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NAISSANCE ETMÉCONNAISSANCE

DE L'URBANISME -
DU MÊME AUTEUR
(Ouvrages non épuisés)

CULTURE
LA «ROME DE MUSSOLINI », couronné par l'Académie
des Beaux-Arts, 1936 (Massin, éd.), vol. 18x23.
L'URBANISME, 1947 (2e édition, 15e mille, Presses Univer-
sitaires, Collection Que Sais-je ?), vol. II,5 X 17,5.
LE NOUVEL URBANISME, 1948 (Vincent, éd.), vol. 23 X28.
MISSION DE L'URBANISME. 1950 (Editions Ouvrières),
vol. 14X19.
DEMAIN, C'EST L'AN 2,000 ! Préface de Gabriel Marcel,
1952 (Pion, éd.), vol. .14XI9.

TECHNIQUE
PROBLÈMES D'URBANISME, 1948 (2e édition, Dunod,
éd.), vol. 22X27, traduit en japonais.
PIERRE SUR PIERRE, 1946 (Vincent, libraire), vol.
23 X28.
PETIT GLOSSAIRE DE L'URBANISTE, en six langues,
1948 (Vincent, éd.), vol II,5 X 14.
EN PRÉPARATION : '
LES SOURCES DU GRAND ART : L'HOMME, LA FEMME
ET LE SACRE.
JE DORS, MAIS MON CŒUR VEILLE...
NAISSANCE
ET
MÉCONNAISSANCE
DE
L'URBANISME
PARIS
PAR

GASTON BARDET
DIRECTEUR DES ÉTUDES DE L'INSTITUT SUPÉRIEUR
ET INTERNATIONAL D'URBANISME APPLIQUÉ

S. A. B. R. I.
i, Rue de Fleurus — PARIS (6°)

19 5 1
In Memoriam Marcel Poëte
Cet ouvrage répond à un souhait de Marcel Poëte.
Marcel Poëte est né le 10 octobre 1866 à Rougemont (Doubs).
Ayant perdu' sa mère à l'âge de 12 ans, il demeura toujours
replié sur lui-même. Dispensé, étant enfant, de jouer à la
récréation, il resta un méditatif, indifférent à la moindre action
physique. Partout où il est passé, il a créé un cloître autour
de lui.
Dès ses études secondaires, faites chezles «Frères de Marie »,
à Besançon, il fut attiré vers l'histoire « par le drame qui
compose la vie des hommes, sous l'effet de la vive impression'
que lui avait causée la lecture des œuvres d'Augustin Thierry
et la leçon de l'existence de cet historien voué à la science ».
Le directeur du collège, à qui il avait demandé la permission
de lire ces ouvrages, lui répondit : «Marcel, attention, vous y
perdrez votre âme ». Effectivement, à la lecture des interpré-
tations positivistes de l'histoire, il perdit la fine pointe de son •
âme qu'il ne retrouva qu'à la fin de sa vie.
Admis à l'École des Chartes, en 1886, il devint succes-
sivement-Bibliothécaire à Bourges, où la beautéde la cathédrale
le marqua profondément, puis à Besançon où il-resta sept ans.
L'admirable collection de gravures, relevés d'architecture et
œuvres d'art de cette bibliothèque, lui permit d'acquérir une
exceptionnelle éducation visuelle qui colorera tous ses écrits.
L'année 1903 allait changer profondément sa vie. D'une
Part, ce fut le coup de foudre. Il se maria, entra dans une
famille de hauts magistrats et de relations extérieures, aussi
éloignée que possible de son genre de vie, ce qui le conduira à
se concentrer encore davantage dans ses recherches. D'autre
part, le jour même de la cérémonie, on lui offrit un nouveau
poste, celui de Directeur de la Bibliothèque des Travaux Histo-
riques de la Ville de Paris, sise en l'hôtel Lepelletier de Saint-
Fargeau.
Et ce fut un nouveau coup de foudre, pour Paris cette fois,
qui allait devenir le centre de ses idées et de son activité jusqu'à
la fin de ses jours.
Dès son arrivée, il ne se contenta pas du travail obscur de la
bibliothèque, il créa immédiatement, un cours d'Introduction
à l'Histoire de Paris (1), cours qui devint, en 1906-07, le
Séminaire d'Histoire de Paris et fut transformé en 1914,
par la ville, en une Chaire d'Histoire de Paris à l'École
Pratique des Hautes Études, à la Sorbonne, où il continua
son enseignementjusqu'à l'épuisement deses forces, c'est-à-dire
en'1948.
Sous son impulsion, la Bibliothèque de la Ville de Paris,
allait connaître une nouvelle vitalité. A partir de 1907, une
remarquableséried'expositionsfut organisée29,'ruedeSévigné,
parmi lesquelles il faut noter en particulier :
—En 1910, les Transformations de Paris sous le Second
Empire ;
-—En 1911, Paris durant l'époque classique;
—En 1919, l'Expression monumentale du triomphe à
Paris, etc.
Il fit, à cette époque, connaissance de Patrick Geddes, «le
vieil explosif », exposant lui aussi ses propres recherches et
qui, malgré une totale différence de caractère,fut l'homme qui
joua, en Angleterre, le même rôle que Marcel Poëte dans son
propre pays.
De l'histoire de Paris, Marcel Poëte passa à l'histoire des
villes en général, et, en 1916, put faire transformer la simple
Bibliothèque Historique de la Ville de Paris en Institut
d'Histoire, de Géographie et-d'Économie urbaine, qui allait
couronner ses efforts en vue d'élargir les études sur Paris et
d'étendre les recherches urbaines à toutes les villes. Hélas!àsa
retraite (en 1933), cetInstitut fut suppriméetl'hôtel Lepelletier
de Saint-Fargeau retrouva sa nonchalance.
Le grand préfet Delanney avait déjà fait entreprendre et
publier les « Enquêtes sur l'Extension de Paris » (2). Il
suggéra auPréfet de créer un «Serviced'observationcliniquede
■l'agglomération parisienne »lui permettant au moyende fiches
périodiques et de graphiques, de surveiller les spasmes de cet
être urbain gigantesque. La décision était prise et Marcel Poëte
devait prendre la direction de ce service, lorsque M.Delanney,
trop avisé donc dangereux, fut nomméambassadeur au Japon.
Si ce service avait fonctionné, on peut aisément imaginer
l'ordre suivant lequel l'agglomération parisienne aurait pu
évoluer, aulieu duchaosactuel.
L'hôtel Lepelletier de Saint-Fargeau fut encore le berceau
del'enseignementdèl'urbanisme enFrance. C'estlà ques'ouvrit
tout naturellement, en 1917, l'École d'Art Public due à la
collaboration de techniciens franco-belges, —collaboration qui
devait se retrouver,trente ans après, lors dela créationdenotre
Institut Supérieur et International d'Urbanisme Appliqué
. Marcel
à Bruxelles,
Poëte. dont la première promotion porte le nom- de
CetteÉcoled'Art Public dut émigrerrapidement pour laisser
la place à l'École de Hautes Études Urbaines, fondée sur
l'initiative d'Henri Sellier et qui, en devenant l'actuel Institut
d'Urbanisme de l'Université de Paris, fut rattachée à cette
Université en 1930.
Là encore, Marcel Poëte, qui avait établi toutes les bases et
les articulations de l'enseignement, aurait dû en prendre la
direction... C'eut ététrop beau. La politique jouant, cet Institut
n'eut jamais quedes directeu.rs administratifs, pas de directeur
d'études pouvant faire la synthèse et la coordination entre lès
professeurs.
Après avoir établi un cours inégalable sur l'Évolution des
villes, il fut mis à la retraite de cet enseignement, en 1937.
Nous retrouvons encore Marcel Poëte, lors de la création, en
1938, de notre Atelier Supérieur d'Urbanisme Appliqué, à "
Paris, où il vint nous inciter à trouver des représentations
graphiques de la vie urbaine. Durant le premier hiver de la
«drôle de guerre », il fit son dernier cours sur l'urbanisme,
lequelfutpubliédansnotrepetitbulletindeguerreLesNouvelles
de l'Atelier.
Apart toutes ses activités professorales, Marcel Poëte entre-
prit, en 1906 et 1908, deux grandes tournées de conférences
. aux Etats-Unis. Il fut d'ailleurs, durant plusieurs années,
trésorier de l'Institut Français de New-York. Il fit encore
une tournée de conférences en Suède.
' Pendant qu'il dirigeait l'Institut d'Histoire, de Géographie
et d'Économie"urbaines, il écrivit son ouvrage monumental
Une Vie de Cité (3) qui fut couronné par le « Grand Prix
Berger » de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres,
en 1937... Outre une dizaine de publications sur Paris, il
mit au point deux ouvrages essentiels pour la connaissance
de sa pensée, Introduction à l'Urbanisme (Boivin, 1928),
reproduisant une partie de son cours sur l'Évolution des
Villes, et Paris, son évolution créatrice (Vincent, 1938) don-
nant le ton de sa synthèse à l'époque.
Il laisse plusieurs manuscrits intitules, l'un Le retour à la
source familiale, l'autre, Paris, sa vie propre, l'homme dans
la cité. D'historien et sociologue, il devint de Plus en plus, en
s'approfondissant, psychologue et c'est ainsi que, parti de
l'âme collective, il finit par retrouver l'âme individuelle, dont
lemoindremouvementdecharitévautplus quetouslesunivers...
Nous comprenons ainsi son évolution psychologique. Parti
del'histoire pure, renouveléepar Fustel deCoulangeetMichelet,
et de la géographie humaine, étudiée à l'école de Vidal de
la Blache, il s'enrichira peu à peu de l'histoire agricole, l'éco-
nomie politique,. la sociologie, la psychologie, la biologie, et
la philosophie bergsonniennl. Ses écrits, d'une admirable,
prose imagée et poétique, sont peu à peu devenus plus denses.
C'était l'homme de quelques phrases par jour. Aussi sa phrase
s'est-elle allongée, pour multiplier les incidentes. Il est arrivé
au point où la vision des faits dans leur totalité, avec leurs
inter-actions, rend la prose inapte à traduire la réalité.
L'antiquité résolvait ses synthèses aie moyen de symboles.
C'est pourquoi nous avons dû établir des schémas rendant
sensibles aux yeux « les mouvements de la vie organique de
Paris, au cours des âges, en dégageant les éléments de vie
organique et psychique de cette cité ». Il avait d'ailleurs expé- .
rimenté ce moyen d'explication —utilisant le facteur durée —
dans ses deux films sur Paris, de 1935.
Les deux dernières années de sa vie, il ne cessait de méditer
sur le Christ des Pèlerins d'Emmaüs, de Rembrandt, —cette
figure, douloureuse, émaciée, aux yeux qui restent agrandis
après la descente aux Enfers et si pleine d'infinie pitié pour
les hommes, sur laquelle notre ami Raoul Villedieu a écrit de
si belles pages.
Et il s'enfonça doucement, pas à pas, vers la Paix. Vers la
fin, il fut frappé de,paralysie. Il ne pouvait plus communiquer
avec nous qu'en nous pressant faiblement la main. Enfin, il
entra dans sa vie nouvelle, au seuil de la Semaine Sainte,
le 4 avril 1950.

