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APPROCHES
POUR UNE ANTHOLOGIE
Anne Cauquelin
Arnaud S o m pairac
CONTRAT N 0
Ministère de l'Urbanisme, du Logement et des Transports, Direction de L'Architecture
Secrétariat de la Recherche Architecturale.
architecture-recherche-paysage
APPROCHES
POUR UNE ANTHOLOGIE
Anne Ca u q u e l i n
Arnaud S o m pairac
CONT R A T N°
Ministère de l'Urbanisme, du Logement et des Transports, Direction de L'Architecture
Secrétariat de la Recherche Architecturale.
Septembre 1985
I. Le Lien
1- Héraclite p. 16
2- Parménide p . 17
3- Empédocle p . 19
3- La limite p . 30
IV. La Ville
1- La Cité plurielle p. 36
2- Le Critias: la cité du Dieu p. 38
Digression 1: l'espace de la démocratie athénienne p. 47
3- L'arithmétique des "Lois " p. 50
Digression 2: Les deux égalités p. 58
1- Hippodamos et Aristote p. 65
2- Symbolique du domaine public p. 69
3- L'usage, référence majeure p. 74
4- La maison et la cité, l'architecture et la philosophie p. 79
LE PROPOS
C'est ainsi que nous sommes habitués à juger d'un parti au moins autant
par le discours qui en soutient l'argument que par le dessin qui le don
ne à voir. Ce discours, pour nous, est de la plus extrême importance, car
il s'adresse aux raisons, les met en ordre et produit au jour la partie
de l'iceberg qui, lors de la réalisation nous aveugle de sa visibilité.
Nous réclamons les fondements qui tiennent lieu de cause, et satisfont
à nos exigences. La parole architecturale nous donne à voir l'existence
de l'architecture comme le produit de ses propositions bien enchaînées.
S'il y manque une virgule, il manquera certainement au projet une articulation
avec la question à laquelle il est censé répondre. Tout ce travail question/
réponse, établi selon des critères hiérarchisés, est sous-jacent à la réali
sation. La conception, référentiée, précède l'acte de bâtir qui n'en est que la
conclusion.
Telle certes n'était pas la situation du monde grec. Une unité consentie
faisait du monde un Kosmos, un tout lié. Chaque élément de ce tout disait
l'ensemble. En elle-même la techné répétait ce lien, harmonisant le savoir et
la pratique dans un seul geste. Sa place était fixée non par un discours qui
lui aurait été propre mais par l'ensemble du logos distributeur, qui établis
sait le cercle de possibilités correspondant à son essence, laissait à chaque
activité spécifique le soin de se munir de recettes. Les recettes sont singu
lières, occasionnelles, temporelles, et ne relèvent pas directement du logos
unificateur.
C'est bien ainsi que procède la techné: elle s'intéresse au singulier, aménage
le divers, à partir d'une unité, mais celle-ci n'est pas prononcée dans le
champ spécifique de la technique. Elle se prononce ailleurs, dans la spécula
tion.
Mouvement bien fait pour nous déconcerter, nous qui allons à l'inverse, des
productions vers le discours qui est censé s'en déduire, puis, revenant à la
production la justifie par cela même qui en est issu.
Sans doute faut-il voir là - hypothèse plausible - la crainte que leur séduc
tion ne fasse dévier de la voie droite les raisons des citoyens au mépris
de la recherche de la sagesse.
Toutes deux, poésie et peinture, ont donc suscité bien des mises au point.(2)
Les métiers d'artisans eux, n'ont nul besoin d'être écartés : ils le sont
par nature- pourrait-on dire - et ne narguent pas sur leur propre terrain ni
le logos dont ils ne participent pas, ni la vision de la vérité, qu'ils igno
rent.
Ils entrent simplement dans l'unité de la cité en tant qu'utiles à divers
degrés. Ils seront hiérarchisés d'après cette fonction d'utilité publique
reconnue par tous.
D'autre part, ils seront aussi étagés selon le principe qui les conduit -
savoir-faire où le savoir notionnel est plus fondamental que le faire.
Faires qui n'ont pas recours aux notions pour s'exercer. Dans ce vaste chan
tier, les prix seront distribués sous ces deux aspects.
Que ces savoir-faire soient doubles, nous en avons la confirmation dans un
dialogue de Platon : le Philèbe .
(1). " Divisons donc en deux ce qu'on appelle les arts ( technas), d'une part
ceux qui font cortège à la musique et dont les créations présentent moins
d'exactitude, d'autre part ceux qui se rattachent à l'art de construire
( tectoniké ) et sont plus exacts. " -PHILEBE 56 C .
subordonnés.
(5) " Est architectonique l'art qui poursuit un but unique, par exemple l'art
de construire des vaisseaux a pour but le navire, mais sous l'art himmique
tombe l 'art de fabriquer des freins et tous les autres métiers concernant
l'harnachement des chevaux..."
A ce titre, l'architecture doit connaître la forme de la maison et en même
temps sa matière ( à savoir tuiles et bois ) . Mais dans cette répartition
la forme est supérieure à la matière . En effet, (6), ” les arts architecto
niques ont pour oeuvre de connaître la forme, et les autres en tant que poiéti-
ques de connaître la matière." PHYSIQUE 194 a-b .
Cette double constitution se ré pète au niveau de la répartition des artisans:
(7) " les uns sont des chefs, ( architecton) car ils connaissent la théorie,
les autres des manoeuvres semblables à des choses inanimées". METAPHYSIQUE A 1
981 a.
Dualité qui est marquée au niveau des termes eux-mêmes . L' oikodomikos et le
tektonikos sont tous deux convoqués à rendre compte de l'activité de l'ar
chitecte. Quant au terme " architecton ", il est employé pour désigner le
chef des ouvriers.
On peut imaginer que celui qui s'occupe des maisons est plus porté à l'empi-
rie que celui qui construit des navires ou de grands bâtiments: oikodomikê
et tectonikê sont deux faces d'un même art.
Suivant le cas alors l'artisan passe après le musicien si décrié tout à l'heu
re, car il ne s'agit plus de faire routinier: c'est ainsi que dans le PHEDRE
248 e , il arrive en 7ème place après les artistes de la flûte mais que sur
son versant " géométrique ", le PHILEBE lui accorde une place supérieure.
Ce flottement dans le statut de l'architecte - artisan ou savant? - le met
à la merci d'une démonstration où il se trouve comme en otage pour servir
d'exemple. A ce compte le médecin est logé à la même enseigne, et c'est sou
vent qu'ils apparaissent tous deux, côte à côte, dans les textes philosophi
ques .
L'oeuvre accomplie par l'architecture, c'est " la construction d'habitations",
chose très utile comme est précieuse la santé .
