Vous êtes sur la page 1sur 39

Colette Pétonnet

Espace, distance et dimension dans une société musulmane


In: L'Homme, 1972, tome 12 n°2. pp. 47-84.

Citer ce document / Cite this document :

Pétonnet Colette. Espace, distance et dimension dans une société musulmane. In: L'Homme, 1972, tome 12 n°2. pp. 47-84.

doi : 10.3406/hom.1972.367260

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1972_num_12_2_367260
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION

DANS UNE SOCIÉTÉ MUSULMANE


A propos du bidonville marocain de Douar Doum à Rabat

par

COLETTE PETONNET

L'espace dans lequel vivent les hommes n'est pas une notion abstraite, une
étendue sans qualité propre. C'est une réalité qualifiée, qu'ils ordonnent selon
leur vision du monde. Ils aménagent l'univers en même temps que la société.
« A une dynastie décadente correspond un espace détraqué. »x
Les architectes du futur, qui imaginent des villes « spatiales » suspendues à
des pylônes et mobiles2, savent qu'ils prophétisent une autre société qu'ils rêvent
homogène afin de construire pour elle. Mais les architectes d'aujourd'hui, encore
attachés à la tradition de la fin du xixe siècle, orientée vers le cubisme, et à la
Charte d'Athènes, essaient de résoudre le problème posé par le nombre et la divers
itédes êtres humains, en attribuant à chacun une case de même surface. Ils
pensent l'espace en fonction de l'équilibre des volumes et de la ligne droite ; ils
tendent ainsi vers une architecture internationalement standardisée parce qu'ils
méconnaissent la complexité et la relativité des besoins en matière d'espace. Ils
ignorent, ou veulent ignorer, que l'individu transporte avec lui des schémas
internes acquis au début de la vie et malaisément transformables".
Dans l'Histoire mondiale de l'architecture et de l'urbanisme moderne de Michel
Ragon3, on ne trouve aucun exposé de recherches concernant l'espace vécu. Une
phrase de Berlage, architecte hollandais, témoigne de cette méconnaissance :
« L'architecture s'attache de nouveau à créer des espaces et non à dessiner des
façades [...] L'art de la construction reste celui d'assembler des éléments divers
en un tout harmonieux pour enclore un espace. »4 Mais que signifie : enclore ?
Ce qui paraît évident à un Hollandais ne l'est pas de la même manière pour un
Japonais qui ouvre sa cloison /ou pour un Marocain qui dort sur sa terrasse. Le
Corbusier, homme pourtant à la recherche d'une mesure humaine, avait construit

1. Marcel Granet, La Pensée chinoise, Paris, Albin Michel, 1950 : 90.


2. Yona Friedman, L' Architecture mobile, 1962 (publié par l'auteur).
3. Paris, Casterman, 1971. Seul le Ier volume, qui s'arrête à 1910, est paru.
4. Ibid. : 270.
48 COLETTE PETONNET

des loggias que les Indiens de Chandigarh ont murées et transformées en cuisine.
Les architectes ne comprennent-ils pas que, selon le point du globe où ils se
trouvent, ils ont affaire non seulement à des besoins d'espace différents mais à
des conceptions différentes, que compliquent encore des modèles micro-culturels
et des variations individuelles ?
C'est ce qu'exprime Edward T. Hall tout au long de son livre, La Dimension
cachée1. Il insiste sur le fait que « les modalités d'organisation, de répartition et
de remplissage de l'espace se situent au niveau de mécanismes que la conscience
ignore ». Il explique comment l'importance relative accordée respectivement
à la vue, l'ouïe et l'odorat varie selon les cultures et conduit à des perceptions
différentes de l'espace et des relations des individus dans l'espace. Pour Hall
l'espace est tactile, thermique, visuel, olfactif ; d'autre part, il est structuré de
manière fixe, semi-fixe ou mouvante ; et enfin, « informel », il intègre les distances
que nous maintenons dans nos contacts avec autrui ; il échappe alors davantage
encore au champ de la conscience.
Partant des expériences des éthologues sur le stress provoqué chez les animaux
par une densité intolérable, Hall est amené à condamner les programmes actuels
de logements urbains qui entassent verticalement les individus sans tenir compte
des différences ethniques. Il se demande « jusqu'à quel niveau de frustration
sensorielle on est autorisé à descendre pour caser des humains », et ajoute : « Nous
avons un besoin désespéré de principes directeurs pour la conception d'espaces
susceptibles de maintenir une densité démographique satisfaisante et d'assurer
aux habitants un taux de contacts et un niveau de participation convenables
ainsi que le sentiment permanent de leur identité ethnique. »2
Les problèmes de l'accroissement des villes et de l'urbanisme se posent dans
les mêmes termes aux États-Unis, en France, ou au Maroc (qui est entré dans
l'ère industrielle) : mouvement des bourgeois vers des quartiers plus récents,
« taudification » des vieux centres, immigration des ruraux, formation de zones
d'habitat précaire3.
A cet état de choses les pouvoirs publics répondent par une même attitude
antiscientifique et répressive : méconnaissance ou négation des groupes ethniques,
destruction des vieux quartiers sans précaution préalable, relogements contraints
et forcés, réalisation d'un urbanisme en damiers, onéreux, et standard. Les
dirigeants marocains utilisent, pour reloger les habitants des bidonvilles, des
normes d'habitation démarquées des normes européennes ; les architectes qui
proposent des solutions tenant compte des normes spontanées des milieux

1. Edward T. Hall, The Hidden Dimension, New York, Doubleday, 1966. Trad, franc. :
La Dimension cachée, Paris, Ed. du Seuil, 1971 (« Intuitions »).
2. Ibid, (trad.) : 205-206.
3. Cf. Colette Petonnet, « La Ville vue par en dessous », L'Année sociologique, 1972,
21 : 151-185.
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 49

bidonvillois voient leurs projets, bon marché mais non prestigieux, rejetés.
Il nous a semblé que la méthode ethnologique apporterait une contribution
importante à la connaissance des espaces habités. Aussi n'est-ce pas sous l'angle
socio-économique, qui a donné lieu à une abondante littérature1, que nous décri
rons Douar Doum ; nous essaierons plutôt de le définir comme un ensemble
d'unités spatiales de petites dimensions à forte structuration affective.
Pendant les deux mois de l'enquête nous avons été hébergée par une famille
marocaine dans un immeuble proche du douar, soumettant notre propre corps
aux exigences de « l'habiter »2 marocain. Notre intégration dans une équipe de
recenseurs nous a permis de visiter cinq cent soixante logements et de percevoir
comment le bidonville se conforme à cet « habiter » en dépit des contraintes
imposées par les matériaux et une économie de misère3.
Nous étudierons donc successivement les besoins d'espace chez les Marocains
en liaison avec leurs perceptions, le bidonville comme quartier original traditionnel
et urbain et, à titre comparatif, quelques attitudes vis-à-vis d'autres habitats.

I. — Les besoins d'espace des Marocains

Rabat a le taux de croissance le plus élevé du Maroc4. Depuis dix ans de


nombreuses constructions et une nouvelle répartition de la population ont changé
son visage de ville coloniale ségrégée en deux quartiers principaux : la médina
et la ville européenne. Désormais les riches — Marocains, Juifs, étrangers —
se partagent la ville européenne et les nouvelles banlieues résidentielles ; les
pauvres habitent des bidonvilles anciens dont la surface s'est accrue ; et les classes
moyennes occupent les nouveaux quartiers d'habitat économique : blocs, immeubles
ou bandes parallèles de maisons basses.
Pour les Européens de Rabat, l'espace est devenu sauvage. Ils n'utilisent plus
les noms des rues, désormais arabes. Ils ne communiquent une adresse qu'en se
référant à des points de repères concrets à partir desquels ils indiquent le chemin
à suivre. Leur attitude se rapproche ainsi de celle des Marocains mais elle n'est
pas identique. Un Marocain ne se fie pas aux représentations abstraites de l'espace.

1. Cf. notamment : « Rapport sur Douar Doum », Plan de résorption des bidonvilles du
Maroc 1957-59, Maroc, ministère des Travaux publics, Service de l'Urbanisme ; P. Suisse,
« Physionomie de Douar Doum », Bulletin économique et social du Maroc, 1956 ; J. Buy,
« Bidonville et ensembles modernes » BESM, 1966 ; « Quelques exemples d'évolution des
douars à la périphérie urbaine de Salé », Revue géographique du Maroc, 1965, 8.
2. Néologisme emprunté à Henri Lefebvre.
3. Cette méthode d'enquête extensive nous a fait bénéficier des réponses aux questions
systématiques des recenseurs mais elle nous a rarement permis d'en poser d'autres et de nous
attarder dans les foyers.
4. D'après Khatibi, Jole, Martenson, « Urbanisme, idéologie et ségrégation », Annales
marocaines de Sociologie, Rabat, 1970.
50 COLETTE PETONNET

De son quartier il a une vision balisée selon ses propres perceptions, et le chemin
qu'il suit lui est personnel. Lorsqu'il sort de son univers connu, il demande à
quelqu'un de le conduire. Quand il cherche la maison d'un quidam, il frappe à
une porte, obtient une direction, se rapproche, et va de relais en relais jusqu'à
ce qu'on lui montre la maison. C'est pourquoi, quand un Européen demande
son chemin à un Marocain, il n'obtient pas toujours la réponse attendue. Le
Marocain, qui a un sens aigu de l'orientation et sait toujours où il est placé par
rapport à l'est, lui indique la direction du lieu cherché, non le chemin à suivre,
car il y a toujours une pluralité de chemins possibles et il ne sait pas lequel l'inte
rlocuteur agréera. Il lui offre donc, si la direction ne lui suffit pas, de le conduire,
c'est-à-dire de lui montrer son chemin personnel, mais grâce au déplacement de
son corps et non en paroles ; il ne peut pas décrire une projection imaginaire du
trajet. Au début de notre enquête, alors que nous ne connaissions du quartier
que le marché, nous avions demandé à notre hôtesse comment nous rendre au
dispensaire. L'indication du nord étant trop vague, elle nous avait confiée à un
guide. Celui-ci traversa le quartier suivant des méandres compliqués qui longeaient
alternativement le dos et le devant de blocs semblables, s'inquiétant, à juste
titre, de savoir si nous saurions revenir. Le dispensaire atteint, sa position nous
sauta aux yeux. Personne n'avait pensé à nous dire qu'il se trouvait dans la
dernière rue à droite avant le marché. Cet exemple illustre ce que nous avancions
plus haut et le fait que le Marocain préfère à la ligne droite les trajets sinueux.
Chaque fois que nous traversions ce quartier de blocs en compagnie de nos coéquip
iers,ils empruntaient un itinéraire compliqué qui ne raccourcissait pas la distance.
Quand nous nous rendions seule à Doum, nous suivions la route officielle, droite.
Une fillette qui nous conduisit un jour chez elle traversa en diagonale sinueuse
de manière à déboucher face au douar à hauteur de sa rue.
Il existe sans doute plusieurs explications à ce comportement. Il y entre
notamment le fait qu'un Marocain — et a fortiori une Marocaine — n'aime pas
permettre à un observateur de deviner où il va. Il lui est donc plus facile de tenir
son but secret s'il chemine selon un dédale. Mais cette manière de se diriger ne
prouverait-elle pas aussi une perception de l'espace plus globale que linéaire ?
Elle nous fait penser au labyrinthe de la médina, dont les rues ramènent au point
de départ, ce qui, comme le dit Khatibi, « renvoie à la notion d'un temps répétitif,
cyclique, opposé au temps linéaire ».
En effet, si les chemins non définis sont laissés à l'initiative individuelle, le
temps, en dehors de l'heure commune de la prière et du rythme des fêtes, n'est
pas organisé de manière fixe ou rigide, comme le montrera l'exemple suivant :
des collègues marocaines nous emmènent à Tetouan pour nous montrer des
habitats suburbains de Rifains migrants. Le fonctionnaire local, prévenu, doit
nous conduire chez quelques-uns de ses administrés. Nous partons le samedi
vers onze heures trente, et non huit heures, à cause d'une réunion imprévue
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 51

