est trop
important pour être laissé aux seules mains des designers 49. »
Le Design Thinking est en pleine ascension. Même ceux qui, comme
Don Norman, ne voyaient au début en lui qu’un « mythe utile 50 » admettent
qu’il s’agit d’une « méthode systématique d’innovation créative » et se
rangent maintenant à sa philosophie : « J’ai changé d’idée : le Design
Thinking est vraiment spécial » 51. En outre, depuis la création de l’Institut
de design à l’université de Stanford en 2005 par Hasso Plattner, fervent
défenseur du Design Thinking, de plus en plus d’écoles spécialisées voient
le jour, comme le Hasso-Plattner Institute (HPI) à Postdam, en Allemagne,
ouvert en 2007. Dans le même esprit, en Finlande, l’université
technologique d’Helsinki, l’école de commerce, et l’école supérieure d’art,
d’architecture et de design, ont fusionné en 2010 pour donner naissance à
l’université Aalto 52. En France, en revanche, les réactions sont contrastées.
Campées sur l’approche esthéticienne, les écoles de design traditionnelles
ont tendance à le mépriser, quand elles n’ignorent pas complètement son
existence. D’autres l’intègrent progressivement dans leurs enseignements et
certaines ouvrent même des programmes spécialisés. Mais, pour l’instant,
ce sont surtout des écoles d’ingénieur et des universités qui s’y intéressent,
notamment la Paris-Est Design School (École des Ponts ParisTech), le
programme IDEA (École Centrale et École de Management de Lyon) ou le
master Design innovation société (université de Nîmes).
Non seulement le Design Thinking permet d’étendre la capacité à faire
du design aux non-designers, mais il contribue largement à vulgariser la
culture design, notamment auprès des entrepreneurs, des ingénieurs, des
décideurs, des médias, etc. Toutefois, le Design Thinking n’est qu’une
méthode parmi d’autres et elle n’est pas pratiquée à ce jour par la majorité
des designers, qui ont encore recours aux méthodes, parfois classiques,
qu’ils ont apprises dans leurs écoles. De plus, il n’y a pas de recette
universelle du design susceptible de remplacer une formation initiale dans
le domaine. Si l’on suit Paola Antonelli, curatrice en design au Museum of
Modern Art de New York, il faut rester vigilant :

« Le Design Thinking est au design ce que la méthode scientifique


est à la science. Il concerne seulement les étapes, sans le savoir
hérité de plusieurs années de formation. Le Design Thinking est un
réel danger car, grâce à lui, de nombreuses entreprises pensent
qu’elles font du design alors qu’elles n’en font pas. C’est devenu un
terrain de jeu pour consultants, et une nouvelle manière pour de
nombreuses entreprises d’abdiquer leur responsabilité à l’égard du
design 53. »
Encadré 6. – Dieter Rams et les 10 principes
du bon design
Né en 1932, Dieter Rams est un designer industriel allemand connu pour avoir été
pendant plus de 30 ans directeur du design chez Braun, dont il a défini le style élégant et
rigoureux, qui a notamment influencé Jonathan Ive chez Apple. En 1985, Rams se
demande si son design est un « bon design » (good design) et, dans ce but, il propose les
10 principes suivants, devenus classiques :

Principe 1 : un bon design est innovant.

Principe 2 : un bon design rend un produit utile.

Principe 3 : un bon design est esthétique.

Principe4 : un bon design rend un produit facile à comprendre.

Principe 5 : un bon design est discret.

Principe 6 : un bon design est honnête.

Principe 7 : un bon design dure longtemps.

Principe 8 : un bon design est rigoureux jusque dans les moindres détails.
Principe 9 : un bon design est respectueux de l’environnement.

Principe 10 : un bon design contient aussi peu de design que possible.


Illustration 6. – Braun SK5 (1959) par Dieter Rams et Hans Gugelot

« Moins, mais mieux » (Less, but better) est l’une des formules que Dieter Rams aime
employer pour rappeler que le bon design doit se concentrer sur l’essentiel en privilégiant
la pureté et la simplicité. La marque Vitsœ, qui incarne ses idées minimalistes en matière
de mobilier, tient à jour une très belle page Web qui illustre ces 10 principes en images 54.