Seuls peuvent le connaître ses élèves, ceux qui ont pu assister


à ses cours. Alors, ce Franc-Comtois, courbéen deux sous le
poids de ses méditations, se redresse et c'est les yeux levés vers
le ciel, dans une sorte. d'invocation à Pallas-Athénée, qu'il
vous apparaît. Lui qui, dans la vie courante, dans ses obser-
vations apporte un esprit critique pénétrant, se met à chanter
son admiration sans restriction. Il s'exalte, ses gestes s'évasent
commepour mieux recevoir unè lumière qui vient d'en haut le
frapper aufront. Il essaiedefaire pénétrerenceuxquil'écoutent
ses transports intérieurs, le mot«admirable »revient sans cesse
commeune incantation. Atel point que la valeur de son ensei-
gnementnous sembleplus venir decefrisson sacréqu'il commu-
nique, de sa révélation des «correspondances de tout à tout »,
que des mots prononcés. Ce n'est qu'après, bien après, et en
relisant plusieurs fois, qu'on atteint tout le contenudesa pensée.
Aussi nous est-il facile de reconnaître ceux qu'il a marqués,
non par les phrases qu'ils écrivent, mais par la qualité de la
flamme qui continue en eux.
La géographie humaine, par les œuvres de Ratzel et de
Vidal de la Blache, a bien, la première, poséles linéaments de
ceque pourrait être un «aménagement de l'espace », mais c'est
à Marcel Poëte que l'urbanisme doit ses premières intuitions
de la réalité urbaine. Son apport personnel consiste surtout à
avoir montré que, dans la Cité, il faut partir en premier lieu
de l'être humain ; ce n'est qu'en second lieu qu'on observera
l'utilisation de la nature par l'homme (4), démarche qui
devait nous conduire, plus tard, à la mise au point de nos
méthodes de topographie sociale.
Durant sa vie, il eut à souffrir de l'incompréhension de ses
collègues, soit des historiens qui s'étonnaient de sa position de
sociologue, puis bio-psychologue, soit de ses anciens condis-
ciples cantonnés dans leur spécialité et incapables d'une
synthèse, soit des urbanistes professionnels restant absorbé
dans le domaine de la «forme», oublieux des besoins des
l'être.
Nous avons rencontré ses élèves répartis de par le monde,
dans les hauts postes de l'administration de l'urbanisme, dans
les directions des Travaux Publics de municipalités diverses,
voire ancien ministre, au Pérou par exemple. Beaucoup sont
professeurs dans les divers Instituts d'urbanisme : Carlos della
Paolera à Buenos-Aires, Marchand-Lyon à Valparaiso, Tony
Socardà Alger, RobertAuzelleà Paris, sa fille Françoise Poëte
à Bruxelles, etc. Par ses disciples, il continue ainsi la propa-
gation de ce «frisson sacré »qui est encore loin d'avoir porté
tous ses fruits.
Quant à notre dette Personnelle envers lui, nous ne pourrons
jamais la connaîtreenentier, c'est celled'un fils enverssonpère.

Ce «frisson sacré »resta, pendant longtemps, un frisson


païen. Que de fois l'avons-nous scandalisé en lui rappelant
■le danger de la culture grecque qui a substitué chez trop de
penseurs le «Dieu des philosophes »au «Dieu des Juifs », pour
parler commePascal (5). La deuxième guerre mondiale devait
le faire réfléchir. Durant l'été 1938, il nous vantait les mérites
du
dusocialisme... dix ans
christianisme se après,
cachaitil avait compris
derrière cet quelle caricature
humanitarisme
politique !
Marcel Poëte appartenait à cette génération,d'hommes qui
ont conduit l'Occident au bord de l'abîme, d'hommes pour qui
Dieu n'était Plus qu'un symbole lorsqu'ils ne Le remplaçaient
pas par eux-mêmes. Il a vécudans cette atmosphèredelaïcisme,
ou plus exactement d'apostasie des nations, qui a laissé les
massesdéboussoléesauxmainsdesdictatures avouéesouoccultes.
En dehors de toute action, il n'a point participé à tout le mal
que nous devons payer aujourd'hui, mais n'a retrouvé que fort
tard les vérités essentielles. La vieillesse n'est-elle pas donnée,
-à certains, uniquementpourcela ?
Ses recherches sur sa famille, qui comporta notamment un
prêtre réfractaire à la Révolution et de nombreuses religieuses
grandies dans les austérités, lui firent retrouver les sources
profondes où l'Eau Vive se donne à ceux qui veulent étancher
leur soif. Dans les derniers mois de sa vie, il dépassa
le bergsonisme. Certes les Deux Sources ont ramené à la
«religiosité » bien des gens, mais il faut aller plus loin.
L'espritreligieux est communà toutes les religions antiques ou
païennes, il a Dieu pour fin, mais avec le Christ, la position
de l'Homme vis-à-vis de Dieu change par l'Humilité totale, si
difficile aux intellectuels.
Cet ouvrage répond à un souhait de Marcel Poëte. Celui-ci,
non content de nous avoir ensemencécommeurbaniste, a voulu
nous former auxdisciplines historiques afin quenous puissions
lui succéder et achever son œuvre.
Nous en sommes loin,mais nous avons pu toutefois, après
avoirsuivi soncoursà l'École Pratique des Hautes Études, à la
\ Sorbonne, établir sous sa direction les schémas qui illustrèrent
^ Paris, son Évoliition créatrice. De cet ouvrage, totalement
épuisé, nous redonnons quelques schémas dans le présent
ouvrage. Ils exprimaient, pour la première fois, la vision
dynamiquedela ville qui constituait le fond desa pensée.
-s* En outre, nous avions commencésur ses conseils, dès 1938,
une thèse sur l' «Esprit des Plans direéteurs de Paris, de la
Renaissance à l'Empire », période fondamentale pour l'évo-
lution non seulement
l'urbanisme occidental.de l'art urbain parisien, mais de tout
Il s'agissait, non des «embellissements »qui ont fait l'objet
' de multiples ouvrages, mais des «plans directeurs »qui ont
abouti à la notion contemporaine de plan d'aménagement et
d'extension. Cette étude part de la reconstruction du Pont
■Notre-Dame jusqu'au Plan des Artistes, on pourrait presque
dire del'apparition ducanon «quidoit battretoutdroit »jusqu'à
l'avènement, de la suprématie de l'artillerie. Il était inutile de
pousserjusqu'au Plan dit d'Haussmann, bien connu et analysé
par de nombreux auteurs, le Plan des Artistes est déjà un
«plan d'astronome »: l'oubli de l'hommey est consommé.
Lètravail était déjà bienavancélorsquenousdûmesrejoindre
notre unité du génie sur la frontière belge. Nous-le reprîmes
....en août 1940. Dès notre évasion, nous avions rallié un Paris
à peu près vide de ses habitants. Seule la Bibliothèque de
l'Arsenal restait ouverte, avec sa riche collection des Archives
de la Bastille et pendant quelques mois nous nous évadâmes
à nouveau, mais cettefois enpensée.
En 1946, Marcel Poëte insista pour que nous présentions
ce travail comme mémoire de fin d'études, ce que nous fîmes,
après de nouvelles recherches. Enfin, le 23 mars 1947, cette
\J1longue
des HautesétudeÉtudes.
fut couronnéepar le Diplômedel'École Pratique
C'est ce mémoire —portant sur la prise de conscience du
besoin de plan directeur —rapidement revu pour être mis à .
jour dans le courantdenotre penséeactuelle, quifait la matière
duprésentlivre. Par suite de difficultés d'édition, nous avons
dû toutefois supprimer la publication de cent cinquante pages
de pièces annexes, lettres et documents non publiés ou mal
publiés (6), ainsi que dela plupart des planches de détail du
fameux Plan de Louis Moreau qui n'ont jamais été repro-
duites. Néanmoins, nous espérons que les urbanistes, comme
les historiens, y trouveront suffisamment matière à méditation
sur la naissance comme sur la méconnaissance d'une disci-
pline qui, jusqu'ici, n'avait pas été l'objet d'une recherche
aussi poussée.
Cette étude n'est nullement un exercice d'érudition, la disci-
Plinehistoriqueyestmiseauserviced'un butsocial etspirituel :
permettre aux techniciens d'avoir une claire conscience de ce
que sont les tracés classiques et principes qu'ils emploient,
afinlaqu'
de ils apprennent
condition humaine.à les utiliser pourl'amélioration réelle
G. B.
Pentecôte 1951.
NOTES

(1) Auquel assistait notamment Léon Jausselv, futur gagnant du


Concours d'extension de la ville de Paris, en 1919.
(2) Deux précieux volumes par Louis Bonnier et Marcel Poëte
(1913) qui devaient servir de base pour le fameux Concours d'exten-
sion de Paris en 1919.
(3) Trois volumes et un album publié chez Picard, ouvrage inachevé,
dont il laisse le manuscrit du IVe volume et dont certains volumes
sont épuisés.
(4) Il n'est pas inutile de le rappeler aujourd'hui où les techni-
ciens viennent de « découvrir » la géographie humaine et commen-
cent par le sol.
(5) Peu se sont rendu compte que les efforts « anticléricaux »
contre l'enseignement du latin aux classes dirigeantes sont provi-
dentiels. La chrétienté agonise de son mélange « pour l'amour du
grec... et du latin», du paganisme antique et de la révélation chré-
tienne. Il est temps que le rationalisme et la loi du plus fort ne
soient plus inoculés au cours des études pagano-classiques. Le latin
doit rester une langue sacrée, intacte d'images et d'usages profanes.
(6) Nous tenons à remercier Mlle A. Lardy qui a bien voulu assumer
la tâche délicate de copie et collationnement des textes en vieux
français de l'ouvrage et des pièces annexes.
LIVRE PREMIER

Source des tracés urbains classiques


CHAPITRE PREMIER. — Apparition de l'Art urbain ou la
sympathie réduite en Art et démontrée.
CHAPITRE II. — Les théories urbaines.
Vitruve, père des théoriciens. —La ville idéale d'Albert Durer.
La ville de Filarete et la centralisation autoritaire. — Les
prestigieux croquis de Léonard. — Les partisans du radio-
■ concentrique. — Le règne du monument-cible.
CHAPITRE III. —Le philosophe-architecte Léone Battista Alberti.
Le sens de la mesure. — Les principes d'Art urbain. — Des
voies et places.
CHAPITRE IV. — L'Art militaire ou l'épisode du tracé radio-
concentrique.
Les ingénieurs dans la plaine. — Les nouveaux stratèges. —
Le «complexe» du circulaire. —Avantage des polygones. —
Les deux « partis » de plans. — L'architecture n'est pas
« radio concentrique ».
CHAPITRE V. — Le plan de Rome de Sixte-Quint.
Apparition du système polycentrique. — Politique édilitaire
des papes. — Principes du Plan de Fontana.
CHAPITRE VI. — Formes nouvelles.
La transposition des formes. —La vision de l'oiseau. — La
précision mortelle.
CHAPITRE VII — La perspective : l'ouverture et la fermeture de
l'espace.
Application de la pyramide visuelle. — Rôle du théâtre. —
L^ disposition panoramique chez les Grecs. — Renversement
des schémas- de mise en place. —Le poncif classique.
CHAPITRE VIII. — La malheureuse importation des tracés des
forêts de chasse.
CHAPITRE IX. —L'art des jardins.
Naissance de l'art des jardins. — Eclatement des enclos du
Moyen-Age. —Découverte de l'Italie. —Le jardin de plaisir.
— Le Nôtre et Mansard.
CHAPITRE X — Le primat technique.
FIG. I INTERPRÉTATIONS ERRONÉES
DE LA VILLE IDÉALE DE VITRUVE (1521)
Ces deux reconstitutions (cf. fig. 2), dues à Césare Cesariano, se basant
sur le seul critère des vents, imaginent, l'une une ville aux voies sinueuses,
l'autre une ville dont les voies sont bissectrices des vents principaux. Ce
qui est plus grave, l'auteur et quelques autres transforment ainsi le damier
vitruvien en une ville radio-concentrique !
On retrouve la même erreur, de critère unique, dans les projets de cités
modernes auxsolaire.
seule direction rangées de maisons implacablement orientées suivant une
CHAPITRE PREMIER

