BRÉSIL LE PCC, PORTUGAL — FAUT-IL ENCORE PARLER

CONFRÉRIE DE MIRACLE ? ENQUÊTE — 700 MILLIONS

DU CRIME DE CHINOIS BIENTÔT FICHÉS PAR LEUR ADN

Pays-Bas 5,20 € Portugal cont. 5,20 €

Grèce 5,20 € Italie 5,20 € Japon 850 ¥
Algérie 530 DA Allemagne 5,40 €

Suisse 6,70 CHF TOM 850 XPF

Liban 9 000 LBP Maroc 41 DH
Andorre 5 € Autriche 5,40 €
No 1550 du 16 au 22 juillet 2020

Canada 7,75 $CAN DOM 5 €

Espagne 5,20 € G-B 4,60 £
Afrique CFA 3 400 FCFA
courrierinternational.com

Tunisie 7,20 DT
France : 4,50 €

GASTRONOMIE
UN NOUVEAU
DÉPART
La crise sanitaire a laissé le secteur
de la restauration exsangue.
De Lima à Copenhague, des tables
étoilées aux bistrots du coin,
les chefs ont tout à réinventer

M 03183 - 1550 - F: 4,50 E

3’:HIKNLI=XUYZU]:?l@f@f@a@k";
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020 3

LES CHOIX
nous a manqué pendant ces
DE “COURRIER” derniers mois. Et pourtant, les
CLAIRE CARRARD retrouvailles ne seront pas
forcément faciles.Le secteur a
Gastronomie : un été très touché par la crise
sanitaire. En France et partout
nouveau départ dans le monde, des
établissements ont fermé, qui
p.24 ne rouvriront pas : en Irlande,
Ignacio Medina. Aujourd’hui,
Medina vit au Pérou, haut lieu
de la gastronomie mondiale,
très durement touché par la
pandémie de Covid-19. Pour lui,
“la crise du coronavirus ouvre
une nouvelle séquence dans un
secteur habitué à vivre un jeu
d’apparences éternel”. Les chefs
combattant pour les
réservations, dogmatisme sur
les horaires, rituels
condescendants… Tout y
passait, dans des maisons
rarement à la hauteur côté
goûts, où “le client n’est plus
roi”. “Ce sont des cuisiniers
d’exception comme le Catalan
à Madrid, ont en commun, c’est
qu’ils travaillent avec de très
faibles marges bénéficiaires.”
Véritable icône de la cuisine,
Redzepi est devenu un chantre
du locavorisme. Après une
longue fermeture, le Noma a
d’abord rouvert en mai en
version bar à burger et à vin.

C
’est un magazine un peu
particulier que nous
vous proposons cette
semaine. Le premier numéro
d’un été décalé. Avec en
couverture un sujet a priori
“plus léger” (encore que) : le
retour au resto et le nouveau
visage de la gastronomie. Les
restaurants ont été parmi les
derniers lieux à rouvrir après le
déconfinement. Un journaliste
du Guardian s’en émeut en
redécouvrant le charme des
terrasses, sans lesquelles Paris
ne serait pas tout à fait Paris,
un autre raconte dans ces
pages le simple plaisir de
retrouver son restaurant
préféré à Londres et ses
fameuses pâtes aux crevettes.
Le plaisir, le goût, la
convivialité, voilà tout ce qui
50 % des restaurants sont
menacés de disparition, aux
États-Unis, les restaurateurs
indépendants s’unissent pour
tenter de s’adapter et éviter la
faillite. La recette pour les
sauver ? Un mélange de
“progrès scientifique, de soutien
local, d’aide publique et
d’innovation industrielle”,
avance Matt Goulding dans
une longue enquête publiée
dans The Atlantic. Pour
certains, il a fallu parfois tout
changer, se mettre à la vente à
emporter, redécouvrir la
simplicité.
C’est le cas des restaurants
gastronomiques, où tout le
modèle est à revoir, explique
dans une interview accordée au
quotidien péruvien
La República le critique
gastronomique espagnol
starisés devront descendre de
leur piédestal s’ils veulent
espérer faire revenir les clients.
À Lima, privée de touristes, les
restaurants gastronomiques,
qui vivaient essentiellement
grâce aux étrangers, ne
pourront plus se permettre des
menus à 200 dollars pour la
clientèle locale. Et ce n’est pas
forcément un mal, estime le
critique culinaire, si cette
“bulle” éclate. Car certains
étaient allés très loin, non
seulement en matière de prix,
mais aussi de comportement.
Dans un article très drôle pour
le coup, paru en février dans la
Süddeutsche Zeitung, Marten
Rolff dénonçait avec une douce
ironie les dérives de ces chefs
superstars qui prennent en
otages leurs clients. Menus
imposés, parcours du
Ferran Adrià, le Danois René
Redzepi ou le Suédois Magnus
Nilsson qui ont posé les jalons de
ce nouveau monde en entraînant
leurs hôtes dans des univers
gustatifs inconnus…”, écrivait le
critique gastronomique
allemand. “De nombreux chefs les
prennent pour modèles.
Malheureusement, il ne suffit pas
de se prendre pour un Adrià ou un
Redzepi pour en avoir le talent.”
Dans une tribune publiée par le
quotidien danois Berlingske, et
que nous reprenons, René
Redzepi, le chef du Noma, à
Copenhague, désigné quatre
fois comme le “meilleur
restaurant du monde”, appelle
quant à lui de ses vœux le
retour des clients. Même si les
prix sont élevés. “S’il y a une
chose que les restaurants
indépendants, de San Francisco
“Réservez une table !” écrit son
chef charismatique, en invitant
chacun à retourner au bistrot
du coin comme dans les
établissements gastronomiques.
On a envie de l’écouter.
À condition toutefois que
soient respectées les mesures
de distanciation physique qui
s’imposent. Pour les
restaurants, cela aura un coût,
forcément. Mais dans plusieurs
pays, qui ont rouvert trop vite
et trop tôt les lieux publics, et
notamment les bars et
restaurants, on reconfine. Si
nous voulons éviter d’avoir à le
faire, il en va de notre
responsabilité individuelle et
collective. Bonne lecture.
En couverture : Brésil : photo
Estado/Sipa. Gastronomie :
dessin de Beppe Giacobbe, Italie

Sommaire
PORTUGAL p.6
360° LES SOURCES

Faut-il toujours parler de “miracle” ? Chaque semaine, les journalistes

de Courrier international
Il n’y a pas si longtemps, le Portugal renvoyait l’image d’un pays sélectionnent et traduisent des
arriéré et pauvre, laquelle a cédé la place à celle d’une nation articles tirés de plus de 1 500 médias
innovante et progressiste, constate Diário de Notícias. du monde entier. Voici la liste
exhaustive des journaux, sites et
Estado/Sipa

blogs utilisés dans ce numéro :

LIBAN p.16
Entre les larmes et les armes
Berlingske Copenhague, quotidien.
Daraj (daraj.com) Beyrouth, en ligne.

Le PCC, très secrète Dans un Liban à la dérive, les habitants essayent de survivre tant
Dawn Karachi, Lahore, Islamabad,
quotidien. Diário de Notícias Lisbonne,

confrérie brésilienne
du crime
Créée dans les années 1990 dans
les sinistres prisons du Brésil, cette
organisation de 35 000 membres
domine aussi bien le trafic de drogue
que l’appareil pénitentiaire et les
favelas. Partout où l’État de droit a
cessé d’exister, elle a imposé sa loi et
ses règles, relate El País.
hebdomadaire. The Economist
bien que mal, raconte le site Daraj. L’ancien rédacteur en chef de Londres, hebdomadaire. Financial
L’Orient-Le Jour, lui, s’insurge contre cette situation suicidaire Times Londres, quotidien.
dans un texte plein de colère rédigé pour Courrier international. The Guardian Londres, quotidien.
Mail & Guardian Johannesburg,
hebdomadaire. The New York Times
CHINE p.18 New York, quotidien. NRC Handelsblad
Amsterdam, quotidien. El País Madrid,
Bientôt 700 millions de Chinois fichés quotidien. Politico Bruxelles,
hebdomadaire. Polityka Varsovie,
hebdomadaire. Profil Moscou,
Pékin a entrepris de répertorier l’ADN de sa population hebdomadaire. Proto Thema Athènes,
masculine afin de pouvoir retrouver toute personne jugée heddomadaire. La República Lima,
quotidien. Semana Rural (semanarural.
criminelle. Une vaste campagne de collecte bat son plein. com) Bogota, en ligne. Süddeutsche
Enquête du New York Times. Zeitung Munich, quotidien.
 4. Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020

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6. Portugal. Faut-il toujours
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parler de “miracle” ? reconfinement violemment contesté en Serbie… Chaque jour, retrouvez Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
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Responsable du numérique Joffrey Ricome Direction artistique Sophie-Anne
un problème avec les femmes ?
14. États-Unis. Flambées
Enquête. Au cœur du marché noir des bébés Delhomme (16 31), Conception graphique Javier Errea Comunicación
édition Anouk Delport (16 98), Fatima Rizki (17 30), 7 jours dans le monde

chinois
François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,
de violence urbaine 16 95), Danièle Renon (chef de service adjointe, Allemagne, Autriche, Suisse alé-
manique, 16 22), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe,
15. Colombie. Cette Amazonie Le magazine Sixth Tone explore les méandres du trafic d’enfants en Chine. 16 36), Jean-Hébert Armengaud (Espagne 16 57), Sasha Mitchell (Royaume-Uni,
Irlande, 19 74), Beniamino Morante (Italie, 19 72), Antoine Mouteau (Pays-Bas),
qui fonctionne Des transactions qui se font en toute discrétion sur les réseaux sociaux, Vincent Barros (Portugal), Corentin Pennarguear (chef de rubrique, France, 16 93),
Alexandre Lévy (Bulgarie), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège, Suède),
16. Liban.Entre les larmes mais qui viennent d’être exposées au grand jour à la suite d’un scandale Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Romain Su (Pologne),
et les armes impliquant un ancien membre du conseil d’administration du géant chinois Guillaume Narguet (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie,
Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian
18. Chine. Bientôt 700 millions des télécommunications ZTE. (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat
(chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Sabine Grandadam (chef de service,
de Chinois fichés par leur ADN Amérique latine, 16 97), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier (Canada)

Modern Love. Coincée entre quatre murs,

Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine
21. Afghanistan. À quoi jouent Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine,
les Talibans ? 17 47), Guillaume Delacroix (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong

22.Afrique du Sud. Le Covid on peut quand même entrapercevoir l’espoir Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri
(Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe) Afrique Anna
Sylvestre-Treiner (chef de rubrique, 16 29), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde
au village Chaque semaine, la chronique phénomène du New York Times sur Boussion (Afrique australe et Afrique de l’Est), Sidy Yansané (Afrique de l’Ouest et
Afrique centrale), Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Économie,
l’amour vous est proposée en exclusivité, traduite en français, par Courrier 16 47), Catherine Guichard (Économie, 16 04), Carole Lembezat (chef de rubrique,
international. Ce dimanche, le récit d’une femme qui, après avoir perdu Sciences et Signaux, 16 15), Magazine 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32),
À la une son mari juste avant la pandémie, a pu prendre le temps de réfléchir à la vie
Hugo Florent (16 74), Delphine Veaudor (16 76), Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
Site Internet Claire Pomarès (rédactrice en chef adjointe), Carolin Lohrenz (chef
24. Tous au resto ! avec et sans lui pendant le confinement. des informations, 19 77), Adrien Oster (chef d’édition), Gabriel Hassan (rédacteur
multimédia, 1632), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 1736), Hoda Saliby (rédactrice
multimédia, 1635), Mélanie Chenouard (vidéo édition, 1665), Paul-Boris Bouzin (déve-
L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions poétiques loppement web) Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
Transversales et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. Traduction Raymond Clarinard (responsable, Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz
34. Économie. Penser l’économie (chef de service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe,
anglais, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Twitter,
des réparations de l’esclavage Instagram et Pinterest.
(anglais, allemand, portugais), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
35. L’arlésienne de l’atome polonais anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol)
Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle Bryskier, Philippe
36. Environnement. Le Crimée Czerepak, Aurore Delvigne, Françoise Hérold, Julie Martin Pôle visuel Sophie-
à sec : comment remédier Ce numéro comporte des pages spéciales Anne Delhomme (responsable), Web design et animation Alexandre Errichiello
(chef de service, 16 17), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet, Pierrick
à la pénurie d’eau ? Van-Thé Iconographie Luc Briand (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10),
Stéphanie Saindon (16 53), Céline Merrien (colorisation) Maquette Alice Andersen
37. Signaux. Pétrole : des hauts Disponible aussi sur notre site et sur l’appli ipad (chef de service, 16 37), Denis Scudeller (chef de fabrication, 16 84), Gilles de Obaldia
Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66)
et des bas Pour les départements Pour les départements
Informatique Denis Scudeller (16 84)
04-05-06-07-13-26-30- 22-29-35-44-56 Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
34-83-84 fabrication, 45 35) Impression, brochage, routage : Maury, 45330 Malesherbes
360° Ont participé à ce numéro Torunn Amiel, Paul Blondé, Aurélie Boissière, Jean-
Baptiste Bor, Cécile Chemel, Nicolas Coisplet, Antoine Cuny-Le Callet, Maddalena
38. Enquête. Le PCC, la très secrète De Vio, Guillaume Deneufbourg, Matthieu Durand-Valerio, Valentine Morizot, Astrid
← Anse Mouget, Chi Phuong Nguyen, Claire Olives, Margaux Otter, François Peyroux, Annick
confrérie brésilienne du crime de la fausse Rivoire, Anne Romefort, Manon Talmant, Isabelle Taudière, Margaux Velikonia,
44. Culture. Peut-on séparer monnaie, Yuta Yagishita
à Marseille, ← Saint Malo, Publicité MPublicité, 80, boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 0157282020
J. K. Rowling de son œuvre ? 2020. Photo 2018. Directrice générale Laurence Bonicalzi Bridier Directeur délégué David Eskenazy
(david.eskenazy@mpublicite.fr, 38 63) Directeur de la publicité David Delannoy
50. Voyage. Impressionnante Anthony Micallef/
Haytham
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Bertrand/ (ddelannoy@regieobs.fr, 30 23) Directeurs de clientèle Marjorie Couderc (marjorie.
Normandie Pictures Hans Lucas couderc@mpublicite.fr, 37 97) Sébastien Herreros (sherreros@regieobs.fr, 30 54)
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51. Histoire. L’épopée de Botzaris Partenariat et publicité culturelle Guillaume Drouillet (guillaume.drouillet@mpubli-
cite.fr, 10 29) Régions Éric Langevin (eric.langevin@mpublicite.fr, 38 04) Directeur
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6. Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
d’un
continent
à l’a ut r e. France ......... 12 —Diário de Notícias
europe
Amériques...... 14 Lisbonne
L
Moyen-Orient... 16
Asie ........... 18 e jou r n a l i s te e s p a -
gnol Aitor Hernández-
Afrique ........ 22
Morales, 35 ans, a connu
le Portugal quand il était enfant
parce que ses parents avaient une
maison à Ayamonte [en Espagne,
près de la frontière portugaise].
La famille s’est ensuite installée
Portugal. Faut-il
à Miami, où il a grandi. Il n’est
revenu dans le pays voisin du sien
qu’en 2012, avec un ami madri-
lène, en voiture. Avant de passer
la frontière, son compagnon de
toujours parler
vacances l’a averti : “Attention,
prépare-toi, on va voir un pays très
pauvre, des ânes dans les rues, des
trucs comme ça.”
de “miracle” ?
Hernández-Morales poursuit,
amusé : “Il avait une image com-
plètement stéréotypée du Portugal,
mais il a dû reconnaître très vite
que les routes portugaises étaient
bien meilleures que les espagnoles.”
Il n’y a pas si longtemps, le Portugal renvoyait encore Quant à lui, il a craqué : “Je suis
tombé totalement amoureux de
l’image d’un pays arriéré et pauvre. Une image stéréotypée ce pays. J’ai trouvé que Lisbonne
qui s’efface peu à peu devant celle d’une nation innovante, était une ville magique. Quand
j’ai eu la possibilité de travailler
diplomate et progressiste, constate cette chroniqueuse. là-bas comme correspondant pour
le quotidien en ligne El Español,
j’y suis allé, bien sûr.”
Il a fini par passer cinq ans à
Lisbonne, de 2015 à 2020, comme
correspondant de ce journal et
d’El Mundo. C’était un moment où
tout semblait soudain commen-
cer à aller bien au Portugal. “J’ai
vu cette transformation. Il y avait
une évolution économique, beau-
coup d’optimisme. Et, en prime, ils
ont gagné le championnat d’Eu-
rope de football en 2016 et l’Eu-
rovision en 2017. Tout semblait
“On parle beaucoup
de miracle parce que
les attentes à notre
égard sont faibles.”
Francisco Seixas da Costa,
diplomate et ancien
secrétaire d’état
en place pour que ça marche, il y
avait un grand enthousiasme, l’es-
time de soi revenait, le pays sentait
qu’il fallait profiter de ce moment.”
Tout cela a provoqué “un chan-
gement dans la façon dont l’Eu-
rope voyait le pays”, explique-t-il.
Et d’ajouter : “Le gouvernement
était très compétent, il montrait
des capacités impressionnantes,
en matière économique mais aussi
dans les négociations. J’ai inter-
viewé Mário Centeno et j’ai compris
qu’il avait un énorme savoir-faire
diplomatique.” Il avoue cepen-
dant que personne ne pensait
que la “geringonça” fonctionne-
rait. La “geringonça”, c’est l’al-
liance conclue fin 2015 entre le
PS, le Bloc de gauche, le Parti
communiste et les Verts pour
donner au gouvernement une
majorité au Parlement, car les
élections du 5 octobre avaient
apporté davantage de voix à la
coalition PAF, PSD et CDS qu’au
Parti socialiste. “Tout le monde
pensait qu’il était impossible d’avoir
une alliance entre des partis ayant
une personnalité aussi forte. Mes
rédacteurs en chef pensaient que
c’était une question de mois, et
moi aussi.”
L’improbabilité et la résilience
de cette solution, ainsi que le fait
que le pays a réussi à respecter
les règles budgétaires avec l’ap-
pui de ce que le monde consi-
dère comme l’extrême gauche,
ont attiré l’attention des médias
étrangers, qui se sont mis à parler
de “surprise” et de “miracle”.
Toujours ce bon vieux sté-
réotype, selon Aitor : “Quand
je travaillais pour El Español et
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
↙ Un tuk-tuk pour touristes dans
les rues de Lisbonne, en mai 2018.
Photo Ana Brigida/The New York Times
El Mundo, mes articles devaient,
pour ‘se vendre’, parler d’un scan-
dale quelconque ou d’un succès
inattendu dans ce pays. C’était
frustrant parce que mes rédac-
teurs en chef – et les Espagnols
en général – ne comprennent pas
que l’image qu’ils en ont n’est pas
la réalité. Et ça finit par être très
négatif pour le Portugal.”
Vieux clichés. Francisco Seixas
da Costa a été ambassadeur du
Portugal aux Nations unies, au
Brésil et en France, ainsi que
secrétaire d’État aux Affaires
européennes dans le gouverne-
ment Guterres. Il est du même
avis. “On parle beaucoup de miracle
portugais parce que les attentes à
notre égard sont faibles.”
Le diplomate, qui a organisé en
2011 une conférence sur l’image
du Portugal dans le monde, a
des idées bien arrêtées sur la
question : “Nous sommes consi-
dérés comme pays vieux, antique
et, surtout en Europe, comme un
pays en pleine décadence, économi-
quement fragile ; nous sommes le
pays le plus pauvre d’Europe occi-
dentale et nous n’arrivons pas à
en sortir, le pays croule toujours
sous les dettes, depuis des siècles
– ce qui provoque périodiquement
des cycles d’émigration.” Les nom-
breux préjugés qui existent à
l’égard du Portugal, surtout en
matière économique, finissent
par former une caricature. Seixas
da Costa évoque à titre d’exemple
une visite à l’Institut Pasteur de
Paris, où travaillait une scienti-
fique portugaise. Celle-ci s’est
entendu demander par un visi-
teur français stupéfait : “Mais
vous avez des spécialistes dans ce
domaine ?”
Paulo Pedroso, sociologue et
ancien ministre de la Sécurité
sociale, a travaillé en divers
points du monde entre 2005
et 2020 – Roumanie, Bulgarie,
Turquie et États-Unis (pour
la Banque mondiale en ce qui
concerne ces derniers) – et a
lui aussi entendu ce genre de
réflexion. Même en Roumanie,
en Bulgarie et en Turquie, des
pays qui ne sont pas vraiment le
comble de la prospérité, on pen-
sait que le Portugal était bien
plus pauvre que ce qu’il est. “On
m’a même demandé si on pouvait
boire l’eau du robinet”, confie-t-il
en riant. Et malgré l’avalanche
d’articles publiés dans les médias
internationaux sur les merveilles
EUROPE. 7
Fábio Oliveira, 34 ans, est “Le Portugal a cessé
Son image de destination l’un de ces émigrés qualifiés.
Programmeur informatique, il d’être un pays du Sud
sûre écornée vit en Allemagne depuis 2012
avec sa compagne, portugaise
de plus et a acquis
une identité propre.”
●●● Le “miracle” du Portugal face à la pandémie n’a pas elle aussi et ingénieure en envi- Fábio Oliveira,
survécu. Salué jusqu’en juin comme un exemple, le pays ronnement. Ils vont être parents PORTUGAIS ÉMIGRÉ
a vu depuis son image de destination sûre écornée par dans deux semaines. Il constate EN ALLEMAGNE
la résurgence de l’épidémie dans la banlieue de Lisbonne. une nette différence dans la façon
Au point que son allié historique, le Royaume-Uni, oblige dont le Portugal est perçu là-bas. n’a pas surpris les Allemands.
désormais tous les voyageurs en provenance du Portugal “Depuis que le Portugal est une des- “Ici, en Allemagne, il arrive souvent
à être placés en quarantaine. Une décision jugée “absurde, tination touristique plus recher- qu’on forme une coalition quand il
injuste et très décevante” par le gouvernement portugais. chée, il y a plus de personnes qui n’y a pas de majorité, donc elle n’a
C’est aussi “une bombe atomique” pour le tourisme, le connaissent et qui contribuent pas autant attiré l’attention”. Il y
déplore l’Association des entrepreneurs de l’Algarve, à créer son image. Il y a plus de a une chose qui a provoqué des
citée par Observador. Le manque à gagner pour la région gens qui sont allés récemment au commentaires favorables, et que
préférée des Britanniques est estimée à 3,3 milliards d’euros Portugal et qui ont beaucoup aimé. Seixas da Costa a déjà évoquée,
par l’office du tourisme, qui se bat pour redorer l’image L’Euro 2016 et l’Eurovision ont c’est “le traitement que le Portugal
du pays. D’autant que Lisbonne s’apprête à accueillir aidé aussi, pour être honnête. Il y a accordé aux étrangers qui se trou-
les phases finales de la Ligue des champions. Un événement a beaucoup plus de personnes qui vaient dans le pays avec des visas
international qui placera la capitale sous les projecteurs sont capables de situer le Portugal temporaires pendant la pandémie :
du 12 au 23 août. sur une carte. Je ne connais aucun il a prolongé la validité de ceux-ci.”
Allemand qui ne soit pas allé en Autre “miracle” pour les
Espagne, ils adorent l’Espagne, et médias étrangers, le Covid-19 a
du pays comme destination tou- pacifique. Le 25 avril [1974, ‘révo- maintenant ils peuvent nous dis- fait beaucoup moins de morts
ristique, “les gens se disent tou- lution des œillets’] y a contribué, tinguer. Du coup, j’ai plus envie de au Portugal qu’en Espagne et
jours : il paraît que c’est bien là-bas mais la dictature n’avait pas été parler de mon pays – et plus seule- en Italie. Le quotidien britan-
mais on va voir. Ils n’y croient pas sanglante non plus. Les Portugais ment de la crise de la dette. J’ai l’im- nique The Telegraph a dressé une
beaucoup. Mais une fois ici – et, ont la réputation de résoudre les pression que le fait que nos émigrés comparaison entre la piètre ges-
depuis les cinq ou six dernières problèmes par le dialogue, et le soient plus fiers et sachent mieux tion de la crise au Royaume-Uni
années, tout le monde est déjà venu, pays de présenter peu de tensions le ‘vendre’ aide aussi.” et le succès apparent de la ges-
ou viendra l’année prochaine –, ils internes, d’être cordial.” tion portugaise, en soulignant
découvrent un pays bien moins Pedroso pense lui aussi que le Boom touristique. Ce n’est pas une fois de plus – nous y voilà –
pauvre que ce qu’ils croyaient, avec fait que la révolution se soit faite qu’il soit plus fier d’être portu- que le Portugal était beaucoup
des édifices historiques bien conser- “sans effusion de sang” a joué un gais, explique Fábio, mais il sait plus pauvre que le Royaume-Uni.
vés, organisé, propre, avec des villes grand rôle pour l’image du pays que “les gens savent un peu mieux Pour l’économiste Ricardo Reis,
cosmopolites.” – même s’il y a eu du sang et ce qu’est le Portugal ; il a cessé d’être professeur à la London School of
Le pays est au courant de cette des morts rue António-Maria- un pays du sud de l’Europe de plus Economics, la gestion portugaise
image d’infériorité et cherche à Cardoso, autour du siège de la et a acquis une identité propre”. du Covid-19 est le plus récent
la rectifier. Le slogan “Nous ne PIDE [la police secrète de la dic- La stabilité politique est selon d’une série de facteurs qui ont
sommes pas la Grèce”, qui circulait tature]. “C’est très important pour lui un autre facteur qui explique renforcé “l’image positive, de sta-
pendant les années de la troïka, les personnes qui ont la soixan- cette reconnaissance – même bilité et de sécurité”, dont jouit le
était un “véritable cri du cœur”, taine, dans toute l’Europe. Elles si la geringonça, dont on a tant pays, notamment “dans les médias
un cri de l’âme, selon Seixas da disent : ‘Vous avez été capables de parlé en Espagne entre autres, internationaux”. →8
Costa. Aitor Hernández, qui est faire ce que l’Espagne n’a pas été
maintenant en poste à Bruxelles, capable de faire.’ Tout le monde
pense qu’il a fonctionné. “Passos
Coelho a réussi à montrer que le
parle des ‘œilllets’, du fait que ce
sont les militaires qui ont apporté Les Airbnb à Lisbonne,
Le slogan “Nous
la démocratie, ce qui n’est pas habi-
tuel. C’est là que beaucoup de gens
la fin d’une ère lucrative
de cet âge ont entendu parler du ●●● “Après le coronavirus, Lisbonne va tourner la page
ne sommes pas Portugal pour la première fois.” d’Airbnb”, titrait le 5 juillet le quotidien britannique
la Grèce” circulait Ce dialogue et cette cordialité, The Independent, en publiant une tribune de Fernando
pendant les années qui frappent tant les touristes, se Medina. Dans la foulée, le maire de la capitale portugaise
de troïka. manifestent aujourd’hui dans le depuis 2015 démentait ce titre, modifié par le média anglais,
traitement accordé aux migrants, qui a reconnu son erreur. L’édile socialiste a précisé dans
Portugal était un pays responsable. ajoute Seixas de Costa, un trai- un communiqué qu’il entendait seulement transformer
Ici à Bruxelles, on pense que c’est tement qui attire l’attention des Airbnb en logements pour les travailleurs des secteurs
un pays pauvre mais avec des tra- de la communauté internatio- de la santé, des transports ou de l’enseignement. En mai
vailleurs qui travaillent vraiment, nale. Paradoxalement, l’émi- dernier, Medina avait déjà lancé le programme Renda
plus sérieux que les Espagnols. La gration contribue elle aussi à Segura (“Loyer sécurisé”), qui consiste à louer d’ici à
ville est truffée de Portugais, qui forger l’image de modernité du la fin de l’année un millier d’Airbnb pour les sous-louer à des
ont la réputation d’être de très pays : “Avant, c’était une émigra- familles dans le besoin. Une “volte-face”, dénonce Jornal i,
bons travailleurs.” tion pauvre, maintenant elle est ou “un zig-zag politique”. Le quotidien rappelle que le maire
Pauvres mais travailleurs et qualifiée. Ce qui n’est pas bien non a largement contribué à l’essor de la location touristique
honnêtes ? Et paisibles, ajoute plus parce que cela signifie que de courte durée, devenue la “poule aux oeufs d’or”
Seixas da Costa. “Nous sommes nous ne parvenons pas à retenir de Lisbonne, où les prix ont flambé ces dernières années.
aussi considérés comme un pays ces personnes.”
8. EUROPE
7 ← Prié de les exposer, Reis
souligne n’avoir rien d’autre à
offrir que son “impression, sub-
jective et imparfaite” et ne pas
disposer d’“éléments plus solides
à l’appui de ses conclusions”. Il
désigne en premier lieu “la réus-
site du programme de la troïka”. Et
de faire valoir : “En 2013-2014, la
Grèce continuait à être une catas-
trophe, et les informations poli-
tiques en provenance d’Italie étaient
toujours préoccupantes. L’opinion
européenne était usée par trois ans
d’informations négatives sur le sud
de l’Europe. Le fait que le Portugal
ait mené le programme d’ajuste-
ment sans faire de bruit et avec
succès a été très positif. De plus, les
organes européens (ainsi que cer-
tains membres du gouvernement
allemand) avaient tout intérêt à
qualifier le Portugal de réussite
pour justifier les choix controver-
sés qu’ils avaient faits les années
précédentes.”
À cela s’ajoute un élément
que tout le monde évoque : le
boom du tourisme à Lisbonne
et à Porto. “On peut débattre de
ses conséquences, mais les expé-
riences personnelles se sont répan-
dues sur les réseaux sociaux, ce qui
a apporté davantage de visiteurs
et attiré l’attention des médias. Le
fait que Lisbonne et Porto soient
devenues de nouvelles destinations
touristiques (en plus de l’Algarve)
et aient donné lieu à de bonnes
expériences a eu un effet.” Autre
ingrédient pacifique : “La stabilité
politique. Les dernières années ont
vu des populistes arriver au pou-
voir dans le monde occidental et
l’instabilité politique et des com-
portements erratiques se manifes-
ter sur la scène internationale. Le
“Le Portugal est un
îlot de stabilité dans
le monde occidental.”
Ricardo Reis,
ÉCONOMISTE
Portugal est à cet égard un îlot de
stabilité, avec une alternance démo-
cratique entre le PS et le PSD, sans
élections anticipées ni politiques
radicales qui attirent l’attention
internationale, et des positions
stables en politique extérieure.
Cela a contribué à une image de
‘havre sûr’ très appréciée en cette
période d’incertitude.”
L’Américain Frank Bruni, jour-
naliste et chroniqueur au New
York Times, est l’un de ceux qui
ont favorisé le succès touristique
du Portugal, avec un texte sur
Lisbonne écrit en 2012. C’est un
évènement audacieux et politi-
quement inattendu, du moins de
son point de vue, qui l’a amené à
écrire pour la première fois sur
le Portugal en 2011, année où
il faisait ses débuts de chroni-
queur régulier pour le journal : la
légalisation en 2010 du mariage
entre personnes de même sexe.
Avancées sociales. Bruni
se détachait du vieux stéréo-
type : “Le Portugal, petit et très
catholique”, “pas vraiment consi-
déré comme un bastion du pro-
grès social de type scandinave”,
“est l’un des dix pays seulement
où ce type de mariage peut être
célébré sur tout le territoire. Il se
trouve ainsi plus avancé qu’une
majorité de pays européens plus
grands et plus riches, comme la
France, l’Allemagne, l’Italie et le
Royaume-Uni”. Cette possibi-
lité n’existait que dans quelques
États aux États-Unis.
Une fois de plus, l’idée de
“miracle”, d’étrangeté de voir
quelque chose bien se dérou-
ler ou de constater une avancée
civilisationnelle dans un pays
“attardé” a été employée comme
une espèce de pique : si même le
Portugal l’a fait, comment se fait-
il que des pays bien plus avan-
cés ne l’aient pas encore fait ?
Les Portugais avec qui il avait
discuté lui avaient “répété” que le
pays était bien plus cosmopolite
que ce que pensent en général les
étrangers, mais Bruni n’était pas
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
↓ La place du Commerce
à Lisbonne, en mai 2018. Photo
Rodrigo Cardoso/The New York Times
“On en parle beaucoup. Dans ma
société, on a un client pour qui on
est en train de faire une campagne
en rapport avec la drogue. Le gene-
ral surgeon des États-Unis, ce qui
correspond à notre ministre de la
Santé, est venu à une réunion et a
fait l’éloge de la politique portu-
gaise en matière de drogue.”
Diplomatie modèle. Paulo
Pedroso est du même avis : “La
police portugaise connue pour
avoir des résultats, c’est celle qui
lutte contre la drogue. Elle a beau-
coup marqué, on en parle. J’en ai
même entendu parler dans la série
Designated Survivor, avec Kiefer
Sutherland. Il est président des
États-Unis et, quand il demande
un exemple de pays qui a eu des
résultats dans ce domaine, on lui
cite le Portugal. Il y a une autre
chose qui se dit, c’est que le pays
a bien géré les fonds européens.”
convaincu. Il concluait que, pour 2001 pendant le gouvernement Depuis l’élection de Guterres
nombre de jeunes ayant fait des Guterres, accompagnée de la au poste de secrétaire général
études supérieures, le mariage généralisation de programmes de l’ONU en 2017 et celle d’An-
entre personnes de même sexe de substitution par la métha- tónio Vitorino à l’Organisation
était un gage de sophistication, done, est encore, dix-neuf ans internationale des migrations
une preuve que le Portugal était plus tard, qualifiée périodique- l’année suivante, la diploma-
éclairé : une espèce de pensée ment dans la presse internatio- tie portugaise possède dans les
magique. nale d’exemple à suivre, et des cercles internationaux où évolue
À cette époque, et dix ans plus délégations venant de divers pays le sociologue la réputation d’être
tôt, le Portugal était pourtant se rendent au Portugal pour “voir habile et discrète, capable de
considéré dans le monde comme comment on fait”. “faire capoter les consensus des
un exemple de sophistication João Coutinho, 48 ans, publi- grands”. “Quand s’est posée la
et de réussite dans un domaine citaire, vit et travaille depuis six question du successeur à la pré-
particulièrement sensible : la ans et demi à New York. Il est sidence de la Banque mondiale,
drogue. La dépénalisation de actuellement directeur de la créa- raconte Pedroso, certains articles
la consommation de toutes les tion pour l’Amérique du Nord de presse évoquaient la possibilité
substances ainsi nommées en chez VLMY&R. Il confirme : d’une ‘solution à la portugaise’,
ce qui voulait dire qu’on pouvait
prendre quelqu’un non choisi par
L’extrême droite les grands pays.”
Du reste, ajoute-t-il, ce petit
gagne du terrain pays possède quantité de per-
sonnes “en haut lieu” dans le
●●● Ils étaient un bon millier, samedi 27 juin, à défiler monde. La tendance a été inau-
dans les rues de Lisbonne à l’appel du parti Chega (“Ça suffit”) gurée avec l’arrivée de Durão
et de son dirigeant, André Ventura, 37 ans. Leur slogan ? Barroso à la présidence de la
Non, “le Portugal n’est pas raciste”. Une marche, en dépit des Com m ission eu ropéen ne.
restrictions sanitaires, pour répondre aux militants de gauche Premier ministre, il avait “brisé
ayant dénoncé le racisme et les violences policières au l’image douce du Portugal en rece-
Portugal dans la foulée du mouvement déclenché par la mort vant Bush, Blair et Aznar à Lajes
de George Floyd aux États-Unis. Le rassemblement s’est en préparation de l’invasion de
très vite transformé, rapportait Observador, en “meeting l’Irak”. Il y a également Vítor
de campagne de Ventura”, seul candidat à ce jour à s’être Gaspar, le ministre des Finances
déclaré pour la présidentielle de janvier prochain. Un sondage, de Passos : “Il dirige le départe-
le 22 juin, le créditait de 7,2 % des voix ; loin, très loin derrière ment des finances publiques du
l’actuel président de centre droit, Marcelo Rebelo de Sousa Fonds monétaire international, qui
(70 %). Mais ce score scellerait néanmoins l’avancée de est le Vatican des économistes. C’est
l’extrême droite, qui n’a jamais fait mieux que 1,3 % lors un homme très influent et respecté.
d’élections. C’était en octobre, lors des législatives et de Et il y a bien plus de Portugais dans
l’entrée au Parlement du provocateur Ventura, inspiré par le système international qu’on ne
Matteo Salvini et récemment invité par Donald Trump pour l’imagine. Et ils y arrivent, paraît-
la Convention républicaine, du 24 au 27 août aux États-Unis. il, bien qu’ils soient portugais et non
parce qu’ils le sont, ce qui donne au
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
pays la réputation d’avoir de très
bons cadres.”
L’autre idée qui circule dans les
institutions internationales, c’est
que depuis peu “le Portugal est
le pays qui réussit à concilier tout
le monde, à faire plaisir aux mar-
chés et au peuple. C’est le miracle
de la conciliation des contraires”,
explique Pedroso.
Cette “bonne presse” peut
expliquer qu’António Costa n’ait
eu aucun mal à rompre claire-
ment avec la suavité tradition-
nelle de la diplomatie portugaise
et à élever la voix pour défendre
l’Espagne, alors au pic de la tragé-
die du Covid, contre les attaques
des Néerlandais, qui voulaient
une enquête pour savoir à quoi
elle “dépensait son argent”.
“Nous sommes considérés comme
des diplomates subtils, faiseurs de
consensus, analyse Pedroso. C’était
une rupture avec cette image : le
Portugal pouvait s’affirmer et ne
craignait pas le conflit. António
Costa a profité de l’occasion, d’un
prétexte idéal, pour intervenir à
un moment où l’intérêt direct du
Portugal n’était pas en cause. Il
fait partie de ces responsables poli-
tiques portugais que je connais pour
qui le Portugal doit s’affirmer, doit
être un protagoniste à part entière
et ne pas rechercher systématique-
ment une convergence avec le plus
fort, à savoir l’Espagne.”
Résultats pervers. Aitor
Hernández est du même avis.
“Le gouvernement Costa fait partie
de ceux qui ont la politique exté-
rieure la plus brillante d’Europe.
Il est en train de se créer une image
de leader qui n’a rien à voir avec
le poids du pays.” Cette position
risque cependant d’avoir des
résultats pervers, ajoute-t-il.
“Tout le monde a compris le point
de vue de Costa. Mais en Espagne,
l’extrême droite s’en est servi contre
le socialiste Pedro Sánchez, chef
du gouvernement, et c’est problé-
matique à cause de l’hostilité des
nationalistes vis-à-vis de l’UE et de
l’idée que les pays du Sud doivent
avoir leur propre bloc.”
Et comment un journaliste
d’outre-Atlantique voit-il tout
cela ? “Il y a eu un changement mais
il s’est fait discrètement, confie
Frank Bruni. En grande partie
parce que le Portugal n’apparaît
pas beaucoup dans les sources d’in-
formation que je suis et dans les
conversations auxquelles je par-
ticipe.” Cependant, si on parlait
régulièrement des pays euro-
péens en difficulté pendant la
crise de l’euro et pour les pré-
senter comme des espèces d’es-
crocs, Portugal inclus, on n’en
est plus là. “C’est comme s’il avait
purgé sa peine, et c’est très posi-
tif.” Cependant conclut-il, “cela
ne veut pas dire que les Américains
considèrent le pays comme une
réussite. J’ai vu des informations
sur le dynamisme économique et
l’esprit d’entreprise du Portugal,
mais elles sont peu nombreuses,
rien qui permette de placer le pays
dans le radar américain.”
João Coutinho n’est pas de
cet avis. “L’image d’un Portugal
moderne est en train d’arriver
“Ce pays réussit
à concilier tout le
monde, les marchés
et le peuple.”
Paulo Pedroso,
SOCIOLOGUE ET
ANCIEN MINISTRE
ici. D’un Portugal progressiste,
des énergies renouvelables… et il
y a chaque semaine des gens que
je connais qui vont au Portugal.
J’ai déjà des listes de sites, d’hô-
tels, de restaurants pour chaque
région. Quand ils reviennent, ils
se révèlent surpris par le bon état
des choses, par la qualité des hôtels
– on a beaucoup de petits hôtels,
alors qu’il n’y en a pas beaucoup en
Amérique et qu’ils sont très chers –
et ils demandent : ‘Comment se
fait-il que personne n’ait encore
découvert ça ?’”
C’est précisément cette sur-
prise que Bruni a transmise au
monde dans sa chronique sur
Lisbonne de 2012. Intitulée “How
I Feel for Lisbon” (“Comment
je suis tombé amoureux de
Lisbonne”), présentée dans tous
les médias portugais avec l’habi-
tuel émerveillement de “voir un
étranger dire du bien de nous”, elle
évoquait une ville où on ne tré-
buchait pas encore sur les tou-
ristes et qui l’avait ravi par sa
beauté et son absence de pré-
tention, mais aussi parce qu’il
n’avait ni attentes ni informa-
tions en allant à sa rencontre.
Ce sont des textes comme celui
de Bruni, une série de coïnci-
dences (les révolutions d’Afrique
du Nord, le terrorisme en
Tunisie), les émissions [du chef
cuisinier américain] Anthony
Bourdain – en particulier celle de
COMMANDEZ
DÈS MAINTENANT
2012 sur Lisbonne – et le conti-
Best of 2019
nuel marketing portugais qui Hors-série Décembre 2019 - janvier 2020
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Courrier international
ont soudain fait du Portugal, et a sélectionné
de sa capitale, le lieu où il faut dans ce hors série
aller. Un phénomène auquel Aitor Les articles de la presse
les articles de la presse
BEST OF
étrangère qui ont marqué
l’année
a assisté en première ligne, avec étrangère qui ont marqué
un mélange de joie et d’inquié- l’année 2019.
tude. “L’image d’un beau pays 2019
peuplé de gens aimables qui parlent
anglais et à la cuisine délicieuse s’est
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imposée. Mais Lisbonne a radica- 8,50 € Avec 10 pages de jeux
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où j’y étais. Et ce bouleversement
largement non maîtrisé va non
seulement faire disparaître défi-
nitivement beaucoup de choses, Le Monde en 2020 Sous licence exclusive à Courrier international
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mais va aussi finir par affecter le
tourisme quand les gens compren- Que nous réservent le monde
dront que c’est la même dynamique les mois à venir ? Toutes
les réponses sont dans
e n 2 0 2 0
qu’à Barcelone. J’ai des doutes sur
T R U m P B R
ce que sera la réputation du pays “Le monde en 2020”.
e X I T R é c e
et de ce gouvernement d’ici dix
s s I o n T o k y o
ans. Notamment parce que ce type
de croissance provoque un autre
X I n U c l é a I R e
h o n g k o n g c l I m
problème : le nombre d’emplois
a T U n I o n a f R I c a
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mauvaise qualité.” • 76 pages
Dialogue avec l’intelligence artificielle
L’ère de la médecine sur mesure
États-Unis : coup de vent annoncé
Flirt avec la récession
Chine : croissance modérée
Football : là où vit l’Europe
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L’enthousiasme frénétique
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des Portugais pour l’amour de
“l’étranger” finit par nous rame-
ner à une espèce de faille primor-
diale : serions-nous incapables
de nous voir autrement qu’à tra-
BON DE COMMANDE
vers le regard de l’autre ? Un À retourner accompagné de votre règlement à :
autre qui, comme Bruni, s’ex- Courrier international - Service VPC - A2100 - 62066 Arras Cedex 9
tasie justement de cette fragi-
lité naïve, de ce désamour. “Je
me suis aperçu que, plus que les Best of 2019 8,50 € x .... exemplaire(s) = €
azulejos, les tramways et l’eau, si Le Monde en 2020 8,50 € x .... exemplaire(s) = €
Lisbonne m’était aussi chère, c’était Frais de port offerts 0€
en raison de cette humilité, si rare
Total = €
sur ce continent qui a autant de rai-
sons de se vanter.” Et nous voilà
de retour au stéréotype.
Mes coordonnées : VCO20BA1550
—Fernanda Câncio
Publié le 6 juin □ Monsieur □ Madame
NOM .... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
PRÉNOM ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
SOURCE ADRESSE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
CP VILLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
DIÁRIO DE NOTÍCIAS
Lisbonne, Portugal Je règle par chèque à l’ordre de Courrier international
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DPO CI – 67/69 avenue Pierre Mendès France – 75013 paris. Pour toute réclamation, www.cnil.fr .
de référence réputé pour
sa rigueur.
 10. EUROPE
PAYS-BAS
Votre colis de crystal meth
est en cours de livraison
Les dealers néerlandais envoient de plus en plus de drogues dures à l’étranger
en utilisant les services de la poste. Résultat : la police et la justice du royaume
reçoivent un nombre grandissant de plaintes de leurs collègues internationaux.
CARTOON MOVEMENT
—NRC Handelsblad
Amsterdam
A
ux Pays-Bas, le trafic de
drogues dures par voie
postale prospère, ce qui
dégrade de plus en plus l’image
du pays sur la scène internatio-
nale. La police et la justice ont
confirmé à NRC que, selon des
estimations, les dealers néerlan-
dais envoient chaque mois dans
le monde 9 000 colis contenant
de la cocaïne, de l’ecstasy, du
speed ou du crystal meth.
Ces drogues néerlandaises
suscitent la grogne des forces de
l’ordre, de la justice, des douanes
et des autorités étrangères,
notamment en Allemagne, en
France, en Autriche, en Estonie,
en Lettonie, en Lituanie, aux
États-Unis, en Australie et
dans de nombreux pays d’Asie.
Plusieurs enquêteurs interna-
tionaux ont informé leurs col-
lègues néerlandais qu’ils étaient
“inondés” de colis en provenance
des Pays-Bas, explique Neeltje
Keeris, responsable de la lutte
contre les drogues de synthèse
au sein du ministère public. “Vos
drogues nuisent à notre population.
Il faut que cela cesse”, lui dit-on
régulièrement.
En Australie par exemple,
400 envois ont été saisis en
l’espace d’un seul mois. Depuis
2019, la police néerlandaise a
reçu 120 demandes d’informa-
tions de l’étranger à propos de
colis en provenance des Pays-
Bas. Ces colis sont de dimensions
variables : des enveloppes avec
quelques grammes de cocaïne
jusqu’aux paquets contenant
25 kilos de comprimés d’ecstasy
dans des bocaux de bonbons.
Les colis contiennent avant tout
Lors d’un test réalisé
par les douanes,
les trois quarts
des colis contenaient
de la drogue.
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
de l’ecstasy et du speed, mais,
depuis l’an dernier, le crystal
meth gagne du terrain, fait savoir
Mme Keeris.
Barrage. L’Australie et les États-
Unis en ont tellement marre des
drogues en provenance des Pays-
Bas que leurs colis font l’objet
d’une surveillance particulière.
“Chaque envoi venant des Pays-
Bas est rigoureusement contrôlé”,
explique Jelmer Ludwig, respon-
sable de l’équipe d’intervention à
la poste au sein de la police natio-
nale, qui recherche les stupéfiants
dans les colis avec les services de
douane et de la poste. La poli-
tique de l’Australie et des États-
Unis, qui contrôlent 100 % des
colis néerlandais, crée un “bar-
rage”, note Jelmer Ludwig. Les
destinataires attendent long-
temps leurs colis et l’image des
Pays-Bas en pâtit. La responsable
judiciaire et le policier craignent
même qu’à terme l’Australie et
les États-Unis interdisent tout
bonnement l’entrée des colis
néerlandais sur leur territoire.
Ces colis mettent à rude
épreuve la coopération entre
les forces de l’ordre et la jus-
tice des Pays-Bas et d’autres
pays, racontent M me Keeris et
M. Ludwig. “Attendez un instant”,
leur dit-on régulièrement quand
ils déposent une demande d’en-
traide judiciaire à l’étranger.
“Commencez par régler le pro-
blème des drogues.” Un jour, les
douanes néerlandaises ont réa-
lisé un test de quelques heures
et ont soigneusement contrôlé
500 paquets. Verdict : les trois
quarts contenaient de la drogue.
Ce qui représente des centaines
de milliers d’envois de drogues
par an.
Les autorités néerlandaises
contrôlent les colis interna-
tionaux avec des chiens reni-
fleurs et des scanners. Si elles
y trouvent de la drogue, elles
recherchent divers indices, ainsi
que le lieu où le colis a été déposé
et l’identité de la personne qui
a fait le dépôt – ce qui n’est pas
une mince affaire, parce que les
Pays-Bas n’exigent pas de jus-
tifier de son identité lors d’un
envoi international.
La police et la justice “s’in-
quiètent beaucoup” de l’existence
de ces dealers d’un type nou-
veau : des hommes jeunes, ins-
truits, sans casier judiciaire. Ils
agissent sur des plateformes
accessibles via des navigateurs
spéciaux qui garantissent un plus
grand anonymat et, se croyant
en sécurité, envoient “des kilos”
de marchandises. Ils n’ont du
reste pas conscience d’être des
trafiquants de drogue interna-
tionaux. “Ils pensent pouvoir s’en
sortir avec un avertissement ou du
travail d’intérêt général”, explique
Mme Keeris. Une illusion : à la fin
de l’année dernière, un étudiant
de 23 ans s’est vu condamner à
5 ans d’emprisonnement pour
avoir envoyé au moins 70 paquets
de drogue à l’étranger, notam-
ment en Australie.
Au début, ces dealers vendent
de petites quantités, puis, au fil
du temps, ils se font probable-
ment approcher par de plus gros
dealers, auprès de qui ils peuvent
acheter de grandes quantités de
drogues à bon prix. L’étudiant de
23 ans et un de ses partenaires
ont gagné au moins 2,2 millions
d’euros en un an et demi, fait
savoir M. Ludwig. De l’argent
↙ Dessin d’Ebert,
Italie.
qui a été dépensé en “menant la
grande vie” : voyages à Bali, sor-
ties, restaurants. Et dont une
partie était déposée en bitcoins
sur un compte d’une crypto-
banque. Difficile pour la police
de saisir cette somme car, comme
l’explique Mme Keeris, “derrière
une cryptobanque, il n’y a pas de
sac avec de l’argent”.
Identification. La police et la
justice plaident pour qu’il soit
obligatoire de justifier de son
identité lors de l’envoi d’un colis
à l’étranger. Cela compliquerait
les choses pour un grand nombre
de dealers. Il faut par ailleurs
faciliter le contrôle du contenu
des envois. À l’heure actuelle,
la douane et la police doivent
d’abord demander l’autorisation
à un représentant de la justice,
lequel doit préalablement obte-
nir le feu vert d’un juge d’ins-
truction. Ce qui prend au moins
une semaine. Bref, les policiers
doivent être habilités à ouvrir
les colis, estiment M me Keeris
et M. Ludwig.
Il demeure cependant illu-
soire de croire qu’il est pos-
sible de stopper complètement
ce trafic. Les dealers néerlandais
envoient aussi des colis depuis
l’Allemagne et la Belgique. Et,
récemment, c’était au tour de
la Suisse de tirer la sonnette
d’alarme : là-bas aussi, des trafi-
quants néerlandais ont été signa-
lés. Mme Keeris déplore : “Quand
la poste d’un pays balte reçoit un
colis de Suisse, évidemment, elle
est moins aux aguets.”
—Martin Kuiper
Publié le 29 juin
SOURCE
NRC HANDELSBLAD
Amsterdam, Pays-Bas
Quotidien, 136 000 ex.
nrc.nl
Créé en 1970, le titre est sans
conteste le quotidien de
référence de l’intelligentsia
néerlandaise. Libéral de
tradition, rigoureux par choix,
informé sans frontières.
Le titre est né d’une fusion
entre Nieuwe Rotterdamsche
Courant (qui existait depuis
1844) et Algemeen Handelsblad
(depuis 1828) et appartient
depuis février 2015 au groupe
de presse belge Mediahuis.
LA MATINALE
ESTIVALE
DE BERNARD
POIRETTE
8h00-9h00
Juillet-août