1. A. Findeli, R. Bousbaci, 2005, p. 39.


2. J.-P. Boutinet, 1990, p. 5.
3. Voir chap. I, section 1.
4. J.-P. Boutinet, op. cit., p. 323.
5. J.-P. Boutinet, 1993.
6. S. Vial, « De la spécificité du projet en design : une démonstration »,
Communication & Organisation, no 46, Presses Universitaires de Bordeaux, 2015.
7. J.-P. Boutinet, 1990, p. 110.
8. S. Vial, « De la spécificité du projet en design : une démonstration », art. cit.
9. P. Valéry, De l’enseignement de la poétique au Collège de France, Paris, Société générale
d’imprimerie et d’édition, 1937.
10. R. Passeron, « La Poïétique : pour une redéfinition de l’Esthétique », Revue d’Esthétique,
XXIV (3), 1971.
11. Voir chap. III.
12. C. Rith, H. Dubberly, « Why Horst W.J. Rittel Matters », Design Issues, vol. 22, no 4,
automne 2006.
13. K. Krippendorff, 2006, p. 310.
14. N. Cross, « Designerly ways of knowing : design discipline versus design science », Design
Issues, vol. 17, no 3, 2001, p. 52.
15. N. Bayazit, « Investigating design : a review of forty years of Design Research », Design
Issues, vol. 20, no 1, 2004, p. 19.
16. N. Cross, art. cit., p. 50, 51.
17. H. Rittel, M. Webber, « Dilemmas in a General Theory of Planning », Policy Sciences,
vol. 4, Amsterdam, Elsevier Scientific Publishing Company, 1973, p. 155-169.
18. T. Ritchey, « Wicked Problems », Acta Morphologica Generalis, vol. 2, no 1, 2013.
19. C. Rith, H. Dubberly, « Why Horst W.J. Rittel Matters », art. cit.
20. N. Cross, « Editorial : Forty years of design research », Design Studies, vol. 28, no 1, 2007,
p. 2.
21. H. Rittel, « Some principles for the design of an educational system for design », Journal of
Architectural Education, 25 (1/2), 1971, p. 1.
22. Ibid.
23. A. Findeli, R. Bousbaci, art. cit., p. 40.
24. Ibid., p. 39.
25. A. Findeli, R. Bousbaci, version longue, EAD 6 (colloque de Brême), 2005, p. 12.
26. A. Findeli, R. Bousbaci, art. cit., p. 41.
27. D. Quarante, 1994, p. 358 et suiv.
28. N. Cross, 2001, op. cit., p. 53.
29. N. Cross, K. Dorst, N. Roozenburg (dir.), Research in design thinking, Delft University
Press, 1992.
30. B. Darras, « Le design entre la conception et la pratique, la fin du dualisme », in B. Darras
(dir.) & A. Findeli (dir.), 2014, p. 13.
31. A. Findeli, « Searching for Design Research Questions : Some Conceptual Clarifications »
(article issu de la conférence « Questions & Hypothèses » organisée par le Design Research
Network à Berlin, 24-26 octobre 2008), in R. Chow, W. Jonas, G. Joost (dir.), Questions,
Hypotheses & Conjectures : discussions on projects by early stage and senior design
researchers, Design Research Network/iUniverse, Bloomington, 2010, p. 289.
32. S. Vial, 2014, p. 37.
33. Design Council, « About design > How designers work > The design process », version
archivée du site web du Design Council datée du 25 août 2013 via Internet Archive Wayback
Machine, en ligne : http://goo.gl/J2vGOC
34. Ibid., p. 21-27.
35. S. Daumal, 2012, p. 23.
36. Ibid., p. 27.
37. Voir B. Darras (dir.) & A. Findeli (dir.), 2014.
38. B. Darras, « Le design entre la conception et la pratique, la fin du dualisme », op. cit.
39. Ibid.
40. H. Dubberly, How do you design ?, 18 mars 2005, en ligne (septembre 2014) :
http://goo.gl/zHd6
41. W. Jonas, « A sense of vertigo : Design Thinking as general problem solver ? »,
communication proposée au 9e colloque international de l’Académie européenne de design
(EAD) en mai 2011 à Porto, Portugal, PDF en ligne : http://goo.gl/2ZNfnZ, p. 3.
42. T. Brown, « Design Thinking », Harvard Business Review, juin 2008, p. 86.
43. Ibid.
44. Ibid.
45. IDEO, « About IDEO », en ligne (août 2014) : http://goo.gl/qzres
46. T. Brown, op. cit.
47. Voir chap. III.
48. T. Brown, op. cit., p. 88, 89.
49. T. Brown, « Designers – think big ! », TED Global 2009, Oxford, juillet 2009, en ligne :
http://goo.gl/R9WvnL
50. D. Norman, « Design Thinking : A usefull myth », Core77, 25 juin 2010 : http://goo.gl/veL3
51. D. Norman, « Rethinking Design Thinking », Core77, 19 mars 2013 : http://goo.gl/DV0Nt
52. « Quand les écoles passent en mode design », EducPros.fr, 3 juin 2014, en ligne :
http://goo.gl/gkOzdW
53. « Paola Antonelli interview », The Conversation, 5 décembre 2013, en ligne (août 2014) :
http://goo.gl/LmrNB9
54. « Dieter Rams : ten principles for good design », Vitsoe.com, en ligne (août 2014) :
http://goo.gl/UOvm5
CHAPITRE V

La recherche en design

« La fécondation de la pratique par la théorie, qui est autre chose que


l’application de la théorie à la pratique, est une attitude intellectuelle
qui doit s’apprendre. »
Alain Findeli, 2005 1.