Apparition de l'Art urbain ou la Sympathie


« réduite en art et démontrée »
L'apparence de spontanéité, de luxuriance naturelle
qu'offrent nos villes médiévales, ne conduit-elle point à
penser que l'art urbain ne se pratiquait pas au Moyen âge ?
Qu'il n'y avait pas de formulaire des arrangements archi-
tecturaux, pas de systématisation. Mais que dans leur
«subconscient »,les artistes du Moyen âge possédaient peut-
être l'expérience plastique des nombreuses générations qui
les avaient précédés.
Nousne savonspoint si, pourla miseen place d'un beffroi,
la disposition oblique d'un bâtiment, les artistes médiévaux
possédaient des tracés, des schémas directeurs comparables
,à ceux qui nous sont bien connus pour la mise en place des
personnages ou les proportions d'un édifice. Mais le fait est
là ; leur mise en place atteignait à la perfection à l'égal de
celle des Grecs d'avant Hippodamos de Milet (ve 's. av. J.-C.)
qui, eux, —nous le savons maintenant —utilisaient des
méthodes angulaires.
Nousne croyons pas —maisnous n'en savons rien —que
l'artiste du Moyen âge procédait par raisonnement déductif.
L'automatisme du syllogisme ne l'avait sans doute pas
encore atteint, car toute systématisation ne se fait sentir,
en art, qu'avec un important décalage. Procédait-il par
approximations successives ? Quel était le mécanisme des
différentes zones de son inconscient ? Autant de points
d'
l'ointerrogation
n considèreàqui
l'unedépassent le cadre
des extrémités dede
la cet exposé.
chaîne cetteMais si
distri-
bution «inconsciente > i des volumes, et à l'autre, la composi-
tion systématique d'un Mansart, procédant à coup d'axes
et de recettes d'ordonnance, on trouve entre les deux la
démarche consciente des hommes de la Renaissance qui
peut nous éclairer.
Rien n'est plus caractéristique, à cet égard, que les pré-
occupations des Italiens en ce qui concerne l'emplacement
réservé à leurs statues. Nous sommes assurés aujourd'hui
que le hasard n'est pour rien dans l'effet qu'elles produisent.
Il en est certainement de même pour la distribution des
effets dàns les villes médiévales, en tenant compte peut-être
dela différence de démarches du conscientet del'inconscient.
L'installation du «David »de Michel-Ange, en 1504, sur
la place de la Seigneurie à Florence, donna lieu à « une
xve siècled'adertistes
réunion comparable
l'achèvement de laà cathédrale
celle qui avait décidéCau
de Gérone. es
Congrès professionnels nous révèlent le sens artistique d'une
époque. Le protocole des délibérations florentines nous a été
conservé par Gaye (1). Les deux principales solutions furent
exposées et défendues par Messire Francesco, premier
héraut de la Seigneurie, et par l'architecte Guiliano da San
Gallo. Ni l'un ni l'autre,' notons-le, ne proposèrent findé- .
pendanceet l'isolement au milieu de la place. Francesco veut
relier la sculpture au palais, il conseille de mettre «David »
à la place de la «Judith »(de Donatello). San Gallo craint
que le marbre, trop délicat, ne puisse, s'il est laissé à ciel
ouvert, résister aux intempéries. Alberti avait déjà dit qu'il
fallait une niche pour cette statue. San Gallo propose donc
de l'installer dans la loggia, au milieu de l'arcade centrale,
et de peindre en noir le mur par derrière. Le choix fut laissé
à Michel-Ange. Il préféra adosser le « David » au Palais
Communal où il se détachait fortement sur le fond sombre
et uniforme du mur. L'installation solennelle eut lieu le
18 mai 1504 »(2)..
Tous ces raisonnements,,échanges de vues et de propos,
dont nous pourrions suivre l'enchaînement grâce'aux procès-
verbaux, nous savons qu'ils se passent dans le cerveau de
chaque compositeur. Lesdifférentes personnalités qu'enferme
le «sac de peau »d'un seul artiste se livrent à toutes ces
démarchés, que ce soit consciemmment ou inconsciemment,
et l'œuvre d'art est pour ainsi dire la résultante de tous
ces débats.
Qu'est-ce donc qui guidait l'artiste au Moyen âge, qui
lui permettait d'harmoniser à coup sûr, tout comme le com-
positeur de musique, partant d'une ligne mélodique, sait
composer la partition des différents instruments ? Nous
avons appelé cette correspondance intime entre l'artiste et
le cadre, d'où résulte le chef-d'œuvre : la Sympathie.
« Jadis l'architecture était sympathie : sympathie avec
son cadre, avec le paysage et l'environnement humain
préexistant. Il y avait corrélation entre le Parthénon, les
' Propylées et le rocher de l'Acropole, entre la Cité médiévale
que dominait la cathédrale et son site, comme entre tous
les éléments propres de la Création : jnasse de rochers, jets
d'arbres, ciel, lumière, miroirs d'eau... Cette sympathie
provenait d'un accord intérieur entre l'homme et la nature,
en un mot d'un instinct ». Instinct aujourd'hui perdu, et
que doit réaffirmer la Morale du Cosmos (3).
A la Renaissance, on importe des styles d'imitation. On
FIG. 2 INTERPRÉTATIONS ERRONÉES
DE LA VILLE IDÉALE DE VITRUVE (1521)
Cf. fig. l
commence à travailler sur le papier, en cabinet, et beaucoup
moins «sur le tas ». L'esprit géométrique chasse l'organique.
Le raisonnement l'emporte pied-à-pied sur le sens inné du
cadre, des racines, en prenant ces mots dans leur plus large
acception. Quels que soient les programmes et les lieux, on se
soumet au «Beau en soi », aux formules de Vignole, avec
schémas préexistants'- nous dirions aujourd'hui «préfa-
briqués ».—Onenarrive à une dégradation lente del'instinct
qui accordait l'homme à son cadre, les bâtiments entre eux
et avec le p a y s a g e . -
xC'est à une'semblable dégradation que nous assisterons
en analysant les plans directeurs de Paris de la Renaissance
à la Révolution. Nous verrons se constituer l'Art urbain,
ce qui signifie que la sympathie se trouve «réduite en art
et démontrée » (4), et cette expression «réduite en art »
sous-entend toutes les amputations auxquelles on s'est livré.
Dans le cadre de ce-livre I, nous verrons cet art urbain
évoluer selon ses composantes propres qui sont les théories
architecturales, l'art des fortifications, l'art des jardins, les
tracés de chasse à courre, la perspective, la géométrie, la
mise en scène théâtrale, etc., tous arts de distribution de
l'espace. Nous le verrons se dessécher, se réduire en système,
alors qu'au départ, chez Alberti, ou au sommet, chez Le
Nôtre, on peut recueillir les règles de l'aménagement de
l'espace que les urbanistes viennent de retrouver récemment.
CHAPITRE II

