IDÉES CHINE — LA DÉMOCRATIE SELON XI JINPING

DEMAIN, LA VIE THANKSGIVING — LES AMÉRINDIENS

ÉTERNELLE ? NE LUI DISENT PAS MERCI

Bretagne 4,60 £, Grèce 5,20 €, Italie

530 DA, Allemagne 5,40 €, Andorre

5,20 €, Japon 850 Y, Maroc 41 DH,

5,00 €, Espagne 5,20 €, Grande-
Afrique CFA 3400 F CFA, Algérie

Pays-Bas 5,20 €, Portugal cont.

5,00 €, Canada 7,75 $CAN, DOM
No 1620 du 18 au 24 novembre 2021

5,20 €, Suisse 6,70 CHF, TOM

850 XPF, Tunisie 7,20 DT.
courrierinternational.com
France : 4,50 €

REMETTRE
LE TRAVAIL
À SA PLACE Semaine de quatre jours,
télétravail, “grande démission”…
De l’Espagne à l’Irlande en passant
par les États-Unis, les salariés
des pays riches repensent
leur rapport au travail.
3’:HIKNLI=XUYZU]:?l@g@c@a@k";
M 03183 - 1620 - F: 4,50 E
 Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021 3

LES CHOIX
“envisagé comme un pilier
DE “COURRIER” de l’épanouissement personnel”,
CLAIRE CARRARD particulièrement aux États-
Unis. Or il est temps
Remettre de changer de paradigme.
En profitant notamment
le travail des circonstances offertes
des travailleurs, voilà
une occasion rêvée de formuler
aux employeurs des exigences
qui sortent de l’ordinaire,
de réinventer la place
du travail dans une existence
épanouissante”, écrit encore
à grande échelle menées pour
une réduction hebdomadaire
du temps de travail ont
si bien marché qu’aujourd’hui
86 % de la population active
est concernée, se réjouissait
le Washington Post au mois
de travailleurs n’aiment pas
leur travail, selon une récente
étude mondiale. La deuxième ?
“Les sociétés qui s’enrichissent
ne deviennent pas nécessairement
plus heureuses. Les sociétés
égalitaires ont tendance

à sa place
par la pandémie et de la crise Jonathan Malesic dans le New de juillet. Du bien-être en plus, à le devenir.” Alors que
p.30 économique qu’elle a York Times. Même constat sans perte de productivité le développement accéléré

I
l n’y a pas que le travail
dans la vie. Et c’est
tant mieux. C’est ce
qu’explique Jonathan Malesic,
journaliste et essayiste
américain dans le New York
Times, dans un article
très remarqué sur le site
du quotidien lors de sa parution,
début octobre. C’est à partir
de cet article que nous avons
construit le dossier cette
semaine. Malesic défend l’idée
qu’il faut réinventer une
éthique du travail, lui redonner
sa juste place dans nos vies,
le considérer comme “un simple
moyen permettant à l’individu
de consacrer son temps à cultiver
ses talents, ou à prendre du bon
temps avec ceux qu’il aime”.
Trop longtemps, dit-il, nous
avons été définis par le travail,
provoquée. C’est peut-être
contre-intuitif, mais c’est
une réalité. Aux États-Unis,
entre la grande démission
de l’été et les grèves de cet
automne, les salariés se sont
paradoxalement retrouvés en
position de force pour négocier
des hausses de salaire, note
le Christian Science Monitor.
“Cette pénurie de main-d’œuvre
a provoqué un basculement
du pouvoir, qui est passé aux
mains des travailleurs, effaçant
quarante années de domination
croissante du patronat.”
L’hebdomadaire américain
insiste sur “le niveau
de mécontentement exceptionnel”
des salariés, mais aussi
sur leur combativité retrouvée.
“Puisque [dans certains secteurs]
le contexte économique
place la balle dans le camp
dans Politico : “Après plus
de deux décennies au cours
desquelles les salaires ont stagné
ou régressé au bas de l’échelle,
tandis que les emplois précaires
ont proliféré, le vent pourrait
enfin tourner… Les salaires
vont devoir augmenter pour que
les gens reprennent des emplois
difficiles et peu rémunérés.”
L’année 2022 sera-t-elle
considérée comme celle des
travailleurs, comme l’affirme
The Economist ? À la lecture
du dossier, on peut se poser
la question. Tout pousse
à penser que le travail, tel qu’on
le connaît, ne survivra pas à la
pandémie. En Europe, l’Irlande
et l’Espagne vont bientôt
expérimenter la semaine
de quatre jours. Un modèle déjà
largement adopté en Islande,
où les expérimentations
ni baisse des salaires : le
tableau paraît idéal. Serait-il
applicable à grande échelle ?
Il est bien trop tôt pour le dire,
mais ce qui paraissait autrefois
irréaliste trouve un écho
grandissant à l’étranger.
Le très sérieux Financial Times
lui-même se pose la question
dans l’article qui ouvre
notre dossier : “Les gouvernants
doivent offrir plus de temps et
non pas plus de choses aux gens.
Plus précisément, dans les pays
développés où les populations
ne sont pas dans le besoin,
nous devrions réduire le temps
de travail pour sauver la planète.
Une semaine de quatre jours
serait un bon début.”
Pour le quotidien économique,
une telle évolution répondrait
à deux réalités problématiques.
La première ? Une majorité
du télétravail a bouleversé
nos vies, et forcément
notre rapport au travail, il nous
semblait important de nourrir
la réflexion sur le sujet. Même
si elle concerne principalement
les pays riches et, au sein de ces
pays, certaines catégories de
population. “Certes la réduction
du temps de travail ne conviendra
pas à tout le monde, écrit encore
le Financial Times. Dans les pays
riches, il faudra compenser
cette perte de revenus pour
les plus pauvres, qui ont besoin
de chaque centime qu’ils gagnent.”
Bonne lecture.
En couverture :
dessin de Pawel Jonca , Pologne,
pour Courrier international .
Idées : dessin d’Andrew Pinder,
Royaume-Uni/Ikon Images.