L'architecture se logera donc avec les arts ( technai ) du corps, qui à la
fois s'intéressent au singulier et par quelque côté s'articulent à l'unité
de la science. La géométrie préside à l'action du bâtir, et la mesure, la pro
portion appartiennent de plein droit aux sciences que promeut la philosophie.
(8) "Si tu me demandais maintenant, étant donné que la médecine est la scien
ce de la santé à quoi elle sert et quel avantage elle nous procure, je te
répondrais q u ’elle est fort utile, puisque son oeuvre propre est de donner la
santé, chose fort précieuse. Si tu me demandais à propos de l'architecture
( oikodomike ) quelle oeuvre elle réalise en tant que science de la construc
tion, je te répondrais : nos habitations et ainsi de suite pour les autres
arts ( techné )... Mais ce qu'on connait de cette science, comment le connait-
on ? en matière de santé, c'est par la médecine et non par la sagesse qu'on
s'instruit. En matière de construction, c'est par l'art de construire ( oikodo-
mikon oikodomiké ), mais non par la sagesse ." CHARMIDE 170 .
1» Héraclite
Le lien se dit " armoné " en grec : harmonie .
Un fragment d'Héraclite nous introduit directement à la pensée du lien :
(9) " Le lien qu'on ne voit pas est plus fort que le lien qu'on voit ".
Ce lien ( harmonie ) dit l'unité de toute chose. A laquelle le sage doit se
plier. Car cette unité harmonieuse est essentielle et divine; sans elle, il
n'y aurait que savoirs éparpillés et activités désorientées, éparpillement de
l'émotion et de l'opinion .
Aussi bien doit-on discerner dans l'harmonie une intention qui court à tra
vers le monde, qui va, comme la foudre, et gouverne toute chose à travers
toutes choses :
(10) " SAVOIR QU'UNE INTENTION GOUVERNE TOUTE CHOSE A TRAVERS TOUTES CHOSES"
( fragment 41 )
A ce compte l'art ( to sophon) est un . Il est séparé des activités pratiques
ou des savoirs nombreux.
(11) " Un, l'art ". ( fragment 32)
(12) " La chose qui, séparée de toutes, fait l'art." ( Fragment 108 )
Il y a chez Heraclite une sorte de mépris pour les historiens ou enquêteurs,
hommes de savoirsen morceaux.
(13) Le savoir nombreux n'enseigne pas 1'intelligence(noon) " ( Fragment 40 )
(14) " Pythagore, fils de Ménarque, travaillait à savoir plus qu'aucun autre
homme au monde, ainsi par choix, il fait de ces ouvrages composites un art
à lui, une science universelle, un manuel du vice ( Kakotechné ) ."
( Fragment 129 )
Le lien alors se conforte à la fois d'un gnomen, d'une intention, et de l'u
nicité de cette intention qui gouverne le tout . Le sage aura à exhiber ce
lien par la mise en avant d'un " dire ensemble " de ce qui est ensemble.
Non pas dire ensemble au sens de dire avec tous, mais de dire ensemble le
tout .
La chose commune est chose d'intelligence, son étymologie désigne le sun
( ensemble) comme ce qui fait la raison de l'intelligence : Sun-noos, ou
" Xunon ", ce qui est commun .
(15) "Si l'on parle avec intelligence ( noô), il faut bien qu'on se forti
fie de la chose commune à tout ( xunô) comme la cité le fait par la loi (nomô)
Car elles se nourissent toutes, les lois des hommes, d'une loi divine ."
( Fragment 114 )
Cette loi divine, qui gère les lois humaines, et qui dit l'unité se lit aussi
pour ce qui est des astres.
En effet, le soleil ne lui échappe pas,.son mouvement est limité :
(16) " Le soleil ne dépassera pas la mesure ( metra) ou alors les Erinyes,
aides de justice, le rattraperont bien." ( Fragment 94 )
La justice elle-même est " liée " : ( le lien est lié ) .
( 17 ) " Ils n'auraient pas lié le nom de justice si ces choses-là n'étaient
pas ." ( Fragment 23 )
Le nom de justice ( diké ) est distinct de ce qui est ou juste ou injuste,
il est d'une abstraction supérieure parce qu'il LIE, qu'il rend les opposi
tions particulières à leur unité .
De même, ces"choses-là" forment une unité, la plus belle qui soit, si le lien
les " dit ensemble " .
( 18 ) " Des choses jetées-là au hasard, le plus bel arrangememt, le Cosmos."
( Fragment 124 )
Cette réflexion d'Hèraclite sur l'unité du lien qui gouverne le tôut ne nous
paraît pas négligeable pour la constitution de la cité, à laquelle il donne
accès.
Nous savons avec lui qu'il est de l'ordre de l'intelligence et invisible,
qu'il gouverne mais qu'il est caché, qu'il unit en respectant les oppositions.
Ainsi, le rassemblement, l'arrangement, sont affaires de lien, de même que la
séparation que le lien maintient ouverte.
Il nous faut alors voir le lien comme tension, équilibre, chemin vers l'harmo
nie, il doit être prononcé ( dit), concrétisé, dans le dire, pour que son
office de lien se poursuive.
Dire ensemble, c'est lier .
Mais que lie-t-il donc, ce lien ? Qu'est-ce qui doit être " dit ensemble " ?
2. PARMENIDE ici nous est d'un grand secours. Son poème s'ouvre sur une PORTE.
(19 ) " L à sont les portes ( pulais) qui ouvrent sur les chemins de la Nuit et
du Jour, encastrées dans un linteau, en haut et en bas un seuil de pierre.
Elles s'élèvent dans les airs, portes aux forts châssis, et c'est la justice
aux nombreuses rigueurs qui en détient les clefs au double usage... (...) à
écarter des portes le verrou chevillé, celles-ci s'envolèrent, créant un
espace béant entre les battants et faisant tourner en sens opposé les gonds
garnis de cuivre dans les écrous ajustés par des chevilles et des agrafes..."
( Parménide. Poème 11 à 18 )
Non pas que quittant le premier monde, celui des apparences, on dût l'aban
donner et aller à la recherche de la vérité - non pas d'un côté la doxa et de
l'autre l'epistémé - mais les deux tenues ensemble: telle est la voie.
Que la porte symbolise ainsi le lien, voilà qui pourrait étonner, si nous
ne savions déjà que le lien est pure tension, et qu'il ne s'agit pas de re
noncer à un côté pour l'autre, mais de tenir ensemble.
L'être et la doxa, la vérité et l'opinion, sont " complémentaires " au sens
que nous attribuons maintenant à ce terme : quand l'une est déterminée,
l'autre est imprécise, et cependant nous devons compter sur leur assemblage.
Et Parménide poursuit :
( 20 ) " La diversité qui fait montre d'elle-même doit déployer une présence
digne d'être reçue, étendant son règne à travers toutes choses..."