et votre journée devient plus belle.

12. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Remaniement. Macron
a-t-il un problème
avec les femmes ?
La composition du gouvernement est en décalage avec la volonté affichée
du président de la République de lutter pour l’égalité hommes-femmes
et contre les violences faites aux femmes, souligne ce site européen.
—Politico Bruxelles
I
l est des propos dont les
politiques se mordent par-
fois les doigts. En 2017,
lorsqu’il était candidat à la pré-
sidentielle, Emmanuel Macron
avait assuré qu’il “aimerait”
que le Premier ministre “soit
une femme”. Trois ans et deux
Premiers ministres plus tard, les
Françaises sont perplexes : où est
passée cette Première ministre ?
Après tout, rien n’empêchait le
président de trouver à Édouard
Philippe une successeure, au
lieu de nommer ce conservateur
mal connu du public qu’est Jean
Castex. Et en matière de lutte
contre le sexisme, le problème
d’Emmanuel Macron va bien au-
delà de Matignon.
Alors que le nouveau gouver-
nement prenait ses fonctions
mardi [7 juillet], les militantes
féministes se sont indignées de
l’arrivée au ministère de l’Inté-
rieur de Gérald Darmanin, sous le
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
coup d’une accusation de viol, et à
la Justice d’Éric Dupond-Moretti,
connu pour des prises de posi-
tion choc contre le mouvement
#MeToo. “Ce gouvernement est
une honte”, a tweeté l’organisation
Osez le féminisme ! en pointant
du doigt ces deux hommes pour
le moins controversés.
Une femme accuse Gérald
Darmanin de l’avoir violée en 2009
après qu’elle l’avait sollicité pour
faire annuler une condamnation
la visant. L’élu a toujours nié les
faits. D’abord classée en non-lieu,
l’affaire a été rouverte tout récem-
ment dans le cadre d’une procé-
dure en appel. “On ne peut pas
d’un côté sacraliser la présomption
d’innocence […], et considérer qu’il
y aurait des personnes qui, par la
fonction qu’elles occupent, ne pour-
raient pas bénéficier de cette pré-
somption d’innocence”, a martelé
mardi [7 juillet] le porte-parole du
gouvernement, Gabriel Attal. “On
ne peut pas considér[er] que, finale-
ment, parce qu’il y a des investiga-
tions, il y aurait […] une impossibilité
à exercer dans un gouvernement”,
a-t-il encore indiqué. Une source
proche de l’Élysée a par ailleurs
assuré à l’AFP que, “après analyse
juridique, les services compétents ont
jugé qu’il n’y avait pas d’obstacle à
cette nomination”.
Mépris. À la justice, la désigna-
tion d’Éric Dupond-Moretti, star
du barreau qui s’est vu confier des
affaires parmi les plus médiatiques,
ulcère elle aussi les féministes pour
le mépris qu’il a affiché face au
mouvement #MeToo. Le nouveau
ministre s’est opposé par le passé
à de nouvelles dispositions visant
à sanctionner au pénal le harcèle-
ment de rue et d’autres compor-
tements sexistes. En réaction au
scandale Harvey Weinstein, il avait
lâché : “Il y a aussi des femmes que
le pouvoir fait bander.” Pour lui,
quand des hommes de pouvoir
font pression sur des femmes pour
qu’elles leur accordent des faveurs
sexuelles afin de favoriser leur car-
rière, il s’agit simplement de “pro-
motion canapé”.
Dupond-Moretti fut aussi l’avo-
cat dans l’affaire dite du Carlton
de Dominique Strauss-Kahn,
contraint de démissionner de la
direction du Fonds monétaire
international en 2011 après des
accusations de harcèlement sexuel.
Dans l’affaire du Carlton, son client
était accusé de “proxénétisme
aggravé en bande organisée” – ni
plus ni moins que “des copains qui
s’offrent du bon temps” aux yeux
de Dupond-Moretti. Dominique
Strauss-Kahn a vu sa condamna-
tion annulée dans cette affaire.
Au moment de prendre ses nou-
velles fonctions, mardi, Dupond-
Moretti s’est engagé à faire du
respect de la présomption d’in-
nocence l’une de ses priorités.
“La justice ne se rend pas dans la
rue ni sur les réseaux sociaux, a-t-il
déclaré, avant d’ajouter : L’honneur
des hommes ne mérite pas d’être
jeté aux chiens.” Il s’est toutefois
bien gardé de préciser s’il par-
lait de l’honneur de tous les êtres
humains, ou uniquement de celui
des mâles. “Je vais vomir”, a posté
sur Twitter la militante féministe
Caroline De Haas à l’annonce de
la nomination du nouveau garde
des Sceaux.
Si le nouveau gouvernement
comporte 17 femmes pour
14 hommes, la majorité des
postes clés est toutefois revenue
à des hommes, notamment les
ministères de l’Économie et des
Finances, de l’Intérieur, et de la
Justice. Six des dix plus grands
ministères ont été confiés à des
hommes. La place de numéro un
dans l’ordre protocolaire est occu-
pée par le ministre des Affaires
étrangères, Jean-Yves Le Drian,
tandis que la seconde revient à
Barbara Pompili avec un vaste
portefeuille regroupant l’énergie,
l’environnement et les transports.
La seconde femme sur la liste est
Florence Parly au ministère de la
Défense, en cinquième position.
Si le gouvernement
comporte 17 femmes
pour 14 hommes,
ceux-ci ont la plupart
des postes clés.
Du côté de l’Élysée, on souligne
que la nomination de Pompili et
d’autres femmes est la preuve
que le président prend la ques-
tion de l’égalité hommes-femmes
au sérieux. Ainsi que le rapporte
une source de l’Élysée, sur les
quatre ministres amenés à jouer
un rôle essentiel dans la France
de l’après-pandémie, trois sont
des femmes : Pompili, Élisabeth
Borne au ministère du Travail et
Jacqueline Gourault au ministère
de la Cohésion des territoires et
des Relations avec les collectivi-
tés territoriales. Reste qu’Emma-
nuel Macron n’a pas tenu parole :
le puissant ministère de l’Éco-
nomie et des Finances – clé de
voûte du plan de relance à venir –
est toujours sous l’égide d’un
homme, Bruno Le Maire. Pour un
homme se prétendant “progres-
siste” et qui affirmait que l’éga-
lité hommes-femmes serait “la
grande cause” de son quinquen-
nat, l’écart entre les promesses
et la réalité est frappant.
Outre les controverses autour
des nominations de Darmanin et
de Dupond-Moretti, les militants
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020 FRANCE. 13

↙ ↓ Emmanuel Macron.
Éric Dupond-Moretti. Dessins de Glez,
Burkina Faso pour Courrier international.

rappellent certaines déclarations

passées de la nouvelle ministre Éric Dupond-Moretti, Membre de l’équipe inter-
nationale de défense de Julian
africains et [de] certains princes
du continent”. Si Aujourd’hui au

du “bulldozer”
déléguée à l’Égalité entre les Assange, Éric Dupond-Moretti Faso cite les noms de l’opposant
femmes et les hommes, Élisabeth avait milité en février 2020 pour congolais Moïse Katumbi et de
Moreno, qui avait dit qu’elle ne l’octroi de l’asile en France au l’opposant camerounais Maurice

voulait pas que les campagnes
de sensibilisation antisexiste
ne cassent l’ambiance au tra-
vail. Moreno prend la suite de
Marlène Schiappa, qui s’était
illustrée sur le sujet de l’éga-
lité hommes-femmes par ses
prises de position et ses pro-
positions controversées. Elle a
à la “légende”
fondateur de WikiLeaks. “Le
Français juge ‘inéquitable’ le
procès contre Julian Assange et
cite son état de santé ainsi que de
Les envolées lyriques du “plus célèbre avocat possibles violations de ses droits
de France”, devenu garde des Sceaux, ont dépassé lors de sa détention à Londres.
les frontières. Florilège de la presse étrangère. Les collaborateurs de Dupond-
Moretti ont également mis en garde
contre ‘les conséquences pour
Kamto, ainsi que du général
congolais Jean-Marie Mokoko,
il ne manque pas de mention-
ner aussi celui du roi du Maroc,
Mohammed VI. Éric Dupond-
Moretti a en effet défendu le
souverain dans une affaire de
chantage l’opposant aux journa-
listes français Catherine Graciet

subi une écrasante défaite aux
dernières élections municipales,
ne parvenant pas à se faire élire
à un conseil d’arrondissement
de Paris. Schiappa reste toute-
fois au gouvernement au poste
de ministre déléguée chargée de
la Citoyenneté – sous l’autorité
de Gérald Darmanin.
—Marion Solletty
Publié le 7 juillet
SOURCE
POLITICO
Bruxelles, Belgique
Hebdomadaire, 15 000 ex.
politico.eu
Lancé le 21 avril 2015 dans
le but avoué de “secouer”
la couverture journalistique
de l’Union européenne, Politico
est l’extension du site américain
du même nom créé en 2007
par deux anciens journalistes
politiques du Washington Post.
L
tous les journalistes’ d’une éven- et Éric Laurent.
a nomination comme garde de la Justice, âgé de 59 ans, passe tuelle extradition de Julian Assange —Courrier international
des Sceaux, lundi 6 juil- presque systématiquement par aux États-Unis”, explique
let, de l’avocat pénaliste l’évocation de son physique : une le Canberra Times. Pour
Éric Dupond-Moretti est sans “silhouette massive”, un “ogre”, le journal australien, il
nul doute la plus grosse surprise un “bulldozer”, sans oublier de n’est pas certain que
du gouvernement Castex. Ses mentionner son célèbre surnom l’avocat poursuive
nombreuses victoires à la barre d’“Acquitator”, pour ses acquit- son combat en
et certaines de ses saillies dans tements obtenus en cascade. faveu r d’A s-
les médias en ont fait une figure Certains des dossiers qu’il a eus à s a n g e a pr è s
bien connue traiter ne sont son entrée au
des Français. Revue pas passés ina- gouvernement.
Outre la diver- de presse perçus, à com- Pou r le quo -
sité de s e s mencer pa r tid ien bu rk inabé
clients – de celui du procès Aujourd’hui au Faso,
Patrick Balkany à l’ancien trader d’Abdelkader Merah, frère du ter- Éric Dupond-Moretti
Jérôme Kerviel en passant par le roriste de Toulouse et Montauban est connu pour défendre
footballeur Karim Benzema –, qui avait tué sept personnes en aussi bien les person-
“sa gestuelle en salle d’audience, ses 2012. “[Éric Dupond-Moretti] nalités les plus média-
silences et ses dérapages alimentent y avait défrayé la chronique en tisées que “les faibles
une légende qui est arrivée jusque affirmant que la mère Merah, qui et les opprimés”. Mais
sur scène”, écrit le quotidien espa- mentait manifestement comme une le journal souligne
gnol El País, qui précise qu’il a effrontée, était elle aussi une mère également l’impli-
connu un “succès triomphal avec éplorée”, affirme par exemple le cation de son cabi-
son monologue théâtral intitulé À quotidien belge Le Soir. Parmi ses net au sud de la
la barre”, en 2019. autres dossiers : l’affaire d’Ou- Méditerranée,
Dans la presse étrangère, la treau ou encore l’assassinat du en faveur des
présentation du nouveau ministre préfet Érignac en Corse. “opposants

LE 6/9 DU WEEK-END
JUILLET AMÉLIE PERRIER
AOÛT LAETITIA GAYET

RETROUVEZ TOUS LES SAMEDIS À 6H49

«L’ACTU DE LA SEMAINE»
AVEC UN JOURNALISTE DE
Photo : Radio France, Christophe Abramowitz