Sommaire
CHINE p.12 ÉTATS-UNIS p.20 LES SOURCES

Xi Jinping Thanksgiving, Chaque semaine, les journalistes

de Courrier international
donne une leçon un traumatisme sélectionnent et traduisent des
ANDREW PINDER, ROY.-UNI/IKON IMAGES

articles tirés de plus de 1 500 médias

de démocratie amérindien du monde entier. Voici la liste
exhaustive des journaux, sites
Le 6e plénum du Parti On célèbre ce 25 novembre le et blogs utilisés dans ce numéro :
communiste a permis à Xi 400e anniversaire du premier
Ara Barcelone, quotidien. Ha’Aretz
Jinping d’imprimer sa marque : repas de Thanksgiving Tel-Aviv, quotidien. The Christian
il se pose en véritable héritier partagé entre les colons Science Monitor Boston, hebdomadaire.
ESSAI p.50 du marxisme au xxie siècle anglais et les Amérindiens. Cinco Días Madrid, quotidien. CNN
(edition.cnn.com) Atlanta, en ligne.
et propose au monde sa version Un souvenir douloureux
Demain,
Corriere della Sera Milan, quotidien.
360° de la démocratie. pour les Wampanoags. Daily Mirror Londres, quotidien.
The Economist Londres, hebdomadaire.

la vie éternelle ? ROYAUME-UNI p.28

Des start-up investissent
des millions et recrutent des stars
de la science pour trouver
un remède à la vieillesse et conjurer
la mort. Les avancées seraient
considérables, le succès à portée
de main. Mais sommes-nous prêts ?
Financial Times Londres, quotidien.
The Independent (independent.co.uk)
Londres, en ligne. Lianhe Zaobao
Singapour, quotidien. Neue Zürcher
Les Shetland, base de lancement Zeitung Zurich, quotidien. The New York
Times New York, quotidien. Nihon Keizai
Shimbun Tokyo, quotidien. Oukraïnska
Londres entend faire son entrée dans la course à l’espace Pravda (pravda.com.ua) Kiev, en ligne.
en envoyant depuis le territoire britannique des satellites El País México (elpais.com/mexico/)
Mexico, en ligne. De Standaard
en orbite. Sur la petite île d’Unst, on se réjouit d’accueillir Bruxelles, quotidien. The Washington
la base de lancement. Un reportage du Daily Mirror. Post Washington, quotidien.
4. Courrier international — n° 1620 du 18 au 24 novembre 2021

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

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D’un continent à l’autre
à une cinquième vague Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
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redécouvre l’argentique
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révèle l’impunité dont jouit Israël Mitchell (Royaume-Uni, Irlande, 19 74), Beniamino Morante (Italie, 19 72), Antoine
20. États-Unis. Thanksgiving, Grâce aux appareils photo à usage unique, les jeunes Japonais s’initient Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros (Portugal), Alexandre
Lévy (Bulgarie), Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Romain
un traumatisme amérindien au plaisir du cliché à développer, rapporte le Nihon Keizai Shimbun. Su (Pologne), Guillaume Narguet (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic
(Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie),
22. Amérique latine. Les riches Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin

Podcast. “Six pieds sur Terre”.

Lohrenz (chef de rubrique, 16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service,
se ruent sur l’immobilier à Miami Amérique du Nord, 16 14), Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine,
24. Ghana. Les LGBTQ en plein 16 57), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier (Canada), Mathilde Guillaume

À Brazzaville, un combat pour l’eau potable

(Argentine) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39),
cauchemar Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Carole
Dieterich (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées)
26. Géopolitique. Les grandes Dans notre podcast, qui donne à entendre d’autres voix sur le développement Moyen-Orient Julien Abiramia, Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe
idées sont françaises durable, l’écrivain congolais Emmanuel Dongala raconte la vie sur les rives
Mischkowsky (pays du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent
Barros (Afrique lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique
28. Royaume-Uni. Un Cap du fleuve Congo, où la population ne cesse de courir après l’eau potable.
australe et Afrique de l’Est) Transversales Pascale Boyen (chef des informations,
Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef de rubrique, Sciences et Signaux, 16 15),
Canaveral britannique À écouter sur notre site ou sur votre application de podcast préférée.
Annick Rivoire (Économie) Magazine 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32),
Hugo Florent (16 74), Delphine Veaudor (16 76) Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
dans les Shetland Site Internet Claire Pomarès (rédactrice en chef adjointe), Nicolas Coisplet (chef
29. Italie. Dans les écoles d’édition), Adrien Oster (chef d’édition), Paul Blondé (éditeur web), Gabriel Hassan

des antivax L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions poétiques (éditeur web, 16 32), Carole Lyon (éditrice web, 17 36), Hoda Saliby (éditrice web,
16 35), Mélanie Chenouard (vidéo édition, 16 65), Courrier Expat Ingrid Therwath
et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
À la une Traduction Raymond Clarinard (responsable, Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz
30. Remettre le travail à sa place Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Twitter, (chef de service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe,
anglais, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
Instagram et Pinterest. (anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand), Caroline
Transversales Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois, anglais),
38. Environnement. Le delta de Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision
Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle Bryskier, Philippe Czerepak,
l’Èbre, laboratoire du climat Aurore Delvigne, Françoise Hérold, Julie Martin
Pôle visuel Sophie-Anne Delhomme (responsable), Web design et animation

