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L’architecture dans la philosophie antique : approches

pour une anthologie


Anne Cauquelin, Arnaud Sompairac

To cite this version:


Anne Cauquelin, Arnaud Sompairac. L’architecture dans la philosophie antique : approches pour une
anthologie. [Rapport de recherche] 340/86, Ministère de l’urbanisme, du logement et des transports
/ Secrétariat de la recherche architecturale (SRA); Ministère de la recherche et de la technologie;
Architecture, recherche, paysage (ARP). 1985. �hal-01896640�

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L' ARCHITECTURE DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE:

APPROCHES
POUR UNE ANTHOLOGIE

Anne Cauquelin
Arnaud S o m pairac

CONTRAT N 0
Ministère de l'Urbanisme, du Logement et des Transports, Direction de L'Architecture
Secrétariat de la Recherche Architecturale.
architecture-recherche-paysage

L' ARCHITECTURE DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE:

APPROCHES
POUR UNE ANTHOLOGIE

Anne Ca u q u e l i n
Arnaud S o m pairac

CONT R A T N°
Ministère de l'Urbanisme, du Logement et des Transports, Direction de L'Architecture
Secrétariat de la Recherche Architecturale.
Septembre 1985

Le présent document constitue le rapport final d'une recherche remise au Secrétariat


de la Recherche Architecturale en éxecution du programme général de recherche mené
par le Ministère de l'Urbanisme , du Logement et des Transports avec le Ministère de
La Recherche et de La Technologie. Les jugements et opinions émis par les respon­
sables de la recherche n'engagent que leurs auteurs.
Introduction. Un référent majeur: la Grèce antique.

1- Technique et discours de la technique p. 7


2- Une structure intégrée p. 9
3- Statut et place de l'architecture p. 10

I. Le Lien

1- Héraclite p. 16
2- Parménide p . 17
3- Empédocle p . 19

II. Le Vivre ensemble: l'habiter

1- Le lien vivant: la philia p. 22


2- Construire le lien: la maison p. 24

III. Le Lieu propre

1- Le " propre " p. 28


2- Ce qu'il en est du lieu p . 29

3- La limite p . 30
IV. La Ville

1- La Cité plurielle p. 36
2- Le Critias: la cité du Dieu p. 38
Digression 1: l'espace de la démocratie athénienne p. 47
3- L'arithmétique des "Lois " p. 50
Digression 2: Les deux égalités p. 58

V. Economie et Politique urbaine

1- Hippodamos et Aristote p. 65
2- Symbolique du domaine public p. 69
3- L'usage, référence majeure p. 74
4- La maison et la cité, l'architecture et la philosophie p. 79

Petit lexique p.86


Notes p.87
5

UN REFERENT MAJEUR : LA GRECE ANTIQUE .

LE PROPOS

A chercher les éléments d'une théorie de l'architecture, ses principes,


l'exposition des fins et des moyens, la description des processus qui
mèneraient le concepteur à la réalisation, la perception, en retour, des
citoyens de la Cité antique, nous nous trouvons face à un vide théorique .
A une sorte de mutisme du discours grec à ce sujet.
Constatation fort étrange si nous tenons pour assuré le fait que la prati­
que, l'exercice de l'architecture grecque, ses réalisations sont encore
pour nous modèles, et modèles majeurs.
Que la Référence - avec un grand "R"- soit précisément celle là-même qu'au­
cun discours bien formé n'ait pris en charge, qu'elle ne s'accompagne
pas de théorisation, ce fait devrait nous faire rêver au décalage entre
une pratique et son fondement dans le logos.
Plus avant, cela donne à penser qu'une telle référence - si vivante pour
nous - tient son pouvoir millénaire de quelque structure singulièrement
consistante qui lui donnerait cohérence.
Autrement dit, si le discours proprement architectural manque à sa pla­
ce, ses thèmes, ses finalités, ses moyens se dissimulent dans un système
du monde, pour lequel l'architecture, l'urbanisme, sont de simples appli­
cations, des exercices qui n'ont pas besoin de justifications autres que
la représentation commune que les citoyens se font du système. De là
notre pari: le logos de l'architecture grecque se tient ailleurs, dans
des textes à teneur philosophique, cosmologique, politique, biologique.
Tout autre part, et de tout autre part que là même où nous avons l'habi­
tude de le chercher dans la pratique actuelle.
Ce qui paraît, en effet, de cette constatation première, c'est que l'archi­
tecture ne consiste pas si elle n'est soutenue par un discours " autre ".
Ou de l'autre. Que sa consistance - sa perdurance, sa fermeté ou sa tenue
- sont affaire de connivence avec ce qui se passe ou passe ailleurs,
dans le champs du social, du politique, de la science.
S ’il y a là lien interne - par quoi le style peut se définir - c ’est à
répéter un lien qui existe en dehors de l'art de construire, et qui so­
lidarise les différentes unités sociales.
Ainsi, la belle architecture antique est-elle fille d ’harmonie, armoni-
zein : lier ensemble - proportionner - musicalement - et donner à voir
ce lien qui court le long d'un système complexe, aux niveaux multiples,
et qui se conforte d'une répétition métabolique.
Or, cette construction systématique est l ’oeuvre des gens de parole. Et
en Grèce, singulièrement, paroles de philosophes.
L'architecture grecque comme référent majeur de nos pratiques, toujours
vivante, oui. Mais à dire que ce n'est pas l'architecture elle-même
qui joue ce rôle de référent, mais ce qui la borde, la porte, la tient
et la soutient: le monde ( kosmos) dont elle n'est qu'un fragment natura­
lisé.
Si nous en acceptons l'hypothèse, la techné grecque s' origine donc
d'un discours global, d'une totalité, qui n'a nul besoin d'être dite
( d'être posée devant - prolégomène) pour jouer son rôle de soutien.
Fraicheur et effet de nouveauté procèdent de ce silence du dire, en mê­
me temps que d'une présence forte de tous les éléments environnants,
coexistant dans un ensemble lié.
Il faut bien en effet qu'une correspondance tacite ait lié la conception
d'une cité à des représentations " communes ", partagées par un ensemble
d'individus, représentations si fortes et si unanimement acceptées
qu'il ne fut pas rendu nécessaire d'expliciter leur présence comme élé­
ment constitutif d'une théorie architecturale. Notre tâche, ici, est de
mettre à jour cette correspondance, d'en décrire les points forts, et de
nous rendre clairs à la fois la raison de cette absence et les traits
singuliers qui par là même sont conditions de son exercice.
Du même mouvement nous pouvons bien admettre que notre pari, celui de
cette anthologie, tient de la gageure: une anthologie des textes philoso­
phiques sur l'architecture ne comportant que peu de références à l'archi­
tecture... disséminées au travers de textes, et servant plutôt d'illus­
tration pour des arguments philosophiques...
Ces points exigent quelques précisions que nous voulons brèves.

1 - Technique et discours de la technique .

Si l'absence de discours fondateur d'une pratique telle que la prati­


que architecturale nous étonne si fort, c'est que nous sommes habitués
à un régime de raison encadrant chaque spécification des activités qui
sont les nôtres. Cette habitude, si bien ancrée, est un fait"moderne'',
et va de pair avec une déhiscence des liaisons sociales.
Dans une société éclatée où chaque strate ou niveau de la composition
des forces agissantes s'est singularisé dans des institutions, s'est for­
mé en corps quasi indépendants, sans qu'un consensus global n'intervienne
sur les buts ultimes et sur le dessein général, projet de société commun
à tous, ces activités ont un besoin urgent de se définir les unes par
rapport aux autres, d'expliciter leur lien hiérarchique ou non, de se
positionner sur l'échelle événementielle. Le discours de la technique ou
technologie, apparait quand la technique n'est plus une simple manifesta­
tion " naturelle" d'une activité ordonnée mais tente de se faire une
place consistante dans le désordre du socius. Un tel discours tend à do­
miner l'ensemble des autres discours car, appuyé sur des acquis, les
artefacts, il se saisit des objets visibles pour arguer de l'objectivi­
té de son dire . Telle est la situation de notre monde contemporain qui
n'a d'autre point d'accord - l'unité du monde faisant défaut - pour ten­
ter l'unification, l'homogénéisation des unités dispersées.

C'est ainsi que nous sommes habitués à juger d'un parti au moins autant
par le discours qui en soutient l'argument que par le dessin qui le don­
ne à voir. Ce discours, pour nous, est de la plus extrême importance, car
il s'adresse aux raisons, les met en ordre et produit au jour la partie
de l'iceberg qui, lors de la réalisation nous aveugle de sa visibilité.
Nous réclamons les fondements qui tiennent lieu de cause, et satisfont
à nos exigences. La parole architecturale nous donne à voir l'existence
de l'architecture comme le produit de ses propositions bien enchaînées.
S'il y manque une virgule, il manquera certainement au projet une articulation
avec la question à laquelle il est censé répondre. Tout ce travail question/
réponse, établi selon des critères hiérarchisés, est sous-jacent à la réali­
sation. La conception, référentiée, précède l'acte de bâtir qui n'en est que la
conclusion.

Telle certes n'était pas la situation du monde grec. Une unité consentie
faisait du monde un Kosmos, un tout lié. Chaque élément de ce tout disait
l'ensemble. En elle-même la techné répétait ce lien, harmonisant le savoir et
la pratique dans un seul geste. Sa place était fixée non par un discours qui
lui aurait été propre mais par l'ensemble du logos distributeur, qui établis­
sait le cercle de possibilités correspondant à son essence, laissait à chaque
activité spécifique le soin de se munir de recettes. Les recettes sont singu­
lières, occasionnelles, temporelles, et ne relèvent pas directement du logos
unificateur.
C'est bien ainsi que procède la techné: elle s'intéresse au singulier, aménage
le divers, à partir d'une unité, mais celle-ci n'est pas prononcée dans le
champ spécifique de la technique. Elle se prononce ailleurs, dans la spécula­
tion.
Mouvement bien fait pour nous déconcerter, nous qui allons à l'inverse, des
productions vers le discours qui est censé s'en déduire, puis, revenant à la
production la justifie par cela même qui en est issu.

Mais il n'est pas de notre propos de faire le procès du discours contemporain


de l'architecture. Contentons nous de noter la différence entre deux sortes
de dispositifs qui concernent théorie et pratique, ou, si on veut, entre deux
emplois du dire et du bâtir, au regard d'un ensemble de productions distantes
de quelques 25 siècles.
Remarquons aussi, pour nous repérer dans ces textes étrangers à notre "culture"
quoi qu'on dise - que la constante référence à l'architecture grecque n'ex­
clut pas la méconnaissance du système dans lequel elle se trouvait en exercice.
Méconnaissance qui va à l'émiettement des unités que nous reconnaissons comme
architecturales ( l'agora, le temple, les modalités du style...) et que nous
appelons grecques - tandis que nous ignorons que ces unités étaient liées
entre elles non par des motifs ou des partis mais par une indivisible repré­
sentation du tout de la cité: tous niveaux confondus. Nous ne nous servons
que des référents, et non de la référence. (1)
Alors qu'à l'évidence c'est la référence dans sa présence totale qui peut
nous introduire dans la vision du statut, des particularités et des savoir-
faire qui caractérisent l'architecture ancienne.
Aussi bien, délaissant les référents occasionnels, nous occuperons nous ici
de la Référence, qui préside à la techné.

Avant d'aborder les textes qui en établissent la domination, nous tenterons


de schématiser cette unité, cette cohérence de la structure sociale et po­
litique de la démocratie athénienne. Notre point de référence est la cité
grecque du IVè et Vè siècle telle qu'on peut le lire à travers les textes
et les réalisations qui nous sont connues.
Certes, ce n'est pas d'un seul mouvement que la forme de la cité s'est trou­
vée ainsi produite dans le schéma abstrait de la " République" . Mais c'est
pourtant bien à cette période que nous nous référons ordinairement quand
nous parlons de la ville ancienne. C'est une forme qui nous voile ses abords
et qui vient se superposer à la démarche de Clisthène. Il nous parait im­
portant en effet de montrer les liens qui assurent la tenue des différents
niveaux de cette structure de façon à pouvoir circuler ensuite dans les tex­
tes que nous aurons à prélever.

2 - Une structure intégrée .

Cette structure peut être dite circulaire. Elle se constitue en noyau et en


cercles concentriques qui s'étagent autour du noyau.
Au centre : le logos.
Il est à la fois raison, norme, loi. Son exercice- qui est celui d'une parole
distributrice procède de l'intelligence ( noos ) et se produit sous la con­
duite de la science ( episteme).
Ce logos qui règne ainsi, au centre, sur toutes les activités théorétiques
est le fief politique des citoyens " plus égaux que les autres" ( dit
Platon) qui en détiennent l'exercice. Se superpose donc à un centre de raison,
un pouvoir d'action pour la cité : c'est lui qui aux mains des citoyens à
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part entière fait l'unité des autres cercles.


Car s'étagent autour de lui, satellisés, les genres inférieurs de la pensée,
dont l'opinion ( doxa) représente le plus commun. Cette doxa est l'apanage
des classes sociales écartées du pouvoir: femmes, enfants, artisans. La
distribution sociale s'accorde donc à une répartition des genres de la pensée.
Plus encore : l'espace de la cité est construit sur cette répartition, qui
ancre dans le concret ( donne à voir ) la figure concentrique du dispositif.
Ce schéma répète celui de la cosmologie , ou l'astre solaire est fixé dans
des limites, tandis que les astres errants , comme la doxa dont ils sont
comme l'analogon, tournoient dans le ciel .
Trois niveaux : l'intelligence, la société, le monde, sont ainsi liés dans
une seule figure.

Si l'exercice théorétique occupe la place prépondérante, la techné se trouve


déporté vers le cercle voisin, inférieur en dignité et sa place est fixée
par la loi de cet univers dont aucun élément n'échappe à la dispsition inté­
rieure.
Niveaux de sens et niveaux de pouvoir se correspondent . Au sens plein et au
discours de l'être, attribut* du logos, appartiennent les discours de fonda­
tion. Au*sens malléables; divers, errants de la doxa correspondent les réali­
sations techniques faites d'occasionnelles recettes. Le phénomène est l'apa­
nage de ce niveau, qui ne tire sa beauté ou sa cohérence que d'avoir partie
liée avec le noyau du sens plein.
Au-delà encore, le sens se disperse en fantômes et miroirs fugaces. Enfants
et femmes ne sont pas dans le sens, mais dans une périphérie du logos tout
juste digne d'être écoutée.
Enfin, par delà les frontières de cet univers clos sur son milieu, le sens
se dégrade en non-sens : l'esclave, l'étranger, le barbare n'ont pas accès
même à la parole doxique.

3 - Statut et place de l'architecture.

Dans cet étagement réglé du sens - à partir du centre unificateur et universa­


lisant du logos - il faut avouer que la place d'un savoir-faire tel que
l'art de bâtir est assez ambiguë .
Contrairement à d'autres savoir-faire bien situés dans la hiérarchie des
valeurs, l'architecture se voit dotée d'une situation"mixte" , qui à la fois
l'approche et l'éloigne du centre.
Ainsi la poésie, art de l'imitation et du vraisemblable jouit du privilège
d'avoir comme soutien une théorie - celle qu'Aristote nous livre dans sa
Poétique. La peinture, elle, art de l'image se voit traitée en plusieurs
endroits des dialogues platoniciens, pour être reléguée ou simplement rejetée:
ne contaminerait-elle pas la vision de ce qui ne peut se voir sinon par l'es­
prit ? Ainsi ces deux techné - que nous nommons actuellement " arts " sont-
elles tenues séparées par le discours qui les soutenant les tient écartées.

Sans doute faut-il voir là - hypothèse plausible - la crainte que leur séduc­
tion ne fasse dévier de la voie droite les raisons des citoyens au mépris
de la recherche de la sagesse.
Toutes deux, poésie et peinture, ont donc suscité bien des mises au point.(2)
Les métiers d'artisans eux, n'ont nul besoin d'être écartés : ils le sont
par nature- pourrait-on dire - et ne narguent pas sur leur propre terrain ni
le logos dont ils ne participent pas, ni la vision de la vérité, qu'ils igno­
rent.
Ils entrent simplement dans l'unité de la cité en tant qu'utiles à divers
degrés. Ils seront hiérarchisés d'après cette fonction d'utilité publique
reconnue par tous.
D'autre part, ils seront aussi étagés selon le principe qui les conduit -
savoir-faire où le savoir notionnel est plus fondamental que le faire.
Faires qui n'ont pas recours aux notions pour s'exercer. Dans ce vaste chan­
tier, les prix seront distribués sous ces deux aspects.
Que ces savoir-faire soient doubles, nous en avons la confirmation dans un
dialogue de Platon : le Philèbe .

(1). " Divisons donc en deux ce qu'on appelle les arts ( technas), d'une part
ceux qui font cortège à la musique et dont les créations présentent moins
d'exactitude, d'autre part ceux qui se rattachent à l'art de construire
( tectoniké ) et sont plus exacts. " -PHILEBE 56 C .

La musique, dans ce texte, est le prototype des conjectures empiriques de


l'inexactitude et de la routine ... (2) " L'art de la flûte... ajuste ses
harmonies non par mesure mais par conjecture empirique, de même toute la
musique qui poursuit à coups de conjectures la mesure de chaque corde en vibra
tion, si bien qu'elle contient une forte dose d'imprécision et peu de certi­
tude.” PHILEBE 56 a .
(3) " L'art du stratège, de l'agriculteur, du médecin sont dans le même cas,
ajoute Platon. Mais l'art de la construction, le fait qu'il use de plus de
mesures et de plus d'instruments que tout autre lui confère beaucoup d'exac­
titude et lui assure une rigueur que n'a pas le commun des sciences.
Dans la construction des navires, dans celle des maisons et dans beaucoup
d'autres branches de la charpenterie, car on s'y sert, je pense, de la règle,
du tour, du compas, du cordeau et de l'ingénieux instrument qu'est l'equer-
re .” ( prosagogos ) . PHILEBE 56 b-c
Mais cet accès d'enthousiasme pour l'art de construire vient peu après se
confondre car si une partie de l'art de bâtir est bien relié au calcul et
à la géométrie, il n'en reste pas moins que l'art du calcul et de la mesure
qu'il utilise " n'a rien de commun avec la géométrie philosophique et avec
les calculs savants ." PHILEBE 56 e

Il y aurait donc un partage entre les arts de la rigueur et ceux du hasard.