ABONNEZ-VOUS AU PODCAST DE L’ÉMISSION

 14. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
États-Unis.
Flambées
de violence
urbaine
Le week-end de la fête nationale du 4 juillet
a été particulièrement meurtrier à Chicago et
dans de nombreuses métropoles américaines :
160 morts et plus de 500 blessés.
CARTOON MOVEMENT
—The Guardian (extraits)
Londres
U
n enfant de 6 ans à
Philadelphie, un enfant
de 7 ans à Chicago, un
autre de 8 ans à Atlanta, tous
tués par balle, et un adolescent
de quinze ans blessé à New York.
Dans la population, un cri s’élève :
“Assez !”
Plusieurs quartiers de grandes
métropoles américaines ont été le
théâtre de violences armées durant
le long week-end de la fête natio-
nale du 4 juillet. Bilan : 160 morts
et plus de 500 blessés en trois jours.
Lundi 6 juillet, le gouverneur
de Géorgie, le républicain Brian
Kemp, a déclaré l’état d’urgence
alors que la ville d’Atlanta a
déploré cinq morts et trente et
un blessés par arme à feu au cours
du week-end. Il a autorisé un mil-
lier de gardes nationaux à inter-
venir pour “protéger les biens de
l’État et patrouiller dans les rues”.
Fusillades. Mais c’est à Chicago
que ce week-end de fête natio-
nale a été le plus meurtrier, avec
dix-sept personnes tombées sous
des balles – dont une fille de 7
ans et un adolescent de 14 ans
– et soixante-trois blessées par
balles. La ville a enregistré cinq
fusillades de plus que lors des
festivités de l’an dernier.
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
Alors que des mesures avaient
été prises, avec notamment
1 200 officiers de police en renfort
dans les rues et que la maire de la
ville, la démocrate Lori Lightfoot,
avait appelé les habitants à ne pas
ruiner les efforts entrepris pour
limiter les violences armées, qui
commençaient à porter leurs
fruits, l’édile n’a pu que déplorer
le sort de ces enfants, dont “les
rêves et les espoirs ont été anéan-
tis par une balle”.
Les quartiers sud et ouest de la
ville ont été les plus touchés cette
année avec la mort d’un bébé de
1 an et d’un enfant de 3 ans au
cours de fusillades. Cette flam-
bée de violence a incité Donald
Trump à écrire à la maire, Lori
Lightfoot, ainsi qu’au gouver-
neur de l’Illinois, le démocrate
JB Pritzker, pour les accuser de
“n’arriver à aucun résultat” alors
qu’ils ont reçu une aide spéciale
de plus d’un milliard de dollars de
fonds fédéraux pour lutter contre
la criminalité et le coronavirus.
“Les gens que vous avez juré de
protéger continuent à payer votre
manque de leadership”, a écrit
le président. “Beaucoup de dis-
cours et peu d’actes”, a commenté
Lori Lightfoot à propos de cette
missive.
La mort de Secoriea Turner,
8 ans, à Atlanta, a poussé la maire,
Keisha Lance Bottoms, à récla-
mer justice tout en notant l’ef-
fet désastreux de ces violences
de rues alors que le mouvement
Black Lives Matter, à une écra-
sante majorité pacifique, conti-
nue de dénoncer le racisme et les
violences policières. “Trop, c’est
trop, a déclaré la maire. Si vous
voulez que les gens nous prennent au
sérieux et ne pas perdre le contrôle
de ce mouvement, nous ne pouvons
pas accepter cela.”
La fusillade a éclaté à proxi-
mité du restaurant Wendy’s, où
un autre Noir, Rayshard Brooks,
âgé de 27 ans, a été abattu par un
officier de police blanc le 12 juin.
“Elle n’avait que 8 ans, souligne
Charmaine Turner, à propos de
sa fille Secoriea. À l’heure actuelle,
elle devrait être sur TikTok en train
de danser avec son téléphone.” La
police d’Atlanta a rapporté deux
autres morts et plus de vingt bles-
sés par arme à feu au cours du
week-end du 4 juillet.
À New York, plusieurs fusillades
ont coûté la vie à neuf personnes
et fait quarante et un blessés alors
qu’une hausse des violences était
déjà observée dans certains quar-
tiers. Un adolescent de 15 ans
a également été blessé dans le
Bronx.
À Philadelphie, cinq personnes
sont mortes accidentellement
par arme à feu en l’espace de
cinq heures, dans l’après-midi
du dimanche 5 juillet, annonce la
police, dont un garçon de 6 ans.
Selon The Trace, un site d’in-
formation à but non lucratif cou-
vrant les violences par arme à
feu aux États-Unis, une étude
préliminaire de l’université de
Californie a mis en évidence un
lien entre ces explosions de vio-
lence et la brutale augmenta-
tion des ventes d’armes durant
la pandémie de Covid-19 (plus de
“Chicago a
complètement
basculé dans la folie.”
Gregory Livingston,
PASTEUR ET MILITANT
DES DROITS CIVIQUES
2,1 millions d’armes supplémen-
taires ont été vendues entre mars
et mai par rapport à la moyenne).
Pour Gregory Livingston, pas-
teur et militant des droits civiques
qui s’est installé à New York cet
été après avoir milité pendant
des années au sein du mouve-
ment de lutte contre la violence
à Chicago, cette dernière “a com-
plètement basculé dans la folie”.
Il rappelle que le racisme ins-
titutionnel et “l’histoire violente”
des États-Unis – deux faits lar-
gement ignorés – ravivent des
tensions et poussent certaines
communautés à bout.
“Il existe malheureusement deux
Chicago, de même qu’il existe deux
Amérique. Chicago est une ville
profondément divisée et cet héri-
tage nourrit les violences actuelles”,
résume Gregory Livingston.
Il condamne “la corruption et le
racisme” et note que la pandémie
de Covid-19 et ses conséquences
économiques ne font qu’exacer-
ber les inégalités. La pandémie a
en effet frappé de manière dis-
proportionnée la communauté
noire, qui souffre déjà de condi-
tions économiques et sanitaires
plus difficiles.
Livingston avait activement fait
campagne contre l’ancien maire
de Chicago, Rahm Emanuel. Élue
en mai 2019, Lori Lightfoot vient
tout juste de nommer un nou-
veau responsable des services
de police.
↙ Dessin de PEK,
Australie.
La maire rejoint l’analyse de
Livingston, pour qui le lourd
passé de la ségrégation à Chicago
et une politique de sous-investis-
sement sont “à l’origine” de cette
récente explosion de violence.
Retrouver espoir. “Les gens
ont besoin d’espoir. Il faut tendre
la main à ces jeunes qui dealent au
coin de la rue et utilisent des armes
à feu, mais ce n’est pas seulement le
travail de la police et de l’adminis-
tration. Il faut que tout le monde s’y
mette”, affirme Lightfoot.
Livingston a appelé Lori
Lightfoot à se saisir “à bras-le-
corps” des questions de racisme
et de violence policière. “Il y a
une part de responsabilité indivi-
duelle [dans ces fusillades], mais il
y a aussi les conditions qui créent ce
climat de violence”, souligne-t-il.
Il reproche également au maire
de New York, le démocrate Bill de
Blasio, d’avoir “peur” de regarder
en face le problème de racisme
qui sévit dans les services de
police de sa ville. “Il n’y a pas
de courage du côté de la mairie”,
déplore Livingston.
Enfin, il a averti les maires
de toutes les villes américaines
que la situation à Chicago pour-
rait être une préfiguration de ce
qui pourrait se passer partout
ailleurs cet été si les injustices
dénoncées par les manifestants
dans tout le pays depuis la mort
de George Floyd n’aboutissent
pas à des réformes.
—Joanna Walters
Publié le 7 juillet
SOURCE
THE GUARDIAN
Londres, Royaume-Uni
Quotidien, 134 443 ex.
theguardian.com
L’indépendance et la qualité
caractérisent ce titre né
en 1821, qui abrite certains des
chroniqueurs les plus respectés
du pays. The Guardian est
le journal de référence de
l’intelligentsia, des enseignants
et des syndicalistes. Orienté
au centre gauche, il se montre
très critique vis-à-vis
du gouvernement conservateur.
En mai 2019, la directrice de
la rédaction, Katharine Viner,
a annoncé que le journal était
bénéficiaire, une première
depuis 1998.
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
COLOMBIE
Cette Amazonie
qui fonctionne
De l’observation scientifique de la faune et de la
flore, du tourisme écolo, de l’artisanat : en Amazonie
colombienne, des entrepreneurs locaux réussissent
à faire autre chose que couper des arbres.
—Semana rural (extraits)
Bogotá
S
’aventurer dans la forêt
amazonienne, c’est être
ébloui par sa biodiver-
sité, ses coutumes et ses tradi-
tions ancestrales. Le parcours
peut commencer à Villavicencio,
la capitale du département de
Meta [au centre du pays], par
une route en grande partie gou-
dronnée, et peut se terminer à
San José del Guaviare, capitale
du département d’El Guaviare.
Une chaleur humide imprègne
la peau ; le soleil pénètre chaque
pore et vous oblige à transpirer
à grosses gouttes, seul moyen
de supporter les températures
élevées qui caractérisent cette
région du nord de l’Amazonie
colombienne.
La pandémie de Covid-19 a
isolé encore plus les habitants
de cette région qui ne peut être
atteinte que par voie aérienne
ou maritime, après un long et
épuisant voyage.
Pour les soutenir, la CDA, le
Comité pour le développement
durable du nord et de l’est de
l’Amazonie, a mis en place une
campagne intitulée “Entreprises
vertes en Amazonie”.
Entreprise familiale. Elizabeth
Barbudo Domínguez, directrice
générale de la CDA, explique qu’il
s’agit d’“une proposition solidaire
qui invite les habitants du terri-
toire à dynamiser l’économie locale
et à réduire les conséquences du
coronavirus”. Soixante-quatre
entrepreneurs sont concernés
et poursuivront leur travail
en insistant sur le développe-
ment durable et la protection
de l’environnement.
À dix minutes de San José
del Guaviare se trouve la ferme
(finca) d’écotourisme La Pradera.
C’est une entreprise familiale
qui a bénéficié en 2017 du Fonds
d’aide aux entreprises du Sena
[une institution publique visant à
promouvoir la formation et l’em-
ploi], pour ses innovations envi-
ronnementales, telles que des
panneaux solaires pour fournir
de l’énergie renouvelable, le réa-
ménagement d’un aqueduc pour
faire des économies d’énergie, et
la gestion des déchets, recyclés
puis réutilisés dans la ferme. Un
autre paramètre a permis à la
finca d’obtenir cette subvention :
l’accent qui est mis sur le
tourisme responsable
qui, selon les termes
de Ricardo Niño, le
directeur, à l’origine
de ces initiatives à La
Pradera, “permet
de se rendre
compte comment,
dans notre vie
quotidienne, à
la maison ou
au bureau ,
nous pouvons
contribuer à
la protection
de l’environne-
ment”.
En se promenant sur les
sentiers, les randonneurs peuvent
apercevoir des singes comme le
singe hurleur, le singe écureuil
ou le capucin brun. Leurs hur-
lements invitent à lever la tête
vers les plus hautes branches
des arbres, où se trouvent plus
de 67 espèces d’oiseaux, réper-
toriées grâce à des études sou-
tenues par des partenariats
scientifiques avec un archéo-
logue et un biologiste. Cette acti-
vité-là a permis d’élargir l’offre de
la finca au tourisme scientifique
“destiné à une niche spécifique,
celle des stages universitaires”,
explique Ricardo. Précisément,
les scientifiques ont découvert
qu’il existait à La Pradera une
espèce de plantes de la famille
des Broméliacées, l’Aechmea ste-
nosepala, qui était en voie de dis-
parition. Grâce à leur travail,
cette plante “va continuer à exis-
ter, se félicite Ricardo. Sa fleur
sert aussi de nid pour la repro-
duction d’une grande variété de
grenouilles.”
La Pradera propose une offre
d’écotourisme différente et limi-
tée puisqu’elle n’accueille que
50 ou 60 personnes maximum.
L’histoire de la finca a débuté il
y a plus de vingt ans. Le père de
Ricardo s’est consacré à l’entre-
tien, la restauration et la préser-
vation de la propriété. Il a planté
plus de 5 000 arbres d’espèces
locales, dont des arbres fruitiers
et des arbres cultivés pour leur
bois : l’abarco [Cariniana pyri-
formis, l’acajou de Colombie],
le tambor [Schizolobium para-
hyba], le pommier-cajou, le guamo
[une sorte de mimosa dont les
cosses sont comestibles], le man-
guier, le palmier-bâche et les
agrumes. Ce qui était au départ
une ferme familiale est mainte-
nant un centre touristique res-
pectueux de l’environnement.
Le voyage se poursuit au
Guainía [dans le nord-est du
pays, vers le Venezuela]. La
majorité des habitants restent
confinés et suivent les recom-
mandations données par le gou-
vernement, explique Magally
Ortiz, une chef d’entreprise qui,
après être rentrée en Colombie
en 2017, a décidé de s’installer
dans sa région natale, à Puerto
Inírida. Elle a beaucoup voyagé
à travers le pays et à l’étranger
mais elle voulait s’installer chez
elle pour “sensibiliser les gens à la
richesse nutritionnelle, et notam-
ment à la teneur en protéines, des
fruits d’Amazonie”.
Açai et manioc. Elle a fondé
Kiniki-delicias Amazónicas, une
entreprise de gastronomie ama-
zonienne “qui a pris son essor
grâce au plan Entreprises vertes”
et qui l’aide à convaincre les com-
munautés indigènes de planter,
cultiver et consommer des pro-
duits locaux comme l’araza, la
baie d’açai, le fruit du cupuaçú
[un arbre fruitier proche du
cacaoyer], et le tucupí
ou catara, qui est
le jus de manioc
utilisé pour
préparer le
tapioca.
Avec son
initiative,
Magally
v e u t
“mettre
en avant les
conucos” [les
parcelles à culti-
ver]. La pandémie a eu des effets
positifs, dit-elle, “les hommes de
la communauté ont recommencé
à cultiver les parcelles”, alors que
seules les cours de leurs maisons
à Inírida étaient cultivées avant
le coronavirus.
Kiniki dans la langue des
Indiens Curripacos signifie “par-
celle de terre” ou “lieu à semer”.
Le terme donne une identité ama-
zonienne à cette entreprise qui,
depuis Puerto Inírida, permet de
mieux connaître la culture de la
région à travers sa gastronomie,
en proposant par exemple de déli-
cieuses gelées de piments ama-
zoniens, parfumées aux fruits
exotiques.
Le voyage se termine à Mitú,
capitale du Vaupés [dans le
AMÉRIQUES. 15
↙ Dessin de Falco,
Cuba.
sud-est du pays]. À ce jour [en
juin 2020], le département
compte plusieurs cas de Covid-
19 et les échanges commerciaux
sont interdits. Gustavo et Otilia,
le couple qui dirige Artesanías
Otys, restent donc dans leur
maison, qui fait également office
d’atelier. Ils y fabriquent des col-
liers, des boucles d’oreilles, des
ornements de sac, des vases, des
presse-papiers en bois et d’autres
produits artisanaux.
Otilia Yepes Restrepo est une
Indienne Cubeo qui a connu les
ravages de la prise de contrôle de
Mitú par la guérilla en novembre
1998. À l’époque, elle travaillait
dans une ferme, mais elle n’a
pas pu continuer. “J’ai fait des
petits sacs en fibres de tucuma
[une espèce locale de palmier] et
je les ai vendus”, raconte-t-elle.
Plus tard, une femme lui a appris
à traiter les graines indigènes
pour qu’elles ne s’abîment pas
et à les utiliser pour faire des
décorations. C’est ainsi qu’est
née Artesanías Otys, une entre-
prise à laquelle son mari et ses
enfants participent également.
Ils transforment les graines et
les branches sèches qu’ils gla-
nent dans la forêt amazonienne,
sans avoir à couper un seul arbre.
Cette manière de procéder leur
permet d’avoir le label Entreprise
verte.
Otilia est responsable des
ventes et des expositions. En
janvier de cette année, ils se sont
rendus pour la première fois à
ExpoMalocas, à Villavicencio.
“Nous avons très bien vendu”,
dit fièrement Gustavo. Il espère
qu’avec le coup de pouce de cette
campagne ils pourront se faire
connaître dans tout le pays.
—Elizabeth Pérez
Publié le 12 juin
SOURCE
SEMANA RURAL
Bogotá, Colombie
semanarural.com
Semana Rural est une
plateforme de journalisme
dédiée aux régions et aux
campagnes de Colombie.
Créée en 2017 par le magazine
Semana, elle a pour mission
de donner une voix et un visage
aux communautés paysannes
et de les relier au reste de
la société.
16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
Liban. Entre les larmes
et les armes
Coup de sang de l’ancien rédacteur en chef de L’Orient-Le Jour, le quotidien
francophone de Beyrouth, face à un pays qui depuis quatre décennies
n’en finit pas de se suicider et qui sombre chaque jour un peu plus dans
la crise. Un texte rédigé pour Courrier international.
L
e 1er septembre prochain,
on fêtera les cent ans du
Grand Liban. Une monu-
mentale plaisanterie, naturelle-
ment : en 2020, le pays, l’État, la
nation et le peuple libanais ont
fini d’agoniser. Tout cela n’existe
plus. Les frontières, meurtrières,
ne sont plus qu’une sinistre pas-
soire : la syrienne à l’est et l’israé-
lienne au sud.
La kleptocratie, exercée conjoin-
tement ou à tour de rôle par d’an-
ciens criminels aujourd’hui en
cravate, par des pseudo-techno-
crates pourris par le fantasme du
pouvoir, par des miliciens-mer-
cenaires au service de l’Iran, par
des sbires apeurés et affamés de
l’Arabie Saoudite et par des lèche-
bottes pathétiques de l’Occident,
règne en seule praxis politique.
Et la volonté de vivre en
commun des Libanais, toutes
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
d’art de vivre et de gouverner, et
centupler les magouilles avec une
créativité et une inventivité sidé-
rantes – bien sûr, à la prochaine
échéance, nous les réélirons la
main sur le cœur.
Nous regardons, pitoyables
et pathétiques, la communauté
internationale hoqueter, stupé-
faite de voir ces “marchands de
tapis”, notre classe dirigeante,
noyer chaque jour davantage et le
Liban et les Libanais – nous res-
tons pourtant convaincus qu’ils
ne nous lâcheront jamais, nombril
du monde que nous sommes. Nous
regardons, pitoyables et pathé-
tiques, nos comptes en banque,
nos caddies de supermarchés, nos
restaurants, nos bars, nos nuits,
nos plages, nos pistes de ski et
notre aéroport se vider, avec ou
sans pandémie, lentement, inexo-
rablement – et le gendre-régent, le
véritable chef du non-État, l’iné-
narrable Gebran Bassil [ministre
et gendre du président libanais,
Michel Aoun], répète à qui veut
bien encore l’écouter que c’est à
cause du prix des billets d’avion.
Nous regardons, pitoyables et
pathétiques, notre propre marche
arrière vers l’âge de pierre, notre
retour à la brousse, punis d’avoir
cru que nous pouvions prétendre
à la civilisation, punis de n’avoir
pas compris que pour faire une
Suisse, d’Europe ou du Moyen-
Orient, il faut des Suisses – la mort
des feux de signalisation, parce
que l’ersatz d’État ne peut plus
payer, a été, dans sa symbolique,
aussi insupportable, toutes pro-
portions gardées, que ce magma
appartenances communautaires, après heure – et c’est à peine si de faim, de misère et de désespoir
sociales et culturelles confon- nous ne nous en excusons pas. qui est le nôtre et que nous croi-
dues, cette acceptation de l’autre Nous regardons, pitoyables sons à chaque carrefour.
et cette coexistence prostituées et pathétiques, des frères, des Nous, les Libanais, nous nous
jusqu’à l’os, sont mortes et enter- oncles, des grands-pères se suici- regardons crever. Pitoyables.
rées. Pire encore : ce Liban-là est der parce qu’ils ne peuvent plus se Pathétiques. Sans broncher. Avec
en faillite économique, nourrir ni nourrir leurs une obsession, une seule : partir.
financière et monétaire. enfants – nous n’avons N’importe où, n’importe com-
Fondamentalement, rien appris de toutes ment, mais partir…
férocement, forcément ces décennies, et sûre- Bien sûr, il y a, chaque jour, des
en faillite. ment pas des Tunisiens quatre coins de ce pays-loque,
Aux premières loges en 2010 [le suicide par de magnifiques et vaillant(e)s
de cet insoutenable nau- TRIBUNE immolation par le feu soldat(e)s, d’irréductibles révol-
frage tellement attendu, de Mohamed Bouazizi tés, de vrais révolutionnaires, qui
tellement évident, il y a nous. a été le déclencheur de la révo- occupent, autant que faire se peut,
Nous, les Libanais. Dans notre lution tunisienne]. les rues et les réseaux sociaux,
immense, notre terrifiante majo- Nous regardons, pitoyables et qui sont tabassés, arrêtés, humi-
rité, nous regardons, pitoyables pathétiques, des hommes et des liés ; des mères, des étudiants, des
et pathétiques, tout ce que nous femmes que nous avons (r)amenés vieillards, qui continuent à croire,
avons construit, économisé, rêvé, encore et encore au pouvoir, se à espérer, à (s’)imaginer.
brûler à très grandes flammes. partager, corrompus comme Bien sûr, il y a ces cent et une
Nous regardons, pitoyables et jamais, les fromages et les gâteaux initiatives de ce qui reste de cette
pathétiques, nos droits les plus sans aucun état d’âme, ériger l’ar- société civile, hier somptueuse,
élémentaires être bafoués heure bitraire et l’oppression au rang aujourd’hui en lambeaux ; il y a
↙ Dessin de Bleibel paru
dans Daily Star, Beyrouth.
ces élans infatigables de solida-
rité avec les plus démunis ; il y a
ces sursauts extraordinaires de
ce pugnace I Love Life, ces doigts
d’honneur à toutes les logiques de
mort miliciennes et liberticides ;
il y a ces tentatives de nous rappe-
ler qui nous avons été, nous, les
Libanais, des reines et des rois,
des donneurs de bonheur(s), des
passeurs d’étoiles, des bouffeurs
de vie ; il y a les arts et la culture,
qui ne baisseront jamais ni bras
ni garde, à Baalbek ou ailleurs, et
il y a ces bouteilles d’alcool qui
s’ouvrent et se vident, en bord
de mer, en montagne ou dans
tous les bouis-bouis du pays. Il y
a ces vitales, ces éphémères illu-
sions de normalité.
Nous regardons,
pitoyables et
pathétiques,
nos droits les plus
élémentaires
être bafoués.
Mais personne n’est dupe. Nous,
les Libanais, savons bien que nous
n’avons qu’une alternative. Un :
s’enfuir, quitter ce radeau, comme
des rats, et regarder de loin, comme
nos aïeux avant nous, ce pays qui,
cette fois, ne se redressera pas,
qui se contentera, cette fois, de
survivre, jusqu’à ce qu’il implose
de trop de corruption, de trop de
mentalités sclérosées, de trop de
milices, de trop de dégénérescence.
Ou jusqu’à ce qu’il se fasse bouf-
fer par la Syrie et par Israël, encore
une fois complices, encore une
fois ravis. S’enfuir, et ne garder de
notre Liban que de vagues odeurs
de thym et de coriandre, que de
vagues images de cèdres et du
couple Camille et Zalfa Chamoun
[couple présidentiel mythique
des années 1950], que de vagues
sons de clochers et de muezzins
jouant un adorable ping-pong,
que de vagues souvenirs, tendres,
émus, délavés.
Deux : entrer en guerre. Une
vraie guerre. Une guerre dans ce
qu’elle a certes de plus terrible :
le sang, mais aussi de plus noble :
la libération. Le Liban, et nous,
les Libanais, avons besoin, pour
ressusciter, pour (re)vivre, d’une
guerre. D’une guerre littéralement
civile. Besoin, d’abord, de ce que
certains d’entre nous rabâchent
depuis l’an 2000 : d’une inti-
fada contre nos mentalités, d’un
17 Octobre contre nous-mêmes.
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
C’est une condition sine qua
non pour pouvoir entrer dans le
vif du sujet, le cœur des batailles :
la guerre contre tout ce qui a et
tous ceux qui ont assassiné le
pays, l’État, la nation et le peuple
libanais. La guerre contre nos
identités communautaires métas-
tatiques et nos zaïms [chefs], la
guerre contre le clientélisme et
toutes les corruptions, la guerre
contre toute la classe au pouvoir
depuis 1975, la guerre contre les
armes du Hezbollah et contre tout
État dans l’État, la guerre jusqu’à
l’émergence d’un Ground Zero,
de ces ruines sans lesquelles rien
de durable ne peut être construit,
et sur lesquelles on rebâtira tout :
un pays, une nation, un État (de
droit), une démocratie, une indé-
pendance, une souveraineté, une
politique sociale, économique,
étrangère, culturelle, une loi élec-
torale saine et définitive, un sys-
tème d’éducation, de santé, de
services, une infrastructure –
bref, tout.
Ce big bang ne peut advenir s’il
n’y a pas de guerre. Encore une
fois : une vraie guerre. Comme en
1943 [l’année de l’indépendance du
Liban]. Comme contre les occu-
pations syrienne et israélienne.
Une guerre, blanche, grise, noire,
peu importe, mais une guerre,
avec des soldat(e)s, en chemise,
en robe, en uniforme, unis, enfin
(ré)unis dans le premier collectif
national depuis l’indépendance,
loin des 8 et 14 Mars [les deux
coalitions pro et anti-Hezbol-
lah] en tout genre, et rien que
des soldats : au Liban, les géné-
raux prouvent depuis 1992 qu’ils
ne servent pratiquement à rien.
Une guerre civile qui ne ressem-
blera en rien à celle de 1975 : c’était
effectivement la guerre des autres.
Ce sera, cette fois, avec tous les
sacrifices qu’il faudra, la guerre
des Libanais pour le Liban.
Nous, les Libanais, avons tou-
jours eu le choix entre les larmes
et les armes. Sans doute est-il
temps d’arrêter de pleur(nich) er.
—Ziyad Makhoul
Publié le 9 juillet
PARIS 89 FM
LAURENT BERTHAULT, FRÉDÉRIQUE LEBEL, CATHERINE ROLLAND
ACCENTS D’EUROPE
DU LUNDI AU VENDREDI 18H40
Jours tragiques
et surréalistes
Dans un Liban à la dérive, les habitants essayent
de survivre malgré la peur, l’insécurité, les pénuries
et une classe politique totalement dépassée,
raconte le site Daraj.
—Daraj Beyrouth
L
es signes de l’effondre-
ment du Liban nous par-
viennent à travers de
petites choses. Des histoires
qu’on raconte, des faits divers
qu’on rapporte : à Beyrouth, un
jeune s’est suicidé en pleine jour-
née dans la rue Hamra [rue com-
merçante et huppée de l’ouest
de la ville]. On a le même jour
retrouvé un homme pendu au
nord de la ville de Saïda [au sud
de Beyrouth].
Il y a des parents qui ont
amené leur nouveau-né dans les
locaux d’un fournisseur d’élec-
tricité pour exiger qu’on leur
assure du courant vingt-quatre
heures sur vingt-quatre, pour
l’assistance respiratoire dont
leur bébé a besoin sans inter-
ruption [l’État ne fournit plus
que cinq à six heures d’électri-
cité par jour].
Les vols à l’arraché sont deve-
nus monnaie courante dans les
rues de Beyrouth. Les images de
vidéosurveillance ont montré un
jeune homme qui a fait irruption
dans une pharmacie, menaçant
les employés avec un pisto-
let, et qui est reparti avec des
couches pour bébé, sans rien
voler d’autre.
C’est Beyrouth. Beyrouth où
il faut être sur ses gardes quand
on se promène dans la rue. Il n’y
a pas seulement des voleurs et
des suicides. Il y a les cafés qui
ont baissé le rideau. Il y a des
gens qui vous demandent de
l’aide alors qu’hier encore ils
avaient un travail.
Et puis, soudainement, la scène
surréaliste d’une foule qui se
presse devant la boutique de
Louis Vuitton [en plein centre-
ville de Beyrouth]. Quand on
interroge les gens sur la raison de
Il faut débourser
8 500 livres pour un
dollar au petit matin,
mais, le soir venu, il
en faut 1000 de plus.
cet attroupement, ils expliquent
qu’on peut y acheter des sacs pour
un prix calculé selon une valeur
du dollar encore acceptable [le
dollar qui valait en mars 1 500 LL
s’est envolé à 8 500 LL], c’est-à-
dire 3 800 livres libanaises seule-
ment pour un dollar : “À ce prix,
on en achète pour envoyer ça aux
membres de la famille qui rési-
dent à l’étranger et qui peuvent
le revendre trois fois plus cher.”
La peur du vide. Ils ne cor-
respondent pas à la clientèle
habituelle. Ce sont plutôt des
crève-la-faim qui entrevoient
soudainement la possibilité de
transformer leurs maigres éco-
nomies en précieux sacs à main.
“Vous autres, vous achetez de l’or
ou des devises avec l’argent qui vous
reste. Eh bien, nous, on achète de
la maroquinerie. C’est la même
chose”, s’exclame une dame qui
piaffe devant les portes de la
boutique.
Les Libanais ont réellement
peur. Une peur d’un genre nou-
veau. Pas de la guerre ou des
maladies, mais d’autre chose, du
vide. Quelque chose qu’ils ont
eux-mêmes encore du mal à défi-
nir. Les pauvres sortent acheter
du Louis Vuitton, et les riches,
quand ils ne restent pas recro-
quevillés à la maison, sortent
sans objets précieux, de peur
de se les faire arracher.
Et puis, il y a les prix qui mon-
tent puis baissent sans que per-
sonne en comprenne la logique.
Tel jour, il fallait débourser
8 500 livres pour un dollar au
petit matin, mais, le soir venu, il
en fallait 1000 de plus. Que s’est-
il passé au cours de la journée
pour qu’une telle chute se pro-
duise ? “Rien du tout”, dit l’agent
de change. “Attends demain et
les cours auront retrouvé leur
vigueur.” Le dollar baisse dans
certaines régions, nous apprend
la presse, alors qu’il ne bouge
pas ailleurs. Il y a un coût du
dollar à Beyrouth et un autre
dans d’autres localités libanaises,
là encore sans aucune logique.
En partenariat avec
MOYEN-ORIENT. 17
↙ Dessin de Haddad paru
dans Al Hayat, Londres.
Les médias aussi naviguent
à vue, ou plutôt louvoient, pris
entre le besoin du financement
des banques d’un côté et la néces-
sité d’échapper aux oukases du
Hezbollah de l’autre [qui peut
les accuser de traîtrise, s’ils lui
imputent la raison de la crise
économique].
La situation libanaise n’est
pas seulement dramatique. Elle
est également rendue pathé-
tique par des responsables qui se
répandent en déclarations déli-
rantes. À l’instar du président
de l’Association des banques du
Liban, selon lequel l’envolée du
dollar s’explique par l’ambiance
qui règne sur les réseaux sociaux.
Ou du ministre de l’Intérieur,
qui refuse de s’excuser, comme
le lui avait demandé sa collègue
du ministère de l’Information,
auprès des journalistes qui ont été
frappés à l’aéroport. Pour expli-
quer son refus, il a fait valoir qu’il
fallait préserver le “respect dû à
l’uniforme de l’armée”. Comme si,
dans la situation surréaliste que
nous vivons, cet uniforme pou-
vait encore inspirer le respect.
—Hazem al-Amin
Publié le 3 juillet
SOURCE
DARAJ
Beyrouth
daraj.com
Daraj, “Escalier”, est un
nouveau site d’information
alternatif né en 2017 à Beyrouth.
Son équipe rédactionnelle
est composée de journalistes
professionnels du Liban et
d’autres pays arabes. Par ses
rubriques, le site tranche avec
les médias arabes traditionnels,
en accordant une vraie place
au reportage et à l’enquête.
Plusieurs de ses sujets sont
aussi rares, voire inexistants,
dans les autres médias
de la région : droits civiques,
gender, libido, homosexualité,
fake news…
© A. Ravera
18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
—The New York Times
New York
L
a police chinoise collecte
actuellement des échan-
tillons sanguins d’indivi-
dus masculins, majeurs et mineurs,
dans tout le pays, dans le but de
constituer une carte génétique
de 700 millions de Chinois, don-
nant ainsi aux autorités un nouvel
outil puissant d’élaboration de
leur État de surveillance de haute
technologie.
Selon une nouvelle étude publiée
le 17 juin par l’Institut australien de
politique stratégique (Australian
Strategic Policy Institute), étude
fondée sur des documents éga-
lement consultés par notre jour-
nal, dans toute la Chine, depuis
fin 2017, la police s’affaire à col-
lecter des échantillons. Le but :
les acquérir en nombre suffisant
pour construire une gigantesque
base de données ADN qui permet-
tra aux autorités de retrouver tous
les proches de sexe masculin d’un
individu grâce au sang, à la salive
ou à un autre matériel génétique
prélevés sur lui.
C’est une société américaine,
Thermo Fisher, qui vient en aide
Chine. Bientôt
700 millions de Chinois
fichés par leur ADN
Pékin a entrepris de répertorier l’ADN de sa population masculine
afin de pouvoir retrouver toute personne jugée criminelle. Une vaste
campagne de collecte bat son plein. L’enquête du New York Times.
à la Chine dans ce domaine : cette
entreprise du Massachusetts vend
en effet des kits de test spéciale-
ment conçus pour les besoins de
la police chinoise. Cela lui a d’ail-
leurs valu les critiques de certains
députés américains, mais la société
a défendu son droit de mener ce
genre d’activités.
Avec ce projet, la Chine a franchi
un pas important dans son utilisa-
tion de la génétique pour contrô-
ler sa population, ce qu’elle faisait
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
jusqu’à présent surtout pour le
suivi des minorités ethniques et
d’autres groupes ciblés. Cela va
donc venir s’ajouter à un réseau
de surveillance sophistiqué, de
plus en plus étendu, que la police
déploie dans tout le pays, au moyen
de caméras, de systèmes de recon-
naissance faciale et d’intelligence
artificielle très perfectionnés.
La police affirme avoir besoin
d’une telle base de données pour
arrêter les délinquants. Elle
souligne que les personnes sont
consentantes pour partager leur
ADN. Mais certains officiels en
Chine et des associations de
défense des droits de l’homme à
l’étranger mettent en garde contre
le fait qu’une base de données ainsi
récoltées à l’échelle d’une nation
peut constituer une atteinte à la
vie privée et inciter les autori-
tés à sanctionner les proches de
dissidents ou de militants. Les
défenseurs des droits de l’homme
← Sur cette photo fournie par
les autorités municipales de la
ville de Shifang, des officiers
de police collectent l’ADN d’un
adolescent. Photo The Shifang
Municipal People’s Government
via The New York Times
considèrent quant à eux que cette
collecte des données s’effectue en
réalité sans le consentement des
intéressés, les citoyens d’un État
autoritaire n’ayant pas vraiment
le droit de refuser.
Le projet se heurte d’ores et déjà
à une vague d’opposition d’une
ampleur exceptionnelle en Chine.
“La possibilité pour les pouvoirs
publics de découvrir qui est proche de
qui, dans un contexte où des familles
entières peuvent être sanctionnées à
cause des activités d’un des leurs, fait
froid dans le dos à l’ensemble de la
société”, affirme Maya Wang, cher-
cheuse spécialiste de la Chine qui
travaille pour l’association Human
Rights Watch.
La campagne concerne même
les écoles. Dans une petite ville
de la côte sud de la Chine, des
garçonnets tendent leur doigt
menu à un policier qui tient une
aiguille. À environ 370 kilomètres
de là, plus au nord, des policiers
passent également d’un bureau
d’élève à un autre pour prélever
le sang de jeunes garçons sous le
regard interloqué des filles.
Jiang Haolin, un jeune Chinois
de 31 ans, a également dû donner
un échantillon de son sang l’an
dernier. Il n’a pas eu le choix.
Liste noire. Ingénieur informa-
tique, il est originaire d’un village
du nord de la Chine. Les autorités
lui ont dit que, s’il ne le faisait pas,
il serait inscrit, lui et sa famille,
sur une liste noire, ce qui aurait
pour effet de les priver de certains
droits, comme celui de voyager
ou de se faire soigner à l’hôpital.
Si les autorités chinoises procè-
dent à ces collectes d’échantillons
d’ADN sur la partie masculine de
la population, c’est pour une raison
toute simple : les hommes com-
mettent davantage de crimes et
délits, à en croire les statistiques.
De fait, cette campagne aurait
été lancée après une série d’actes
criminels commis en Mongolie-
Intérieure, dans le nord de la Chine.
La police locale avait mis près de
trente ans pour élucider plusieurs
affaires de viols et de meurtres per-
pétrés sur 11 femmes et fillettes (la
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
plus jeune avait seulement 8 ans).
Pour cela, elle avait dû recueillir
230 000 empreintes digitales,
passer au crible 100 000 échan-
tillons ADN et promettre une
récompense de 200 000 yuans
[plus de 25 000 euros] à quiconque
fournirait des indices.
Finalement, en 2016, un indi-
vidu sans aucun rapport avec cette
affaire avait été arrêté pour cor-
ruption, raconte la presse officielle,
mais une analyse de ses gènes par
la police avait permis de décou-
vrir des liens avec une personne
qui avait laissé son ADN sur le lieu
du meurtre d’une de ces jeunes
femmes en 2005. Cette personne,
du nom de Gao Chengyong, avait
fini par passer à des aveux complets
et avait été condamnée à mort.
Son arrestation avait poussé
les médias officiels à réclamer la
création d’un fichier national de
profils génétiques masculins. La
police de la province du Henan a
prouvé que c’était faisable en col-
lectant les échantillons de 5,3 mil-
lions d’individus, soit environ 10 %
de la population masculine de la
province entre 2014 et 2016. En
novembre 2017, le ministère de la
Sécurité publique, qui supervise
les services de police, a annoncé
le lancement d’un plan de création
d’une base de données nationale.
Toujours selon les médias offi-
ciels, la Chine disposerait déjà de la
plus importante banque de maté-
riel génétique, avec 80 millions
d’échantillons. Mais jusqu’à pré-
sent, les collectes d’ADN étaient
souvent ciblées, les autorités
limitant leur champ d’action à
des délinquants potentiels ou à
des groupes considérés comme
pouvant porter atteinte à la sta-
bilité de la société, comme des
travailleurs migrants dans cer-
tains quartiers résidentiels. La
police a également prélevé l’ADN
de membres de minorités, notam-
ment les Ouïgours, pour resser-
rer l’emprise du Parti communiste
chinois (PCC) sur elles.
Selon Emile Dirks, doctorant
en sciences politiques à l’univer-
sité de Toronto et un des auteurs
du rapport de l’institut australien,
→ Sur cette photo fournie par
la police de la ville de Xi’an, on
récolte une goutte de sang au
bout de doigt du jeune garçon
pour alimenter la base de
données ADN. Photo Xi’an police
via The New York Times
La Chine disposerait
déjà de la plus
importante banque
de matériel génétique.
la réalisation d’un fichier ADN
masculin au niveau national est
un élargissement de la démarche
entreprise précédemment : “On
constate que ces modèles sont éten-
dus aux autres régions de Chine avec
une énergie jamais vue.”
D’après le rapport publié par
l’institut australien, l’objectif est
de collecter de 35 à 70 millions
d’échantillons d’ADN sur des indi-
vidus masculins, adultes ou non,
soit entre 5 et 10 % de la popula-
tion masculine chinoise. Il n’est
pas nécessaire pour elles d’avoir
le profil génétique de tous les
hommes, car l’échantillon ADN
d’une personne permet de dévoiler
l’identité génétique de ses proches
de sexe masculin.
Quand le New York Times a
contacté le ministère de la Sécurité
publique pour lui poser des ques-
tions sur ce sujet, la personne
contactée a refusé de répondre
“sans l’autorisation de sa hiérarchie”.
Pourtant, il arrive souvent aux
pouvoirs publics locaux de publier
les résultats de leur campagne de des kits aux services de police d’au
prélèvement d’échantillons. Ainsi, moins neuf districts et grandes
la police du district de Donglan, villes pour constituer un “sys-
dans la province du Guangxi, a tème de vérification du clan mas-
indiqué avoir recueilli l’ADN de culin” (autrement dit, une banque
plus de 10 800 individus, soit près de données de profils masculins),
de 10 % de la population mascu- à en croire les appels d’offres qu’a
line locale, contre 11 700 échan- pu consulter Emile Dirks et que
tillons d’ADN pour leurs collègues nous avons vérifiés également.
du district de Yijun, dans la pro-
vince du Shaanxi, soit un quart de Outil de contrôle. L’entreprise a
la population masculine. cherché très activement à dévelop-
Pour se faire une idée des ambi- per ses activités en Chine. Ainsi, en
tions du projet, l’institut australien 2017, une semaine avant le lance-
s’est intéressé au taux de prélève- ment par le ministère de la Sécurité
ment de dix districts publique du programme
et préfectures, puis a de collecte d’ADN, Zhong
étudié les appels d’offres Chang, un chercheur qui
de kits de test ADN dans travaille pour Thermo
seize autres circonscrip- Fisher, indiquait, lors
tions. Nous avons éga- d’une conférence filmée
lement passé en revue ENQUÊTE à Pékin, que son entre-
ces mêmes documents prise allait être mise
publics, ainsi que quinze autres à contribution : sa société avait
appels d’offres du même genre conçu un kit de tests pour trouver
réalisés au cours des six derniers les marqueurs génétiques recher-
mois, qui ne figuraient pas dans chés spécifiquement par le minis-
le rapport. tère de la Sécurité publique, une
Les commandes sont souvent pratique courante dans l’indus-
assurées par des sociétés chinoises, trie, avait-il expliqué. Un autre kit
mais quelques contrats sont reve- avait été fabriqué sur mesure pour
nus à Thermo Fisher, le fabricant recueillir les informations géné-
américain de matériel de tests tiques de membres de groupes eth-
génétiques. Ce dernier a vendu niques en Chine, notamment les
Ouïgours et les Tibétains.
M. Zhong n’a pas souhaité
donner suite à notre demande
d’interview.
Selon la société Thermo Fisher,
les kits de tests ADN qu’elle pro-
duit “répondent aux normes mon-
diales des tests ADN utilisés en science
médico-légale”. La société affirme
avoir conscience de “l’importance de
prendre en considération la manière
dont [ses] produits et services sont
utilisés par [ses] clients, ou peuvent
l’être”, et ajoute : “Nous sommes
fiers d’être partie intégrante des nom-
breuses bonnes applications de l’iden-
tification par ADN, que ce soit en
permettant de retrouver la trace de
criminels, de mettre fin à la traite
des êtres humains ou de libérer des
personnes injustement accusées.”
La Chine achète les équipe-
ments vendus par Thermo Fisher
non seulement pour retrouver la
trace de certaines personnes grâce
à leur profil génétique, mais aussi
pour permettre aux médecins de
dépister des maladies mortelles.
Ces dispositifs d’analyse d’ADN
sont également achetés par de
nombreux autres services de police
dans le monde.
Mais ceux-ci peuvent aussi deve-
nir des outils majeurs de contrôle
ASIE. 19
Les
scientifiques
s’inquiètent
●●● L’enquête dévoilant
que la Chine prélève
de l’ADN à des millions
de garçons dans
sa population suscite
l’inquiétude
des scientifiques.
Ils s’interrogent sur
le respect de la vie privée
et le consentement
des individus à fournir
des informations aussi
personnelles que leur
patrimoine génétique.
“Les scientifiques
et les militants des droits
de l’homme affirment
qu’une base de données
génétiques de personnes
sans antécédents criminels
est sans précédent”,
rapporte Nature. Ces
informations pourraient
être utilisées pour
persécuter certaines
catégories de personnes,
redoutent-ils. D’autant que
le gouvernement chinois
a déjà collecté de l’ADN
de groupes ethniques
minoritaires au Tibet et
au Xinjiang. En outre,
cette base de données
peut mettre en lumière
des liens de parentés
inconnus à l’insu des
personnes concernées.
Elle pourrait servir
à trouver des couples
ayant eu plusieurs enfants
à l’époque de la politique
de l’enfant unique,
ou des membres
de la famille de personnes
soupçonnées de crimes
politiques ou qui critiquent
le gouvernement,
pour les punir.
de la société soulignent des scien-
tifiques, des spécialistes en éthique
médicale et des défenseurs des
droits de l’homme. L’an dernier,
suite à certaines critiques, l’entre-
prise américaine a annoncé qu’elle
allait cesser de vendre son maté-
riel aux autorités du Xinjiang (dans
le nord-ouest de la Chine), où la
police collecte l’ADN du groupe
minoritaire ouïgour, en → 20
20. ASIE Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020