Sacrés Français
40. Sciences. Les inquiétantes Alexandre Errichiello (chef de service, 16 17), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-
métamorphoses du criquet Badet, Pierrick Van-Thé Iconographie Luc Briand (chef de service, 16 41), Lidwine
Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53), Céline Merrien (colorisation) Maquette
migrateur Alice Andersen (chef de service, 16 37), Denis Scudeller (chef de fabrication), Gilles
de Obaldia Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey
41. Signaux. Lucy in the sky (16 66) Informatique Denis Scudeller
with asteroids Agence courrier Patricia Fernández Pérez (directrice du développement et de la
communication, 17 37), Jessica Robineau (16 08)
360° Nous vous invitons à découvrir notre Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
fabrication, 45 35) Impression, brochage, routage : Maury, 45330 Malesherbes
50. Idées. La vie éternelle est-elle nouvelle newsletter : Sacrés Français. Ont participé à ce numéro Giuseppe Ardiri, Jean-Baptiste Bor, Zuhe Valentine
pour demain ? Chaque samedi, retrouvez ce que
Chavez, Anne-Françoise Cochet, Marie-Ange Costantini, Camille Dalicieux, Marie
Daoudal, Sébastien De Poortere, Jeanne Fourneau, Cécile Le Liboux, Valentine
54. Plein écran. Les séries arabes la presse étrangère a écrit de plus drôle, Morizot, Éléonore Nicolas, Ioris Queyroi, Anne Romefort, Nina Schretr, Isabelle
Taudière, Marie-Laure Theodule, Maddalena de Vio, Yuta Yagishita, Chenxi Zhang
font leur révolution de plus grinçant, de mieux ou de pire sur nous, Publicité MPublicité, 67-69, avenue Pierre-Mendès-France CS 11 469, 75707 Paris
56. Culture. Hans Kemmer, nos singularités, nos travers, ainsi que
Cedex 13, tél. : 01 57 28 20 00 Présidente Laurence Bonicalzi Bridier, Directrice
générale adjointe, Marketing & Études Élisabeth Cialdella (elisabeth.cialdella@
émérite inconnu sur les débats qui agitent la France. mpublicite.fr, 39 68), Directeur délégué, directeur de Marque Courrier international
David Eskenazy (david.eskezany@mpublicite.fr, 38 63) Directeur délégué Activités
58. Histoire. Entre la poire programmatiques, AD Tech & Monétisation Sébastien Noel (sebastien.noel@
et le fromage mpublicite.fr, 37 00) Directeur délégué, pôle Agences François de Ren (francois.
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6.
a ns
7 jours odnde
le m
Climat. Le fiasco
de Glasgow
La COP26 s’est achevée sur une déclaration en demi-teinte.
Et les quelques avancées ne peuvent compenser
la torpeur des dirigeants politiques, déplore l’éditorialiste
économique de ce quotidien britannique.
—The Independent Londres
(extraits)
J malgré tout
e me suis peu soucié de la COP26,
j’ai une impression de déjà-vu. Les
échos de la conférence laissent
entendre que les choses vont mal, puis
bien, puis mal, et le fruit des négocia-
tions ne suscite que dépit chez ceux qui
connaissent bien le sujet. Mais les dates
butoirs peuvent toujours être repoussées.
Quelques petites choses peuvent porter
à l’optimisme. Les États-Unis et la Chine
acceptent de coopérer sur la réduction des
émissions. Inattendu. Ce sont les deux plus
gros pollueurs du monde et ils s’affrontent
sur le plan géopolitique. Mais les deux
pays continueront à brûler du charbon et
à financer de nouveaux gisements d’éner-
gie fossile. Ils n’ont pas l’air d’avoir compris
que temporiser coûtera plus cher qu’agir.
Nous sommes aussi censés mettre fin
à la déforestation d’ici à 2030. Pourquoi
pas dès maintenant ? Est-ce qu’il restera
encore des forêts en 2030 ? J’exagère peut-
être mais, d’ici là, une quantité phénomé-
nale d’arbres auront été brûlés et abattus.
Les engagements n’ont un sens que si
les gouvernements s’y tiennent. Peut-on
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
↙ Dessin d’Alex paru dans
La Liberté, Fribourg.
Il faut dire que ce pays est riche. Malgré
tout, même des savoir-faire qui auraient
forcé l’admiration de Knut le Grand [roi
qui, selon la légende, aurait ordonné à la
marée montante de refluer] ne peuvent
pas tout quand on cherche à suspendre
la fonte des calottes glaciaires.
Je me demande comment l’Europe gérera
de vastes flux migratoires composés en
majorité de populations blanches, par
opposition aux personnes originaires du
Moyen-Orient actuellement abandonnées
à la frontière polonaise. Le Royaume-Uni
se trouvera-t-il dans une situation compa-
rable quand Londres et le Sud britannique
seront gorgés d’eau et que leurs habitants
voudront s’installer plus au nord ? Si oui,
je doute que ça se déroule sans anicroche.
Les militants écologistes peuvent encore
sauver les riches pourris gâtés. Les tac-
tiques d’organismes comme Follow This,
qui achète des actions de compagnies
pétrolières pour exiger des changements
par le biais de résolutions d’actionnaires,
seront peut-être plus efficaces que le blo-
cage de routes en plein cœur de Londres.
Je pense que tous les moyens sont bons.
La dure vérité, c’est que les chefs de
gouvernement ne sont pas à la hauteur.
La COP26 l’a prouvé. Les populations du
monde entier, en particulier les jeunes,
devront continuer à faire pression. Les
projections des climatologues sont effroy-
ables et la réaction indolente de nos diri-
geants est sinistre. Mais le pire, face à tout
ça, serait de succomber au désespoir.
—James Moore
Publié le 14 novembre
compter sur eux, au vu des fluctuations
politiques ? L’accord sino-américain ne Des avancées
sera pas forcément durable, pour peu qu’un
républicain climatosceptique occupe la