I. – Les origines
Dès les années 1920, le mouvement De Stijl (centré sur la structure et
l’orthogonalité) et les idées de Le Corbusier sur l’architecture moderne (qui
défend l’idéal rationaliste de la machine) font souffler un vent de rigueur
scientifique dans la manière de faire du design 2. Plus tard, en 1947, dans un
texte publié aux États-Unis dans le Magazine of Art, Walter Gropius pose la
question : « Existe-t-il une science du design (is there a science of
design) 3 ? » Mais c’est sous l’influence du New Bauhaus de Chicago et
surtout de l’école de design d’Ulm (HfG), qui accorde une place centrale
aux sciences et aux méthodes, que la tentative pour faire du design une
discipline scientifique prend réellement forme, dans les années 1960, avec
le mouvement des Design Methods 4.
Il n’est pas possible de rendre compte ici de l’intégralité de l’évolution
du champ de la recherche en design depuis cinquante ans. Notons
simplement que ce champ s’est développé jusqu’à ce jour principalement
dans les pays anglo-saxons (Royaume-Uni, États-Unis, Canada, Australie,
Nouvelle-Zélande), mais aussi aux Pays-Bas, en Italie, en Scandinavie, en
Turquie, au Japon, en Corée, ou encore au Brésil. En 2005, a été créée
l’International Association of Societies of Design Research (IASDR), qui a
vocation à regrouper les sociétés savantes de design du monde entier 5. En
outre, au fil des décennies, plusieurs dizaines de revues de recherche
scientifique en design sont apparues, principalement en langue anglaise :
Ken Friedman a dénombré 173 titres dont 44 particulièrement populaires
chez les chercheurs 6, tandis que Gerda Gemser en a classé 14 comme
particulièrement influentes du point de vue de la qualité perçue 7. On peut
citer, pour les plus anciennes et souvent les plus influentes, Design Studies
en 1979, Design Issues en 1984, mais aussi Journal of Design History en
1988, Research in Engineering Design en 1989, Journal of Engineering
Design et Journal of Design Management en 1990, ou Languages of Design
en 1993 8. En 1994, est fondée l’Académie européenne de design (EAD),
qui publie à partir de 1997 The Design Journal et compte dans son comité
de rédaction deux Français, Brigitte Borja de Mozota et Alain Findeli. Plus
récemment, on peut citer également : Journal of Design Research, en 2001 ;
Codesign, en 2005 ; Artifact, en 2006 ; International Journal of Design, en
2007 ; Design and Culture, en 2009. Cette diversité de supports de
publications, qui réunissent à ce jour des milliers d’articles, atteste que le
champ de la recherche en design est devenu riche et multiforme :

« Dans les années 1960, quand une poignée de théoriciens ont lancé
le mouvement des Design Methods, il semblait que les contours
d’une théorie singulière du design allait être construite et qu’elle
deviendrait un cadre de référence pour tous les travaux théoriques
ultérieurs. Mais cela n’a pas eu lieu. À la place de cela, ce qui s’est
produit, c’est l’émergence d’un champ de recherche en design
hautement pluraliste, sans point fixe central, avec un large éventail
de thèmes et de questions en évolution permanente. À partir de ce
champ multipolaire, a surgi une communauté active de chercheurs
qui tentent d’inventer un cadre d’enquête au fil de l’eau. Plutôt que
de rechercher une théorie globale du design, ils ont cultivé des
centres d’intérêt particuliers, qui forment de nouveaux nœuds
d’investigation 9. »