← Dessin d’Erik Carter sur Internet, [les autorités] “pos-

paru dans le New York Times, sèdent déjà toutes les informations
États-Unis. sur nous”, explique-t-il.
Mais selon les défenseurs des
droits de l’homme, la génétique
prélèvements ont lieu en région fournit aux autorités chinoises
rurale, où les gens ne comprennent des pouvoirs sans précédent pour
pas bien les incidences éventuelles traîner en justice les personnes
d’un tel programme. qui leur déplaisent. La possibilité
À la campagne, les dirigeants de s’appuyer sur le fichier ADN
sont même souvent fiers de leur rend plus crédibles leurs accusa-
travail. Ainsi, ceux de la ville de tions au regard du public. Pour le
Dongguan ont posté sur Internet défenseur des droits de l’homme
une photo de jeunes garçons fai- Li Wei, la police locale peut éga-
sant la queue dans une école lement utiliser les prélèvements
primaire pour se faire prélever ADN pour fabriquer des preuves. Il
du sang par leur professeur. Un sait que la police de Pékin dispose
autre dirigeant dans la province d’un échantillon de son propre
du Shaanxi a, lui, mis en ligne ADN, collecté lorsqu’il purgeait
une photo sur laquelle on voit six une peine de deux ans de prison
élèves de primaire assis autour pour “troubles à l’ordre public”, un
d’une table en train de regarder chef d’accusation souvent évoqué
un agent de police prélever le sang pour condamner des dissidents.
d’un de leurs camarades. Deux ans auparavant, la police
19 ← grande partie musulman, à appareils de télévision et les télé- se heurte à une opposition inha- Sur une autre photo prise au de Hangzhou avait déjà tenté de
des fins de contrôle social. phones portables], un important bituelle en Chine. Si les citoyens Shaanxi, un garçonnet face à deux prélever un échantillon de son
Bien qu’elle soit toujours en programme de surveillance qui chinois ont dans l’ensemble policiers pleure de douleur tandis ADN. Il était à l’hôtel quand des
cours de constitution, la base de encourage les ruraux à donner accepté sans sourciller l’intru- qu’un policier presse le bout de son policiers avaient frappé à sa porte.
données est déjà utilisée pour ren- des informations sur leurs voisins. sion du gouvernement central doigt pour prélever son sang, pen- Comme il refusait de les accom-
forcer la surveillance. Anke Bioengineering, une dans leur utilisation d’Internet et dant que l’autre agent, une femme, pagner au commissariat, ceux-ci
Dans un document officiel que société de biotechnologie qui a d’autres aspects de leur vie privée, tente de le calmer. lui avaient donné des coups de
s’est procuré l’Institut australien son siège dans la province orientale la loi chinoise ne contient aucun matraque pour le forcer à y aller.
de politique stratégique, les diri- de l’Anhui, exploite quant à elle les règlement encadrant le prélève- Certains militants Mais quand ils avaient voulu pré-
geants du district de Guanwen, fichiers d’ADN masculins pour ali- ment d’ADN, et certains respon- redoutent que la lever un échantillon de son ADN,
dans la province du Sichuan, menter le “Réseau céleste d’ADN”, sables craignent qu’une immense police locale n’utilise il n’avait pas cédé, car il craignait
dans le sud-ouest de la Chine, un réseau chinois de surveillance base de données renfermant les que la police de Hangzhou ne l’uti-
indiquaient en mars dernier leur policière qui combine la vidéo- secrets des gènes et des liens fami- l’ADN pour fabriquer lise contre lui.
volonté d’utiliser les échantillons surveillance et les mégadonnées liaux de leurs administrés ne soit des preuves. “Dans certains cas, le sang ou
sanguins collectés chez les indivi- (big data), indique Hu Bangjun, le mal perçue par eux. la salive qu’on vous a prélevés à un
dus de sexe masculin pour conso- porte-parole de la société. Lors d’une réunion parlemen- Difficile de dire si les personnes moment donné peut ensuite être
lider le programme local, dit “Œil Mais cette campagne nationale taire en mars, deux conseillers de la figurant sur les photos savent déposé sur la scène d’un crime,
de lynx” [Sharp Eyes, utilisant les de prélèvement d’ADN masculins Conférence consultative du peuple vraiment pourquoi elles donnent explique Li Wei. Vous n’y avez
chinois ont proposé un encadre- leur sang : d’après les informa- jamais mis les pieds, mais votre ADN
ment de la pratique par le gouver- tions recueillies au cours de notre s’y trouve pourtant. C’est ce que je
Répression. La natalité, nement. La représentante de Pékin,
Wang Ying, a notamment souli-
enquête et les messages postés sur
les réseaux sociaux, il semblerait
crains : être victime d’un coup monté.”
—Sui-Lee Wee
enjeu de sécurité gné que le gouvernement devra que quiconque refuse de se sou- Publié le 29 juin
“au plus vite” protéger les droits mettre à ces prélèvements san-
●●● Une campagne de contrôle forcé des naissances dans des utilisateurs quand l’utilisa- guins s’expose à des sanctions.
le Xinjiang aboutit à une baisse de la natalité de la minorité tion de cette technologique aura Bien que M. Jiang réside et tra-
ouïgoure musulmane. Dans un rapport publié à la fin de juin atteint un certain stade. vaille comme ingénieur informa-
par la Jamestown Foundation, le chercheur allemand tique à Pékin, en février 2019 il a
Adrian Zenz, qui avait révélé l’existence de camps de Collecte rurale. Déjà en 2015, le reçu l’ordre de la police de ren-
détention dans la région en 2018, affirme que la répression médecin légiste Liu Bing, respon- trer dans son village natal du
contre cette population accusée de séparatisme s’étend sable adjoint du centre médico- Shaanxi pour donner un échan-
à la procréation. légal du ministère de la Sécurité tillon d’ADN. Finalement, dit-il,
SUR NOTRE SITE
L’auteur s’appuie sur des témoignages de femmes détenues publique, avait mis en garde contre il a fait réaliser à ses frais le pré- courrierinternational.com
dans des centres de rééducation ayant subi une stérilisation l’instabilité sociale que pouvait lèvement dans un hôpital de la
ou la pose d’un stérilet. Il analyse les budgets des Offices entraîner le recours à “des méthodes capitale, qu’il a ensuite envoyé En Chine, la
de planification des naissances dans la région, et mesures inappropriées” de col- dans sa région natale. La police reconnaissance faciale
pour conclure qu’il existe une politique concertée lecte d’échantillons sanguins. ne lui a pas dit pourquoi elle avait s’invite dans les salles de
de contraception forcée visant en priorité les femmes En particulier “dans notre société besoin de son sang, et il ne l’a classe. Universités, lycées
ayant eu plusieurs enfants. Tout cela répondrait “à au moins actuelle, où les citoyens ont de plus pas demandé. Pour lui, la ques- et même écoles primaires,
l’un des critères de la Convention des Nations unies pour en plus conscience de leurs droits tion du respect de la vie privée le pays teste cette
la prévention et la répression du crime de génocide”. Une légaux”. importe peu : dans la mesure où, technologie en milieu
augmentation de la natalité ouïgoure aurait été analysée Les pouvoirs publics progressent en Chine, on est déjà obligé d’avoir scolaire. Une revue de
en 2015 comme une menace pour la sécurité nationale. donc discrètement. Selon Emile toujours une pièce d’identité sur presse à lire sur notre site.
Dirks, presque la totalité des soi et de donner sa vraie identité
 Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
AFGHANISTAN
À quoi jouent les talibans ?
Après avoir signé un accord de paix avec les États-Unis en février, les
talibans camouflent leurs alliances avec des groupes terroristes, notamment
Al-Qaida. Un “déni” inquiétant pour cet observateur pakistanais.
CARTOON MOVEMENT
—Dawn Karachi, Lahore,
Islamabad
L
es talibans ont surpris
le monde entier en affir-
mant qu’aucune organi-
sation du nom d’Al-Qaida n’était
présente en Afghanistan. Cette
déclaration n’affectera pas les
engagements qu’ils ont pris auprès
des États-Unis en début d’an-
née dans le cadre de l’accord de
paix [signé en février à Doha, et
prévoyant le retrait des troupes
américaines]. Bien que le déni ait
longtemps été une arme tactique
pour les talibans, cette déclaration
réfutant la présence d’Al-Qaida
en Afghanistan en dit long sur
les forces politiques qui les tra-
vaillent. Les deux organisations
sont unies par des liens anciens
de coopération et d’amitié que
les talibans ont de plus en plus
de mal à entretenir.
Depuis leur arrivée au pouvoir
à Kaboul à la fin des années 1990,
les talibans ont usé de cette “stra-
tégie du déni” aussi bien à l’égard
de leurs amis que de leurs enne-
mis. À l’époque, l’Afghanistan était
devenu un refuge pour les djiha-
distes internationaux, notam-
ment des terroristes pakistanais
impliqués dans des massacres sec-
taires au Pakistan. Tout le monde
savait que les terroristes du groupe
armé sunnite Lashkar-e-Jhangvi
s’entraînaient en Afghanistan.
Mais, étonnamment, chaque fois
que le Pakistan réclamait leur
extradition, les talibans niaient
leur présence sur leur territoire. Il
s’agit certes d’évènements passés,
mais, aujourd’hui encore, les tali-
bans continuent à dissimuler les
liens étroits qui les unissent aux
groupes militants pakistanais,
notamment au Tehreek-e-Taliban
Pakistan (TTP).
Refus d’agir. D’après un récent
rapport de l’Équipe d’appui analy-
tique et de surveillance des sanc-
tions des Nations unies, plusieurs
groupes terroristes pakistanais,
notamment le TTP, seraient actifs
sur le territoire afghan avec la
permission et le soutien des tali-
bans. À de nombreuses reprises,
les talibans afghans ont montré
leur refus d’agir contre le TTP
et ses complices, ce en dépit des
inquiétudes pakistanaises.
Selon le même rapport, les
talibans afghans auraient régu-
lièrement consulté des représen-
tants d’Al-Qaida durant leurs
négociations avec les États-Unis,
et l’accord de paix final n’a été
signé qu’avec l’approbation d’Al-
Qaida [comme le constate un
rapport des Nations unies rendu
public au début de juin].
Les États-Unis et les talibans
viennent tout juste de conclure
un accord. Mais de nouvelles sur-
prises sont à prévoir. C’est dans
un message rédigé en pachtoune
et posté sur leur site Voice of
Jihad que les talibans afghans
ont affirmé qu’Al-Qaida n’était
plus présente en Afghanistan.
En réponse, le général Kenneth
McKenzie, responsable du com-
mandement de l’armée américaine
(Centcom), s’est dit défavorable à
un retrait complet des forces amé-
ricaines d’Afghanistan tant que
les talibans n’apporteraient pas la
preuve qu’ils ne soutiennent plus
les forces d’Al-Qaida dans ce pays.
Les ta liba ns ont don né
l’impression de rompre avec
Al-Qaida, mais cette séparation
Plusieurs groupes
pakistanais seraient
actifs sur le territoire
afghan avec le soutien
des talibans.
reste à prouver. Ils n’ont pas
d’impératif politique qui les
pousse à maintenir leurs liens
avec Al-Qaida et ils n’en ont
pas non plus besoin sur le plan
financier puisqu’ils disposent
désormais de sources de reve-
nus indépendantes. Entre 500
et 600 membres d’Al-Qaida sont
toujours présents en Afghanistan
et représentent aujourd’hui un
problème stratégique pour les
talibans afghans, qui estiment
être parvenus au meilleur accord
possible avec les États-Unis. Cet
accord constitue en effet un
exemple unique dans l’histoire
contemporaine de la lutte contre
les mouvements insurrection-
nels puisqu’il a été accepté par
une grande puissance mondiale
alors que ses adversaires se trou-
vaient en position de faiblesse.
Crise interne. Nombre d’ex-
perts pensent qu’en dépit de
leurs affirmations publiques les
talibans continuent à collabo-
rer avec Al-Qaida, ce qui pour-
rait saper le processus de paix.
Trois éléments sont à considé-
rer. Si les talibans ont effective-
ment consulté des représentants
d’Al-Qaida durant les négocia-
tions avec les États-Unis, il est
impossible que Washington n’en
ait rien su. Si Al-Qaida s’engage
formellement à ne pas lancer
d’attaque terroriste contre des
pays de l’Otan, les États-Unis
pourraient tolérer l’existence de
cette organisation, mais il sera
difficile de l’obliger à respecter
sa promesse.
Deuxièmement, les talibans ont
été chassés du pouvoir en 2001 en
raison de leurs liens avec Al-Qaida
[par l’intervention des troupes
américaines à la poursuite sur le
sol afghan des responsables des
attentats du 11 septembre 2001
à New York]. On pourrait donc
croire qu’il irait à l’encontre de
leur code politique et idéologique
de rompre avec le groupe pour
lequel ils ont sacrifié un gouverne-
ment et mené une longue guerre.
En rompant avec Al-Qaida, les
talibans prendraient le risque
de provoquer une crise interne.
Plus important encore, l’orga-
nisation terroriste est si étroite-
ment liée au mouvement taliban
qu’il est presque impossible de
les dissocier. Il ne s’agit pas seu-
lement de leurs camps d’entraî-
nement partagés ; ces groupes
se sont battus côte à côte et ont
ASIE. 21
↙ Dessin de Naser Jafari,
Jordanie
aussi tissé des liens familiaux en
se mariant entre eux.
Dans ces circonstances, le
déni semble être une bonne
option pour les talibans. Au
sujet de la présence du TTP et
d’autres groupes pakistanais
en Afghanistan, il pourrait être
motivé par d’autres raisons. Le fait
est que les talibans afghans ont
recruté des talibans pakistanais
dans leur guerre, et ces derniers
pourraient bien vouloir parta-
ger le pouvoir en Afghanistan.
Si cela se produisait, l’Afgha-
nistan et les talibans afghans
deviendraient une grande force
d’attraction pour les étudiants
pakistanais des madrassas [écoles
coraniques], notamment dans les
régions frontalières.
Ces convergences seraient un
cauchemar pour le Pakistan, qui
pourrait s’enfoncer un peu plus
dans l’extrémisme religieux et les
violences sectaires. Cela pour-
rait être interprété comme une
victoire d’Al-Qaida et du TTP,
dont l’ambition a toujours été
de semer le chaos au Pakistan et
en Afghanistan afin de pouvoir
reconstruire ces pays conformé-
ment à leur vision.
Al-Qaida est si liée
au mouvement
taliban qu’il est
presque impossible
de les dissocier.
Les stratèges pakistanais ne
tiennent pas compte – du moins
pour le moment – de l’existence
d’acteurs non étatiques et de phé-
nomènes comme l’extrémisme,
ils se concentrent sur les calculs
politiques.
S’il est possible d’expliquer
la déclaration faite [le 25 juin]
devant le Parlement par le Premier
ministre pakistanais, Imran Khan,
selon laquelle Oussama ben Laden
[recherché en Afghanistan et fina-
lement abattu au Pakistan par les
forces spéciales américaines en
2011] a été un martyr, ces propos
n’en reflètent pas moins les hallu-
cinations de nos élites, qui vivent
dans une utopie idéologique et
ne semblent guère se préoccuper
des conséquences de leurs idées.
Quel plus beau cadeau pour les
talibans que de reconnaître leur
vision du monde dans l’esprit des
élites au pouvoir ?
—Muhammad Amir Rana
Publié le 28 juin
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Afrique du Sud. Le Covid
au village
En avril, un cas de Covid-19 est signalé à Genadendal. Un villageois de cette localité du sud-ouest
de l’Afrique du Sud construit alors un barrage pour tenter de contenir la propagation du virus.
Mais la vie des habitants est déjà bouleversée.
—Mail & Guardian
Johannesburg
G
eorge Juries est remonté.
Dans la cour, devant son
atelier, il regarde le va-et-
vient des gens dans la rue prin-
cipale de Genadendal. Il les voit
monter dans les bus. Les gens se
promènent dans la rue pour aller
voir leurs voisins, tandis que des
jeunes font le tour du village à
cheval, utilisant parfois un tapis
de bain en guise de selle.
Toute cette effervescence,
c’était en avril, et à ce moment-
là, il n’y a pas un masque en vue
ni la moindre velléité de distan-
ciation physique. Comme si les
mots “coronavirus”, “Covid-19”
ou même “pandémie” n’existaient
pas ici. Le confinement a été durci
pour atteindre le niveau 5 et ces
gens sont censés rester chez eux,
mais ils bravent la consigne. En
voyant ça de sa cour, George Juries
n’est vraiment pas content. Il faut
faire quelque chose.
Un commerçant, un Somalien
à ce qui se disait, est devenu le
premier cas officiel de Covid-19 à
Genadendal. On a beaucoup jasé
sur le fait que c’était un “nakka”
– comme on appelle ici les mar-
chands étrangers. Le commerçant
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
a été testé positif et, d’après cer-
tains habitants, les gens ne l’ont
appris que quatre jours plus
tard. Quand il a été testé posi-
tif, il a quitté l’hôpital en cati-
mini et personne ne l’a revu,
affirment d’autres. Ses frères, qui
travaillaient avec lui, se cache-
raient. Un agent de police a éga-
lement été testé positif, mais la
police dissimule un autre cas, à
en croire la rumeur.
La rue principale de Genadendal
dessine un fer à cheval : elle longe
Kersiedorp, un quartier récent où
vivent les pauvres, puis le commis-
sariat, la clinique et les organismes
sociaux, emprunte le pont et passe
devant l’église morave, avant de
remonter et de ressortir de l’autre
côté de la ville. C’est à cette extré-
mité, un vendredi après-midi, que
George Juries, à l’aide d’une pelle-
teuse et de la police, a déversé un
tombereau de sable pour bloquer
l’entrée de Genadendal.
“J’ai bloqué l’accès dans le seul but
de sensibiliser la population, pour
aider la police à prendre les choses en
main. Ce qui m’inquiétait le plus, c’est
qu’il n’y a aucun plan. Or, on a vu
que c’est en empêchant les gens de se
déplacer qu’on peut endiguer la pro-
pagation du virus”, confie George
Juries. Quand il va se coucher
cette nuit-là, l’image du barrage
↙ Dessin d’Ale+Ale, Italie.
routier est déjà parvenue jusqu’au
gouvernement de la province du
Cap-Occidental et du siège de la
police. Et ils sont furieux.
Niché dans une vallée, au bord
d’une route de 140 kilomètres qui
longe le Boland [région du sud-
ouest d’Afrique du Sud] et le massif
[montagneux] de Riviersonderend
avec ses tons gris, bleus et verts,
Genadendal compte environ
6 000 habitants. Beaucoup de
familles descendent des Khoï, les
autochtones de la région. La ville
a vu le jour en 1738, avec l’arrivée
d’un missionnaire de Moravie,
Georg Schmidt, qui convertit
des Khoïs [qu’ils affublèrent du
surnom de Hottentots], dont les
rangs avaient été décimés par la
variole. On retrouve des archives
de cette période dans le registre
du gouvernement colonial du Cap.
6 mai 1713 : “Les pauvres
Hottentots ne sont pas à l’abri.
Comble de m alhe ur, il s ne
connaissent pas la maladie, ne l’ont
jamais vue et, du fait de cette igno-
rance, sont très durement atteints.”
7 mai 1713 : “Le gouvernement
a fait inhumer neuf dépouilles de
Hottentots qui se putréfiaient dans
leur hutte, pour éviter de davantage
vicier l’atmosphère.”
Prêteur sur gages. Deux autres
épidémies de variole allaient se
déclarer dans le courant du siècle,
en 1755 et en 1767, frappant essen-
tiellement les populations indi-
gènes et les esclaves. Conjuguée à
l’empiétement croissant des colons
sur les terres des Khoïs et aux vols
de bétail, l’épidémie obligeait les
clans à se déplacer sans cesse. Ce
qui était au départ un village khoï,
puis une mission, deviendra plus
tard un refuge pour les esclaves
affranchis, en 1838, mais aussi un
point de ralliement des militants
anti-apartheid. En 1995, Nelson
Mandela rendra d’ailleurs hom-
mage à la ville en rebaptisant la
résidence présidentielle du Cap
Genadendal, [littéralement] la
“vallée de la Grâce”.
Aujourd’hui, l’essentiel de la
population vit des activités agri-
coles saisonnières. Heureusement,
la plupart des récoltes ont pu
être faites avant le confinement.
D’autres, comme ceux qui étaient
employés par l’Expanded Public
Works Programme [“Programme
national de travaux publics”], ont
vu leur salaire mensuel fondre
de 1 200 rands [62 euros] à 750
rands [37 euros]. Ce qui ne suffit
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020 AFRIQuE. 23

accro au “tik and buttons”, comme au Covid-19. Afin de minimiser son histoire, avec ses anciennes
En Afrique, l’épidémie on appelle le mandrax dans la
rue. Elle passait la nuit dans la
les contacts pour les personnes
à risque, elle assure la livrvaison
échoppes. Derrière se trouvent les
tombes soigneusement entrete-
devient galopante crasse des toilettes municipales à domicile des traitements pour nues des anciens missionnaires
et, quand elle n’était pas défon- celles qui souffrent de pathologies allemands et de leurs familles.
●●● L’Afrique du Sud concentre les préoccupations. cée, y restait allongée, terrifiée à chroniques comme l’hyperten- Plus loin, face au verger, c’est le
Pays africain le plus sévèrement touché par la pandémie, l’idée de se faire violer. sion, le cholestérol ou le diabète. quartier khoï avec ses huttes. Les
il a dépassé le seuil des 200 000 malades, comptabilise CNN, Et puis le Covid-19 est arrivé. La demi-douzaine d’agents tombes des Khoïs sont situées plus
et déplore plus de 3 400 morts. Début juillet, le triste record Anna situe au commencement du de santé, installés dans un petit haut sur la colline, envahies par la
du plus grand nombre de contaminations a été établi, confinement, le 27 mars, le début bureau de Monument Square, dans végétation et presque invisibles,
avec quelque 10 000 nouveaux cas recensés en un week-end, de son sevrage. “Le confinement le cœur économique de la ville, qui une pierre délibérément posée ici
précise News24. Ailleurs sur le continent, le phénomène m’a permis de rester à l’intérieur, accueille aujourd’hui surtout des ou là laissant simplement deviner
est moins important, mais partout le virus se propage des villes loin des ennuis. Pour être franche, je organismes sociaux, arpentent les le passage de quelqu’un.
aux campagnes, et plus de 500 000 malades ont désormais suis très reconnaissante au Covid”, différents quartiers de Genadendal “Dieu nous montre les manifesta-
été recensés en Afrique. Alors que beaucoup se félicitaient dit-elle. Anna travaille dans une pour sensibiliser la population à la tions de l’esprit et Dieu nous appa-
d’une pandémie contenue sur le continent et applaudissaient ferme deux jours par semaine. pandémie. Parfois, ils restent sur le raît pour différentes raisons. Il veut
les mesures préventives prises par les États, l’inquiétude “Ça fait du bien de ramener quelque nous prévenir que quelque chose
regagne du terrain. Cette forte augmentation est notamment chose, plutôt que de voler.” “J’ai eu un peu peur, se passe. C’est pour ça qu’il faut
due au déconfinement commencé dans la majorité des pays. mais je savais prendre du temps pour Dieu.” La
Ainsi, à Madagascar, un “reconfinement total” de la région Sensibilisation. Depuis l’assou- voix du pasteur Martin Wyngaard
de la capitale a été décrété le 6 juillet pour quinze jours, plissement des consignes sani- que tout était entre voyage à travers la vallée grâce aux
titre L’Express de Madagascar. Moins d’un mois après taires, Anna sort souvent sur la les mains de Dieu.” haut-parleurs fixés aux vitraux de
la levée du premier confinement. piste défoncée qui passe devant Ashebo Nigussie, l’église. C’est le dimanche qui suit
la maison, et amuse les enfants MALADe Du CovID-19 la construction du barrage routier
avec des jeux rudimentaires. “Ça de George Juries, et son prêche a
cependant pas à ouvrir droit aux carte bancaire et ne le prive ainsi me fait beaucoup de bien d’entendre seuil quand ils vont voir des gens cette musicalité et cette sincérité
colis d’aide alimentaire. de cette juteuse activité. Selon les enfants m’appeler maman. J’essaie qui ont déjà des pathologies et qui qui sont l’apanage des pasteurs.
Poussés par le désespoir, cer- divers témoignages, le business de rattraper la vie que j’ai ratée”, ont peur du Covid-19. Seuls deux La sono commence à diffuser
tains ont atterri dans les bras des prêteurs sur gages a prospéré confesse-t-elle. Pendant que les cas de Covid ayant été confirmés Because He Lives [“Parce qu’Il vit”],
grands ouverts d’un personnage pendant le confinement. enfants jouent aux jeux qu’ils à Genadendal, Margaret Africa a quand soudain un groupe évan-
que beaucoup connaissent, le prê- “30, 40, 50 % ! Ils plument les ont imaginés, les adultes vont compris pourquoi la plupart des géliste d’une église de Greyton,
teur sur gages. Comme les bons gens et entretiennent leur détresse”, et viennent dans la rue, passant habitants se souciaient toujours la ville voisine, commence la tra-
plaas baas [patrons de ferme] de s’exaspère Margaret Nefdt. Vêtue devant les jeunes qui traînent aux aussi peu de la progression du versée de Genadendal pour bénir
naguère, il gère les finances de d’un tablier de cuisine, Margaret, coins des rues et qui ont toujours virus. “Reste que le Covid va peut- les différents bâtiments. À l’en-
beaucoup de gens et s’assure en 78 ans, navigue dans sa petite l’air de surveiller quelque chose. être s’installer pour des années. Et trée de la ville, George Juries, ses
échange qu’ils aient de quoi se cuisine entre son congélateur Dans un rayon de trois pâtés de qu’on finira peut-être tous par l’at- lunettes en équilibre précaire sur
vêtir et manger. Mais, comme XXL et une petite table où elle a maisons, seule une petite poignée traper”, dit-elle, lucide. le bout du nez, regarde le groupe
le plaas baas, il tente de satis- posé son registre. Elle tient une de personnes porte un masque de Dans le centre, le snack Amen prier devant le commissariat. Son
faire tous les besoins des per- soupe populaire en centre-ville, protection. “Les gens commencent ne désemplit pas : des gens en barrage routier, qui avait attisé
sonnes confiées à ses “bons soins”, où les habitants les plus démunis à comprendre, mais ce sont surtout sortent avec une boisson fraîche, la colère des autorités de la pro-
comme un magasin général des viennent prendre un repas chaud les personnes âgées qui prennent la une miche de pain ou quelques vince, n’aura pas tenu le week-end.
temps modernes. Il porte par- maison par jour. Bon nombre de chose au sérieux”, fait remarquer sachets de thé. “Les gens disaient “Pourquoi est-ce qu’ils ne le font pas
fois également la casquette de ceux qui en franchissent le seuil Margaret Africa, la responsable que si on restait fermés plus long- dans leur village ?”, marmonne-t-il.
patron de shebeen [bar plus ou et signent le formulaire rendu de [l’association d’aide juridique] temps, ils allaient toyi-toyi [manifes- —Beauregard Tromp
moins légal] et de dealer. obligatoire par le ministère des Legal Info Desk de Genadendal. ter]”, raconte le gérant éthiopien, Publié le 22 juin
Pour celles et ceux qui ont des Affaires sociales sont des per- L’association joue un rôle clé Ashebo Nigussie, que les habitants
goûts de luxe, le prêteur sur gages sonnes âgées. Celui-ci permet dans la sensibilisation du public appellent “Lukas”. Quand il a com- *Le nom a été changé.
de s’assurer que la nourriture est mencé à avoir des douleurs et des
“Comment refouler distribuée exclusivement à des maux de tête, il a décidé d’aller
quelqu’un personnes qui ne touchent pas
AFRIQUE DU SUD
consulter à l’hôpital d’Hermanus, à
d’aides sociales, au grand dam 80 kilomètres. Les tests ont révélé SouRCE
qui me demande de Margaret. Depuis le Covid-19, PROVINCE
qu’il avait le Covid. “Au début, j’ai
une assiette ?” le nombre de gens qui poussent
DU CAP-OCCIDENTAL
eu un peu peur, mais je savais que Mail & Guardian
Margaret Nefdt, gÉRAnte sa porte a augmenté. “On ne tout était entre les mains de Dieu, Johannesburg, Afrique du Sud
D’une SouPe PoPuLAIRe Le Cap Genadendal
sait pas ce que les gens endurent, et pas entre les nôtres”, confie-t-il. Hebdomadaire, 30 000 ex.
alors comment refouler quelqu’un On lui a indiqué un pavillon où mg.co.za
a même en réserve des articles de qui me demande une assiette ?” Caledon passer sa quatorzaine. Au bout de Fondé en 1985, sous le nom
marque comme Nike ou Adidas. Il argumente-t-elle. trois jours, les douleurs et les maux de Weekly Mail, le titre a été
s’occupe des aides sociales et des Certains jeunes qui viennent Hermanus de tête avaient disparu. Sa maison banni trois ans plus tard
cartes bancaires de ses clients et, frapper à la porte de Margaret Cap de se situe à environ 400 mètres de sa par le régime de l’apartheid
Bonne-Espérance
le jour de la paie, s’éternise devant sont toxicomanes, accros au boutique, et depuis son porche, il en raison de ses critiques
le distributeur de billets. Les den- fameux mélange local de man- voit la vallée luxuriante où paissent contre les autorités. Il a été
rées alimentaires sont vendues drax et de crystal. Comme Anna*. OCÉAN les chevaux et les vaches, aperce- remis à flot en 1993 par
COURRIER INTERNATIONAL