Mais simultanément, on note ce même partage pour chaque " art " particulier
qui regarde des deux côtés et se divise en deux disciplines, comme il en
va de la gymnastique par rapport à son double la cosmétique, ou comme de la
médecine au regard de son double la gymnastique .
On peut alors augurer que l'architecture pourrait bien être double elle aus­
si, et que son"noble " exercice pourrait bien s'accompagner d'un autre, plus
conjectural, plus " empirique ", du côté des recettes et des routines.
Aristote ne se démarque pas de cette hiérarchisation. On trouve en effet
dans " l'Ethique à Nicomaque ", au livre I, 1 :
(4) " Les fins auxquelles tendent les arts et les sciences sont distinctes.
Les unes consistent dans des activités et les autres dans certaines oeuvres
distinctes des activités elles-mêmes."
L'activité de l'oeil, par exemple, est une activité immanente, ou praxis.
L'activité qui consiste à produire une oeuvre est transitive : c'est une
poeisis . Elle est inférieure à la première, mais elle est elle-même double:
les arts architectoniques poursuivent des fins supérieures à celles des arts

subordonnés.
(5) " Est architectonique l'art qui poursuit un but unique, par exemple l'art
de construire des vaisseaux a pour but le navire, mais sous l'art himmique
tombe l 'art de fabriquer des freins et tous les autres métiers concernant
l'harnachement des chevaux..."
A ce titre, l'architecture doit connaître la forme de la maison et en même
temps sa matière ( à savoir tuiles et bois ) . Mais dans cette répartition
la forme est supérieure à la matière . En effet, (6), ” les arts architecto­
niques ont pour oeuvre de connaître la forme, et les autres en tant que poiéti-
ques de connaître la matière." PHYSIQUE 194 a-b .
Cette double constitution se ré pète au niveau de la répartition des artisans:
(7) " les uns sont des chefs, ( architecton) car ils connaissent la théorie,
les autres des manoeuvres semblables à des choses inanimées". METAPHYSIQUE A 1
981 a.
Dualité qui est marquée au niveau des termes eux-mêmes . L' oikodomikos et le
tektonikos sont tous deux convoqués à rendre compte de l'activité de l'ar­
chitecte. Quant au terme " architecton ", il est employé pour désigner le
chef des ouvriers.
On peut imaginer que celui qui s'occupe des maisons est plus porté à l'empi-
rie que celui qui construit des navires ou de grands bâtiments: oikodomikê
et tectonikê sont deux faces d'un même art.
Suivant le cas alors l'artisan passe après le musicien si décrié tout à l'heu­
re, car il ne s'agit plus de faire routinier: c'est ainsi que dans le PHEDRE
248 e , il arrive en 7ème place après les artistes de la flûte mais que sur
son versant " géométrique ", le PHILEBE lui accorde une place supérieure.
Ce flottement dans le statut de l'architecte - artisan ou savant? - le met
à la merci d'une démonstration où il se trouve comme en otage pour servir
d'exemple. A ce compte le médecin est logé à la même enseigne, et c'est sou­
vent qu'ils apparaissent tous deux, côte à côte, dans les textes philosophi­
ques .
L'oeuvre accomplie par l'architecture, c'est " la construction d'habitations",
chose très utile comme est précieuse la santé .
L'architecture se logera donc avec les arts ( technai ) du corps, qui à la
fois s'intéressent au singulier et par quelque côté s'articulent à l'unité
de la science. La géométrie préside à l'action du bâtir, et la mesure, la pro­
portion appartiennent de plein droit aux sciences que promeut la philosophie.

A ce titre, la technique du construire est mieux logée dans la hiérarchie des


technê, que la gymnastique ou la cosmétique, et, étant plus utile que l'art
de jouer de la flûte ou de peindre des murs, se verra confinée dans un " sta­
tut d'utilité publique, pour le bien-être et le vivre ensemble " de la cité.
L'utilité que représente la construction d'habitations ou de navires empê­
che l'architecture de tomber au rang de la pure imitation, copie éloignée
de la vérité, mais ( La République ) lui interdit l'accès à la pensée del'ei-
dos, de l'Idée .
Car le point commun de toutes les techniques, qu'elles fassent ou non partie
des genres " nobles ", qu'elles se rapprochent ou non de la science, c'est
d'avoir l'objet de leur activité en dehors d'elles-mêmes. En cela, elles
diffèrent profondément - d'une différence incontournable de l'exercice de la
sagesse ( phronesis ) qui se nourrit d'elle-même et n'est pas déterminée de
l'extérieur . Un passage du CHARMIDE nous livre la clef de cette différence.

(8) "Si tu me demandais maintenant, étant donné que la médecine est la scien­
ce de la santé à quoi elle sert et quel avantage elle nous procure, je te
répondrais q u ’elle est fort utile, puisque son oeuvre propre est de donner la
santé, chose fort précieuse. Si tu me demandais à propos de l'architecture
( oikodomike ) quelle oeuvre elle réalise en tant que science de la construc­
tion, je te répondrais : nos habitations et ainsi de suite pour les autres
arts ( techné )... Mais ce qu'on connait de cette science, comment le connait-
on ? en matière de santé, c'est par la médecine et non par la sagesse qu'on
s'instruit. En matière de construction, c'est par l'art de construire ( oikodo-
mikon oikodomiké ), mais non par la sagesse ." CHARMIDE 170 .

Statut ambigu, donc, à mi chemin, ou à l'intersection des opérations théori­


ques et des opérations concrètes, disons à cheval sur la ligne de séparation
en genres et en classes .
Si l'architecte est tenu ainsi à l'écart de la pensée de vérité et de sagesse
tout en participant quelque part à la rigueur de la droite raison, droite
raison dont les instruments concrets sont la règle ( Kanon ), le compas et
le tour, il devient nécessaire qu'un lien supérieur court à travers sa tech­
nique pour qu'elle puisse prendre part à cette unité organique qu'est la cité.
L'hypothèse que nous développerons ici est que ce lien qui fait l'unité est
revendiqué comme le moteur de tout ce qui existe et cela bien plus avant dans
15

la pensée grecque, chez les Présocratiques, et qu’il sous-tend, dans les


formulations qui tentent de l'exprimer, toute pensée et toute activité
proprement citoyenne.
Comment ce lien qu'Hèraclite appelle " invisible " sous-tend-il et arti­
cule-t-il la technique du bâtir à l ’ensemble de la cité ? C'est ce que nous
allons nous efforcer de préciser.
Suivant par là-même la pente de cette double opération par quoi d ’un côté
l'architecture se trouve jouxter l'unité de l'intelligence du tout, alors
même que sa pratique se trouve engagée dans le divers singulier, nous suivrons
la hiérarchie installée par les philosophes que nous avons cités, et ferons
des éléments théoriques la clef architectonique de notre travail.
Aussi bien est-ce sur ces éléments que portent les textes que nous avons
à notre disposition.

LE PLAN . En premier lieu, donc, le lien ( Chapitre 1)


Ce lien nous le verrons à l'oeuvre dans la notion du "vivre ensemble
qui se trouve concrétisé dans"l'habiter" (chapitre 2 ).
Cet habiter dont Heidegger nous a tracé le dessin idéalisé, et qui
est indissociable d'une réflexion sur le " lieu propre" ( chapitre
3 ).
Lieu qui pour être " propre" est aussi bien " public" et se trou­
ve rapporté aux grandes cosmologies, au sacré et au politique
(chapitres 4 et 5 ) .
16

1» Héraclite
Le lien se dit " armoné " en grec : harmonie .
Un fragment d'Héraclite nous introduit directement à la pensée du lien :
(9) " Le lien qu'on ne voit pas est plus fort que le lien qu'on voit ".
Ce lien ( harmonie ) dit l'unité de toute chose. A laquelle le sage doit se
plier. Car cette unité harmonieuse est essentielle et divine; sans elle, il
n'y aurait que savoirs éparpillés et activités désorientées, éparpillement de
l'émotion et de l'opinion .
Aussi bien doit-on discerner dans l'harmonie une intention qui court à tra­
vers le monde, qui va, comme la foudre, et gouverne toute chose à travers
toutes choses :
(10) " SAVOIR QU'UNE INTENTION GOUVERNE TOUTE CHOSE A TRAVERS TOUTES CHOSES"
( fragment 41 )
A ce compte l'art ( to sophon) est un . Il est séparé des activités pratiques
ou des savoirs nombreux.
(11) " Un, l'art ". ( fragment 32)

(12) " La chose qui, séparée de toutes, fait l'art." ( Fragment 108 )
Il y a chez Heraclite une sorte de mépris pour les historiens ou enquêteurs,
hommes de savoirsen morceaux.
(13) Le savoir nombreux n'enseigne pas 1'intelligence(noon) " ( Fragment 40 )
(14) " Pythagore, fils de Ménarque, travaillait à savoir plus qu'aucun autre
homme au monde, ainsi par choix, il fait de ces ouvrages composites un art
à lui, une science universelle, un manuel du vice ( Kakotechné ) ."
( Fragment 129 )
Le lien alors se conforte à la fois d'un gnomen, d'une intention, et de l'u­
nicité de cette intention qui gouverne le tout . Le sage aura à exhiber ce
lien par la mise en avant d'un " dire ensemble " de ce qui est ensemble.
Non pas dire ensemble au sens de dire avec tous, mais de dire ensemble le
tout .
La chose commune est chose d'intelligence, son étymologie désigne le sun
( ensemble) comme ce qui fait la raison de l'intelligence : Sun-noos, ou
" Xunon ", ce qui est commun .
(15) "Si l'on parle avec intelligence ( noô), il faut bien qu'on se forti­
fie de la chose commune à tout ( xunô) comme la cité le fait par la loi (nomô)
Car elles se nourissent toutes, les lois des hommes, d'une loi divine ."
( Fragment 114 )
Cette loi divine, qui gère les lois humaines, et qui dit l'unité se lit aussi
pour ce qui est des astres.
En effet, le soleil ne lui échappe pas,.son mouvement est limité :
(16) " Le soleil ne dépassera pas la mesure ( metra) ou alors les Erinyes,
aides de justice, le rattraperont bien." ( Fragment 94 )
La justice elle-même est " liée " : ( le lien est lié ) .
( 17 ) " Ils n'auraient pas lié le nom de justice si ces choses-là n'étaient
pas ." ( Fragment 23 )
Le nom de justice ( diké ) est distinct de ce qui est ou juste ou injuste,
il est d'une abstraction supérieure parce qu'il LIE, qu'il rend les opposi­
tions particulières à leur unité .
De même, ces"choses-là" forment une unité, la plus belle qui soit, si le lien
les " dit ensemble " .
( 18 ) " Des choses jetées-là au hasard, le plus bel arrangememt, le Cosmos."
( Fragment 124 )

Cette réflexion d'Hèraclite sur l'unité du lien qui gouverne le tôut ne nous
paraît pas négligeable pour la constitution de la cité, à laquelle il donne
accès.
Nous savons avec lui qu'il est de l'ordre de l'intelligence et invisible,
qu'il gouverne mais qu'il est caché, qu'il unit en respectant les oppositions.
Ainsi, le rassemblement, l'arrangement, sont affaires de lien, de même que la
séparation que le lien maintient ouverte.
Il nous faut alors voir le lien comme tension, équilibre, chemin vers l'harmo­
nie, il doit être prononcé ( dit), concrétisé, dans le dire, pour que son
office de lien se poursuive.
Dire ensemble, c'est lier .

Mais que lie-t-il donc, ce lien ? Qu'est-ce qui doit être " dit ensemble " ?

2. PARMENIDE ici nous est d'un grand secours. Son poème s'ouvre sur une PORTE.

(19 ) " L à sont les portes ( pulais) qui ouvrent sur les chemins de la Nuit et
du Jour, encastrées dans un linteau, en haut et en bas un seuil de pierre.
Elles s'élèvent dans les airs, portes aux forts châssis, et c'est la justice
aux nombreuses rigueurs qui en détient les clefs au double usage... (...) à
écarter des portes le verrou chevillé, celles-ci s'envolèrent, créant un
espace béant entre les battants et faisant tourner en sens opposé les gonds
garnis de cuivre dans les écrous ajustés par des chevilles et des agrafes..."
( Parménide. Poème 11 à 18 )

Ainsi la porte, élément d ’architecture s'il en est, ouvre chez Parménide


l'accès au chemin où la vérité doit se prononcer. Cette porte aux doubles
gonds qui bat et bée sur un espace ouvert, a la double fonction de séparer
et de réunir . Elle limite l'étendue qui, nous le savons, est la gardienne
de la mesure à respecter.
Le seuil, le linteau et jusqu'à la minitieuse description des fermetures,
font office de séparation. Tandis que le lien est marqué par le simple pas­
sage à travers cette porte. Car ce que procure le passage, c'est le rassem­
blement, l'assemblage de deux mondes, que la voie traverse.

Non pas que quittant le premier monde, celui des apparences, on dût l'aban­
donner et aller à la recherche de la vérité - non pas d'un côté la doxa et de
l'autre l'epistémé - mais les deux tenues ensemble: telle est la voie.
Que la porte symbolise ainsi le lien, voilà qui pourrait étonner, si nous
ne savions déjà que le lien est pure tension, et qu'il ne s'agit pas de re­
noncer à un côté pour l'autre, mais de tenir ensemble.
L'être et la doxa, la vérité et l'opinion, sont " complémentaires " au sens
que nous attribuons maintenant à ce terme : quand l'une est déterminée,
l'autre est imprécise, et cependant nous devons compter sur leur assemblage.

Et Parménide poursuit :
( 20 ) " La diversité qui fait montre d'elle-même doit déployer une présence
digne d'être reçue, étendant son règne à travers toutes choses..."
( Poème, I, 31-32)
(21) " L a pensée ne coupera pas l'être de ses apparences, ni pour le laisser
se démembrer dans une dispersion totale, ni pour qu'il se rassemble du
dehors." ... ( Ibid IV )
(22) " ... nécessaire est ceci: dire et penser l'étant de l'être."
( Ibid VI, 1 )
Nous avons là le " double-gond " de cette porte dont nous avons affirmé
qu'elle était lien. Car le dire est différent du penser: il s'étend en uni­
tés discrètes coupées et séparées, se disperse, alors que le penser, conti­
nu, se ramasse à l'intérieur. Tous deux cependant, le penser et le dire,
sont convoqués ensemble. La différence entre la doxa et la vérité - l'étant
dans sa diversité et la vérité dans son unité- sont logés à l'intérieur
l'un de l'autre: ils se traversent.
L'intérêt de ce texte, pour notre anthologie, est la forme que prend cette
traversée: la porte à double gond.
Et sans doute pourrons-nous faire l'hypothèse que le bâtir, lui aussi, est de
telle sorte qu'il dit ensemble, ou montre ensemble - rend visible - l'in­
tention du lien.

3. Ajoutons à notre dyptique un troisième volet avec EMPEDOCLE .

Il s'agira aussi du lien qui rassemble: le poème des origines donne le mon­
de fait de morceaux disjoints et errants dans l'espace. Ce sont des formes
isolées qui s'assemblent au hasard:
(23) " mêlées sont nées les formes et couleurs des mortels "
( 450. B 71)
(24) ” Comme les joues sans nuques en nombre germaient soudain, les bras
sans armes ballaient veufs d'épaules, les yeux rôdaient solitaires en quête
de fronts..."
( 495. B 57 )
Le principe de l'assemblage des diverses formes mortelles, c'est l'amitié,
qui fait lien.
(25) ” Le principe qui produit le bien, Empédocle lui donne le nom de pholo-
tes et de philié, souvent d'harmonie aux yeux graves ”
( PLUTARQUE chap.48 370 d: de Iside à Osi-
ride)
Et toujours Plutarque à propos d'Empédocle :
(26) ” L'amitié réunit et lie, elle maintient unis, elle cherche à créer cette
amitié et ce caillage...’’
Les formes ne font corps que par la philia qui les tient ensemble: certains
membres s'aiment, d'autres se désunissent et se retournent errants.
20

Reprenons maintenant tous ces termes, le gnomen ou intention, la traversée


de toutes choses, le dire ensemble, la loi et l'amitié qui les lie:
Nous aurions là le foyer de termes qui nous conduirait à envisager la Cité
comme ce lieu du lien qui se montre lui-même et qui n'est pas éloigné du
" vivre ensemble " qui pour Aristote définit la société humaine.
Car le " vivre " est bien cette unité non disjointe du dire, du penser et
de l'oeuvrer en vue d'une fin: l'intention de rassemblement.
Intention que la polis met à l'oeuvre, selon la règle de la loi et dans la
concrétisation d'un corps " rassemblé ": un lieu .
Chapitre II. LE VIVRE ENSEMBLE: L ’HABITER

1. Le lien vivant: la philia

Etre rassemblé comme un corps dont les membres sont liés par l'amitié,telle
est la formule qui nous introduit dans la notion de ” l'habiter
Habiter veut donc toujours dire, ici, " vivre ensemble " .
Et Aristote ajoutera, pour distinguer les rassemblements animaux des ras­
semblements humains, l'adverbe " BIEN
Le " bien vivre " renvoie au vivre le lien en tant qu'il lie de l'intérieur
et non pas comme une contrainte venue du dehors. ( Souvenons-nous de Parmé-
nide et du " rassemblement qui ne doit pas venir du dehors").
Le lien est donc interne au rassemblement, répond à une intention et est à
lui-même sa fin.
Vivre bien, c'est aussi vivre dans le bien . Ce que prononce à sa façon le
terme PHILIA . La nature du lien est consensus, connivence. Il est à la fois
sexué - c'est Aphrodite qui lie - et cosmique - le monde , le kosmos est
rassemblement de ce qui, sans la philia, ne serait que chaos.

La philia lie aussi bien les êtres humains entre eux que les éléments de
la nature avec eux-mêmes, et les humains avec les éléments. Elle lie aussi
les différentes activités humaines, selon des différences qu'elle n'exclut
pas . (1)
Ainsi habiter, au sens grec, signifie-t-il une liaison constante entre les
différents niveaux de sens que revêt la vie civile.
Le dire et le penser, l'agir et le produire, sont parties prenantes de cet
habiter ensemble que la loi maintient dans les limites de la justice.

(1) Le lien sépare autant qu'il lie, la leçon d'Hèraclite n'est pas perdue
pour Aristote: un lien qui ne sépare pas est tout simplement une uniformité
destructrice de la pluralité urbaine: c'est là le totalitarisme de la Répu­
blique vue par Platon, contre quoi s'insurge le Stagyrite.
23

Nous avons glissé de la présence du lien invisible et comme abstrait, de


l'ordre du kosmos lié à celui de la cité, visible, et qui aménage la pensée
du lien; en en faisant le principe d'une répartition suivant l'égalité har­
monieuse. La notion se mathématise. Il s'agira maintenant de distribuer ce
lien de façon égale dans la Cité .

D'une part, le lien ( philia ) concernera les rapports inter-individuels


sous la forme psychologique de l'amitié entre égaux: Aristote consacre une
partie de l'Ethique à Nicomaque à cet aspect; d'autre part le lien constitue­
ra la pierre de touche de toute organisation civile sous forme de justice dis
tributive, proportionnelle .
L'harmoné, qui disait seulement le lien dit maintenant autre chose: la juste
proportion.

Que le lien introduise la notion d'égalité, de proportion et de mesure,


voil4 une innovation qui mesure elle-même la distance entre la recherche
présocratique sur les éléments du cosmos, leur mode d'articulation et d'au­
tre part l'établissement d'une Cité "juste", à la manière platonicienne ou
aristotélicienne. Le lien, si l'on peut dire ainsi, se socialise: il devient
principe et nature de l'homme politique.

En ce sens, habiter, c'est résider en consonnance avec ce lien en tout ce qui


touche la vie concrète. Entre les différents personnages d'une cellule socia­
le, entre leurs fonctions ( ergon ), leur activité et la totalité des
fonctions accomplies par la cité, se tisse " l'harmoné ": l'équilibre.
Ainsi, habiter, c'est beaucoup plus que se loger ou s'abriter, contrairement
à ce que développera la doctrine architecturale à l'âgeclassique. C'est
" bien vivre ensemble " selon la règle du lien.

Gardons cette notion à l'esprit pour comprendre ce que représente l'archi­


tecture pour la Grèce antique.
24

2. Construire le lien: la maison

Il faut voir " 1 'oikodomikos " comme celui qui met en oeuvre par sa fabrica­
tion ( poiesis) le lien de parenté, la familiarité ( philotiké). Aussi
bien ne se contente-t-il pas de se plier à des règles de fabrication usten-
silaire: encore faut-il qu’il prenne en compte la règle de justice inhérente
à son art.
Comme le précise Aristote: " Meta logou alethous” ( suivant la règle de
vérité ), à savoir: la raison.
Une règle invisible se superpose ainsi à la règle visible ( tour, compas,
equerre) et c'est bien là la règle du lien.