Maison-Blanche. Peut-être que Donald ●●● Le pacte de Glasgow présente
Trump lui-même sera réélu, lui qui espère aussi quelques aspects positifs,
reprendre son combat de coqs avec la Chine. note The Scotsman. Par exemple,
Je crains qu’il faille subir des épreuves
épouvantables pour obtenir que les puis-
“c’est la première fois qu’un accord
sur le climat prévoit explicitement
sants de ce monde fassent soigner leur une réduction de l’utilisation du
addiction à l’argent des géants des hydro- charbon, l’énergie fossile la plus
carbures. Nous devrons peut-être subir une émettrice de gaz à effet de serre”.
succession de graves crises économiques, La COP26 a aussi été le théâtre
du genre à faire passer les incendies cali- d’alliances entre un nombre
forniens pour une soirée au coin du feu. restreint de pays, observe Nature.
Les pays les moins fortunés – en pre- L’Europe et les États-Unis se sont
mière ligne du dérèglement climatique notamment engagés à diminuer de
et sans les moyens de lancer de grands 30 % leurs émissions de méthane,
chantiers d’infrastructure ou de gestion puissant gaz à effet de serre, d’ici
de l’eau – seront les plus durement frappés à 2030. Et le secteur financier
par les émissions des pays riches. a promis d’investir 3 milliards
Les pays riches n’en sortiront pas de dollars pour soutenir des
indemnes. Il y aura de nouveau des incen- entreprises qui se sont engagées
dies. Les territoires proches du niveau à réduire à zéro leurs émissions
de la mer – et peut-être Londres – seront de carbone. Mais la modélisation
sous les eaux. Les préparatifs des Pays-Bas montre que ces engagements
dans ce domaine sont remarquables, au ne suffiront pas à limiter
point que même les plus féroces climato- le réchauffement à 1,5 °C en 2100.
sceptiques de Fox News en font l’éloge.
↓ Dessin d’Arcadio paru dans
La Prensa Libre, Costa Rica.
Terreur à l’hôpital
ROYAUME-UNI — Un mois après
le meurtre du député David
Amess, le Royaume-Uni a subi
“une nouvelle attaque terroriste”,
déplore The Daily Telegraph.
Le  14 novembre, un homme
de 32 ans a fait détoner une bombe
dans un taxi garé devant l’hôpi-
tal pour femmes de Liverpool,
sans faire de victimes. Qualifié
de “héros” par la presse, le chauf-
feur serait parvenu à verrouiller
les portières avant de “tromper
la mort” en s’extrayant in extre-
mis du véhicule. Originaire du
Moyen-Orient, converti au chris-
tianisme en 2017, le suspect est
mort sur le coup. Ses motivations
demeurent floues. En réaction à
l’événement, précise The Times,
“le niveau de menace terroriste a
été relevé à ‘grave’ – ce qui signifie
qu’il y a des risques ‘très probables’
de nouvelles attaques”.
Mort d’un
opportuniste
AFRIQUE
DU  SUD —
“Une fin en
demi-teinte”,
c om me nt e
en une le Mail
& Guardian,
le 12 novembre, au lendemain de la
disparition de Frederik de Klerk.
Président de 1989 à 1994, il avait
contribué à la fin de l’apartheid
et libéré Nelson Mandela, avec
lequel il partagea un prix Nobel
de la paix. Cependant, souligne
l’hebdomadaire de Johannesburg,
“ce n’était pas un homme qui avait
été frappé par la grâce. C’était un
homme pragmatique”, “un opportu-
niste politique” pour qui faire avan-
cer le pays était “la seule option”.
“ AVANT,
MES CLIENTS
ÉTAIENT AU BOUT
DE LA RUE,
MAINTENANT
ILS SONT AUSSI
AU BOUT
DU MONDE ”
8. 7 JOURS
CARTOON MOVEMENT
Fin de la tutelle
paternelle
ÉTATS-UNIS — “#FreeBritney
n’est plus un cri de ralliement de
militants : c’est désormais une
réalité”, annonce NPR. La radio
publique américaine rapporte
ainsi que la tutelle de Britney
Spears, en vigueur depuis 2008,
a officiellement été levée par
une juge de Los Angeles le
12 novembre. La mise sous tutelle
avait démarré après une série
d’incidents qui avait laissé des
doutes sur la santé mentale de la
jeune chanteuse, harcelée depuis
dix ans par les paparazzis.
Tout nouveau,
tout beau
BULGARIE — Pour une surprise,
c’est une surprise : crédité de
quelque 15 % d’intentions de vote
à la veille même du scrutin, le
parti Nous poursuivons le chan-
gement est le grand vainqueur
des législatives du 14 novembre,
les troisièmes de l’année. Avec
près de 26 %, ce mouvement
lancé le 19 septembre par Kiril
Petkov et Assen Vassilev, deux
ministres du gouvernement
d’intérim surnommés “les
Harvardiens” pour avoir étudié
dans la prestigieuse université,
est désormais le premier parti
du pays. Toujours est-il que la
“victoire ne suffit pas”, comme
l’écrit  Dnevnik, rappelant
que des “négociations difficiles
pour former un gouvernement
attendent le vainqueur inattendu
du scrutin législatif”.
Bain de sang
derrière
les barreaux
ÉQUATEUR — “Arrêtez les mas-
sacres !” supplie El Universo
le 14 novembre, sous la photo
de parents de détenus tués la
veille au cours d’affrontements
entre gangs dans la prison de
Guayaquil. Au total, les violences
ont fait 68 morts et 25 blessés.
Il s’agit du dernier drame d’une
grave crise carcérale que les auto-
rités semblent impuissantes à
contenir. À la fin de septembre,
dans ce même pénitencier,
119 personnes étaient mortes ← Dessin
dans des circonstances similaires. de Magalú,
Argentine.
Gifle électorale
ARGENTINE — Mauvaise soirée
pour le président A lber to
Fernandez. Sa coalition de centre
gauche Front de tous a en effet
essuyé un sérieux revers électo-
ral le 14 novembre, perdant six
sénateurs et, par conséquent, la
majorité à la Chambre haute. Elle
n’a pas non plus réussi à conqué-
rir la majorité à la Chambre des
députés. “Le péronisme sous ses
différents aspects – kirchnérisme,
massisme, albertisme, christia-
nisme – est confronté à une véritable