Contrairement aux autres pays francophones comme la Suisse et surtout


le Québec, la France est restée longtemps indifférente au développement de
la recherche internationale en design. D’une part, parce que les écoles
françaises d’art et de design, coupées du monde universitaire et des
publications internationales, n’ont pas pour vocation initiale de construire la
recherche, dont elles comprennent encore mal la nature. D’autre part, parce
que l’université française aborde encore trop rarement la question du
10
design, ou alors le plus souvent de manière « exogène », par le biais
d’approches principalement spéculatives qui peuvent être soit esthéticiennes
et centrées-art (Huyghe, 1999), soit techniciennes et centrées-ingénierie
(Hatchuel, 2008). Il faut toutefois faire une exception pour quelques
pionniers, comme Abraham Moles, qui enseigne à partir de 1961 à
l’université de Strasbourg et à l’école de design d’Ulm (HfG), ou Jocelyn
de Noblet, qui inaugure en 1974 « l’historiographie française du design 11 ».
On peut citer également le travail de Brigitte Borja de Mozota sur le design
management (1990, 2002), ou celui de Stéphane Laurent sur l’enseignement
des arts appliqués (1999). Mais ce n’est qu’avec l’arrivée d’Alain Findeli en
France, à l’université de Nîmes, au milieu des années 2000, que le champ
spécifique de la recherche francophone en design a commencé à
s’organiser, avec la fondation en 2006 des Ateliers de la recherche en
design (ARD). Réseau international de chercheurs francophones, les
« ARD » ont été créés à l’initiative d’Alain Findeli, Brigitte Borja de
Mozota et Georges Schambach, et réunissent une communauté de
chercheurs cultivant une approche « endogène » du design, c’est-à-dire
directement liée à la pratique du projet. C’est ce dont témoigne le choix du
terme « Ateliers » pour qualifier les rencontres annuelles du réseau, qui se
déroulent chaque année dans une ville de la Francophonie. En 2014, les
ARD sont devenus la première société savante de recherche francophone en
design 12 et constituent désormais la structure à laquelle sont liées des
initiatives comme la revue Sciences du design, fondée aux Presses
universitaires de France la même année, ou la liste de diffusion Recherche-
Design 13, créée en 2013, qui compte à l’été 2017 plus de 900 inscrits. On
notera également la naissance du réseau Design en recherche, formé en
2013, qui réunit une trentaine de doctorants et jeunes chercheurs 14.

II. – Quelles sciences du design ?


La recherche en design est la tentative visant à faire du design une
discipline scientifique. Cette ambition exige de ne pas confondre recherche
scientifique (research) et quête créative (search). Être « à la recherche de »
quelque chose (in search for) au sens de l’art, n’est pas du tout la même
chose que « faire de la recherche » (to do research) au sens de la science.
Marcel Proust était à la recherche du temps perdu : en résulte-t-il qu’il était
un chercheur ? Une situation de quête n’est pas une situation d’enquête
(inquiry).En ce sens, les pratiques émergentes dites de « recherche-création
en design » doivent être considérées avec la plus grande prudence, car elles
présentent comme des démarches de recherche scientifique ce qui ne sont
que des pratiques de quête créative, aussi exploratoires, documentées et
raisonnées soient-elles. En tentant de présenter comme une « question de
recherche » ce qui n’est que « la question
au démarrage du projet 15 », elles acceptent la possibilité qu’une activité
de recherche puisse se limiter à « des résultats uniquement sous forme
d’artefacts » et suggère qu’une activité de recherche pourrait légitimement
n’aboutir à aucune production de connaissances. Mais concevoir et produire
un artefact est un acte de design, et non un acte de recherche. Cross l’a bien
souligné :

« Nous devons aussi établir une distinction entres les travaux


relevant de la pratique et les travaux relevant de la recherche. […]
Le but même du travail de la recherche est de dégager des
connaissances fiables à partir du monde naturel ou du monde
artificiel, et de les rendre disponibles aux autres sous une forme
réutilisable. »

Dans la recherche en design, l’accent doit être mis sur la production de


connaissances :

« Notre préoccupation dans le domaine de la recherche en design


doit être le développement, l’articulation et la communication du
savoir en design. » 16

La vraie question est de s’entendre sur le périmètre exact de ce « savoir


en design » puisque aucun champ de connaissance ne peut émerger sans
découper dans le monde une catégorie d’objets ou phénomènes qui forment
son champ d’étude propre. Sur ce point, plusieurs approches existent, nous
en retiendrons deux.
La première est celle de Nigel Cross, dont le travail demeure fidèle à
celui de Bruce Archer. En 1980, Archer avait donné de la recherche en
design la définition suivante, un peu restrictive :

« La recherche en design est une enquête systématique dont le but


est la connaissance du processus d’intégration de la forme, de la
composition, de la structure, de la finalité, de la valeur et de la
signification dans les choses et les systèmes artificiels 17. »