( Poème, I, 31-32)
(21) " L a pensée ne coupera pas l'être de ses apparences, ni pour le laisser
se démembrer dans une dispersion totale, ni pour qu'il se rassemble du
dehors." ... ( Ibid IV )
(22) " ... nécessaire est ceci: dire et penser l'étant de l'être."
( Ibid VI, 1 )
Nous avons là le " double-gond " de cette porte dont nous avons affirmé
qu'elle était lien. Car le dire est différent du penser: il s'étend en uni
tés discrètes coupées et séparées, se disperse, alors que le penser, conti
nu, se ramasse à l'intérieur. Tous deux cependant, le penser et le dire,
sont convoqués ensemble. La différence entre la doxa et la vérité - l'étant
dans sa diversité et la vérité dans son unité- sont logés à l'intérieur
l'un de l'autre: ils se traversent.
L'intérêt de ce texte, pour notre anthologie, est la forme que prend cette
traversée: la porte à double gond.
Et sans doute pourrons-nous faire l'hypothèse que le bâtir, lui aussi, est de
telle sorte qu'il dit ensemble, ou montre ensemble - rend visible - l'in
tention du lien.
Il s'agira aussi du lien qui rassemble: le poème des origines donne le mon
de fait de morceaux disjoints et errants dans l'espace. Ce sont des formes
isolées qui s'assemblent au hasard:
(23) " mêlées sont nées les formes et couleurs des mortels "
( 450. B 71)
(24) ” Comme les joues sans nuques en nombre germaient soudain, les bras
sans armes ballaient veufs d'épaules, les yeux rôdaient solitaires en quête
de fronts..."
( 495. B 57 )
Le principe de l'assemblage des diverses formes mortelles, c'est l'amitié,
qui fait lien.
(25) ” Le principe qui produit le bien, Empédocle lui donne le nom de pholo-
tes et de philié, souvent d'harmonie aux yeux graves ”
( PLUTARQUE chap.48 370 d: de Iside à Osi-
ride)
Et toujours Plutarque à propos d'Empédocle :
(26) ” L'amitié réunit et lie, elle maintient unis, elle cherche à créer cette
amitié et ce caillage...’’
Les formes ne font corps que par la philia qui les tient ensemble: certains
membres s'aiment, d'autres se désunissent et se retournent errants.
20
Etre rassemblé comme un corps dont les membres sont liés par l'amitié,telle
est la formule qui nous introduit dans la notion de ” l'habiter
Habiter veut donc toujours dire, ici, " vivre ensemble " .
Et Aristote ajoutera, pour distinguer les rassemblements animaux des ras
semblements humains, l'adverbe " BIEN
Le " bien vivre " renvoie au vivre le lien en tant qu'il lie de l'intérieur
et non pas comme une contrainte venue du dehors. ( Souvenons-nous de Parmé-
nide et du " rassemblement qui ne doit pas venir du dehors").
Le lien est donc interne au rassemblement, répond à une intention et est à
lui-même sa fin.
Vivre bien, c'est aussi vivre dans le bien . Ce que prononce à sa façon le
terme PHILIA . La nature du lien est consensus, connivence. Il est à la fois
sexué - c'est Aphrodite qui lie - et cosmique - le monde , le kosmos est
rassemblement de ce qui, sans la philia, ne serait que chaos.
La philia lie aussi bien les êtres humains entre eux que les éléments de
la nature avec eux-mêmes, et les humains avec les éléments. Elle lie aussi
les différentes activités humaines, selon des différences qu'elle n'exclut
pas . (1)
Ainsi habiter, au sens grec, signifie-t-il une liaison constante entre les
différents niveaux de sens que revêt la vie civile.
Le dire et le penser, l'agir et le produire, sont parties prenantes de cet
habiter ensemble que la loi maintient dans les limites de la justice.
(1) Le lien sépare autant qu'il lie, la leçon d'Hèraclite n'est pas perdue
pour Aristote: un lien qui ne sépare pas est tout simplement une uniformité
destructrice de la pluralité urbaine: c'est là le totalitarisme de la Répu
blique vue par Platon, contre quoi s'insurge le Stagyrite.
23
Il faut voir " 1 'oikodomikos " comme celui qui met en oeuvre par sa fabrica
tion ( poiesis) le lien de parenté, la familiarité ( philotiké). Aussi
bien ne se contente-t-il pas de se plier à des règles de fabrication usten-
silaire: encore faut-il qu’il prenne en compte la règle de justice inhérente
à son art.
Comme le précise Aristote: " Meta logou alethous” ( suivant la règle de
vérité ), à savoir: la raison.
Une règle invisible se superpose ainsi à la règle visible ( tour, compas,
equerre) et c'est bien là la règle du lien.
C ’est ce que nous dit encore Aristote: pour être grammairien, il ne suffit
pas de suivre les règles de la grammaire; il faut encore être grammairien,
faire acte de grammairien. Ici la praxis et la poiesis sont convoquées et
conjuguées:
(27) " C'est qu'il est possible qu'on fasse une chose ressortissant à la
grammaire soit par chance, soit sous l'indication d'autrui: on ne sera donc
grammairien que si à la fois on a fait quelque chose de grammatical et si
l'on a fait de façon grammaticales à savoir conformément à la science gram
maticale qu'on possède en soi-même."
(28) " Les choses qui peuvent être autres qu'elles ne sont comprennent à la
fois les choses que l'on fabrique et les actions qu'on accomplit.
Production et action sont distinctes ( poiesis et praxis).
Il s'ensuit que la disposition à agir accompagnée de règles est différente
de la disposition à produire accompagnée de règles.
De là vient qu'elle ne sont pas une partie l'une de l'autre, car ni l'action
( praxis) n'est une production ( poiesis), ni la production ( poiesis) une
action ( praxis). Et puisque 1'architecture est un art ( techné) et est
essentiellement une disposition à produire accompagnée de règles, et qu'il
n'existe aucun art qui ne soit une disposition à produire accompagnée de rè
gles, ni aucune disposition de ce genre qui ne soit un art, il y aura iden-
25
” En fondant une maison il faut avoir égard aux propriétés qui en dépendent,
ainsi qu'à la santé et au bien-être de ses habitants. Au terme ” propriétés”
on rattachera par exemple les questions suivantes : quel type de bâtiment est
commode pour conserver produits du sol et vêtements ? Quel type encore adop
ter pour les fruits secs et quel type pour les fruits frais ? La même
question se pose pour les autres biens; que faire dans le cas de biens doués
de vie et dans le cas de biens inanimés, esclaves, hommes libres, femmes,
hommes, citoyens, étrangers? Et pour ce qui a trait au bien-être et à la san
té, la maison doit être bien aérée en été et ensoleillée en hiver. La mai
son répondant à ces qualités sera exposée au nord et plus longue que large.
En outre, dans les exploitations importantes, il est semble-t-il, utile
d'installer un portier qui ne soit astreint à aucun autre travail que d'ob
server soigneusement ce qu'on apporte et emporte.