crise, analyse Clarín. Il ne repré-
sente plus qu’un tiers de l’électorat.”
Invasion
de scorpions
ÉGYPTE — Les intempéries qui
ont fait d’importants dégâts
matériels dans la région d’As-
souan, dans le sud du pays, ont
eu une conséquence étonnante :
des nuées de scorpions réputés
pour être les plus dangereux du
monde ont envahi les rues, piquant ↓ Dessin
des centaines de personnes. Les de Medi,
précipitations ont “chassé de leur Albanie.
habitat naturel” scorpions et ser-
pents, qui ont été charriés par
les eaux et ont trouvé refuge
dans les habitations, explique
le site Mada Masr. Trois per-
sonnes ont péri dans les inonda-
tions mais aucune d’une piqûre du
venimeux arachnide.
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
BIÉLORUSSIE
Les migrants comme
monnaie d’échange
Dans le bras de fer qui l’oppose au président Loukachenko,
l’Union européenne a pris de nouvelles sanctions contre
la Biélorussie. Mais Paris et Berlin ont amorcé un dialogue.
L
a nouvelle était attendue. L’Union rapatriement doit aussi être mis en place
eu ropéenne a con f ir mé, le par les autorités irakiennes à destination
15 novembre, la mise en place de de leurs ressortissants.
nouvelles sanctions contre la Biélorussie Toujours le 15 novembre, Angela Merkel
afin de “s’opposer à l’instrumentalisation des et Emmanuel Macron se sont entretenus
migrants à des fins politiques”. Cette nouvelle respectivement avec les présidents biélo-
série de sanctions (la cinquième à l’encontre russe et russe. Si l’initiative vise à désa-
du régime du président Loukachenko) morcer la crise en cours, elle passe mal en
visera “tous ceux impliqués” dans la crise Pologne. Pour Rzeczpospolita, il s’agit
migratoire à la frontière entre la Pologne d’un aveu d’échec face au dictateur de
et la Biélorussie. “La décision a été annoncée Minsk. La chancelière allemande “l’a sorti
alors qu’une colonne de personnes convergeait de son isolement et l’a traité comme un par-
vers la frontière polonaise pour la deuxième tenaire. Il n’a suffi que de ‘quelques milliers
semaine consécutive”, de migrants’”, déplore
relate le Guardian. L’UE le jou r na l conser-
accuse notamment le Revue vateur. “L’initiative
de presse
régime d’Alexandre franco-allemande
Loukachenko d’y favo- est une catastrophe”,
riser l’arrivée de demandeurs d’asile venus abonde le quotidien progressiste Gazeta
du Moyen-Orient, dont un grand nombre Wyborcza. “Dans son match contre l’Europe,
du Kurdistan irakien, afin de faire pression Loukachenko vient de marquer un point.
sur les Vingt-Sept. Poutine aussi. Macron a appelé un dictateur
Quelques jours plus tôt, le président qui a tenté d’empoisonner son rival politique.”
Loukachenko avait menacé de couper En dépit de ces différents gestes, “la situa-
l’approvisionnement en gaz de l’Europe tion est loin d’être résolue”, estime Politico,
occidentale transitant par son pays depuis alors que de nouveaux demandeurs d’asile
la Russie. La Biélorussie et sa compagnie ont été filmés quittant, le 15 novembre, la
aérienne publique, Belavia, ont néan- forêt biélorusse où ils campaient pour se
moins tenté, le 15 novembre, de “désa- diriger vers la frontière polonaise. Si l’an-
morcer le conflit”, selon Politico, qui y nonce de nouvelles sanctions “peut aider à
voit l’intervention du président russe, faire diminuer l’afflux de migrants”, reprend
Vladimir Poutine. Alexandre Loukachenko le journal de Bruxelles, “elles ne règlent pas
a annoncé travailler à rapatrier les milliers l’urgente crise humanitaire”. Depuis le début
de migrants présents dans la zone, tandis de la crise, au moins neuf personnes sont
que Belavia a assuré qu’elle empêcherait décédées à la frontière, rendue inacces-
désormais certains passagers en prove- sible aux associations d’aide humanitaire
nance du Moyen-Orient d’entrer sur le par les autorités polonaises.
territoire biélorusse par Dubaï. Un vol de —Courrier international
1,6
MILLIARD DE ZLOTYS, ou 340 millions d’euros : c’est le coût estimé
du mur que la Pologne envisage de construire à sa frontière avec
la Biélorussie, écrit Business Insider Polska. Haut de 5 mètres
et surmonté de fils barbelés, il s’étendra sur 180 kilomètres (la frontière
commune avec la Biélorussie en mesurant 400). “Les travaux seront
menés en parallèle sur quatre sections, 24 heures sur 24”, a précisé
le ministre de l’Intérieur, Mariusz Kaminski, le  15 novembre. La fin
des travaux est prévue pour le premier semestre 2022.
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être ensemble
10. 7 JOURS
Une affaire
de familles
PHILIPPINES
— Après
Fe r d i n a nd
Marcos, asso-
cié à l’une des
pages les plus
sombres de
l’histoire du
pays, est-ce
au tour de son fils Ferdinand
Junior d’être au pouvoir ? Ce
scénario pourrait s’avérer à
l’issue des élections de mai
2022. Car, comme le titrait The
Freeman le 14 novembre, “Sara
[Duterte] se présente à la vice-prési-
dence” sur le même “ticket” que le
fils de l’ancien dictateur. En dépit
du passif des anciens présidents,
les noms de Duterte et de Marcos
continuent de jouir d’une grande
popularité à travers l’archipel.
Panique en orbite
ESPACE — “Vladimir Poutine a
ouvert un nouveau front dans son
offensive contre les pays occiden-
taux en démontrant qu’il pourrait
pulvériser des satellites américains
en orbite”, commente The Daily
Telegraph après la destruction
par Moscou, le 15 novembre, de
son satellite espion Cosmos-
1408 datant de l’ère soviétique.
“La Station spatiale internatio-
nale s’est retrouvée menacée par