C ’est ce que nous dit encore Aristote: pour être grammairien, il ne suffit
pas de suivre les règles de la grammaire; il faut encore être grammairien,
faire acte de grammairien. Ici la praxis et la poiesis sont convoquées et
conjuguées:
(27) " C'est qu'il est possible qu'on fasse une chose ressortissant à la
grammaire soit par chance, soit sous l'indication d'autrui: on ne sera donc
grammairien que si à la fois on a fait quelque chose de grammatical et si
l'on a fait de façon grammaticales à savoir conformément à la science gram­
maticale qu'on possède en soi-même."

ETHIQUE A NICOMAQUE. 11,3. 1105 a.

(28) " Les choses qui peuvent être autres qu'elles ne sont comprennent à la
fois les choses que l'on fabrique et les actions qu'on accomplit.
Production et action sont distinctes ( poiesis et praxis).
Il s'ensuit que la disposition à agir accompagnée de règles est différente
de la disposition à produire accompagnée de règles.
De là vient qu'elle ne sont pas une partie l'une de l'autre, car ni l'action
( praxis) n'est une production ( poiesis), ni la production ( poiesis) une
action ( praxis). Et puisque 1'architecture est un art ( techné) et est
essentiellement une disposition à produire accompagnée de règles, et qu'il
n'existe aucun art qui ne soit une disposition à produire accompagnée de rè­
gles, ni aucune disposition de ce genre qui ne soit un art, il y aura iden-
25

tité entre art et disposition à produire accompagnée de règles exactes”


(meta logou alethous - mot à mot: suivant la raison vraie)

”...L 'art(techné) concerne toujours un devenir, et s'appliquer à un art,


c'est considérer la façon d'amener à existence une de ces choses qui sont
susceptibles d'être ou de n'être pas, mais dont le principe d'existence
réside dans l'artiste et non dans la chose produite.
L'art en effet ne concerne pas les choses qui existent nécessairement, ni
non plus les êtres naturels, qui ont en eux-mêmes leur principe d'existence.
ARISTOTE; ETHIQUE à NICOMAQUE. VI, 4, 1140a.

” En fondant une maison il faut avoir égard aux propriétés qui en dépendent,
ainsi qu'à la santé et au bien-être de ses habitants. Au terme ” propriétés”
on rattachera par exemple les questions suivantes : quel type de bâtiment est
commode pour conserver produits du sol et vêtements ? Quel type encore adop­
ter pour les fruits secs et quel type pour les fruits frais ? La même
question se pose pour les autres biens; que faire dans le cas de biens doués
de vie et dans le cas de biens inanimés, esclaves, hommes libres, femmes,
hommes, citoyens, étrangers? Et pour ce qui a trait au bien-être et à la san
té, la maison doit être bien aérée en été et ensoleillée en hiver. La mai­
son répondant à ces qualités sera exposée au nord et plus longue que large.
En outre, dans les exploitations importantes, il est semble-t-il, utile
d'installer un portier qui ne soit astreint à aucun autre travail que d'ob­
server soigneusement ce qu'on apporte et emporte.
Pour le bon usage de l'outillage, qu'on suive la méthode lacédémonienne:
chaque instrument pris individuellement doit occuper la place qui lui est
propre, car de cette façon étant toujours sous la main, on n'aura pas à le
chercher."
ARISTOTE} ECONOMIQUE . Livre 1.6.

La question du"propre" (oikeion) qu'Aristote ici utilise pour donner leur


place aux instruments peut être généralisée à tous les éléments vivants de
la maison: ils doivent être dans leur lieu propre: c ’est à dire respecter le
lien naturel ( la philia ) qui les unit et leur donne des droits à propor­
tion de leur rang.
La maison est le lieu du propre. Le "propre" étant entendu comme le proche,
le lié et le naturel.
26

Ainsi le rapport du père à la mère, de ceux-ci aux enfants, aux domestiques,


aux animaux et aux biens sont-ils conçus suivant la nature de chacun.
Mais la question du propre, nous le verrons, touche aussi aux éléments d'ar­
chitecture qui doivent prendre place dans la maison:
le " foyer " par exemple .
Chapitre III. Le lieu propre

Cette notion appelle la définition des éléments qui entrent en composition


dans l'opération de bâtir: à savoir une technique - ce qu'elle est - un
espace - quel il est - et une liaison - entre quelles parties du dispositif
global - .
De la technique nous savons déjà qu'elle est un " art " accompagné de règles,
et de cette règle nous savons qu'elle reprend le " lien " invisible, celui
qui tend son fil à travers cité, cosmos et citoyens. Soit: le logos. La
raison.

1. Le " propre "

Le " propre ", l'oikeion, rassemble alors en un point ce qui du lien se


trouve concrétisé dans une habitation, elle-même dans son lieu propre ( la
cité ). La propriété du propre, c'est encore une fois le lien qui existe
entre un élément donné (être vivant ou chose inanimée) et sa nature.
Sans doute est-ce là quelque chose de difficile à comprendre que cette liai­
son entre un donné visible tangible et sa règle de vérité: cette liaison
est de même sorte que celle qui, chez Heraclite établissait une connivence
entre les lois de la cité et la loi divine. Etre dans son lieu propre, c'est
être d'accord ( s'harmoniser, se lier ou encore: consonner ) avec sa propre
nature. Ainsi le lieu propre de la pierre est-il la terre, dont la pierre est
composée. C'est là que la pierre sera oikeion, chez elle .
L'homme, lui, sera chez lui dans la cité, c'est elle son lieu propre, dans
la mesure où sa nature y correspond. Mais ce lien ainsi tendu entre son lieu
et sa nature n'est pas pour autant universel: à chaque fonction, à chaque
classe, à chaque rapport, son lieu.
La cité est ainsi composée d'une multitude de lieux propres, et non d'un
seul.

Unité ou diversité, tel est l'enjeu que met en oeuvre le lieu propre. Ce ser
29

là une bataille, bien connue, entre Platon et Aristote. Pour le premier, le


lien doit être total: une communauté où tous les biens se partagent ( Répu­
blique ); la philia est à ce point dominante que femmes et enfants sont en
commun. A ce compte, réplique Aristote ( Politique, livre II ), la cité
devient non plus une symphonie mais une homophonie, et de rythmée devient
" basique apylatie sur un seul son.
En revanche, si nous usons de la notion de lieu propre, nous sauvegardons les
différences, en même temps que le lien.

(31) ” Nous considérons l'amitié ( philia ) comme le plus grand des biens
pour la cité, et Socrate loue tout particulièrement l'unité de la cité: on
y voit l'oeuvre de l'amitié. " POLITIQUEt II 1262 a.
A condition toutefois que cette unité ne devienne pas"unisson", qu'elle
n ’ap latisse pas les différences
(32) "Il y a un point où la cité en progressant vers l'unité cessera d'en
être une ou elle sera encore une cité mais près de ne plus l'être: une cité
inférieure, comme si on faisait de la symphonie un unisson ( homophonian)
ou du rythme ( rythmos ), une unique mesure ( basin )
POLITIQU: II, 1263 b.

Le lieu des différents lieux, qui fait lien entre eux, c'est donc la cité du
bien-vivre ensemble. Encore faut-il préciser ce qu'il en est d'une définition
de cet espace particulier qu'est"le lieu " . Définition cette fois physique.
Nous devons pour cela faire table rase de nos habituelles conceptions de
l'étendue, que nous appelons " espace " et par lesquelles nous entendons une
unité d'aperception globale, abstraite, assortie d'attributs non moins abs­
traits. Nous aurions à revenir sur une conception beaucoup plus ancienne,
qu'Aristote reprend lui-même pour en fournir une explicitation et l'actuali­
ser dans son livre de "Physique ". Alors seulement pourrions-nous commencer
à comprendre que cette conception, ainsi précisée, fait partie d'une réfle­
xion " propre" à l'architecture, dont elle trace, pour ainsi dire, le lieu
d'application.

2. Ce qu'il en est du lieu

A la différence de " l'espace ", le lieu existe. Il existe et a une puissance


(33) " Il détermine en effet le mouvement des corps: dans la nature en effet,
chaque détermination est définie absolument: le haut n'est pas n'importe quoi
mais le lieu où le feu et le léger sont transportés, de même le bas n'est
pas n'importe quoi mais le lieu où les choses pesantes et terreuses sont
transportées." PHYSIQUE IV, 208 b, 8 .

(34) " La puissance du lieu est prodigieuse et prime tout, car ce sans quoi
nulle autre chose n'existe est premier nécessairement. Il existe sans les
choses puisqu'il n'est pas supprimé quand ce qui est en lui est détruit."
PHYSIQUE IV, 208 b, 22.

L'espace en revanche n'est qu'objet de pensée:


(35) " Les objets mathématiques sont dans un espace , mais non dans un lieu."
PHYSIQUE IV, 208 b, 22 .

Le lieu est donc un élément naturel, et, comme la nature, impose sa finalité.

3. La limite .

Le lieu n'est ni forme, ni matière, ni intervalle: il est limite.


Il n'est pas la forme de la chose car:
(36) " Les extrémités de ce qui enveloppe et du corps enveloppant sont les
mêmes. Assurément donc, ce sont là deux limites, mais non du même être. La
forme est limite de la chose, et le lieu, du corps enveloppant ."
PHYSIQUE IV 211 a.

Il n'est pas matière car:


(37) " la matière n'est pas séparable de la chose ni de l'enveloppe, ce qui
sont les deux caractères du lieu."
PHYSIQUE IV 212 a.

Il n'est pas intervalle car:


(38) " Si l'intervalle, pris en soi, était capable d'exister en soi et de
subsister par soi-même, les lieux seraient infinis."
..." Quand on verse l'eau d'un vase, le corps enveloppé par le vase est rem­
placé par l'air, mais toutes les parties de l'air feront dans le vase ce que
31

faisait toute l'eau dans le vase."


..." Ainsi le lieu est bien seulement la limite du corps enveloppant. Le
corps enveloppé étant celui qui est mobile par transport."
" Le lieu veut être immobile , aussi bien un navire qui est en mouvement sur
un fleuve a pour lieu le fleuve dans son ensemble, parce que le fleuve pris
dans son entier est immobile. C'est un vase qu'on ne peut mouvoir."
" La limite immobile immédiate de l'enveloppe, tel est le lieu."
PHYSIQUE 212 a 20.
( 39) " Conséquence : le lieu paraît être comme un vase: une enveloppe. En
outre le lieu est avec la chose car avec le limité, la limite."
PHYSIQUE 212 a 28 .

Cette théorie du lieu aristotélicien nous importe car elle définit d'une
part le lieu comme naturel, existant et d'autre part celui-ci se trouve
alors aller avec les corps qui se meuvent et ne peut être perçu sans eux.
La définition du lieu comme limite implique aussi l'existence de plusieurs
lieux, qui sont tous enveloppés eux-mêmes par l'univers, le tout, qui n'a
rien qui l'enveloppe lui-même.
Le monde se limite lui-même, il est le lieu absolu.
De même que la cité est le lieu naturel, absolu, le tout des lieux singuliers
qui sont limites des actions naturelles des différentes fonctions de l'hom­
me.
Comme le lieu absolu, la cité a sa fin en elle-même, et c'est cette fin qui
est cause des parties qui la forment.
Elle est limite absolue des limites partielles des corps qui la composent.
Cette définition donnée dans le politique convient à la fois à la cité
comme fin et lieu naturel et à la nature en général: c'est ainsi en effet
que les choses sont réparties dans la nature en vertu des fins de la nature
elle-même.
Il en vient une conséquence non négligeable, c'est que toutes les actions
entreprises au sein de la cité par quelqu'artisan ( un architecte, par
exemple) et qui ne se rapporteraient pas à la cause finale seraient des
accidents, et en quelque manière " des monstres
Car elles ne se rapporteraient pas à leur fin naturelle et ne prendraient
place dans aucun lieu.
(40) " Si un corps a avec lui un corps qui l'enveloppe, il est dans un lieu,
sinon, non ."
PHYSIQUE IV 212 a 28 .

Un corps, comme un bâtiment, doit donc pour être dans un lieu avoir comme
limite l'enveloppe totale, soit ici: la cité.
Cette condition nécessaire entraine une classification des oeuvres: ou elles
sont nécessaires ( autrement dit entreprises suivant la cause finale ) ou
elles sont des erreurs ( de la nature ou de l'art). Car il en est de l'art
comme de la nature. Les mêmes fins lui sont attribuées, et à y échapper,
il errerait:
(41) " Il y a aussi des fautes dans les choses artificiellest il arrive au
grammairien d'écrire incorrectement, au médecin d'administrer sa potion mal
à propos...Si donc il y a certaines choses artificielles où ce qui est cor­
recte est déterminé par rapport à sa fin, tandis que les parties fautives
ont bien été entreprises en vue d'une fin, mais ont été marquées, de même
en est-il pour les choses naturelles et les monstres sont des erreurs de la
finalité. "
PHYSIQUE II 199 b.

Et la finalité n'est pas un objet de délibérations; elle s'impose absolu­


ment :
(42) " Voyez l'art: il ne délibère pas. Si l'art de construire des vaisseaux
était dans le bois ( qui aurait ainsi sa finalité déterminée) il agirait
comme la nature . Le meilleur exemple est l'homme qui se guérit lui-même:
la nature lui ressemble."
PHYSIQUE II 199b .

Et pour terminer avec cette finalité qu'impose le lieu naturel, dans un


chapitre où il s'agit de reconnaitre de quelle nécessité - hypothétique ou
absolue - se soutient la nature ( phusis ), la comparaison qui vient sous
la plume d'Aristote est celle de la maison.
(43) " Les philosophes ( ceux qu'Aristote critique ) jugent que le mur se
produit nécessairement parce que les graves sont transportés naturellement
vers le bas et les légers vers la surface; ainsi les pierres et les fonde­
ments en bas, la terre en haut, par légèreté, et le bois tout à fait à la
surface: en effet c'est le plus léger.
La vérité, cependant, est que sans cela, la génération de la maison n'aurait
pas lieu, mais elle n'a pas lieu par cela, mais en vue de couvrir et de con­
server... Partout ailleurs aussi, les choses ne sont pas sans les conditions
nécessaires, mais ce n'est pas par ces conditions qu'elles existent mais
par leurs fins ."
PHYSIQUE II 200 a.

Que le lien soit ainsi une limite, et provoque une série d'enveloppements
voilà qui n'est pas pour surprendre, puisqu'aussi bien le lien ( la philia )
est ce qui réunit en séparant.
La séparation : la limite est aussi protection contre l'indéfini ou l'infi­
ni: cette forme de chaos où tout est indistinct. Elle permet le rassemble­
ment et le promeut contre la dissémination laquelle est la forme archaïque
de la société.
Cette notion est une des grandes figures de la pensée grecque et se pense
comme défense contre 1 'apeiron ( l'ouvert, le non-fini, le non-formé).
Elle a son efficacité pleine dans la pensée modélisante de l'urbanisme;
en tant que pensée modélisante, sa figuration concrète est le cercle.
C'est par le cercle ( ou la sphère ) que se définit le grand tout, l'uni­
vers, dont les limites partielles qui enveloppent les corps sublunaires ne
sont jamais que la répétition.
La limite fait ainsi lien avec le monde, ce que nous dit fort bien Aristote
au livre IV de sa Physique :

( 44) " A la vérité, les parties d'un tout se mouvront. Elles s'enveloppent
mutuellement. Mais le tout, s'il se meut en un sens, en un autre non. En
tant que tout en effet, il ne change pas de.lieu, mais il se mouvra en
cercle... Car tel est le lieu qu'il faut attribuer aux parties...
Le ciel n'est pas quelque part ou en un certain lieu. Le tout n'est pas
quelque part: à côté du tout de l'univers, il n'y a rien en dehors du tout,
34

car le ciel est le tout.

Or le lieu, ce n'est pas le ciel, c'est 1'extrémité du ciel qui est en


contact ( symphise ) avec le corps mobile, comme limite immobile."
PHYSIQUE IV 5.
36

Chapitre IV. La Ville .

1. La cité plurielle : une nature .

A la différence des pratiques modernes, la recherche des liaisons n'est pas


dévolue à 1 1urbaniste qui tente de faire communiquer des éléments isolés
entre eux, mais à l'architecte qui s'occupe de la proximité où vivront les
citoyens à l'intérieur de leur maison. Il sait en effet que bâtir des mai­
sons où bien vivre ensemble, ce n'est pas isoler du reste de la cité quel­
ques particuliers bien protégés, mais qu'il y a entre la cité et les maisons
qui la composent physiquement un lien métonymique ( ce qu'Alberti reprendra
à son compte, près de deux millénaires après ). La partie ( l'oikeion) n'est
autre que le tout ( la cité ) si l'on considère qu'elle la répète en tout,
d'une part et que d'autre part elle y a sa fin: au-dessus des causalités
contingentes par quoi est construite la maison, règne la cause finale qui
n'est autre que le bien-être de tous, autre dénomination pour la cité, la
Polis .

C'est aussi savoir que 1'" oikeion" ( le proche et le propre) qui constitue
la maison, la communauté, se loge lui-même dans un autre oikeion, plus lar­
ge: le lieu qui enveloppe chaque " oikeion " particulier de sa définition
générique: la ville.
De proche en proche, le lien s'étend et forme la communauté sociale élargie.
Non pas à la manière dont des unités s'additionnent, mais à la manière dont
elles se rassemblent. En un seul lieu .

(45) ” C'est en effet l'unité du lieu ( topos eis ) qui fait l'unité de la
cité ( mias poleos ), et les citoyens sont ceux qui ont en commun ( koinô-
noi ) leur unique ( mias ) cité
POLITIQUE II, 1261 a.

Mais être lié par le bien vivre ne veut pas dire que tout doive être partagé
37

également. Il faut garder des différences car la cité est pluralité(plêthos)

(46) " ...Selon la nature, le village est, semble-t-il, une colonie de la


famille} et ses membres, certains les appellent frères de lait, enfants et
petits enfants; c'est justement pur çà que les cités, à 1'originej étaient
gouvernées par des rois comme le sont aujourd'hui encore les peuples}
elles se formèrent de gens soumis à des rois: toute famille en effet est sou
mise à la royauté du plus âgé, et les colonies sont dans le même cas par
suite de la communauté d'origine. C'est ce que dit Homère,
( Chacun de ses enfants, de sa femme est le chef...), car les familles
étaient disséminées, et c'est ainsi qu'elles vivaient autrefois.
La communauté née de plusieurs villages est la cité parfaite, atteignant
ainsi désormais le niveau d'autarcie complète, se formant pour permettre de
vivre, elle existe pour permettre de bien vivre."
ARISTOTE. POLITIQUE I, 1252 b.