Pour Cross, qui élargit la perspective, la recherche de savoir en design


comprend trois volets 18 : d’abord, un savoir qui réside dans les personnes,
que ce soit des designers de métier (design professionnel) ou des gens
ordinaires (design vernaculaire) : dans ce cas, il s’agit de connaître et
comprendre la faculté humaine à faire du design, c’est-à-dire les modes de
connaissance (ways of knowing) des designers (domaine de
l’« épistémologie du design ») ; ensuite, un savoir qui réside dans les
processus, c’est-à-dire les méthodes de conception en design, en particulier
les techniques de modélisation, notamment numériques (domaine de la
« praxéologie du design ») ; enfin, un savoir qui réside dans les produits
eux-mêmes, c’est-à-dire les formes, les matériaux, les finitions des artefacts
(domaine de la « phénoménologie du design », terme toutefois utilisé ici à
contresens 19).
La seconde approche est celle d’Alain Findeli. Pour ce dernier, même si
elle étend celle d’Archer, l’approche de Cross demeure incomplète car, nous
l’avons vu au chapitre précédent, elle restreint l’acte de design au régime de
conception du projet, et n’intègre pas le régime de réception. Si l’on adopte
un modèle de l’acte de design qui intègre les deux régimes, le champ de la
recherche en design s’élargit au moins autant que s’élargit celui du projet.
Dès lors, non seulement la recherche en design devient une discipline par
elle-même, capable de produire un savoir du processus de conception, mais,
en s’étayant sur de nombreuses autres disciplines issues des sciences
humaines et sociales, elle devient également « capable de fournir des
connaissances valides et fiables sur une partie du monde considérée comme
son domaine de connaissance spécifique ». Quelle est alors cette partie du
monde ? Pour Findeli, c’est le domaine de « l’habitabilité 20 », c’est-à-dire
celui des interactions entre les humains, considérés comme habitants du
monde, et les environnements naturels et artificiels qui forment ce monde –
domaine qui correspond à « l’écologie humaine ». Ce qui distingue
l’investigation du chercheur en design lorsqu’il étudie les interactions entre
les humains et leurs environnements, c’est que sa recherche ne considère
pas ces interactions comme des objets d’étude, mais comme des projets de
design :

« Ce qui distingue fondamentalement le design de la géographie ou


de la sociologie, c’est qu’il considère le monde comme un projet
alors que les sciences le considèrent davantage comme un objet. La
relation sujet/objet s’en trouve radicalement modifiée, car pour les
disciplines du projet, le sujet est nécessairement engagé, situé, dans
21
son objet . »

C’est ce qui conduit Findeli à privilégier une forme de recherche en


design qui relève de la recherche par le design (research through design) et
qu’il appelle la « recherche-projet 22 ». Selon celle-ci, « la recherche
s’accompli[t] dans le flux d’un projet professionnel réel » qui « tient lieu de
“terrain” ». D’où la définition générale suivante selon Findeli :

« La recherche en design est une recherche systématique de


connaissance et d’acquisition de connaissances en rapport avec
l’écologie humaine généralisée envisagée du point de vue du mode
de pensée propre au designer [from a designerly way of thinking],
c’est-à-dire dans une perspective orientée-projet 23. »
Dans le but de donner un nom francophone institutionnellement viable à
cette nouvelle discipline de recherche, nous avons proposé de parler de
« sciences du design », une appellation qui vise un champ au moins aussi
large que celui des design studies. Les sciences du design ont pour objet
l’acte de design, c’est-à-dire l’acte du projet en régime de conception et en
régime de réception. Elles peuvent être représentées selon le modèle de la
couronne de Findeli, d’après lequel il existe un cœur de discipline orienté-
projet (centre de la couronne) et une périphérie interdisciplinaire (pourtour
de la couronne). Le cœur correspond, selon la distinction de Gui Bonsiepe,
à la « recherche en design endogène » (qui procède d’expériences concrètes
de projet) tandis que la périphérie correspond à la « recherche en design
exogène » (qui étudie l’acte de design, dans ses deux régimes, à partir
d’autres disciplines) 24. Ce que nous appelons « sciences du design », c’est
le domaine de la connaissance qui est constitué par les relations et les
interactions entre ce centre et cette périphérie. Le domaine des sciences du
design s’inscrit dans la tradition de la science of design (à ne pas confondre
avec la design science) 25, mais se distingue, d’un côté, des sciences de
l’architecture et de l’ingénierie et, de l’autre, des sciences de l’art et de la
création, au nom de l’originalité épistémologique du design, considéré
comme objet de connaissance en lui-même (design on its own). Par l’usage
du pluriel, les « sciences du design » affirment leur attachement et leur
rattachement à la tradition universitaire francophone des disciplines
interdisciplinaires (sciences de gestion, sciences du langage, sciences de
l’éducation, sciences de l’information et de la communication, sciences de
l’art…). Elles constituent, au sens que Michel Foucault donnait à ce mot,
une nouvelle région de l’épistémè contemporaine.
Encadré 7. – Le design critique selon
Anthony Dunne et Fiona Raby
Formés au Royal College of Art de Londres, se situant en dehors des circuits de
production et de distribution habituels, les designers Anthony Dunne et Fiona Raby
conçoivent des « produits hypothétiques 26 », à mi-chemin entre la réalité et la fiction, qui
sont destinés à des usages inventés, en vue de soulever des questions éthiques ou sociales,
parfois avec humour. Le « Priscila Huggable Atomic Mushroom » (2004), qui fait partie de
la série « Design pour personnalités fragiles en des temps anxieux », est un bon exemple :
offert à l’usager pour qu’il le serre dans ses bras et lui fasse un câlin (hug), il a la
forme caractéristique du « champignon » nucléaire
que dessine généralement une explosion atomique.