des milliers de débris spatiaux”,
reprend le quotidien britannique,
expliquant que Washington a été
pris par surprise.
255
AVIONS A321 NEO pour
quelque 30 milliards de
dollars. Airbus a annoncé
le 14 novembre, au premier
jour du salon aéronautique de
Dubaï, cette mégacommande
passée par le fonds
d’investissement Indigo
Partners, qui représente
plusieurs compagnies “à très
bas coût”, dont Wizz Air
(Hongrie) et Frontier Airlines
(États-Unis). Le signe,
d’après le Financial Times,
“que les compagnies low cost
et court-courrier se remettent
rapidement de la pandémie”.
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
↙ Antivaxville. Dessin de
Marian Kamensky, Autriche.
AUTRICHE
Le confinement de trop Contexte
La presse doute de l’efficacité de la mesure, instaurée depuis L’Europe
le 15 novembre, et s’inquiète de la polarisation de la société.
submergée
●●● “Une fois encore, l’Europe
est au centre de la pandémie”,
constatait le 13 novembre
The Guardian en s’appuyant
sur des chiffres de l’Organisation
mondiale de la santé (OMS).
Au cours de la semaine
précédente, les infections
au coronavirus ont crû de 7 %
à travers le continent, et les décès
de 10 %. Surtout dans les pays
du Nord et de l’Est où les taux
de vaccination sont encore
insuffisants. “Le continent va 
entrer dans le cœur de l’hiver,
et les scientifiques redoutent
qu’une baisse de l’immunité
CAGLE CARTOONS
apportée par la vaccination,
combinée à un retour à des
rassemblements dans des lieux
fermés, ne vienne mettre [de
nouveau] les systèmes de santé
sous pression”, explique
l’Evening Standard.
E
Pour juguler cette nouvelle vague,
n Autriche, “la situation est grave”, La mesure est néanmoins critiquée les gouvernements ont décidé
annonce Kurier. “Si grave [que en Autriche, où l’opposition a émis des de monter au front contre les
le pays] n’a pas eu d’autre choix réserves quant à l’application de ce “confi- personnes non immunisées (les
que de déclarer un confinement pour les nement des non-vaccinés”. Les libéraux des non-vaccinés et d’anciens malades
non-vaccinés.” Depuis le 15 novembre, la Neos demandent ainsi des exemptions du Covid-19). L’Autriche a ainsi
majeure partie des Autrichiens de plus plus larges pour les enfants de 12 à 14 ans, reconfiné les non-vaccinés. L’Italie,
de 12 ans n’ayant pas reçu une injection tandis que le parti d’extrême droite FPÖ dès le 15 octobre, a imposé le pass
contre le Covid-19 ne peuvent sortir de rejette d’un bloc la mesure. sanitaire à l’ensemble de la
chez eux que s’ils se rendent au travail ou Ces nouvelles restrictions “ne suffiront pas population active. En Allemagne,
à l’université, dans un lieu religieux, vont à améliorer la situation dans les hôpitaux”, certains Länder restreignent depuis
faire des courses ou souhaitent “se dégour- assurent quant à eux plusieurs experts en le 15 novembre l’accès à des lieux
dir les jambes”. “Il leur était déjà interdit de santé publique, interrogés par Die Presse. fermés (bars, salons de coiffure,
se rendre dans les bars, les complexes sportifs Les contrôles aléatoires, notamment, sont salles de sport) alors que la barre
et les salons de coiff ure, rappelle le journal selon eux inefficaces et ne pousseront pas des 50000 contaminations
viennois. La grande nouveauté, c’est que les non-vaccinés à rester chez eux. “Vérifier quotidiennes a été franchie.
leurs achats se limitent
[désormais] aux produits
de base.”
Face à la flambée des
nouvelles contamina-
Revue
de presse
qu’ils respectent le confi-
nement est très compliqué,
et ne peut se faire qu’avec
un effort – notamment
administratif – massif.”
Et en Ukraine, le président a promis
le versement de 1000 hrivnas
(35 euros) aux personnes
ayant reçu deux doses.
Au Danemark et en Norvège,
tions au Covid-19 dans le pays, les auto- “Imposer un confinement incontrôlable premiers pays à avoir levé toutes
rités n’avaient pas le choix, a affirmé le […] ne désamorcera sans doute que partiel- les restrictions sanitaires
chancelier Alexander Schallenberg (ÖVP, lement la situation sanitaire dramatique [du en septembre, c’est un retour
conservateur). “Nous n’avons pas pris pays], approuve Der Standard, dans un à la case départ : le premier a
cette mesure à la légère, mais elle était mal- article d’opinion. Mais cela va sans aucun réintroduit son “coronopas” tandis
heureusement nécessaire.” Rien que pour doute accentuer les divisions au sein de la que la deuxième impose à nouveau
la journée du 11 novembre, l’Autriche société.” Pour le quotidien de la capitale, des restrictions aux non-vaccinés.
a recensé 11798 nouvelles infections limiter la liberté de mouvement de près Les Pays-Bas ont quant à eux décidé
au Covid-19 pour une population de de 2 millions de personnes va à l’encontre un nouveau confinement partiel
moins de 9 millions d’habitants. Le pays du principe d’égalité et risque de renforcer de trois semaines. Tout comme
– qui ne compte qu’environ 65 % de per- le mécontentement. Il aurait mieux valu l’Islande, qui a annoncé
sonnes vaccinées contre le Covid-19 – a privilégier le vivre-ensemble, conclut le un deuxième tour de vis
par ailleurs été déclaré zone à risque le journal. “Être solidaire, c’est aussi tendre la le 13 novembre. Dès le 18 octobre,
lendemain par son voisin allemand, lui main à ceux qui ne le sont pas sur la ques- la Lettonie avait ouvert le bal
aussi aux prises avec une nouvelle vague tion de la vaccination.” en reconfinant sa population.
de la maladie. —Courrier international
12. Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021