(47) "... Il est évident que la cité est une réalité naturelle et que l'hom­
me est par nature un être destiné à vivre en cité; celui qui est sans cité
( apolis ) est un être dégradé ou supérieur à l'homme: il est comme celui
auquel Homère reproche de n'avoir : ( ni clan, ni loi, ni foyer... ) ".
POLITIQUE I, 1252 b.
Pas moins qu'Aristote, Platon à sa manière définit la cité comme une réali­
té naturelle. L'utopie qu'il développe dans le CRITIAS est à cet égard
explicite. Mais le texte ici instaure par rapport au texte aristotélicien
une différence essentielle: en décrivant une cité idéale d'origine démiurgi-
que, et par là même affirmant clairement le primat de l'unité sur la plura­
lité, ce que critiquera Aristote par la suite.
Il reste que de l'un à l'autre, la filiation théorique est indubitable.
Nous l'avions vu au chapitre III: Aristote, dans sa théorie du lieu propre
s'est employé à démontrer le lien nécessaire existant entre l'élément et
le lieu qui correspond à sa nature.
Ainsi la cité d'Aristote était-elle composée de lieux multiples, il en allait
de sa nature.
Dans le Critias, Platon planifie l'île de Poséidon dans les domaines écono­
miques et politiques, avec toutes les spécificités et les différences qui
en découlent.
Une planification aux deux sens du terme : celui de la prévision, donc de la
définition des temporalités optimales et celui de la projection de la géogra­
phie du lieu sur un espace plan.
La médiation de la géométrie apparaît alors comme nécessaire à la pensée
des rapports idéaux entre les hommes dans la cité, dès lors qu'il s'agit
de leur donner un cadre " spatial ".
Et cette " géométrisation " joue le rôle d'une médiation entre cosmologie et
politique, ancrant cette dernière dans une nécessité divine, dès lors que le
système politique s'origine dans le commandement divin.
Unité donc du système politique en tant que produit d'un unique faire divin,
mais aussi en tant que le Dieu est l'unique ancêtre qui définit une descen­
dance fortement hiérarchisée.
C'est encore une cité " naturelle " que nous sommes conviés ici à penser .
Mais Platon la situe dans l'idéal: il y a eu décadence , et devrait-on dire,
en employant une terminologie aristotélicienne après-coup, " corruption
La Cité idéale a été corrompue. Dans cette dernière, l'espace produit est
à l'image de la génération divine: il s'ordonne très fortement à une cen­
tralité ( bien que les contradictions entre géographie et géométrie ne
manquent pas d'apparaître ), donc à un point unique, transposition dans
l'espace du commandement divin. C'est le sanctuaire :

(48) " Du côté de la mer, vers le milieu toutefois de 1'île entière, il y


avait une plaine, qui, d'après la tradition, a été la plus belle précisé­
ment de toutes les plaines et qui avait toute la fertilité désirable. Or
près de cette plaine, encore dans le milieu de 1'île, il y avait à une dis­
tance d'environ cinquante stades, une montagne, à tous égards de petites
proportions...
Sur ces entrefaites, Poséidon étant venu à la désirer ( Clitô ), il s'unit
à elle sur la haute colline sur laquelle elle habitait, il en abattit tout
alentour les pentes, la transformant ainsi en une solide forteresse, établis
sant les unes autour des autres, alternativement plus petites et plus gran­
des, de véritables roues de terre et de mer, deux de terre et trois de mer,
comme si, à partir du centre de l'île, il eût fait marcher un tour de potier
et éloigna du centre en tous sens ces enceintes alternées, rendant ainsi
inccessible aux hommes le coeur de la forteresse: il y avait encore, en
effet, ni navires, ni navigation. Puis, ce milieu de l'île, ce fut Poséidon
en personne qui, tout à l'aise en sa qualité de Dieu, lui donna sa parure,
en faisant de dessous la terre jaillir à la surface une double eau de source
l'une chaude, l'autre froide"...
CRITIAS, 113 c-e .

En un premier temps donc, le relief géographique est porteur d'une différen­


ce propre à valoriser un point unique: une haute colline dans le milieu de
l'île, aux abords d'une plaine. Colline qui sera le lieu de l'accouplement,
puis celui de la forteresse qui gouvernera l'île.
Poséidon démiurge est artisan, et simultanément entreprend une oeuvre géomé­
trique, dessinant les cercles concentriques.
Au centre de l'îlot central, plusieurs éléments bâtis :
(49) "... D'autre part, ce qui concernait l'autorité des rois les uns sur
les autres et leurs mutuelles relations était conforme à des ordres émanant
de Poséidon lui-même, tels qu'ils leur avaient été transmis par la coutume
et par une inscription que les premiers d'entre eux avaient fait graver sur
une stèle d'orichalque, érigée au centre de l'île, dans le sanctuaire de
Poséidon." IDEM. 119 c-d .

Le sanctuaire de Poséidon est bien ainsi le lieu d'une centralité politique


que redouble un rituel d'offrande .
Mais sans dissociation, c'est aussi le centre religieux :
( 50) ” Or donc, voici comment, à l'intérieur de l'acropole, avait été édi­
fiée la résidence royale : le centre même en était occupé par un sanctuaire,
consacré à la fois à Clitô et à Poséidon: lieu inviolable, enclos par une
clôture d'or. C'était à cet endroit qu'aux origines avait été par eux ense­
mencée et enfantée la race des dix princes royaux ...
La chapelle personnelle de Poséidon avait un stade de long ( 180 m), trois
plèthres de large ( 90 m ) et une hauteur proportionnée pour 1 'oeil à ces
dimensions.
... L'aspect extérieur en était quelque peu barbare: au dehors on avait re­
vêtu d'argent toute la chapelle à l'exception des assises extrêmes du fron­
ton, et ces acrotères étaient revêtus d'or. Quant à l'intérieur, il présen­
tait un plafond tout en ivoire, avec un bariolage, d'argent et d'orichalque
pour tout ce qui s'y voyait encore: murs, colonnes, pavement ; des statues
d'or y étaient placées... celle du Dieu... entourée d'un cercle de cent
Néréides...L'autel à son tour, était, par les dimensions et par le travail,
en harmonie avec le reste de cet édifice. Bref, la résidence royale était
celle qui convenait à la grandeur de l'autorité, celle qui convenait d'autre
part à l'ornementation du sanctuaire." IBID 116c-117a .

- Deux ordres dans la description: la géométrie et le symbolisme des maté­


riaux.
Le cercle, comme figure parfaite, est au principe de toute la composition.
Car il permet de penser l'ordre à partir d'un point unique; il permet égale­
ment de penser une hiérarchisation de l'espace.
41

Autour de l'ilôt central, en effet:


(51) ” D'autre part, la plus grandes des douves circulaires, celle dans la­
quelle la percée du canal faisait entrer la mer, avait trois stades de lar­
ge, et la levée de terre qui suivait avait une largeur égale à la sienne.
Des secondes enceintes, celle d'eau était larges de deux stades et, à son
tour, celle de terre était derechef aussi large que la douve précédente .
Enfin celle dont l'eau courait autour du coeur même de l'île, mesurait un
stade. Quant à cet ilôt central, dans lequel se trouvaient les résidences
royales, son diamètre était de cinq stades, et il était de tous côtés,
ainsi que les deux dernières enceintes et que le pont, lequel était large
d'un plèthre, entouré par une muraille circulaire en pierre... Pour ce qui
est maintenant des bâtiments, les uns étaient tout simples; dans les autres
on entremêlait les diverses pierres, tissant ainsi pour s'en amuser, un ba­
riolage de couleurs : ce qui donnait à ces constructions un agrément natu­
rel. En outre, tout le pourtour du mur attenant à l'enceinte la plus exté­
rieure avait été garni de bronze, utilisé comme on utilise un enduit, et,
d'autre part, le mur de l'enceinte intérieure, tapissé d'êtain fondu.
Quant à celui qui entourait l'acropole elle-même, on l'avait revêtu d'un
orichalque ayant 1 'étincellement du feu."
IBID 115 d- 116 c.

Plus on s'approche donc du centre, toujours vers plus de sacré, plus les
dimensions des douves diminuent. Progression en intensité, diminution des
quantités d'espace, lequel devient de plus en plus précieux. Ceci se ren­
force du symbolisme métallique : les matériaux de parures des enceintes
sont tour à tour de plus en plus précieux. Mais là aussi, en deux symboli­
ques, géométrie et ornementation sont mêlées.
Indissociables, ils définissent par la délimitation d'enceintes successives
le lieu auquel s'ordonnent tous les autres lieux.
La figure de la cité idéale est complète et se conjugue à la génération
divine. A la succession des naissances des princes de l'Atlantide corres­
pond l'attribution d'un territoire. Poséidon est source de vie. Il engendre
les princes, il fait jaillir les sources: le temps de la vie est à son tour
inscrit dans la figure, qui se clôt ainsi: elle condense le cosmos, la re-
42

ligion, et la politique en un même dessein.


Mais déjà l'espace d'une architecture concrète est à l'oeuvre: ce sont des
lieux cultu els spécifiés: autel, stèles, statues; murs,colonnes, pavement;
frontons, acrotères, plafond; bariolage d'or, d'argent et d'orichalque;
bariolage de couleurs pour"donner à ces constructions un agrément naturel".
La matière envahit le texte; le dessin apparaît; la diversité, authentifiée
du " naturel " à droit de cité.
L'île est aussi définie par son statut économique: l'abondance.
Il n'empêche que les Atlantes procèdent à un aménagement rationnel du terri­
toire. De la capitale, au centre, à la mer, ils ménagent un canal de naviga­
tion qui permet aux vaisseaux de se tendre à la ville, mais un canal scandé
de multiples contrôles militaires. Autour de la ville, à 50 stades ( 9km)
ils construisent une dernière enceinte:

( 52) " Mais une fois passées les portes extérieures, au nombre de trois,
alors, partant de la mer, et, dans toutes les directions, à une distance de
cinquante stades de la plus grande enceinte ainsi que de son port, venait
une muraille circulaire, qui se refermait sur elle-même contre la bouche du
canal du côté de la mer. Cet emplacement était peuplé d'un peuple d'habita­
tions pressées les unes contre les autrest la remontée du canal à son point
de départ, ainsi que le plus grand port, regorgeaient de vaisseaux et de
trafiquants qui venaient de partout et qui, de jour et de nuit, produisaient
par leur nombre et le tumulte de leurs parlers divers un fracas assourdis-
sant." 117 b- 118 a.

Le port, les lieux du commerce et de l'échange, échappent totalement à


l'ordre cosmique et géométrique. Le fracas, le tumulte, le désordre, l'entas
sement y régnent. Nous sommes dans la sphère du privée, qu'il s'agisse de
l'habitation ou du commerce. Mais il s'agit aussi de la relation aux dehors
de l'île.
Le mélange est ainsi ce qui perdra les Atlantes:
(53) " Mais quand vint à se ternir en eux, pour avoir été mélangé, et main­
tes fois, avec maint élément mortel, le lot qu'ils tenaient du Dieu; quand
prédomina chez eux le caractère humain, alors, impuissants désormais à por-
43

ter le poids de leur condition présente, ils perdaient toute convenance


dans leur manière de se comporter,..." 121 a-b.

La sphère de l'économie possède néanmoins également des niveaux de rationa­


lité. Ils ressortissent à un maillage du territoire, constitué d'un réseau
de canaux navigables parallèles entre eux, 'équidistants sur la plaine
rectangulaire, auquel se superpose un ré eau plus fin de chenaux également
navigables et convergents cette fois sur la ville.
Ils assurent l'approvisionnement de la ville et permettent une distribution
harmonieuse des ressources du pays. Il en va de même de l'administration
du pays, de l'impôt, de la levée des hommes d'armes et de tout ce qui regar­
de le bien public. Dès lors, en revanche, qu'il s'agit de l'autarcie du
système, on retombe dans la complétude de la figure. Ayant affaires aux in­
térêts particuliers et à l'échange avec le dehors, la corruption guette.
La Capitale " intra-muros " quant à elle s'ordonnera à l'usage pour ce qui
est des lieux collectifs:

(54) " Parlons maintenant des sources, de celle d'où coulait de l'eau froide
et de celle d'où coulait l'eau chaude; le débit en était d'une abondance
illimitée; comme pour l'agrément et la vertu de ses eaux, chacune des deux
était, de sa nature, merveilleusement douée pour être utilisée* cette utili­
sation consistait en constructions de bâtiments et en plantations d'arbres,
selon ce qui convenait au caractère de l'eau utilisée par eux.
De ces constructions » disposées autour des sources> les unes étaient des
réservoirs à l'air libre, les autres des réservoirs couvert pour l'hiver
et destinés aux bains chauds: d'un côté les réservoirs royaux, de l'autre
côté ceux des simples particuliers; et d'autres encore pour les femmes,
sans compter ceux qui étaient réservés aux chevaux et en général aux bêtes
de somme, chacun d'eux doté pour son compte d'une ornementation en rapport
avec son objet. Quant à l'eau courante, les Atlantes la conduisaient vers
l'enclos sacré de Poséidon, à des arbres de toute sorte auxquels la qualité
du sol donnait une beauté et une hauteur vraiment divines, et ils la déri­
vaient aussi vers les enceintes circulaires extérieures par des canaux de
dérivation qui suivaient la ligne des ponts. En cet enclos, enfin, avaient
été aménagés par leur travail nombre de temples, et consacrés à nombre
de divinités} beaucoup de jardins; beaucoup de gymnases pour les hommes, de
manèges pour les chevaux, à part dans chacun des ilôts des deux premières
enceintes circulaires ! et, en outre, dans le milieu du plus grand des ilôts,
avait été réservé un hippodrome, large d'un stade,,. Tout autour de celui-
ci, il y avait de place en place des casernes pour la majeure partie de la
garde royale, tandis que, à ceux qui étaient les plus fidèles, avait été as­
signé un corps de garde dans la plus petite des enceintes, et attenant
davantage à l'acropole... Pour ce qui est des arsenaux, ils étaient remplis
de trirèmes..." 116a-117e.

Tout ceci se passe toujours à l'intérieur de l'enceinte constituée par la


première douve circulaire. Point d'habitations mais un certain nombre de
lieux collectifs et le domaine des guerriers. Les prérogatives sur les rèser
voirs d'eau permettent de poser les différences de statuts entre les nais­
sances dans la société. Différences qui se marquent dans la distribution
de l'espace mais également dans l'ornementation. Laquelle semble chaque foi
venir redoubler, pour le regard des hommes, l'expression d'une distribution
hiérarchisée du territoire. Ce qui était vrai tout à l'heure pour la corré­
lation entre la progression vers le centre et la progression en intensité
de la préciosité des matériaux l'est encore ici au regard de l'usage.
Comme s'il fallait produire les signes, imiter en quelque sorte ou traduire
la figure géométrique en une réalité tangible.
Mais cet usage de l'ornement, des matériaux précieux est néanmoins loin
d'être secondaire. Car il permet de plier le réel à l'ordre cosmologique
sous-jacent, ou plutôt de décrire une réalité qui pourrait correspondre à
la Cité idéale.
Nous avons en effet d'un côté la figure géométrique parfaite, qui permet
de transposer dans l'espace une nécessité cosmologique et un ordre politi­
que, de conjuguer la loi du genre ( genos), la génération des rois à partir
de Poséidon l'ancêtre commun et le système de la Polis, jusqu'à son organi­
sation économique d'ensemble, par les grands tracés fluviaux. C'est ainsi
que la centralité politique et la centralité religieuse peuvent se confondre
La loi politique ( Polis) s'identifie à la loi des frères ( genos ).
De l'autre côté, il y a les intérêts particuliers, le tumulte et le fracas
assourdissant, l'entassement et le désordre propre à l'agglomération des
hommes que la loi est censée contenir. Entre deux, certains éléments natu­
rels viennent conforter une conception éternitaire et théologique de l'his­
toire.
Il s'agit du relief naturel, suggérant un ordre caché par la présence d'une
colline au milieu de la plaine. Il était écrit que le Bien ici viendrait
s'accoupler à Clitô.
Il s'agit de l'eau, source de toute vie. L'eau qui est au fondement de l'or­
ganisation de l'île, qui est le support de la distribution des richesses.
L'eau dont l'usage permet de définir des différences sociales et qui est
aussi le point de départ d'une organisation de l'espace public dans la
Capitale. L'eau est aussi au fondement de l'organisation de la défense mili­
taire de la ville, et enfin relie directement la ville à l'extérieur de
l'île.
Il s'agit des matières précieuses, dont la pureté atteste la divine origine
de la nature, tout en ayant une incontestable concrétude. Les matières pré­
cieuses s'insèrent dans un système symbolique qui évoque directement le
sacré. Enfin, l'ornementation, qui n'est pas un élément naturel mais dont
la fonction est d'imiter - et contrairement à d'autres textes platoniciens
( le Timée 52.c; la République livre X.) ce n'est pas ici dévalorisé - la
nature- " le bariolage de couleur " vaut pour l'agrément naturel- ( ici le
désordre est agréable...). L'ornement des différents réservoirs qui en spé­
cifie l'usage en fonction du caractère sacré ou public, mais dans un dépar­
tage général des naissances:royales ou non; citoyens ou femmes; hommes ou
bêtes; chevaux ou bêtes de somme.
Et pour finir une débauche d'ornement concernant l'enceinte sacrée, pléthore
de matériaux et de détails mis en oeuvre qui suggèrent l'importance du tra­
vail des hommes, à quoi il faut ajouter une statuaire impressionnante.

Pour ce qui est donc du fondement de la Cité idéale, l'architecture, à l'en­


tendre tantôt comme ce qui est offert au regard- ornements divers, à quoi
il faut ajouter une mention de la bonne proportion pour le sanctuaire de
Poséidon, tantôt comme un ensemble de délimitation et de découpage de l'es­
pace en lieux qualifiés du point de vue des rapports entre les hommes et
46

surtout dans leur rapport avec le cosmos, l'architecture donc a sa pleine


place en tant qu'elle permet d'actualiser le lieu de toute chose, et en par­
ticulier entre cosmologie et politique, lien qui s'énonce au préalable dans
l'abstraction d'une figure géométrique mais trouve dans l'architecture son
expression concrète.
Et c'est la perte de ce même lien qui d'ailleurs brisera la Cité idéale puis
que:

(55) ” Pendant de multiples générations, aussi longtemps que la nature suf­


fit à les inspirer, les Atlantes restèrent dociles à la voix de sa législa­
tion et favorablement disposés à l'égard du fondement divin de leur mutuelle
parenté. Ils avaient en effet des façons de penser pleines de vérité et
grandioses à tous égards} ils se comportaient avec une mansuétude accompa­
gnée d'intelligence, aussi bien envers les constantes vicissitudes de la
vie, que les uns envers les autres...Mais, d'une vue claire, ils observaient
que tous ces avantages s'accroissent par l'effet de cette amitié qui, avec
l'accompagnement de la vertu, en rend commun le bienfait} tandis que le
zèle et l'estime dont ils sont l'objet les font eux-mêmes diminuer et qu'ils
s'anéantissent simultanément avec l'amitié vertueuse dont je parlais..."
120 e- 121 b.
47

Digression 1 :
L ’espace de la démocratie athénienne .