Les Théories urbaines


Parmilesdifférentesthéories quisefont jour au xve siècle,
nous étudierons d'abord celles qui ont pour objet la Cité
en tant que Cité. Ce n'est que par la suite que nous
verrons l'influence — d'ailleurs épisodique — de l'art.
militaire.
Quels sont les principaux théoriciens ?
Avant de parler de ceux de la Renaissance, citons d'abord
leur père commun, si l'on' peut ainsi parler : Vitruve
(ier siècle avant J.-C.) dont le traité DeArchitecturafut dédié
à Auguste. Au xve siècle, ce sont surtout des Italiens :
Alberti (1404-1472), Filarete (1400-1469), Léonard de
Vinci (1452-1519), que continueront Vasari (1512-1574) et
Scamozzi (1552-1616). Au Nord, le grand Albert Dürer
(1471-1528) fait entendre sa voix. Leur influence sur les
artistes français est très inégale. Seul Alberti fut imprimé et
diffusé suffisamment;-seul, d'ailleurs, dépassant le problème
del'architecture, il s'étend abondamment sur celui dela Ville
et de la Société.
Vitruve, père des théoriciens.
En désignant Alberti comme celui des théoriciens qui
eut le plus d'influence, il n'est pas question de méconnaître
l'importance de Vitruve ; mais il faut avouer qu'il la doit
-surtout à sa qualité d'auteur del'unique traité d'architecture
que nous ait légué l'antiquité. N'oublions pas en effet que
les artistes sont essentiellement des «visuels ». Or, toutes
les planches de l'ouvrage de' Vitruve ont été perdues ; il
n'est resté que le texte, et ce n'est pas la traduction de
Jean Martin qui, s'il faut en croire F. Blondel, renferme
«un million de passages malentendus »et où «mêmeles plus
faciles sont expliqués avec peu de succès », pouvait illu-
miner les ellipses et obvier au manque d'illustrations (4bis).
Vitruve s'explique assez abondamment sur la salubrité
àrechercher pourle site et déclare que lorsque «les chaussées,
les routes ou les commodités des rivières, ou bien les trans-
ports maritimes auront assuré la facilité des approvisionne-
ments », on pourra fonder des murs et des tours, constituant
l'enceinte de la ville, qui sera «non rectangulaire, ni à angles
avancés, mais à contours sinueux, de telle sorte que l'ennemi
soit vu de plus d'endroits »; autrement dit polygonale, mais
non étoilée parcè que lorsque l'angle avance, «il protège
l'ennemi plus quele citoyen »(5).
A l'intérieur de cette enceinte, les rues seront orientées
« suivant les angles intermédiaires entre deux directions
de vents », ce qui conduit —après étude du contexte —à un
réseau rectangulaire déclinant d'un quart d'angle droit par
rapport aux points cardinaux. Cette déclinaison, qui doit
être occidentale, fait que, d'aprèsVitruve, les vents «arrivant
contre les angles des îlots, se brisent, et étant repoussés,
se dissipent »(6).
L'auteur reste muet sur les rapports du réseau et de
l'enceinte. A vrai dire, il n'a pas l'air de soupçonner la
moindre..hiérarchie entre ses rues, il sous-entend un tracé
de géomètre, une division du sol à la façon des Grommatici,
qui lui semble ne pas être du ressort de l'architecte. Ne
déclare-t-il pas : «La distribution des rues étant faite... le
choix des emplacements pour la convenance et l'usage
commun de la population doit être expliqué... Si l'enceinte
est voisine de la mer... le forum doit être choisi près du
port ; si, au contraire, (elle est) dans l'intérieur des terres,
aumilieudela ville »(7). Commesilechoixdesemplacements,
les localisations majeures qui caractérisent les fonctions
urbaines ne devaient pas précéder la distribution des rues.
S'il passe sous silence tout ce qui est fondamental-relative-
ment aux voies intérieures et à leur rapport avec les monu-'
ments, les portes ou le forum, il s'étend davantage sur les
places publiques. «Les Grecs », dit-il, «... (les) disposent... en
carré, à portiques très simples et doubles. Et ils les ornent
de colonnes serrées... et par dessus ils font des promenades
sur solivage. Mais, pour les villes d'Italie, il ne faut pas faire
suivant cette même disposition : attendu —ajoute-t-il —
que, par nos ancêtres, la coutume a été transmise que les
représentations de gladiateurs soient données sur la place
publique. Donc, en bordure,... que les entre-colonnements
soient répartis fort spacieux ; et qu'au pourtour, sous les
portiques, on installe des comptoirs de changeurs » \8).
Aussi recommande-t-il une place oblongue dont la largeur
soit les deux-tiers de la longueur, disposition appropriée aux
exigences des spectacles (9).
Rappelons que le texte de Vitruve, en ce qui concerne
l'art urbain, a donné lieu à des différences d'interprétation
qui nous confondent. Ainsi, M. Pierre Lavedan estime que
Vitruve a recommandé le tracé radio-concentrique, et que
les «grands vitruviens, Fra Giocondo, Cesariano... ont donné
la préférence à ce dernier»... (10) Le traité des Grommatici,
et tout ce quenouspouvons connaître del'urbanisme romain,
s'oppose cependant à cette idée. Auguste Choisy —qui était
un technicien —asuffisamment expliqué qu'il s'agissait d'un
tracé
et les en échiquier,duorienté
déclinaisons soleil. suivant les directives des vents
Malgré la fortune des versions infidèles de Giocondo et
Cesariano, en Italie, au début du xvie siècle, les Français
dela Renaissancen'ont pasinterprété Vitruve dansle sensdu
tracé radio-concentrique ; mais l'absence des plailches
. originales a fait que l'influence des recueils de villes-forte-
resses fut plus forte. Nous le répétons, les artistes sont des
visuels ; si quelqu'un d'entre eux se penche sur les textes
latins, italiens oufrançais, la plupart ne cherchent pas à faire
de l'exégèse, ils regardent et transposent souvent telles
quelles les formes que leur œil a enregistrées. Cequi pourrait
passer pour un plagiat dans le genre littéraire n'est pour eux
qu'un mode de filiation naturelle. ■
Comme nous le montrons dans nos Sources du Grand
Art, l'homme ne crée guère deformes nouvelles, il ne fait que
reprendre sans cesse des formes anciennes ; le nombre des
gestes essentiels, le vocabulaire des formes, les combinaisons
de lignes maîtresses sont aussi restreints que le nombre des
phonèmes utilisés (n), le vocabulaire des mythes ou arché-
types,. les combinaisons grammaticales. 11est parfaitement
normal que le plandeVillefranche-sur-Meuse(12)soit la copie
d'un schéma de Girolamo Maggi, ou qu'à Freudenstadt, les
proportions de la place géante soient nées de la ville idéale
d'Albert Dürer, où cet emplacement devait recevoir la
forteresse du prince (13).
La Ville idéale d'Albert Dürer.
Ouelle fut en France l'influence d'Albert Durer ? Faible,
sans doute, car son Traité completdela fortification des villes,
bourgs et châteaux (14) publié en langue allemande, à Nurem-
berg, en 1527, n'a guère dû toucher les artistes français. De
plus, nous ne pensons pas que ces instructions relatives aux
fortifications
au moins. àient eu une grande portée, en notre pays tout
Toute autre est la valeur de sa ville idéale. Nous y retrou-
vons, outre la connaissance de Vitruve et le goût pour
les tracés directeurs du grand artiste qu'était Albert Dürer,
une conception sociale de la ville beaucoup plus médiévale,
car, bien qu'il soit, dans le temps, postérieur à Alberti,
Dürer est un homme de la Renaissance encorè engagé
dans la tradition médiévale, et c'est pourquoi nous l'étudions
en premier
italienne estlieu. N'oublions
en avance d'unpas en effet que la Renaissance
siècle.
Ne considérons donc point Dürer comme un théoricien
qui ait influencé ses successeurs, mais comme un artiste qui
avitru
fait la synthèse des connaissances médiévales et
viennes.
Sous cet angle, on ne saurait trop regretter qu'il ait
abandonné
l'état social.le principe des quartiers urbains, expression de
Il adopte le schéma en échiquier, le divise même en îlots
et parcelles, elles-mêmes subdivisées, tout celadans un esprit
mathématique qui évoque la Cité platonicienne, et donne
aux localisations souples du Moyen âge un caractère dog-
matique. Ainsi«les quatre îlots numérotés48, 49, 50et 51ont
chacun vingt maisons égales. Dans le dernier sont établis les
ouvriers en tôle et les forgeurs de casques... l'îlot 50 loge
d'un côté les serruriers et les fabricants de menus objets en
fer et tout cedont la noblesse se sert commeobjet deluxe ou
d'utilité ; de l'autre côté, ce sont les fondeurs de poêles,
les chaudronniers et les ferblantiers. Dans l'îlot 49 sont d'un
côté les fondeurs d'étain, en face des ferblantiers et de
l'autre,
les les àbijoutiers,
métaux la main».les épingliers, et ceux qui travaillent
«Onloge dans les maisons de l'îlot 48 l'orfèvre du prince,
les peintres, les sculpteurs, les brodeurs en soie et les ciseleurs
en pierre fine ». Certes, la chose est présentée sous une
forme « caporalisante », mais que de bon sens dans les
localisations.
Les forgeurs de casques de l'îlot 50 ont «leurs meules à
poliret à aiguiser... vis-à-vis dela rivière enavant dela ville». "
«L'abattoir doit être placé en dehors de la ville, vers l'aval
de la rivière ». Les brasseurs sont placés «du côté des rem-
parts, pour qu'ils aient là leur cave ... mais les brasseries sont
placées... dans l'angle D ; c'est là aussi qu'ils doivent'
goudronner leurs tonneaux», etc.
Les localisations se font toujours par affinités entre les
métiers —lesindustries, leurs annexes et leurs sous-produits,
dirions-nous —et suivant la connaissance précise de ces
métiers ; c'est un véritable zoning artisanal qu'il établit.
« Les menuisiers doivent avoir de l'espace pour leurs
planches
leurs »... «en
chantiers à l'temps de paix,
extérieur de la les
villetailleurs
». «Lesdecardeurs
pierre ont
ne
sont paséloignésdurempart surlequel ils filent leurs cordes »,
de même «les charrons peuvent aussi appuyer à ce rempart
leurs pièces de bois »etc.
Tout ce qui fait du bruit, est nuisible ou incommode;est
rejeté hors dela ville
Toutefois «dans les îlots numérotés 40, 41, 44 et 45, le
prince loge ceux qu'il lui convient, augmentant oudiminuant
àsonplaisir les dimensions desmaisons».Par ailleurs :«Tous
les gens faisant d'autres métiers nécessaires, mais dont il n'a
FIG.3 LAVII^E IDÉALE DA ' LBERT DURER
(1527) '
pas encore été question, et qui, pour leurs affaires, n'ont pas
besoin de grands emplacements, sont logés dans les maisons
existantes, et les plus impqrtantes sont les plus rapprochées-
du palais »... «Si onvoulait augmenter le nombre des petites
maisons, on pourrait diviser celles de l'un des îlots et d'une
en faire deux ».
Ainsi la ville idéale de Dürer, systématique au départ
n'oublie pas de traduire toute la complexité des diverses,
localisations et laisse l'étoffe nécessaire pour les remplissages,
le «tissu conjonctif »entre les organes principaux.
Il ya cependant un zoning de classe : «Lesquatre grandes
maisons placées derrière l'Hôtel deVille et les huit situées en
face de cet édifice dansl'îlot Xsont les palais desseigneurs...,
les deux îlots 17 et 18 sont destinés aux gentilhommes »;
mais il y a surtout un zoning fonctionnel, «les capitaines, les
enseignes, les mestres de campet tous les principaux hommes
de guerre »sont logés près de la porte qui est «ainsi gardée
par eux, et ils sont toujours prêts à partir » et «comme
ils ne font». pas d'affaires, ils n'ont pas besoin de vastes
demeures
«
Dürer sait établir autour de l'église «les gens que leurs
affaires conduisent à unevie tranquille. Autour dela fonderie
au contraire... on met les forgerons, les fondeurs, les tour-
neurs, et tous les ouvriers en métaux qui sont là convenable-
ment placés pour la fonderie et pour leur ouvrage».
L'urbanisme, on l'a souvent fait remarquer, est surtout
fait de bon sens, de jugement sain. Dürer apparaît, sous cet
angle, comme un grand urbaniste, et les conseils qu'il donne
ont malheureusement été négligés jusqu'à ces dernières
années.
Il est curieux de constater que ces notions de bon sens ont