d’un
continent
à l’a ut r e. ↓ Dessin d’Ammer paru dans Moyen-Orient... 16 —Lianhe Zaobao Singapour

asie
A
NRC Handelsblad, Amsterdam. Amériques...... 20
Afrique ........ 24 u Parti communiste chinois
France ......... 26 (PCC), les résolutions dites “sur
l’histoire” ne concernent jamais
Europe ......... 28
uniquement l’histoire ; elles fi xent plutôt
la doctrine sur l’orientation future du
pays, et sur ses timoniers [surnom donné
à Mao Zedong]. Elles servent à unifier la
pensée au sein du parti et à façonner le

Chine. Xi Jinping
visage de l’État chinois pour les décen-
nies à venir.
Lors du 6e plénum du xixe Congrès, qui
s’est achevé le 11 novembre à Pékin, a été
adoptée la troisième résolution sur l’his-

donne une leçon

toire en cent ans d’existence du parti [la
première a été adoptée sous la direction
de Mao en 1945 et la deuxième à l’époque
de Deng Xiaoping en 1981]. Même si le

de démocratie
texte n’a pas encore été publié dans son
intégralité, il est possible de discerner
ses grandes lignes dans le long rapport
final officiel de la réunion.
Comme on pouvait s’y attendre, les
participants au 6e plénum ne se sont,
À l’issue du 6e plénum du Parti communiste, le président semble-t-il, pas beaucoup étendus sur
les controverses et les erreurs qui ont
chinois conforte son leadership et imprime sa marque : émaillé l’histoire du PCC. Le rapport
il se veut désormais l’héritier du marxisme au e siècle ne fait pas mention de la Révolution
culturelle [1966-1976] ni des “remous
et propose au monde sa propre version politiques” de 1989 [la répression
de la démocratie. dans le sang du mouvement pro-
démocratique de Tian’anmen].
Le document s’attache plutôt à
récapituler les succès engrangés.
À 100 ans révolus, le PCC veut
profiter de ce moment histo-
rique pour dresser le bilan d’un
siècle de réussites, vanter les
mérites de “la lutte cente-
naire du parti et du peuple,
[qui] a écrit la plus belle des
épopées de l’histoire de la
nation chinoise depuis des
milliers d’années”, et pour
indiquer la voie à suivre
dans le futur. Cette réso-
lution vise à consolider
les acquis et à exprimer la
profonde confiance en
elles-mêmes des élites
dirigeantes [en premier
lieu celle de Xi Jinping en lui-
même]. Il ne s’agit pas de plas-
tronner ou de faire étalage de
puissance en direction de la
population chinoise, le PCC
estime réellement avoir
réussi. Celui-ci est à
l’unisson de
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021 ASIE. 13

l’impression de “montée en puissance de d’un socialisme à la chinoise. La démocratie