au prix fort. Le prêteur sur gages
conserve également les papiers de
ses clients pour s’assurer qu’aucun
petit malin ne dépose une nou-
velle demande d’allocations ou de
À 34 ans, Anna a cinq enfants
de 14, 12, 10, 7 et 2 ans. Elle les
connaissait à peine, ayant passé
le plus clair de ces dix dernières
années à chercher de l’argent,
ATLANTIQUE vant même le bout du clocher de
l’église morave. Les bancs blancs
de l’église peuvent accueillir 600
60 km fidèles sur deux niveaux. La petite
place devant l’édifice témoigne de
le Guardian de Londres.
Réputé pour ses analyses,
reportages, et enquêtes,
il est l’un des meilleurs
journaux du continent africain.
24. Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
à la une
Tous
au resto !
Ils ont eux aussi souffert de la crise sanitaire. En France comme ailleurs,
des milliers de restaurants ont fermé avec le confinement. Nombre d’entre
eux ne rouvriront pas. Pour les autres, il a fallu parfois tout changer,
se mettre à la vente à emporter, redécouvrir la simplicité. C’est le cas
des restaurants gastronomiques, où tout le modèle est à revoir.
L’important, c’est que les clients reviennent, insistent dans ce dossier
un célèbre critique culinaire et René Redzepi, un non moins célèbre chef.
Après des mois à cuisiner chez soi, on a envie de les entendre.
Ah, retrouver —The Guardian Londres
les pâtes C
’est devant un seuil fraîchement astiqué
que je me tiens lorsque je me présente au
restaurant Trullo de Highbury Corner, à
aux crevettes !
Londres, à midi tapant. Quelques secondes
plus tard, je suis le premier client à entrer
dans cet établissement depuis cent huit
jours. Me voilà donc attablé, parcourant un menu
d’authentiques plats italiens. Je fais mon choix.
On m’apporte mon assiette. Puis quelqu’un s’oc-
cupera de la vaisselle. Après plus de trois mois de
confinement et beaucoup trop de repas concoc-
tés par mes soins, cela fait un bien fou.
On ne peut toutefois pas parler d’un retour à
la normale. Trullo a réduit le nombre de tables à
l’étage de 38 à 22 ainsi que celles situées au niveau
souterrain, et une file de circulation a été tracée
au sol pour si vous avez besoin de traverser la
salle pour aller aux toilettes. Des écrans sépa-
rent à présent toutes les tables et tous les ser-
veurs portent des visières. “Ça fait vraiment du
bien de revenir ici”, déclare la serveuse en prenant
C’est un plaisir que l’on avait presque oublié. notre commande de pâtes artisanales accompa-
Ce critique raconte sa joie de revenir au restaurant, gnées de porchetta. S’inquiète-t-elle des condi-
tions de travail ? “Pas vraiment, non”, répond-elle.
pas tout à fait comme avant, mais toujours Trullo a été créé en juin 2010 par Tim Siadatan,
avec bonne humeur. Et appétit. un chef formé à l’école de Jamie Oliver [célèbre
chef britannique], et Jordan Frieda, qui a travaillé
au River Café. Ils ont fêté leur dixième anniver-
saire le mois dernier – événement qu’ils ont célé-
bré en étant simplement présents. “Londres me
paraît tellement vide, explique Frieda. Ça ira pro-
bablement pour les dîners, mais pour les déjeuners
nous avons besoin des employés de bureau, et ils ne
sont plus très nombreux.” Les gens ont également
moins d’argent à consacrer à des sorties au res-
taurant, et le risque de contamination parmi les
clients autant que le personnel est réel. “Nous
avons proposé à nos employés de revenir travailler
ou de rester au chômage technique, poursuit Frieda.
Seule une poignée a choisi de ne pas revenir.”
Selon une étude de la fédération UK Hospitality,
47 % des 20 000 et quelques restaurants bri-
tanniques prévoyaient de rouvrir leurs portes
ce week-end [du 4 juillet] tandis que 40 % sup-
plémentaires comptent le faire en septembre.
En Irlande du Nord, les restaurants ont pu rou-
vrir vendredi dernier, ceux du pays de Galles et
d’Écosse devront attendre le 13 et le 15 juillet.
Même si de nombreux chefs, serveurs et res-
taurateurs applaudissent cette reprise d’acti-
vité sur les réseaux sociaux ces derniers jours,
le secteur est loin d’être confiant. La semaine
dernière, près de 7 000 suppressions d’emploi
ont été annoncées dans de grandes enseignes
comme Upper Crust et Café Rouge. Plusieurs
restaurants haut de gamme, dont The Ledbury
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
et The Greenhouse, étoilés au Michelin, ont
annoncé leur fermeture définitive. L’histoire du
Trullo et de ses deux restaurants frères bapti-
sés “Padella” ressemble à celle de bien d’autres
restaurants dans le pays. “Nous avons tout fermé
le 18 mars, raconte Frieda, qui emploie 150 per-
sonnes sur ces trois restaurants. Nous avons dû
aller dans chaque restaurant et renvoyer presque
tout le monde chez soi.” Le second restaurant
Padella, à Shoreditch [dans le nord-est londo-
nien], était ouvert depuis un mois à peine, toutes
les liquidités étaient parties dans son inaugura-
tion. “Ajoutez à cela le paiement des congés payés,
et nous étions complètement fauchés.”
C’est là que le dispositif du chômage tech-
nique les a sauvés. “Même si ça ne représen-
tait que la moitié de leur salaire, les employés
étaient ravis”, explique Frieda. Les premières
semaines ont servi à négocier des prêts garan-
tis par l’État. “Ensuite, nous avons créé des boîtes
de pâtes à livrer, ce qui était plutôt marrant”,
“Pour les déjeuners, nous
avons besoin des employés
de bureau et ils ne sont plus
très nombreux.”
Jordan Frieda,
L’UN DES PATRONS DU TRULLO, À LONDRES
France
Pas de Paris sans terrasses
●●● “La société des cafés est de retour à Paris, avec les bars
et bistrots qui réinvestissent le pavé.” On sent le soupir
de soulagement du correspondant du Guardian à Paris. C’est qu’il
manquait quelque chose à la capitale pour lui rendre un peu
de la “quintessentielle âme estivale parisienne”. Les tables qui
se remplissent à nouveau le midi et à la sortie du bureau, en plein air,
contribuent à un retour d’habitudes très largement ancrées.
Que ce soit pour une assiette, un expresso ou un apéro, l’absence
des terrasses a fait sentir à quel point elles participaient du plaisir
d’être ensemble. “C’est l’occasion de révolutionner pour longtemps
le paysage de la restauration en plein air”, avance même le quotidien
britannique. La maire de Paris, Anne Hidalgo, alors en campagne
pour les municipales (remportées depuis) avait fait savoir qu’elle
n’excluait pas les possibilités d’étendre les autorisations pour agrandir
l’espace dévolu aux terrasses sur la voie publique, sous réserve
de mesures strictes d’encadrement. Une idée que le copropriétaire
du bistrot L’Ébauchoir, dans le xiie, regarde d’un très bon œil.
“Quand nous avons enfin pu rouvrir, avec un service uniquement
en terrasse, nous sommes passés de 24 à 60 couverts à l’extérieur.
En trois services, nous pouvons donc accueillir 180 clients.
Si nous pouvons poursuivre sur cette lancée jusqu’en septembre,
ce serait clairement avantageux économiquement.”
25
poursuit Frieda. Depuis l’annonce, le 23 juin,
d’une possible réouverture des restaurants en
juillet, la priorité a été d’aménager les restau-
rants pour respecter les distances et de former
les équipes aux nouvelles consignes sanitaires.
“Nous avons calculé que nous devrions perdre de
l’argent pendant un an, conclut Frieda. La ques-
tion est de savoir combien.”
En attendant, il faut s’occuper des déjeu-
ners. Un flot continu de clients commence à
arriver, dont la majorité sont manifestement
des habitués, ravis de retrouver leur cantine
préférée. Il y a environ dix ans, je découvrais
Trullo et faisais l’éloge dans ma critique d’un
incroyable plat de pâtes aux crevettes délica-
tement rôties et accompagnées de courgettes
râpées, de piment et de citron – le même que
celui qui se trouve à nouveau sous mes yeux.
Toujours aussi délicieux.
Je nettoie mon assiette avec du pain pour ne
rien perdre et jette autour de moi un regard
curieux alors que la serveuse débarrasse. Il
ne va pas être facile de gérer un restaurant en
cette époque de Covid-19, mais c’est merveil-
leux de pouvoir y retourner.
—Jay Rayner
Publié le 4 juillet
↑ Illustration de Cameron Law, Royaume-Uni.
26. À LA UNE
Les restaurants sont morts,
vivent les restaurants !
Pour le redoutable critique gastronomique espagnol Ignacio Medina,
qui vit au Pérou, la crise sanitaire et économique a fait éclater
la bulle dans laquelle vivait le monde de la restauration.
Dans cet entretien, il appelle les chefs à descendre de leur piédestal
pour faire revenir les clients dans un lieu crucial.
—La República (extraits) Lima
LA REPÚBLICA : Vous aimez fréquenter les
marchés ?
IGNACIO MEDINA : Bien sûr. Jusqu’au début du
confinement, je m’y rendais deux fois par semaine.
Au marché, je me promène, j’achète, je décide
de ce que je peux faire. Aller au marché m’a
surtout appris à cuisiner autrement, à faire des
plats plutôt que des recettes. Autrement dit, je
ne vais pas au marché avec une liste de courses.
Si je veux préparer un ajiaco [soupe de pommes
de terre], je ne demande pas 200 grammes de
patates ou du potiron. J’achète ce qui a l’air bon,
ce dont j’ai envie. Et, tout en achetant, je réflé-
chis. Si j’ai pris des haricots blancs, je vais peut-
être pouvoir ajouter des gambas. Ce n’est pas
une recette normale, elle ne sort d’aucun livre,
mais elle permet de retourner aux sources de
la cuisine, de revenir à ce qu’elle a toujours été,
une affaire de survie.
Pour vous, le marché est une aventure sen-
sorielle : on palpe, on sent les produits, on
regarde s’ils sont bons.
C’est quelque chose de sensoriel et de mental.
La première chose que je fais quand j’arrive
dans une ville que je ne connais pas, c’est d’al-
ler au marché, car c’est là qu’on trouve tout. Au
marché, on voit comment est cette ville, com-
ment est cette société, on voit qui achète, on
voit si c’est la maîtresse de maison ou la bonne.
On peut observer le soin qui entoure les pro-
duits, la propreté, on peut en déduire le degré
de développement social – cela renvoie aux
origines, aux racines, aux liens. En fait, je pré-
fère aller au marché que cuisiner, c’est tout à
fait passionnant.
Et comment quelqu’un comme vous, qui
adore les marchés, vit-il la situation actuelle,
où ces lieux sont l’un des principaux foyers
de contamination ?
Eh bien, figurez-vous que j’allais au marché
Mendiburu de San Isidro, tout près de La Mar, où
j’habite, et après deux semaines, pour des raisons
évidentes, j’ai décidé de ne plus y aller. Pour moi,
le plus grand danger était d’utiliser des pièces et
des billets. L’argent liquide passe entre beaucoup
de mains tout au long de la journée.
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
→ Dessin de Côté
paru dans Le Soleil,
Québec.
SOURCE
Je comprends votre décision. Mais il y a des LA REPÚBLICA
gens qui sont obligés d’aller au marché, et Lima, Pérou
là les règles de distanciation physique ne Quotidien
sont pas respectées. Comment ça se fait ? larepublica.pe
La distanciation physique sur les marchés est Fondé en 1981,
quelque chose de forcé, d’imposé. Il y a un mon- La República est l’un
sieur qui vous invite à faire la queue, avec des des quotidiens les plus
marques au sol qui vous disent où vous placer. importants du Pérou.
Il y a une demoiselle qui vérifie votre tempé- De centre gauche,
rature. Alors on a l’impression qu’il se passe ce journal populaire
quelque chose. Quand on n’a personne à la clair et bien informé
porte [du marché couvert] pour vous dire ce n’hésite pas à critiquer
qu’il faut faire, on se relâche. Mais il faut garder le pouvoir dans
la tête froide. C’est grave, ce qui se passe. Je des éditoriaux rédigés
fais partie des personnes à risques. J’ai 64 ans, par des personnalités
10 kilos de trop, je suis diabétique. J’ai perdu du pays. Il publie
des proches dans cette pandémie. en fin de semaine
des suppléments très
Les marchés, c’est aussi les plats populaires, appréciés. constamment dans le rouge, qu’ils versent la
les petits étals. moitié des salaires le premier jour du mois et
Oui, c’est sûr, ce n’est pas possible qu’on ferme l’autre moitié le 20, quand ils ont effectué des
le marché aux fruits et que le lendemain toutes encaissements, et qu’ils ne paient pas leurs four-
les rues alentour se remplissent de marchands nisseurs. Autrement dit, ils vivent au-dessus de
ambulants. Nous devons changer, bien com- leurs moyens, une vie de luxe, de faste – surtout
prendre que tout cela est très compliqué, que depuis l’apparition des classements, comme les
cela va nous affecter en tant que société sur des “50 meilleurs restaurants d’Amérique latine”
plans que nous n’imaginons même pas. J’écris [liste établie par le groupe britannique William
pour un quotidien, je suis travailleur indépen- Reed Business Media]. Ils se disent : je vais, je
dant et j’en subis les conséquences, je n’ai pas viens, je voyage, j’invite ce cuisinier. Résultat,
de prévisions de revenus pour un an. Et puis SUR NOTRE SITE leurs employés sont au salaire minimum, ou
je pense à la dame qui venait faire le ménage courrierinternational.com ils ne leur paient pas la sécurité sociale. Et
chez moi une fois par semaine, ou au monsieur parfois, ils dépensent leur argent dans la vidéo
du marché, maintenant que celui-ci est fermé. Retrouvez sur notre du congrès auquel ils ont assisté.
Ou au serveur du restaurant, quand son patron site une série
va lui dire qu’il n’a plus besoin de lui. de recettes étrangères Vous parlez des grands personnages du boom
et un best off gastronomique ?
Parlons-en. En mars, vous avez écrit dans de nos articles sur Oui, les grands cuisiniers qu’il y a au Pérou, au
El País un article à propos des conséquences la gastronomie : Chili, en Colombie. Ce n’est pas seulement
de la pandémie sur la restauration. Vous “À la rescousse un phénomène péruvien, cela concerne toute
disiez : “La crise du coronavirus ouvre une des saveurs oubliées l’Amérique latine. Bien sûr, avec un tel sys-
nouvelle séquence dans un secteur habitué à des Appalaches” tème, on peut dire qu’on a ouvert une filiale
vivre un jeu d’apparences éternel.” Pourquoi ? (Washington Post) à Bogotá, une autre à Santiago et une autre à
Bon, j’y parlais de la cuisine haut de gamme. “ Madrid. Mais il y a toujours des investisseurs,
Les frères ennemis
Ce secteur est entré dans une dynamique parce que nous avons créé un modèle qui n’est
des falafels” (Roads
perverse, les restaurateurs croient que leur pas réel. Et ce modèle qui n’est pas réel, fon-
and Kingdoms)
valeur dépend de leur fréquence d’apparition damentalement, c’est celui de Gastón Acurio
dans les médias. Et cela se fait au détriment “Comment l’évolution [superstar de la cuisine péruvienne, à l’origine
de l’activité elle-même. Ils ne font pas les des goûts bouleverse de plusieurs émissions de télévision]. Acurio
comptes comme ils le devraient. Et lorsqu’on la planète” est quelqu’un qui dit : “J’ai 48 restaurants et ils
analyse le secteur, on s’aperçoit qu’ils vivent (The Economist)… ont du succès, je suis une référence pour tous les
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
autres restaurateurs.” Et il y a des investisseurs
qui s’y intéressent, qui s’imaginent que c’est
l’affaire du siècle. Et quand ils entrent au res-
taurant et qu’ils se rendent compte qu’un res-
taurant de haut niveau, bien géré et toujours
plein, peut rapporter un bénéfice de 10 % [sur
le chiffre d’affaires] au maximum, alors ils se
disent que ce n’est pas possible, ils réduisent
le personnel et achètent des produits moins
chers. Dans ce secteur, nous avons vécu sur un
mensonge, et il va falloir tomber les masques.
Maintenant que les restaurants de luxe à Lima
ne vont plus avoir de touristes, qui représen-
taient 97 % de leur chiffre d’affaires, ils vont
devoir travailler pour la population locale. Et
comment vont-ils le faire ? Vont-ils mainte-
nir des prix à 200 dollars sur un marché qui
se contracte ?
Et que deviennent les écoles de cuisine ? Vous
avez dit un jour qu’elles ne produisaient qu’une
main-d’œuvre bon marché ?
Il y a une contradiction dans les écoles de cuisine,
parce que cela coûte plus cher d’y étudier que ce
qu’on va gagner quand on travaille.
Mais comment est-ce possible ?
Ces écoles coûtent 60 ou 70 % de plus par mois
que le salaire qu’on va percevoir si on trouve
du travail. Nous sommes sur un marché où un
cuisinier d’un restaurant de luxe, sans respon-
sabilités, ne gagne que 1 200 soles [environ
300 euros] par mois. Ensuite, il y a cette idée
que 10 % de tout le chiffre d’affaires doit être
redistribué entre tous les salariés. Dans cer-
tains restaurants, cela peut être des sommes
importantes, mais dans 99 % des établisse-
ments, le cuisinier n’en voit pas la couleur.
Et tout cela, avec la pandémie, c’est une
bulle qui a éclaté.
C’est ce que me disait Virgilio Martínez (le
patron du restaurant Central [à Lima]) dans
une interview qu’il m’a donnée il y a quatre ans.
L’autre jour, je réécoutais l’enregistrement. Il
disait : “Je le dis comme je le pense, c’est une bulle
pleine de fumée et, le jour où elle va éclater, ça va
aller mal pour nous.” Une chose est sûre : l’évo-
lution de la cuisine est liée à celle de la société.
Les restaurants commencent quand les classes
moyennes apparaissent. Jusqu’au moment où
en France on a créé les restaurants, les cui-
siniers étaient dans les cuisines de la grande
bourgeoisie. En Espagne, le développement
de la cuisine commence dans les années 1980,
avec la consolidation de sa classe moyenne.
Ici, au Pérou, nous créons la première classe
moyenne, parce qu’Alan García [président du
pays de 1985 à 1990 puis de 2006 à 2011] l’a fait
disparaître dans les années 1980. Au cours de
ce processus, les touristes ont transformé la
cuisine en mirage, nous avons dû créer des
propositions de milieu de gamme.
Parlons des nouvelles habitudes de cette
quarantaine. Qu’est-ce que vous avez contre
les tutoriels de tortillas de patatas [omelettes
espagnoles aux pommes de terre] qu’on a
vus fleurir pendant le confinement ?
Non, je n’ai rien contre. (Il sourit.) Instagram
est devenu la grande vitrine de la pandémie,
et tout le monde fait des likes en montrant
comment il cuisine, et pendant les premières
semaines tout le monde nous apprenait à faire sa
tortilla de patatas. Et je me souviens d’un cuisi-
nier péruvien, dans un tutoriel, qui faisait n’im-
porte quoi. Il faisait frire les pommes de terre
et ensuite il les mettait au réfrigérateur. Quand
une pomme de terre se refroidit et qu’ensuite
on la réchauffe, chez moi [en Espagne] on dit
que c’est de la semelle, elle devient caoutchou-
teuse. On peut laisser refroidir les pommes de
terre, mais pas les mettre au frigidaire.
Alors, c’était ça, le secret…
Bon, et puis il y a aussi le fait qu’en Espagne
il y a une grande querelle qui divise le pays en
deux camps : ceux qui font la tortilla unique-
ment avec des patates et ceux qui la font avec
des patates et des oignons. Et ils se détestent.
Comment ça ?
Mais si, ils se détestent profondément. (Il
rit.) Et soudain, bim, tout le monde se met à
faire de la tortilla con patatas sur Instagram
et le débat fait rage. C’est lié à la pandémie. Je
suis sûr que pour vous c’est pareil, quand vous
allez sur Instagram, vous trouvez au moins
une personne en train de cuisiner et de parler,
avec 15 personnes connectées.
Tendances
Avec Alison
Roman, tous
chefs chez soi
●●● Et si le meilleur restaurant
du coin de sa rue était encore plus
proche ? La devise d’Alison
Roman, chef pâtissière
reconvertie en journaliste
culinaire pour le magazine Bon
Appétit puis pour le New York
Times, est de faire aussi simple
que bon. Elle propose des
recettes réalisables par tous,
avec des ingrédients trouvables
en supermarché (quand ils ne sont
pas déjà dans les placards). Son
succès sur Instagram était déjà
largement établi, “mais pendant
l’épidémie, les gens ayant partout
pour consigne de rester chez eux,
Roman et ses recettes ont vu leur
popularité exploser” s’exclame
Vox. Dans le long portrait que
lui consacre le site américain,
on apprend aussi qu’elle se veut
particulièrement accessible :
“J’aime faire plaisir aux autres,
mais en ce moment, il y a plein
de choses que je ne peux pas faire.
Alors j’ai pensé que je pouvais
au moins aider les gens à cuisiner.”
Ainsi de sa fameuse recette de
pâtes aux échalotes caramélisées
(le secret est de préparer un fond
de sauce avec des anchois et un
tube de concentré de tomates),
simplement intitulée The Pasta.
Nom qui est devenu un hashtag,
particulièrement sur Instagram,
où tous ses fans tentent de
reproduire au mieux la recette
pour obtenir une assiette digne
d’un restaurant – d’où le titre
d’un de ses livres, Dining In.
Toute populaire que soit Alison
Roman, ses propositions
de recettes ne vont pas sans
polémique. Par exemple autour
d’un autre plat phare, The Stew,
qui pour certains est une
réinvention de l’eau tiède,
ou plutôt des currys indiens.
Dans une très complète analyse,
le site américain Eater écrit :
“Le plus important n’est pas tant
de déterminer la lignée d’un plat,
ni encore moins la notion rétrograde
d’appartenance culturelle,
mais bien de se demander si une
personne de couleur aurait pu
faire le buzz avec un simple plat
mijoté à base de pois chiches
et de curcuma.” Et d’expliquer que,
TOUS AU RESTO ! 27
si les ingrédients autrefois
présentés comme “exotiques”
sont à la mode, ce sont toujours
les gastronomes blancs
et occidentaux qui imposent,
sans même s’en rendre compte,
les cadres du bon goût légitime.
Inde. Bien
dans son assiette
●●● Avec la levée progressive
du confinement, les chefs
cuisiniers d’Inde réécrivent leur
carte en redoublant d’imagination
pour aider les clients à renforcer
leur immunité. “Les nouveaux
menus se concentrent sur des
ingrédients qui offrent un équilibre
entre goût et santé”, en s’inspirant
“des principes ayurvédiques
et des modes de cuisson lente”
du sous-continent, observe Mint.
À Bangalore et Madras, Regi Mathew
s’attache ainsi à confectionner
des repas “riches en antioxydants
et en vitamines” à partir
de recettes du Kerala, berceau
national de la médecine naturelle.
Il emploie dans ses sauces masala
“beaucoup de groseilles
à maquereau, de feuilles de curry
et de kudampuli”, le fruit du
tamarinier de Malabar. L’idée est
aussi de “combattre l’idée reçue
selon laquelle une nourriture saine
ne peut pas être délicieuse”.
Belgique. Sous
cloche
●●● Le projet de Greenhouses
promet “d’offrir une parenthèse
bien méritée” raconte SoSoir,
magazine du grand quotidien
belge. Ces 15 serres ouvertes
entre le 18 juin et le 19 juillet
s’invitent au bord de l’étang
du parc de Rhode-Saint-Genèse,
au sud de Bruxelles. L’expérience
gastronomique (présentée
comme écoresponsable en raison
de sa valorisation des déchets)
incite à la découverte. “Chaque
semaine le restaurant change
de chef, pour assurer de
la nouveauté et faire découvrir
le travail de différents artisans.”
Cette initiative, menée par
la société belge d’événementiel
ID-Event, vise au respect
des consignes sanitaires : chacune
des structures en verre fermées
n’accueille que de deux à six
convives à la fois.
28. À LA UNE
Le monde des apparences…
La cuisine a toujours été un monde de faux-
semblants. Vous avez des gens qui vont au res-
taurant pour conclure une affaire, pour signer un
divorce. Des gens qui y vont pour impressionner
une demoiselle, des gens qui y vont pour s’y
montrer, pour voir si on les voit, pour dire qu’ils y
ont été, et aussi certains qui vont pour y manger,
ceux des trois tables au fond à droite. Ces gens-là
regardent du côté gauche de la carte, là où sont
inscrits les noms des plats. Les autres regardent
à droite, du côté des prix.
La livraison de plats cuisinés [par l’inter­
médiaire de plateformes en ligne] démontre que
les fiers habitants de Lima, la ville qui voulait
être la capitale gastronomique d’Amérique du
Sud, ne savent pas faire la cuisine ?
Non, en fait, la conséquence la plus positive de
la pandémie est que les gens ont recommencé
à cuisiner. Nous avons mis quelques mois à
voir arriver la livraison à domicile. Jusqu’à
présent, ce qu’il y avait dans ce domaine, c’était
des entreprises qui livraient par exemple des
paniers de légumes, des poissons. La livraison,
c’est une libération. Quand les restaurants
rouvriront leurs portes, il y aura une ou deux
semaines pendant lesquelles cela deviendra
Noël [fin juin, le Pérou a autorisé la réouverture
partielle des restaurants, sur certaines parties
du territoire]. En Espagne, c’est ce qui s’est
produit avec le vin. Un distributeur me disait
qu’il n’en avait jamais vendu autant, même à
Noël, y compris les bouteilles les plus chères.
Vous vous êtes fait livrer pendant la qua­
rantaine ?
Deux fois. Un de ces cageots avec des légumes
du potager. Et j’ai arrêté de commander, parce
que la moitié des choses qu’on m’apportait ne
servaient à rien. C’étaient des herbes aroma-
tiques, elles étaient très bien, mais je ne m’en
servais pas. Et puis il faut que je pense à faire
durer mon argent jusqu’à la fin de l’année. En ce
moment, je dois faire attention à ce que j’achète.
La dernière fois, je suis allé chez Wong [chaîne de
supermarchés] et je me suis dit : “Je vais me faire
un petit plaisir.” Mais le kilo de bavette coûtait
90 dollars [80 euros]. Et pour 500 grammes,
on me demandait 150 soles [38 euros]. L’autre
jour, on m’a demandé 220 soles [56 euros] pour
un kilo de patelles cuites. Alors qu’elles sont
vendues à 8 soles [2 euros] le kilo sur le port.
La livraison de plats cuisinés, n’est­ce pas la
négation de notre culture gastronomique?
Quand je dis cela, je pense par exemple au
ceviche [plat national péruvien à base de
poisson cru mariné], qu’on ne peut pas trans­
porter dans une caisse derrière un scooter.
Non, bien sûr, pas plus que les poissons ou
calamars frits. Je ne vais quand même pas
commander un poisson frit, fourré dans une
caisse, et qui va arriver humide et trop cuit.
Non, en réalité je dirais que la livraison peut
avoir du bon, mais il faut réfléchir à ce qu’on
fait. Et on ne peut pas faire livrer une carte de
60 plats. Non, la livraison, ce n’est pas fait pour
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
ça. Et comment on peut réduire les coûts ? En
concentrant l’offre. Plus la carte sera longue,
plus on va avoir besoin d’employés, plus il y
aura de pertes sur la marchandise.
Nous avons des encyclopédies de recettes
anciennes, des plats qui ont gagné des concours,
des variétés de tubercules et de fruits, et
pourtant nous revenons toujours au bon vieux
goût du pollo a la brasa [poulet braisé] avec
des frites. Comment l’expliquer ?
Je pense que nous avons là un problème endé-
mique, et je m’y inclus : nous sommes ravis de
↓ Dessin de Martirena, nous connaître. Et comme nous aimons nos
Canada. petites habitudes, nous ne sommes pas capables
de faire l’effort [d’aller vers la découverte]. La
Opinion
La fin d’un cycle
●●● “Lorsque j’ai reçu un e-mail de communication m’informant
qu’Alain Ducasse […] lançait des services de livraison pour
certains de ses restaurants, j’ai su qu’un pas avait été franchi.”
Luiz Horta est critique gastronomique, spécialiste des grands
vins et rédige, depuis l’Europe, de nombreuses chroniques
pour les médias brésiliens. Ainsi, interviewé par Nexo, il explique
que le restaurant, même s’il est géré par une légende française
comme Ducasse, arrive à la fin d’un cycle. Telle que nous
la connaissons, les historiens font remonter la forme générale
du restaurant à la Révolution française, mais elle a depuis évolué
régulièrement. Aux yeux de Luiz Horta, l’actuel cycle naît
“autour des années 1980, avec la centralité croissante des chefs,
des célébrités et des grands prix”. Mais ce modèle arrivait à bout
de souffle : “La pandémie n’a été que la balle d’argent” venue
l’achever. Même si le tourisme finira bien par repartir, “les cuistots
auront à inventer de nouvelles manières de nous séduire”.
Et les systèmes de livraison ne pourront aller qu’en
se perfectionnant et en se généralisant.
cuisine péruvienne est presque infinie, et pourtant
dans une ville comme Lima, qui compte environ
12 millions d’habitants [en incluant Callao], si l’on
retire les chifas [restaurants chinois] et les nikkei
[restaurants de cuisine fusion nippo-péruvienne],
et qu’on passe les cartes en revue, on ne trouvera
pas plus de 40 plats différents.
Et, au sommet de cette pyramide, le pollo a
la brasa.
Bien sûr, le pollo a la brasa, qui est un symptôme
de ce que je vous disais, le fait que nous sommes
très popotes. Le Péruvien est convaincu que le
pollo a la brasa est une invention péruvienne,
comme le panetón. Eh bien, non ! Le pollo a la
brasa se prépare depuis qu’il y a du poulet et du
feu. Et le panetón [panettone] est confectionné
en Italie depuis le xviie siècle.
Qu’est­ce qui devrait se passer alors pour
que vous fassiez la queue chez un volailler ?
Détrompez-vous, je suis allé à plein d’endroits
que personne n’imaginerait. Il y a des jours où
on sort pour bien manger, et d’autres où on sort
seulement pour manger. Quand je vivais en
Espagne, je me promenais à la Puerta del Sol
[grande place madrilène] et je me disais : bon,
je vais m’en mettre plein la panse. Et je suis allé
dans des restaurants de hamburgers, de toutes les
enseignes. Nous le faisons tous. Comme quand
on appelle un resto chinois à emporter et qu’il
vous apporte ces boîtes toutes grasses. (Il rit.)
On le fait tous. Écoutez, on mange plus avec sa
mémoire qu’avec son palais. Et nous autres, les
Espagnols, quand nous allons dans un bar, en
Espagne, nous revivons une bonne partie de
notre enfance.
Que deviennent les producteurs pendant
la pandémie ? On ne parle pas d’eux en ce
moment ?
Le producteur est le maillon le plus faible de
la chaîne, c’est lui va le plus souffrir de tout
cela. Je n’ai aucun doute en ce qui concerne la
salubrité de ce qui se produit au Pérou, ni quant
aux conditions dans lesquelles c’est produit. En
revanche, je peux avoir des doutes sur la chaîne
de distribution, de transport, ou sur le système
de vente du marché. Le fait est que nous avons
transformé les producteurs en mirage. Tout le
monde en parle, tous les grands chefs se font
photographier avec eux, ils tournent des vidéos,
pour ensuite les montrer pendant les congrès.
Mais ensuite, qui achète à ces producteurs, en
quelles quantités et à quel prix ?
Les producteurs sont un alibi.
Ce qui se passe, c’est qu’on veut avoir un lien
très étroit avec le producteur, mais la plupart
d’entre nous ont du mal à comprendre qu’ils ont
parfaitement le droit de vivre dans la dignité. Or
nous ne voulons pas leur payer le juste prix. Ce
que nous voulons, c’est les trois B : bon, beau, bon
marché. Il y a un fossé qui va se creuser, avec d’un
côté une grande offre de produits, et de l’autre
peu de restaurants pour les acheter.
—Emilio Camacho
Publié le 24 mai
 CO1

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30. À LA UNE Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020

“Réservez une table !”

Les restaurants ont cette capacité à transformer les villes et à en
faire des hauts lieux touristiques. C’est ce qu’a constaté le chef
René Redzepi, star internationale, pour Copenhague. Il appelle
de ses vœux le retour des clients… même quand les prix sont élevés.

—Berlingske Copenhague des sommets. Et ce avec une variation inédite : RENÉ REDZEPI
pizzas napolitaines, cafés, ramen japonais, tacos,