Pour le bon usage de l'outillage, qu'on suive la méthode lacédémonienne:
chaque instrument pris individuellement doit occuper la place qui lui est
propre, car de cette façon étant toujours sous la main, on n'aura pas à le
chercher."
ARISTOTE} ECONOMIQUE . Livre 1.6.
Unité ou diversité, tel est l'enjeu que met en oeuvre le lieu propre. Ce ser
29
(31) ” Nous considérons l'amitié ( philia ) comme le plus grand des biens
pour la cité, et Socrate loue tout particulièrement l'unité de la cité: on
y voit l'oeuvre de l'amitié. " POLITIQUEt II 1262 a.
A condition toutefois que cette unité ne devienne pas"unisson", qu'elle
n ’ap latisse pas les différences
(32) "Il y a un point où la cité en progressant vers l'unité cessera d'en
être une ou elle sera encore une cité mais près de ne plus l'être: une cité
inférieure, comme si on faisait de la symphonie un unisson ( homophonian)
ou du rythme ( rythmos ), une unique mesure ( basin )
POLITIQU: II, 1263 b.
Le lieu des différents lieux, qui fait lien entre eux, c'est donc la cité du
bien-vivre ensemble. Encore faut-il préciser ce qu'il en est d'une définition
de cet espace particulier qu'est"le lieu " . Définition cette fois physique.
Nous devons pour cela faire table rase de nos habituelles conceptions de
l'étendue, que nous appelons " espace " et par lesquelles nous entendons une
unité d'aperception globale, abstraite, assortie d'attributs non moins abs
traits. Nous aurions à revenir sur une conception beaucoup plus ancienne,
qu'Aristote reprend lui-même pour en fournir une explicitation et l'actuali
ser dans son livre de "Physique ". Alors seulement pourrions-nous commencer
à comprendre que cette conception, ainsi précisée, fait partie d'une réfle
xion " propre" à l'architecture, dont elle trace, pour ainsi dire, le lieu
d'application.
(34) " La puissance du lieu est prodigieuse et prime tout, car ce sans quoi
nulle autre chose n'existe est premier nécessairement. Il existe sans les
choses puisqu'il n'est pas supprimé quand ce qui est en lui est détruit."
PHYSIQUE IV, 208 b, 22.
Le lieu est donc un élément naturel, et, comme la nature, impose sa finalité.
3. La limite .
Cette théorie du lieu aristotélicien nous importe car elle définit d'une
part le lieu comme naturel, existant et d'autre part celui-ci se trouve
alors aller avec les corps qui se meuvent et ne peut être perçu sans eux.
La définition du lieu comme limite implique aussi l'existence de plusieurs
lieux, qui sont tous enveloppés eux-mêmes par l'univers, le tout, qui n'a
rien qui l'enveloppe lui-même.
Le monde se limite lui-même, il est le lieu absolu.
De même que la cité est le lieu naturel, absolu, le tout des lieux singuliers
qui sont limites des actions naturelles des différentes fonctions de l'hom
me.
Comme le lieu absolu, la cité a sa fin en elle-même, et c'est cette fin qui
est cause des parties qui la forment.
Elle est limite absolue des limites partielles des corps qui la composent.
Cette définition donnée dans le politique convient à la fois à la cité
comme fin et lieu naturel et à la nature en général: c'est ainsi en effet
que les choses sont réparties dans la nature en vertu des fins de la nature
elle-même.
Il en vient une conséquence non négligeable, c'est que toutes les actions
entreprises au sein de la cité par quelqu'artisan ( un architecte, par
exemple) et qui ne se rapporteraient pas à la cause finale seraient des
accidents, et en quelque manière " des monstres
Car elles ne se rapporteraient pas à leur fin naturelle et ne prendraient
place dans aucun lieu.
(40) " Si un corps a avec lui un corps qui l'enveloppe, il est dans un lieu,
sinon, non ."
PHYSIQUE IV 212 a 28 .
Un corps, comme un bâtiment, doit donc pour être dans un lieu avoir comme
limite l'enveloppe totale, soit ici: la cité.
Cette condition nécessaire entraine une classification des oeuvres: ou elles
sont nécessaires ( autrement dit entreprises suivant la cause finale ) ou
elles sont des erreurs ( de la nature ou de l'art). Car il en est de l'art
comme de la nature. Les mêmes fins lui sont attribuées, et à y échapper,
il errerait:
(41) " Il y a aussi des fautes dans les choses artificiellest il arrive au
grammairien d'écrire incorrectement, au médecin d'administrer sa potion mal
à propos...Si donc il y a certaines choses artificielles où ce qui est cor
recte est déterminé par rapport à sa fin, tandis que les parties fautives
ont bien été entreprises en vue d'une fin, mais ont été marquées, de même
en est-il pour les choses naturelles et les monstres sont des erreurs de la
finalité. "
PHYSIQUE II 199 b.
Que le lien soit ainsi une limite, et provoque une série d'enveloppements
voilà qui n'est pas pour surprendre, puisqu'aussi bien le lien ( la philia )
est ce qui réunit en séparant.
La séparation : la limite est aussi protection contre l'indéfini ou l'infi
ni: cette forme de chaos où tout est indistinct. Elle permet le rassemble
ment et le promeut contre la dissémination laquelle est la forme archaïque
de la société.
Cette notion est une des grandes figures de la pensée grecque et se pense
comme défense contre 1 'apeiron ( l'ouvert, le non-fini, le non-formé).
Elle a son efficacité pleine dans la pensée modélisante de l'urbanisme;
en tant que pensée modélisante, sa figuration concrète est le cercle.
C'est par le cercle ( ou la sphère ) que se définit le grand tout, l'uni
vers, dont les limites partielles qui enveloppent les corps sublunaires ne
sont jamais que la répétition.
La limite fait ainsi lien avec le monde, ce que nous dit fort bien Aristote
au livre IV de sa Physique :
( 44) " A la vérité, les parties d'un tout se mouvront. Elles s'enveloppent
mutuellement. Mais le tout, s'il se meut en un sens, en un autre non. En
tant que tout en effet, il ne change pas de.lieu, mais il se mouvra en
cercle... Car tel est le lieu qu'il faut attribuer aux parties...
Le ciel n'est pas quelque part ou en un certain lieu. Le tout n'est pas
quelque part: à côté du tout de l'univers, il n'y a rien en dehors du tout,
34
C'est aussi savoir que 1'" oikeion" ( le proche et le propre) qui constitue
la maison, la communauté, se loge lui-même dans un autre oikeion, plus lar
ge: le lieu qui enveloppe chaque " oikeion " particulier de sa définition
générique: la ville.
De proche en proche, le lien s'étend et forme la communauté sociale élargie.
Non pas à la manière dont des unités s'additionnent, mais à la manière dont
elles se rassemblent. En un seul lieu .