décidée la veille au soir. A midi trente, nous nous arrêtons dans un restaurant
malgré le désir qu'a l'ethnologue de rattraper un peu du temps perdu ; celui-ci
n'obtient aucune précision sur le nombre ou l'emplacement de ces villages « tout
près de Tetouan », pas plus que sur la route elle-même. A la question : « Où est
le croisement ? » on obtient une réponse-temps (« pas encore ») et non une réponse-
lieu. La carte routière n'est d'aucun secours. Dans le premier village, au bord
de la route, il faut d'abord chercher la demeure du fonctionnaire qui nous attend
chez lui. Puis celui-ci nous emmène à travers des sentiers campagnards jusqu'à
deux maisons : palabres-thé. On attend que la mère revienne du champ d'orge.
A vingt-cinq kilomètres de Tetouan un embranchement mène au second village :
« Est-ce loin ? Non. » II ne reste guère de carburant. Impossible d'obtenir une
appréciation de la distance qui se révèle être de trente kilomètres. Il est dix-
huit heures trente, le fonctionnaire qui nous a attendus tout un après-midi chômé
dans son bureau désert nous reçoit sans la moindre impatience. Le village est
derrière la colline. Nous décidons d'aller à pied pour économiser l'essence du
retour. Il faut un quart d'heure pour gravir la colline et découvrir le village plaqué
sur l'horizon. Mieux vaut renoncer à l'atteindre faute de temps. Nous nous
rabattons sur deux maisons proches : palabres - thé, et rentrons à Tetouan à
vingt et une heures. Pour ce qui est de l'habitat, la collecte de la journée
se monte à quatre maisons. Mais en ce qui concerne le temps musulman il a été
vécu avec une intensité à la mesure d'un énervement intérieur qu'il sera désormais
inutile de mobiliser. En effet l'imprécision, l'incertitude, la non-estimation de la
distance et de la durée du parcours peuvent constituer des facteurs d'angoisse
pour l'Européen qui voyage à travers le Maroc avec des Musulmans. L'angoisse
cessera lorsqu'il aura compris qu'il n'est pas nécessaire que le temps se déroule
comme prévu, que l'attente n'est pas du temps perdu mais une activité en soi,
qu'il est sans importance d'arriver sans prévenir, et que toujours, en toute ci
rconstance, les besoins du corps seront satisfaits. L'imprévision, la souplesse des
horaires, la non-intervention de l'homme dans le cours des événements dérivent
de la philosophie islamique. Tout venant de Dieu, il est mutile de faire des projets
trop précis que la volonté d'Allah peut ruiner. L'expression conjuratoire Inch
Allah suit immédiatement toute phrase exprimant un projet si minime soit-il.
Comme rien n'est prévu, les faits qui surviennent n'engendrent pas de frustrations.
Si un ami est absent, on descend chez un autre. Si des amis arrivent inopinément,
on les traite comme il se doit. A eux d'attendre que le dîner qu'on va leur préparer
soit cuit. L'imprévision est compensée par l'hospitalité.
L'Islam imprègne toute la vie sociale, y compris l'habitat comme on le verra
plus loin.
Il nous a semblé important de le préciser avant d'étudier, en liaison avec
l'organisation sociale, le climat, la vie familiale et les techniques du corps, les
besoins d'espace dans l'habitat.
COLETTE PETONNET

La tente

réserves mobilier
vêtements

De la pièce à la grande maison

grains
hom.
horn. ovins bovins
I

hom. I ""Nfc hom.


bergerie
_ bergerie ^
fem. fem. 1
fem.
J cuisine asins

Azib (Haouz de Marrakech)

desnoualas
métayers

n ln\ M I \(\

Pl. i. — (D'après Paul Pascon)


ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 53

L'organisation sociale des tribus marocaines et leur établissement au sol ont


donné lieu à de nombreuses études. Afin de définir des constantes que nous
retrouverons dans le bidonville et ailleurs, nous ferons simplement allusion ici
à quelques types d'habitat décrits par Paul Pascon1 :
— le friq est un alignement de tentes disposées à égale distance du puits, des
cultures et des herbages. Le groupe est éphémère. Chaque tente est entourée de
la zriba qui permet à la famille de protéger son intimité {cf. pi. i) ;
— le deher est un village fédératif de lignées agnatiques où chaque famille,
jalouse de son indépendance, recherche l'isolement ; les maisons se tournent le
dos, se soudent, afin d'éviter le face à face des portes et les rencontres fortuites ;
— le qsar est un village fortifié. On y rencontre successivement la place publique
des vieillards, le gardien, les installations communautaires, le quartier pour
étrangers et les paliers résidentiels. Chaque lignage possède deux blocs continus.
Dans une rue centrale ouvrent des rues secondaires qui mènent aux appartements
disposés autour d'un patio. Toutes les rues et les portes sont en chicane. Les
appartements sont distribués selon une hiérarchie. Un clivage préexiste à la
construction du qsar qui, en fin de compte, représente un arbre généalogique.
D'autres qsour offrent une forme de vie communautaire différente. Tous les
hommes sont égaux et la pudeur se fait moins sentir ;
— Yazib est une forme d'habitat seigneurial. Autour de l'importante maison
du propriétaire foncier, s'installent et s'abritent les noualas des métayers. Si,
comme dans la région de Marrakech, les noualas sont distantes du château {cf. pi. i)
et les ethnies des serviteurs mêlées à dessein de les banaliser, le village n'a guère
d'infrastructure. C'est le premier pas vers la montée à la ville.
Qu'il s'agisse donc du qsar ou de la tente, nous voyons que les familles, même
alliées, protègent toujours efficacement leur intimité. C'est là une constante qui se
retrouve dans tous les habitats. La maison urbaine offre à la rue un mur quasi
aveugle. Elle s'ouvre vers l'intérieur sur le patio. Chaque pièce a son entrée
particulière, ce qui permet la séparation des sexes. Les appartements de l'étage
sont distribués autour d'une galerie. Le toit-terrasse est accessible. De part et
d'autre de la rue de médina, les portes sont en chicane ou en fond d'impasse. Il
ne faudrait pas en déduire que le Marocain vit dans un air confiné. Il aime au
contraire les horizons dégagés et l'air libre.
Si, comme le signale Hall, les Arabes éprouvent une sensation d'étouffement
dans les maisons américaines, c'est non parce qu'elles sont trop petites, mais
parce qu'elles manquent de perspectives intérieures et n'intègrent pas l'air du
dehors. Le patio permet de passer constamment du soleil à l'ombre, de l'humide
au sec, de vivre en même temps dehors et dedans. Dans un pays où le climat est

i. Paul Pascon, « Types d'habitat et problèmes d'aménagement au Maroc », Revue de


Géographie du Maroc, 1968, 13.
54 COLETTE PETONNET

contrasté avec un soleil très chaud d'une intensité lumineuse violente et un air
froid ou humide, les maisons, fermées aux regards, mais ouvertes au vent offrent
des pièces pleines d'ombre et de courants d'air. L'Européen habitué aux pièces
closes et claires y vit dans un inconfort sombre et glacé lorsqu'il pleut. Le Marocain
aime le soleil qui purifie tout, mais craint ses rayons meurtriers. Sa maison est
conçue pour jouer entre la lumière et l'ombre. Il se calfeutre la nuit dans les
pièces fermées, tandis que le dedans ouvert sert le jour au travail et aux loisirs.
Une brève analyse du vocabulaire de l'habitation nous renseignera utilement
sur l'organisation semi-fixe de la maison. Cette organisation est liée à la distr
ibution des activités en choses propres et sales, à la vie communautaire, aux
techniques du corps.
Le patio se dit oust ed dar, mot à mot « le milieu », ou « le cœur de la maison »,
appellation qui se passe presque de commentaires. Carrelé, lavé chaque matin et
chaque fois qu'on l'a souillé, il offre une surface lisse agréable au toucher des
pieds nus. Il n'a pas de destination particulière. Carrefour, entrée, endroit commun
autaire par excellence, on s'y livre à des activités qui pourraient avoir lieu
ailleurs, comme de coiffer les fillettes et de s'enduire de henné. On y transporte
l'ouvrage de couture et les braises du thé ; on peut y laver du linge s'il y a un
écoulement (qaddous). La mère qui prépare des brochettes de viande hachée
pour toute une maisonnée apporte son matériel dans un coin du patio afin de
travailler en compagnie.
La cuisine se dit mettebakh (radical tebakh « cuire ») ; on disait autrefois douira
« petite maison ». Elle est réservée aux choses sales du feu, du sang, des épluchures,
plumes et ordures diverses.
Le bit et ma1 est une des pièces les plus importantes de la maison. Mot à mot
« pièce de l'eau », c'est l'endroit réservé aux ablutions. En arabe plus raffiné on
dit dar l'eodo « maison d'ablutions ». Construit à la turque pour permettre la
position accroupie, rituelle et confortable des ablutions, il recèle toujours une
provision d'eau et un récipient verseur. Un Marocain, quelle que soit la maison
où il se trouve, peut donc toujours sacrifier à son hygiène personnelle. En Europe,
la position assise du siège le gêne et ses WC comportent un pot d'eau quand bien
même il vit à l'européenne depuis trente ans.
Un autre mot important du vocabulaire est bit khzin : la pièce des réserves.
Le sens exact de khzin est « cachette ». Jadis les murs ménageaient parfois des
alcôves fermées d'un rideau, qui contenaient les provisions et les couvertures.
Quand plusieurs familles se partageaient une maison, chacune possédait son
coin-cachette : el khzana.
En achevant cette nomenclature sur stah « terrasse », et stara « galerie », on
s'aperçoit qu'on a omis les pièces d'habitation, dites, en Europe, principales.
i. Intraduisible par WC ou cabinets, le terme arabe sera donc utilisé dans la suite du
texte.
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 55

Elles portent au Maroc le nom général de Mot (sing, bit « pièce ») sans qualification
particulière1. Comme dans la maison française antérieure au xvme siècle où Ton
dressait des lits ou des tables selon la fantaisie du moment, les pièces marocaines
servent toutes à vivre, à manger, à dormir.
Le mobilier se compose de matelas courant le long des murs2 ; l'existence
d'un grand lit n'empêche pas cette disposition. Un matelas bas est souvent posé
au sol contre le lit offrant à la stature assise une position intermédiaire entre le
sol, le lit et la banquette. Le sol est recouvert de natte ou de tapis qu'on foule
pieds nus.
Ce mobilier organique, qui épouse les formes de la maison et ménage une
circulation facile, est souple et convertible, sauf dans un cas : chaque maison
s'enorgueillit de posséder une pièce où l'on ne vit pas, où l'on ne fait rien de sale.
C'est la pièce propre, la plus belle, la plus grande. Ses matelas, dont l'épaisseur
de laine est un signe extérieur de richesse, sont montés sur un socle et recouverts
de la meilleure étoffe3. Actuellement cette pièce est appelée sala, dérivé de salon,
dans les classes moyennes. C'est la salle réservée aux invités, aux réceptions, aux
envahissements de parenté qui surviennent la plupart du temps à l'improviste.
C'est donc une pièce essentielle de la maison marocaine, là où l'on fait entrer
l'étranger qui n'aura accès au reste de la maison que lorsqu'il en sera devenu
un familier. Chez les gens pauvres ou étroitement logés on y dort la nuit, mais
dès le matin, rafraîchie et nettoyée, elle reprend son apparence un peu compassée
et redevient disponible pour toute éventualité. Pour ne pas avoir à la nettoyer
à fond chaque matin, la famille tendra donc à se replier, s'entasser dans les autres
pièces, celles où l'on peut se permettre le tapis usé et la vieille peau de mouton,
où l'on vit plus près du sol et dont on ferme la porte si elle est en désordre quand
vient quelqu'un. Mais, de tous les jours ou d'exception, toutes les pièces d'habita
tion sont plurifonctionnelles et communautaires.
Dans l'une d'elles4 on apporte la table à manger, le lave-mains, la serviette,
puis le plat et le pichet d'eau communs. La table retirée, le thé sera servi là ou
ailleurs, quitte à aménager un coin avec un tapis et des coussins.
Puis, pour la sieste, tous s'étendent où bon leur semble : dehors, sur une natte,
sur le tapis, à trois sur le même ht ou à la queue leu leu sur les banquettes de ces
chambres de femmes où les unes dorment tandis que les autres bavardent ou
chantent. Et ainsi la nuit succédera au jour. De même qu'on mange ensemble
dans un seul plat, on dort ensemble dans une seule chambre. Les Marocains ne se
couchent pas dans un lit, mais s'allongent tout habillés pour dormir et se recouvrent

1. On commence à voir apparaître bit nass « pièce à dormir », pour la chambre conjugale
si le mobilier est européen.
2. Cette disposition prévaut dans les appartements hérités des Européens.
3. Velours damasquiné chez les riches.
4. Dont on peut laisser le choix à un invité familier.
56 COLETTE PETONNET

d'une couverture d'où souvent leurs pieds dépassent1. En arabe un seul verbe
traduit se coucher et dormir. Le coucher n'est donc nullement une cérémonie.
Les enfants et les célibataires dorment au gré de leur fantaisie, sur une banquette
quelconque ou dans le lit d'un autre et, si la maison est envahie d'invités au point
qu'aucun matelas ne reste disponible, ils se contentent du tapis.
Quand l'Européen partage la vie d'une famille marocaine, il est d'abord
séduit par l'absence de contrainte que représente pour lui la destination floue des
pièces. Ensuite, il doit faire l'effort de renoncer à l'individualisme qu'il tient de
son éducation, car il s'aperçoit vite qu'il ne dispose pas du moindre coin personnel.
Rien ne lui appartient en propre, surtout pas son lit s'il dort dans la pièce d'appar
at, et il ne peut poser ses objets nulle part, tout endroit appartenant à tout le
monde. Il ne peut pas s'isoler des autres. L'espace est commun comme la nourri
ture.Le concept de part n'y existe pas plus que dans le plat commun.
Lorsque les adolescents reçoivent une éducation européenne et poursuivent
des études, cette manière de vivre engendre des conflits : les jeunes exigent une
chambre personnelle où ils puissent échapper au rythme et à l'espace de la vie
communautaire2.