I
Le créateur du Noma
l y a près de trente ans, je travaillais chez Pierre bière, cuisine thaï, barbecue, sushis, burgers – de Copenhague,
André, un restaurant français de Copenhague brusquement nous avions tout. Et le smørre- désigné par quatre fois
dont les lecteurs de mon âge se souviennent brød ? Il n’a fait que s’améliorer. “meilleur restaurant
peut-être. C’est là que j’ai commencé ma car- Les mois d’hiver sont devenus encore plus du monde” (World’s
rière en éminçant des oignons et en épluchant intenses et l’été s’est transformé en haute saison. 50 Best), fait figure
des pommes de terre à longueur de journée. Chaque jour, nous constations la même chose : d’icône. Chantre
S’il me reste peu de souvenirs de cette époque, je au bord des canaux et sur les ponts, les touristes du locavorisme,
n’oublierai jamais ce qui se passait tous les ans à et les habitants de Copenhague discutaient avec il a pourtant embarqué
l’approche des vacances d’été. Dans tous les res- animation, autour d’un verre de vin, du lieu où toute sa brigade
taurants de la ville, le moral déclinait à mesure ils iraient dîner lorsque le soleil se serait couché. pour des aventures
que la température extérieure augmentait. Nous Le moins qu’on puisse dire, c’est que cela ne culinaires éphémères
savions tous ce qui nous attendait à partir du se passe pas tout à fait comme ça cette année. à Sydney, Tokyo,
début du mois de juin : comme chaque année, Comme mes collègues de Copenhague, il m’ar- Tulum… Après
la population locale migrait lentement vers les rive d’avoir des flash-back sur la vie d’avant. Et des mois de
maisons d’été sur la côte. nous sommes nombreux, indépendam- fermeture, le Noma
Elle le fait toujours aujourd’hui, mais ment de notre renommée et de notre vient de rouvrir
à l’époque, les touristes qui prenaient la taille, à craindre que notre établissement en version burgers
place des autochtones dans le paysage ne tienne pas jusqu’à la fin de l’année. et bar à vin.
urbain étaient davantage tentés par la De l’extérieur, cette peur peut sembler
petite sirène que par un bon repas. Un infondée. Nous sommes tout de même
smørrebrød [tranche de pain copieu- OPINION au Danemark, et grâce à notre gouverne-
sement garnie] et une bière leur suffi- ment, une grande partie des souffrances
saient amplement. Les vacances les plus redoutées qu’ont connues ces derniers mois nos voisins et Lorsque j’explique cela aux hommes d’affaires
étaient celles des usines, car elles duraient trois collègues étrangers nous a été épargnée. Notre issus d’autres secteurs, ils ont l’air très étonnés.
semaines au milieu de l’été et laissaient les villes gouvernement s’est occupé de nous, citoyens et Regardons les chiffres : actuellement, un tiers des
désertes. La plupart des restaurants n’essayaient entreprises, avec compassion et générosité. Nous propriétaires d’hôtels et de restaurants [danois]
même pas de rester ouverts. C’est incroyable nous sommes serré les coudes et il semble que ont peur de faire faillite au cours des trois pro-
comme les choses ont changé. En quinze ans, la nous ayons traversé la crise plus facilement que chains mois. Plus de 200 ont déjà été contraints
ville-dortoir que n’importe quel touriste pouvait beaucoup d’autres. de mettre la clef sous la porte. Ceci ne se réper-
visiter en un ou deux jours s’est transformée en
un centre mondial du design, de l’architecture et Faibles marges. Nous avons rouvert nos SOURCE
de toutes sortes d’idées innovantes. Copenhague entreprises et nos commerces, mais les restau- Longtemps, les restaurants ont
a ainsi commencé à attirer de nombreux visiteurs rants sont confrontés à de nombreux obstacles BERLINGSKE maintenu les prix à un niveau
du monde entier aspirant à un avenir meilleur, dont l’incidence se fera sentir avec force bien au- Copenhague, beaucoup trop bas par crainte
fondé sur les richesses culturelles de notre passé. delà de notre propre secteur. En 2019, 11 millions Danemark
Copenhague est même devenue une assez bonne de touristes étaient venus à Copenhague. Pour Quotidien,
d’être qualifiés de chers.
adresse culinaire. 1,3 million d’entre eux, la gastronomie était le motif 101 000 ex.
L’origine de cette évolution relève presque principal de leur venue. Cette année et dans un b.dk cute pas seulement sur les 110 000 personnes qui
d’un hasard, quand un petit groupe de per- futur proche, les restaurants seront privés de ce Le quotidien Berlingske travaillent dans le secteur. La crise risque d’avoir
sonnes a essayé de créer ensemble autre chose 1,3 million de visiteurs. Notre secteur n’est abso- est paru pour un effet domino et de frapper d’autres professions
que ce pour quoi nous étions programmés. lument pas prêt à encaisser une perte de cette la première fois en 1749. qui dépendent du secteur dans lequel je travaille :
C’est-à-dire une cuisine avec des racines pro- ampleur. Car s’il y a une chose que les restaurants Le journal, qui artisans, agriculteurs, chasseurs, pêcheurs, fleu-
fondément ancrées dans notre région plutôt indépendants, de San Francisco à Madrid, ont se positionne au centre ristes, jardiniers et prestataires de services de
que dans le sud de l’Europe. Grâce à un travail en commun, c’est qu’ils travaillent avec de très droit, est le plus ancien blanchisserie, pour n’en citer que quelques-unes.
acharné et une bonne dose de chance, nous y faibles marges bénéficiaires. Aux États-Unis, elle du royaume danois. Mais ces fermetures porteraient aussi atteinte à
sommes parvenus. Nous sommes devenus une est de 5 %, et elle n’est guère plus avantageuse Aujourd’hui, il fait partie l’âme du pays. Car parmi tant de motifs de fierté
partie d’une époque. Et grâce à tous les jeunes au Danemark. Ce que nos clients payent à l’en- du groupe Berlingske au Danemark figure le niveau d’excellence où s’est
cuisiniers talentueux venus du monde entier, trée ressort grosso modo par la porte de service Media, qui appartient hissé notre secteur, avec sa diversité et sa qua-
nous avons jeté les bases d’une évolution bien sous forme de salaires, de matières premières, de au groupe britannique lité culinaires. Notre scène gastronomique est de
plus spectaculaire qu’on ne pouvait l’imaginer. loyer et d’entretien. Une seule semaine de recettes Mecom. tout premier ordre, elle est citée sur toute la pla-
Le niveau culinaire de la ville a soudain atteint perdue peut tout faire basculer. nète au même titre que Tokyo, New York et Paris.
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
Les Danois ont tellement de raisons d’être fiers,
et les enjeux sont nombreux. Il est donc indis-
pensable d’évoquer la manière dont nous devons
modifier le tarif d’accès aux restaurants et le prix
des denrées alimentaires. En effet, si nous vou-
lons permettre à ceux qui travaillent dans ou pour
le secteur de la restauration de gagner honora-
blement leur vie, il faut que les prix augmentent.
Trop longtemps, les restaurants ont maintenu les
prix à un niveau beaucoup trop bas, par crainte
d’être qualifiés de chers.
On a fait tout notre possible pour survivre.
Vous ne vous en rendez peut-être pas compte
d’emblée, mais quelque part, au niveau le plus
bas de la chaîne alimentaire, quelqu’un pâtit du
prix peu élevé de votre repas au restaurant : le
paysan ou le cuisinier, ou même la terre dans
laquelle sont cultivées les matières premières.
Et ceci ne concerne pas uniquement les restau-
rants. Au supermarché, chez le boulanger ou le
poissonnier, il y a aussi un prix à payer lorsque
les denrées alimentaires sont trop bon marché.
Je suis conscient que le problème ne se résout
pas simplement en payant davantage et j’espère
participer à un débat nuancé sur cette question.
Mais il faut aujourd’hui se battre pour des causes
plus importantes. Réservez une table !
—René Redzepi
Publié le 23 mai
Les chefs
américains
s’allient pour
survivre
Aux États-Unis, les indépendants
se sont organisés au sein
d’une coalition pour échapper
à l’“extinction” programmée.
Car c’est aujourd’hui et pas après
la pandémie que la restauration
doit se réinventer.
L
a recette pour sauver les restaurants aux
États-Unis ? Un mélange de “progrès scien-
tifi que, de soutien local, d’aide publique et
d’innovation industrielle”, avance Matt
Goulding, journaliste gastronome. Il signe
dans The Atlantic un récit fleuve, somme
de discussions avec des “douzaines de person-
nalités”, “chefs, sommeliers, barmen, écrivains,
politiciens, dirigeants de la tech, architectes et éco-
nomistes” et résume : “Émerge de ces quelque cin-
quante heures de conversation un récit qui se tient
sur la façon dont les restaurateurs peuvent sauver
↑ Dessin leur entreprise – et à quel point cela sera difficile.”
de Chappatte, Les seules règles de gestion ne suffisent pas
paru dans Le Temps, à garantir le succès d’un restaurant, qui est
Lausanne. d’abord affaire de goûts. Lesquels évoluent à la
vitesse des aspirations nouvelles de la société.
La crise pandémique a précipité le rythme du
changement. Les estimations (et leur impré-
cision) donnent le tournis : de 20 % à 80 % de
fermetures. Le seul fait tangible est “l’incer-
titude sauvage” pour ce secteur qui engrange
900 milliards de dollars par an et emploie
15 millions de personnes… Le chef Andrew
50 %
DES RESTAURANTS IRLANDAIS MENACÉS DE FERMETURE
D’après la Restaurants Association of Ireland, dans un rapport publié
le 22 juin, la moitié “de ses membres sont menacés de faillite, s’il n’y a pas
une intervention urgente du gouvernement”, relate l’Irish Examiner.
Les retombées d’un plan d’aide dépasseraient son coût, selon l’organisation
professionnelle, qui souligne l’importance du secteur hôtelier en matière
d’emploi. Elle calcule “un manque à gagner pour l’État à 3 milliards d’euros
par an si 100 000 employés restaient au chômage”. La RAI réclame
aussi une diminution du taux de la TVA, de 13,5 % à 5 %.
TOUS AU RESTO ! 31
Zimmern, également star de télé, résume :
“Nous assistons à l’extinction des restaurants
indépendants.”
Le 18 mai, le président Trump recevait à la
Maison-Blanche une brochette de chefs pour
évoquer leur avenir, des “hommes en majorité
blancs, représentant les grandes chaînes” et pas
la réalité du secteur, analyse Matt Goulding. Le
lendemain, l’auteur échange avec Elliot Nelson,
à la tête de vingt restaurants à Tulsa et dans
sa région. Il s’excuse de son retard : il vient de
parler faillite avec son avocat. En quinze ans,
l’homme a ouvert différents établissements, du
pub irlandais à la cantine mexicaine sur trois
étages, qui ont redonné vie au centre-ville. Son
optimisme d’après-confinement a fondu : peu de
clients sont de retour, y compris dans son café
à l’immense terrasse, ses revenus ont chuté de
81 % par rapport à l’an dernier, et l’ambiance
est, juge-t-il, “postapocalyptique, à la Walking
Dead”. Les contraintes sanitaires (il a dépensé
12000 dollars en masques pour son personnel)
ont fini de doucher son humeur.
Jusqu’alors, les restaurateurs comme lui se
sont toujours débrouillés seuls. Une toute jeune
organisation est en passe de changer la donne.
L’Independent Restaurant Coalition (IRC),
lancée en mars par “les plus grands noms du
secteur”, détaille Matt Goulding, compte déjà
Le seul fait tangible
est “l’incertitude sauvage”
pour ce secteur qui engrange
900 milliards de dollars
par an et emploie 15 millions
de personnes.
60 000 membres. Ses fondateurs discutent
chaque jour via Zoom de la meilleure façon de
faire parler d’eux. Un impératif puisqu’ils n’ont
que peu accès aux aides d’urgence. Les salariés
de la restauration représentent 60 % des inscrip-
tions au chômage, mais les restaurants n’ont
reçu que 9 % des prêts aux petites entreprises.
Une des premières actions de l’IRC a consisté
à soutenir le projet porté par Earl Blumenauer,
représentant de l’Oregon à la Chambre des
représentants, pour un “fonds de stabilisation
de 120 milliards de dollars pour les restaurants
indépendants”.
Les chances de voir ce projet de loi abou-
tir sont minces et les restaurateurs ont peu de
temps devant eux. Comme l’explique pour l’IRC
Naomi Pomeroy, chef de l’un des meilleurs res-
taurants de Portland, “s’adapter ou mourir est
le slogan préféré des restaurateurs”. Des milliers
d’entre eux ont déjà démontré leur capacité
d’adaptation. À Chicago, le restaurant réputé
de fusion asiatique Fat Rice s’est transformé
en plateforme de livraison haut de gamme. Le
Clyde Common, prisé pour ses cocktails, a rou-
vert ses portes dans une version à mi-chemin
entre taverne et marché… Mais tous les jours la
liste des institutions qui ferment s’allonge. Le
risque ultime, résume Naomi Pomeroy, serait
“l’uniformisation du paysage alimentaire”. —
32. À LA UNE
Quand le client
n’était plus roi
En février dernier, le critique gastronomique Marten Rolff
brocardait avec gourmandise ces chefs superstars qui prennent
en otages leurs clients sans leur offrir un service à la hauteur.
Le long confinement n’a fait que précipiter la chute de ces roitelets.
—Süddeutsche Zeitung (extraits)
Munich
N
ous réservons une table pour 19 h 30 chez
Ernst, un restaurant berlinois étoilé au
Michelin. Au bout du fil, l’employé nous
demande si nous pourrions venir un peu
plus tôt : en cuisine, le menu demande de
la précision et tout le service doit com-
mencer en même temps. “Bien sûr, nous pou-
vons être là un quart d’heure plus tôt”, répond-on.
“Hum, 19 h 15 ?” murmure la voix au téléphone,
semblant s’interroger tout haut sur le potentiel
de perturbation de dernière minute que pour-
rait représenter une arrivée aussi prématurée.
“19 h 20 serait mieux !” lâche finalement notre
interlocuteur sur un ton aussi doucereux qu’au-
toritaire. Degré de liberté ressenti : zéro.
Le dogmatisme qui sévit de plus en plus fré-
quemment en cuisine atteint des sommets d’ab-
surdité. C’est désormais comme si le client devait
déborder de reconnaissance pour le simple fait
d’être là, d’être autorisé à participer à une sorte
de grand événement culinaire. Si le paternalisme
a longtemps été une subtile spécialité de la haute
cuisine, il est à présent repris à toutes les sauces
– et pas toujours très subtilement –, y compris
dans les plus ordinaires des établissements.
Certaines indications comme “pas de cuisson à
point” (repérée sur le menu d’une auberge dans
le Rheingau) ont de quoi laisser le convive pan-
tois – même lorsqu’il aime son steak saignant.
Ces particularismes ont longtemps fait figure
d’exception. Mais les cas se multiplient et le ton
est de plus en plus impérieux. “Pas de cappuc-
cino après la pizza”, prévient une affiche sur le
mur d’une pizzeria viennoise. Merci de respec-
ter l’exigence d’authenticité du chef et de com-
mander un expresso. À Munich, les clients d’un
restaurant panasiatique qui souhaiteraient une
dose allégée de piment sont prévenus : “Sans
piment, ce n’est plus ma cuisine. Peut-être que vous
n’êtes pas le bon client pour moi.”
D’un côté, c’est une bonne nouvelle, car on
imagine que pour afficher une telle assurance,
ces chefs doivent savoir ce qu’ils font. Et de fait, à
en croire les critiques gastronomiques, la qualité
des restaurants allemands est en constante amé-
lioration depuis trente ans. Personne ne regret-
tera le temps où même les chefs de restaurants
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
→ Dessin d’Alain Pilon,
Canada.
prestigieux menaient une existence invisible der- Techno
rière les fourneaux. Aujourd’hui, le battage média-
tique autour de la gastronomie a transformé un CUISINE BIEN
certain nombre d’entre eux en véritables stars. Ils HUILÉE
endossent une multitude de rôles : ambassadeurs Pour rassurer
culturels, animateurs télé et bêtes de scène, ils la clientèle face
se font aussi travailleurs sociaux, scientifiques, au risque de contagion,
jardiniers, paysans, responsables du développe- mais au détriment
ment durable et parfois même artistes. Le chef du contact humain,
étoilé Paul Ivic, qui a révolutionné la cuisine végé- certaines enseignes ont
tarienne à Vienne, s’étonne qu’avec tant d’exper- fait appel à la machine.
tise les chefs ne soient pas plus souvent sollicités. Au Royal Palace,
Selon lui, les gens ont tort de vouloir se mêler un restaurant
de ce qui se passe en cuisine. “Je n’explique pas à de la ville néerlandaise
mon chirurgien comment il doit m’opérer”, dit-il. de Renesse, recense
Cette nouvelle image des chefs modifie égale- Forbes, un robot
ment le rapport des gens à la gastronomie. Les apporte les plats
clients ont de plus en plus tendance à se méta- à la table. Country
morphoser en groupies. Si vous croyez que seuls Garden, ouvert en juin
les chefs étoilés ont leurs aficionados, venez donc dans le Guangdong,
voir comment se prosternent les Berlinois devant en Chine, se revendique La condescendance dans la restauration n’est
la porte du café Benedict. L’établissement chou- comme “le premier ni une variable mesurable ni une donnée statis-
chou des réseaux sociaux ne prend pas de réser- restaurant intégralement tique, mais les indices de son accroissement se
vation (pourquoi, au juste ?) et il n’est pas rare robotisé”. Enfin, multiplient. Dans sa dernière édition, le guide
d’atterrir en douzième position sur la liste d’at- au Canada vient d’ouvrir Gault & Millau se plaint lui aussi des restrictions
tente pour une table. “Vous aurez peut-être de la Box’d, qui propose croissantes imposées aux clients : “On sert un
place dans deux heures ? Pas de problème, je vais des plats libanais menu, et basta. […] Vous n’aimez pas le pigeon ?
à commander sur Désolé. Vous demandez un plat de nouilles pour les
“Sans piment, ce n’est plus une application puis enfants ? Pas possible. Vous ne voulez pas manger
à retirer dans des casiers un repas à six plats, mais simplement une entrée
ma cuisine. Peut-être que automatisés. Cela et un plat principal ? Il vous faudra déployer des
vous n’êtes pas le bon client étant, “outre un service compétences de négociation surhumaines.”
pour moi.” impersonnel, Il peut y avoir de bonnes raisons de propo-
ENTENDU À MUNICH [le problème ser un menu unique et de se montrer inflexible
DANS UN RESTAURANT PANASIATIQUE de la robotisation sur certains points. Personne n’irait réclamer,
réside] dans les coûts au nom de la “liberté de choisir”, que le menu
me balader en attendant”, gazouille un homme prohibitifs que prenne des dimensions encyclopédiques ou que
dans la queue. Que ne sacrifierait-on pas pour représentent le chef propose 36 plats principaux – tous fraî-
des œufs pochés et des pousses d’épinards ? ces technologies pour chement préparés, conformément aux prin-
Et encore, la fréquentation des établissements le troquet du coin”. cipes du développement durable. Mais ce n’est
d’élite est assortie à des conditions encore plus L’avenir repose plutôt pas de ça qu’il est question ici. Le Gault & Millau
complexes. Dans les cas les plus extrêmes, il vous sur des solutions mixtes reproche essentiellement à de nombreux chefs
faudra patienter une petite éternité pour pou- – la machine venant de vouloir que leurs clients se livrent à eux pieds
voir réserver, payer en avance par carte bancaire, en aide à l’humain –, et poings liés. Le Berlinois Marco Müller en est
suivre les consignes qui vous seront envoyées non sur le remplacement l’exemple le plus frappant. Ce chef étoilé [il a
par mail, vous présenter parfaitement à l’heure, de l’homme. décroché une troisième étoile en mars] avait
manger ce qu’on vous servira et applaudir doci- déjà créé la polémique lors d’une réunion du
lement selon les recommandations du serveur à secteur en déclarant : “Le client n’est plus roi.”
chaque surprise révélée sur votre table. Un peu Pour ce qui est de sa cuisine, seuls ses goûts
exagéré ? Peut-être, mais pas du tout irréaliste. comptent, a décrété Müller. Les clients n’ont
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
qu’à se renseigner sur le style de la maison avant
de venir. Cela paraît certes bien arrogant. Mais
la question serait plutôt de savoir à quel degré
d’excellence doit se situer un chef pour pouvoir
en faire sa devise ?
Olives sphériques. Ce sont des cuisiniers
d’exception comme le Catalan Ferran Adrià,
le Danois René Redzepi ou le Suédois Magnus
Nilsson qui ont posé les jalons de ce nouveau
monde en entraînant leurs hôtes dans des univers
gustatifs inconnus. Leurs créations strictement
chorégraphiées dessinaient un voyage cohérent
dont les étapes étaient composées d’olives sphé-
riques, de croquettes au cœur fondant, ou de
tartare à l’acide formique. De nombreux chefs
les prennent pour modèles. Malheureusement,
il ne suffit pas de se prendre pour un Adrià ou
un Redzepi pour en avoir le talent.
La frontière est ténue entre recommanda-
tions et consignes. Dans un restaurant étoilé
de Berlin, les clients sont invités à “explorer”
en bouche leur truite au jus d’épinards et à
l’herbe à ail avec un sauvignon blanc produit
en fermentation spontanée. Avec la meilleure
volonté du monde, on peut encore se dire qu’il
s’agit de conseils de dégustation pour gourmets
passionnés. Mais ce serait oublier que les récal-
citrants s’exposent aux remontrances d’un chef
bourru et charmant vous rappelant de “ne pas
TOUS AU RESTO ! 33
avaler tout de suite, il faut saaaaaavourer !”. Et
il faut voir avec quelle assurance l’amphitryon
Initiatives
s’invite à la table de ses hôtes pour leur livrer les
pires banalités (ces délicieux fruits viennent de Des cuistots maison
la ferme Machin-sur-le-Pont) ; avec quel aplomb Privés de leur restaurant LIBAN,
on invite des tablées qui n’avaient pourtant rien en raison des consignes DES ARTISTES
demandé à se presser dans une minuscule cui- sanitaires, les cuistots d’ici GASTRONOMES
sine où il n’y a rien à voir, juste pour serrer la et d’ailleurs sont pourtant “Jarrets d’agneau avec oranges,
main d’un chef passé maître dans l’art d’échan- restés en cuisine, chez eux, nèfles, grenade et fèves vertes”,
ger des platitudes. La pratique se répand partout. pendant le confinement. pas besoin de se rendre au resto
Cela fait déjà un moment que certains baris- Et ils ont partagé leurs conseils. pour déguster l’alléchant plat
tas opposent un refus net et catégorique à leurs de Hussein Hadid : il en confie
clients mal réveillés qui voudraient une goutte EN FRANCE, DES CHEFS généreusement la recette
de lait dans leur café filtre, au prétexte que cela PLUS ACCESSIBLES à L’Orient-Le Jour. À la tête
“ruine la légère acidité de l’arrière-goût”. Pas question de lâcher la de plusieurs restaurants
casserole, pandémie ou pas. et services traiteurs, ce chef
Nonchalance. Être narcissique et pontifiant Cyril Lignac a ainsi proposé libanais explique que, bien que
seraient-ils les principaux ingrédients du succès ? des vidéos de recettes pour difficile, la période de crise telle
De nombreux chefs s’en défendent. Au contraire, M6 durant le confinement. que nous la vivons “nous renvoie
cela fait un certain temps que la mode est à la “En se connectant avec des au plaisir des choses simples
“nonchalance”. On fait de “la haute cuisine à la personnalités mais aussi des et nous rend humbles”.Le grand
bonne franquette”. Le principe : donner l’im- anonymes dans leur cuisine quotidien du pays consacre
pression de se retrouver chez des amis cordons- à travers la France, il donne le ton d’ailleurs toute une rubrique,
bleus, où tout est bon et parfait – même si ce de cette nouvelle gastronomie baptisée “(Dé)confinés
n’est qu’à moitié vrai. Ce n’est pas parce que sous confinement : tendresse, en cuisine”, à la parole de ces
les serveurs troquent leur uniforme contre des décontraction et système D”, artistes gastronomes. Ils et elles
tabliers de créateur que l’atmosphère est plus jugeait alors Le Soir. On pouvait racontent à travers une recette
détendue, ce sont juste les codes qui ont changé. y voir, dans sa maison de Nancy, (“Le chou-fleur rôti sauce tahiné
Il y a quelques années, lorsque le célèbre res- “le chef ultramédiatisé qui passe à l’orange, revisité par Tara
taurant Relæ de Copenhague a commencé à entre quatre et six heures par Khattar”, “Le tartare de thon
demander à ses clients de prendre eux-mêmes jour dans sa cuisine pour faire rouge d’Alfred Asseily”…)
leurs couverts dans des tiroirs sous la table, des essais et préparer l’après- leur expérience de ce temps
l’idée est apparue révolutionnaire. On brisait crise”. Et si les outils ne sont pas suspendu et d’un retour pas tout
un tabou, on se débarrassait du superflu et du tout à fait les mêmes à fait à la normale. Pour Hussein
superfétatoire. Mais maintenant que l’idée est à la maison, tant pis, comme Hadid, il s’est agi de mener
reprise par des restaurants nettement moins si la logique du télétravail une réflexion sur une nouvelle
bons, de plus en plus de clients finissent par s’imposait là aussi. Ainsi, valorisation de la street food ;
se demander pourquoi ils devraient mettre le le quotidien belge rapporte son expérience de traiteur
couvert alors qu’ils déboursent déjà 180 euros ce commentaire : “‘Je ne triche l’a poussé à proposer ce qu’il
par tête de pipe. pas, j’ai une microcuisine […]’, nomme “underground kitchen”,
L’art de faire passer d’horripilantes lubies dit la chef parisienne Amandine “une expérience culinaire livrée
derrière un grand concept fumant a toujours Chaignot dans un tuto enregistré chez vous, dans le confort
été une arme secrète dans la gastronomie. Et pour ses copains, qui ont de votre maison, avec des plats
depuis que les chefs ne sont plus seulement l’habitude de manger soigneusement préparés
des divas, mais aussi des champions de l’éco- au restaurant. ‘Il faut que ce soit et en respectant toutes
logie et des experts en développement durable, facile, rapide, sans utiliser les mesures d’hygiène”.
ces idées sont de plus en plus justifiées au du matériel ou des ingrédients
nom d’une nécessaire moralité. À Zurich, un introuvables.’”” Le chef
chercheur étudie la réac- méditerranéen triplement étoilé
tion des clients lorsqu’on Christophe Bacquié s’est lui aussi
leur propose un menu prêté au jeu d’Instagram
alternatif sans émis- – les réseaux sociaux
sion de CO2. Nul doute ont la cote pour
que le menu certifié partager facilement SUR NOTRE SITE
climato-compatible ses astuces : “On fait
est pour bientôt. Ce avec ce qu’on a, courrierinternational.com
qui n’est en soi pas un le confinement, c’est
problème. Il suffit d’en faire la pro- pour tout le monde. Aux États-Unis et ailleurs,
motion de manière appropriée. Pour On a le devoir de de jeunes chefs s’approprient
cela, il suffirait que le chef se souvienne montrer l’exemple.” la cuisine nippone et la poussent
de son rôle premier et principal : celui dans des directions inattendues.
d’hôte. D’après Knigge, l’hospitalité Retrouvez l’article du New York
repose simplement sur un degré minimal Times Magazine :
d’empathie réciproque. Un accord tacite “Ils réinventent la gastronomie
entre les parties pour se taper le moins pos- japonaise”.
sible sur le système. AU ← Dessin
—Marten Rolff de Martirena,
Publié le 29 février Cuba.
34.
tra n s-
versales.
économie
Penser l’économie
des réparations
de l’esclavage
Dettes. Les Américains sont de plus en plus ouverts à l’idée
de dédommager les descendants des esclaves. Comment
évaluer les préjudices de cette histoire douloureuse ?
—The Economist Londres
D
ans un sondage l’an der-
nier, 29 % des Américains
se disaient favorables au
versement d’argent par l’État
aux descendants d’esclaves noirs,
soit deux fois plus qu’au début
des années 2000. Alors que
des manifestations antiracistes
secouent les États-Unis depuis
plusieurs semaines, de plus en
plus de citoyens soutiennent l’idée
d’une réparation pour compen-
ser les horreurs de l’esclavage et
les écarts persistants de revenus
et de patrimoine entre Blancs et
non-Blancs.
Joe Biden, candidat démo-
crate à l’élection présidentielle
de novembre, s’est déclaré prêt à
examiner la question. Le 11 juin, le
Parlement de l’État de Californie
a voté la création d’un groupe de
travail chargé de proposer des
formules de compensation. Il
semble peu probable que le gou-
vernement fédéral adopte un tel
programme. Mais comment cela
fonctionnerait-il ?
Ainsi que le montrent William
Darity, spécialiste des réparations
à l’université Duke [en Caroline du
Nord], et A. Kirsten Mullen dans
l’ouvrage From Here to Equality
[The University of North Carolina
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
Environnement ..36
Signaux ....... 37
Press, avril 2020, non traduit], les
questions pratiques font vite place
à des débats plus philosophiques
sur la nécessité même des répara-
tions. Les généalogistes auraient
en effet la difficile tâche de déter-
miner qui pourrait prétendre à ces
dédommagements, tandis que les
économistes auraient à répondre
à deux questions : combien payer,
et comment utiliser au mieux cet
argent ?
Des précédents. L’histoire pro-
pose un début de réponse à la
première question. Par le passé,
des demandes de réparation ont
été justifiées par le fait que des
individus avaient été injustement
privés de rémunération, spoliés de
leurs biens ou contraints à tort
d’assumer certains coûts. Ainsi,
pour calculer le prix des répara-
tions allemandes après la Seconde
Guerre mondiale, Israël s’est fondé
sur l’estimation du coût de la relo-
calisation des victimes juives des
persécutions nazies.
Un rapport officiel sur la
déportation et l’internement des
Américains d’origine japonaise
pendant la Seconde Guerre mon-
diale est parvenu à la conclusion
que ces derniers avaient été privés
à tort de l’équivalent de 3 milliards
de dollars (actuels) en salaires non
perçus et confiscations de biens.
En 1988, le gouvernement amé-
ricain a officiellement présenté
ses excuses pour ce traitement et
a dédommagé 80 000 victimes.
De nombreux chercheurs ont
essayé de déterminer le montant
d’une juste compensation pour les
descendants d’esclaves, sans toute-
fois parvenir à un réel consensus.
Une des méthodes de calcul utili-
sées se fonde sur la compensation
promise par l’armée de l’Union aux
esclaves émancipés en 1865 [après
la guerre de Sécession], qu’ils n’ont
jamais reçue – 40 acres de terre
[environ 16 hectares] et une mule.
Ce qui, en surface agricole, cor-
respondrait à une valeur totale de
près de 160 milliards de dollars
(0,7 % du PIB américain en 2019).
D’autres méthodes aboutissent
toutefois à des sommes bien plus
importantes. On peut par exemple
calculer la différence entre ce que
coûtait l’entretien d’un esclave et
ce qu’un travailleur libre touchait
en salaire. L’une de ces estimations
évoque près de 4 000 milliards de
dollars, soit 19 % du PIB, en pre-
nant en compte le rendement de
ces sommes si elles avaient été ver-
sées à l’époque. Certains arguent
toutefois que l’esclavage a contri-
bué à maintenir basse la rémuné-
ration des travailleurs libres, et
que la valeur réelle du travail des
esclaves était donc en réalité bien
supérieure.
Pour A. Kirsten Mullen et
William Darity, la différence
moyenne entre la richesse
nette des foyers blancs et noirs
(795 000 dollars en 2016) reste
“l’indicateur le plus fiable des effets
économiques cumulés imputables à
la domination des Blancs”. Dans ce
cas, le montant des réparations
frôlerait 8 000 milliards de dol-
lars, soit 37 % du PIB.
↙ Dessin d’Oliver paru
dans Der Standard, Vienne.
La forme à donner à ces répara-
tions constitue un autre point de
divergence. De l’avis de William
Darity et A. Kirsten Mullen, “pour
des raisons à la fois concrètes et sym-
boliques, tout programme de répa-
ration efficace devrait passer par le
versement direct d’argent”. Mais
ce n’est peut-être pas le meilleur
moyen de réduire les inégalités.
L’éducation d’abord. Les études
sur l’héritage montrent en effet que
la plupart des héritiers dilapident
le legs en quelques années (les
achats de voiture sont particulière-
ment courants). Une grande partie
des écarts de revenus entre Noirs
et Blancs reflète des différences
d’éducation et de formation ; une
situation à laquelle l’obtention
subite d’une grosse somme d’ar-
gent ne peut pas remédier.
D’autres travaux menés par
William Darity et Dania Francis,
de l’université du Massachusetts à
Boston, montrent que cet argent
pourrait même finir par davantage
profiter à des individus non noirs
s’il est ensuite dépensé auprès d’en-
treprises qui n’appartiennent pas
à des Noirs. “Il faut d’abord amé-
liorer les infrastructures des entre-
prises dont les propriétaires sont
noirs ainsi que leur accès au système
bancaire afin que les dollars versés
bénéficient à la communauté noire”,
résume Dania Francis.
Certains économistes estiment
que les réparations devraient être
consacrées à des programmes
de formation et d’éducation ou
financer des prêts aux entreprises.
D’autres proposent des “baby
bonds” permettant à des enfants
pauvres de se payer des études uni-
versitaires ou de créer leur entre-
prise. Selon Naomi Zewde, de la
City University de New York, cette
formule contribuerait à réduire les
écarts de revenus liés à la couleur
de peau chez les jeunes.
L’argent pourrait encore être uti-
lisé d’autres manières. Les sommes
versées à d’anciens détenus amé-
ricains d’origine japonaise [par
les États-Unis] ont servi à créer
des chaires universitaires ou des
fonds d’archives historiques. Les
réparations payées par l’Allemagne
ont permis d’acheter de la nourri-
ture et des médicaments aux sur-
vivants de l’Holocauste. Avant de
convaincre une majorité d’Améri-
cains de la nécessité de ces répara-
tions, il est impératif de débattre de
la meilleure forme à leur donner.—
Publié le 20 juin
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020 TRANSVERSALES. 35

↙ Dessin de Balaban,
Luxembourg.

L’arlésienne Les hésitations liées au

nucléaire en Pologne résultent
Un tel investissement
dépasse les moyens
de la centrale ne sera donc pas
un défi aisé à relever. En outre, le

de l’atome polonais
de l’absence de vision pour la
transformation de notre système
énergétique. Non seulement nous
ne savons pas s’il doit intégrer des
Énergie. La France et les États-Unis cherchent à centrales nucléaires, mais nous
construire les premiers réacteurs du pays. Mais ne savons pas du tout, à vrai dire,
ce projet n’aboutira jamais, estime ce journaliste. à quoi il devrait ressembler. La
conscience de l’épuisement du
modèle actuel est de plus en plus
largement partagée, à la fois parce
que nos centrales à charbon arri-
vent en fin de vie et parce que nos
ressources en minerai s’épuisent,
nous condamnant à l’importa-
tion. De plus, les prix en hausse
des permis d’émission de CO2
rendent l’énergie produite avec
du charbon de plus en plus chère,
tandis que les avancées tech-
nologiques des sources d’éner-
gies renouvelables les rendent
aujourd’hui plus compétitives
que le charbon.
L’avantage de l’électricité d’ori-
gine nucléaire est qu’elle est peu
coûteuse et n’émet pas de CO2. Le
problème, c’est que la construc-
tion de centrales est diablement
chère, d’autant que, après les
catastrophes de Tchernobyl et
de Fukushima, les normes de sécu-
—Polityka Varsovie les centrales construites à la rité sont devenues exagérément
financiers du pays.
de 4 500 mégawatts, mais on peut
tranquillement supposer que la
facture serait de 30 % supérieure.
Le temps de construction de sept
ans peut aussi être rangé au rayon
des contes de fées. Il suffit de
regarder l’exemple du chantier
d’Olkiluoto, en Finlande [mené par
le consortium Areva-Siemens] : la
construction d’un seul réacteur a
pris onze ans de retard et a duré
quinze ans au total, tandis que le
coût final a triplé, pour atteindre
8,5 milliards d’euros.
En Pologne, les préparatifs de
la construction d’une première
centrale, qui durent formelle-
ment depuis plus de dix ans, sont
conduits par PGE EJ1, filiale du
groupe PGE [entreprise publique
numéro 1 de la production d’élec-
tricité dans le pays]. Pourtant,
l’actuel PDG de PGE déclare que
son entreprise ne financera pas
un tel investissement, car elle
n’en a pas les moyens, même si
PGE EJ1 lui a déjà coûté plus de
100 millions d’euros [pour l’es-
sentiel en expertises].
projet ne plaira pas aux mineurs,
qui voient dans l’atome un danger
mortel. Ils redoutent que l’énergie
nucléaire ne pompe l’argent sur
lequel eux-mêmes comptent, puis
remplace les centrales à charbon.
C’est pourquoi il est facile de pré-
voir que le dossier du nucléaire
sera de nouveau rangé au placard.
—Adam Grzeszak
Publié le 17 juin
SOURCE
POLITYKA
Varsovie, Pologne
Hebdomadaire, 230 000 ex.
polityka.pl
Ancien organe des
réformateurs du Parti ouvrier
unifié polonais (POUP), lancé
en 1957, “La Politique”,
qui appartient aujourd’hui
à ses journalistes, est
devenue le plus grand hebdo
sociopolitique de Pologne,
préféré par l’intelligentsia
polonaise.
À gauche, s’il vous plaît, mais
sans exagérer… Le penchant