(45) ” C'est en effet l'unité du lieu ( topos eis ) qui fait l'unité de la
cité ( mias poleos ), et les citoyens sont ceux qui ont en commun ( koinô-
noi ) leur unique ( mias ) cité
POLITIQUE II, 1261 a.
Mais être lié par le bien vivre ne veut pas dire que tout doive être partagé
37
(47) "... Il est évident que la cité est une réalité naturelle et que l'hom
me est par nature un être destiné à vivre en cité; celui qui est sans cité
( apolis ) est un être dégradé ou supérieur à l'homme: il est comme celui
auquel Homère reproche de n'avoir : ( ni clan, ni loi, ni foyer... ) ".
POLITIQUE I, 1252 b.
Pas moins qu'Aristote, Platon à sa manière définit la cité comme une réali
té naturelle. L'utopie qu'il développe dans le CRITIAS est à cet égard
explicite. Mais le texte ici instaure par rapport au texte aristotélicien
une différence essentielle: en décrivant une cité idéale d'origine démiurgi-
que, et par là même affirmant clairement le primat de l'unité sur la plura
lité, ce que critiquera Aristote par la suite.
Il reste que de l'un à l'autre, la filiation théorique est indubitable.
Nous l'avions vu au chapitre III: Aristote, dans sa théorie du lieu propre
s'est employé à démontrer le lien nécessaire existant entre l'élément et
le lieu qui correspond à sa nature.
Ainsi la cité d'Aristote était-elle composée de lieux multiples, il en allait
de sa nature.
Dans le Critias, Platon planifie l'île de Poséidon dans les domaines écono
miques et politiques, avec toutes les spécificités et les différences qui
en découlent.
Une planification aux deux sens du terme : celui de la prévision, donc de la
définition des temporalités optimales et celui de la projection de la géogra
phie du lieu sur un espace plan.
La médiation de la géométrie apparaît alors comme nécessaire à la pensée
des rapports idéaux entre les hommes dans la cité, dès lors qu'il s'agit
de leur donner un cadre " spatial ".
Et cette " géométrisation " joue le rôle d'une médiation entre cosmologie et
politique, ancrant cette dernière dans une nécessité divine, dès lors que le
système politique s'origine dans le commandement divin.
Unité donc du système politique en tant que produit d'un unique faire divin,
mais aussi en tant que le Dieu est l'unique ancêtre qui définit une descen
dance fortement hiérarchisée.
C'est encore une cité " naturelle " que nous sommes conviés ici à penser .
Mais Platon la situe dans l'idéal: il y a eu décadence , et devrait-on dire,
en employant une terminologie aristotélicienne après-coup, " corruption
La Cité idéale a été corrompue. Dans cette dernière, l'espace produit est
à l'image de la génération divine: il s'ordonne très fortement à une cen
tralité ( bien que les contradictions entre géographie et géométrie ne
manquent pas d'apparaître ), donc à un point unique, transposition dans
l'espace du commandement divin. C'est le sanctuaire :
Plus on s'approche donc du centre, toujours vers plus de sacré, plus les
dimensions des douves diminuent. Progression en intensité, diminution des
quantités d'espace, lequel devient de plus en plus précieux. Ceci se ren
force du symbolisme métallique : les matériaux de parures des enceintes
sont tour à tour de plus en plus précieux. Mais là aussi, en deux symboli
ques, géométrie et ornementation sont mêlées.
Indissociables, ils définissent par la délimitation d'enceintes successives
le lieu auquel s'ordonnent tous les autres lieux.
La figure de la cité idéale est complète et se conjugue à la génération
divine. A la succession des naissances des princes de l'Atlantide corres
pond l'attribution d'un territoire. Poséidon est source de vie. Il engendre
les princes, il fait jaillir les sources: le temps de la vie est à son tour
inscrit dans la figure, qui se clôt ainsi: elle condense le cosmos, la re-
42
( 52) " Mais une fois passées les portes extérieures, au nombre de trois,
alors, partant de la mer, et, dans toutes les directions, à une distance de
cinquante stades de la plus grande enceinte ainsi que de son port, venait
une muraille circulaire, qui se refermait sur elle-même contre la bouche du
canal du côté de la mer. Cet emplacement était peuplé d'un peuple d'habita
tions pressées les unes contre les autrest la remontée du canal à son point
de départ, ainsi que le plus grand port, regorgeaient de vaisseaux et de
trafiquants qui venaient de partout et qui, de jour et de nuit, produisaient
par leur nombre et le tumulte de leurs parlers divers un fracas assourdis-
sant." 117 b- 118 a.
(54) " Parlons maintenant des sources, de celle d'où coulait de l'eau froide
et de celle d'où coulait l'eau chaude; le débit en était d'une abondance
illimitée; comme pour l'agrément et la vertu de ses eaux, chacune des deux
était, de sa nature, merveilleusement douée pour être utilisée* cette utili
sation consistait en constructions de bâtiments et en plantations d'arbres,
selon ce qui convenait au caractère de l'eau utilisée par eux.
De ces constructions » disposées autour des sources> les unes étaient des
réservoirs à l'air libre, les autres des réservoirs couvert pour l'hiver
et destinés aux bains chauds: d'un côté les réservoirs royaux, de l'autre
côté ceux des simples particuliers; et d'autres encore pour les femmes,
sans compter ceux qui étaient réservés aux chevaux et en général aux bêtes
de somme, chacun d'eux doté pour son compte d'une ornementation en rapport
avec son objet. Quant à l'eau courante, les Atlantes la conduisaient vers
l'enclos sacré de Poséidon, à des arbres de toute sorte auxquels la qualité
du sol donnait une beauté et une hauteur vraiment divines, et ils la déri
vaient aussi vers les enceintes circulaires extérieures par des canaux de
dérivation qui suivaient la ligne des ponts. En cet enclos, enfin, avaient
été aménagés par leur travail nombre de temples, et consacrés à nombre
de divinités} beaucoup de jardins; beaucoup de gymnases pour les hommes, de
manèges pour les chevaux, à part dans chacun des ilôts des deux premières
enceintes circulaires ! et, en outre, dans le milieu du plus grand des ilôts,
avait été réservé un hippodrome, large d'un stade,,. Tout autour de celui-
ci, il y avait de place en place des casernes pour la majeure partie de la
garde royale, tandis que, à ceux qui étaient les plus fidèles, avait été as
signé un corps de garde dans la plus petite des enceintes, et attenant
davantage à l'acropole... Pour ce qui est des arsenaux, ils étaient remplis
de trirèmes..." 116a-117e.
Digression 1 :
L ’espace de la démocratie athénienne .
La Cité idéale est donc forte du lien d'amitié entre les hommes (philia)
mais également de l'Unité du Kosmos et du politique ( cf. Timée 30-34) ici
représenté par le fondement divin de leur mutuelle parenté - Unité qui à
la différence d'Aristote exclut les pluralités: celle du mélange et celle des
appétits singuliers.