La disposition intérieure de l'habitation, où les espaces ne sont jamais strict


ementprivés ou spécialisés, est en corrélation avec une certaine imprécision tempor
elleet l'organisation communautaire de la famille traditionnelle.
Pour comprendre comment un Marocain adhère facilement à cette forme
d'existence, il faut analyser la façon dont il organise l'espace autour de lui, la
distanciation physique et morale qu'il établit entre lui et les autres, entre lui et
les choses, et que manifestent des gestes et des comportements quotidiens propres
à la culture maroco-islamique. Cette « distance personnelle », différente selon
les cultures, Hall l'imagine comme un prolongement de l'être « sous la forme d'une
petite sphère protectrice ou bulle, qu'un organisme créerait pour s'isoler des
autres »3.
Le vouvoiement n'existe pas dans la langue arabe ; entre le Musulman et
son Dieu qu'il tutoie, il n'y a pas d'intermédiaire. On peut donc présumer qu'entre
deux Marocains la distance est plus réduite qu'entre deux Français, puisqu'ils
sont avant tout frères musulmans. C'est ce que confirme l'observation tant audi
tive que visuelle.
La hiérarchie sociale ne crée ni éloignement ni frontière. Un petit fonctionnaire
s'adresse à un député ou à une princesse sur un mode très proche qui n'a pas
d'équivalent dans notre langue. Le ton, poli, respectueux et affectueux, est intime.

1. Un Européen se sent mal couché sur la banquette, car il n'est pas bordé.
2. A tel point que l'on dit chez les bourgeois : « Si tu ne peux pas donner une chambre
à ton fils, ne l'envoie pas au lycée français. »
3. Hall, op. cit. (trad.) : 150.
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 57

II n'est pas très différent du ton sur lequel on s'adresse à la mendiante à qui l'on
donne un reste de couscous. Un ministre aujourd'hui peut devenir mendiant
demain si tel est le dessein d'Allah. Le ministre et le mendiant se côtoient dans
les ruelles étroites où les corps se touchent. Le Marocain aime les attroupe
ments,les réunions, les foules, leur bruit et leur chaleur. Il ne se plaint pas d'être
comprimé dans les autobus. Quand il raconte ses souvenirs de La Mecque, il
exprime explicitement sa joie d'avoir fait partie de la foule compacte des pèlerins
qui se pressent les uns contre les autres pendant un mois.
Comment une société qui pratique par ailleurs la séparation des sexes, se
défend-elle contre cette proximité corporelle ? En interposant l'écran d'un vête
ment ample qui dissimule les formes, empêche donc la naissance du désir et ne
facilite pas les attouchements. Actuellement, le vêtement féminin évolue dans
sa forme, mais non dans sa fonction. L'influence européenne se fait sentir dans le
raffinement de la coupe et de l'étoffe, mais comme par le passé la djellabah
enveloppe la femme jusqu'aux pieds. Aussi le pantalon est-il mal toléré pour les
femmes parce qu'il dessine leurs formes. En revanche la mode des chemises de
nuit de nylon, portées comme robes d'intérieur, s'est imposée en dépit de leur
transparence. C'est qu'il suffit d'un écran, quel qu'il soit, pour scotomiser l'objet
vu. Sans doute est-ce pour cette raison qu'un rideau léger protège aussi bien
qu'une porte l'intimité d'une pièce.
D'autre part, le Marocain possède la faculté de s'abstraire et de méditer parmi
la foule sans être gêné par le bruit des autres. Il n'a pas besoin de murs ni d'insono
risation pour s'isoler. Il peut dormir au son des tambourins. Du reste il n'aime
pas être seul ; la distance entre gens du même sexe est réduite. L'olfaction et le
toucher se renforcent d'autant plus que les vêtements dérobent le corps à la vue.
Les Marocains aiment les odeurs puissantes, celles des rues comme celles des mets.
Leur mobilier comporte des brûleurs d'encens et des lance-parfums. Ils aiment
l'odeur d'un ami. Ils ne se détournent pas de l'haleine de l'autre et n'évitent pas
d'imposer la leur. Pendant notre enquête, une collègue marocaine arrivant à
proximité d'un groupe de femmes dit : « Ce sont des Ait... X... — A quoi
les reconnais-tu ? — A l'odeur. » Et le terme le plus employé pour qualifier
quelqu'un d'antipathique ou de fourbe est ghenz « puant ». C'est un qualificatif
très blessant.
On voit fréquemment des hommes marcher dans la rue en se tenant par la
main, manifestation tactile d'amitié. Les femmes dorment volontiers ensemble,
même si les banquettes sont libres1. La nuit, dans les colonies de vacances, les
fillettes mettent tous les lits côte à côte et dorment littéralement collées les unes
aux autres. Le baiser sur la joue n'est pas réservé à l'affection profonde. C'est de
cette façon que se saluent deux femmes qui ne se connaissent pas, pour peu qu'il

i. Nous ne pouvons pas savoir ce qu'il en est pour les hommes.


58 COLETTE PETONNET

y ait entre elles un facteur de rapprochement, par exemple la présence d'une


amie commune ; c'est ainsi également qu'on exprime sa sympathie en quittant
quelqu'un qu'on ne connaissait pas un instant auparavant. Un salut plus distant
consiste en une caresse réciproque du bout des doigts qu'on porte ensuite à ses
lèvres. Les attouchements de politesse sont raffinés et très variés selon les ci
rconstances1.
Les attitudes et les gestes montrent le caractère tactile de la perception de
l'espace par le Marocain. Entre son corps et la matière il n'y a pas d'intermédiaire.
Dans la maison, les travaux ménagers ont lieu au ras du sol. Le pain se pétrit
à genoux, c'est à genoux aussi qu'on repasse les chemises européennes. La mère
lange l'enfant sur ses jambes jointes et allongées. La femme épluche, broie, moud,
assise en tailleur. Accroupie, elle surveille un objet bas (bébé, feu, casserole).
Elle dispose sur le sol ce dont elle a besoin, elle y jette ce qui la gêne et, pour le
laver, elle se courbe sans plier les jambes.
Les paysannes d'Europe savaient aussi se courber avec souplesse, puisqu'elles
cuisaient à la crémaillère, se baissaient aux ramassages, et s'accroupissaient sur
des chaises basses. Mais la technique industrielle invente constamment des
moyens de relever les objets à hauteur de l'acteur ou de prolonger son bras par
des instruments qui lui évitent de se baisser. Le citadin européen vaque debout,
et les ruraux, dans leurs étables et cuisines modernes, ont quitté le sol. L'évolution
des cuisines marocaines — une paillasse supportant le réchaud à butane — va
dans le sens d'un relèvement du corps à la verticale, mais comme la femme continue
à s'asseoir sur la peau de mouton pour l'épluchage, elle se livre à une gymnastique
fatigante entre la position au sol et la station debout. Il semble que les attitudes
du corps ne soient pas seulement liées à un mode de vie rural, car elles demeurent
ancrées chez les citadins occidentalisés.
Entre la main et la matière il n'y a guère d'ustensiles et pas d'outils. La main
qui a pétri le pain, roulé le couscous, préparé les légumes, déchiré le poulet porte
les aliments à la bouche du bout de trois doigts. La fourchette n'existe pas plus
que la pelle. Les mains ramassent les os et les débris sur la table, recueillent par
terre les épluchures et les détritus. La main maternelle nourrit, mouche et torche
le petit enfant. L'essuyage est inconnu. L'Occidental essuie les sanies (sa civil
isation lui fournit une quantité d'essuyeurs pour divers usages : mouchoirs, papier
hygiénique, serviettes de table et de toilette, torchons, etc.), tandis que le
Marocain nettoie les parties souillées en les lavant à l'eau pure et à main nue.
L'eau est purificatrice2. Le soleil se charge du séchage, qu'il s'agisse du visage,
de la vaisselle ou du carrelage.

1. Il serait trop long de détailler. Notons le baiser sur la main ou sur l'épaule en signe de
respect.
2. Question posée par notre hôtesse : « Pourquoi te laves-tu au savon tous les jours ?
Est-ce que tu as une maladie ? »
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 59

Le creux de la main recueille habilement l'eau que verse un bec quelconque


(boîte de lait Guigoz par exemple) et l'applique sur l'endroit à laver de telle sorte
qu'aucune goutte ne soit inutile ou perdue. La paume frotte ensuite longuement,
lentement, en rond. Les pieds, lavés cinq fois par jour de cette manière comme
les mains, sont toujours tenus très propres, car le geste qui vient d'être décrit
est celui de l'ablution. Mais il n'est pas réservé à cet usage. Il s'adresse aussi bien
à toute partie du corps qu'à tout objet à laver. L'eau ne doit pas être souillée.
Courante, elle entraîne les impuretés. Elle est donc toujours utilisée par ruissell
ement à l'aide de contenants divers (bouilloire du lave-mains). Ni les objets sales
ni les mains ne sont immergés ; le Marocain éprouve une grande répugnance pour
tout récipient d'eau stagnante : cuvette, lavabo, bidet ou baignoire. Seul le linge,
depuis l'emploi des poudres à laver, trempe dans un bac posé au sol1, mais il est
frotté à la main et rincé à l'eau courante, sous les fontaines publiques dans les
quartiers pauvres. Autrefois il était foulé au pied sans trempage.
Sur la vaisselle sale jamais immergée, la main, à l'aide parfois d'une poignée
d'alfa, déverse de l'eau savonneuse puisée dans une cuvette, puis rince, bien à
plat, du même mouvement circulaire et lent. Le carrelage est lavé à l'aide d'une
serpillère trempée dans un seau d'eau pure. Elle est tenue à bout de bras, jambes
à peine pliées, et propulsée par un mouvement semi-circulaire et rythmé. Ces
cuvettes et seaux sont scrupuleusement réservés à leur usage propre et jamais
intervertis ; on ne saurait tremper un morceau de linge dans la cuvette à vaisselle.
Le jour du grand ménage, on vide le contenu de la pièce au soleil (d'où le
rôle et la nécessité d'un espace polyvalent). Les murs et les portes des placards
sont lavés à grande eau qu'on laisse dégouliner. Nul besoin d'instrument, brosse
ou éponge, à peine quelques brins d'alfa au bout des doigts. D'un point de vue
technique, un essuyage permettrait d'achever le travail, mais l'eau séchera seule,
car il s'agit davantage d'une purification que d'un nettoyage. Le travail fini,
l'acteur est satisfait ; il ne vérifie pas le résultat, il lui suffit de savoir qu'il a
lavé, peu importe si quelques chiures de mouches sont restées sur les rideaux
de plastique.
On pourrait croire que la douche européenne répond favorablement au critère
de ruissellement exigé pour le lavage du corps dans sa totalité. Il n'en est rien.
En regard du bain maure, la douche de la maison paraît triste, étriquée, froide.
La petitesse du bac (prévu pour se laver seul et debout) oblige à se tenir à croupe
tons sans allonger les jambes. L'eau tombe sans qu'on puisse à son gré la répandre
du creux de la main. Après le bain, à l'heure du repos, il faut éponger le sol où
l'eau a giclé. Le rassoul2, l'alfa et les cheveux peignés sous l'eau bouchent les

1 . Même dans les appartements européens où le bac de la buanderie, construit pour laver
debout, sert de réceptable à charbon, à légumes, etc., le corps, dans la position de lavage du
linge, est plié à angle droit, jambes tendues.
2. Fine glaise grise dont on s'enduit les cheveux en guise de shampooing.
60 COLETTE PETONNET

conduites trop étroites pour charrier tant de corps étrangers. Prendre une douche,
c'est sacrifier à la nécessité d'être propre. Nécessité et non rite, presque déri
sion, la douche ne remplace en aucun cas le hammam, et les femmes occident
alisées qui en usent n'en vont pas moins de temps en temps se laver au bain
commun.
On n'évoquera pas ici la fonction socialisante et communautaire du bain,
son atmosphère de fête, le bonheur qui s'y manifeste. Au-delà de la magie du
bain, antre chaud, plein de lumière glauque et de vapeur, où les corps nus se
meuvent au milieu des bruits de seaux et de pleurs d'enfants, nous voudrions
montrer l'acte de se laver en tant que confort culturel. La chaleur est dense, il y a
de la place pour s'étendre sur le dallage humide ; le bain dure deux ou trois heures,
tout le temps désiré ; on installe près de soi une grande provision de seaux d'eau
à la température préférée, puis on se lave : d'abord s'asseoir jambes jointes, car il
est inconvenant de se tenir debout dès qu'on a fini de charrier les seaux, et
attendre de transpirer assez pour que les desquamations roulent, noires, quand
on frotte la peau avec le rond de liège. Frotter longuement, rincer de la paume
en déversant le contenu de la tassa1 avec laquelle on puise dans le seau. Couchée
à plat ventre, se faire pétrir le dos par la masseuse. S'asseoir, se rincer encore
inlassablement. Poncer la plante des pieds. S'enduire les cheveux de rassoul,
se frictionner de la tête aux pieds avec une poignée d'alfa enduite de savon
qui colore le corps d'une mousse verte. Rincer, puis peigner longuement les
cheveux d'une main, tandis que l'autre, toujours du même geste précis, verse
et verse encore l'eau de la tassa. Il s'agit bien de longues ablutions au sens religieux
du terme. Cette purification s'accomplit dans un sentiment de satiété ; satiété
d'eau, de chaleur, de temps ; absence de toute responsabilité : l'eau se répand
sans dommage autour de soi (sauf à éclabousser autrui) et le tas de cheveux que
le peigne abandonne au creux de la rigole s'en va on ne sait où. Le bain est un
luxe auquel tout le monde a droit.
Si nous avons choisi l'espace, par excellence tactile, du bain pour clore cet
aperçu sur les besoins d'espace liés aux perceptions, donc aux techniques du corps,
c'est qu'il illustre bien l'harmonie qui existe entre l'espace et les activités gestuelles
qui s'y déroulent. En outre, dans sa fonction sacrée qui tient non à un précepte
coranique mais à son rôle purificateur, le bain rassemble toutes les attitudes
corporelles les plus importantes et permet à l'observateur d'en tenter la synthèse.
Les femmes s'assoient au sol, jambes tendues ; quand l'Européenne, courbattue,
fléchit un peu les genoux, on la rappelle à l'ordre, et quand, debout, dans la salle de
déshabillage, elle attend ses amies marocaines, on l'oblige à s'asseoir sur la natte.
Ces postures, qui sont pourtant celles de tous les jours, ont un sens qui apparaît
mieux quand elles sont renforcées d'un caractère obligatoire. Ce pli du corps à

i. Récipient rond, grand comme deux mains.


ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 6l

angle droit a déjà été observé dans le lavage et l'emmaillotage. Mais c'est aussi
l'une des attitudes de la prière. Le dessin ci-dessous montre que le déroulé de
la prière met en jeu toutes les postures de la vie quotidienne.

(durée 3 minutes environ)

En outre, toute cette manipulation de l'eau, d'autant plus nécessaire que


l'absence d'outils et de chiffons favorise la souillure de la main, tous ces gestes
décalquent le rituel des ablutions. C'est sur le sol, enfin, au plus près duquel on
dort et travaille, qu'on se prosterne. Ainsi les gestes les plus humbles sont-ils
tous, inconsciemment, religieux. D'ailleurs, ceux qui adoptent, par goût, les
attitudes corporelles européennes sont aussi ceux qui ont pris leurs distances à
l'égard de la religion.
Une architecture qui imposerait aux Marocains un espace entravant ces
postures, causerait un mal-être qui atteindrait l'individu dans son comportement
sensoriel et, par là, dans son identité.

II. — Le bidonville et l'expression de l'espace traditionnel

1. Le bidonville comme quartier

Installé sur la pente abrupte du coteau qui descend du plateau nord-ouest


dans la vallée du Bou-Regreg, Douar Doum tourne le dos à la ville. Il regarde
vers la campagne qui s'étend de l'autre côté de la butte, au-delà du fossé qui
longe toute sa partie basse. Dans sa partie haute il est délimité par une large
rue — dont le tracé récent l'a amputé sur toute sa longueur — qui le sépare
de quartiers neufs. L'un d'eux, Youssoufia, en bordure, est un échiquier de blocs
carrés à un étage contenant un centre commercial. La porte de Rabat la plus
proche, près des ruines du Chellah1, est distante d'environ quatre kilomètres
par la route, mais le piéton l'atteint en moins d'une demi-heure s'il emprunte un
des sentiers tracés à travers champs. Ces chemins desservent six autres petits
bidonvilles, égrenés entre Douar Doum et le Chellah, et dont la forme épouse les
aspérités du terrain. A l'opposé, à quelques minutes, se dresse le quartier clan
destin de Douar Cristal, ancien bidonville « durci », ainsi nommé parce qu'il était
entièrement construit avec des bidons d'huile de la marque « Cristal » avant que
ses habitants échafaudent des maisons de ciment sur l'emplacement des baraques

1. Ancienne ville romaine, site touristique.


62 COLETTE PETONNET

primitives. Ce quartier occupe un vallonnement entre deux mamelons et suit


l'arrondi du terrain selon une disposition radioconcentrique.
Douar Doum compte environ quinze mille habitants et trois mille logements1
dans sa totalité, c'est-à-dire y compris le petit Douar Raïssi sur l'autre bord du
fossé, et Douar Lahouna2, à l'extrémité nord, occupé, selon une trame préalable,
par les familles expulsées lors de la percée de la rue dont nous avons parlé plus
haut. Vue d'avion, la bande compacte de Doum tranche nettement sur le
paysage. Vu d'en bas, Doum recouvre exactement la pente comme une fourrure
verte et grise ; des pans de tôle et de carton goudronné apparaissent dans les
trouées de figuiers, d'eucalyptus et de roseaux. En haut il présente, le long de la
rue qui le borde, derrière les postes d'eau, une façade continue de boutiques de
toutes sortes. Plus de quatre-vingt-dix ruelles s'enfoncent en pente raide, droites
sur cinquante mètres, puis sinueuses comme si elles suivaient le tracé capricieux
et les confluents des eaux de ruissellement3. Et, comme dans la médina, elles
recèlent des impasses. Les portes, disposées en chicane, diffèrent toutes par leur
physionomie particulière, et pour s'y reconnaître les habitants utilisent bien
d'autres points de repères visuels que les numéros de rues et de maisons imposés
par le service de l'habitat. Ces numéros ne conservent d'ailleurs pas longtemps
leur utilité car les mouvements de population, en grande partie internes, sont
de l'ordre d'un cinquième par an. Non seulement les individus ne signalent pas
leur changement d'adresse, mais ils emportent souvent leurs baraques avec eux.
Ces déménagements supposent la recherche d'un mieux-être économique et
spatial. Il peut s'agir d'un passage de la location à la propriété4, d'un agrandisse
ment, d'un rapprochement familial ou tribal, d'une préférence pour un emplace
ment plus confortable ou plus conforme à un schéma de l'espace ethnique. En
effet, une certaine hiérarchie apparaît dans l'espace du douar, entre l'eau et le
fossé. En haut de la pente, à proximité des fontaines, habitent les plus riches :
commerçants et artisans tenant boutique, ouvriers du bâtiment (17 %), ceux qui
perçoivent un salaire régulier (auxiliaires de service). A mi-pente on trouve des
jardins plus nombreux et plus grands, témoins d'une installation ancienne restée
intacte, ou bien des parcellements denses pleins de locataires, preuve d'une petite
capitalisation. En bas, dans la pestilence du fossé vivent les plus pauvres : mend
iants et marchands ambulants de sel, de petit-lait, d'œufs, ou d'herbes médic
inales cueillies dans le thalweg en menant la chèvre au pré. Mais cette hiérarchie,

1. Chiffres transmis par le ministère de l'Intérieur, Direction de l'Urbanisme, CERF, 1971.


2. Lahouna signifie : « ils nous ont jetés ». Nous n'avons pas étudié cette partie de Doum.
3 . Les ministères ne possèdent aucun plan précis ; sur les relevés topographiques officiels
très approximatifs, seul le parallélisme initial des rues apparaît.
4. Il n'y a pas propriété du sol, qui est propriété de l'État, mais des baraques ; 81,6 %
des habitants sont propriétaires de leurs baraques. Pour les 18,4 % qui sont locataires les
loyers mensuels varient de 10 à 100 dirhams ; le dirham est équivalent au franc (chiffres
CERF, 1971).
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 63

nullement rigoureuse, est contrariée par l'existence de sous-groupes, ethniques1


et autres. En outre, la population de Doum subit progressivement un brassage
de type urbain. Il n'a pas été possible de mener l'enquête en profondeur qui aurait
permis de définir des groupes, compte tenu des émigrations successives et des
alliances de voisinage. Les gens âgés de trente à quarante ans dissimulent souvent
leur origine tribale et se disent originaires de leur lieu de naissance, qui pour leurs
parents n'était qu'un lieu d'émigration. Les unions se conforment grosso modo
au schéma suivant : l'émigré de fraîche date retourne au village épouser sa
cousine parallèle. Les mariages des enfants venus déjà grands au douar se font
encore à l'intérieur de la famille, entre émigrés. Mais les secondes unions et celles
des gens appartenant à la deuxième ou à la troisième génération née à Douar
Doum sont des alliances de voisinage. Ainsi, on peut voir une Aït Oussa (Gouli-
mine), née à Oulmès et venue toute jeune au douar, épouser un Rifain.
Cependant il reste des noyaux facilement décelables installés non pas le long
d'une même rue mais étalés à la même hauteur dans plusieurs rues successives
selon un axe longitudinal. Ils n'ont pas de frontières. En recensant rue par rue,
on s'aperçoit que l'on change subrepticement de tribu. Autour de chaque tribu
et formant comme un tissu conjonctif, des gens d'autres origines sont rapprochés
par quelque identité : géographique, d'âge ou de métier ; on rencontre au même
endroit non pas un mais plusieurs soldats, plusieurs locataires, plusieurs vieillards,
plusieurs jeunes couples, plusieurs émigrés récents. A mesure que change la
majorité tribale, la composition du tissu conjonctif change aussi, preuve que la
prise de possession de l'espace ne se fait pas au hasard.
Douar Doum est un creuset d'intégration urbaine. Aussi l'autorité d'une tribu
est-elle rarement décelable par des signes extérieurs, vestimentaires par exemple
(certaines femmes qui habitent chez les Aït Oussa portent le voile noir par iden
tification à la coutume majoritaire)2. Elle se manifeste surtout lors des fêtes. Un
soir éclate une musique différente des rythmes urbains : une cérémonie de mariage
se déroule selon la tradition tribale et rassemble, outre les membres du groupe
local, deux cents parents venus du bled saharien. Le jour du Moussem, les Aït
Oussa défilent avec la chamelle promise au sacrifice ; l'unique rue large est
fermée d'une palissade sur laquelle s'appuie la grande tente des invités, et on y
creuse sur les trois quarts de sa largeur une tranchée qui fournira de la braise
pour dix bouilloires, le thé pour deux cents personnes. La maison d'un descendant
maraboutique s'honore de conserver des hampes accrochées sous le toit ou les
larges foyers des festins communautaires. La cohésion d'un groupe a des réper
cussions sur la vie pratique. Ainsi, l'efficacité d'une buse d'écoulement posée

1. Les premiers emigrants arrivés du Sud en 1905 s'étaient installés sous leurs tentes
contre le mur du méchouar. Après plusieurs expulsions, leur groupe a pris possession du coteau
avant la Deuxième Guerre Mondiale.
2. Proverbe arabe : « Fais comme ton voisin ou alors quitte les lieux. »
64 COLETTE PETONNET

tout au long d'une rue prouve l'organisation et l'homogénéité des groupes installés
à cet endroit.
Au niveau des services communs, Douar Doum est équipé comme un quartier
traditionnel. Il possède des mosquées1, des écoles coraniques et les zaouia de ses
confréries maraboutiques, des bains maures, des moulins et des fours banaux.
C'est un quartier urbain, très vivant, dont les frontières sont constamment
franchies. Les habitants de Youssoufia délaissent leur centre commercial pour
se ravitailler chez les commerçants de Doum qui vendent moins cher. Les classes
moyennes des HLM fréquentent ses bains.
Les vendeurs de simples, de lait, de poules fournissent leur clientèle à domicile.
Les mendiants ont leur immeubles attitrés, les portefaix travaillent dans les
marchés du centre de Rabat. En revanche, comme dans les villes traditionnelles
où l'artisanat est localement spécialisé, c'est dans l'un des douars du Chellah
qu'est tournée toute la poterie usuelle revendue à Doum, et à Douar Cristal que
les menuisiers préfabriquent les panneaux des baraques.
Doum n'est ni une banlieue ni un ghetto. C'est un quartier aux normes éc
onomiques basses2, en interaction constante avec les autres quartiers et le centre
de Rabat, où il n'est pas infamant de revenir3, où acquérir une maison représente
une promotion, où des traditions persistent, et qui pour survivre économiquement
réalise une synthèse ville-campagne.

2. La structuration de V espace familial à Douar Doum

Des ruelles qui s'étirent entre les tôles aveugles ou les roseaux étanches, on ne
devine aucun intérieur. Les portes, en chicane, ferment les zriba. A Doum on
emploie, de préférence à dar (maison), le mot mahal4' qui signifie « emplacement ».
Le mahal, c'est l'espace dont on a fait son lieu d'habitation, le territoire plutôt
que la maison. (J'ai laissé mon mahal ouvert = je n'ai pas fermé la porte de
la rue.)
Les mahalet ont été creusés dans la glaise à des niveaux variables par rapport
à la rue et à la position des voisins. La hauteur de la palissade est prévue pour
empêcher de voir et d'être vu. Si la vue est dégagée, la zriba est basse ou comporte
une fenêtre sur la vallée. Elle n'empêche pas la communication car elle sert à
protéger, non à isoler.