L
e ministre du Climat
Michal Kurtyka vient
d’ajouter son propre
chapitre à l’histoire sans fin de
la construction de centrales
nucléaires en Pologne, en décla-
rant que oui, elles verront bien le
jour. Le chantier du premier réac-
teur, d’une puissance de 1 000 à
1 500 mégawatts, devrait débu-
ter en 2026 pour un démarrage
prévu en 2033. D’ici à 2040, cinq
autres réacteurs devraient suivre.
On peut supposer que William
Magwood, destinataire du com-
muniqué et directeur général de
l’Agence pour l’énergie nucléaire
à l’Organisation de coopéra-
tion et de développement éco-
nomiques (OCDE), a accueilli
la nouvelle avec calme. Le pro-
gramme nucléaire polonais est
connu dans le monde pour être
débattu depuis les années 1960-
1970 sans avoir jamais produit
un seul mégawatt. Alors que
À quoi bon construire
des centrales
nucléaires ?
La Pologne a
du charbon.
même époque ailleurs dans le
monde arrivent en fin de vie,
nous sommes toujours en train
d’en discuter et de changer d’avis.
Le précédent ministre chargé de
ce dossier, Krzysztof Tchorzewski,
nous avait déjà habitués à ne
pas accorder trop d’impor-
tance aux déclarations dans ce
domaine. Il pouvait dire un jour
que la construction de centrales
nucléaires était sur le point de
commencer, puis se demander
une semaine plus tard à quoi bon,
puisque nous avons du charbon.
Un tel investissement dépasse
aussi nos moyens financiers.
Dans le projet de politique éner-
gétique de la Pologne à l’horizon
2040, en cours d’écriture depuis
des années et toujours pas fina-
lisé, on peut lire qu’entre 2033
et 2039 quatre réacteurs d’une
puissance cumulée de 4 000 à
6 000 mégawatts verront le jour,
auxquels s’ajouteront encore deux
réacteurs avant 2043. Michal
Kurtyka a décidé à l’évidence de
dépoussiérer ce vieux plan, tout
en promettant que le projet de
politique énergétique sera bien-
tôt achevé et adopté. Combien
de fois une telle promesse a-t-
elle déjà été faite ?
élevées. On dit aujourd’hui que la Trouver des fonds et créer le social-démocrate de Polityka
première centrale coûterait 17 mil- bon modèle financier pour la est toujours palpable,
liards d’euros pour une puissance construction et l’exploitation mais point de sujets tabous.
Le Japon voudrait sortir du charbon
● Est-ce la fin des centrales 32 % du bouquet énergétique
à charbon au Japon ? Face Revue du pays.
aux critiques de la commu- de presse Selon les associations de
nauté internationale sur sa défense de l’environnement,
dépendance à l’énergie fossile et ses projets cette nouvelle feuille de route cache pour-
d’investissement dans des projets de cen- tant un défaut majeur : le pays compte garder
trales à charbon à l’étranger, la troisième les centrales de nouvelle génération, “plus
puissance mondiale semble enfin opter pour performantes”. Ces dernières émettent certes
une politique de décarbonation. Le gouver- moins de CO2 mais restent malgré tout plus
nement vise à “fermer les centrales polluantes polluantes que les centrales au gaz naturel.
d’ici à 2030”, rappor te le quotidien “La nouvelle stratégie est insuffisante pour res-
Mainichi Shimbun. “C’est un défi immense, pecter l’objectif de l’accord de Paris. Le gou-
mais il faut le relever”, a déclaré le 3 juillet vernement japonais devrait présenter un projet
Yoshihide Suga, porte-parole du gouverne- de fermeture de toutes les centrales à charbon
ment, cité par le journal. Le Japon s’est éga- d’ici à 2030”, critique l’ONG FoE Japan, citée
lement engagé à durcir les conditions par le journaliste indépendant Rei Shiba.
d’investissement dans les projets de centrales Ce tournant risque aussi de provoquer un
à charbon à l’étranger pour réduire ses émis- retour du nucléaire : “Le gouvernement va
sions de CO2, explique la Nikkei Asian Review. probablement remplacer les centrales à char-
Pour le pays, qui a dû remplacer l’énergie bon par les énergies renouvelables et le nucléaire.
nucléaire par les centrales à charbon dès l’ac- Dans ce cas-là, ce serait bien si l’État soutenait
cident de Fukushima de 2011 – tous les réac- la construction de nouvelles centrales
teurs nucléaires du pays ont été arrêtés pour nucléaires”, a suggéré un cadre d’un fournis-
un examen de sureté –, il s’agit d’un tournant seur d’électricité au Mainichi Shimbun.
majeur. En 2018, le charbon fournissait encore —Courrier international
36.
EnvironnEmEnt
La Crimée à sec :
comment remédier
à la pénurie d’eau ?
Ressources. La péninsule ukrainienne – annexée
par la Russie en 2014 – subit une importante
sécheresse. Le blocage d’un canal par Kiev
et la vétusté des installations n’arrangent rien.
—Profil (extraits) Moscou
L
a Crimée risque d’être par-
ticulièrement aride cet
été. Au début de juin, les
réserves en eau des 23 réservoirs
de la péninsule totalisaient à peine
85,16 millions de mètres cubes, un
niveau 3,5 fois inférieur à la nor-
male. Ceci est une conséquence
directe d’un hiver peu enneigé
et des pluies trop faibles de l’au-
tomne et du printemps. D’après
les experts, 2020 pourrait être
la plus sèche des cent cinquante
dernières années.
Dans la région, les problèmes
de sécheresse sont essentielle-
ment d’origine humaine. Le canal
de Crimée du Nord, qui [achemi-
nait l’eau du Dniepr et] couvrait
jusqu’en 2014 près de 85 % des
besoins en eau, a été coupé par
l’Ukraine à la suite de l’annexion
de la péninsule par la Russie. Ces
six dernières années, la météo a
sauvé la presqu’île de la catas-
trophe. Or aujourd’hui la situa-
tion est devenue tellement grave
que les politiques et les représen-
tants locaux de la société civile
lancent un appel à l’ONU, espé-
rant obtenir la levée du blocage
de l’acheminement de l’eau vers le
territoire russe. Même si personne
ne se fait vraiment d’illusions à ce
sujet. Selon le premier vice-pré-
sident du Parlement de Crimée
Efim Fiks, il faudrait ne compter
que sur soi-même. Notamment
en réhabilitant et en moderni-
sant le réseau de distribution de
l’eau grâce à l’intégration de nou-
velles technologies de captage et
de stockage.
COURRIER INTERNATIONAL
Plusieurs solutions semblent
pouvoir répondre durablement à
ce problème. La première : l’ache-
minement de l’eau depuis la région
de Kouban [territoire du sud de la
Russie situé à l’est de la Crimée] par
le détroit de Kertch. Cette option
avait été avancée dès 2014 en réac-
tion aux agissements de Kiev. À
l’époque, l’idée paraissait surréa-
liste, mais depuis l’ouverture du
pont de Crimée, elle paraît tout à
fait réalisable. Dans le contexte des
sanctions internationales, les gros
investisseurs étrangers jugeront
sans doute le risque économique
trop important. Il faudrait donc
plutôt actionner les leviers admi-
nistratifs pour attirer les grandes
entreprises russes.
Bien entendu, le budget fédéral
n’est pas au mieux de sa forme,
compte tenu de la situation éco-
nomique liée à la pandémie de
Covid-19 et de la baisse des reve-
nus gaziers et pétroliers. Pourtant,
en temps de crise, les grands pro-
jets d’infrastructures ont toujours
été la réponse par excellence pour
relancer l’activité économique et
booster le PIB.
Il ne faut cependant pas négliger
les difficultés techniques posées
par la construction d’un aque-
duc depuis le sol russe jusqu’à la
péninsule criméenne. Il faudra
non seulement construire un
double circuit de canalisations,
Canal de Crimée du Nord, coupé par l’Ukraine
r ne s’agirait pas d’une centrale
iep
Dn UK R AI N E
CRIMÉE
(annexée
par la Russie
en 2014)
MER
NOIRE Simferopol
Sébastopol
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
mais également un grand réser-
voir sur la péninsule de Taman.
Autre point important : la région
de Kouban souffre elle aussi régu-
lièrement de manque d’eau. Le
projet doit donc impérativement
éviter de plomber à l’excès les res-
sources en eau de cette région
nourricière pour la Russie.
Pour sauver la Crimée, il est
nécessaire d’apprendre à collec-
ter et à préserver les ressources en
eau. Lors de la fonte des neiges en
montagne, de 50 à 60 % des eaux
de ruissellement sont perdues dans
la péninsule. Théoriquement, ces
quantités pourraient suffire à ali-
menter les réserves nécessaires
même après des hivers pauvres en
neige. Mais le prix de l’eau grim-
perait alors de manière exponen-
tielle, et il sera impossible, même
en théorie, de réduire ces coûts
jusqu’à un niveau économique-
ment rentable.
Les habitants de Crimée
exploitent beaucoup les eaux sou-
terraines. Chaque année, plu-
sieurs puits artésiens sont ouverts
officiellement, auxquels il faut
ajouter les forages sauvages prati-
qués par les entrepreneurs et les
particuliers. Mais contrairement
aux idées reçues, les eaux souter-
raines sont des ressources ame-
nées à s’épuiser. Une exploitation
incontrôlée des forages pourrait
avoir pour conséquence que les
nappes phréatiques ainsi vidées
se remplissent d’eau de mer, ce
qui constituerait une catastrophe.
Conclusion : c’est une réponse
MER
D’AZOV
Pont de Crimée
RUSSIE
Kertch
OBLAST
DU KOUBAN
Péninsule
de Taman
100 km
temporaire possible mais cela ne
peut en aucun cas constituer une
solution à long terme.
Autre pssibilité : la désalinisa-
tion de l’eau de mer. Le président
de la Crimée, Sergueï Axionov, a
présenté en mars 2020 un projet
pilote en partenariat avec plu-
sieurs entreprises de la fonda-
tion de recherche Skolkovo. Il
n’a pas annoncé de délais mais a
d’ores et déjà prévenu que cette
eau serait deux fois plus chère pour
le consommateur, ce qui exclut
son usage dans l’agriculture. C’est
en effet ce qui se passe avec les
technologies de dessalement clas-
siques. Il en va autrement de celles
qui utilisent l’énergie nucléaire.
Nous avons sous les yeux l’exemple
36 millions de m3
d’eau dessalée par an
pourraient suffire
à alimenter la moitié
nord de la Crimée.
des Émirats arabes unis (EAU)
qui parviennent à couvrir ainsi
jusqu’à 70 % de leurs besoins en
eau potable [avec encore de l’éner-
gie thermique, mais les EAU cou-
plent de plus en plus de centrales
nucléaires à leurs usines de des-
salement]. On peut également
s’appuyer sur l’expérience sovié-
tique : en 1967, sur les rives de la
mer Caspienne au Kazakhstan, la
première usine du monde de des-
salement couplée à une centrale
nucléaire entrait en fonction pour
traiter 120 000 m3 d’eau par jour.
Dans le cas de la Crimée, il
nucléaire, mais de plusieurs réac-
teurs compacts semblables à ceux
des brise-glace et des sous-marins
nucléaires. Les experts avaient
même déjà défini, il y a quelques
années, le site idéal pour implan-
ter ces réacteurs dans la baie de
Perekop. D’après les estimations,
36 millions de mètres cubes d’eau
dessalée par an pourraient lar-
gement suffire à alimenter la
moitié nord de la Crimée. L’idée
est bonne, mais là encore il y a des
“mais”. Les sanctions appliquées
↙ Dessin de Medi,
Albanie.
à la Crimée empêcheront les lea-
ders mondiaux des équipements
industriels et des technologies de
dessalement, à savoir Israël et la
France, d’apporter leur aide au
projet. Or les entreprises russes
vont avoir besoin de temps et
d’importants investissements
pour être en mesure de remplacer
les importations dans ce domaine.
Consommation réduite. Une
autre solution consisterait non à
augmenter mécaniquement les
réserves d’eau, mais à réduire sa
consommation par l’industrie,
l’agriculture et les services com-
munaux. Une utilisation plus rai-
sonnée des ressources en eau dans
l’agriculture, avec la micro-irriga-
tion, par exemple, technique lar-
gement répandue dans le monde,
permettrait de pallier les pénu-
ries mais aussi d’améliorer la ren-
tabilité des entreprises du secteur
agricole. Avec la micro-irrigation,
l’eau est distribuée directement
vers les racines de chaque plant
sans humidifier la terre autour.
Des compteurs permettent de sur-
veiller et de réguler le taux d’hu-
midité idéal pour les différentes
cultures maraîchères.
Un autre défi de taille serait de
réduire les pertes liées à l’achemi-
nement de l’eau à destination des
industries comme des particu-
liers. D’après les estimations des
experts, le degré d’usure du réseau
de distribution d’eau en Crimée
est de 65 %, tandis que les sites
d’épuration et de stockage sont
vétustes à 74 %. La conséquence
est prévisible : jusqu’à 70 % de l’eau
est perdue dans les tuyaux rouil-
lés de la péninsule avant d’arri-
ver jusqu’au consommateur. Or,
malgré l’existence des compteurs,
c’est tout de même le consomma-
teur qui finit par payer la facture.
Et la situation empire d’année en
année, comme le montrent les sta-
tistiques de Simferopol. En 2013,
chaque habitant de la capitale cri-
méenne consommait en moyenne
260 litres par jour contre 340 litres
aujourd’hui. Cela en sachant que
la consommation journalière stan-
dard se situe entre 130 et 150 litres.
Les entreprises, les habitants et
les fonctionnaires ont du pain sur
la planche pour ne plus subir une
situation de crise chaque prin-
temps et chaque été à cause des
réservoirs d’eau vides.
— Alexeï Iachkine
Publié le 9 juin
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020 TRANSVERSALES. 37

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Pétrole : des hauts et des bas

En avril, le prix du baril de pétrole a atteint son niveau le plus bas depuis trente-quatre ans.

Évolution du cours du pétrole brut (1986-2020)

Variation hebdomadaire et grands événements Hausse
de la production
Choc pétrolier de schiste bitumineux
aux États-Unis
Première 2008 2015
guerre du Golfe Crise du Covid-19
Ronald Reagan 1990 2020
dérégule
l’industrie
pétrolière
des États-Unis.
1981
L’Alena
permet au Mexique
d’exporter son pétrole Guerre L’Opep réduit
à bas prix. en Afghanistan la production
1994 pour stabiliser Prix
2002 les prix. du baril*
(en dollars)
142,52 dollars 2017
150
L’Opep moyenne
renforce la hebdomadaire
production. la plus élevée
1987 7 AVRIL 2008

Création
de l’Opep 120
(Organisation
des pays Récession
exportateurs 1991
de pétrole)
1960

90

60

30

3,32 dollars
moyenne hebdomadaire la plus faible
24 AVRIL 2020

0
1960 1981 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012 2014 2016 2018 2020

Sources : EIA – www.eia.gov/ ; The Balance – www.thebalance.com/ ; Investopedia – www.investopedia.com/ * Prix du brut West Texas Intermediate (WTI)

HOWMUCH. Ce site américain est consacré à la datavisualisation hausse. En mars, l’Arabie Saoudite a décidé brutalement
économique. Celle-ci a été publiée le 20 mai, quasiment un mois d’augmenter sa production pour répondre à la guerre des prix
La source jour pour jour après que le prix du pétrole a atteint son plus bas déclarée par la Russie. Les cours, qui avaient déjà plongé depuis le
niveau depuis trente-quatre ans. En mai les prix sont repartis à la début de la crise sanitaire mondiale, baissent encore.
360
38. Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020

MAGAZINE
J.K. Rowling dans la tourmente • Culture ....... 44
Impressionnante Normandie • Voyage ............. 46

LE PCC, LA TRÈS SECRÈTE

CONFRÉRIE BRÉSILIENNE
DU CRIME
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
↙ Des armes saisies par la police
de São Paulo, en mai 2006. La ville
est alors le théâtre d’une vague de
violences orchestrées par le PCC.
Photo Estado/Sipa
ENQUÊTE
SOURCE
EL PAÍS
Madrid, Espagne
Quotidien, 113 000 ex
elpais.com
Fondé en 1976, six mois après la mort
de Franco, “Le Pays” est le journal le plus lu
en Espagne. Il appartient au groupe espagnol
Créée dans les années 1990 dans les sinistres
prisons du Brésil, cette organisation forte
de ses 35 000 membres domine aussi bien le trafic
de drogue que l’appareil pénitentiaire et les favelas.
Partout où l’État de droit avait cessé d’exister, elle
a imposé sa loi et ses règles. —El País (extraits) Madrid
J
udite se rappelle parfaitement le premier contact.
Cela se passait en 2006, elle avait 16 ans. Son frère
Artur venait de mourir à l’hôpital, après avoir
été violemment agressé par des homophobes.
Le Premier Commando de la capitale (PCC) a
frappé à la porte de chez elle. Quand elle a ouvert,
elle a vu “un garçon tout mince, à lunettes, l’air d’un nerd”.
“Tu es la sœur d’Artur ? lui a-t-il demandé.
— Oui, c’est moi.
— Je peux parler avec ton père ?”
Le père de Judite est sorti et a lancé :
“Qu’est-ce que tu veux ?
— Parler d’Artur. Nous savons que vous êtes de la police,
mais nous venons vous proposer de tuer les assassins de votre
fils. De la manière que vous voudrez.”
Judite raconte que son père, impressionné, a décliné
la proposition. Il faisait confiance à la justice divine. “Le
garçon en est venu à dire : ‘Si vous voulez, on filme’”, raconte
cette Brésilienne qui a grandi à Mogi das Cruzes, à la péri-
phérie de São Paulo, dans un quartier où quelques-uns
de ses camarades de classe fumaient du crack et d’autres
étaient en prison ou morts. Cette journaliste de 30 ans
préfère utiliser ce nom [Judite] pour se protéger quand
elle parle de la mystérieuse confrérie de délinquants qui
domine la vie quotidienne de dizaines de prisons et de
centaines de favelas du Brésil.
Le PCC est l’organisation criminelle la plus puissante
d’Amérique du Sud. Elle a vu le jour dans la prison de
Taubaté, l’une des plus cruelles de São Paulo, l’année sui-
vant le pire massacre carcéral de l’histoire du Brésil [en
1992, 111 détenus ont été tués par la police militaire lors
d’une révolte à Carandiru, une autre prison de São Paulo ;
ancienne plus grande prison d’Amérique latine, elle a été
détruite en 2002]. À l’époque, les prisons du pays se trou-
vaient dans un état encore pire qu’aujourd’hui. Chacune
était soumise à l’autorité d’un caïd, qui pouvait autoriser
le viol de l’épouse d’un prisonnier endetté, abuser sexuel-
lement des détenus les plus vulnérables, ou encore attri-
buer les cellules, raconte Sidney Salles, âgé de 52 ans.
Lui-même en louait une en solo pour ses rencontres
intimes. “Ceux qui avaient le plus d’argent vivaient mieux et
dominaient les autres prisonniers”, explique-t-il, aujourd’hui
installé dans sa maison à Várzea Paulista [une ville de
l’État de São Paulo]. “Puis le PCC a commencé à s’occuper
des détenus. Souvent des personnes vulnérables, en danger.”
360o. 39
Prisa. Fin 2013, elpais.com a lancé deux
nouvelles éditions en Amérique latine, dotées
de leurs propres rédactions. La première,
El País Brasil, a été développée en portugais
pour un lectorat brésilien. La seconde, El País
América, offre un contenu différencié pour
les lecteurs du continent américain.
Sidney a été incarcéré six ans dans la prison de Carandiru
pour braquage. Là, il a été témoin de l’ascension du PCC.
Il a pu troquer son passé de malfrat pour des habits de
pasteur évangéliste, survivant de cette époque brutale où,
dans les prisons, tout se résolvait à coups de poing ou de
couteau. “Pour ne pas faire pleurer sa mère, il fallait faire
pleurer celle d’un autre.” Mais le 31 août 1993, l’enfer de la
vie carcérale a commencé à changer grâce à un match de
football disputé dans la cour de la prison de Taubaté. C’est
le jour de la naissance du PCC.
Cet acronyme, qu’on attribuerait volontiers à un parti
communiste chinois ou cubain, n’est autre que celui d’une
organisation criminelle brésilienne qui a baptisé environ
35 000 “frères” lors d’un rituel tenu secret. Si la ville de
São Paulo en est l’épicentre, elle agit partout au Brésil et à
l’étranger. Dans ce monde du crime, certains sont cadres,
d’autres ouvriers. Le PCC contrôle un trafic de drogue
qui génère quelque 100 millions de dollars par an, sans
même compter les extraordinaires bénéfices provenant
des ventes européennes. L’organisation est présente dans
tous les pays sud-américains et collabore avec plusieurs
mafias de l’autre côté de l’Atlantique. C’est une organisa-
tion aussi singulière que méconnue en dehors de la région.
En janvier dernier, elle a marqué l’histoire du Paraguay
en y organisant la plus grande évasion carcérale jamais
vue dans le pays [plusieurs dizaines de détenus se sont
échappés grâce à un tunnel].
D’après les chercheurs, le match de football qui a
opposé en 1993 le Premier Commando de la capitale au
Commando Caipira est un moment charnière au cours
duquel le pouvoir sur la prison change de mains. L’équipe
victorieuse tue et décapite le caïd ainsi que le vice-pré-
sident du pénitencier. Puis, elle roue de coups la tête du
premier et empale celle du second sur un pieu, à la vue
de tous. C’est ce que décrit Fatima Souza dans son livre
PCC : a facção [“Le PCC : la faction”, non traduit en fran-
çais]. Une scène d’une barbarie inédite.
Les huit détenus qui sortent victorieux du match forgent
une alliance. Ils deviennent “frères”. Leurs ennemis : non
pas d’autres prisonniers, mais le système et les autorités.
Ils exigent qu’on respecte leurs droits. Ils acceptent de ter-
miner leur peine, mais ne toléreront plus qu’on les assas-
sine derrière les barreaux, qu’on persécute leurs familles
ou qu’on les prive d’eau pour se laver. Ils vont réussir à
incarner la voix des détenus face à l’État. Ils assoient leur
40. 360o Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020

pouvoir par la délinquance ; tout en mettant en place

leurs propres méthodes de commerce et de résolution des La première revendication femmes a tout de même donné lieu à une campagne leur
offrant leur cotisation mensuelle en échange du baptême,
conflits dans les quartiers les plus malfamés.
Peu à peu, l’hégémonie du PCC gagne les prisons et les du PCC : que les droits raconte Biondi.
Cette cotisation s’élève à environ 1 000 reais, soit
quartiers. Lincoln Gakiya, le procureur qui cherche depuis
2006 à mettre ses responsables sur le banc des accusés,
des prisonniers soient 165 euros, mais est réduite pour les membres emprison-
nés. Elle permet de financer les visites des proches dans
explique que le noyau dur est constitué de 35 000 frères
baptisés en vingt-sept ans d’existence, autour desquels
respectés. les prisons reculées, mais aussi l’achat d’armes, de nour-
riture pour les familles les plus démunies ou de cadeaux
gravitent des centaines de milliers d’autres délinquants de Noël pour les enfants.
et trafiquants, mais aussi des femmes de ménage, des Et ce même s’il faut communiquer par téléphone portable Pour garder la police à distance et s’assurer que rien
maçons, des vendeurs ambulants ou faisant du télémar- depuis une prison. Le sociologue insiste aussi sur le fait ne vient perturber son commerce, le PCC a mis en place
keting. Tous vivent au rythme du Premier Commando qu’ils ne font pas affaire avec n’importe qui. Leurs parte- un système judiciaire complexe qui lui est propre et qu’il
de la capitale. Ils appellent cela vivre en harmonie avec naires se doivent de n’avoir “jamais violé, tué injustement, applique à l’intérieur et hors des prisons : l’accusé a le
le PCC, et utilisent aussi le mot “harmonie” pour quali- commis de faute grave lors d’une mission, ni eu la faiblesse de droit de se défendre, il est interdit de tuer sans autori-
fier les zones d’opération de l’organisation. Le crime orga- moucharder”. Abuser d’enfants, assassiner sans autorisa- sation, et tous les verdicts doivent être débattus jusqu’à
nisé se niche là où l’État fait défaut. tion, appartenir à un groupe rival ou dénoncer un “frère” déboucher sur un consensus. Ils résolvent tous types de
Le PCC ne fonctionne pas tout à fait comme un cartel sont autant de fautes qui se paient par la mort ; répéter cer- conflit, explique Rodrigo, pseudonyme d’un cinéaste âgé
mexicain, la mafia italienne ou les autres organisations taines erreurs est passible d’exil. Et les premières infrac- de 42 ans et résident à Brasilandia. Cet ensemble de fave-
criminelles au Brésil, disent les universitaires qui l’ont tions, d’avertissements ou d’amendes. las de São Paulo, qui rassemble 280 000 habitants et qui
étudié. Le groupe applique sa propre justice, interdit le
crack dans ses prisons, contrôle les prix des drogues à
São Paulo, et revendique la chute spectaculaire des homi-
cides dans la mégapole depuis ces vingt dernières années.
Le procureur Gakiya ajoute que le PCC a la mainmise sur
ses réseaux de trafic de drogue, de la production jusqu’à
la livraison dans des ports à l’autre bout de l’Atlantique.
Ses collaborateurs européens et africains se chargent
de la dernière étape : apporter la marchandise jusqu’aux
narines des Européens.

B
ien que l’organisation observe une charte et
diffuse des circulaires, son fonctionnement
reste nébuleux. Aucun “frère” n’ira clamer sur
les toits ni même admettre son appartenance
au PCC. Impossible de savoir comment ils se
reconnaissent entre eux. Certains chercheurs
soulignent l’aspect commerçant de leurs méthodes,
d’autres les qualifient de militaires. Pour le sociologue
Gabriel Feltran, auteur du livre Irmãos, uma historia
do PCC [“Frères, une histoire du PCC”, non traduit en
français], les loges maçonniques font une meilleure
comparaison : “Il s’agit d’une société secrète structurée
autour de la distinction entre les affaires individuelles et
l’organisation politique. Imaginons trois francs-maçons :
le premier tient un restaurant, le deuxième un atelier La charte du PCC comporte 18 articles : les premiers n’est pas desservi par le métro, a connu plus de morts
de réparation, et le troisième est écrivain. Chacun gère disposent que les membres doivent jurer de “lutter pour dues au Covid-19 que le reste de la ville. Ici, les conflits
ses propres affaires qui n’ont rien à voir avec la franc- la paix, la justice, la liberté, l’égalité et l’unité” sans jamais se gèrent selon la méthode PCC.
maçonnerie. Mais quand ils décident d’appartenir à perdre de vue l’objectif de “développer l’organisation” en res- “Appeler la police pour résoudre mes problèmes ? Non, je
cette confrérie, ils deviennent tous les trois des ‘frères’. pectant “le code moral du crime”. On ne rentre dans le PCC vais plutôt en parler au PCC. Ça peut être n’importe quoi,
Si le restaurant gagne plus d’argent que l’atelier, cela que sur invitation d’au moins deux autres membres, qui d’un viol à une paire de baskets volées.” Ou encore une voi-
n’implique aucune distinction au sein de la confrérie. deviennent les parrains du baptisé, explique Karina Biondi, ture mal garée, une mère qui souhaite qu’on parle à son
C’est au contraire un réseau d’entraide.” Cela fait quinze anthropologue auteure de Junto e misturado : uma etno- fils toxicomane, ou un dentiste qui ne se présente pas à
ans que Feltran étudie les dynamiques qui régissent grafia do PCC [“Ensemble et solidaires : une ethnographie son cabinet. Et quand le PCC refuse d’intervenir, les habi-
le PCC en recueillant les témoignages de centaines du PCC”, non traduit en français]. Dans cet ouvrage, elle tants commencent à se plaindre : “Ce quartier est à l’aban-
d’habitants des favelas de São Paulo. explique que le groupe recherche des candidats aux com- don, personne ne s’occupe de nous.”
“Cette organisation, unique en son genre, accorde beaucoup pétences bien définies. En haut de la liste, un fort pouvoir