Ce lien entre le cosmos et la Polis prend ses racines, ainsi que l'attestent
les nombreuses références à Solon, dans les pensées politiques de Solon et
de Clisthène, comme JP Vernant (6) l'a suffisamment montré.
Lesquelles pensées sont à inscrire dans la tradition présocratique du lien.
Afin de mieux comprendre la pensée platonicienne de 1 'espace,retraçons-en
les grandes lignes que le Timée reprend pour l'essentiel, pour ce qui ■
concerne le cosmos.
Solon et Clisthène, qu'en d'autres lieux il conviendrait de bien distinguer,
sont les grands réformateurs politiques du Vlème siècle. Le projet politique
essentiel est celui de l'instauration en Attique d'une démocratie laique.
Une réforme des institutions ( dont un premier modèle aurait Thalès pour
origine ) instaurera une assemblée unique, la Boulé des 500 (que Thalès nom
mait BouleutèrionJ qui se couple sur une réforme du calendrier politique
qui de duodécimal devient décimal pour un temps, lequel consacre l'alternan
ce au pouvoir des différentes tribus de 1'Attique.
Le calendrier duodécimal ne vaut plus que pour les rites religieux. La figu
re du cercle ( de la sphère ) y a une importance fondamentale. JP Vernant
articule l'apparition de ces réformes ( en particulier celle de Clisthène)
sur la cosmologie d 'Anaximandre qui fait, au Vlème siècle également, de la
terre le centre géométrique de tous les points de la circonférence céleste.
Elle se trouve de cette façon " équilibrée ", stable, n'ayant alors aucune
raison d'aller plus à droite qu'à gauche. Apparaissent des rapports de
symétrie et de réversibilité entre les éléments du kosmos,les directions
dans l'espace perdent toute valeur différentielle ( haut = bas = droite =
gauche ) et la signification sacrée qu'elles avaient auparavant dans un
monde étagé du chaos vers le Ciel.
L'apparition de cette " polis " de Clisthène consacrera l'écriture comme la
chose commune à tous les citoyens. Dans le même temps, l'agora, au centre
de la ville, sera le lieu du débat public, lieu homologue à la Terre au
centre du cosmos d'Anaximandre. En ce centre les citoyens sont considérés
comme des égaux devant la collectivité; dans cet espace disparaît toute
hiérarchie d'ordre divin et s'instaure une relation d'identité et de réci
procité des citoyens les uns par rapport aux autres. C'est le Foyer com
mun.
De par ce projet sur l'espace politique, l'agora politique se voit nettement
dissociée de l'Acropole qui constituait jusqu'alors la centralité symbolique
de la Cité, centralité religieuse et politique tout à la fois. A partir de
l'agora ( politique ), on trace une figure radiale qui partage le territoire
et en affecte chaque portion aux 10 tribus de l'Attique, qui sont recomposées
pour l'occasion.
En effet, c'est le territoire qui est dans ce projet au principe d'une
recomposition du corps social; son unité de base est en effet le Démos- au
départ une étendue territoriale qui tend Ainsi à se substituer à l'unité
tribale ( le genos ) . Cette unité territoriale permet par là même d'inté
grer un certain nombre d'étrangers comme citoyens de l'Attique.
C'est ainsi que la Cité clisthénienne est indissolublement une organisation
politique et une organisation spatiale.
Ce très bref aperçu d'une période qu'ont su explorer tour à tour JR Vernant
P. Levèque et P. Vidal-Naquet pour donner un fondement supplémentaire au
texte platonicien précédent.(})
Mais aussi pour introduire à un autre texte de Platon, postérieure dans 1'
oeuvre et qui pose quant à l'espace citadin d'autres questions. C'est celui
des " LOIS " .
La Cité qui est décrite dans le texte " Les Lois " est encore une Cité
Idéale, qui se penserait à l'occasion d'une nouvelle fondation dans laquel
le l'ensemble des institutions serait à inventer, et bien sûr, l'espace,
présenté comme un espace idéal :
( 56) " ... Pour qu'en outre, d'autre part, en ce qui concerne le territoire
tout comme la ville, il n'ait pas un peu l'air, en parlant de ce centrent
du cercle que , d'une façon générale, les lieux de résidence constituent
autour de lui, de raconter ses rêves et de modeler une Cité et des citoyens,
comme s'il travaillait de la cire. ! Certes, quand on formule ces sortes de
critiques, on n'a pas absolument tort. Mais voici comment l'auteur de telles
49
(60) " D'autre part, il faut équiper le reste du pays tout entier en hommes
de métier, que l'on divisera en treize sections: l'une d'elles sera dans
la ville et divisée à son tour, elle aussi, entre les douze quartiers de
celle-ci , en même temps que répartie dans les faubourgs qui l'entourent
circulairement..." Lois VIII 848 e-849 a.
non dans l'ordre de la figure parfaite. Par ailleurs, c'est au nom d'une
justice économique qui vient assurer un dispositif politique particulier:
l'égalité. ( Il faudrait par ailleurs rapporter cette proposition à ce
que dit Aristote, Politique VI, 4 - sur l'inaliénabilité de la terre.)
Chacune des douze parties du territoire doit être économiquement
égale aux autres pour maintenir l'égalité politique et l'unité des ci^
toyens. Ce que redouble le principe d'attribution des terres aux particu
liers, tel qu'il est rapporté au rendement des terres, et surtout com
me principe de répartition " à la moyenne ", vis à vis du centre.
Ainsi, le lot de chaque citoyen se subdivisant en deux parties, plus
l'une sera proche du centre, plus l'autre en sera éloignée, dans la pro
portion inverse. L'arithmétique apporte ainsi l'étendue au nombre, la
distance à une proportion.
Mais c'est une arithmétique qui reste duodécimale, d'origine théologique.
Une arithmétique qui ne peut totalement éclipser la centralité, comme ce
point qui échappe au nombre.
Le modèle démocratique clisthénien est comme recomposé en base 12, ce
qui n'empêche pas de pratiquer une composition du corps social qui s'y
gitffe: puisqu'il n'y a personne au départ, c'est bien toujours l'étendue
territoriale ( le démos ), couplée sur sa Divinité propre, qui marque
l'appartenance de chacun à sa tribu. C'est bien toujours la planifica
tion de l'espace qui organise le corps social et non le génos, la filia
tion , la parenté .
Une arithmétique qui permet de rendre congruents tous les niveaux de la
Cité Idéale . la première légitimation du découpage parcellaire est la
suivante :
(62) " En vue de fixer un nombre qui convienne, décidons que le nombre
des chefs de famille sera de 5040$ qui$ cultivant le territoire, en sont
aussi les défenseurs. Que la terre ainsi que les résidences soient pareil
lement distribuées en un même nombre de sections $ chacune étant l'unité
distributive que sont en commun 1 'homme et son lot ( un citoyen=un lot).