été complètement abandonnées tant dans les ouvrages que
- dans les réalisations de l'époque classique. Les auteurs
oublient totalement que la ville est-constituée de métiers, de
commerces, de résidences, d'échanges et de production ;
ils délaissent les maisons particulières, les fabriques, les
boutiques, au profit des monuments publics et des ordon-
nances monumentales. L'Art urbain devient un décor,
dont le symbole-type sera la place Vendôme, comme si la
beauté n'était pas supérieurement atteinte par le personna-
lisme médiéval instinctif (15).
Nous ne pouvons nous étendre davantage sur Durer
et sa ville idéale dont la leçon, probablement sans grand
effet en France, —ainsi que nous l'avons dit, — eût pu
éviter à la Renaissance de se désincarner, de se désocia-
liser. Dans un chapitre spécial, vu son importance, nous
analyserons l'œuvre d'Alberti qui —par momentsdu moins
— n'oublie pas cette leçon du Moyen âge et qui renferme
en outre les principes les plus précieux. Ceux-ci, bien
que connus des artistes français de la Renaissance, ont
été oubliés, abandonnés pour une systématisation vérita-
blement mortelle.
La ville de Filarete et la centralisation autoritaire.
Rappelons pour l'instant le contemporain d'Alberti,
Filarete, dont le traité a été composé entre 1451 et 1465,
celui d'Alberti étant connu dès 1452. Mais le Traité d'Archi-
tecture de Filarete, resté manuscrit, n'a été publié qu'en
1890, à Vienne. Si les quatre exemplaires manuscrits en
italien que nous connaissons ont pu influencer ses compa-
triotes, il est probable que ce n'est que par contre-çoup
qu'ils ont pu atteindre les artistes français.
Comme le fera plus tard Thomas Morus (1480-1535),
Filarete nous expose sa ville idéale comme résultant d'une
conversation à laquelle il aurait pris part. Il expose ses idées
propres, qu'il considère d'ailleurs souvent comme des
fantaisies irréalisables. «Vasàri a porté sur elles un jugement
très sévère, les déclarant la chosela plus ridicule dumonde... »
C'est surtout aux livres VI et VIil que Filarete nous fait
connaître le plan de cette ville idéale, qu'il a nommée
Sforzinda (du nom de son protecteur). Extérieurement, c'est
un polygone de seize côtés dessinant une étoile ; les huit
angles saillants sont marqués par des tours ; dans les huit
angles rentrants sont placées des portes. Des huit portes et
des huit tours partent seize rues qui se réunissent sur une
place centrale rectangulaire (Piazza) orientée de l'est à
l'ouest. Sur les petits côtés de la Piazza se font vis-à-vis la
Cathédrale et le Palais du souverain ; sur les longs côtés,
sont la Place des Marchands (Piazza dei Mercatanti) et les
halles aux victuailles. Chacune de ces seize rues traverse,
en outre, au milieu de son parcours, une place secondaire.
Les huit places situées sur les rues allant aux tours sont
occupées par autant d'églises paroissiales ; les huit autres,
sur les rues allant aux portes, réservées à des marchés
spéciaux, tels que le marché au bois, à la paille, au grain,
au vin, etc. Toutes ces places sont reliées les unes aux
autres par une grande voie circulaire. Filarete prévoit en
outre l'emplacement des principaux édifices publics. Tout
ce qui est gouvernement ou administration est rassemblé
sur la Piazza, qui constitue ainsi un centre civique. Par
contre, le Théâtre, et surtout l'Hôpital, sont dans une
situation excentrique. Notonsenfinquechaqueruecomprend,
outre la chaussée proprement dite, un canal permettant d'y
circuler en bateau (16).
Il y a sans doute dans cette évocation de Filarete un
souvenir de «l'Atlantide», dePlaton mêlé à des réminiscences
de son époque. Cetraité de Filarete inspirera probablement,
un siècle plus tard, certaine composition florale de plan de
ville intitulée «Trouvaille du capitaine Jacomo Castriotto »
(fig. 6, note 17). Plus importante est sans doute sa signifi-
cation centralisatrice, convergence- absolue de toutes les rues
en un point, subordination à la place centrale qui deviendra
«poste de commandement »chez Castriotto. C'est bien la
ville du, condottiere machiavélique avant la lettre, du tyran
qui était son parrain, François Sforza.
Nous verrons les Italiens adopter pour leurs cités, sans
hésiter, le tracé radio-concentrique, expression de leurs
multiples tyrannies locales. Cette formule échouera presque 1
totalement en France où l'unité nationale, déjà assez forte-
ment réalisée, conduira àune étoile ayant pour centre Paris,
pour les routes puis pour les voies ferrées. La dangereuse
formule de l'étoile s'est réalisée, en France, à l'échelon
national. Elle n'en est que plus dangereuse. v
Les croquis de Léonard.
Léonard de Vinci nous a laissé plusieurs croquis' de villes
idéales, dont certains ont même permis l'exécution de ma-
quettes lors de la «Mostra di Leonardo », à Milan en 1938.
Nous connaissons en particulier une étude pour une cité
fluviale (18), et une autre pour une cité dont les rues sont à
plusieurs niveaux (19).
Dans sa cité fluviale, les mailles sont orthogonales, les
canaux aumilieudesrues. Tousles transports sefont par eau.
Pour permettre la traversée des canaux, lès rues dominent
de 3m.60le niveau del'eau.
Dans sa ville à plusieurs niveaux, il distingue les voies
supérieures réservées aux gentilshommes, où ne doivent -
pas circuler les voitures, et les voies inférieures, destinées
aux véhicules ainsi «qu'à tous les usages de la commodité
populaire : ... transport du bois, des vins, et autres choses
semblables ». Quant « aux voies souterraines, elles sont
destinées aux commodités, écuries et autres choses fétides ».
Vinci pose pour la première fois le principe que la rue «doit
être aussi large que la hauteur générale des maisons »(20),
principe que les hygiénistes ont sans cesse rappelé, au grand
dam de la plastique urbaine.
En résumé, c'est une ville à mailles orthogonales, de
180 mètres de côté ; chacune se divise en seize îlots, et l'on
imagine vides les quatre îlots centraux qui forment la place.
Les voies supérieures ont 12 mètres de largeur, et les voies
souterraines sont de véritables collecteurs d'égouts et n'ont
d'autre fonction que le transport des détritus.
Une troisième étude de Léonard de Vinci n'est pas, cette
fois, purement théorique. Elle doit son origine au fait que
François Ier l'avait chargé de faire le projet d'une résidence
"royale pour sa mère (21). Cette résidence devait s'établir sur
une petite île située dans le cours de la rivière qui traverse
Romorantin. On parlait à cette date du fameux projet de
«bonification »de la Sologne, qui n'eut pas de suite.
Le palais s'allonge dans toute l'île, à laquelle Vinci donne
une allure pisciforme, qui semble inspirée par l'île Tibérine
systématisée, ainsi qu'on pouvait la concevoir et que l'imagi-
nera, plus tard, Piranèse. La ville conserve néanmoins son
caractère orthogonal. Une maquette,a tenté d'interpréter
les croquis (22).
L'ensemble : ville et palais dans l'île, n'est pas à propre-
ment parler une composition; c'est plutôt une juxta-
position ; mais la composition du palais est en elle-même
très remarquable. C'est une succession rythmée de places ou
cours fermées. Nous verrons plus tard l'analogie constante
entre ces deux volumes creux qui s'affirmera au cours du
développement de l'art urbain classique ; la place Vendôme
procède de la cour du Louvre.
Mais Vinci ne perd point contact avec la réalité. Si les
transports se font, là encore, par eau —et n'oublions pas
que François Ier le consultait comme hydraulicien pour
la Sologne —la place du marché s'ouvre sur deux branches
du canal. Les boutiques d'artisans sont localisées vers les
places intérieures du fuseau que forme l'île. Le Palais et
les casernes sont dans le centre de l'île, bien placés pour
la vue etextérieures.
mailles isolés par l'eau. Enfin, la résidence s'établit dans les
Un quatrième croquis se rapporte à l'extension de
Milan (23), ville de caractère radio-concentrique. Vinci a dû
adopter un schéma en étoile. Entre les deux voies de cir-
convallation, limitant l'ancienne ville et la future, il organise
chaque écoinçon en forme de trapèze, renfermant une place
centrale carrée accessible aux bateaux et aboutit ainsi à
une dizaine de quartiers nouveaux en bordure de la ville. Il
concilie habilement la structure préexistante et son principe
orthogonal.
Mais surtout, il pose le principe de l'urbanisme contem-
porain tel qu'on l'entrevoit aujourd'hui, c'est-à-dire création
de quartiers-satellites autonomes autour d'un centre. Cette
idée de «bourgeonnement »se retrouve fréquemment dans
les croquis de Léonard : tantôt il s'agit d'arranger un pavillon
octogonal avec des salons circulaires, tantôt c'est d'un
édifice circulaire —comportant huit absidioles, voire seize—
qu'il s'agit.
Enfin cen'est pas sans-émotionque, surl'une desplanches
(fol. 37, cod. B) de la Bibliothèque de l'Institut, nous avons
trouvé un croquis en forme de «mûre »(morula), qui doit
signifier, chez notre observateur, l'agglomération des
cellules lors du développement de l'embryon —chaque grain
de la mûre représente une cellule —qui correspond exacte-
ment à notre propre schéma de ville en grappe, fédération de
communautés. Vinci était trop penché sur «la nature »pour
né pas avoir fait le rapprochement de la sociologie à la
biologie.
Terminons avec ce grand esprit —qui, en quatre croquis,
a remué plus d'idées que nos théoriciens systématiques —en
citant ses réflexions relatives à Milan.
«Tous les peuples obéissent et sont entrainés par leurs
classes dirigeantes, ces notables se solidarisent et s'inféodent
aux seigneurs par deux moyens : soit par infusion, soit par
effusion de sang »; effusion quand leurs enfants et leurs pairs
sont le gage de leur loyalisme.
Le Prince doit donc attirer en sa ville (24) ses vassaux et
faire «construire à chacun d'entre eux, à l'intérieur de la
capitale, une maison ou deux dont il puisse tirer quelque
revenu ». L'extension de Milan est conçue sous forme de
dix quartiers satellites ou nouvelles villes. Dans ces « dix
villes, cinqmille maisonsfournissent trente millelogements ».
Léonardconçoit des maisons detrois étages avec, sans doute,
deux appartements par paliers, d'après ses croquis.
Le plus curieux est que Léonard entend désagréger
«une masse d'habitants qui, serrés l'un contre l'autre à la
manière des chèvres, répandent partout la puanteur et
multiplient les germes de pestilence et de mort ». Par ses
satellites il s'agit en fait de décongestionner non seulement le
centre de Milan —semble-t-il —mais également d'autres
cités. Car « il arrivera souvente fois qu'un des étrangers
ayant une maison (neuve) et grande à Milan décidera, pour
vivre plus au large, d'aller l'habiter », «le paupérisme se
trouvera diminué par de semblables présences ».
Cetteinflation dela capitale, sousforme descités satellites,
pour déconcentrer les autres villes est pourle moinsoriginale.
Les raisons sociales (paupérisme, hygiène) sont en fait
subordonnées à la politique du Prince.
Les partisans du radio-concentrique.
Après avoir rencontré l'éternel accord sur le plan en
échiquier, depuis Hippodamos de Milet, en Occident, voici
des partisans du radio-concentrique.
Tout d'abord, le Siennois Francesco di Giorgio Martini
(1439-1502) dont le Trattato di Architettura civile et militare,
composé à la même époque que celui de Filarete, n'a,
lui aussi, été imprimé qu'au xixe siècle, en 1841 (26).
«Lui aussi reste très près à la fois de Vitruve et de la
pratique médiévale spontanée. Le livre I, dans l esprit du
De re architectura, traite de la situation de la ville sous le
rapport des eaux, des vents. Le livre III, consacré au plan,
accepte pour principe essentiel que le tracé des rues varie
FIG. 4 VILLE A CHEVAL SUR UNE RIVIÈRE
par Léonard de Vinci
Projet pour Romorantin, d'après la maquette de la 1l1ostra di Leonardo -
(Milan, 1938)