1 . Avec une pièce à ablutions dont l'eau est chauffée en permanence dans une chaudière
campagnarde.
2. Les meilleurs salaires ne montent guère au-dessus de 200 dirhams. Exemple du coût
de la vie : mouton, 8 dh le kg ; tomates, 0,20 dh le kg ; cuisson du pain au four, 0,10 dh.
3. Les gens « revendent la clé » d'un logement trop onéreux attribué par l'État et se
réinstallent au bidonville en propriétaires.
4. Plur. : mahalet (utilisé infra).
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 65

Les mahalet s'appuient les uns sur les autres, à plusieurs niveaux. Primitive
ment de forme arrondie, si l'on en juge d'après les plus anciens, ils ont été par
tagés et cloisonnés depuis qu'un contrôle administratif, en imposant un bornage,
a fait monter la densité à l'intérieur du douar. Occupant le moindre espace, ils
dessinent des alvéoles aux formes trop diverses pour pouvoir être décrites de
façon exhaustive1.
La totalité de l'espace est habité : c'est pourquoi un simple recensement des
baraques ne saurait suffire. Aucun mahal n'est semblable à un autre. Y pénétrer
est chaque fois une aventure. Cependant il se dégage des types, nés des contraintes
physiques, sociales et culturelles. Certes, les installations anciennes reflètent la
persistance de schémas ethniques : de beaux jardins chez les Berbères du Souss,
une maison typiquement Haha, des cours-terrasses du Haut Atlas. Mais les
occupations et remaniements successifs des territoires, l'impossibilité pour les
nouveaux arrivants d'ouvrir un emplacement neuf font évoluer l'habitat du douar
vers une homogénéisation urbaine, et les différenciations n'apparaissent plus
qu'au niveau des détails. Chaque individu organise son espace selon ses besoins et,
compte tenu de ses faibles possibilités économiques et de la contrainte des matér
iaux, exerce son art à agrandir son mahal en fonction d'une perception de l'espace
qui n'est pas la nôtre. En cas de partage, l'intimité de chacun est préservée par
les orientations contraires des portes, ou grâce à des démarcations légères de
territoires privés.
Dès l'entrée on perçoit les caractéristiques de l'habitat à Doum. Vivre à l'air
libre ajoute une dimension ; c'est pourquoi la cour et l'auvent ont beaucoup
d'importance. La surface habitée est pluridimensionnelle plutôt que plane. On y
retrouve l'organisation semi-fixe. Les mesures des ouvertures, à la dimension du
corps, offrent une variation et une économie de mouvements préservant l'espace
libre, tout comme l'absence de porte (de type européen) évite l'empiétement du
battant. Les parois façonnées à la main portent l'empreinte des paumes.
L'examen de chaque lieu d'habitation illustrera ces constatations. Auparavant
il convient de dire un mot à propos des types de base {cf. fig. i). Les cours rondes
se rencontrent chez les semi-ruraux, et dans les installations anciennes. Dans la
partie plus urbanisée et plus dense de Doum, la cour, restreinte à l'espace délimité
par les baraques, tend vers le rectangle ou le carré. Ces types, selon l'espace
disponible, sont combinables entre eux presque à l'infini, compte tenu des auvents
et de l'aménagement des intervalles. L'emploi de matériaux divers (bois, pisé,
ciment) ne change rien à la disposition des constructions. Du rural à l'urbain les
transitions sont innombrables.

1. Les croquis et descriptions seront simplifiés malgré notre souci d'exactitude.


66 COLETTE PETONNET

Fig. i. — Types de base des habitations

e
simple double d'angle face à face perpendiculaires
non jointes

Fig. 2. — Exemples d'aménagement et de combinaison

poules,
lapins
jarres
sous figuier

clôture intérieure
en roseaux

B : urbain

salon de la soeur

bit. e! ma bit el ma bit el fleurs


cuisine,
atelier de couture cloison de briques
abritant un trou d'écoulement,
et coin à faire la vaisselle
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 67

Fig. 3. — Maisons à grand jardin (Berbères — Émigration ancienne)

(BERBERES D'AMIZMIZ 1942) (BERBERES DU SOUSS 1945)


large auvent
t el ma
' • jardin potager
•'■'•'.
■ ■ . ' ..V:. '• ..• -.-'-y/À
•'î'banc:
/ '•;
coin de rangement
double cuisine ==,
: .fleurs, arbres fruitiers; /.-/y^Jchambre en bois
carrelage sous figuiers, 12 bananiers,
treille grimpante vigne grimpante : ombre dense
figuier ombrageant le ciment

Fig. 4. — Exemples d'imbrication torturée imposée par la densité


espace servant
dédouble cuisine
,

zri
fo*farre I dur
r vigne
n-chambre hfenêtres
du frère
cour

bit

Fig. 5. — Exemples de partage et d'aménagement de l'intimité

feu a découvert

frère
I maison des vieux I jarres A»
marié
rangement- 6J[ .endroit
àroseaux
landroit
clôture
lavaisselle
laver
lessive
de
(illllllllilil nouvelle ooir
.

porte - ■II
femmes
5
1
locataire 1
bit el ma femme
seule •rigole
nouvelle entrée nouveau coin de rangement
cuisine / écoulement
bit el ma jarre de la locataire
68 COLETTE PETONNET

Fig. 6. — Auvents

butane
fenêtre chambre
salon
en dur

_J
bit el ma
cour plantée
poulailler II
V

pour
Auvent
compenser
prolongél'exiguïté
3 fois avec
Auvent
jarres,
réchaud
Fig.
équipé
buffet,
7.à enbutane
—cuisine,
étagère,
Espaces intercalaires
Auvent
voisins.appuyé
+ etauvent
servant
etcontre
ouvert
bitdeel
lecuisine
mur
ma des contre
etAuvent
abritant
unla palissade
appuyé
le feue! ma

bassines
jarres
S^o*~~
trou CD

rangement Derrière la maison : bit el ma en tôle de bidons,


Maison de charretier : auvents libres, Rangement dans les intervalles; bit el ma recouvert sans porte, à ouverture
double entrée dissimulant bit el ma en pierres d'une bassine, invisible
bit el ma et cheval derrière un grenadier tas de bassines,
jarres à lavage,
et des bégonias trou d'écoulement

bit el ma
avec modelage en ciment pieds
autour du trou
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 69

La cour

Plus qu'un prolongement de la maison, elle est elle-même maison. A ciel ouvert
ou aux trois quarts couverte, de plain-pied ou à plusieurs niveaux, nue, meublée,
cimentée, battue, plantée, fleurie ou peinte, la cour est un endroit supplémentaire
ou complémentaire mais toujours essentiel. Elle est présente dans tous les cas,
que l'exiguïté la réduise à sept pas sur deux ou trois pas sur trois, qu'elle s'épa
nouisse au carré sur vingt-cinq pas ou, entre ces deux extrêmes, qu'elle mesure
8 x 7, 10 X 13 ou 11 X 51.
Nue et blanchie, elle donne une impression d'unité, voire d'immensité. Meublée
d'un buffet qu'on ne peut placer ailleurs, de fleurs en pots ou d'un métier à tisser,
elle comporte toujours un espace vide, si petit soit-il, dont la fonction est réservée
aux activités non salissantes.
Revêtue d'un ciment lisse quelquefois coloré, lavée chaque matin, elle est
douce au pied et à la main. Si une bande blanche court sur son périmètre et
gomme les angles au sol, la cour devient coque. Des fleurs et des arbres fruitiers
lui donnent de l'agrément. Les bidons rouilles de la palissade disparaissent sous les
volubilis et le chèvrefeuille. Des parterres ovales de deux pas sur trois ou ne
dépassant même pas la largeur de deux mains associent au néflier trois melons,
au pied de vigne la menthe et l'absinthe, au tournesol la patate douce.
De terre battue, demeurée campagnarde, la cour permet aux poules de vivre
en liberté. Mais citadine ou campagnarde, elle constitue toujours un espace
commun dévolu au propre comme au sale selon des territoires circonscrits par des
lignes imaginaires ou réellement tracées {cf. fig. 2 A). Ainsi l'on mange et l'on
cuit près de la maison, on lave loin ou derrière. Des dénivellations fréquentes
délimitent ces territoires et agrandissent l'espace en jouant sur ces différences
de niveau.
On donnera ici deux descriptions de mahal à plusieurs niveaux :
1) On entre de plain-pied dans une cour entièrement cimentée (7 x 5), à
l'exception de l'espace ménagé pour un jardinet de quatre rosiers. A gauche, un
rempart de ciment supporte, à hauteur d'épaule, la palissade de tôle en retrait,
au pied de laquelle poussent des plantes grimpantes. A droite on descend par
trois marches hautes dans deux baraques contiguës. Au fond quatre marches de
ciment font accéder à un jardin suspendu contenant un amandier, une cage à
oiseau, une corde à linge et la niche du chien. L'animal se trouve juste à la hauteur
du toit de la maison.
2) On entre dans une cour carrelée (4 x 4) bordée à droite d'une baraque-

1. Il s'agit de pas. Toutes les mesures ont été prises avec notre corps : taille, 1,60 m;
envergure du pas, 50 cm.
JO COLETTE PETONNET

atelier. Un large perron descend en équerre ; il dessert à droite, à un premier


niveau, une pièce en ciment, et à gauche, deux marches plus bas, une baraque
et une cour (6 X 4) ombragée d'un figuier. C'est dans la cour basse qui contient
le bit el ma que se font la vaisselle et les épluchages. La cour haute, sous auvent,
sert de lieu de détente pour les femmes.

U auvent

Construit en avant des baraques sur deux piliers (jeunes troncs d'arbres ou
bois de récupération, par exemple pieds tournés d'anciens baldaquins), recouvert
d'un toit en pente douce, il prolonge la cour ou la maison selon les cas. Entière
ment ouvert et nu, il ombrage une partie de la cour. Surélevé d'une marche si
basse que ce n'est pas la peine de lever le pied ou fermé sur un côté, il fait partie
de la maison. Totalement libre, il prouve que les baraques suffisent. Si au contraire
la maison ne répond pas à tous les besoins, il compense ses manques en plafonnant
largement la cour. Devant la maison, libre, ses proportions sont constantes. On le
franchit en trois pas, et la tête passe juste sous son bord le plus bas. Débordant
d'une construction en dur, plus étroit, il s'élève à deux mètres ou plus et n'a
d'autre fonction que d'ombrager l'entrée. L'auvent est en effet d'abord un abri
contre le soleil et la pluie ; il s'offre à des usages multiples : jeux d'enfants, salle
à manger d'été, coin pour la sieste et pour prendre le thé, atelier de femmes
(carder et filer), réception des hommes tandis que les femmes sont à l'intérieur.
Fermé en coin, il contient les ustensiles de cuisine, l'autre extrémité restant
libre (cf. fig. 5b). Posé contre le mur voisin, entre deux baraques ou fermant un
angle, il existe pour lui-même, et, équipé, devient une pièce définie (cf. fig. 6b etc).
(La première pièce des doubles baraques est d'ailleurs en réalité un auvent complè
tement clos.) On n'y fait jamais de choses sales. Il permet de vivre à la fois à l'air
et à l'ombre ; c'est pourquoi on ne trouve pas d'auvent dans une petite cour
ombragée par un trop grand figuier.

Les espaces intercalaires

Le devant de la maison étant laissé libre et propre autant que possible, tous
les creux et recoins, non seulement derrière et autour, mais dessus et dessous,
servent à dissimuler tout ce qui est gênant, doit être tenu caché, ou est indigne
de paraître.
Si un pan de toit voisin affleure, on y met sécher le grain. Les choses précieuses
et les papiers administratifs de la famille sont rangés sous le lit dans un coffre à
linge ou une boîte cylindrique. Entre deux baraques contiguës un interstice
permet d'accrocher les bassines ; un plus large espacement reçoit les réserves,
tonneau ou bois, ou le vélo. Deux baraques perpendiculaires non jointes forment
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 71

derrière elles un angle mort : à ciel ouvert, c'est une arrière-cour ; couvert, c'est
un lieu de rangement ; fermé d'un rideau ou d'une planche, c'est une bit khzin
(cachette). La chienne ou la chatte y mettent bas. On peut y découvrir aussi un
passage secret. Les besognes sales ou qui sentent mauvais ont lieu derrière la
baraque, quand celle-ci ne touche pas la clôture, ou près de l'entrée contre le
petit côté qui dissimule le trou d'écoulement et la poule à l'attache. Quand la
cour forme un rectangle étroit, on prélève sur sa longueur une entrée supplé
mentaire derrière un muret ; ou bien on masque le trou d'écoulement derrière
un rang de quatre briques. Sinon, une bosse concave dans la clôture, l'angle d'un
édicule ou l'espace compris entre l'arbre et la palissade conviennent. Il n'est pas
nécessaire que les activités ou les choses impures soient invisibles, mais elles
doivent demeurer hors du champ visuel, discrètes ou voilées.