La Cité idéale est donc forte du lien d'amitié entre les hommes (philia)
mais également de l'Unité du Kosmos et du politique ( cf. Timée 30-34) ici
représenté par le fondement divin de leur mutuelle parenté - Unité qui à
la différence d'Aristote exclut les pluralités: celle du mélange et celle des
appétits singuliers.
Ce lien entre le cosmos et la Polis prend ses racines, ainsi que l'attestent
les nombreuses références à Solon, dans les pensées politiques de Solon et
de Clisthène, comme JP Vernant (6) l'a suffisamment montré.
Lesquelles pensées sont à inscrire dans la tradition présocratique du lien.
Afin de mieux comprendre la pensée platonicienne de 1 'espace,retraçons-en
les grandes lignes que le Timée reprend pour l'essentiel, pour ce qui ■
concerne le cosmos.
Solon et Clisthène, qu'en d'autres lieux il conviendrait de bien distinguer,
sont les grands réformateurs politiques du Vlème siècle. Le projet politique
essentiel est celui de l'instauration en Attique d'une démocratie laique.
Une réforme des institutions ( dont un premier modèle aurait Thalès pour
origine ) instaurera une assemblée unique, la Boulé des 500 (que Thalès nom­
mait BouleutèrionJ qui se couple sur une réforme du calendrier politique
qui de duodécimal devient décimal pour un temps, lequel consacre l'alternan­
ce au pouvoir des différentes tribus de 1'Attique.
Le calendrier duodécimal ne vaut plus que pour les rites religieux. La figu­
re du cercle ( de la sphère ) y a une importance fondamentale. JP Vernant
articule l'apparition de ces réformes ( en particulier celle de Clisthène)
sur la cosmologie d 'Anaximandre qui fait, au Vlème siècle également, de la
terre le centre géométrique de tous les points de la circonférence céleste.
Elle se trouve de cette façon " équilibrée ", stable, n'ayant alors aucune
raison d'aller plus à droite qu'à gauche. Apparaissent des rapports de
symétrie et de réversibilité entre les éléments du kosmos,les directions
dans l'espace perdent toute valeur différentielle ( haut = bas = droite =
gauche ) et la signification sacrée qu'elles avaient auparavant dans un
monde étagé du chaos vers le Ciel.
L'apparition de cette " polis " de Clisthène consacrera l'écriture comme la
chose commune à tous les citoyens. Dans le même temps, l'agora, au centre
de la ville, sera le lieu du débat public, lieu homologue à la Terre au
centre du cosmos d'Anaximandre. En ce centre les citoyens sont considérés
comme des égaux devant la collectivité; dans cet espace disparaît toute
hiérarchie d'ordre divin et s'instaure une relation d'identité et de réci­
procité des citoyens les uns par rapport aux autres. C'est le Foyer com­
mun.
De par ce projet sur l'espace politique, l'agora politique se voit nettement
dissociée de l'Acropole qui constituait jusqu'alors la centralité symbolique
de la Cité, centralité religieuse et politique tout à la fois. A partir de
l'agora ( politique ), on trace une figure radiale qui partage le territoire
et en affecte chaque portion aux 10 tribus de l'Attique, qui sont recomposées
pour l'occasion.
En effet, c'est le territoire qui est dans ce projet au principe d'une
recomposition du corps social; son unité de base est en effet le Démos- au
départ une étendue territoriale qui tend Ainsi à se substituer à l'unité
tribale ( le genos ) . Cette unité territoriale permet par là même d'inté­
grer un certain nombre d'étrangers comme citoyens de l'Attique.
C'est ainsi que la Cité clisthénienne est indissolublement une organisation
politique et une organisation spatiale.
Ce très bref aperçu d'une période qu'ont su explorer tour à tour JR Vernant
P. Levèque et P. Vidal-Naquet pour donner un fondement supplémentaire au
texte platonicien précédent.(})
Mais aussi pour introduire à un autre texte de Platon, postérieure dans 1'
oeuvre et qui pose quant à l'espace citadin d'autres questions. C'est celui
des " LOIS " .
La Cité qui est décrite dans le texte " Les Lois " est encore une Cité
Idéale, qui se penserait à l'occasion d'une nouvelle fondation dans laquel­
le l'ensemble des institutions serait à inventer, et bien sûr, l'espace,
présenté comme un espace idéal :

( 56) " ... Pour qu'en outre, d'autre part, en ce qui concerne le territoire
tout comme la ville, il n'ait pas un peu l'air, en parlant de ce centrent
du cercle que , d'une façon générale, les lieux de résidence constituent
autour de lui, de raconter ses rêves et de modeler une Cité et des citoyens,
comme s'il travaillait de la cire. ! Certes, quand on formule ces sortes de
critiques, on n'a pas absolument tort. Mais voici comment l'auteur de telles
49

objections doit à part soi reprendre la question: le législateur, en effet,


j'en suis sûr, lui tient en retour ce langage :
" Dans ce que vous dites, chers amis, ne vous figurez pas que je méconnais­
se ce qu'ont de vrai les raisons que vous exposez présentement, Le malheur
est que chaque fois qu'il s'agit de réalisations futures, il y a une chose
qui est, je pense, on ne peut plus légitime: c'est pour celui qui présente
le modèle de ce dont il projette la réalisation de dire quels caractères ce
modèle doit avoir et de n'omettre aucun de ceux qui sont les plus beaux en
même temps que les plus authentiques. Mais s'il lui arrive que, dans le
nombre, il y en ait quelqu'un qui ne puisse pas se réaliser, de celui-là
seul il se détournera et ne fera rien pour le réaliser ; tandis que celui
dans les caractères restants, qui s'en rapproche le plus,., c'est celui-là
même pour la réalisation duquel il faut mettre tout en oeuvre",..
Les Lois V, 746 a-c.

Voilà qui est éclairant pour la fonction heuristique de l'utopie, et qui


établit clairement la distinction entre projet et réalisation. Par cette
dernière, il faudra tendre au mieux vers le modèle, dont il est dit par
ailleurs qu'il ne saurait être le réel lui-même.
50

3. L'arithmétique des " Lois

Mais voyons comme le modèle est précédemment décrit :


(57) " Sur ce, la ville sera divisée en douze portions, dont la première,
qui recevra le nom d'Acropole, sera affectée au temple de Hestia, ainsi que
de Zeus et d'Athéna} une enceinte l'entourera et c'est à partir de ce cen­
tre que se fera, en douze portions, le sectionement, tant de la ville même
que de tout le territoire, Les douze portions devront être égales sous le
rapport du rendement de la terre : petites, celles dont la terre est bonne,
grandes, celles dont la terre est moins bonne. Quant au nombre de lots à
diviser, il est de 5040. A son tour, chacun de ces lots sera partagé en
deux portions, loties ensemble, et qui, chacune, sont l'une à proximité,
l'autre éloignée: un lot unique étant ainsi formé d'une portion touchant
à la ville et d'une portion touchant aux extrémités, la seconde portion à
partir de la ville étant jointe à celle qui vient en second à partir des
extrémités, et ainsi de suite pour toutes les portions. D'autre part,
même en ce qui concerne ces subdivisions du lot en deux parties, il faut
s'arranger de manière à compenser par l'étendue plus grande ou plus petite
du terrain réparti cette pauvreté ou cette richesse du sol dont il était
parlé tout à l'heure. Mais c'est aussi la population qu'on divisera en
douze portions, en ménageant par ailleurs entre ces douze portions l'égali­
té la plus grande possible dans la répartition du bien... Comme de jus­
te aussi aux douze Dieux seront après cela attribués ces douze groupes de
lots de population et de terre, la portion échue à chaque Dieu portant le
nom de ce Dieu et lui ayant été consacrée, c'est cela qui s'appelle une
tribu . La ville de son côté comporte aussi douze sections, distribuées
de la même manière exactement que celles du reste du territoire: ainsi
chaque citoyens a deux résidences, celle qui est au voisinage du centre, et
celle de la périphérie..."
V, 745 b-e.

On mesure dans le texte l'importance du système duodécimal dont on a vu


qu'il correspondait à l'espace et au temps religieux.
(58) " D'autre part, le nombre total nous fournit la possibilité d'un par­
tage en douze, et, de son côté, en douze aussi, le nombre de la tribu:
ces portions doivent donc être considérées comme étant chacune une portion
sacrée, don de la Divinité, en correspondance avec les douzes mois et avec
la révolution de l'univers."
Les Lois VI, 771b-c.
Et avec les douze Dieux :
(59) " Celui, bien entendu, qui dans le ciel s'avance le premier, poussant
en avant son char ailé, c'est Zeus, le grand chef, qui administre toutes
choses et qui veille à tout. A sa suite vient une armée de Dieux aussi
bien que de Démons, ordonnée suivant onze sections."
PHEDRE 246 e.

Mais le centre fait-il ou non partie des douze sections ?


L'hésitation est de mise. En tant que foyer, que la déesse Hestia authenti­
fie, comme lieu commun de la ville entière, qui de plus est entouré d'une
enceinte, on devrait penser que le centre est exclu. C'est un lieu spécifi­
que, non habité, dont les gardiens ont un statut à part. Il ne peut dès
lors relever d'un découpage homogène de l'ensemble du territoire et de la
population. En revanche, si on le rapporte à l'existence des douze Dieux,
dont le premier, Zeus, se détache, alors il faudrait considérer le centre
comme l'une des douze portions de territoire.( Nous verrons un peu plus
loin comment interpréter cette ambiguité). Ambiguité qui se renforce un
peu plus loin d'un nouveau développement:

(60) " D'autre part, il faut équiper le reste du pays tout entier en hommes
de métier, que l'on divisera en treize sections: l'une d'elles sera dans
la ville et divisée à son tour, elle aussi, entre les douze quartiers de
celle-ci , en même temps que répartie dans les faubourgs qui l'entourent
circulairement..." Lois VIII 848 e-849 a.

Comme s'il fallait dissocier ville et territoire. Concernant l'étendue ter-


52

ritoriale autour de la ville, les choses sont claires. 12 étendues terri­


toriales réparties semble-t-il de façon radiale ( à partir du centre, dit
Platon ) et non de façon concentrique puisque ces douze parties doivent
avoir elles-mêmes un centre :

(61) "Il doit y avoir douze villages, chacun au centre de la douzième


portion du territoire. D'autre part, dans chaque village on doit en premier
lieu réserver un emplacement pour des temples et pour une place publique}
temples des Dieux et des génies qui viennent à la suite des Dieux,...
soit qu'il s'agisse des Divinités locales Magnâtes, ou bien de la demeure
d'autres Divinités anciennes, dont la tradition a conservé le c u l t e . :
Hestia, Zeus, Athéna, sans compter le culte de chaque Dieu qui est le pa­
tron de chaque douzième portion du pays...1' VIII, 848 c-e.

Ainsi dans chaque portion du territoire, on célèbre, comme au centre, Zeus,


Hestia, Athéna, à quoi il faut ajouter la divinité propre au lieu. Les Dieux
du centre sont représentés dans chaque partie. Pour la ville, Dieux du cen­
tre et Dieux propres sont une seule et même chose. D'une certaine façon aus­
si, chaque partie vaut pour le tout, et nous sommes ici renvoyés à la pro­
blématique de l'unité précédemment évoquée.
A la différence de la capitale de l'Atlantide, il n'y a pas là un schéma
concentrique ordonné à partir de l'Acropole; le centre reste principal mais
pour générer un schéma radial; pour la ville en définissant apparemment
11 portions triangulaires; pour le territoire en définissant 12 parties
triangulaires obéissant également à un schéma radial.
Comme en Atlantide, le centre est de l'ordre du sacré; c'est le domaine des
douze Dieux. La ville est sacrée. Le reste du territoire reste ordonné au
sacré, mais il est divisé de façon à ce que chacune des portions soit sous
la coupe d'un " patron " ( l'un des douze Dieux).
Ainsi, contrairement à l'Utopie du Critias, celle-ci prononce le partage du
territoire dans une relation au centre qui assure à chacune des parties
une équivalence vis à vis du centre.
Une équivalence qu'authentifie l'arithmétique - les étendues géographiques
ne sont pas d'égale grandeur. C'est leur rendement qui doit être équivalent
C'est bien ainsi sur un principe économique que s énonce le partage, et

non dans l'ordre de la figure parfaite. Par ailleurs, c'est au nom d'une
justice économique qui vient assurer un dispositif politique particulier:
l'égalité. ( Il faudrait par ailleurs rapporter cette proposition à ce
que dit Aristote, Politique VI, 4 - sur l'inaliénabilité de la terre.)
Chacune des douze parties du territoire doit être économiquement
égale aux autres pour maintenir l'égalité politique et l'unité des ci^
toyens. Ce que redouble le principe d'attribution des terres aux particu­
liers, tel qu'il est rapporté au rendement des terres, et surtout com­
me principe de répartition " à la moyenne ", vis à vis du centre.
Ainsi, le lot de chaque citoyen se subdivisant en deux parties, plus
l'une sera proche du centre, plus l'autre en sera éloignée, dans la pro­
portion inverse. L'arithmétique apporte ainsi l'étendue au nombre, la
distance à une proportion.
Mais c'est une arithmétique qui reste duodécimale, d'origine théologique.
Une arithmétique qui ne peut totalement éclipser la centralité, comme ce
point qui échappe au nombre.
Le modèle démocratique clisthénien est comme recomposé en base 12, ce
qui n'empêche pas de pratiquer une composition du corps social qui s'y
gitffe: puisqu'il n'y a personne au départ, c'est bien toujours l'étendue
territoriale ( le démos ), couplée sur sa Divinité propre, qui marque
l'appartenance de chacun à sa tribu. C'est bien toujours la planifica­
tion de l'espace qui organise le corps social et non le génos, la filia­
tion , la parenté .
Une arithmétique qui permet de rendre congruents tous les niveaux de la
Cité Idéale . la première légitimation du découpage parcellaire est la
suivante :
(62) " En vue de fixer un nombre qui convienne, décidons que le nombre
des chefs de famille sera de 5040$ qui$ cultivant le territoire, en sont
aussi les défenseurs. Que la terre ainsi que les résidences soient pareil
lement distribuées en un même nombre de sections $ chacune étant l'unité
distributive que sont en commun 1 'homme et son lot ( un citoyen=un lot).
Commençons donc par distribuer le nombre total en deux portions $ puis le
54

même nombre en trois: en fait il est dans la nature du nombre en question


de se laisser diviser en quatre, cinq, et, ainsi de suite, jusqu'à dix.
Pourtant t quiconque institue des lois doit à propos des nombres avoirf
pour autant,réfléchi à la question de savoir quel est le nombre, et
comment constitué, qui sera le plus commodément utilisable pour toute
organisation sociale: disons que c'est celui qui possède, intrinsèque­
ment le plus grand nombre de divisions et surtout de divisions qui se
suivent..." Les Lois, V, 737e - 738 a.
(63) " Ce qu'en effet nous devons assurément envisager tout d'abord à
nouveau, c'est, à l'égard de notre nombre de 5040 foyers, ... combien il
comporte et a en fait de divisions appropriées, à la fois dans son tout
et selon les foyers de cette tribu, de laquelle nous avons admis qu'elle
est la douzième partie du nombre en question et le produit exact de
21 que multiplie 20."
VI, 771 a-b.

Congruences des étendues et des citoyens avec l'ensemble du système de


mesure, toujours dans une base duodécimale.
(64) "...ensuite tout ordre de bataille ou de marche; et encore les mon­
naies, les mesures de capacité, tant pour les solides que pour les
liquides, et de même les poids... quelle est, dis-je, la façon manifeste
dont la loi doit rendre, elle, toutes ces choses commensurables et pro­
portionnées les unes par rapport aux autres...ne pas inspirer la crainte
de ce qui pourrait passer pour de la minutie, lorsqu'une loi réglera la
dimension de tout ce qu'il y a d'ustensiles en notre possession, ne
permettra pas qu'il y en ait un seul qui n'ait pas sa mesure."
V, 746 e.
On le voit encore: nous avons bien affaire à un système lié: physique,
cosmologie, politique, économie sont assignéerau même tout que le nom­
bre désigne. Et à ce compte, on ne voit guère comment l'architecture
échapperait à la règle, et particulièrement celle de la divisibilité:

(65) " C'est, à la vérité, de tout, pour ainsi dire, ce qui concerne la
construction des bâtiments qu'il semble bon de se préoccuper$ dès lors
55

qu'il s'agit d'une cité nouvelle, antérieurement inhabitée} et particuli­


èrement de la façon dont on y édifiera les temples et les remparts. Ces
questions, Clinias, auraient dû être traitées avant de parler des mariages
Mais puisqu'à présent c'est, en théorie, la naissance de notre Cité, il
est tout à fait légitime que ce soit maintenant au tour des bâtiments de
venir à 1 'existence ! Quand toutefois on en sera venu à la pratique,
alors, après avoir réalisé cela, s'il plaît à Dieu, avant de faire des
mariages, notre oeuvre en ce genre de choses, nous la courronnerons par
des unions ! Mais, pour le moment contentons-nous d'exposer brièvement
une sorte de simple esquisse en la matière...Eh bien, il faudra donc
aménager des temples tout alentour de la place publique, de même que la
ville entière devra se bâtir en cercle contre les parties élevées de
son territoire, en vues d'assurer à celles-ci sécurité et propreté.
Contiguës à ces lieux ( où s'élèvent les temples sur l'acropole ),
seront édifiées les résidences des magistrats, ainsi que des tribunaux
dans lesquels, vu l'exceptionnelle sainteté de ces lieux, seront reçus
et rendus les jugements parce que d'une part, la piété y est intéressée,
et que d'autre part, là sont les demeures des Divinités qui sont l'objet
d'une semblable piété.(...)
Si nous passons maintenant à la question des rempart}, là-dessus, quant à
moi, je me rangerais, Mégille, à la conception Spartiate, de les laisser
dormir en terre et de ne pas les en faire lever ! Voici pour quels mo­
tifs... c'est l'airain et le fer, aux mains des guerriers, qui sont les
remparts d'une cité...
D'abord ce n'est nullement avantageux pour la santé des citadins ; en
outre, cela amollit d'ordinaire l'âme de la population, et l'incite, plu­
tôt que de repousser l'ennemi, à venir se réfugier à l'abri de cette
muraille...
...Si toutefois, pour une raison quelconque, il est vraiment besoin pour
les hommes d'avoir des remparts, alors il. faut, quand on construira les
maisons des particuliers, en jeter de telle sorte les fondements que
toute la ville forme un unique rempart grâce à l'uniformité, à la simili­
tude des habitations, qui auront toute une solide clôture face aux voies
d'accès: outre qu'il n'y aurait rien de déplaisant pour l'oeil à ce que
l'aspect extérieur d'une unique maison fut celui de la ville entière,
56

celle-ci y trouverait un avantage de sécurité, supérieur, en tout et


pour tout, à celui de tout autre disposition par rapport aux commodités
de la surveillance... Ils veilleront ( les Astynomes ) en outre à la
salubrité générale de la ville; à ce que personne ne contrevienne en
rien aux règlements de voierie urbaine, ni en construisant des bâtiments,
ni en creusant des excavations..."
VI, 779b - 77ç d.

La dernière partie du texte renvoie immédiatement à l'homophonie qu'Aris-


tote, auparavant cité dans notre texte, dénonçait.
Il y est en effet question d'une part de la similitude des habitations et
de leur uniformité ( plaisante au regard ), mais surtout de cette simi­
litude qui produit une unité supérieure: celle de la ville toute entière.
Ainsi penser chaque maison comme unité de base, identique à toute autre,
permet dans le même temps de penser l'Unité idéale de la Cité. La me­
sure de la maison est ainsi rapportée au Tout de la Cité mais non en
tant que les maisons se rassemblent: en tant qu'elles s'additionnent
comme autant d'unités arithmétiques, comme le nombre, pour faire l'Un de
la Cité.
C'est ainsi que l'architecture ici trouve sa place à sa mesure, qui est
celle de la communauté à l'unisson; ainsi que le lot, la maison est uni­
té de base de la ville, unité indifférente de sa forme, mais qui doit
s'intégrer dans un dispositif public de tracés régulateurs: celui de l'ad­
duction d'eau et celui de la voierie.