FIG. 5 CITÉ IDÉALE D'APRÈS SCAMOZZI


(1615)
Notez les places de quartiers autour de la place centrale,
le sociologue ne se laisse pas étouffer par l'artilleur.
avecle site : s'agit-il d'une colline, les rues pourront s'élevet
l'idéal sera l'échiquier ; mais si l'absence derelief ou de cours
en spirales (27), en obliques, aussi bien que rectilignes ;
s'agit-il d'une ville de plaine traversée par un fleuve d'eau
laisse l'architecte maître, de son choix, c'est le type radio-
concentrique le plus strict quelui proposedi Giorgio Martini :
la figure qu'il en donne, octogone avec place centrale octo-
gonale d'où partent huit rues, est d'une rigoureuse perfec-
tion (28) ». Notons là encore l'énormité de la place centrale
par rapport aux îlots coudés, c'est une vraie place d'armes.
Le plan de la ville idéale radio-concentrique de .Giorgio
Martini se distingue nettement des autres schémas. Cen'est
pas, en effet, une toile d'araignée où les voies radiales
réunissent les côtés du polygone. Ces voies sont au contraire
tracées perpendiculairement aux huit côtés qu'elles coupent
en deux. Il s'ensuit que les îlots, au lieu d'être rectilignes,
sont tous coudés, allant d'un rayon à l'autre en passant par
un angle. C'est réellement un essai de composition archi-
tecturale dans laquelle il n'y a pas de façades biaises, d'écoin-
çons triangulaires, mais qui offre par contre des façades
coudées, suivant un angle de 1350, façades qui seront
reprises et ridiculement multipliées à Grammichele, en Italie,
en 1693. Notons également que Martini prévoit pour sa ville
quatré places secondaires.
Nous avons déjà nommé l'architecte-archéologue Fra
Giocondo (Jocondus) qui donna à Venise, vers 1511, la
première édition illustrée de Vitruve. Il ne craignit pas de
modifierle texte quandil le jugeait obscur, ni d'y ajouter ses
commentaires personnels. Cette version sera suivie, en 1521,
par la première édition enitalien de CesarCesariano, puis par
- celle deDonrotino (1524) et de Caporali (1537). Cen'est qu'en
1548 queau
travaux YArétablissement
cadémia della VirtÙ,
du texteà Rome, a consacré
vitruvien ses
déformé.
Ne nous étonnons donc pas des étranges interprétations
radio-concentriques et de la perspective de ville idéale dûes
à' Fra Giocondo. C'est une ville ronde, entourée de deux -
enceintes concentriques (29) et comportant en son milieu
une
seizegrande
rues. rotonde circulaire àquatre portes, d'où rayonnent
Il s'agit là d'une composition architecturale en vue d'un
effet perspectif. L'influence de l'exceptionnel petit temple
rond deBramante (1444-1514) à S. Pietro in Montorio—que
ses contemporains admiraient à l'égal des monuments
romains —est certaine. Il ne s'agit pas d'une place d'armes
d'où l'on braquera des canons vers l'extérieur ; mais inverse-
ment de la vue d'un monument à offrir aux étrangers qui
. entrent par les portes. C'est une multiplication des perspec-
tives qu'on recherche, comme on le fera plus- tard dans le
(malheureusement) célèbreplan de Carlsruhe en 1715.
Citons encore d'autres disciples de Bramante, parmi
lesquels le Siennois Baldassare Peruzzi (1481-1537), qui a
pu connaître Cesariano. On connaît de lui une esquisse de
ville idéale — conservée aux Uffizi — dont le centre est
une place carrée occupée par un château d'où rayonnent
seize rues reliées par un carré inscrit dans un cercle (30).
Même système dans un autre dessin (31) de Cordiani,
également élève de Bramante. Il y a toujours une recherche
de l'effet perspectif, comme dans les dessins de Baldassare
Perruzzi et de son élève Serlio, faits pouf illustrer les scènes
tragiques et comiques de Vitruve.
Un demi-siècle plus tard, Vasari-le-Jeune imaginera un
projet de ville idéale dont il reste plusieurs dessins aux
Uffizi (32). Le contour de sa ville est octogonal, mais la place
centrale à portiques est carrée et renferme, en son centre,
un édifice carré. Le projet est une habile composition basée
sur le carré et ses diagonales qui permettent à la fois un
effet rayonnant et une trame orthogonale. C'est très habile,
bien que les écoinçons en triangle produisent un mauvais
effet. Il faut y noter quatre places secondaires traitées
comme des places rectangulaires et quatre carrefours
octogonaux. Si toutes les proportions ne sont pas absolument
heureuses, c'est probablement l'un des modèles dont s'inspi-
rera Scamozzi, mais celui-ci dédoublera cette « quadrature
du cercle »en deux villes : l'une.radio-concentrique : Palma
nuova, l'autre orthogonale, dans son Traité d'architecture.

Le règne du monument cible.


La limitation des enfilades de rues par un monument
est un véritable «théorème esthétique »depuis Hippodamos.
Théorème est le vrai mot ; il s'agit d'un dogme qui s'oppose
à la souplesse de la « partition de l'espace »pratiquée chez
les anciens Grecs et connue au Moyen âge. C'est le règne du
monument-cible.,
Cette cible est obligatoire. Dans les rues sinueuses du
Moyen âge ou dans «l'étalagisme »en éventail grec, la vue
rencontrait sans cesse un intérêt pour l'exciter, ou un
«temps » pour la reposer. La voie s'exprimait, comme la vie,
par une arabesque, et contentait la vue. La voie droite n'est
pas belle en soi, ne peut être dite «belle », —comme on l'a
écrit sous François 1er —sinon par unedéformation rationa-
liste du sens de ce mot. Ce qui peut être beau, c'est la percée
offerte, l'ouverture de l'espace, et surtout ce qui est au fond
—puisque le raccourci dérobe ce qui peut orner les bords.
De là naît la nécessité de trouver un fond, comme au théâtre,
fond qui sera d'abord un monument, un frontispice, puis,
quand viendra Le Nôtre — le père de l'aménagement de
l'espace —la vue illimitée, le sentiment de l'infini, comme
sous les grands halliers.
CHAPITRE III
Le
Philosophe-Architecte Léone Battista Alberti