Le « bit el ma »

II n'y en a pas deux semblables. Ils mériteraient à eux seuls une étude non
seulement technologique mais sociale, en liaison avec la composition de la famille.
Leur examen trop rapide ne nous a pas permis de déceler les lois qui président
à leur édification du point de vue du désir et de la notion même d'intimité.
Toutefois deux facteurs essentiels influent sur leur construction et le choix
de leur emplacement. Associés à l'eau, lieux à ablutions, à lavages et, accessoire
ment, à besoins naturels, ils doivent quand c'est possible, se raccorder à la buse
d'écoulement, et dans tous les cas être dissimulés à la vue ; dissimulés, mais non
invisibles, comme on l'a indiqué précédemment. Aussi trouve-t-on le bit el ma
souvent dans l'entrée, derrière une petite cloison, ou simplement caché par le
côté de la première baraque, à ciel ouvert et sans porte. Il suffit en effet que
l'individu installé sous l'auvent ne le voie pas, et il importe peu que le visiteur
passe devant en entrant ou même enjambe le simple trou, placé juste derrière
la porte, efficace protection contre les intrus. Si le trou coïncide avec l'écoulement,
on y fait la vaisselle et le lavage. S'il n'est pas possible d'installer le bit el ma dans
l'entrée, ou en bout de baraque, on construit un édicule spécial, donc visible.
Tout l'art va consister à le rendre discret. Il est placé loin de la maison, c'est-à-
dire, en face, en profitant, s'il y a lieu, d'un renfoncement de palissade. Étroit
et bas, juste assez grand pour contenir accroupi le corps qui s'y est glissé, souvent
circulaire et sans porte, il tourne le dos à la maison (cf. fig. 7) . Deux piquets et un
lambeau de plastique suffisent à le voiler. Rond, maçonné en pierre, il ressemble
à un puits. En briques blanchies, il se fond dans la clôture. Surmonté d'une cage
à oiseaux, on oublie son existence. Derrière un tronc d'arbre, il est mieux caché ;
et le rideau de fleurs du parterre rend le même service. Il peut même disparaître
sous un échafaudage de pots de fleurs géants ou au contraire être visible, mais il
s'agit alors d'une petite maison de planches peintes, avec auvent pour les jarres;
72 COLETTE PETONNET

celle-ci peut être construite, dans le cas d'une cour en contrebas, en haut d'un
escalier monumental (par contraste avec la maison) et fleuri.
Chez les ruraux de Raïssi, la proximité des champs rend le bit el ma inutile.
Dans un mahal en dur, il s'intègre à la construction et s'il est grand (4 X 4)
plusieurs niveaux y délimitent les zones d'activités différentes (lavage du linge,
ablutions, WC). Par contre il sent souvent plus mauvais que les autres, général
ement inodores. Le trou du bit el ma sans porte est tenu propre et fermé. Un galet
s'y adapte hermétiquement, mais un vieux faitout, son couvercle ou une ardoise
d'écolier le couvrent plus largement. Ce trou peut être celui du WC turc acheté
au fabricant local. Plus souvent cimenté à la main, autour d'un bidon d'huile
pour les plus larges, il s'orne parfois d'un croissant modelé {cf. fig. 7e).

La cuisine

On ne la reconnaît pas toujours au premier coup d'œil. Telle baraque qui


contient des ustensiles sert en réalité de chambre aux enfants, et le tajine1 sur le
kanoun2 dans un creux de palissade a disparu à l'heure de la sieste sans laisser la
moindre trace. Il semble que le kanoun soit posé n'importe où et que pourtant,
toujours un endroit soit réservé aux choses de la cuisine. Cela tient au fait que les
activités concernant la nourriture ne sont pas toutes pratiquées nécessairement
dans un même lieu. Il ne s'agit pas tant d'un espace à organisation semi-fixe
que d'une sélection de divers emplacements compte tenu de certains critères :
on a déjà rencontré l'emplacement pour laver la vaisselle ; plumer le poulet exige
une surface qu'on peut souiller, par contre on pétrit le pain (sacré) là où il ne risque
pas d'être sali. Le pain sera donc pétri, par exemple, dans la chambre de tous les
jours, et le poulet vidé derrière la baraque, mais il se peut aussi que la cuisine
convienne ; c'est à la maîtresse de maison d'en décider. En outre, on range rarement
les ustensiles sous le même toit que le foyer, car le feu est salissant. L'endroit où
s'opère la cuisson est déterminé en fonction des idées attachées au feu et de la
notion d'intimité.
Chez les ruraux, chaque cellule familiale dispose à l'intérieur de la zriba de
deux sortes de feux : l'un fixe, nourri au bois, l'autre, le kanoun, mobile, qui
fonctionne aux braises ou au charbon de bois3. Cette tradition persiste chez les
citadins ; l'avènement du fourneau à butane remplaçant l'ancien « potager » ou
feu fixe ne fait pas disparaître le kanoun. Le feu fixe bénéficiera donc d'un empla
cement spécial, tandis que le kanoun changera de place selon les saisons ou les
circonstances. Mais il ne peut se déplacer qu'à l'intérieur de la zriba, car l'acte

1. Nom général donné aux viandes en sauce cuites à feu doux dans un plat de terre
vernissée à haut couvercle pointu, également appelé tajine.
2. Brasero en terre cuite.
3. Cf. pi. 1 : le croquis de la tente.
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 73

de cuisiner est intime, secret, et ne saurait tolérer des regards étrangers. Dans
le cas d'un mahal partagé entre plusieurs locataires, un édicule-cuisine n'est
jamais utilisé en commun, et l'absence de toute zone privée provoque le retrait
du kanoun à l'intérieur de la chambre, au risque d'asphyxier le bébé.
Quelquefois l'emplacement du feu fixe n'est décelable qu'aux traces de noir
de fumée sur un pan de palissade. Plus souvent, on construit un abri, simple
auvent ou baraque sans porte, de trois ou quatre pas au carré. Cette baraque-
cuisine contient, outre le foyer1 et les kanoun2, quelques ustensiles de terre,
tajine et couscoussier, alignés sous la table suspendue ; mais la vaisselle qui
n'entre pas en contact avec le feu est rangée dans la maison. Dans cette cuisine
rurale, on peut aussi entreposer des outils, du foin, un métier à tisser, et y garder
des poules.
Sous un abri à feu très précaire on ne range ni vaisselle ni ustensiles, et on
leur aménage un coin particulier, extrémité de baraque ou angle d'auvent. Cette
remarque vaut pour les cas d'utilisation exclusive du kanoun. La cuisson a alors
lieu dehors, à l'abri du vent, et le kanoun, peu encombrant, se range après usage
dans quelque coin.
Par contre le butane, réchaud de camping ou à deux brûleurs, feu sans fumée
et signe extérieur de richesse, entre dans la maison. On lui aménage un espace
relativement clos (cf. fig. 6) et la vaisselle d'aluminium prend place au-dessus et
au-dessous de la planche qui le supporte. Dans les mahalet en dur la cuisine a une
existence individuelle et fixe. Construite d'après des modèles européens, elle
comporte une paillasse incommode parce que beaucoup trop haute, à hauteur de
l' époux-constructeur qui n'a jamais fait la cuisine dans cette position.
Les cuisines de Doum, qui révèlent la dispersion ou la concentration des actes
culinaires, la persistance de l'attitude accroupie ou le relèvement du corps à la
verticale, peuvent à elles seules témoigner de l'évolution des techniques, du niveau
de vie, de la conception de l'existence, du degré d'urbanisation et du seuil
d'entassement.

Les baraques ou pièces d'habitation

En bois, recouvertes de carton goudronné, avec leur toit pointu et leur porte
ouverte au milieu de la longueur, prolongées de leur auvent, elles ont toutes le
même aspect et des dimensions constantes. Du bout de la main tendue on touche
le toit dans sa partie basse. A l'intérieur, les banquettes et le Ut laissent un espace
libre d'environ cinq pas de long sur trois pas de large. La baraque mesure dans la

1. Triangle de trois pierres, ou trou modelé en glaise quelquefois muni d'un tuyau hors
combles.
2. Les kanoun pauvres sont fabriqués à partir d'un vieux faitout émaillé recouvert de
glaise crue ; il y a généralement deux kanoun par maison.
74 COLETTE PETONNET

majorité des cas sept pas sur quatre, mais il existe deux tailles supérieures (9x5
et 11 X 6). Il est évident que la contrainte des matériaux s'exerce sur les dimens
ions. L'homme du bidonville est prisonnier des mesures industrielles qu'imposent
le carton goudronné, la tôle ondulée et le bidon d'huile1 ; il achète des planches
coupées et préajustées. Aussi pourrait-on croire les archétypes disparus. Or, les
baraques de pisé2, aux angles arrondis, dont les proportions parfaites révèlent
l'inconsciente maîtrise du nombre d'or, mesurent toutes sept pas sur quatre.
Moins harmonieuses sont les pièces de ciment au plafond de tôle inclinée, mais leurs
dimensions au sol présentent ce même rapport : largeur un peu supérieure à la
moitié de la longueur. La mosquée en planches et la zaouia en dur sont de la taille
d'une grande baraque. Les pièces d'habitation ne seraient-elles pas construites
selon les normes de la natte et du tapis ?
Les éléments standard sont composés et disposés en un tout, souvent harmon
ieux. Dans un mahal conçu pour le temps présent, ils sont ajustés au fur et à
mesure des besoins. On perce, par exemple, des ouvertures supplémentaires :
passage secret pour rejoindre l' arrière-cour ou la maison voisine, fenêtre pour
améliorer l'aération (dans le cas d'une prolongation d'auvent) et taillée à hauteur
des yeux d'un individu assis au sol. Les ouvertures sont toujours petites. Un
homme doit baisser la tête pour entrer et les fenêtres qui flanquent la porte des
baraques de grande taille sont justes assez larges pour qu'une femme y passe la
tête et un bras. Les baraques sont surélevées sur socle ou surbaissées par creusage
selon l'humidité de la cour ou la taille du maître. L'une d'elles, la principale, est
mise en valeur par une couleur, un perron, ou un seuil marqué de six carreaux
de faïence. C'est la chambre-salon. Meublée de banquettes, d'un lit conjugal,
d'une natte et d'une armoire de pitchpin, construite en ciment dès que possible,
récurée chaque matin, elle conserve les trésors de la maison3 et démontre au
visiteur le talent de ses auteurs.
L'habitant de Doum fait preuve, dans le choix des couleurs et la récupération
des matériaux, d'un réel génie décoratif. Une description exhaustive étant imposs
ible, nous citerons seulement quelques exemples de matériaux de revêtement,
de peinture polychrome et de graphisme. La décoration indique parfois la profes
sion ou le lien de parenté entre occupants de mahalet différents. Chez les balayeurs
municipaux, les murs et le toit sont tendus de cartes, de plans d'aménagement
des ports, et de vieux dahir*. Les plantons d'ambassade arborent des affiches,
d'immenses photos de villes et de monuments. Une maison est tapissée de grandes
images sous-titrées en russe, représentant des vues réalistes de la révolution.

1. Transformé en seau, il contient 5 litres d'eau (poids utile pour un enfant). Son cylindre
ouvert donne une surface de fer blanc de 1,25 ma (50 cm x 25 cm).
2. Plus rares et plus anciennes.
3. Cuivres, photos, argent, papiers, couvertures.
4. Décrets ministériels sous le protectorat.
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 75

Le plâtrier a suspendu des moulages d'écriture sainte sur plaques rondes de 60 cm


de diamètre.
Plus raffinée est la recherche chez ceux qui ont associé les nuances et les
motifs différents d'un même matériau : linoléum, nappes de plastique imprimé
ou papiers d'emballage de luxe patiemment triés et assemblés. Un homme n'avait
à sa disposition que du papier craft. Pour maintenir les punaises, il a rythmé
l'ensemble de carreaux à double ligne en pellicule de films 8 mm impressionnés.
Deux rues plus loin nous retrouvons la même décoration : les deux hommes sont
frères. Quelquefois le plafond est traité à part : il est orné de simples ronds de
papier collés ou de petites ficelles dorées et pendantes.
Dans la peinture polychrome on peut distinguer trois types :

1. Les couleurs partagent la baraque en trois : un lambris à hauteur d'épaule,


la partie supérieure, et le toit. Exemple : jaune d'or et blanc à plafond bleu. Deux
parties seulement subsistent mais qui utilisent trois couleurs, exemple : murs
blancs, plafond bleu canard à poutre jaune, ou : lambris jaune, bleu au-dessus
(plafond compris) constellé de points verts1.
2. L'accent est mis sur les portes et les volets. Exemple : murs et toit blancs,
portes bleues à encadrement ocre.
3. Les planches peintes une à une composent des panneaux jusqu'à mi-
hauteur : rouge- violet-bleu-jaune, ou rose-vert-noir. Ceux-ci sont prolongés par
une teinte unie ; le plafond est bicolore. Exemple : panneaux jaune d'or, vert
clair, bleu canard, et gris, surmontés de blanc avec plafond vert et grenat. Les
maisons de ciment sont peintes de deux tons (bleu et blanc, rose et bleu) et les
portes soulignées.
Sur ce fond, on a peint parfois des dessins, figuratifs ou non. En voici quelques
exemples :
— Les murs et le toit gris clair sont peints en jaune et rose d'arbres fruitiers
pleins d'oiseaux. Dans les entrelacs des branches, on découvre un poignard,
un cœur, un ksar et des inscriptions en arabe.
— Un soubassement blanc est décoré de pots de fleurs rouges et roses. Au-
dessus, sur un fond grenat, se détachent des branches de lierre.
— Des gazelles, des oiseaux, des fleurs, séparés par un motif géométrique,
remplissent la planche blanche d'un panneau alterné blanc et noir.
— Un graphisme abstrait, peut-être inspiré par les motifs des tatouages, ressort
en noir sur les jaunes et les roses des volets, des panneaux et du buffet.
— Des pseudo-lettres arabes s'étirent comme une frise, terminées en symbole
d'arbre, au-dessus d'animaux aux pattes triangulaires.