Illustration 7. – Priscila Huggable Atomic Mushroom (2004),


par Dunne & Raby avec Michael Anastassiades

Dunne et Raby insistent sur le fait qu’ils font « du design, rien que du design et
seulement du design 27 », et ils qualifient leur démarche de « design critique » (critical
design). Par-là, ils entendent un travail de « design spéculatif » qui cherche à « contester
les idées étroites, préconçues et toutes faites sur le rôle des produits dans la vie
quotidienne », dans la tradition du design radical italien. Ils l’opposent au « design
affirmatif », c’est-à-dire le design qui renforce le statu quo. Le but est « principalement de
nous faire réfléchir » mais également « d’élever notre niveau de conscience, d’exposer des
hypothèses, de provoquer à agir, de susciter le débat, et même de nous divertir
intellectuellement, un peu comme la littérature ou le cinéma 28 ». La parenté assumée avec
l’art est claire, mais la
démarche est subtile et brouille habilement les frontières. Dunne et Raby parviennent en
effet à ériger le design au rang d’art, un art vivant, brillant et drôle, qui renoue avec la
critique sociale. La différence entre ce « design d’art 29 » et d’autres formes artistiques tient
au médium utilisé : ce n’est pas le texte (littérature) ou l’image animée (cinéma), mais le
produit (design industriel). Les deux complices le disent eux-mêmes :

« Nous cherchons à utiliser le design comme un médium, pour poser des questions,
provoquer et stimuler les gens, les designers et l’industrie 30. »

Aussi, il n’est ni nécessaire ni pertinent de recourir au terme de « recherche » pour


qualifier leur travail. Dunne et Raby se gardent d’ailleurs bien d’employer ce mot, qui
n’apparaît pas une seule fois dans leur « Critical Design FAQ », et préfèrent parler d’« une
position plutôt qu’une méthode 31 ». Le mot qui leur convient lemieux est celui d’« avant-
garde ». Comme chez Duchamp ou Warhol, les avant-gardes sont toujours expérimentales
et exploratoires. Il n’en résulte pas qu’elles constituent des activités de recherche
scientifique.Car, même au niveau d’excellence qui est le leur, elles ne font jamais que
s’inscrire dans la logique de la quête créative. Quel que soit le degré de complexité de leur
travail, Dunne et Raby ne cherchent pas à produire des connaissances. Ce n’est pas leur
but. Ils produisent de la culture. C’est pourquoi, comme l’atteste l’acquisition par le
MoMA du « Priscila Huggable Atomic Mushroom », leurs créations semblent
trouver leur meilleure place au musée, un lieu parfaitement adapté de nos jours à la
critique sociale par la culture.

1. A. Findeli, R. Bousbaci, op. cit., p. 39.


2. N. Cross, « Designerly ways of knowing : design discipline versus design science », art. cit.,
p. 49.
3. A. Findeli, « La recherche en design, questions épistémologiques et méthodologiques »,
op. cit., p. 160.
4. Voir chap. IV, section II.
5. International Association of Societies of Design Research, en ligne (août 2014) :
http://www.iasdr.org
6. K. Friedman et alii, « Design research journal ranking study : preliminary results »,
Swinburne University of Technology, Faculty of Design, Melbourne (Australie), 2008.
7. G. Gemser et alii, « Quality perceptions of design journals : The design scholars’
perspective », Design Studies, vol. 33, no 1, janvier 2012.
8. N. Cross, op. cit., p. 50.
9. « Introduction », Design Issues, vol. 29, no 2, printemps 2013, p. 1.
10. G. Bonsiepe, « The Uneasy Relationship between Design and Design Research », in Design
Research Now : essays and selected projects, Basel, Boston, Berlin, Birkhäuser, 2007, p. 32.
11. C. Leymonerie, 2010, p. 407.
12. Les Ateliers de la recherche en design, en ligne : http://www.les-ard.org
13. Recherche-Design (université Paris 1 Sorbonne, université de Nîmes), en ligne :
http://www.recherche-design.org
14. Design en recherche, en ligne (août 2014) : http://design.hypotheses.org
15. L. Léchot Hirt (dir.), 2010, p. 70.
16. N. Cross, 2007, chap. VII, « Design Research ».
17. B. Archer, « A View of the Nature of the Design Research », in Design, science, method,
proceedings of the 1980 Design Research Society Conference, Westbury House, Guildford,
1981.
18. N. Cross, 2007, chap. VII, « Design Research ».
19. La phénoménologie du design se réfère plutôt, par définition, au régime de réception du
projet considéré comme expérience ou « expérience-à-vivre ». Voir S. Vial, 2014, chap. V.
20. A. Findeli, « Searching for Design Research Questions : Some Conceptual Clarifications »,
art. cit., p. 291, 292.
21. A. Findeli, « La recherche en design, questions épistémologiques et méthodologiques »,
art. cit., p. 169.
22. A. Findeli, « La recherche-projet : une méthode pour la recherche en design »,
communication présentée à Bâle au symposium du Swiss Design Network, 13-14 mai 2004,
publiée en allemand dans R. Michel (dir.), Erstes Designforschungssymposium, Zurich, Swiss
Design Network, 2005.
23. A. Findeli, « Searching for Design Research Questions : Some Conceptual Clarifications »,
art. cit., p. 294.
24. G. Bonsiepe, « The Uneasy Relationship between Design and Design Research », in Design
Research Now : essays and selected projects, Basel, Boston, Berlin, Birkhäuser, 2007, p. 32.
25. Voir chap. IV.
26. L. Léchot Hirt (dir.), 2010, p. 90.
27. A. Dunne, F. Raby, 2007, cité par A. Midal, in AC/DC, Art contemporain-Design
contemporain, actes du symposium du 26 octobre 2007, Haute école d’art et de design de
Genève, p. 53.
28. A. Dunne, F. Raby, « Critical Design FAQ”, en ligne (août 2014) : http://goo.gl/AjvzU
29. Nous empruntons cette formule à F. Peltier (2013, p. 109 et suiv.).
30. B. Moggridge, 2007, interview « Dunne and Raby », en ligne : http://goo.gl/i9I1qu
31. A. Dunne, F. Raby, art. cit.
ÉPILOGUE