Concernant les autres édifices publics, le texte des "Lois" mentionne


l'existence des écoles ( au nombre de trois dans la ville même ), des
manèges d'équitation ( hors la ville ), des gymnases, des fontaines -
dont il est précisé qu'il faudra " en orner le surgissement par des plan­
tations et des bâtiments propre à l'embellir" ; en bref, une programma­
tion de tous " équipements", y compris les défenses militaires, dont
l'emplacement cependant n'est désigné que très vaguement.
L'Agora commerçante n'est pas non plus " placée " dans l'espace de la
Cité. Tout au plus connait-on des échanges le volume adéquat, et sait-
on ( VI, 764 b) qu'y sont disposés temples et fontaines.
Il reste cette centralité qui nous est donnée à lire dans la première
partie de notre avant-dernière citation, et qui semble un peu obscure—
(66) " aménager des temples tout alentour de la place publique, de
même que la ville entière devrait se bâtir en cercle contre les parties
élevées de son territoire"
et puis " contiguës à ces lieux ( où s'élèvent les temples sur l'acropo­
le ), seront édifiées les résidences des magistrats, ainsi que des
tribunaux..."
Mention de la centralité qui s'énonce, encore, plus loin:
" on doit en premier lieu réserver un emplacement pour des temples et
pour une place publique ..." 848 c-e.

Il est bien certain qu'ici centralité religieuse et politique se con­


fondent, sans que nous puissions établir s'il y a prééminence ou non,
dans l'espace, de l'une sur l'autre.
Car tantôt l'Acropole, sur la partie élevée du territoire, avec ses
temples, est le centre de la ville qui se développe sur les flancs de
son promontoir; tantôt la place est entourée de temples et sert cette
fois de lieu générateur.

Il est sûr également que la place publique est le lieu de la délibéra­


tion et du vote concernant le gouvernement de la Cité, ainsi qu'il est
dit à plusieurs reprises pour toutes les affaires de l'Etat. Ceci
explique notamment la présence des tribunaux à proximité du centre -
lesquels pourtant sont en sympathie étroite avec la " sainteté de ces
lieux ".
Indissociables, ces centralités le sont dans la logique qui conjugue
le schéma cosmologique et l'arithmétique duodécimale.
Deux éléments qui marquent, en ce texte comme dans le"Critias", l'écart
d'avec les antécédents politiques que sont les réformes clisthéniennes
et soloniennes - lesquelles, avons-nous vu, établissaient la stricte
distinction du domaine laique et du domaine religieux- notamment en
changeant le nombre: dix plutôt que douze.
Digression 2 :
Les deux égalités .

Platon fait ici des synthèses. Du régime démocratique, il reprend l ’é­


galité vis à vis du centre, mais dans le même temps bien sûr, la loi
idéale se confond avec la justice divine. Sous le rapport de la proprié­
té et de l ’étendue de base, l'égalité est assurée. Il n'en reste pas
moins que subsiste bien sûr les classes censitaires ainsi que femmes,
esclaves et métèques qui occupent un statut à part dans la Cité.
Pour ce qui regarde le choix des Conseillers de l'Assemblée ( la Boulé )

(67) ” Le choix fait de cette manière tiendrait le milieu entre un régi­


me monarchique et un régime démocratique, régimes entre lesquels on doit
toujours chercher un juste milieu: entre des esclaves et des maîtres,
jamais ne s'établirait en effet une amitié, et pas d'avantage il n'est
permis que la voix publique honore également des hommes sans valeur et
des gens de bien, car, à moins que l'on n'atteigne la juste mesure,
l'égalité entre conditions inégales se changera en inégalité
... que l'amitié est en effet de 1'égalité...11 y a en effet deux espè-
Son h
ces d'égalité, portant toutes deux le même nom, mais qui en faitYà de
nombreux égards presque opposées: l'une peut être employée par n'impor­
te quel Etat suffisamment organisé et par n'importe quel législateur
pour la promotion aux dignités, à savoir en réglant la répartition de
celles-ci par le tirage au sort au sein d'une égalité qui se fonde sur
la mesure, ou le poids, ou le nombre. Quant à l'égalité la plus vraie,
et la meilleure, celle-là, ce n'est plus à n'importe qui qu'il est
aisé de l'apercevoir! Il y faut en effet, certes, le discernement de
Zeus... : plus grande en sera la part attribuée à qui vaut d'avantage,
plus faible à qui vaut moins, exactement proportionnée pour l'un ou
pour l'autre à ce que vaut sa nature,* accordant toujours aussi de plus
grands honneurs à ceux dont en mérite la valeur est plus grande...
bref attribuant aux uns comme aux autres proportionnellement la part
qui convient.
59

Voici donc aussi sans doute en quoi précisément consiste toujours à


nos yeux la justice sociale; c'est d'elle aussi que nous avons le désir
à présent et nos regards, Clinias, se tournent à présent vers cette
deuxième égalité, alors que nous fondons la Cité qui vient actuellement
au jour... Or celle-ci (la justice) est ce que nous avons dit tout à
l'heure: l'égalité réelle conférée chaque fois à des situations inégales.
C'est pourtant, il est vrai, une nécessité que l'Etat, dans son ensemble,
ait parfois recours à ces deux espèces qui portent le même nom, s'il
veut ne pas avoir un jour à être divisé contre lui-même dans une de ses
parties: l'équité et 1'indulgence...sont une infraction à la rectitude
de la justice en ce qu'elle a de parfait et de stricti et c'est la
raison pour laquelle on est forcé d'avoir en plus recours à l'égalité
du lot tiré au sort ( la lèr), pour prévenir le mécontentement dans la
masse du peuple... Telle est donc la façon dont on doit forcément re­
courir à l'une et_ à l'autre de ces deux espèces d'égalité mais le plus
rarement à l'une des deux, à celle qui a besoin de la Fortune !”
VI, 757 a - 758 a.

Cette deuxième égalité nous est décrite encore dans le Gorgias :


(68) " A ce qu'assurent les doctes, Calliclès, le ciel et la terre, les
Dieux et les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d'a­
mitié et de bon arrangement, de sagesse et d'esprit de justice, et c'est
la raison pour laquelle, à cet univers, ils donnent mon camarade, le nom
de cosmos, d'arrangement et non celui de dérangement non plus que de
dérèglement. Or, toi qui pourtant est un docte, tu me semblés ne pas
être attentif à ces considérations: il t'a échappé au contraire que
l'égalité géométrique possède un grand pouvoir, chez les Dieux aussi
bien que chez les hommes. Mais toi, c'est à avoir davantage que l'on
doit, penses-tu, travailler, et tu es indifférent à la géométrie ! "
GORGIAS , 507 a.

Cette égalité plus vraie et meilleure des lois semble bien être celle qui
a nom d ’égalité géométrique. C'est celle qui veut qu’on accorde une part
plus grande à qui vaut davantage, plus faible à qui vaut moins, exacte-
ment proportionnée pour l'un et pour l'autre à ce que vaut sa nature;
il en va de même de la convenance chez les " professionnels
(69) " C'est le cas par ailleurs, de tous les professionnels : chacun
ayant les yeux fixés sur l'ouvrage qui est le sien, ce qu'en fait il
y applique, mais il fait cela de façon que l'oeuvre qu'il réalise possè­
de une forme bien définie. Tu peux, à ton choix, envisager l'exemple
des peintres, celui des architectes, des constructeurs de bateaux, de
tous les autres professionnels, celui d'entre eux que tu voudras:
chacun d'eux se propose un certain ordre quand il met à sa place cha­
cune des choses qu'il a à placer, et il contraint l'une à être ce qui
convient à l'autre, à s'ajuster à elle, jusqu'à ce que l'ensemble cons­
titue une oeuvre qui réalise un ordre et un arrangement. De même assuré­
ment le reste des professionnels: les praticiens qui s'occupent du
corps...donnant en quelque sorte au corps un arrangement et un ordre de
Composition...Dans ces conditions, une maison qui réalise ordre et ar­
rangement doit être une maison bonne à habiter, tandis qu'est mauvaise,
celle qui manifeste une absence d'ordre ?..."
GORGIAS, 503 d - 504 b.

La Cité Idéale des " Lois " ressortit à ce mixte apparemment nécessai­
re ( pour prévenir le mécontentement dans la masse du peuple) entre
égalité arithmétique et égalité géométrique.
Mais il est clair que la seconde, qui permet le lien d'amitié, l'ordre
et l'arrangement dans la communauté du Ciel et de la Terre, des Dieux
et des hommes, du cosmos, est la plus pertinente pour Platon. C'est
aussi ce même ordre qui norme l'architecte, comme les autres profession­
nels, dans la bonne conduite de son travail.
Nous avions vu comment l'île d'Atlantide était l'expression de ce cosmos,
La proportion déjà y était à l'oeuvre dans la progression géométrique
vers le centre comme dans le rapport des hommes au territoire :
(70) "... Après avoir cinq fois donné naissance à des jumeaux mâles... il partagea en
dix portions la totalité de l’île Atlantide et attribua au premier né des
plus âgés de ces jumeaux la résidence maternelle, avec le lot de terre
qui entourait celle-ci et qui était le plus étendu et le meilleur, et
61

il l'établit roi sur tous les autres; tandis que ces autres, il les
instituait seulement gouverneurs, donnant à chacun le gouvernement
d'un grand nombre d'hommes et du territoire d'un vaste pays...Ainsi,
voilà comment naît d'Atlas une autre race nombreuse et honorée, dans
laquelle d'autre part l'ainé, celui qui était roi, transmettait tou­
jours l'autorité à l'ainé de ses enfants, de sorte que chez eux la
royauté continua d'être sauvegardée..."
CRITIAS 113e-114d.

Des réformes clisthéniennes, Henri Joly assure que plutôt que du passa­
ge d'une cité religieuse à une cité laique, il se serait agi d'une
transformation de la religion, celle-ci de religion du génos devenant

celle de la polis. Ajoutant à cela que si cette hypothèse s'avérait, alors Platon
ne ferait sans doute pas autre chose que de " théoriser et de codifier
plus rigoureusement une vérité de la cité réelle". (S)
Par ailleurs, il poursuit cette hypothèse en constatant qu'existe d'ores
et déjà, bien avant Clisthène, une représentation d'un espace circulai­
re et centré, dans l'Illiade d'Homère par exemple:
" Un centre existe qui est le lieu du combat singulier, où s'exerce é-
galement un logos public - Mais en tout cas un espace qui garantit à
tous " le vu et le su " ( du combat, du partage du butin, du jugement)
dans une forme de démocratie militaire, non égalitaire car elle sup­
pose des différences de valeur et d'honneur, qui renvoient aux propor­
tions dont nous parlions.
Pour R. Martin (3), ce centre de la Grèce archaïque est aussi celui de
la décision de justice et de la décision militaire.
Nous aurions ainsi affaire déjà à une centralité politique inscrite
sous la forme de l'espace vacant, au centre, laquelle ne serait jamais
réellement dissociée de la centralité religieuse.
Cette mixité pose pourtant plusieurs problèmes quant à la représenta­
tion de l'espace centré.
Commençons par noter qu'il y a une troisième centralité réelle, dont
PLaton ne mentionne qu'à peine l'existence.
Et quoi de plus normal, puisqu'il s'agit de celle qui à trait au commer-
62

ce et à l'échange des marchandises, - lequel, on l'a vu,principalement


dans le Critias, est source de corruption.
R. Martin (9.), dans ses " Nouvelles recherches", note l'évolution
des places respectives de l'acropole, de l'agora politique, de l'agora
commerçante, en fonction des situations tant géographiques que politi­
ques des villes. Ce qui semble sûr, c'est que le lieu de culte occupe
quasiment toujours une position centrale.
Quant aux deux agoras, se nouent entre elles une relation souvent
conflictuelle, que leuœ implantations soient adjacentes, juxtaposées ou
encore totalement séparées ( Il arrive notamment que l'agora commer­
çante se trouve aux portes de la ville).

Ensuite, si l'occupation du centre est fluctuante, mais néanmoins tou­


jours sous le regard bienveillant des Diçux, toute la question reste de
savoir si l'on a affaire à un centre vide ou à un centre plein. La
plé nitude du sanctuaire de Poséidon en Atlantide se double en effet
de la logique proportionnaliste des Roues de terre et de mer, mais sur­
tout du fait que la loi est une fois pour toutes inscrite sur une stè­
le au centre - et qu'ainsi l'occupation " pleine" souligne la permanence,
pour ne pas dire plus : l'inscription de la sphère politique dans celle
d'un cosmos théologique. Car au centre, le " Foyer ", qu'il soit
celui de la maison ou de la cité, est ce qui ancre dans la terre et per­
met la communication avecle ciel.
Ainsi le Foyer de la maison est-il marqué par une pierre au centre de la
pièce ou un renflement du sol qu'on nomme Omphalos. Ce foyer est géné­
ralement rond et est considéré comme le siège d'Hestia dont l'intimité
au centre s'avère d'une formule de Philolaos, Pythagoricien du Vème
siècle : " l'Un qui demeure au milieu de la sphère est appelé Hestia"
Mais aussi, nous dit JP. Vernant, c'est " au foyer que l'étranger doit
être conduit, reçu, régalé, car il ne saurait y avoir contact ni commer­
ce avec qui ne serait pas d'abord intégré à l'espace domestique"(^o)
Un renflement ,une stèle, et à tout le moins l'élément qui signe le
propre du lieu, qui enracine la maison dans le sol comme une maison par­
ticulière.
63

Quant à la centralité " vide " de l'agora politique des réformes clis-
théniennes-comme de celles qui se donnent à lire contradictoirement dans
''les Lois elle est celle qui théoriquement permet l'alternance
d'un gouvernement non plus tributaire du génos mais du démos. C'est cel­
le qui théoriquement ne peut se réduire à une appropriation " privée "_

qu il s agisse d une fonction saccerdotale, d'une oligarchie régnante,


d'un tyran... Pour autant, Platon le montre - mais également la cité
archaique semble le confirmer - elle ne garantit pas nécessairement l'é­
galité des citoyens entre eux. A tout le moins le"vu et le su ", qui
peut enterriner, consacrer la hiérarchie des valeurs ou des honneurs, la
justice monarchique, l'égalité proportionnelle, à tout le moins donc la
" publicité ", ( mais non l'égalité ), est garantit par l'existence d'une
vacuité au centre.
Vacuité ou pie nitude au centre, on a aussi deux formes d'approche du
" lien " - l'une , la pl£ nitude intègre le politique au cosmos, et l'en
déduit - l'autre définit le lieu du lien politique en s'attachant à re­
connaître les rapports contradictoires entre une politique réelle et une
politique idéale, concédant ainsi à l'histoire en train de se faire face
à une conception éternitaire de cette dernière.
65

CHAPITRE V : Economie et Politique urbaine .

1. Hippodamos et Aristote.

Cette question du centre, en tant qu'elle spécifie la qualité d'être


" propre " du lieu, intéresse bien sûr architectes et concepteurs de
la ville. Hippodamos de Milet, ( 480-420), un siècle avant Platon
traite aussi de la ville de façon beaucoup plus pragmatique; la médiation
organique et anthropomorphique en assure l'évidence.
Aristote nous le décrit, insistant sur le caractère contradictoire du
projet politique hippodamien. Tout d'abord, un jugement sur l'homme :

(71) " il mena par ailleurs une vie passablement originale par amour de
la gloriole, au point de donner à certains l'impression de vivre avec
trop d'affection, en raison à la fois de sa chevelure trop abondante
et de ses somptueux bijoux; portant avec cela des vêtements simples
mais chauds, non seulement en hiver mais encore pendant la période d'été,
et ayant enfin la prétention d'être capable de raisonner sur la nature
entière... " POLITIQUE, II, 8, 1267 b.

Puis description lapidaire du projet urbain :

f72) " C'est lui qui inventa de diviser les villes en quartiers et décou­
pa le Pirée en rues... Ils composait sa cité d'une population totale
de 10000 habitants, divisée en trois classes: une première classe
était formée d'artisans, une seconde de laboureurs, et une 3ème de ceux
qui combattent pour le pays et portent les armes. Il divisait aussi le
territoire en trois parts, l'une sacrée, la seconde publique, et la
troisième privée : le domaine sacré était destiné à assurer les tradi­
tionnelles offrandes aux dieux; le domaine public servait à l'entretien
des guerriers : le domaine privé, enfin, était laissé en propre aux labou-
reurs... " POLITIQUE, II, 8. 1267 b.
66

Le système se pense sous l'égide de la démocratie, puisque


(73) ” tous les magistrats étaient soumis à l'élection par le peuple;
et Hippodamos entendait par peuple l'ensemble des trois classes de la
cité." (1268 a) .
Et Aristote aussitôt de relever un certain nombre de contradiction, en
particulier entre la sphère politique et la sphère économique. D'abord,
les classes sont inégales ( les guerriers sont plus forts que les au­
tres; les magistrats sont tous issus de cette classe)- D'où,comment
attacher laboureurs et artisans aux institutions ? Et pourquoi associer
les laboureurs à la cité dans la mesure où ils ne visent que leurs in­
térêts particuliers dans leur travail ? ( puisqu'ils ne s'occupent pas
du domaine public, que les guerriers doivent eux-mêmes cultiver, ce qui
transforme - autre contradiction - les guerriers en laboureurs).
Hippodamos de Milet ( Vème siècle ) est tout à la fois hydraulicien,
météorologue, astronome et géomètre. Aussi bien sa ville de Milet ( dé­
truite par une invasion Perse, entre 478 et 466 et devant être recons­
truite ) se doit d'obéir à une visée harmonique. Il s'agit de penser la
ville dans sa globalité ( respectant par là la nécessité du lien ),
devant avoir une certaine autonomie et recevoir toutes les fonctions
d'une ville . Mais en même temps, JP. Vernant (W) le souligne, Hippoda­
mos hérite d'une tradition Attique de l'isonomie, égalité de tous vis
à vis du Centre, lequel reste le Foyer commun, l'Omphalos de la Cité
Nouvelle, lieu de synthèse possible de la communauté.
Deux types de découpages en sont issus, comme le souligne Aristote :
l'un regarde la question du Centre et de la périphérie, définissant une
topologie des domaines sacrés, publics, et religieux; l'autre regarde
la question de l'économie de la Cité, définissant une topologie répon­
dant aux trois classes sociales.
Enfin, comme le remarque R. Martin (11), apparaît la nécessité de bâ­
tir une enceinte tant pour clore la ville que pour la défendre.
La ville ainsi constituée ne peut en effet croître: elle repose sur l'é­
quilibre de ses parties - lesquelles sont néanmoins surdéterminées par
une " raison " gémètrique: elles sont subdivisées en ilôts réguliers,
dont les mesures d'une partie à l'autre semblent inchangées.
67

Apparaissent ainsi dans le modèle politique les quartiers qui bien que
dans des situations géométriques comparables n'ont plus ni la même va­
leur ni la même signification, venant ainsi délier l'univers de la
" polis " de celui du cosmos.
Comme si l'économie venait rompre le lien, même si elle se pense avant
tout dans un projet harmonique .
Retenons enfin que l'ilôt comme unité urbaine fait son apparition
en théorie ( il existe auparavant ) pour caractériser la sphère du par­
ticulier. La position centrale des domaines publics et sacrés se re­
double ( comme pour Platon plus tard ) de spécifications monumentales,
quant à l'échelle seulement. ( Nous n'avons rien sur la qualité et l'or
nementation des espaces.)
Mais à la différence qu'ici le particulier n'est pas l'objet d'une dé­
valorisation. Il entre dans un ordre, dans une logique de l'unité de
la cité. Il ne vient pas la contrarier.