Le sens de la mesure.
Le seigneur Léone Battista Alberti (1404-1472), gentil- .
homme florentin, arrive vers trente ans à prendre conscience
de sa vraie vocation. Frappé par la beauté des monuments
antiques, il se convainc que l'architecture d'une cité est
le signe visible de sa grandeur. Aussi écrit-il son De re
cedificatoria en dix livres. L'oeuvre est divulguée en 1452 ;
la première édition, en latin, date de 1485, la traduction
française de Jean Martin paraît au siècle suivant, en 1553,
peu après la mort du traducteur. Signalons que les citations
d'Alberti quenousferons sont empruntéesà cette traduction.
Alberti, homme du «quattro cento », reste profondément'
engagé dans le Môyen âge. Il en garde la prudence, le bon
sens,lesensdes«racines».«Il sedonnapourtâched'assembler,
avec la patience avisée de l'architecte, les matériaux de
l'expérience en vue de ce chef-d'œuvre d'équilibre que
fut sa pensée »(33).
Il se place à côté de Brunellesco pour l'influence considé-
rable qu'il exerça sur sa génération, peut-être moins par
l'importance des monuments qu'il édifia, du caractère
si nettement romain de ses constructions, que par son œuvre
théorique. Ce théoricien était un grand érudit ; il n'en faut
commepreuve quela multiplicité des exemples del'antiquité
qu'il donne dans la plupart de ses chapitres. C'était un
humaniste distingué, «le produit le plus brillant et l'image
la plus nette de son temps » (34). Mais, comme son pays
florentin, il avait la mesure, l'équilibre, la grâce. Bien que
novateur, il n'est point révolutionnaire. Il se garde bien de
faire table rase du passé immédiat (35). A la façade de
Sainte-Marie Nouvelle, tout en superposant — pour la
première fois —des pilastres d'un goùt délicat, il respecte
l'architecture de marbre àlaquelle ondevait déjà, àFlorence,
le Dôme, leBaptistère et le Campanille de Giotto. Demême,
hors dela reconstruction de l'église San Francesco à Rimini,
il prend soin de ne pas jeter à bas l'œuvre de ses prédéces-
seurs, secontentant d'y ajouter la sienne, commeunmanteau
sur la pierre nue.
Cet humaniste fut un vrai philosophe ; il eut, dans son âge
mûr, la réputation d'un sage (n'a-t-il pas été conseiller du
pape Eugène IV). Massaini l'appelait «un nouveau Socrate ».
Il citait sans cesse «les escrits des philosophes », car il avait
excellement compris que l'architecture était avant tout au
service de l'homme.
Il n'hésitait pas à le souligner «soit que l'on deffinisse les
bastimens avoir esté faictz pour le besoing de la vie humaine,
la commodité des usages ou la volupté des saisons : si fault
il dire que la principale intention a ester pour y loger les
hommes »(36).
Il n'oubliera jamais les trois principes-clefs : la nécessité
de la vie, la commodité de l'usage, le Plaisir selon les saisons
du temps, et que ces trois principes doivent s'équilibrer pour
l'abridel'homme. «L'hommeest népourservirl'homme»(37).
Il se gardera de réduire l'architecture à la commodité,
à l'adaptation à une fin, au fonctionnalisme. Mais il se
gardera tout autant de la réduire à la volupté, au plaisir
des yeux suivant les éclairages et les saisons, à l'art pour
l'art, au formalisme. Quant à la construction, il sait que
«tout l'art de bien et raisonnablement bastir consiste en
lineaments et structure. Or toute la force et effet d'iceulx
ne tend à autre fin qu'à donner une voye droite et absolue
pour bien assembler les traictz et angles qui désigne le
pourpris ou parterre d'un Edifice »(38). Il ne tombe ni dans
le constructivisme, ni dans le structuralisme. Forme, fonc-
tion, structure —ou beauté, utilité, solidité, comme dirait
Vitruve —s'équilibrent chez lui en une synthèse parfaite.
Et cet équilibre se retrouve non seulement dans sa pensée,
mais dans ses œuvres. Quoi de plus franchement structuré,
qui réponde mieux à sa fonction, tout en constituant un
brillant frontispice, que le porche de l'église Saint-André
à Mantoue par exemple ?
Les Principes d'Art urbain.
Nourri de Vitruve, il l'avait magnifiquement assimilé
grâce à sa grande connaissance des civilisations méditer-
ranéennes antiques. Son Traité d'architecture serait à
analyser dans le détail. Contentons-nous d'en souligner
quelques passages.
Tout d'abord, avant de bâtir, il se pose la question où
bâtir où ne pas bâtir ? «Savoir où ne pas construire »est
l'essence même de l'urbanisme, disait le pionnier Robert
de Souza.
FIG.6 DÉMONSTRATION
DU' NETROUVAILLEDUCAPITAINEJACOMOCASTRIOTTO
TirédeDelaFort
ifi
c
unpavi aziloonnededel
colamcitta
man(d1e5m
55e)n,ta.vecaucentre
Dès son premier livre, Vitruve traite :
Chap. 4. «De la région, puis du ciel, de l'air, du Soleil
et des ventz qui rendent ledict air bon ou mauvais. »(Cette
question des vents étant primordiale pour tous ceux qui
traitent des villes méditerranéennes.)
Chap. 5. «Quelle région est la plus commodepour y-bastir
des edifices ; et queles aussi ne l'est pas tant ? »
Chap. 6. «Par quelz indices et conjectures doit estre
v esprouvee la commodité d'un pays. Conjectures par les
animaux,
deroches.»par les edifices, par les arbres, par les pierres
Chap. 7. « De certaines commoditez et incommoditez
occultes
doit biendes regions,»contrées et climats dont l'homme sage se
informer.
Il s'occupe ensuite dela «partition del'aire »,lesarchitectes
diraient dela «distribution en plan »,et les urbanistes actuels
dela «partition de l'espace ». ^
Il souligne le caractère fonctionnel des différentes parties
de la ville qui «suyvant -le dict des philosophes n'est autre
chose qu'une grande maison ». Cesdifférentes parties doivent
être heureusement localisées ; car s'il y a «quelques cas de
failly par la négligence ou incuriosité du conducteur de
l'œuvre, ne sera-ce pas assez pour amoindrir la louenge et
dignité du bastiment »?.
Il en conclut, « qu'il ne fault seulement arrester aux
pourtraictz des plattes formes qui s'en trassent sur le papier,
mais faire dresser un modelle d'aix de bois, papier, ou autre
chose propre, au moyen de quoy se puissent veoir au naturel
les figures et proportions detoutes les parties :lequel modelle
sera communiqué à gens expertz pour avoir leur opinion
la-dessus : afin que l'ouvrage accomply l'entrepreneur ne
tombe en repentaille ».
«C'est aussi une chose admirable que tous hommes tant
ignorans que bien entendus sentent incontinent, par instinct
denature, s'il n'y a rien debonoudemauvaisentous artifices
qui leur sont présentez. Mais la veue en cet endroit a beau-
coup plus d'efficace que tous les autres sentiments : et
de là vient que si une besongne est mise en évidence, et
l'ong y treuve la moindre faulte du monde, en quelque chose
de trop court, ou trop long, cela esmeut subitement les
affections des personnes à desirer correction...
«Voyla pourquoy toujours me plaira l'ancienne coutume
de ceulx qui vouloient raisonnablement édifier, lesquelz ne
s'arrestoient aux pourtraictz de platte peincture, ains
faisoient faire des modelles de bois, ou autre matière appro-
priée, au moyen dequoy ils povoient veoir comment tout
l'ouvrage devoit succéder enchacune de cesparties, ensemble
ses proportions et mesures, puis s'en conseilloient aux
expertz, et examinoient plusieurs foistoutes lesparticularitez
occurentes, avant que mettre la main à la besongne, qui
requiert plus de soing et de dépense qu'il n'est advis à
beaucoup de personnes ».
Il condamne « l'ignorant qui, par ambition malicieuse
taschera d'attirer les yeux du regardans »par «un modelle '
fardé, ou embelly des brouilleries de peinctures » (39).
« J'aimerois mieulx (quant à moy) un modelle simple,
nu, outout seulement qu'esbauché, qu'un qui seroit curieuse-
ment perfect, poly, et mignoté jusques au bout, pourveu
qu'on ycogneutle gentil entendement del'inventeur plustôt
que la bonne main de l'ouvrier. Oril y a tele différence entre
unArchitecteet un peintre quel'un s'estudie demontrer sur
une table, par lignes, umbres et angles raccourcy, les choses
commeelles sont en-apparence : mais l'Architecte, ne faisant
compte de cela, les faict veoir depuis le fondement jusques
au comble, en la forme et la manière qu'elles doivent
être ».
«Davantage il faict entendre les largeurs et haulteurs tant
des fronts que des costez au moyen de certaines lignes
véritables, et non par angles tirez en apparence perspective,
comme celluy qui veult représenter ces choses tout aussi
qu'ela
sur llesraison.
doivent» être, par vraiz compartissement fondez
Il rappelle ainsi que c'est «l'instinct de nature »qui nous
fait, par sympathie, sentir ce qui est beau et ce qui est laid ;
que la vue est le seul critère, et non tous les raisonnements
ou discours.
Son goût pour les maquettes est d'autant plus naturel
qu'il est unnovateur, et quil éprouva certainement lui-même
le besoin de construire une maquette de ce fameux porche
de Saint-André où il emploie, pour la première fois depuis
les Romains, des proportions d'Arc de Triomphe. Retenons
également que c'était une ancienne coutume —qu'il oppose
« aux brouilleries de peinctures »et cela nous permet de
supposerqu'au Moyenage,les modèles réduits, les maquettes
—dont la tradition se continuera par les chefs-d'œuvres des ■
«Compagnons du Tour de France »—servaient àcesmises
en place siàremarquables
attribuons l'inconscient !que, faute d'autres preuves, nous
Mais s'il affirme que la raison doit régner, il n'oubliera pas
de rappeler peu après que « la subtilité de la nature est
inimitable », en faisant un croquis de «l'Herbe appelée
quintefeuille », dont les nervures dépassent tout ce que peut
faire l'ingéniosité humaine.
Aulivre IV, traitant du site dela ville, il rappelle qu'il n'y
apoint derègles générales, qu'il n'y a quedes casparticuliers,
et quechacunmériteuneobservationattentive, «conjoncture»
et jugement. Sacomparaison des avantages dela meret dela
montagne est l'expression d'un bon sens pratique qui
: ses
l'apparente à Dürer,
abondantes et que
citations ne parviennent
de Platon pas à masquer
ou d'Aristote.
Le site une fois choisi suivant «les régions, le ciel, l'air,
le soleil et les vents», etc., il est besoin que le circuit d'une
ville et la distribution de ses parties soient changées selon la
diversité des lieux. «On ne saurait faire sur une montagne
le traict d'un pourpris de murailles à sonchoix, rondou carré,
ou de telle forme qui viendroit bien en fantaisie, comme on
faict bien enpays plat ».
C'est cette fantaisie qui se débridera lorsqu'au début de v
l'art des fortifications on croira nécessaire d'abandonner
les hauteurs pour les marécages.
Mais cette adaptation au site ne suffit pas. Il faut prévoir
l'matériels.
avenir et penser en outre aux échanges intellectuels et
« J'aimerois mieulx, quant à moy, que ma ville peult
contenir le nombre de ses citoyens quand ils viendront à
s'augmenter que si elle étoient trop serrée, sans avoir moyen
de les loger. Encores fault-il considérer que la cité ne se doit
faire seulement pour la nécessité et commodité des logis,
mais aussi doit être disposée en sorte qu'il y ait de très
plaisantes et honnestes places, les unes desquelles servent
pour les assemblées du peuple à communiquer et deviser
ensemble apres avoir chacun donné ordre à ses affaires
civilz et domestiques ; les autres pour y veoir courir à qui
mieulx tant les gens que les bestes ; autres pour le jardinage ;
autre peur pormenoers ; autres pour nager et se baigner et
semblables recréations et passetemps ».
Ceci nous fait prévoir une cité d'une belle étendue, avec de
nombreux espaces libres, nus ou plantés.
Pour bien comprendre le sens de son œuvre, il faut suivre
le mouvement dialectique de sa pensée. Tout d'abord, il est
frappé par la laideur et les défauts du monde, et il imagine
par contraste un monde parfait, au sujet duquel il accumule
les citations. Il veut par exemple avoir, àla fois, lesavantages
dela plaine et dela montagne. Danscertains cas, la résolution
de l'antinomie est possible : tel celui d'un site offrant une
butte sur une vaste plaine. Mais, le plus souvent, ces jalons
posés, il retourne au réel pourychercher, non plusleserreurs,
le mal, mais les possibilités de bien, de perfection qui y sont
incluses ; et il conclut : «Et s'il est impossible que nous
obtenions tout justement cela, suivant nos désirs, nous
pourvoierons ainsi au nécessaire. »
S'il est philosophe, il est aussi architecte, c'est-à-dire
constructeur, il bâtit pierre par pierre. Il se rend compte
queles réformes peuvent être conçues par la pensée exigeante
du théoricien, mais que seuls les conseils du praticien auront
chance del'ébaucher.
C'est pourquoi la pensée d'Alberti est une des sources les
plus vivifiantes et les plus constructrices que nous
connaissions.
Il faut soigneusement distinguer ce qui n'est chez lui que
citation d'érudit et ce qui constitue les vrais conseils de
l'auteur. Ainsi, s'il rappelle la nécessité de diviser la ville en
quartiers —en s'appuyant sur la mathématique platoni-
cienne —il ajoute aussitôt ses propres conseils (40).
«Platon voulait que ce pourpris contenu au champ de la
situation, feult divisé en douze ordre, en chacune desquelles
il désiroit un Temple : et moyje veuil pardessus sa constitu-
tion qu'on y adjouste des carrefours aysez, des sieges a