Manifeste pour le renouveau social


1
et critique du design
2
par Philippe Gauthier , Sébastien
3 4
Proulx , Stéphane Vial

« La fin ou le but du design est d’améliorer ou au moins de maintenir


l’habitabilité du monde dans toutes ses dimensions. »
Alain Findeli.

De plus en plus de praticiens du design revendiquent une pratique qu’ils


qualifient de sociale afin d’exprimer une posture critique vis-à-vis de celles
qui seraient prioritairement déterminées par des impératifs marchands.
Ce faisant, ils tracent une frontière artificielle à l’intérieur du champ du
design, qui regroupe un ensemble de pratiques mettant nécessairement en
jeu une capacité à comprendre et partager les appréciations que suscite la
rencontre quotidienne avec le monde ordinaire. Que ces appréciations
s’expriment en unités de mesure, en actes d’achats, en inconforts et
accidents, ou en degrés d’aisance, ne change rien : il faut savoir les saisir
pour en faire le ferment d’un projet de transformation du monde qui
concerne le vivre-ensemble. Or les compétences nécessaires à une telle
saisie relèvent très certainement du champ des sciences humaines et
sociales. Par conséquent, toute pratique se réclamant du design est
nécessairement sociale, en ce sens qu’un de ses problèmes fondamentaux
consiste à mettre en œuvre une anthropologie sociale et philosophique de
l’appréciation de la vie ordinaire dans le monde, c’est-à-dire de la vie en
compagnie des objets, des lieux, des services, des institutions et des
organisations.
À l’inverse, rester aveugle à ce caractère fondamentalement social du
design, c’est s’aliéner tout l’héritage de la pratique et de la réflexion qui
structurent ce champ, de William Morris à Alain Findeli en passant par le
Bauhaus ; c’est renoncer à l’apport distinctif du design dans tout projet
d’amélioration du monde ; c’est prendre le risque d’assujettir l’apport du
design à la seule résolution de problématiques techniques ou à la seule
expression de normes esthétiques ; autrement dit, c’est surestimer
l’importance d’un certain nombre de tâches périphériques au design, à la
frontière des arts décoratifs, de l’ingénierie ou du graphisme, qui ne sont
que des moyens dont dispose le designer pour remplir son rôle.
Nous affirmons donc l’unité fondamentale de toutes les pratiques du
design authentique derrière les cinq principes suivants.

Principe 1. Un acte de design authentique est un acte social et critique.


Il commence par un moment critique, c’est-à-dire un moment où le designer
détecte l’existence d’une insatisfaction vis-à-vis du monde qui le propulse
dans un projet en vue de rendre ce monde plus habitable pour la collectivité.

Principe 2. Un acte de design authentique est nécessairement tourné


vers l’amélioration de la vie d’autrui et de la collectivité. Ses objets sont les
usages sur lesquels le designer agit en façonnant les dispositifs de notre
monde habité, artefacts matériels ou immatériels.
Principe 3. Le design est une pratique qui participe inévitablement à
définir les contours du vivre-ensemble, et il est de la responsabilité des
designers d’assumer pleinement ce rôle et de savoir rendre publique l’idée
même du vivre-ensemble qu’ils mettent en œuvre.

Principe 4. Aucun apprentissage du design ne saurait avoir lieu sans une


appropriation raisonnée de l’appareil conceptuel qu’il partage avec les
sciences humaines et sociales.