Critique des contradictions générées par ce système, sur les rapports


entre classes, et entre les particuliers dans la sphère de l'économie,
Aristote cherche ailleurs une définition de l'Etat légitime:
(73) " Assurément la façon d'examiner le problème qui se présente le
premier à l'esprit, ce serait de s'attacher uniquement au territoire
et à ses habitants : car il peut se faire que le territoire et la popu­
lation aient été dissociés, et qu'un certain nombre d'habitants vivent
en un endroit, et d'autres en un autre."
POLITIQUE, III, 3. 1276 a.

Ainsi on ne peut établir de corrélation directe entre l'unité de l'E­


tat et l'agglomération sur un territoire :
(74) ..." dans l'hypothèse d'une collectivité habitant le même terri­
toire, quand doit-on considérer que la cité est une ? L'unité d'une
ville ne tient certainement pas à ses remparts, car on pourrait entou­
rer le Péloponèse d'une seule muraille."
POLITIQUE, III, 3. 1276 a.
68

A la différence de Platon, on a ici un découplage entre l'espace ( ou


le territoire ) et l'unité de l'Etat réel. Il n'en reste pas moins
qu'un Etat idéal se doit d'intégrer " l'étendue " dans sa définition:
(75) "...Tel est peut-être le cas pour Babylone, et pour toute cité
possédant le périmètre d'une nation plutôt que d'une cité: du moins
raconte-t-on que trois jours après la prise de Babylone, tout un quar­
tier de la ville ignorait encore 1'évènement.(...) Car en ce qui con­
cerne les dimensions de la cité, l'homme politique ne doit pas perdre
de vue quelle étendue est pour elle la plus avantageuse..."
IDEM.

L'unité de l'Etat implique une qualification particulière des relations


de voisinages:
(75) " Supposons en effet qu'on réunisse en un seul les territoires de
deux cités, Mégare et Corinthe par exemple, de façon que leurs murail­
les forment une enceinte continue : il n'y aurait pas pour autant une
seule cité, même si les habitants s'alliaient entre eux par le maria­
ge... s'ils n'ont néanmoins d'autres rapports entre eux que ceux qui
résultent d'opérations telles que le troc ou une alliance défensive,
ce ne sera pas encore là un Etat. Quelle en est donc la cause ? Ce
n'est sûrement pas parce que leur communauté est dispersée...
On voit donc que la cité n'est pas une simple communauté de lieu, éta­
blie en vue d'empêcher les injustices réciproques et de favoriser les
échanges..." POLITIQUE, III, 9. 1280 b.

Conditions nécessaires mais non suffisante :


(76) ” Mais l'Etat, c'est la communauté du bien-vivre et pour les
groupements de famille, en vue d'une vie parfaite et qui se suffise
à elle-même. Pourtant pareille communauté ne se réalisera que parmi
ceux qui habitent un seul et même territoire et contractent mariage en­
tre eux.
De là sont nés dans les cités, à la fois relations de parenté, phra­
tries, sacrifices en commun et délassements de société. Or ces di­
verses formes de sociabilité sont l'oeuvre de l'amitié, car le choix
délibéré de vivre endemble n'est autre chose que de l'amitié (la Phi-
69

lia ). Ainsi, tandis que la fin de l'Etat est la vie de bonheur, ces
diverses associations existent en vue de la fin."
IDEM.

2. Symbolique du domaine public.

Dans cette communauté, il est quelques impératifs pour conserver à la


constitution sa stabilité; ceux d ’une expression symbolique au sens
propre:
(77) " Il convient encore que les magistrats, a leur entrée en charge,
offrent des sacrifices grandioses ou érigent quelque édifice public
de façon que le peuple, ayant sa place dans les banquets et voyant la
ville décorée d'offrandes votives et d'édifices, voit aussi sans dé­
plaisir la constitution garder sa stabilité, sans compter qu'ainsi les
notables laisseront des souvenirs rappelant leurs largesses."
POLITIQUE, VI, 8. 1321 a.

... Ceux d ’un maintien en l'état du domaine public:


(78) " Une autre charge...est celle qui concerne la surveillance des
propriétés publiques et des propriétés privées dans la cité même, pour
y faire régner le bon ordre et assurer la conservation et la réparation
des édifices menaçant ruine ainsi que des routes, maintenir les bornes
qui séparent entre elles les propriétés de façon à prévenir les con­
testations et remplir toutes autres obligations analogues à celles-là.
On donne la plupart du temps le nom d'astynomie à la magistrature que
nous venons de décrire, mais elle se divise en plusieurs branches, qui,
dans les Etats à population nombreuse, sont confiées chacune à un
préposé différent, tels que les inspecteurs des fortifications ( Teu-
kopoiôn), intendants du service des eaux, gardiens des ports."
POLITIQUE, VI, 8. 1321 b.

Voilà donc qu'apparaît une étrange position de l'architecte :


70

" gardien de l'espace ", assurant une fonction de police: maintenir


l'ordre des édifices publics tels qu'ils doivent être, tout comme on
maintient la paix civile. Pour répondre aux exigences communautaires,
l'espace doit être contrôlé, pour se conformer aux exigences de 1'idéal
politique.
Mais - autre séparation - la gestion des édifices sacrés regarde une
" autre " administration, dont on ne sait si elle délègue ou non ses
pouvoirs à quelque spécialiste de l'espace:
(79) " Mais une autre espèce d'administration est celle qui regarde
le culte des Dieux: prêtres et préposés pour tout ce qui intéresse les
édifices sacrés, a savoir conservation des constructions existantes
en même temps que réparation de celles qui tombent en ruine et pour
toutes les autres choses affectées au service des Dieux.'1
POLITIQUE, VI, 8. 1322 b.

Ainsi, de la critique du système hippodamien jusqu'à la définition


des conditions nécessaires pour dire l'unité de la cité, il apparaît
bien qu'Aristote affirme l'institution politique cornue première, qu'il s'agisse
des relations entre les hommes ou de la définition des fonctions ^
politiques nécessaires. Pourtant, fait étrange, certaines magistratures
se définissent d'abord par une façon déterminée d'occuper l'espace et
d'en être responsable.
Aussi bien pour le domaine public que pour le domaine sacré, les fonc­
tions de police sont d'abord celles de la conservation et de la répara­
tion des édifices. Le maintien en l'état des affaires publiques ou
communes supposent d'abord le maintien de l'état des lieux.
Il y a apparemment ici une contradiction. Si l'institution politique
est bel et bien première, dès lors que 1 'on"tiendrait" l'espace poli­
tique, l'espace architectural se verrait conséquemment " tenu ". Or
la fonction de conservation de l'espace paraît relever d'un autre
ordre: comme si elle garantissait dans une mesure certaine la fonc­
tion politique . L'ordre de l'espace architectural ou urbain paraît
bien être celui qui obéit à une fonction symbolique: conserver les
71

édifices en l'état, c'est assurer de l'Etat la pérennité, en une


manière de témoignage.
Ainsi, la cité ( politique ) est la fin, donc ce qui fonde la logique
politique, mais une fin qui se garantit du maintien en l'état de
l'espace de son déploiement.
L'espace est comme une matière que l'institution politique se doit de
travailler :
(80) " Ainsi devons-nous préalablement poser à la base ( de la cons­
titution idéale ) un grand nombre de conditions conformes en quelque
sorte à ce que nous souhaitons, sans toutefois qu'aucune d'elles soit
irréalisable. J'entends par exemple ce qui a rapport à la fois au
nombre des citoyens et au territoire. De même, en effet, que les au­
tres artisans..., ainsi en est-il de l'homme d'Etat et du législateur:
ils doivent disposer d'une matière qui soit appropriée à leur oeuvre.
Et parmi les matériaux nécessaires à un homme d'Etat, vient au premier
rang le nombre des citoyens... On se posera la même question pour le
territoire: quelles seront a la fois son étendue et sa nature parti­
culières ? " POLITIQUE, VII, 4. 1326 a.

Après avoir fixé la population optimale dans l'Etat idéal, qui est
fortement tributaire de ce qu'il " est indispensable que les citoyens
se connaissent entre eux et sachent ce qu'ils sont ", Aristote en vient
donc à la question du territoire :
(81) ” Son étendue et sa grandeur doivent être telles que les habitants
puissent mener une vie de loisirs à la fois libérale et tempérante...
Par ailleurs, " un territoire aisé à embrasser d'un seul coup d'oeil
l
étant un territoire facile à défendre. Quant à l'emplacement de la vil­
le principale, si l'on veut lui donner une position répondant à nos
voeux, il convient de l'établir dans une position favorable aussi bien
par rapport à la mer que par rapport à la terre. Une première norme
est celle que nous avions indiquée ( il est indispensable en effet,
qu'en vue de leur porter secours, la ville soit en communication avec
toutes les parties du territoire sans exception); l'autre règle, c'est
que la cité offre des facilités de transport en vue d'y faire entrer
72

les produits du sol, ainsi que les bois de construction, et, le cas
échéant, les matériaux pour quelque autre sorte d'industrie que la
contrée se trouve posséder." POLITIQUE, VII, 6. 1327 a.

Concernant l'existence ou non d'un port, Aristote reprend à son compte


dans un premier temps, les critiques formulées par Platon ( Critias,
Les Lois ): allées et venues d'une foule de trafiquants, excès de po­
pulation. Mais c'est aussitôt pour les tempérer: la logique économique
oblige l'Etat à nourrir un commerce extérieur. Ainsi, le port,
comme dans le Critias, doit être en liaison avec la ville sans se con­
fondre avec elle:
(82) " Mais, même de nos jours, nous voyons nombre de territoires et
de cités pourvus de lieux de mouillage et de ports convenablement si­
tués par rapport à la ville, de façon que, tout en n'ayant pas leur
siège dans la ville même, ces installations n'en sont pas cependant
trop éloignées mais sont maintenues dans une étroite dépendance par
des remparts et autres travaux de défense analogues : dans ces condi­
tions, il est manifeste que si la communication d'une ville avec un
port est susceptible d'entrainer un avantage quelconque, cet avantage
sera assuré à la cité ainsi aménagée.. POLITIQUE, VII, 6. 1327 a.

Néanmoins, il ne faut pas confondre les conditions et la fin :


(83) " Mais puisque les conditions sans lesquelles le tout n'existerait
pas ne sont pas forcément des parties du composé total, il est évident
qu'on ne doit pas non plus considérer comme des parties d'un Etat tout
ce qui est nécessaire à l'existence des cités..."
Réaffirmation de l'autonomie de l'institution politique :
" Pas plus qu'on ne le doit pour toute autre sorte d'union d'où résulte
quelque unité générique ( car il doit y avoir quelque chose d'un, de
commun et d'identique pour les associés, qui puisse faire l'objet
d'une participation de leur part, soit égale, soit inégale : ce sera
par exemple, ou une certaine étendue de terre , ou quelque autre chose
de cette sorte). Mais quand de deux choses en présence, 1 'une est un
moyen et l'autre une fin , il n'y a rien entre elles qui soit commun,
si ce n'est pour l'une d'agir et de l'autre pour recevoir l'action:
73

telle est par exemple la relation existant entre un instrument quelcon­


que ( ou les"fabricateurs"- demiurgos- qui s'en servent) et l'oeuvre
réalisée, car entre une maison et son constructeur- oikodomikos - il
n'y a rien qui devienne commun, mais 1 'art du constructeur existe en
vue de la maison ." POLITIQUE, VII, 8. 1328 a.

Métaphore qui prend rigoureusement à contre-pied. Car l'étendue de


la terre n'est que l'instrument de la constitution idéale, qui est
elle-même l'oeuvre réalisée. Or la métaphore indique ici l'idée d'un
espace qui est la fin d'un art. C'est que, ne l'oublions pas,
l'architecture est poiesis, non la politique. Cette métaphore désigne
seulement ici l'édification, la menée à bien d'un projet, avec ses
conditions nécessaires.

Ainsi de la propriété pour l'Etat :


(84) " Pour cette raison, bien que les Etats aient besoin du droit de
propriété pour exister, la propriété n'est nullement une partie de
l'Etat..." POLITIQUE, VII, 8. 1328 a.

Si l'étendue de terre est instrument, la constitution que propose


Aristote vient la qualifier. L'emprunt est ici plus qu'évident à la
description platonicienne de la cité idéale des " Lois " :
(85) " Il est par suite nécessaire que la terre soit divisée en deux
parties, dont l'une constitue le domaine public et l'autre le domaine
des particuliers ; et chacun de ces domaines sera à son tour subdivisé
en deux. Le domaine public comprendra la portion affectée aux charges
du culte, et l'autre destinée aux frais des repas en commun.
Le domaine des particuliers de son côté, comprendra deux portions,
l'une située au voisinage de la frontière, et l'autre aux abords de
la ville, de manière que deux lots étant assignés à chaque citoyen,
tous aient des intérêts dans les deux endroits. Pareille répartition
respecte a la fois l'égalité et la justice, et tend à réaliser une
plus étroite concorde dans les guerres contre les peuples voisins."
POLITIQUE, VII, 10. 1330 a.
74

Notons qu'à la différence de Platon et d'Hippodamos, la cité idéale


ici décrite considère " la portion affectée aux charges du culte "
comme une simple subdivision du domaine public, lequel se définit
ainsi d'un double statut : collectif et religieux.

3. L'usage, référence majeure ♦

Autre différence d'avec " Les Lois " de Platon, la division de chaque
propriétés en deux lots trouve ici une justification supplémentaire,
qui n'est pas mineure puisqu'elle ressortit à l'usage et à la cohésion
de la communauté ( laquelle ne trouvait ses conditions de possibilité
chez Platon que dans la mesure où elle s'ordonnait à une figure ,
relevant du cosmos, faisant de la relation au centre l'argument
fondamental de toute répartition territoriale):
la cohésion, ici, c'est l'égalité face à un évènement concret poten­
tiel, la guerre; c'est encore une solidarité immanente à la collecti­
vité et non plus assurée par une " loi externe
Le fait communautaire prend ici doublement le pas sur l'ordre cosmique:
la religion ressortit à une " fonction " publique ; la répartition
des terres ressortit à la défense commune du territoire.
Le " plan général de la cité " obéit à une logique analogue, définis­
sant une succession d'usages collectifs auquel l'organisation de l'es­
pace doit pouvoir répondre:

(86) " Quant à son emplacement ( de la cité ), on doit souhaiter la


chance d'être établie dans un lieu escarpé, en ayant égard à quatre
considérations. Tout d'abord, comme une chose indispensable, voyons
ce qui à rapport à la santé...''
Définie comme l'idéal des " biens du corps", qui font partie chez
Aristote, d'une typologie : biens de l'âme, biens du corps, biens ex­
térieurs. - Suit une description des orientations les plus favorables,
eû égard aux vents et au froid.
75

"... Et parmi les considérations restantes, un site escarpé est favo­


rable à la fois à l'activité politique et aux travaux de la guerre.
En vue des opérations militaires, la cité, certes, doit offrir à ses
citoyens une sortie aisée, et en même temps être pour les adversaires
d'un accès et d'un investissement également difficiles s et elle doit
disposer avant tout d'eaux et de sources naturelles en abondance...
Mais puisque nous avons à nous préoccuper de la santé des habitants
... c'est que les choses dont nous faisons la plus grande et la
plus fréquente consommation sont aussi celles qui contribuent le plus
à notre santé, et l'influence des eaux et de l'air a cette nature
dont nous parlons. C'est pourquoi dans les Etats sagement conduits,
si toutes les sources ne sont pas également pures et s'il y a pénu­
rie de sources de bonne qualité, on doit séparer les eaux servant à
l'alimentation de celles qui sont destinées à d'autres usages."
POLITIQUE, VII, 2. 1330 b.

On mesure ici la préoccupation hygiéniste qui apparaît tout à fait


inédite par rapport au texte platonicien. Mais contrairement à toute
attente, celle-ci ne génère pas l'ordre d'un tracé. Celui-ci dépend
cto
à la fois de la guerre etv " goût moderne
(87) " D'autre part, la façon de disposer les maisons des particuliers
est, de l'avis général, plus agréable et répond davantage aux besoins
généraux de la vie, quand les rues sont bien alignées et dans le
goût moderne qui est celui d'Hippodamos; mais pour assurer la sécurité
en temps de guerre, on doit préférer la méthode contraire de bâtir,
usitée dans l'ancien temps, car cet arrangement rend difficile la
sortie de la ville aux troupes étrangères comme elle rend difficile
aux assaillants d'y trouver leur chemin. C'est pourquoi il est bon de
combiner ces deux façons de construire ( ce qui est possible si on
dispose les maisons à la manière dont chez les vignerons on plante
les vignes, suivant l'expression, eh quinconces), et d'éviter de
tracer au cordeau la cité toute entière, mais seulement certains
secteurs et certains quartiers : ainsi sécurité et élégance seront
harmonieusement mêlées." POLITIQUE, VII, 2. 1330 b.
A propos des remparts ( ce qui est, on le voit, une question domi­
nante ), Aristote critique fermement la thèse platonicienne selon
laquelle la valeur des guerriers suffit à défendre la ville.( " va­
nité puérile " ). Les remparts sont donc nécessaires, pragmatiquement
nécessaires: pourquoi risquer inutilement, au nom du courage, de
se faire envahir par l'ennemi ?
(88) " Si ces conclusions sont fondées, il faudra non seulement élever
des remparts autour des villes, mais encore prendre soin de s'assurer
qu'ils sont en état à la fois d'embellir la cité et de faire face
aux besoins de la guerre , notamment aux nouveaux procédés récemment
découverts ." IDEM, 1331 a.

Et pour finir, l'occupation du centre :


(89) " Et il est convenable que les édifices affectés au culte divin
soient placés dans un endroit approprié , endroit qui sera également
celui où se tiendront les plus importantes syssities groupant les
magistrats : on n'excluera de cet emplacement commun que les temples
auxquels la loi, ou encore quelque oracle émanant de la Pythie,
assigne un lieu à part. Répondra à ces conditions tout emplacement
suffisamment en évidence, à la faveur de sa situation avantageuse, et
dans une position plus forte que les parties avoisinantes de la cité.
- D'autre part, il convient que, au-dessous de cet emplacement, soit
établi un premier agora... je veux dire l'Agora appelé place de la
liberté: c'est une place d'où sera exclu tout trafic , et à laquelle
n'aura accès ni travailleur manuel, ni laboureur, ni aucun autre in­
dividu de ce genre, s'il n'y est appelé par les magistrats. On donnerait
de l'agrément à la place, si par exemple les gymnases des citoyens
adultes y avaient leur installation... la présence et la vue des
magistrats sont le meilleur moyen d'inspirer la véritable modestie
et la crainte convenant à des hommes libres, -
- L'agora aux marchandises, d'autre part, sera distinct et séparé du
précédent, dans une situation permettant d'y rassembler aisément tous
les produits en provenance de la mer ou en provenance du territoire...
Et toutes les magistratures auxquelles est confiée la surveillance
des contrats, des actions en justice, des citations et autres actes
77

administratifs de ce genre, en y ajoutant les magistratures qui


sont respectivement chargées de la police des marchés et de la poli­
ce de la cité ( appelée astynomie ), doivent avoir leur siège près
d'un agora ou de quelque place publique où l'on&réunit : cet égard
le voisinage de 1 'agora affectée aux besoins du commerce est
un emplacement tout désigné, car nous destinons l'agora du haut à la
vie des loisirs, et l'autre aux nécessités pratiques."
POLITIQUE, VII, 12. 1331 a- 1331 b.