1. On rencontre fréquemment dans la cour une tortue dont la carapace est peinte de la
couleur dominante de la baraque.
j6 COLETTE PETONNET

Cette nomenclature des divers lieux d'habitation qui, dans un souci de géné
ralité a négligé le génie inventif de certains et laissé de côté l'étude des formes1,
ne suffit pas pour faire pleinement comprendre ce que c'est qu'habiter un bidonv
ille. Il est indispensable de tenir compte de la manière dont le Marocain se
déplace et dont il vit le temps. Nous y ferons allusion avant d'en terminer avec
Douar Doum.
Aux espaces à destination particulière dont nous avons déjà parlé, comme les
jardins, les clapiers, les poulaillers en forme de cloche, et le tonneau du chien,
il faut ajouter les pigeonniers en hauteur, deux fours à pain, un silo à blé et quatre
hammam privés2 tous de forme ovoïde, deux puits profonds à margelle, trois
citernes et une cave à kif3 ronde comme un ventre.
La présence d'une échelle dans maintes maisons s'explique par la nécessité
de monter sur le toit pour y vérifier, par exemple, le niveau de la citerne qui
alimente la cuisine en eau courante à partir d'un tuyau branché la nuit sur la
fontaine publique. Les marches d'escalier, très hautes, peuvent être faites de
bidons remplis de terre disposés en quinconce.
Ces constructions supplémentaires diversifient la structure de l'espace et mult
iplient les sentiers imaginaires. Elles montrent que le Marocain ne se déplace pas
en ligne droite ou plane, mais serpente en contournant le poulailler et l'arbre.
Même dans les maisons simples les déplacements qu'exige la vie quotidienne
sont nombreux et les cheminements compliqués : monter ou descendre constam
ment de l'extérieur à l'intérieur, baisser la tête pour franchir la porte, marcher
deux pas en biais en cas de double entrée, passer constamment d'une pièce à
l'autre et de l'ombre à la lumière par le chemin le plus long qui traverse la cour,
les baraques ne communiquant pas, s'asseoir le temps d'une tâche sur un tabouret
haut comme un cou de pied, aller quérir un ustensile, entrer et sortir de la cuisine
en ployant autant de fois l'échiné, se hausser sur la pointe des pieds pour regarder
dans la rue, s'accroupir pour souffler le feu, s'insinuer chez la voisine par un
trou et se hisser sur un lit plus haut que la ceinture, tous ces actes prouvent à
quelle gymnastique se livre le Marocain de Doum ; gymnastique qui intéresse
les techniques du corps, mais dont la pratique adaptée à la structure de la maison
diversifie et en quelque sorte gonfle l'espace. Le corps se plie aux exigences d'un
univers restreint, mais de façon à pleinement jouir de l'espace qui lui est accordé.
Un Marocain n'arrive pas, il surgit. Il a l'art d'apparaître silencieusement.
C'est pourquoi il affectionne les passages secrets. Les maisons possèdent fréquem-

1. On peut présumer une recherche inconsciente des formes parfaites : rond, carré,
triangle equilateral.
2. Dans les cuves des bains de pisé l'eau chaude est amenée par un système de tuyaux
à partir d'une chaudière en terre qui chauffe aussi le sol. L'un d'eux est éclairé par un verre
de phare d'auto en guise de hublot.
3. L'homme étant incarcéré, nous nous permettons de mentionner l'existence de cette
cave.
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION JJ

ment deux issues, donnant sur deux rues et permettant les rapprochements fami
liaux, mais d'autres passages sont difficilement décelables à l'observation rapide.
Dans une baraque une femme travaille à côté d'une fenêtre fermée dont le bord
semble poli par frottement. Dans une autre maison cette femme surgit soudain
sans avoir passé la porte : sa fenêtre ouvre chez sa sœur, au ras de la cour où nous
sommes. Nous visitons une maison entièrement chaulée en rose. Beaucoup plus
tard nous entrons dans une seconde maison rose accolée derrière l'autre et en
contrebas. Par une faille de la tôle, que nous n'aurions pas aperçue sans l'alerte
de la couleur, les eaux usées de la maison haute rejoignent celles de la maison
basse, et c'est par ce passage, plus accessible à l'animal qu'à l'homme, que se
hissent ou se glissent les deux belles-sœurs.
De la même manière le Marocain de Doum fait surgir et disparaître les bêtes
et les choses. A un art consommé du rangement et de la cachette (bit khzin), il
faut ajouter celui de l'organisation non fixe et convertible. Et cette organisation
est liée à la conception du temps.
Un métier à tisser1 est fixé aux tôles de la zriba qui vibrent à chaque tassement
de trame, mais il n'est pas là à demeure et disparaîtra, le tapis fini, pour reparaître
peut-être dans une autre cour.
Des activités artisanales familiales, les maisons ne laissent rien deviner, même
lorsqu'on arrive au moment du travail, et l'objet fini ne laisse nulle trace. Puisque
rien n'est prévu, il n'existe ni stockage des matériaux ni atelier ; on fabrique
au fur et à mesure des besoins et il en est de même pour l'habitat, notamment
pour celui des animaux, souvent invisible.
Dans la maison citadine du charretier {cf. fig. 7a) aucune trace de paille, de
crottin ou d'odeur ne peut laisser supposer la présence d'un cheval dans l'entrée
cimentée et lavée.
Un banc de ciment court le long d'un mur pour, croit-on, l'agrément de
s'asseoir ; il faut se baisser très bas pour comprendre qu'il abrite une rangée de
clapiers, et une petite mangeoire, accrochée derrière la baraque, trahit seule
l'existence d'un mouton.
Le toit de la chèvre ou du mouton n'a pas forcément été construit pour eux ;
ils peuvent simplement partager l'abri du feu. Parfois on ne devine même pas,
en contemplant un habitacle, à quel usage il est destiné. Dans une petite baraque
carrée, au sol sablé, sans indice, pleure seul un chiot : « c'est la maison du mouton
parti aux champs ». Équipée d'un feu, elle pourrait devenir cuisine ; ou d'une
natte, une chambre. Même la présence d'un âne n'est parfois révélée que par la
plainte d'un voisin chez qui du crottin est tombé par un effondrement de palissade.
Chez l'apiculteur, la porte qui donne accès aux ruches, se perd dans les roseaux.
Dans une maison en dur, mais exiguë, pend une baratte en peau de chèvre.

1. Dont les montants s'appuient sur des crics d'auto.


78 COLETTE PETONNET

Où peut se cacher la vache ? A Raïssi. Le couple y a loué un mahal pour loger


la vache, son veau et deux chevaux ; tous les soirs il y va dormir, pour surveiller
les bêtes, après avoir laissé les enfants à la garde des aïeules.
Les bêtes vivent la plupart du temps dehors, pour se nourrir, mais aussi pour
ne pas encombrer ni salir la maison qu'elles partagent pudiquement avec les
hommes.
Dans cet habitat où il y a une place pour chaque chose et un emplacement
préférentiel pour chaque acte, les éléments sont polyvalents ou convertibles.
On transforme une baraque nue en salle de réception, la chambre en cuisine, la
bergerie en atelier, car rien n'est définitivement fixé. Il advient ce que Dieu veut,
on ajuste sa maison aux circonstances.
On peut alors s'interroger sur les besoins d'espace du Marocain de Doum, et
cette question amène inévitablement à poser celle de l'entassement. Les bidonvilles
sont toujours considérés comme des zones dangereuses d'entassement. Or personne
ne peut définir le seuil d'intolérabilité à l'entassement, sauf les intéressés eux-
mêmes. Nous avons vu qu'il faut au Marocain une zriba qui protège son intimité.
Le seuil est donc atteint quand l'intimité est violée. Mais ce seuil est extensible
et varie selon les personnes. Le territoire de chacun peut être cerné par une démar
cation imaginaire ou peu visible. Dans une maison locative de médina quatre
femmes âgées et non-parentes partagent en bonne intelligence un patio où chacune
possède son territoire à cuisson. La place d'un vieillard peut être marquée par la
peau de mouton où il se tient à l'accoutumée. L'endroit où une locataire installe
son kanoun est une prise de possession d'un espace privé, et les jarres sont des
limites de territorialité. Tout dépend des liens de solidarité ou d'inimitié des
individus entre eux. On peut dire généralement que la notion d'entassement
n'est pas fonction de l'exiguïté. L'exemple de la figure 5c pourrait faire croire à
l'entassement mais il n'en est rien : le frère marié occupe une zone séparée ; dans
la baraque du milieu habitent les trois sœurs du frère et leurs deux nièces (même
famille et même sexe, donc pas d'entassement) ; la locataire a ses activités près
de la porte d'entrée, donc loin des autres. Si nous prenons le cas d'un mahal
ordinaire de deux baraques et d'une cuisine où vivent les parents, huit enfants
et l'aïeule, soit treize personnes, on ne peut pas parler d'entassement si l'on sait
que la cour (7x6 soit 10,50 m2) est partagée en deux par un grand auvent et
un parterre de fleurs, et que la grand-mère dort dans la cuisine avec deux enfants.
Par contre nous avons à deux reprises entendu des plaintes dans le cas de cours de
20 x 20 (100 m2) où quatre baraques sans auvent ni clôture étaient louées à
quatre couples différents, soit en tout seize personnes.
Il n'est certes pas question de défendre l'exiguïté, mais seulement de montrer
comment le Marocain l'organise en accord avec sa culture. La notion d'entass
ement est relative, et ressentie différemment selon les individus, même à l'intérieur
d'un seul groupe social.
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 79

III. — Quelques attitudes vis-a-vis de l'espace fourni


ET DE L'ESPACE CHOISI

Dans les sociétés industrielles les gens très pauvres partagent avec les riches,
compte tenu de l'écart économique, le privilège de concevoir leurs habitats. Au
contraire, les représentants de la classe moyenne sont dans l'ensemble contraints
d'utiliser des logements standard. Selon les circonstances, le logement peut
convenir tel quel à l'habitant, être réaménagé en partie ou occupé autrement,
ou encore ne pas convenir du tout.
Au Maroc les villes ont vu naître, selon les périodes et les architectes, des
habitats économiques divers, des HLM désormais classiques aux longues rangées
de maisons individuelles bâties sur des normes pseudo-traditionnelles (trame
8x8 d'Ecochard). Depuis l'indépendance, l'occupation par des Marocains des
maisons laissées vacantes par les Européens a accéléré l'influence occidentale
dans l'évolution de l'habitat.
Quelques exemples pris dans les trois strates de la population marocaine
montreront des modes de réaménagement et d'utilisation de l'espace normalisé,
et certaines organisations de l'espace choisi.
Ah le moghazni1 habite avec sa femme et cinq enfants une maison individuelle
en accession à la propriété avec crédit de l'État. Autour d'une cour carrée, livrée
en terre labourée sauf un couloir de ciment, sont disposés un salon et une entrée
sur laquelle ouvrent deux chambres, une salle d'eau et la cuisine. Celle-ci débouche
sur une arrière-cour munie d'un bac à laver. Ah a d'abord élargi la bande cimentée
en sorte qu'elle couvre les trois quarts de la surface. Le jardinet restant lui suffit.
Il a, dès le début, loué la deuxième chambre à un couple et, pour ce faire, a gagné
sur l'arrière-cour de quoi lui offrir une petite cuisine en montant un mur de briques
après avoir percé le mur de la chambre. Il compte couvrir plus tard une partie
de l'arrière-cour restante pour y installer une cuisine selon son goût (c'est-à-dire
dans un espace semi-ouvert). Celle de la maison, qui est équipée d'une paillasse
carrelée sur toute sa longueur, lui semble tout indiquée pour être transformée
en pièce pour les enfants, à cause justement de la paillasse qui leur servira de
table à écrire.
Il baptise la cuisine : « la chambre pour que les enfants étudient ». Mais ils
continueront à dormir dans le salon car elle est trop petite.
Cette maison de trois pièces, que l'on pourrait considérer comme étroite pour
sept personnes, abrite deux foyers indépendants ; l'espace qu'Ali a agrandi et
redistribué devient désormais conforme à sa conception de « l'habiter ».