Commençons donc par distribuer le nombre total en deux portions $ puis le
54
(65) " C'est, à la vérité, de tout, pour ainsi dire, ce qui concerne la
construction des bâtiments qu'il semble bon de se préoccuper$ dès lors
55
Cette égalité plus vraie et meilleure des lois semble bien être celle qui
a nom d ’égalité géométrique. C'est celle qui veut qu’on accorde une part
plus grande à qui vaut davantage, plus faible à qui vaut moins, exacte-
ment proportionnée pour l'un et pour l'autre à ce que vaut sa nature;
il en va de même de la convenance chez les " professionnels
(69) " C'est le cas par ailleurs, de tous les professionnels : chacun
ayant les yeux fixés sur l'ouvrage qui est le sien, ce qu'en fait il
y applique, mais il fait cela de façon que l'oeuvre qu'il réalise possè
de une forme bien définie. Tu peux, à ton choix, envisager l'exemple
des peintres, celui des architectes, des constructeurs de bateaux, de
tous les autres professionnels, celui d'entre eux que tu voudras:
chacun d'eux se propose un certain ordre quand il met à sa place cha
cune des choses qu'il a à placer, et il contraint l'une à être ce qui
convient à l'autre, à s'ajuster à elle, jusqu'à ce que l'ensemble cons
titue une oeuvre qui réalise un ordre et un arrangement. De même assuré
ment le reste des professionnels: les praticiens qui s'occupent du
corps...donnant en quelque sorte au corps un arrangement et un ordre de
Composition...Dans ces conditions, une maison qui réalise ordre et ar
rangement doit être une maison bonne à habiter, tandis qu'est mauvaise,
celle qui manifeste une absence d'ordre ?..."
GORGIAS, 503 d - 504 b.
La Cité Idéale des " Lois " ressortit à ce mixte apparemment nécessai
re ( pour prévenir le mécontentement dans la masse du peuple) entre
égalité arithmétique et égalité géométrique.
Mais il est clair que la seconde, qui permet le lien d'amitié, l'ordre
et l'arrangement dans la communauté du Ciel et de la Terre, des Dieux
et des hommes, du cosmos, est la plus pertinente pour Platon. C'est
aussi ce même ordre qui norme l'architecte, comme les autres profession
nels, dans la bonne conduite de son travail.
Nous avions vu comment l'île d'Atlantide était l'expression de ce cosmos,
La proportion déjà y était à l'oeuvre dans la progression géométrique
vers le centre comme dans le rapport des hommes au territoire :
(70) "... Après avoir cinq fois donné naissance à des jumeaux mâles... il partagea en
dix portions la totalité de l’île Atlantide et attribua au premier né des
plus âgés de ces jumeaux la résidence maternelle, avec le lot de terre
qui entourait celle-ci et qui était le plus étendu et le meilleur, et
61
il l'établit roi sur tous les autres; tandis que ces autres, il les
instituait seulement gouverneurs, donnant à chacun le gouvernement
d'un grand nombre d'hommes et du territoire d'un vaste pays...Ainsi,
voilà comment naît d'Atlas une autre race nombreuse et honorée, dans
laquelle d'autre part l'ainé, celui qui était roi, transmettait tou
jours l'autorité à l'ainé de ses enfants, de sorte que chez eux la
royauté continua d'être sauvegardée..."
CRITIAS 113e-114d.
Des réformes clisthéniennes, Henri Joly assure que plutôt que du passa
ge d'une cité religieuse à une cité laique, il se serait agi d'une
transformation de la religion, celle-ci de religion du génos devenant
celle de la polis. Ajoutant à cela que si cette hypothèse s'avérait, alors Platon
ne ferait sans doute pas autre chose que de " théoriser et de codifier
plus rigoureusement une vérité de la cité réelle". (S)
Par ailleurs, il poursuit cette hypothèse en constatant qu'existe d'ores
et déjà, bien avant Clisthène, une représentation d'un espace circulai
re et centré, dans l'Illiade d'Homère par exemple:
" Un centre existe qui est le lieu du combat singulier, où s'exerce é-
galement un logos public - Mais en tout cas un espace qui garantit à
tous " le vu et le su " ( du combat, du partage du butin, du jugement)
dans une forme de démocratie militaire, non égalitaire car elle sup
pose des différences de valeur et d'honneur, qui renvoient aux propor
tions dont nous parlions.
Pour R. Martin (3), ce centre de la Grèce archaïque est aussi celui de
la décision de justice et de la décision militaire.
Nous aurions ainsi affaire déjà à une centralité politique inscrite
sous la forme de l'espace vacant, au centre, laquelle ne serait jamais
réellement dissociée de la centralité religieuse.
Cette mixité pose pourtant plusieurs problèmes quant à la représenta
tion de l'espace centré.
Commençons par noter qu'il y a une troisième centralité réelle, dont
PLaton ne mentionne qu'à peine l'existence.
Et quoi de plus normal, puisqu'il s'agit de celle qui à trait au commer-
62
Quant à la centralité " vide " de l'agora politique des réformes clis-
théniennes-comme de celles qui se donnent à lire contradictoirement dans
''les Lois elle est celle qui théoriquement permet l'alternance
d'un gouvernement non plus tributaire du génos mais du démos. C'est cel
le qui théoriquement ne peut se réduire à une appropriation " privée "_
1. Hippodamos et Aristote.
(71) " il mena par ailleurs une vie passablement originale par amour de
la gloriole, au point de donner à certains l'impression de vivre avec
trop d'affection, en raison à la fois de sa chevelure trop abondante
et de ses somptueux bijoux; portant avec cela des vêtements simples
mais chauds, non seulement en hiver mais encore pendant la période d'été,
et ayant enfin la prétention d'être capable de raisonner sur la nature
entière... " POLITIQUE, II, 8, 1267 b.
f72) " C'est lui qui inventa de diviser les villes en quartiers et décou
pa le Pirée en rues... Ils composait sa cité d'une population totale
de 10000 habitants, divisée en trois classes: une première classe
était formée d'artisans, une seconde de laboureurs, et une 3ème de ceux
qui combattent pour le pays et portent les armes. Il divisait aussi le
territoire en trois parts, l'une sacrée, la seconde publique, et la
troisième privée : le domaine sacré était destiné à assurer les tradi
tionnelles offrandes aux dieux; le domaine public servait à l'entretien
des guerriers : le domaine privé, enfin, était laissé en propre aux labou-
reurs... " POLITIQUE, II, 8. 1267 b.
66
Apparaissent ainsi dans le modèle politique les quartiers qui bien que
dans des situations géométriques comparables n'ont plus ni la même va
leur ni la même signification, venant ainsi délier l'univers de la
" polis " de celui du cosmos.