Là encore, nous sommes bien obligés de constater un renversement


radical de la perspective platonicienne, lequel asseoit davantage
encore la séparation - précédemment constatée - de la vie collecti­
ve et de la visée cosmologique. L'espace décrit s'autorise toujours
de considérations ayant trait à la vie collective. Certes, ces der­
nières peuvent avoir elles-mêmes leur fondement dans quelque expli­
cation qui ressortit à l'opinion, " les rues bien alignées"par
exemple qui, " de l'avis général ", sont plus agréables, ou dans
quelque argument conventionnel ( l'orientation, les vents ou l'hygiè
ne ) . Mais l'ensemble des propositions réfèrent tantôt"aux néces­
sités pratiques " - les remparts, les tracés de rues -
tantôt aux nécessités symboliques - la place des édifices sacrés,
accolés à l'agora dite " place de la liberté ", est toujours celle
du centre; mais pour inspirer la crainte des anciens, Aristote y
adjoint leurs édifices réservés. Par ailleurs, l'agora commerçante
est séparée de l'agora politique, en y adjoignant cette fois les
administrations de la cité: s'il était besoin de prouver la nécessai
re intimité de ces dernières d'avec les relations entre les particu­
liers ( dans le même temps, la justice, fait important, n'est plus
d'un ressort divin). Enfin l'argument du"beau" pointe,ici et là,
concernant les tracés, la qualité des édifices ou des remparts.
Jamais il n'est rapporté à un Bien supérieur, mais à l'opinion.

Quant aux édifices religieux et à leur emplacement, ils se voient


assignés une place toute conventionnelle: la tradition permet d'en
78

définir la place et la qualité. Mais en aucun cas, il ne saurait


occuper une place explicative et fédératrice d'un schéma d'ensemble.
C'est la ville des parties multiples, chacune bien-sûr dans son lieu
propre, avec sa rationalité interne. Point de figure : la position
centrale de la ville obéit à des considérations géographiques, stra­
tégiques et économiques réelles, mais non à une géométrie précise.
Elle permet une certaine efficacité dans l'organisation des trans­
ports, chose que l'on pouvait noter dans le Critias de Platon, mais
surdéterminée alors par l'impératif figurai. De même l'eau - dont
la symbolique vitaliste permettait d'en dire la place et la mise en
scène est ici rapportée aux seules dimensions de l'hygiène et de
l'usage ; usage, maître-mot qui intègre alors les nécessités collec­
tives, l'opinion, le plaisir comme autant de déterminants sociaux
d'une qualification de l'espace.
Quand Aristote critique explicitement " Les Lois " ( Pol., II, 6.),
c'est encore au nom d ’un"réalisme" social et historique qu'il le
fera. On ne peut contrôler la démographie comme le fait Platon; on
ne peut limiter l'étendue des propriétés, on ne peut faire entrer
la vie des familles dans les savantes et platoniciennes partitions
de l'espace.
En tout état de cause, qu'il s'agisse de politique ou d'autres arts,
on ne peut laisser la création dans les mains de son seul auteur -
et explicitement, d'un démiurge - les instances de contrôles sont
nécessaires, là encore, l'opinion et l'usage sont les déterminants,
pour peu qu'il s'agisse d'instances collectives.

A propos de la démocratie :
(90) " La multitude, en effet, composée d'individus qui, pris sépa­
rément, sont des gens sans valeur, est néanmoins susceptible, prise
en corps, de se montrer supérieure à l'élite de tout à l'heure, non
pas à titre individuel, mais à titre collectif ..." POLITIQUE, III,
11. 1281 b.

Mais pour juger, il faut en avoir la qualité:


(91) "... Cette organisation politique ( la démocratie ) soulève des
difficultés: la première, c'est qu'on peut estimer que l'homme quali­
79

fié pour juger quel médecin a prescrit le traitement adéquat est


précisément celui qui est lui-même capable de traiter et de guérir
le patient présentement malade, en d'autres termes, c'est un médecin...
En effet, le choix judicieux est aussi l'affaire des gens de savoir:
par exemple le choix d'un géomètre appartient à ceux qui sont versés
dans la géométrie, et le choix d'un pilote a ceux qui connaissent
l'art de gouverner un navire... Par conséquent, en vertu de ce raison­
nement, on ne devrait pas abandonner à la masse des citoyens la
haute main sur les élections de magistrats, pas plus que sur les re­
dressements de compte de ceux-ci.
- Mais peut-être cette conclusion n'est-elle pas de tout point perti­
nente, d'abord pour la raison exposée au début, si la multitude à
laquelle on à affaire n'est pas d'un niveau par trop bas,... et aussi
parce qu'il y a certaines réalisations pour lesquelles leur auteur
ne saurait être seul juge ni même le meilleur juge : nous voulons
parler de ces arts dont les productions peuvent être appréciées
en connaissance de cause même par des personnes étrangères à l'art en
question: ainsi, la connaissance d'une maison n'appatient pas seule­
ment à celui qui l'a construite} mais le meilleur juge encore sera
celui qui 1 'utilise ( en d'autres termes, le maître de maison ), et
un pilote portera sur un gouvernail une meilleure appréciation qu'un
charpentier..." POLITIQUE, III, 11. 1282 a.

4. La maison et la cité, l'architecture et la philosophie.

Par un étrange paradoxe, nous sommes conviés par ces derniers mots
a nous rapporter au texte platonicien qu'à l'évidence ils prolongent:
(92) " Un peintre, disons-nous, peindra une bride, un mors ? - oui -
Mais ceux, en vérité, qui les fabriqueront, c'est le bourrelier et le
forgeron ? - Parfaitement ! - Mais est-ce le peintre qui est compétent
sur ce que doivent être les brides et le mors ? Ce n'est pas non
plus, n'est-ce pas ? celui qui les a fabriqué: le forgeron, le cor-
royeurt mais c'est b ien plutôt celui qui précisément connait l'emploi
de ces choses, à savoir le seul cavalier. - Rien de plus vrai !
- Aussi ne dirons-nous pas que pour tout il en est comme cela ?
- Comment ? - Que pour chaque chose existent ces trois sortes d'art:
l'art qui se servira de la chose, l'art qui la fabriquera, l'art
qui l'imitera ? - Oui - Mais est-ce que mérite, beauté, rectitude,
pour chaque objet fabriqué, pour chaque vivant, pour chaque action,
n'existent pas par rapport à rien d'autre, sinon à la satisfaction
d'un besoin, satisfaction par rapport à laquelle ce dont il s'agit
a été fabriqué ou bien existe naturellement ?
- C'est exact ! - Ainsi donc, il est on ne peut plus nécessaire que
celui qui se sert de la chose, à la fois soit celui qui la connaît
le mieux et celui qui se chargera de renseigner le fabricant sur le
bon ou le mauvais de ce dont il se sert dans l'usage qu'il en fait.,,
PLATON, REPUBLIQUE, X, 601 d-e.

Platon et Aristote sont d'accord sur l'usage comme norme de la produc


tion des objets. Dès lors, la ville ne peut être assimilée à un objet
à un produit d'une poiesis , puisque ce n'est pas l'usage qui en
est le critère, chez Platon, mais bien plutôt la relation qu'elle
entretient au cosmos.
De là, il apparaît bien encore que l'art urbain n'existe pas pour
Platon, seul l'art politique est pertinent, dans toutes ses détermi­
nations cosmologiques. Si l'on peut penser, dans le prolongement de
ce dernier texte, 1 'architecture comme étant commandée par des
" besoins ", ce ne semble être que relativement à l'ordre domestique;
puisque ceux-ci ne sauraient être dans la sphère publique.
Et c'est ainsi, Diogène LAERCE le souligne, commentant Platon, qu'on
peut distinguer trois différentes sortes de beauté:
(93) " Il y a trois sortes de beauté: celle qu'on loue ( exemple: la
beauté du visage) ,* une autre est la beauté pratique ( exemple: celle
d'un instrument, d'une maison,etc., toutes choses belles en raison
de l'usage)i enfin ce qui est conforme aux lois, aux moeurs, forme
un genre de beauté utile. Ainsi donc il y a trois sortes de beauté:
esthétique, pratique, utile.'' Diogène Laerce, vie, doctrines et
sentences des philosophes illustres ; livre 3ème, Platon.

Et bien-sûr, trois sortes de savoir:


(94) " Il y a trois sortes de savoir : le savoir pratique, le savoir
poétique, le savoir théorique: ainsi 1'architecture ou la construc­
tion de vaisseaux sont des sciences poétiques, parce qu'il résulte
d'elles une oeuvre créée; la politique, l'art de la flûte ou de la
cithare sont des sciences pratiques, car, si elles ne créent rien,
elles sont action: jouer de la flûte, jouer de la cithare, faire de
la politique; enfin la géométrie, la musique, l'astrologie sont des
sciences théoriques. Elles ne créent rien, elles ne sont pas action,
elles sont étude...1’ Diogène Laerce, IDEM.

Tandis qu'Aristote, nous l'avons vu, entreprend de tisser les liens


homothétiques qui solidarisent la maison et la cité. C'est cette
solidarité qui constitue la condition de"l'Economique" aristotéli­
cienne, à son ouverture même :
(95) " Il n'y a pas seulement entre 1'Economique et la Politique
autant de différence qu'il ya entre la famille et l'Etat ( car tels
sont bien les objets respectifs de ces deux disciplines), mais encore
celle-ci: la Politique est l'affaire de beaucoup de chefs, et l'Eco­
nomique d'un seul.
Parmi les techniques d'action( technôn), assurément, quelques unes
comportent des distinctions très nettes, et ce n'est pas à la même
qu'il appartient de fabriquer et d'utiliser l'objet fabriqué, comme
dans le cas d'une lyre et d'une flûte; la Politique, elle, a pour
objet a la fois la constitution de l'Etat depuis l'origine et son
bon fonctionnement une fois qu'il est établi: aussi est-il clair
qu'on ne peut en dire autant de 1'Economique, qui a pour objet l'ac­
quisition et la mise en valeur de la maison.
Or, un Etat est un ensemble de maisons, de terres et de richesses,
qui puisse se suffire à lui-même pour assurer la vie dans le bien-
être . C'est bien évident: là où l'on ne peut atteindre ce but,
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la communauté même se trouve dissoute. C'est d'ailleurs pour cela


que les hommes vivent en société. Ce pourquoi chaque chose existe
et a pris naissance, c'est celà même qui constitue son essence; de
là, il ressort clairement que dans son principe l'Economique est
antérieure à la Politique. Et aussi bien son action; une famille est,

en effet, une partie d'un Etat." ECONOMIQUE, I, 1.

Le texte ci-dessus semble bien contradictoire avec ce qui fut dit précéderaient
(dans notre texte) concernant la fin politique de toute chose, ainsi
que des mobiles de la vie collective.
Mais que l'on ne s'y trompe pas; à supposer que ce dernier texte soit
bien de la main d'Aristote (ce qui fut et est encore contesté), il
convient de distinguer deux sortes d'antériorité, ainsi que l'expli­
que le commentateur de cet ouvrage (A.Wartelle). Si l'Economique ap­
paraît antérieurement à la Politique, c'est que la famille précède
chronologiquement l'Etat. Il n'en reste pas moins que l'Etat est
logiquement premier par rapport à la famille dans le système
aristotélicien.
Il n'est pas non plus évident de considérer la politique comme rele­
vant d'une techné. Mais si on laisse cette question en suspens, pour
s'en tenir aux rapports ici décrits entre politique et économique,
il faut bien constater que se réaffirme l'interdépendance , ou plu­
tôt la coextensivité des deux domaines. Leur objet est certes diffé­
rent (la maison, l'Etat), mais , dirait-on, dans la seule mesure
d'une différence d'échelle.
Ainsi des parties multiples et des fonctions dans la Cité, les mai­
sons, lieu du bien-vivre ensemble se rassemblent dans ce qu'on pour­
rait nommer leur lieu commun: la Cité.

De Platon à Aristote, le chemin parcouru est important, notamment


au regard de leurs conceptions respectives de l'usage ♦ En effet,
il est bien entendu chez Platon que l'usage relève d'une convenance
précise, laquelle s'ordonne au Bien supérieur. Lorsqu'il s'agit de
l'usage d'un objet (les brides, le mors), on en appelle au spécialis­
te, celui qui "sait" se servir du dit objet. Savoir qui à son tour
83

se plie à l'exigence du bien. Mais ceci est affaire exclusive d'indi


vidu, de professionnels particuliers.
Dès lors en revanche qu'il s'agit de penser l'usage collectif d'une
chose ou d'un lieu tel que la Cité, ou un bâtiment, alors on ne
peut plus en référer ni aux particuliers , ni même simplement aux
hommes. Il y a une figure, un schéma, une logique qui réfère au
cosmos en se privant de la médiation des hommes, de leur opinion ou
de leur savoir. Il y a de l'Un, car l'opinion ou le savoir collectif
ne sont pas pensables: ce n'est que multiplicité désordonnée.
C'est pourquoi la ville est du ressort exclusif du cosmos et que la
convenance s'y rapporte en supprimant la médiation des usages réels.

Du même coup, la ville ne peut pas se considérer comme un objet pro­


duit d'une pratique et d'une détermination politique, mais un objet
donné, support de cette pratique et détermination.
C'est ainsi que s'établit une discontinuité indubitable entre la mai­
son, objet d'un savoir-faire professionnel (poiesis), celui qu'on
dira "de l'architecte", et d'autre part la Cité qui n'est pas
"produite" au sens propre. Elle ne saurait se penser dans l'ordre de
la techné; elle est objet de théorie et support de praxis.

Aristote introduit déjà un glissement conséquent par rapport à cette


thèse. Car son pragmatisme le conduit à penser , sans détour, l'usage
collectif ou communautaire. Ce sont certes de modestes débuts à cet
égard, s'agissant de la défense de la ville ou de l'opinion du plus
grand nombre sur la beauté des agencements urbains. Mais la ville
qu'il pense s'ordonne à la pérennité réelle de la communauté, intro­
duisant le symbolique comme d'un usage et d'une nécessité très réels.
Il n'y a pas de faire urbain autonome, l'urbanité se déduisant des
exigences collectives et politiques dans le rapport des hommes entre
eux ou à leur extériorité. Mais la ville est bien produite de ces
déterminations immanentes à la collectivité.
A cet égard, même s'il ne semble guère possible de penser la Politique
dans l'ordre d'une techné, de la cité à la maison, une continuité
s'ébauche.
Dans la maison en effet, c'est le bon usage et les rapports statutai­
res entre les individus qui composent la famille -les us ,pourrait-on
84

dire - qui viennent informer le savoir-faire de l'architecte.

Si la Politique reste trop noble pour s'ordonner à la techné, la


distance est finalement bien faible entre architecture et philosophie
politique chez Aristote, non du point de vue de l'objet mais de
1 'essence.
S'il est vrai que la maison est fondamentalement du ressort de
l'amitié.
S'il est vrai que la Politique "intègre" les intérêts particuliers.

Hormis le Dieu lui-même -le demiurgos- la ville platonicienne peut


fort bien se passer d'architectes. Le philosophe, Socrate racontant
l'Atlantide, l'utopie des "Lois" ou de "La République", est en re­
vanche désigné, dans les faits, dans le texte platonicien, comme
celui qui révèle et met en scène l'ordre cosmique.
Le philosophe est à sa manière le seul architecte véritable, en tant
qu'il prescrit un ordre supérieur à la seule édification "commode"
des bâtiments.
Chez Aristote, la collectivité a besoin de se réfléchir en son espace
ici et là, par conséquent, le philosophe convoque l'architecte à
son dessein.
Certes, architectures et architectes ne sauraient s'extraire du sys­
tème d'exigences communautaires, devant toujours conformer leurs
logiques et la pratique aux fins politiques supérieures. C'est si
vrai que jamais l'architecture n'occupe de place réellement circons­
crite (à la différence de la musique ou de la poésie, par exemple).
Au coeur de la philosophie antique grecque, il n'y a pas de traité
d'architecture. Toute entière du côté de la poiesis, c'est seulement
lors de l'abord de la théorie politique ou de la théorie économique
qu'il en est fait état, comme déduction. Tour à tour alors, le
cosmos, l'usage individuel et l'usage collectif viennent la régler.

C'est ainsi que l'architecture ne peut se réclamer que de la justes­


se (l'élégance n'est jamais mentionnée qu'en passant) et on peut dire
de l'esthétique architecturale qu'elle est confinée à n'être
qu'imitation: de la nature, du cosmos, de la politique.
85

Et pourtant, à l'aube de notre ère, le premier à théoriser systémati­


quement l'architecture revendique pleinement l'héritage.
En effet, outre les emprunts multiples qu'il a pu faire à la pensée
aristotélicienne, s'agissant de l'organisation du domaine public, de
l'hygiène ou encore de la défense, VITRUVE n'a de cesse, dans les
préfaces aux "dix lives"(13), d'invoquer les philosophes antiques
-Platon et Aristote au premier rang- comme ceux dont s'autorise toute
pensée de l'art et de la technique, comme ceux qui théorise toute
politique de l'espace d'une part, toute légitimation de la pratique
architecturale d'autre part.

Anne Cauquelin / Arnaud Sompairac


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Lexique partiel et utile .

Les architectes:

oikodomikos: constructeur de maisons.

oikia: la maison
oikeion: le propre, le chez-soi.
oikema: la maison.
oikeiô: vivre dans la maison. Résider,
oikizô: établir une demeure; fonder,
oikeiotès: la parenté, la familiarité.

Tektonikos: le charpentier, le menuisier, qui travaille le bois,


tektonoké: l'art du charpentier, du constructeur,
tekton: ouvrier travaillant le bois.
tektonarché ou architektôn: chef( qui préside) des ouvriers travail­
lant le bois.
Tektainnomenos: le grand charpentier, le créateur. (Platon, le Timée)

Techné: art pratique,


technités: artisan.
teuchô: faire, fabriquer ( s'emploie surtout pout les architectes)

technaô: fabriquer avec art.


Notes.

1. Référents et références. Cf article joint: " Villes référentes et


ville référence ". Anne Cauquelin. Inédit.

2. Nombreux textes sur la peinture et parmi eux, les passages célèbres:


République, livre X; le Sophiste, 235 b - 236 c ; le Cratyle 432 b-d.
De plus e un ensemble impressionnant de textes grecs et latins sur la
peinture ancienne a été réuni dans le " Recueil Millet " ( Collection
Deucalion, Macula, première édition, 1921). Curieusement, le second
volume de documents qui devait faire suite aux textes sur la peinture con­
cernait l'architecture, mais n'a jamais vu le jour... Il serait en cours
de réalisation.

3. Les fragments d'Héraclite sont cités dans la traduction de J. Bollack


( " Hèraclite ou la séparation ") Ed. de Minuit.

4. " Le poème " de Parmènide, ed. P.U.F., collection Epiméthée, Introduc­


tion de Jean Beauffret.

5. Empédocle. Les origines. Edition critique de J. Bollack, ed. de Minuit.

6. J.P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, ed. Maspéro, Paris
1981, p. 207 et suivantes.(Tome I )

7. P. Vidal-Naquet et P. Lévèque, Clisthène l'athénien,ed. Macula, Paris


1972.

8. H. Joly, Le renversement platonicien, ed. Vrin, Paris 1981.

9. R. Martin, Nouvelles recherches sur l'Agora antique, fol. o)« “faccaïcl,


IW is 1*53
10&11. J.P. Vernant, Opus cité
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12. R. Martin, L'urbanisme dans la Grèce antique, ed. Picard, Paris 1963.

13. Vitruve, Les Dix livres d'Architecture, Ed.Balland, Paris, 1979.

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