1. Service auxiliaire de l'armée.


80 COLETTE PETONNET

Dans un immeuble européen de quatre étages, huit appartements se composent


d'une cuisine ouvrant sur un balcon, d'une salle d'eau, d'une chambre et d'une
salle de séjour dite « pièce et demi », dans laquelle on entre directement. Les
locataires ont cloisonné la salle de séjour afin d'obtenir deux pièces réelles. Les
banquettes, installées tout le tour, condamnent l'accès aux placards. La douche
est devenue buanderie, et les balcons encombrés servent d'espace supplémentaire
c'est-à-dire à la fois de patio et de terrasse. Un jeune cadre du rez-de-chaussée
estime que ces balcons aux couvertures pendantes donnent un air négligé à
l'immeuble. Mais il ne voit pas que sa mère agit de la même manière derrière la
zriba de roseaux qui remplace le balcon de l'étage, dans cette courette où elle se
tient pour préparer le repas à côté du kanoun. Cet appartement, qui en outre
s'ouvre par derrière sur un jardin clos muni d'un étendoir et d'un parterre rond,
convient à la vieille dame, puisqu'il intègre le dehors.
L'étendoir pose un problème dans les habitats collectifs. Le climat très humide
de Rabat oblige à sortir fréquemment les couvertures au soleil, et la purification
par le soleil évite, dit-on, de trop nombreux lavages. En outre, les larges vêtements
des femmes réclament de longs fils de fer. Devant une rangée d'immeubles écono
miques, l'architecte avait prévu un espace vert ; les habitants, exprimant ainsi
leurs vrais besoins, ont coupé les jeunes arbres à la hauteur adéquate pour y
accrocher les fils d'un étendoir collectif et satisfaisant.
Au sujet de l'évolution de l'habitat, le langage une fois encore nous renseigne ;
quand un individu annonce le montant de son loyer et qu'on lui demande de quoi
il dispose pour ce prix, il répond par exemple : une cuisine, deux pièces, un couloir
et un WC. Le couloir conçu par l'Européen uniquement pour la circulation est
considéré par le Marocain comme un espace central sans destination et aussitôt
converti selon les habitudes spatiales, en patio ou en pièce d'habitation.

Un jeune ménage fonctionnaire occupe dans un immeuble un appartement


de deux pièces-cuisine ouvrant sur un large couloir d'entrée. Les pièces étant
meublées en salon d'apparat et en chambre à coucher, il ne reste plus pour vivre
que l' entrée-couloir. Deux matelas à même le sol, entre lesquels le passage demeure,
et un poste de télévision indiquent qu'il s'agit de la pièce de tous les jours.
Le « couloir-à- vivre » tend également à se substituer au patio dans les nouvelles
maisons particulières : « Viens nous voir, dit Aïcha ; nous avons une grande
maison neuve que le père a fait construire. Elle est moderne avec une salle de
bains et un grand couloir ; le patio ça ne se fait plus. » Construite par un entre
preneur, cette maison se compose, en bas, d'une chambre et d'une cour-étendoir
dans laquelle le visiteur n'entre pas, car il emprunte directement l'escalier qui
conduit au cœur de la vie familiale. Cet escalier débouche en effet sur un large
couloir éclairé à l'extrémité par la porte ouverte du grand salon. En son milieu
il se creuse en alcôve garnie de matelas, puis donne accès aux autres pièces, dont
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 8l

un troisième salon. Ici les chambres sont individuellement attribuées, les enfants
étant adultes et instruits. Cet espace, en dépit des apparences, est du même
modèle que les habitats précédemment examinés : on y retrouve un lieu central
indéfini utilisé pour la vie quotidienne, des pièces uniquement meublées de
matelas, et une arrière-cour, invisible, pour les tâches salissantes.

Nous sommes invitée à la fête d'inauguration d'une maison riche. Là, de


larges disponibilités financières ont permis de faire appel aux services d'un archi
tecte italien. De l'avenue on croit voir une de ces villas européennes et cossues
de la côte, derrière sa grille blanche et sa pelouse. Mais en prêtant un peu attention,
on retrouve dès l'entrée, malgré la disposition occidentale du séjour au rez-de-
chaussée et des chambres à l'étage, toutes les habitudes spatiales précédemment
analysées. La cuisine, au bout du couloir qui dessert trois salons, dont un de
grande réception, débouche sur l'arrière-cour enclose de murs. Dans celle-ci
s'élève la construction basse des communs équipée en buanderie. Entre le mur
d'enceinte et la buanderie, la pelouse laisse place à une large bande de ciment.
C'est là que les hommes, au cours de la fête, traînent des matelas et s'installent
pour une partie de cartes, sous l'odeur des brochettes qui grillent dans la buanderie1.
On peut présumer que le jardin de devant, non isolé de la rue, est destiné à la
parade et que le cœur de la maison battra, l'été, à l'ombre du mur où des plantes
grimpantes tiendront lieu d'auvent.

A Douar Cristal un caporal de l'armée régulière a construit seul et de nuit2


sa maison : un rez-de-chaussée de quatre pièces carrelées autour d'un patio,
un étage semblable et une terrasse au-dessus. Comme bien d'autres propriétaires
constructeurs, il a loué le rez-de-chaussée, se réservant la vue dégagée. Comme il
n'a que trois jeunes enfants, le logement est trop grand, bien qu'on ne vive pas
dans le salon ; aussi a-t-il installé des poules, tout un élevage en liberté, dans la
quatrième chambre. En nous faisant visiter son œuvre il dit : « Les maisons
maghzen3, c'est étriqué, tellement, qu'on y est comme en prison. » Dans la région
parisienne cette phrase revient toujours comme un leitmotiv ; mais l'entendre
au Maroc nous a permis d'en comprendre le sens, du moins dans son acception
spatiale.
Nous avons demandé à une enquêtrice marocaine son avis au sujet des familles
qu'elle visite dans ces immenses HLM de la périphérie de Casablanca, dans les
brumes du phare d'El Hank. Elle a ainsi condensé sa pensée : « Ils oscillent entre
le kanoun et le butagaz, ils ne se plaignent pas, mais ils sont tout brouillés. »

1. Les odeurs de cuisine ne pénètrent pas dans la maison marocaine. Tout ce qui dégage
une odeur forte est cuit dehors.
2. Des quartiers clandestins entiers s'érigent la nuit. Les pouvoirs publics mis devant le
fait accompli sont réduits à l'impuissance.
3. Maisons du Gouvernement.
6
82 COLETTE PETONNET

Ils ne se plaignent pas, car ils se contentent de ce qu'Allah leur a donné. Mais
comment, venant du bidonville, ne seraient-ils pas « brouillés » ? Brutalement
privés de la zriba, constamment confrontés aux autres sur la coursive et dans les
escaliers extérieurs à l'immeuble, ils n'ont même pas la ressource d'entrer, en
franchissant leur porte, dans un univers familier. Les appartements, auparavant
destinés aux Juifs, se composent d'une entrée-cuisine, dont la surface égale celle
des deux chambres. La salle la plus grande, dont il faut enjamber les banquettes
pour passer dans une autre, est donc celle des tâches sales dans laquelle on entre
en premier : organisation tout à fait contraire à la tradition. De plus, la femme,
qui ne peut jouir du moindre dégagement, d'aucun mode de communication
discret puisque tous les passages ont lieu en façade, vit dans la réclusion, et la
disposition des équipements ménagers entrave la liberté de ses attitudes corpor
elles. C'est peut-être de cette impossibilité à communiquer que naît l'image de la
prison.
A regarder un HLM marocain, on se croirait dans la banlieue parisienne.
Il s'agit du même chaos d'êtres et de choses ; l'escalier à lui seul en apporte la
preuve : mêmes murs pollués à hauteur d'homme, même odeur humaine caracté
ristique des univers concentrationnaires ; et les boîtes aux lettres, cassées, béantes,
sans nom, semblables à celles que nous avons vues tant de fois chez les « relogés »
français, nous autorisent à émettre l'hypothèse d'un symptôme de perte d'identité.

Les réflexions que nous suggère l'examen de Douar Doum ne valent que pour
lui seul, hic et nunc, et ne sauraient être étendues a priori aux autres bidonvilles
de la zone industrielle de Rabat ou de Casablanca.
Les bidonvilles doivent être étudiés un par un, en regard de la ville-mère.
Chacun d'eux, comme chaque quartier, a son visage particulier et ses îlots. Ainsi
à Doum, les seuls ouvriers sont ceux du bâtiment. Les petits artisans et commerç
ants travaillent sur place ; les autres exercent de petits métiers ou d'humbles
fonctions au douar ou en ville. La population n'est donc pas comparable à celle
que drainent les usines. Par ailleurs, on note des migrations ethniques préférent
ielles: certaines tribus sahariennes sont largement représentées dans la zone
que nous avons étudiée.
Cependant, il s'agit là d'une population urbaine, même si une partie des
habitants utilisent les ressources des friches environnantes. Le brassage et le
côtoiement des ethnies, la grande mobilité de la population et, en même temps, la
persistance de certains noyaux d'implantation géographique prouvent que Doum
remplit une fonction très précise : celle d'un creuset d'intégration urbaine. Les
groupes — au sein desquels les nouveaux arrivants trouvent appui — éclatent ou
s'amenuisent selon un rythme qui leur est propre. Les individus quittent le groupe
ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 83

et prennent pied dans la ville, quand ils sont prêts à le faire, économiquement
et psychologiquement ; les plus miséreux ne pourront pas quitter le douar mais,
en revanche, ils y trouveront toujours un abri. Il s'agit d'une société relativement
harmonieuse, basée sur des liens de solidarité.
C'est un creuset de ce genre que l'administration française voudrait réaliser
avec ses cités de transit, vouées à l'échec parce qu'artificielles. Doum, nonobstant
sa faiblesse économique, assure un transit réussi parce que spontané. Sur cet
espace restreint où vivent 15 000 habitants, les principes des modes d'établiss
ements humains définis par les experts du IIe Congrès de Délos en 1964 sont
respectés. Seule la densité démographique est en voie d'accroissement à cause
des contraintes administratives. Mais nous avons vu que les habitants ne souffrent
pas de frustrations sensorielles et n'ont pas un sentiment de perte de leur identité
ethnique. Le taux de contacts et de participation est convenable. A ce propos
il faut noter la facilité des communications entre les logements du bidonville ;
cette remarque vaut pour les taudis des vieux centres. Dans les grands immeubles,
au contraire, les gens entendent leurs voisins sans les voir et ne peuvent commun
iqueravec eux autrement qu'en frappant des coups sur la cloison à la manière
des incarcérés.
L'évocation de ce quartier, installé sur un sol appartenant à l'État, à proximité
de la ville, en interaction avec elle, mais jouissant d'une certaine autonomie,
fait penser aux cités-jardins d'Ebenezer Howard1. Utopiste de la fin du siècle
dernier, Howard proposait de construire sur un plan radioconcentrique des
villes de 30 000 habitants qui joueraient le rôle d'anti-banlieues. Ces villes seraient
entourées d'une ceinture agricole où travailleraient 2 000 habitants ; elles se
situeraient à la périphérie de la ville-mère et seraient reliées entre elles ; Howard
voulait intégrer dans chaque ville l'habitat, le travail, la production agricole, les
études et le loisir. Il imposait rigoureusement les dispositions sanitaires, mais
laissait régner une grande variété dans la conception des maisons. Le sol aurait
appartenu à l'État et les redevances foncières, une fois le capital remboursé,
auraient servi à entretenir les installations publiques et à entreprendre d'autres
réalisations. Comme le dit M. Ragon, « l'histoire de l'urbanisme a contredit ensuite
Howard, mais cela ne veut pas dire qu'il n'avait pas raison ». L'intuition des
utopistes est parfois plus proche qu'on ne le croit des comportements humains.
Au niveau des constructions, la pauvreté des gens du douar, leur conception du
temps et peut-être, pour certains, un ancien nomadisme, leur a fait trouver ce
que cherchent les architectes de l'avenir : des maisons prévues non pour plusieurs
générations mais pour le présent, préfabriquées en série et en matériau léger,
transformables à volonté et déplaçables avec les hommes. Des maisons en somme,
où chacun pourrait agencer son espace selon ses schémas inconscients.

1. Ragon, op. cit. : 282.


84 COLETTE PETONNET

Frei Otto écrit1 : « A côté de volumes en forme d'amibes qui se modifient par
adjonction ou suppression des éléments constituants, il y en aura d'autres où
rien, ou presque, ne sera prédéterminé [...] Grâce aux toits mobiles, nous créerons
des espaces qui seront, au choix, ' extérieurs ' ou ' intérieurs ' [...] Comme aux
époques passées les maisons se déplaceront avec les hommes. »
Nos observations sur la population de Douar Doum nous amènent, non pas à
conclure dans le sens — généralement admis sans preuves — d'une société margi
naleou parallèle, mais à rendre hommage à l'extraordinaire adaptation des
bidonvillois, ex-migrants, ex-ruraux, à la fois aux exigences de la ville et à la
précarité de leurs moyens. Douar Doum est un quartier pauvre, urbain et moderne.

1. Cité sans référence par M. Ragon dans Où vivrons-nous demain ? Paris, Laflfont,
1963 : 180.

Vous aimerez peut-être aussi