playder pour juges subalternes, lieux à tenir munitions,
places assez'spacieuses pour exerciter la jeunesse, mesmes
où l'on puisse jouer des jeux, et tels autres commoditez
requises. »
Il insiste fortement sur les «commoditez »qui permettent
de bien peupler une ville. «Quant les commoditez dessus
spécifiées se treuvent en une ville, les voysins s'y viennent
d'eulx mesme très volontiers habituer, comme aussi font
ceulx de loingtains pays, par especial quand ilz estiment
yavoir abondammentet àbonmarchétouteslesnecessitez de
la vie, avecla fréquentation desgensdebien. Maisle principal
ornement de la ville sera que les chemins soient bien aisez,
les places des marchez amples et spacieuses, la situation
bonne de tous les édifices tant publiques que particuliers,
au long des rues et ruelles, mesmes le tout faict si conformé-
ment et par si bonne disposition que l'on n'y treuve peu ou
point à redire, si que chacun ayt son usage, dignité et
commodité, au moyen de la bonne distribution et artifices
des ouvrages. Car (à la vérité) si tout n'y va par ordre,
il n'y aura rien qui se montre aisé, agréable, n'y digne d'estre
seulement regardé. »
Toutefois, l'attitude d'Alberti vis-à-vis des localisations
sociales, du zoning des fonctions dirions-nous, est beaucoup
' plus une consécration des classes sociales que des nécessites
professionnelles.
Il admire le système des castes «de la République des
Indiens »: «Les Egyptiens ont toujours attribué le premier
point d'honneur aux prestres, le second aux Roys et gouver-
neurs, puis le troysieme aux gens de Guerre et à la diverse
multitude, entre laquelle estoient compris les Laboureurs,
Pasteurs de bestes, Artisans de tous mestiers, et encore
(comme dit Herodote) les Mercenaires et les Mariniers.
«Il semble qu'Aristote n'ait voulu reprouver ceulx qui ont
séparé d'avec la trouppe confuse, les personnes dignes et
venérables, qui peuvent ayder de conseil, et présider en
magistraz, et administrer les offices de judicatures, mesmes
qui ont laissé le communpeuplepartyenlaboureursmechani-
ques, marchans, gagne deniers, gens de cheval, pietons et la
trouppe suivante le faict de la Marine. Aussi à dire vray, il
appert, par le tesmoignage de Diodore-le-Sicilien, que la
Republique des Indiens n'estoit gueres esloignée de cette
constitution : Car on la vouloit veoir distribuée en Prestres,
Laboureurs, Pasteurs, Artisans, Soldatz, Ephores ou Super-
intendants, qui présidoient aux affaires publiques (41). »
Et l'on se demanderait même s'il ne serait pas Drêt à
servir aussi aisément que leBon Prince, le Tyran, pour lequel
il nous donne un schéma de ville, si l'on ne connaissait son
attitude lors de la persécution des Humanistes, ses «Entre-
tiens de Camaldule »et son «Traité de la Tranquillité de
l'âme ».
Il fait remarquer tout d'abord que « quelques antiques
ont laissé en escrit, que jamais une ville divisée par nature,
à savoir de rivière passant à travers, ou de plusieurs collines.
qui s'y eliévent, ou teles choses, n'est sans discorde entre les
citoyens. Mais pour y donner bon remède, ceulx là disent
que si l'une des parties est située en plaine, et l'autre en
costau, onles doit séparer par une bonne closture demuraille
entre deux. Toutesfois je n'estime point que cela doivent se
faire en ligne diamétrale, ains comme qui vouldroit enfermer
un cercle dans autre : à cause que les riches qui se délectent
à tenir grans pourpris, sortiront volontiers de la ceincture
intérieure pour venir à celle du dehors »(42).
S'il préconise la ségrégation en temps de crise, il pressent
toutefois la nécessité de l'interpénétration sociale afin,
dit-il, que « la lâche troupe de Gnato, à savoir boucher,
patissier, charcutier, cuisinier et semblable apporteront
plus d'assurance et moins de souspeçon, estant ainsi apar
eulx, que si les principaulx manans de la ville n'estoient
d'eulx separez »(43).
Ceciest loin évidemment dela fusion générale envue d'une
vie communautaire que réalisait le Moyea âge et que
recherchent à nouveaules urbanistes contemporains.
A propos de cette ville du tyran, notre Italien montre
ses connaissances de l'antiquité méditerranéenne. Il conçoit
que «la forteresse ne sera point enclose dans la ville ny
aussi toute séparée »mais la ville disposée de façon à former
un «grand C»qui se referme sur «un petit o»(44). Il donne
d'ailleurs ceschéma, qui rappelle les villes chaldéennes, voire
chinoises, et l'on pourrait croire qu'il va recommander des
villes circulaires.
Maispour illustrer son texte, il donne, sans légende, le plan
d'une ville en carré ! Carré, tout au moins à première vue,
car chaque côté du carré est formé de deux obliques très
tendues, faisant entre elles un angle de 170°, afinsans doute
de répondre à la prescription vitruvienne : faire l'enceinte
toujours polygonale, mais sans angle sortant !
Demême, il va nous vanter la forme circulaire et hexago-
nale pourles temples. «Onenvoit par les choses qu'ordinaire-
ment nous produit la nature, qu'elle se délecte surtout de la
forme ronde. Et qu'ainsi soit voyez le globe de la terre,
les Etoiles et planettes, les arbres, les Animaux, leurs
repaires et autres teles particularitez : toutes ont este faites
rondes pour son plaisir. Encore voyons nous aussi qu'elle
se réjouit de la figure hexagonale ou à six faces et cela
par les mouches à miel, par les freslons et toutes autres
bestioles de leur espèce ».
Mais en revanche il donne un temple carré en modèle
avec de petites absides circulaires, et plus loin plusieurs .
planches sur un plan basilical.
Onlevoit doncsans cesse chercher à échapperaux théories
qu'il professe ou qu'il rappelle, pour revenir aux modèles
romains.
Des voies et places.
AlorsqueVitruve passait tout à fait soussilencel'établisse-
ment des voies d'accès et des circulations intérieures, la
disposition des égouts et des ponts, et lesinstallations pure-
ment utilitaires, Alberti estime que «le chemin passant »
doit «estre ordonné tant pour la commodité des habitans du
pays que' pour les étrangers qui vont et viennent »(45),
et tout son chapitre 6 du livre VIII est consacréaux «prin-
cipales voyes d'une ville et pour faire que les portes, portz,
pontz, arches, carrefours et marchés, soient ornez comme
il appartient », et il souligne la hiérarchie fonctionnelle à
respecter.
Dans une ville «il y a des passages les uns plus dignes
que les autres, qui de leur naturel peuvent être aussi bien
dedans la ville que dehors, comme sont ceulx qui condui-
sent au temple, à la basilique ou Maison Royale, au lieu
commun pour les spectacles et leurs semblables. A cette
cause
s'ensuitj'e»n: parleroy avant toute œuvre, et en diroy ce que
«Certainement ce sera une bien grande parure pour les
quarrefours et marchés, si enl'un et en l'autre, il y a quelque
beau portique, où les voysins se puissent assembler après
mydi, pour prendre un peu de passetemps ou bien pour
convenir ensemble de leurs négoces : et d'avantage il en
viendra ce bien que la jeunesse étant emmy la place pour
, jouer, se contiendra modestement pour la présence des
vieillars, qui luy sera en tel révérence, que toute la licence
effrenée de l'aage impétueux et prompt à mal n'y auront
point de lieu pour lors ».
«Quant aux marchez, il est besoing que l'un soit pour les
orfèvres, l'autre pour les maraicheres, l'autre pour les
bouchers, l'autre pour les vendeurs de bois, et ainsi des
autres besongnes : auxquelz marchez sont cleuz certains
lieux en une ville, et à chacun d'iceulx ses péculiers orne-
mens. Mais il fault que par dessus tous les autres cestuy là
de l'argenterie ou orfèverie soit le plus honnorable » (46).
Citons encore deux observations : l'une sera reprise
commebase par tous les hygiénistes modernes : «Je conseille
qu'il n'y ait maison où le soleil ne batte à quelque heure
du jour : ce faisant, jamais n'y aura faultedebon air », ce qui
interdit les «voyes trop etroistes »; l'autre nous révèle l'ori-
gine du sens unique. Sur la voie venant du port d'Ostie
à Rome, pour faire «passer grand nombre d'hommes arri-
vants d'Egypte, d'Afrique, de Libye, des Espagnes, de
Germarie, et des Isles avec innumérable marchandise, l'on
feit faire le chemin double, et mettre sur le mylieu une filière
de pierres levées de bout à la hauteur d'un pied, pour servir
comme d'une borne, à ce que les uns peussent aller d'un
costé, et les autres venir de l'autre, sans se donner
empeschement »(47).
Ainsi nous retrouvons sans cesse la synthèse dans les
propositions d'Alberti. Alors queles places «pour donner plus
de grâce à la ville »devront constituer ses ornements particu-
liers (voluptas), il se garde d'en faire un simple motif de
décor comme dans les Monuments à la Gloire de Louis XV.
Ses places doivent exprimer leurs fonctions urbaines qui sont
multiples (commoditas) ; elles seront plus ou moins «honno-
rables »suivant la hiérarchie de ces fonctions.
Onne saurait à aucunmoment imaginer qu'il recommande !
le tracé radio-concentrique.
Traitant longuement des voies au chapitre 5 du Livre IV,
il déclare qu'à la vérité son «advis est qu'il fault que la voye
militaire se face en telle sorte qu'elle soit sans empeschement
ou encombre, droitte, et le plus seure que possible sera ».
Maisil ajoute aussitôt :«Dansla ville sera bien séantqu'aussi
le chemin n'y voize tout droict, mais à la mode des rivières,
tournoient doucement tantost vers un costé, tanstot vers
l'autre,- en plusieurs destours : Car oultre ce que là où ce
chemin semblera être plus long, la fera il estimer la ville
plus grande et magnifique : aussi de faict cela donnera bonne
grace, mesme sera très commode et aisé à l'usage, et proffi-
table aux occurences que le temps et la nécessité peuvent
apporter. Je vous prie, considérez combien la veue en sera
plus
d' contente,
édifices ? » si à chacun pas vous voyez nouvelles formes
Il précise même qu'à l'entrée des villes on peut trouver
sinon unlabyrinthe, tout au moins «certaines petites ruelles,
non pas estendues en longueur, mais aboutissantes- à la
première traverse, et que celles là ne servent de passages
communs, ains soient plustot pourentrer en quelquesmaisons
opposites ».
Après avoir admis et même recommandé l'existence des
voies sinueuses (et non circulaires) et des ruelles, il pense
néanmoins que, pour les voies qui ne sont point encore
militaires, il y aura tout avantage à les faire elles aussi
droites, «si on les tire droit au cordeau, pour les rendre
accordantes au coingz des parois et aux parties des édifices,
elles s'en montreront tant plus belles ».
D'ailleurs dans son chap. 6 du Livre VIII, il distingue,
si l'on peut dire, la rue — à fonction monumentale — du
chemin —à fonction pratique —:«Quand est à la maistresse
rue de la ville, il fault (qui veult bien faire) qu'elle soit propre-
ment pavée, nette au possible, accompagnée de portiques,
à façon toute égale, et que toutes maisons des deux costez
ne saillent oultrent l'une l'autre, ainsi tiennent reng tout
droit, suyvant la règle et le cordeau. Les parties d'icelle rue
qui méritent le plus avoir beaux ornemens, sont celles cy :
le pont, le quarrefour, le spectacle ou théâtre, qui n'est
quant à luy autre chose qu'une place commune ceincte de
grans degrez pour l'aysance de peuple en regardant les
jeux »(cf. fig. 23).
Il commence à décrire le pont «tout aussi large que la rue »,
puis passe aux carrefours et. marchés. Ceux-ci « diffèrent
sans plus en étendue : et qu'ainsi soit, icelluy quarrefour
n'est qu'une petite voye commune, où Platon ordonnoit
qu'on y feist des espaces, si que les nourrices y peussent
~mener esbattre leurs enfans, chose que je croy qu'il faisoit
afin qu'iceulx enfans deveinsent plus robustes par l'usage de
l'air, et pareillement que les nourrices, par convoytise de
gloire, feussent plus propres et plus nettes, mesmes faillissent
moins à leur devoir, pour estre exposées à la veue d'une
infinité de contrerouleuses ».
Et continuant ces conseils tantôt esthétiques, tantôt
hygiéniques (48), tantôt moraux (où l'on retrouve l'auteur
de «la Famille »), il ajoute :
«Pour tout certains ce qui décore pour le plus les marchez
et les quarrefourz, sont les arcades mises à l'embouchures
des plus communs passages, et n'est l'archade autre chose
qu'une porte toujours ouverte. »
La grande qualité d'Alberti c'est son humanisme, son sens
de l'équilibre entre le beau et l'utile, entre la volulptas et la
commoditas.
S'il traduit les aspirations de son époque vers une esthé-
tique urbaine faite d'un retour aux formules de l'antiquité,
il ne perd point les acquis du Moyen âge : localisation des
fonctions, des commerces et des quartiers, recherche des effets,
sinon sur le tas du moins sur maquettes, valeur de la rue
courbe, etc.
, C'est à partir de lui que va se creùser le fossé, que la
systématisation va entrer en jeu, que «l'Art divorce d'avec
la Vie »par l'importation des styles d'imitation.
D'Amérique, le délicat finlandais Eliel Saarinen a démontré
ce processus. «Jadis, le maître d'oeuvre avait le sens des

IMPRIMÉ EN FRANCE
SUR LES PRESSES DE
L'IMPRIMERIE MELLOTTÉE
A CHATEAUROUX (INDRE)
EN J A N V I E R 1 9 5 2
DÉPÔT LÉG. Ier TRIM. 1952
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