Principe 5. La réflexion authentique en design s’intéresse avant tout aux


relations entre les humains et leurs divers environnements, aux modalités du
vivre-ensemble, à l’expression des cultures contemporaines et aux
conceptions du bien commun.

Pour toutes ces raisons, une pratique du design authentique ne peut être
autrement que sociale et critique. Elle est sociale par nature et critique par
nécessité. Telle est la voie de l’unité renouvelée du design pour le
e
XXI siècle.

Montréal – Nîmes,
26 août 2014.

1. Le texte de cet épilogue, à la différence du reste de l’ouvrage, est publié sous licence Creative
Commons BY-NC-ND.
2. Université de Montréal, groupe Design ∩ société.
3. The Ohio State University, Columbus.
4. Université de Nîmes, PROJEKT (EA 7447).
BIBLIOGRAPHIE

Cette bibliographie n’est pas exhaustive. Elle recense uniquement les


ouvrages les plus significatifs. Les articles cités dans l’ouvrage ne sont pas
recensés et les références présentes dans les notes de bas de page ne sont
pas systématiquement reprises.

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Tromp N., Social design : how products and services can help us act in
ways that benefit society, thèse de doctorat, université de Technologie
de Delft, 2013.
Tufano A. (dir.), Faire des projets, fabriquer des projets, Presses
universitaires de Nancy/Éd. universitaires de Lorraine, 2015.
Turkle Sh., Simulation and its Discontents, Cambridge, The MIT Press,
2009.
Vial S., Court traité du design, Paris, Puf, « Travaux pratiques », 2010 ;
« Quadrige », 2014, 2e éd. (révisée et enrichie).
–, L’Être et l’Écran : comment le numérique change la perception, Paris,
Puf, 2013 ; « Quadrige », 2017, 2e éd. (révisée et enrichie).
Vial S., Findeli A. (dir.), « Quelles sciences du design ? », Sciences du
Design, no 1, Paris, Puf, mai 2015.
REMERCIEMENTS

Une synthèse comme celle que propose ce livre n’aurait pas été possible
sans l’aide précieuse de plusieurs collègues et amis, que je tiens à remercier
chaleureusement.
En premier lieu, Alain Findeli, dont le travail, largement cité, m’a
grandement nourri et éclairé. En second lieu, les contributeurs et les
relecteurs : Philippe Gauthier, Sébastien Proulx, Stéphane Vincent, Remy
Bourganel, Bernard Darras, Jocelyne Le Bœuf, Lysianne Léchot-Hirt,
Georges Schambach, Benoît Drouillat, Jean-Louis Frechin, ainsi que les
chercheurs internationaux de la liste de diffusion « PHD-Design ». En
troisième lieu, Geoffrey Dorne et ses dessins. Enfin, un remerciement
spécial pour Laetitia Fière, ma primo-lectrice.
S. V.
Barcelone-Nîmes,
27 octobre 2014.

Le choix final de l’image de couverture n’aurait pas été le même sans


les nombreux commentaires passionnés (plusieurs centaines) des personnes
qui ont participé, sur le réseau social Facebook, à la discussion que j’ai
lancée en vue de cette deuxième édition mise à jour. Merci pour leur
éclairage et leur engagement.
S. V.
New York, Bryan Park
21 octobre 2017
TABLE DES MATIÈRES
Préface

PROLOGUE - Quand tout est design, rien n’est design

I. – La définition introuvable ?

II. – La notion de design

CHAPITRE PREMIER - Du projet au design industriel : éclosions


e
I. – Le design, une discipline du projet (XV s.)

II. – Les origines du design industriel (1900-1920)

III. – La naissance du design industriel aux États-Unis (1920-1950)

IV. – L’esthétique industrielle et le rôle de la France (1940-1960)

CHAPITRE II - Du design industriel à la crise d’identité : convulsions

I. – L’âge d’or mercatique du design industriel (1960-1990)

II. – La crise morale du design industriel (1960-1990)

III. – Le dépassement du design industriel : le tournant sémantique (2000)

CHAPITRE III - Extension du domaine du design : redéfinitions

I. – L’éco-conception et le design durable

II. – Le design centré sur l’utilisateur

III. – Le design d’interaction


IV. – Le design de services

V. – Le design social

CHAPITRE IV - Le projet en design et sa méthode

I. – Qu’appelle-t-on « projet » en design ?

II. – Le discours de la méthode en design

III. – Les modélisations du projet en design

IV. – Le Design Thinking, un nouveau paradigme ?

CHAPITRE V - La recherche en design

I. – Les origines

II. – Quelles sciences du design ?

ÉPILOGUE - Manifeste pour le renouveau social et critique du design - par Philippe Gauthier,
Sébastien Proulx, Stéphane Vial

BIBLIOGRAPHIE

REMERCIEMENTS
www.quesaisje.com

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