d’indépendance à ses membres dans leur activité criminelle
à condition de ne pas tomber dans la prédation”, confirme
Steven Dudley, qui étudie le crime organisé au sein d’In-
Sight Crime [un site d’analyse et d’investigation spécia-
lisé dans le crime organisé aux Amériques et dans les
Caraïbes]. Dans son e-mail, il souligne que le PCC “inter-
dit l’extorsion, […] chose inhabituelle pour une organisation
exerçant un tel contrôle sur son territoire”.
En bref, si tout va bien pour les “frères”, tout va bien
pour le PCC. Feltran le décrit comme un réseau de col-
laboration de délinquants fondé sur le débat, qui permet
d’arriver à un consensus pour chaque décision à prendre.
de persuasion, mais aussi de l’éloquence et un parcours
attestant de leur loyauté au crime.
“Plusieurs femmes m’ont confié s’être senties vexées lors de
l’adhésion de leur mari. Elles se disent alors : je suis secon-
daire, il préfère le PCC”, raconte Biondi, qui enseigne égale-
ment à l’université d’État du Maranhão. Cela fait plusieurs
années qu’elle s’intéresse aux activités carcérales du PCC.
Elle explique qu’il y a quelques années le PCC a ouvert ses
portes aux femmes : celles-ci peuvent devenir des sœurs.
Elles restent cependant peu nombreuses, du fait de la dif-
ficulté de trouver sa place dans un milieu si résolument
sexiste. L’intérêt que porte le PCC pour l’inclusion des
L
a confrérie se substitue donc à la justice clas-
sique. En janvier dernier, la police interroge
Giulia Candido, âgée de 21 ans, sur la mort
de son bébé avant de la laisser partir. Puis, le
PCC prend la situation en main. Le nourrisson
était déjà mort lors de son arrivée à l’hôpital
et présentait des traces de morsure sur le visage, ainsi
que des fractures au crâne, au torse, à la mâchoire, au
nez et à la clavicule. Selon les policiers, rien n’indique
que la mère a pu être à l’origine de ces blessures fatales.
Mais Giulia est séquestrée par des malfrats affiliés au
PCC pour répondre de ce crime. Par chance, elle est
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
sauvée par la police. D’après les autorités, le PCC l’avait
condamnée à mort.
La série brésilienne Sintonia, diffusée sur Netflix [depuis
août 2019], met en scène l’un de ces procès, cependant
sans mentionner le nom de l’organisation. Plusieurs cri-
minels débattent debout, en cercle, dans un navire aban-
donné. Un “frère” est accusé d’avoir tué un drogué sans
permission. Un autre fait office de procureur et un troi-
sième, qui dirige la séance, appelle l’un des parrains de
l’accusé pour qu’il présente les arguments de la défense.
S
’il s’agit d’un système géré par des criminels,
le sociologue Feltran soutient que c’est le
seul qui se rapproche d’une justice rapide,
efficace et gratuite pour un grand nombre
des quartiers les plus pauvres et délais-
sés du Brésil. Au cours des treize années
qui se sont écoulées depuis le meurtre homophobe
d’Artur [le frère de la journaliste Judite, citée en
début d’article], personne n’a été traduit en justice.
Le procureur Gakiya a été pris pour cible par l’orga-
nisation pour la première fois peu après la naissance
de son deuxième fils, il y a quinze ans. “Je revenais de la
maternité avec ma femme quand ils m’ont averti ; [mes supé-
rieurs] m’ont conseillé de prendre un congé de deux semaines.”
Lors de son retour au travail, il souhaite connaître la
gravité de la menace qui pèse sur lui. “Savoir qui, com-
ment, où, et pourquoi cette menace de mort.” Ainsi débute
sa traque du PCC.
Comme l’explique le représentant de la justice qui a
le plus enquêté sur le PCC, le trafic de drogue consti-
tue le fonds de commerce de cette organisation pré-
sente dans toute l’Amérique du Sud (en particulier au
Paraguay et en Bolivie), mais aussi aux États-Unis, au
Portugal, en Espagne, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni.
“Si le Brésil reste son principal marché, elle a atteint le point
de non-retour en Europe, source de bénéfices fabuleux sans
grande prise de risque”, explique Gakiya. Par exemple, un
gramme de cocaïne se vend 12 euros au Brésil, mais 60
à Barcelone et 78 à Berlin, et ne reste bon marché qu’en
Colombie. Le blanchiment d’argent est en conséquence
devenu une priorité. Au début de son enquête, Gakiya
découvre que son propre meurtre a été commandité
depuis une prison proche de São Paulo où ont été détenus
des années durant les huit dirigeants de l’organisation.
Si les prisonniers trouvent toujours un moyen de com-
muniquer et créent leurs propres langages, l’arrivée de
la téléphonie mobile a changé la donne. Sans portables,
le PCC n’aurait jamais pu construire son empire actuel.
L’organisation a pour la première fois tapé du poing
sur la table il y a vingt ans, aux débuts de la téléphonie
mobile, en organisant des soulèvements simultanés
dans une trentaine de prisons de l’État de São Paulo.
Le 18 février 2001, le PCC se dévoile au grand public
en prenant en otage 10 000 visiteurs venus voir leurs
proches emprisonnés.
Cinq ans plus tard, ils frappent à nouveau. Des cen-
taines de membres du PCC sont transférés vers d’autres
pénitenciers suite à la découverte d’une mutinerie pla-
nifiée pour la fête des Mères ; un sacrilège dans un pays
où les mères sont sacro-saintes. En représailles, le PCC
s’en prend directement à l’État. Tous ceux qui étaient
Sans l’arrivée de
la téléphonie mobile,
le PCC n’aurait jamais pu
construire son empire.
présents à São Paulo en mai 2006 se souviendront à
jamais des événements : le groupe s’attaque simultané-
ment à des policiers, des commissariats et des casernes
tandis que, dans des dizaines de prisons, les détenus
se soulèvent contre les gardes, paralysant ainsi la plus
grande ville d’Amérique latine. Écoles, commerces et
banques ferment. Les bus cessent de circuler. Près de
560 personnes meurent en deux semaines [chiffres non
officiels], en partie sous les tirs de la police.
Trois semaines plus tard se déroule l’une des scènes
les plus surréalistes de l’histoire du PCC. Comme on
peut le lire dans Irmãos, l’ouvrage de Feltran, huit dépu-
tés membres d’une commission d’enquête sur le trafic
d’armes rendent visite au détenu Marcos Williams Herbas
Camacho, dit Marcola, un braqueur charismatique,
360o. 41
intelligent et féru de lecture, pour recueillir son témoi-
gnage. Dirigeant de l’organisation criminelle pendant
des années, il a été l’un de ses premiers baptisés et est
considéré comme une icône du PCC. La transcription
de ces quatre longues heures d’entretien occupe plus de
200 pages et permet d’entrevoir l’âme de l’homme, mais
aussi celle du groupe, notamment à travers la guerre fra-
tricide que Marcola venait de remporter. Dans cet extrait,
il parle de la confrontation avec son prédécesseur :
“Il manquait simplement de motivation pour que l’ami-
tié continue.
— Que s’est-il passé ?
— Divergences d’opinions. Il était très radical, et j’ai pensé
qu’il finirait par nous mettre tous dans l’embarras.
— Que voulait-il ?
— Il voulait perpétrer des attentats et, à l’époque, j’y
étais totalement opposé. Notre désaccord a grandi. Et
comme il avait le pouvoir suprême, je courais un grand
danger dans le système pénitentiaire de São Paulo.”
← ← ← Cracolândia, dans le centre-ville
de São Paulo, est un quartier de sinistre
réputation, bastion du trafic de crack
et du PCC. Ici en 2017.
Photo Nelson Antoine/AP/Sipa.
← ← Dans la prison d’Alcaçuz (nord-ouest
du Brésil), en janvier 2017. Des détenus
du PCC affrontent des membres
du Comando Vermelho, un gang de Rio. Photo
Andressa Anholete/AFP.
← En juin 2006, à São Paulo. Un bus municipal a
été pris pour cible
par des hommes armés, une attaque
que la police attribue au PCC.
Photo Mauricio Lima /AFP.
Marcola a remporté cette guerre pour le pouvoir au prix
de la vie de sa première épouse, une avocate. Ses rivaux
l’ont abattue de deux balles devant la porte de sa maison.
Né en 1968 à Osasco, en périphérie de São Paulo,
Marcola a aujourd’hui 52 ans. Après des débuts de pick-
pocket, une activité mal perçue dans le milieu, il s’est
hissé au rang de braqueur, c’est-à-dire l’élite de la délin-
quance brésilienne de l’époque. Il a passé plus de la moitié
de sa vie en prison, s’en est échappé plusieurs fois, et fait
partie des rares malfrats qui ont pu savourer le fruit de
leurs délits. À la fin des années 1990, il se déplaçait en
jet privé. Aujourd’hui, son épouse lui rend visite régu-
lièrement. Ils ont plusieurs enfants, dont un qui étudie
en Australie, raconte le procureur.
Feltran, qui a sillonné les favelas, ne partage pas la
vision des choses du procureur. Pour lui, le PCC “n’est
pas un cartel à chefs”. Il indique qu’au Brésil l’ethnogra-
phie indigène témoigne de l’existence “de nombreux
exemples d’organisations horizontales. Et je suis persuadé
que le PCC en fait partie.” Selon l’anthropologue Biondi,
“la parole du PCC n’est pas souveraine”. Elle évoque deux
exemples : premièrement, le cas des baptisés d’un quar-
tier qui se sont absentés pour ne pas recevoir la circu-
laire ordonnant, pour chaque “frère” tué par la police,
42. 360o
le meurtre de deux agents. Et deuxièmement, celui des
détenus qui ont refusé “d’accueillir dans chaque cellule
un homosexuel plutôt que de les laisser tous dans la même
cellule”, au motif qu’à travers cette décision, le PCC “les
opprimait”.
Dans la rue, l’organisation est de prime abord invi-
sible. Dans des lieux comme Brasilandia, rien ne semble
trahir le pouvoir qu’exerce le PCC : pas un drapeau, pas
une pancarte. On est bien loin de l’exhibitionnisme
des trafiquants de Rio de Janeiro, qui vont jusqu’à se
filmer avec leur portable tandis qu’ils dansent sur du
funk en agitant leur fusil. Au contraire, leurs méthodes
reflètent la modération caractéristique des Brésiliens
de São Paulo. Mais si l’on est aux aguets le matin,
en semaine, lorsque les rues se sont vidées des tra-
vailleurs, on remarque dans beaucoup de quartiers
des groupes de jeunes s’affairant. Il s’agit d’adoles-
cents, parfois d’adolescentes, qui vendent de la mari-
juana ou de la cocaïne.
Dès son arrivée dans les favelas, le PCC impose des
prix de vente à ses trafiquants afin d’éviter la concur-
rence et les conflits. “Le PCC n’a pas le monopole de la vente
de drogue à São Paulo, explique Feltran, il se contente de
réguler le marché.” Pour les habitants, l’arrivée du PCC
a tout révolutionné, raconte Rodrigo, le cinéaste : “Ils
ont apporté la paix dans les banlieues. Ce que le gouver-
nement a échoué à faire pendant des décennies, le PCC y
est arrivé en un mois. Ça a été incroyable.” Le quotidien
de millions de personnes s’en est retrouvé bouleversé.
Pendant son adolescence, Rodrigo était régulièrement
témoin de fusillades. Mais si, dans les banlieues, le mérite
de la baisse des indices de violence est attribué au PCC,
Gakiya et d’autres procureurs, eux, en doutent.
Selon les calculs de Gakiya, le trafic de drogue rap-
porte au PCC quelque 100 millions de dollars par an.
Rien de très impressionnant par rapport à certains car-
tels d’Amérique latine, mais ce calcul n’inclut pas les
bénéfices réalisés à l’étranger, qui n’ont pas encore pu
être estimés. Pour bien comprendre les sommes extra-
ordinaires que promet la vente de cocaïne en Europe,
il faut la comparer à d’autres activités, comme le vol à
main armé de voitures de luxe, très courant à São Paulo.
Ainsi deux jeunes, par exemple, se voient-ils proposer
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
“Le PCC s’est mis
à jouer le rôle de l’État
et continue à le faire.”
Sidney Salles,
PASTEUR ÉVANGÉLIQUE
900 reais chacun, soit deux fois 150 euros, pour le vol
d’un pick-up Toyota Hilux. Il faut ensuite le faire rouler
jusqu’à la frontière bolivienne pour l’échanger contre cinq
à sept kilos de cocaïne base qui, une fois coupée, pourra
être vendue au Brésil pour un total de 76 000 euros. Et
de l’autre côté de l’Atlantique, chaque kilo pourrait rap-
porter 80 000 euros. Ce petit négoce est si lucratif que
1 149 Toyota Hilux ont été volés au Brésil en 2017.
Le dernier projet d’assassinat de Gakiya remonte à
la fin de l’année dernière, après qu’il a dispersé, dans
← Condamné à la prison
à vie, Marcos Camacho,
dit Marcola, passe
pour le chef du PCC.
Ici, en janvier 2020,
il est transféré en
hélicoptère vers un hôpital
de Brasilia où il doit
recevoir des soins.
Photo Sergio Lima/AFP
des prisons différentes, 22 hommes soupçonnés d’être
des leaders du PCC, Marcola en tête. Aujourd’hui déte-
nus dans des pénitenciers fédéraux, plus modernes
et mieux surveillés que les établissements d’État, ces
hommes passent vingt-deux heures par jour à l’isole-
ment. Évidemment, Gakiya aurait préféré être soutenu
dans la signature de cet ordre de transfert, notamment
par des autorités judiciaires et politiques, afin de ne pas
redevenir l’ennemi numéro un du PCC. Sa stratégie est
maintenant d’amplifier les tensions internes à l’organi-
sation jusqu’à ce qu’elle implose.
En avril dernier, en pleine pandémie de Covid-19, le
PCC a subi un nouveau coup dur, l’arrestation de “son
principal fournisseur de cocaïne, bien que ce ne soit pas le
seul”, explique le procureur. Gilberto dos Santos, dit
Fuminho, a été interpellé [le 13 avril] au Mozambique et
s’il “n’appartient pas au PCC”, c’est un ami de Marcola.
Les députés et procureurs brésiliens admettent eux-
mêmes l’importance des prisons pour les grandes orga-
nisations criminelles. L’univers carcéral est propice au
recrutement de nouveaux membres au nez et à la barbe
du gouvernement. Puisqu’il est de notoriété publique
que ces groupes se partagent le contrôle des prisons,
les nouveaux détenus se voient souvent demander [par
l’administration] s’ils préfèrent être placés dans l’aile du
PCC ou dans une autre. Gakiya ajoute qu’il est monnaie
courante de se faire passer pour un membre du PCC si
l’on vient d’une faction rivale, voire tout bonnement de
retourner sa veste. Simple stratagème de survie.
Le 1er janvier 2017, tandis que le Brésil récupère des fes-
tivités du nouvel an, une atmosphère sinistre s’installe
dans la cour de la prison de Manaus, dans l’État d’Ama-
zonas. Peu après les visites, les caméras de surveillance
enregistrent des dizaines de détenus armés de fusils,
de pistolets, de machettes, de bâtons et de barres de
fer pourchassant des prisonniers appartenant au PCC.
L’organisation y étant minoritaire, les “frères” faisaient
partie des indésirables, aux côtés des violeurs et des ex-
policiers. Durant les dix-sept heures que dure l’émeute,
56 détenus sont assassinés, pour la plupart des membres
du PCC ou affiliés à celui-ci : décapitations, cœurs arra-
chés et immolations par le feu s’enchaînent. Les scènes
de barbarie sont relayées via WhatsApp.
Cet épisode a été le coup le plus dur porté au PCC. Six
jours plus tard, dans une prison située à 800 kilomètres de
là, à Boa Vista, l’organisation tue, en guise de représailles,
33 membres ou alliés locaux du Comando Vermelho, le
groupe le plus puissant de Rio. Cette orgie de violence
marque la fin de l’alliance entre les deux principaux
groupes criminels du pays. Elle signe aussi le début d’une
guerre pour le contrôle des prisons et des routes de la
drogue qui va ravager le nord et le nord-est du Brésil.
Pour renforcer ses rangs, le PCC a simplifié les procé-
dures de recrutement.
U
ne année plus tôt, le PCC avait réalisé son opé-
ration la plus spectaculaire, visant à éliminer
les obstacles à son expansion à l’international.
Les “frères” ont tendu une embuscade au 4x4
blindé du Brésilien Jorge Rafaat, surnommé
“le roi de la frontière”, qui avait la main-
mise sur le trafic de drogue et la contrebande dans la
région. Ils l’ont assassiné : cela faisait un rival de moins.
Réglée comme une horloge, l’opération s’est déroulée à
Pedro Juan Caballero, la première ville de l’autre côté
de la frontière paraguayenne.
Depuis des décennies, les prisons brésiliennes sont
un immense trou noir. Dans les années 1990, il était
plus risqué pour un criminel d’être derrière les bar-
reaux que dans la rue. Les délinquants s’entre-tuaient
pour n’importe quels motifs, à l’intérieur et hors des
prisons. Et parfois, ils étaient liquidés. Le PCC n’aurait
pas peut-être pas vu le jour ni ne se serait étendu aussi
rapidement sans le massacre le plus meurtrier de l’his-
toire du Brésil, [perpétré par la police militaire] dans
la prison de Carandiru, en 1992. Sidney Salles a sur-
vécu à ce massacre et abandonné le crime pour deve-
nir pasteur évangélique. Il supervise aujourd’hui cinq
centres de réhabilitation et donne des conférences
jusqu’à Harvard sur ce système carcéral. Selon lui, l’ar-
rivée de la confrérie a été bénéfique pour une grande
partie des détenus.
Dans un pays comme le Brésil, où la population car-
cérale dépasse les 800 000 personnes, l’ascension du
PCC a bouleversé la vie des prisonniers, explique Sidney.
Subitement, il y avait quelqu’un pour défendre les vic-
times de viol, ceux qui ne recevaient pas de visite de leur
famille faute de moyens pour financer le voyage, ou encore
ceux qui n’avaient ni eau ni brosse à dents. “Le PCC s’est
mis à jouer le rôle l’État, et continue de le faire à ce jour.”
—Naiara Galarraga Gortázar et Gil Alessi
Publié le 13 juin
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44. 360o
culture.
—The New York Times (extraits)
New York
Q
uand J.K. Rowling s’est vu accuser
de transphobie voilà deux ans pour
avoir “liké” un tweet qui qualifiait
les femmes transgenres d’“hommes en jupe”,
bon nombre de fans de Harry Potter ont été
tentés d’accorder à leur auteure bien-aimée
le bénéfice du doute. Peut-être ne s’agis-
sait-il vraiment que d’un accident, d’une
“parole maladroite de quelqu’un qui arrive
à un certain âge”, comme l’avait expliqué
à l’époque l’agent de J.K. Rowling.
Puis certains se sont aperçus que J.K.
Rowling suivait sur Twitter des gens qui
qualifiaient d’“hommes” les femmes trans-
genres. En décembre, l’intéressée a clari-
fié sa position en apportant un soutien
appuyé à une consultante [en fiscalité]
britannique qui poursuivait son ancien
employeur, s’estimant victime de discri-
minations liées à ses opinions critiques
sur le concept de genre, et en l’occur-
rence sur l’assignation sexuelle à la nais-
sance [qu’elle avait défendue en écrivant
notamment sur Twitter que “les hommes
ne peuvent pas se transformer en femmes”].
“J’ai eu l’impression que ça ne s’arrêterait
pas là”, confie Melissa Anelli, fan de longue
date de Harry Potter et cofondatrice de
Peut-on séparer
J.K. Rowling
de son œuvre ?
Une partie de la très vaste communauté des fans
de Harry Potter voudrait faire vivre l’univers du
sorcier sans sa créatrice, accusée d’être transphobe.
Cette journaliste américaine les a rencontrés.
Leaky Cauldron [“Le chaudron baveux”,
l’un des plus importants sites de fans de
Harry Potter, baptisé en hommage à un pub
de la fiction]. Les faits lui ont donné raison.
Pour commencer, la créatrice de la saga
s’en est prise [au mois de juin] à un article
qui parlait de “personnes qui ont leurs
règles” en sous-entendant que ses auteures,
dans leur tentative maladroite d’englo-
ber les transgenres, avaient eu tort de ne
pas employer le mot “femme” [voir enca-
dré]. Face aux critiques suscitées par ses
déclarations, J.K. Rowling a publié un
essai de 3 700 mots sur le genre, le sexe,
la maltraitance et la peur : “Je refuse de
plier devant un mouvement qui, à mon sens,
commet des dégâts évidents en s’en prenant
à la ‘femme’ en tant que catégorie politique
et biologique, et en offrant ainsi une couver-
ture aux prédateurs.”
no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
Chez les fans de Harry Potter – dont le
premier tome a été publié voilà vingt-trois
ans, ce qui fait d’eux l’une des communau-
tés de fans la plus ancienne de l’histoire de
la Toile –, un débat s’est ouvert. Certaines
discussions ont été houleuses, les fans qui
soutenaient les opinions de J.K. Rowling
s’opposant à ceux qui les trouvaient nauséa-
bondes. D’autres pensaient qu’on pouvait
très bien aussi se détourner des polémiques
du monde réel et se focaliser à la place sur
ce qui se passe dans l’univers des sorciers.
Source de stress. Chez les fans qui
dénoncent énergiquement les opinions
de J.K. Rowling, le débat tourne autour
de la question de savoir comment prendre
ses distances avec une auteure à l’origine
d’un univers fantastique qui rythme leur
vie au quotidien. Ils écoutent des podcasts
égrenant les chapitres de la saga, se font
tatouer les armoiries de Poudlard [l’école
des sorciers que fréquente Harry Potter]
ou l’emblème des Reliques de la mort [qui
ont donné son titre au dernier tome de la
série], et assistent à des congrès comme
la LeakyCon, qui draine chaque année des
milliers d’amateurs. Certains ont même
bâti leur carrière sur la saga.
[Début juin], certains fans ont fait savoir
qu’ils avaient tout bonnement décidé de
quitter cet univers décliné en sept tomes,
huit films et une franchise dont le succès
ne se dément pas. D’autres ont expliqué
qu’ils essayaient de faire la part des choses
entre l’artiste et son œuvre, afin de rester
dans la communauté tout en dénonçant
les positions de quelqu’un qu’ils avaient
naguère porté aux nues. “J.K. Rowling nous
a donné Harry Potter, elle nous a donné cet
univers”, rappelle Renae McBrian, une
jeune écrivaine qui collabore bénévole-
ment au site MuggleNet, créé lui aussi
par des fans de la saga. “Mais nous, on a
créé la communauté, on a créé la magie et
les liens qui unissent cette communauté. À
nous de les préserver.”
L’essai [publié sur le blog de J.K.
Rowling] a particulièrement choqué les
fans transgenres et non binaires [qui ne se
considèrent ni comme femme ni comme
homme], dont beaucoup trouvaient une
forme de réconfort dans l’univers de Harry
Potter et voyaient dans la saga une échap-
patoire à leur anxiété. Rori Porter, une
auteure et conceptrice de sites Internet
qui a commencé à lire la saga voilà vingt
ans, à l’âge de 10 ans, s’était mise à écou-
ter les livres audio de la série pour se
détendre et s’endormir, jusqu’à ce que la
polémique n’éclate en décembre dernier.
Femme transféminine – ce qui, dans sa
définition, signifie qu’elle a été déclarée
homme à la naissance, mais qu’elle se
sent femme –, Rori a arrêté son écoute
des livres audio au milieu du Prisonnier
d’Azkaban [le troisième tome de Harry
Potter] et n’a pas recommencé depuis.
Courrier international — no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
incontournable de l’univers de Harry Potter.
Photo Jens Mortensen/The New York Times
La série n’était désormais plus pour elle
un point de repère ni une madeleine de
Proust, mais une source de stress.
Pour Talia Franks, qui est non binaire et
qui travaille pour une organisation appe-
lée Harry Potter Alliance [L’Alliance Harry
Potter], les déclarations de J.K. Rowling sont
inquiétantes et démoralisantes. Mais iel*
a fait savoir qu’iel continuerait à rédiger
sa fanfiction (où les personnages homo-
sexuels abondent), à assister aux concerts
de wizard rock [inspiré de l’univers de la
saga] et à participer à la communauté Black
Girls Create, où il est souvent question de
Harry Potter.
Les associations de fans, qui relaient les
infos spécialisées en publiant des actus sur
les projets de films de la saga des Animaux
fantastiques [dérivée de l’univers de Harry
Potter] ou encore les résultats régionaux
de quidditch [le sport préféré de l’ap-
prenti sorcier], cherchent des moyens de
faire savoir aux fans transgenres et non
binaires qu’ils sont les bienvenus dans ces
communautés.
D’autres amoureux de la saga réflé-
chissent à des moyens de continuer à navi-
guer dans cet univers sans dépenser un
argent qui serait susceptible d’atterrir sur
le compte en banque de J.K. Rowling. Sur
Twitter, le Gayly Prophet Podcast [jeu
de mots créé à partir de “gay” et Daily
Prophet, la Gazette du sorcier dans Harry
Potter] – qui se définit comme un podcast
queer et intersectionnel autour de Harry
Potter – invite les fans à boycotter le parc
d’attractions Harry Potter [à Londres], la
pièce de théâtre Harry Potter et l’Enfant
maudit, et même les films disponibles à
la location. Les producteurs du podcast,
Jessie Blount et Lark Malakai Grey, n’en
sont pas à leur premier coup de griffe à l’en-
contre de la saga et de son auteure, poin-
tant du doigt ce qu’ils considèrent comme
des problèmes (entre autres, des person-
nages noirs inconsistants). Leur but est
de continuer à savourer l’œuvre, tout en
demandant des comptes à l’artiste.
Produits dérivés. Proma Khosla, une
fan de 29 ans qui assiste aux colloques
pottériens depuis l’âge de 15 ans, est éga-
lement adepte des Enquêtes de Cormoran
Strike, une série littéraire commencée par
L’Appel du coucou, que J.K. Rowling a publié
en 2013 sous un nom de plume [Robert
Galbraith]. Le cinquième tome devrait
sortir en septembre mais, en raison des
déclarations transphobes de J.K. Rowling,
Proma explique qu’elle n’a pas l’intention
de l’acheter (“Ça ne me dérange pas de ne pas
savoir comment ça se termine”, assure-t-elle).
La chambre de Karter Powell, une béné-
vole de la Harry Potter Alliance, regorge de
produits dérivés de la saga, des draps Harry
Potter à l’écharpe de la maison Serpentard
[l’une des quatre composantes de l’école
des sorciers Poudlard], en passant par
← La baguette magique, élément
une baguette magique du parc d’attrac-
tions d’Universal [à Orlando, en Floride]
– mais elle ne prévoit pas de racheter ce
type de produits à l’avenir.
Même si la communauté de fans jouait
la carte de l’unité, ce qui est évidemment
impossible, il est peu probable qu’elle puisse
“mettre à l’index” une auteure qui a créé
une franchise pesant plusieurs milliards
de dollars. “On peut toujours dire qu’on va
l’effacer, mais elle va quand même gagner de
l’argent jusqu’à la fin de ses jours”, rappelle
J’Neia Stewart, animatrice du podcast The
House of Black, qui étudie la série à tra-
vers le prisme de la justice sociale.
L’essai de J.K. Rowling, qui a été publié
le 10 juin, dénonce l’emploi à son sujet du
terme “terf” (l’acronyme [en anglais] de
“féministe radicale excluant les trans”),
qu’elle qualifie d’insulte visant à réduire au
silence les femmes comme elle sur le web.
Elle y reprend plusieurs informations erro-
nées qui sont des sujets récurrents dans
Contexte
Une romancière
abonnée
aux polémiques
Déjà critiquée par le passé pour des
prises de position jugées transphobes,
J. K. Rowling a provoqué une tempête
sur Twitter en réagissant, au début de
juin, à une tribune publiée sur la
plateforme Devex (un média consacré
à l’humanitaire) et intitulée “Créer
un monde post-Covid-19 plus juste pour
les personnes qui ont leurs règles”.
Un titre auquel J. K Rowling a réagi
en écrivant : “Je suis sûre qu’il y avait
un terme pour ces personnes, jadis.
Rafraîchissez-moi la mémoire.
‘Fomme’ ? ‘Febmi’ ? ‘Femla’ ?”
Ce commentaire et le texte qu’elle
a ensuite publié pour se justifier ont
entraîné de très nombreuses réactions.
Dans la foulée, plusieurs acteurs
des films Harry Potter ont pris leurs
distances avec l’auteure, et certains
employés de son éditeur, Hachette,
ont exprimé leur réticence à travailler
sur son nouveau roman, qui doit
paraître à l’automne.
Le 5 juillet, c’est à nouveau sur Twitter
que la polémique a rebondi. En cause,
un tweet dans lequel J. K. Rowling
compare les traitements hormonaux
suivis par des personnes transsexuelles
aux thérapies de conversion dont sont
encore victimes de nombreux
homosexuels à travers le monde :
“Je pense, a-t-elle écrit à propos de
“J.K. Rowling nous a donné
Harry Potter. Mais nous,
on a créé la communauté.”
Renae McBrian,
ÉCRIVAINE
cette communauté informelle, affirmant
notamment que le “mouvement” piloté par
des militants transgenres porte préjudice
aux femmes et “fournit une couverture iné-
dite aux prédateurs sexuels”. Pour étayer
ses inquiétudes, J.K. Rowling mentionne
une agression sexuelle dont elle a été vic-
time quand elle avait une vingtaine d’an-
nées. “Quand vous ouvrez grand les portes
des toilettes ou des vestiaires à n’importe
quel homme qui croit être une femme ou qui
se sent femme, écrit-elle, vous ouvrez aussi
la porte à n’importe quel homme qui aurait
envie d’entrer.”
Ce sont essentiellement des parlemen-
taires de droite hostiles à toute législation
la prise d’hormones, que nous assistons
à l’apparition d’un nouveau type de
thérapie de conversion pour jeunes
homosexuels, qui vont ainsi se retrouver
enfermés dans une médicalisation à vie,
avec pour résultat une perte de leur
fertilité ou de leur fonction sexuelle.”
Sans trancher le débat sur le caractère
transphobe ou non de ses tweets,
la correspondante du Guardian
en Écosse (où vit J. K. Rowling)
soulignait en juin l’inquiétude partagée
par des organisations qui luttent contre
les discriminations touchant les
personnes transgenres : “Certains
craignent que si une femme aussi
influente et populaire que Rowling
prend parti sur une question
controversée, le citoyen lambda […]
ne commence à remettre en cause les
droits fondamentaux [des transgenres].”
Une victime de la
“cancel culture” ?
Au cœur de nombreux débats sur la
liberté d’expression dans le monde
anglo-saxon, la notion de cancel culture
(que l’on pourrait traduire
par “culture de la mise à l’index”) reste
“définie de façon vague”, remarquait il y
a quelques mois le New York Times,
qui décrivait ainsi le phénomène :
“Il s’agit d’un comportement répandu
sur Internet, qui consiste à dénoncer
les propos ou les écrits de quelqu’un.
Cette personne est ensuite condamnée
dans une flopée de posts sur les réseaux
360o. 45
inclusive qui jugent dangereux d’autoriser
les personnes transgenres à utiliser les toi-
lettes qui correspondent à leur identité
de genre – arguant que cela augmente-
rait le risque d’agressions et de violations
de la vie privée. Or aucune étude ne vient
étayer leur hypothèse. Des chercheurs ont
à l’inverse établi que les jeunes personnes
transgenres et non binaires avaient plus
de risques de subir une agression sexuelle
quand on leur refuse l’accès aux toilettes
ou aux vestiaires qui leur correspondent.
J.K. Rowling a également tweeté qu’“[elle
respectait] le droit de toutes les personnes
transgenres de vivre de la manière qui leur
paraît le plus authentique et qui les met le
plus à l’aise”.
—Julia Jacobs
Publié le 12 juin
* Nous utilisons ici “iel” pour traduire
le pronom non binaire anglais they employé
dans le texte original.
sociaux. On dit souvent que de telles
personnes ont été ‘effacées’ ou
‘gommées’, ce qui revient à dire que
beaucoup d’autres (y compris peut-être
leurs employeurs) en ont assez d’elles,
ne veulent plus avoir affaire à elles.”
Nombre de soutiens de J. K. Rowling
estiment que l’auteure est victime de
ce phénomène. Alex Massie, journaliste
au sein de l’hebdomadaire britannique
The Spectator, dénonce ainsi un climat
malsain qui empêcherait tout débat sur
la question des identités sexuelles
et de genre : “Par les temps qui courent,
une simple divergence de vues paraît
intolérable, ceux qui défendent des
opinions jugées fausses doivent être
châtiés, mourir sur le bûcher”, écrivait-il
en juin dans ce magazine de référence
des intellectuels conservateurs.
Sans citer explicitement le terme
cancel culture, ni faire référence
aux débats sur le genre, 153 artistes
et intellectuels ont signé le 7 juillet
dans le prestigieux mensuel américain
Harper’s une tribune dénonçant
“l’intolérance envers les points
de vue opposés, la tendance à désigner
des gens à la vindicte publique,
la propension à passer certaines
questions politiques complexes
à la moulinette de certitudes morales
qui relèvent de l’aveuglement”.
J. K. Rowling figure parmi les signataires
de cette lettre ouverte, de même
que les romanciers Margaret Atwood,
Salman Rushdie et Kamel Daoud,
ou encore le célèbre intellectuel
américain de gauche Noam Chomsky.
 360o
voyage.
—Financial Times (extraits) Londres
D
ans Madame Bovary, de Flaubert,
le périple en fiacre d’Emma avec
son amant qui scandalisa tant la
France bourgeoise débute devant la cathé-
drale de Rouen, dont la délicate façade
gothique inspira à Monet 30 tableaux
distincts, sous toutes les lumières et par
tous les temps. Marcel Proust contempla
depuis l’“aquarium” de la salle à manger
du Grand Hôtel de Cabourg un paysage
marin dont Gustave Courbet immortalisa,
au couteau de cuisine, les vagues rageuses
et tourmentées.
Si Paris fut la capitale du xixe siècle,
c’est la Normandie qui façonna l’art et la
littérature modernes. Alors que le rééqui-
librage des relations entre la métropole et
les régions s’impose aussi dans le paysage
de la culture de l’après-Covid, le festival
Normandie impressionniste 2020 [qui a
débuté le 4 juillet et doit se poursuivre
jusqu’au 15 novembre] donne le ton, en fai-
sant la démonstration de l’empreinte locale
dans les grands mouvements mondiaux
des idées et en donnant à voir, dissémi-
nées dans plusieurs musées, des œuvres
de prestige international.
Invitation hédoniste. Avec l’exposition
“L’Invention d’Étretat”, présentée au musée
des Pêcheries de Fécamp, le pré-impres-
sionnisme se déploie sur l’arrière-plan
inchangé des fameuses aiguilles calcaires,
plantées dans les vagues telles d’extrava-
gantes sculptures. Les panoramas de la
Seine en été offrent la toile de fond parfaite
pour examiner, à l’expo “Dans l’atelier”
du musée de Vernon, comment le pinceau
de Pierre Bonnard les transforme en pat-
chworks chatoyants. “L’Herbier secret de
Giverny” opère la rencontre entre art et
botanique au Muséum d’histoire naturelle
de Rouen. Toute une invitation hédoniste
à revivre les destinations chères à la pein-
ture française du xixe siècle, suivant un
Impressionnante
Normandie
Berceau de l’impressionnisme, la région est incontournable
dans l’histoire de la peinture française. L’édition 2020
du festival Normandie impressionniste est l’occasion
de redécouvrir ce patrimoine, s’enchante ce quotidien britannique.
fil historico-conceptuel qui explore les
forces qui ont permis la naissance de ces
œuvres. Au musée d’art moderne André-
Malraux (MuMa) du Havre, face au port, le
visiteur est accueilli par Le Signal d’Henri-
Georges Adam, monumentale sculpture
de béton haute de 22 mètres [et datant de
1961], œil gigantesque ou coquillage pro-
digieux selon l’angle.
Les collections impressionnistes du
MuMa abritent les marines tempétueuses
du Honfleurais Eugène Boudin, comme
des œuvres exceptionnelles de celui qui
fut son élève, Claude Monet, pour beau-
coup réalisées en Normandie : du clas-
sique Soleil d’hiver, Lavacourt, de la fin des
années 1870 (composition silencieuse et
cristalline où la lumière diffuse reflétée sur
la Seine gelée compose de mélancoliques
harmonies pastel) à une déclinaison spé-
culaire, tirant vers l’abstrait, des fameux
Nymphéas. Les “Nuits électriques” que le
MuMa consacre au festival Normandie
impressionniste célèbrent des nocturnes
flamboyants comme Le Carrousel, place
Pigalle de Kees Van Dongen : façon de
montrer toute la portée de l’impression-
nisme, dont les coups de pinceau et le goût
pour la lumière et la couleur fragmen-
tées ont permis à une jeune génération de
rendre compte d’une nouveauté de la fin
de siècle, la ville électrifiée. Le sujet trouve
parfaitement sa place au Havre, la ville la
plus résolument moderne de Normandie.
Monet y a grandi, et c’est face à la brume
de l’avant-port du Havre qu’il a peint son
Impression, soleil levant, l’œuvre fondatrice
du mouvement. Comme pour beaucoup
d’immigrés, ce port fut la première vision
de la France qu’eut Camille Pissarro, arrivé
au Havre enfant, en 1842, de l’île antillaise
de Saint-Thomas [actuelles îles Vierges
des États-Unis]. Et sa dernière, comme en
témoignent ses œuvres tardives L’Avant-
Port du Havre et L’Anse des pilotes, deux
autres trésors du MuMa.
“Paris, Rouen et Le Havre ne forment
qu’une seule ville dont la Seine est la grande
rue”, disait Napoléon. La Normandie a
toujours été riche, une campagne ver-
doyante et fertile aux portes de la capi-
tale, mais la révolution industrielle est
venue cristalliser ses atouts en lui appor-
tant le chemin de fer et les navires à
vapeur, en particulier vers l’Amérique,
qui firent du Havre le premier port fran-
çais, devant Marseille. Un esprit moderne
et le financement de capitaines d’indus-
trie ont ainsi façonné l’impressionnisme,
tandis qu’un troisième facteur éminem-
ment local, la météo capricieuse, en fai-
sait un art du mouvement, de l’éphémère,
du changeant. Autant de traits caracté-
ristiques présents dans ce temps fort du
no 1550 du 16 au 22 juillet 2020
← Falaises au soleil couchant, huile
sur toile de Karl Daubigny (vers 1880).
Musée Eugène Boudin, Honfleur.
festival qu’accueille le musée des Beaux-
Arts de Rouen, avec l’exposition “François
Depeaux, l’homme aux 600 tableaux” :
c’est grâce aux donations de cet homme,
le plus riche collectionneur normand,
que Rouen possède la plus riche collec-
tion d’œuvres impressionnistes après
celle du musée d’Orsay.
Camaïeu de gris. Comme nombre
des nouveaux mécènes de l’époque,
Depeaux [1853-1920] était un esprit nova-
teur : cet industriel rouennais parti à
Swansea, au pays de Galles, fit fortune
en y ouvrant une mine de charbon. Il
avait l’œil pour dénicher le meilleur de
chacun : les doux paysages de Sisley, les
personnages de Renoir tels la Danse à
Bougival et sa Lise (ou la Bohémienne) bou-
deuse et échevelée, au corsage dénudé,
ou encore le regard de Pissarro sur l’ar-
chitecture métallique des trois travées
du Pont Boieldieu à Rouen.
Monet commença par surnommer
Depeaux “le charbonnier”, qui devint “le
sauveur” quand il eût aidé le peintre à
s’installer dans un magasin idéalement
situé pour peindre la cathédrale de Rouen.
Parmi cette série coûteuse et controver-
sée des Cathédrales – “sauf M. Depeaux,
tous ont peur de mes prix”, note Monet –,
le mécène jeta son dévolu sur La cathé-
drale de Rouen, le portail et la tour d’Albane.
Temps gris : l’imposante façade médiévale
y est dépeinte voilée de brume, dans un
camaïeu de gris que seule vient réchauf-
fer la touche orange de l’horloge, éton-
nant mirage où s’impose une linéarité à
la fois fébrile et puissante. “Tout change,
quoique pierre”, déplorait Monet, et ses
Cathédrales télescopent deux temporali-
tés : le temps antique, quasi géologique, du
passé, et la fugacité des incessants chan-
gements d’ombre et de lumière sous le ciel
lourd de Rouen. Il est toujours enivrant
d’admirer une Cathédrale dans la ville où
se trouve l’original, car on mesure à quel
point Monet a inscrit son motif dans la
mémoire collective.
À Arles, Van Gogh ouvrit l’axe moder-
niste vers la Méditerranée. Simultanément,
unique Méridional parmi les impression-
nistes, Cézanne entreprenait “de faire de
l’impressionnisme quelque chose d’aussi solide
et de durable que les peintures des musées”
– soit un retour à une stabilité plus clas-
sique sous la constance du soleil proven-
çal. Cette évolution est retracée dans
l’exposition “Cézanne et les maîtres. Rêve
d’Italie”, au musée Marmottan Monet, à
Paris, qui après avoir dû fermer est désor-
mais prolongée jusqu’en janvier 2021. Le
contraste entre ces œuvres et celles que
donne à voir le festival Normandie impres-
sionniste 2020 en dit long sur le poids de
la géographie dans l’histoire de l’art.
—Jackie Wullschläger
Publié le 18 juin
Courrier international
HISTOIRE
L’épopée
de Botzaris
Début du xixe siècle — Grèce
Après quatre cents ans de domination
ottomane, les Grecs se rebellent contre
la Sublime Porte. Markos Botzaris est l’un
des héros de cette guerre d’indépendance.
—Proto Thema (extraits) Athènes
L
↗ Botzaris surprend es commémorations du bicentenaire
le camp des Turcs de l’indépendance ont déjà commencé.
au lever du soleil, Depuis plusieurs semaines, Gianna
d’Eugène Delacroix, Angelopoulos, la présidente du Comité 1821-
huile sur toile, 2021, parcourt le Péloponnèse et la Grèce cen-
1860-1862. trale, lieux emblématiques de ce chapitre crucial
Photo12/Alamy/Painting de l’histoire grecque et européenne. L’occasion
de revenir sur Markos Botzaris, stratarque,
ou général de la Grèce occidentale, enterré à
Missolonghi, qui a marqué la guerre d’indé-
pendance par son courage et sa stratégie mili-
taire. Né en 1790 dans le massif montagneux
du Souli (en Épire), “le Souliote” fut l’un des
chefs les plus importants de la révolution natio-
nale grecque entre 1821 et 1830. Son parcours
impressionnant et sa mort ont marqué le pays.
En 1821, après quatre siècles d’occupation
ottomane, les Grecs se soulèvent. Les batailles
sanglantes se multiplient. Des renforts arri-
vent du reste de l’Europe. Français et Anglais
prennent les armes aux côtés des Grecs. Les
comités philhellènes (“amis de la Grèce”, lit-
téralement) s’organisent pour mobiliser les
forces internationales. Sur le terrain, le gouver-
nement rebelle [fondé le 12 janvier 1822, à côté
de l’antique cité d’Épidaure] passe à l’action, et
les combats pour l’indépendance s’enchaînent,
avec plus ou moins de succès.
Le 16 juillet 1822, la bataille de Peta est un
massacre. L’affrontement entre les troupes
ottomanes – très supérieures en nombre – et
les révolutionnaires grecs et philhellènes, com-
mandés par Alexandre Mavrokordatos (prési-
dent de l’exécutif) et Botzaris, se termine en
bain de sang. La défaite du camp grec démora-
lise le peuple et les combattants. Les troupes
vaincues refluent alors à Missolonghi, une ville
du centre de la Grèce [située sur la rive nord du
golfe de Patras] et sont bientôt assiégées par les
Turcs, de novembre 1822 à janvier 1823.
Botzaris, malgré l’extrême difficulté de cette
situation, réussit à réorganiser l’armée et à
contrer avec succès les attaques ottomanes.
Missolonghi est sauvée. Malheureusement, très
vite, les dissensions et rivalités entre les chefs
grecs reprennent. “Tout le monde voulait devenir
général, tandis que le gouvernement révolutionnaire
distribuait généreusement des postes et des grades,
au point que l’on trouvait plus d’officiers que de sol-
dats en province”, écrira le professeur et histo-
rien Sarandos Kargagos. Pour tenter de les faire
cesser, le gouvernement choisit [en avril 1823]
de nommer Markos Botzaris général de toute la
Grèce occidentale. Le héros s’était en effet dis-
tingué par plusieurs faits d’armes : la bataille de
Koboti (un village près d’Arta) menée contre
un puissant régiment ottoman qui se dirigeait
vers l’Épire et le Péloponnèse [en juin 1822], la
bataille de Derviziana et contre Khursit Pacha,
dans son village natal, Souli.
Un exemple d’humilité. Mais certains chefs
contestent ouvertement cette nomination. Dans
ses récits de la guerre d’indépendance, l’histo-
rien Lambros Koutsonikas raconte que Markos
Botzaris leur donna alors un incroyable exemple
d’humilité : “Devant eux, il déchira la lettre de sa
nomination, affirmant que n’était digne de ce poste
que celui qui vaincrait l’ennemi.”
Au même moment, les autorités otto-
manes confient l’offensive en Grèce occiden-
tale à Mustapha Pacha. Ce dernier rassemble
10 000 guerriers albanais expérimentés, atteint la
vallée d’Achéloos et installe son camp à Karpenissi,
au cœur de la région montagneuse de Roumélie.
Craignant que l’ennemi ne se déplace dans une
autre zone, Markos Botzaris décide une attaque
surprise de nuit. Il élabore un plan et mobilise
ses troupes.
Cette première attaque surprise n’a cependant
pas lieu, car certains chefs grecs qui devaient
y participer ne se présentent pas. Tenace et
volontaire, Botzaris ne renonce pas et modifie
son plan initial.
L’avant-garde de Mustafa Pacha campait en
contrebas de Karpenissi, à Kefalovrissi. Dans la
nuit du 20 au 21 août 1823, à la tête de 350 com-
patriotes souliotes, Botzaris s’introduit dans le
campement ottoman. Le valeureux commandant
et ses hommes sèment la panique, la confusion et
47
la mort. Après une blessure à la hanche, une balle
en plein front interrompt à jamais son combat
contre l’occupant turc ainsi que sa jeune vie [il
avait 35 ans].
Au lever du jour, les combats cessent. Son
cousin Tousias porte sur ses épaules le corps
sans vie du héros. Les blessés sont évacués par
leurs camarades d’armes à Mikro Chorio, et les
Grecs emportent également un butin considé-
rable : 690 fusils, 1 000 pistolets, des mules et
des chevaux en grand nombre. Selon l’historien
et homme d’État Spiridon Trikoupis, les pertes
grecques sont finalement minimes (36 morts),
alors que 800 Albano-Turcs ont péri. La victoire
est magnifique mais la perte est immense avec
la mort de Markos Botzaris. L’homme qui aurait
pu fédérer toutes les troupes jusqu’à la fin de la
guerre d’indépendance est enterré au “jardin
des Héros” à Missolonghi. C’est une sculpture
du philhellène français David d’Angers (1789-
1856) qui orne sa sépulture.
—Michalis Stoukas
Publié le 9 février
SOURCE
PROTO THEMA
Athènes, Grèce
Hebdomadaire, 100 000 ex.
protothema.gr
“Le Sujet principal”, lancé
en 2005, est un titre populaire
qui, en quelques années,
a réussi à tailler des croupières
aux grands journaux grecs.
Publié le dimanche, le journal
est connu pour avoir révélé
un certain nombre d’affaires
retentissantes. Il est également
apprécié pour ses pages
économie et son supplément
culturel.
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