Comme si l'économie venait rompre le lien, même si elle se pense avant
tout dans un projet harmonique .
Retenons enfin que l'ilôt comme unité urbaine fait son apparition
en théorie ( il existe auparavant ) pour caractériser la sphère du par
ticulier. La position centrale des domaines publics et sacrés se re
double ( comme pour Platon plus tard ) de spécifications monumentales,
quant à l'échelle seulement. ( Nous n'avons rien sur la qualité et l'or
nementation des espaces.)
Mais à la différence qu'ici le particulier n'est pas l'objet d'une dé
valorisation. Il entre dans un ordre, dans une logique de l'unité de
la cité. Il ne vient pas la contrarier.
lia ). Ainsi, tandis que la fin de l'Etat est la vie de bonheur, ces
diverses associations existent en vue de la fin."
IDEM.
Après avoir fixé la population optimale dans l'Etat idéal, qui est
fortement tributaire de ce qu'il " est indispensable que les citoyens
se connaissent entre eux et sachent ce qu'ils sont ", Aristote en vient
donc à la question du territoire :
(81) ” Son étendue et sa grandeur doivent être telles que les habitants
puissent mener une vie de loisirs à la fois libérale et tempérante...
Par ailleurs, " un territoire aisé à embrasser d'un seul coup d'oeil
l
étant un territoire facile à défendre. Quant à l'emplacement de la vil
le principale, si l'on veut lui donner une position répondant à nos
voeux, il convient de l'établir dans une position favorable aussi bien
par rapport à la mer que par rapport à la terre. Une première norme
est celle que nous avions indiquée ( il est indispensable en effet,
qu'en vue de leur porter secours, la ville soit en communication avec
toutes les parties du territoire sans exception); l'autre règle, c'est
que la cité offre des facilités de transport en vue d'y faire entrer
72
les produits du sol, ainsi que les bois de construction, et, le cas
échéant, les matériaux pour quelque autre sorte d'industrie que la
contrée se trouve posséder." POLITIQUE, VII, 6. 1327 a.
Autre différence d'avec " Les Lois " de Platon, la division de chaque
propriétés en deux lots trouve ici une justification supplémentaire,
qui n'est pas mineure puisqu'elle ressortit à l'usage et à la cohésion
de la communauté ( laquelle ne trouvait ses conditions de possibilité
chez Platon que dans la mesure où elle s'ordonnait à une figure ,
relevant du cosmos, faisant de la relation au centre l'argument
fondamental de toute répartition territoriale):
la cohésion, ici, c'est l'égalité face à un évènement concret poten
tiel, la guerre; c'est encore une solidarité immanente à la collecti
vité et non plus assurée par une " loi externe
Le fait communautaire prend ici doublement le pas sur l'ordre cosmique:
la religion ressortit à une " fonction " publique ; la répartition
des terres ressortit à la défense commune du territoire.
Le " plan général de la cité " obéit à une logique analogue, définis
sant une succession d'usages collectifs auquel l'organisation de l'es
pace doit pouvoir répondre:
A propos de la démocratie :
(90) " La multitude, en effet, composée d'individus qui, pris sépa
rément, sont des gens sans valeur, est néanmoins susceptible, prise
en corps, de se montrer supérieure à l'élite de tout à l'heure, non
pas à titre individuel, mais à titre collectif ..." POLITIQUE, III,
11. 1281 b.
Par un étrange paradoxe, nous sommes conviés par ces derniers mots
a nous rapporter au texte platonicien qu'à l'évidence ils prolongent:
(92) " Un peintre, disons-nous, peindra une bride, un mors ? - oui -
Mais ceux, en vérité, qui les fabriqueront, c'est le bourrelier et le
forgeron ? - Parfaitement ! - Mais est-ce le peintre qui est compétent
sur ce que doivent être les brides et le mors ? Ce n'est pas non
plus, n'est-ce pas ? celui qui les a fabriqué: le forgeron, le cor-
royeurt mais c'est b ien plutôt celui qui précisément connait l'emploi
de ces choses, à savoir le seul cavalier. - Rien de plus vrai !
- Aussi ne dirons-nous pas que pour tout il en est comme cela ?
- Comment ? - Que pour chaque chose existent ces trois sortes d'art:
l'art qui se servira de la chose, l'art qui la fabriquera, l'art
qui l'imitera ? - Oui - Mais est-ce que mérite, beauté, rectitude,
pour chaque objet fabriqué, pour chaque vivant, pour chaque action,
n'existent pas par rapport à rien d'autre, sinon à la satisfaction
d'un besoin, satisfaction par rapport à laquelle ce dont il s'agit
a été fabriqué ou bien existe naturellement ?
- C'est exact ! - Ainsi donc, il est on ne peut plus nécessaire que
celui qui se sert de la chose, à la fois soit celui qui la connaît
le mieux et celui qui se chargera de renseigner le fabricant sur le
bon ou le mauvais de ce dont il se sert dans l'usage qu'il en fait.,,
PLATON, REPUBLIQUE, X, 601 d-e.
Le texte ci-dessus semble bien contradictoire avec ce qui fut dit précéderaient
(dans notre texte) concernant la fin politique de toute chose, ainsi
que des mobiles de la vie collective.
Mais que l'on ne s'y trompe pas; à supposer que ce dernier texte soit
bien de la main d'Aristote (ce qui fut et est encore contesté), il
convient de distinguer deux sortes d'antériorité, ainsi que l'expli
que le commentateur de cet ouvrage (A.Wartelle). Si l'Economique ap
paraît antérieurement à la Politique, c'est que la famille précède
chronologiquement l'Etat. Il n'en reste pas moins que l'Etat est
logiquement premier par rapport à la famille dans le système
aristotélicien.
Il n'est pas non plus évident de considérer la politique comme rele
vant d'une techné. Mais si on laisse cette question en suspens, pour
s'en tenir aux rapports ici décrits entre politique et économique,
il faut bien constater que se réaffirme l'interdépendance , ou plu
tôt la coextensivité des deux domaines. Leur objet est certes diffé
rent (la maison, l'Etat), mais , dirait-on, dans la seule mesure
d'une différence d'échelle.
Ainsi des parties multiples et des fonctions dans la Cité, les mai
sons, lieu du bien-vivre ensemble se rassemblent dans ce qu'on pour
rait nommer leur lieu commun: la Cité.
Les architectes:
oikia: la maison
oikeion: le propre, le chez-soi.
oikema: la maison.
oikeiô: vivre dans la maison. Résider,
oikizô: établir une demeure; fonder,
oikeiotès: la parenté, la familiarité.
6. J.P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, ed. Maspéro, Paris
1981, p. 207 et suivantes.(Tome I )
12. R. Martin, L'urbanisme dans la Grèce antique, ed. Picard, Paris 1963.