l’Orient et du déclin de l’Occident”, affichée populaire est une démocratie de tout le pro-
par la Chine après la première flambée cessus, où toutes les décisions législatives
Chine - États-Unis Reprise du dialogue
de Covid-19. majeures sont prises conformément aux pro- ●●● Trois heures et demie questions d’importance qui sont des
Désormais, dans les cent ans à venir, cédures, après un temps de gestation démo- de discussion : le sommet en points de préoccupations communes,
pour quel objectif le PCC mènera-t-il cratique, et en suivant des processus de prise visioconférence entre Joe Biden et ont eu sur ces sujets des échanges
sa lutte ? Voici ce que laisse entrevoir le de décision rationnels et démocratiques. Je et Xi Jinping semble avoir été bien plus complets et approfondis”, selon
rapport du 6e plénum : d’abord, des buts compte sur vous pour poursuivre la lutte et chaleureux que ce à quoi l’on pouvait Xinhua. Parmi les nombreux
déjà annoncés [par Xi Jinping], continuer à contribuer au déve- s’attendre, à l’issue d’une longue sujets abordés, Biden et Xi Jinping
à savoir la grande renaissance loppement d’une démocratie socia- période de tensions entre les deux sont revenus sur les plus épineux :
de la nation chinoise et la liste à la chinoise.” pays. Chacun était entouré des plus relations commerciales, questions de
construction d’une puissance Tandis qu’à l’étranger la hauts dirigeants de son administration. sécurité, climat et, surtout, Taïwan,
socialiste moderne ; parallèle- notion de “démocratie à la Sur la vidéo de la rencontre, diffusée détaille l’agence officielle. Le webzine
ment, et de manière très ambi- ANALYSE chinoise” avait tout de suite par le site de CCTV, la télévision Nikkei Asia met également en avant
tieuse, le PCC souhaite édifier fait l’objet de nombreuses centrale chinoise, on peut voir les deux la hausse des tensions militaires
un modèle moderne de pouvoir marxiste. discussions dans les médias, paradoxa- chefs d’État souriants faire leurs autour de l’île, dont Pékin revendique
Dans une interview accordée il y a lement, en Chine, on ne s’était pas livré déclarations préliminaires respectives. la souveraineté. Il souligne la
quelques jours à la presse étrangère, à davantage d’explications à ce sujet. Ce Cette rencontre virtuelle a eu lieu au déclaration de Biden selon laquelle
Wang Hsin-hsien, directeur de l’Institut n’est qu’à la mi-octobre 2021 que la ques- matin du 16 novembre (heure de “l’Amérique reste attachée à la
d’études sur l’Asie de l’Est à l’université tion a refait irruption, lorsque Xi Jinping Pékin), juste après la COP26, où les politique d’‘une seule Chine’, qui
nationale Chengchi de Taïwan, indi- a mis l’accent sur la “démocratie populaire deux pays ont créé la surprise en implique que Washington reconnaît et
quait que la troisième résolution sur de tout le processus” dans son discours annonçant la signature d’un accord a des liens diplomatiques avec Pékin
l’histoire ne se contenterait pas d’inter- prononcé lors de la séance de travail inau- de coopération dans le domaine du plutôt que Taipei”. Mais Biden “s’est
préter l’histoire interne du parti, mais gurale de l’Assemblée nationale populaire changement climatique (lire page 6). aussi opposé à tout effort unilatéral
qu’elle chercherait à exposer au monde (ANP, Parlement). Le dirigeant a indiqué Les deux hommes “ont abordé les exercé dans le but de modifier le statu
extérieur ce qu’est le développement du que cette notion impliquait des procé- questions stratégiques, entières et quo ou pour affaiblir la paix et la
marxisme. Selon lui, le PCC veut se poser dures institutionnelles complètes et des fondamentales dans le développement stabilité dans le détroit de Taïwan”.
en héritier des plus de deux cents ans de pratiques participatives. Au passage, il a des relations sino-américaines, et les —Courrier international
pratiques socialistes marxistes. précisé que l’organisation d’élections et la
Le rapport final du 6e plénum affirme possibilité de voter ne sont pas des gages
que la “pensée Xi Jinping du socialisme à la absolus de démocratie, en critiquant à
chinoise pour une nouvelle ère” [désignée en mots couverts la démocratie électorale,
ces termes comme le fondement de l’idéo- qui peut n’être qu’un simple ornement.
logie du Parti] “est le marxisme de la Chine Si le PCC recourt à la notion forgée
contemporaine, le marxisme du xxie siècle” et par ses soins de “démocratie populaire
“représente l’essence actuelle de la culture et de tout le processus” pour réfuter les cri-
de l’esprit chinois, et marque un nouveau bond tiques occidentales sur son “caractère non
en avant dans la sinisation du marxisme”. démocratique”, il semblerait que ce soit
pour ravir à l’Occident le droit de parler
“Je compte sur vous pour de démocratie, et pour arrêter de “se faire
continuer à contribuer insulter” sur ce sujet, comme c’est depuis
longtemps le cas. Voilà qui montre aussi LE SALON DES MBA ET
au développement qu’ayant atteint une croissance écono- EXECUTIVE MASTERS
d’une démocratie socialiste mique élevée, effectué de grands pro-
à la chinoise.” grès technologiques et même emporté
Xi Jinping, la satisfaction générale de la population, SAMEDI 27 NOVEMBRE
LE PRÉSIDENT CHINOIS ce parti marxiste moderne au pouvoir se
retrouve malgré tout contraint d’aborder
10H30 - 17H PALAIS BRONGNIART, PARIS 2e
C’est à Xi Jinping – vante le texte – que le thème de la démocratie pour asseoir
revient le mérite d’avoir proposé cette sa position. Que cela soit pour l’image 17H - 20H EN LIGNE
série de concepts, pensées et straté- donnée à l’étranger, ou même pour le sen-
Conférences avec les journalistes du Monde
gies. Et depuis le 18e Congrès et ses mots timent que le PCC a de lui-même, cette Rencontres avec les établissements les plus reconnus
d’ordre réaffirmant le rôle dirigeant du question demande une réponse.
parti et sa discipline interne, une nou- On ne peut nier les remarquables réali-
velle expression est en vogue : dévelop- sations accomplies par le PCC en cent ans, DIRIGEZ VOTRE CARRIÈRE !
per activement la “démocratie populaire de ni l’efficacité du régime qu’il a mis en
tout le processus” [selon la formule consa- place pour gouverner et développer le
crée du PCC]. pays. Cependant, au niveau idéologique,
Déjà, le 2 novembre 2019, deux jours on peut se demander si la “démocratie
après la clôture de la quatrième session populaire de tout le processus”, ou la démo-
plénière du PCC, Xi Jinping s’était rendu cratie à la chinoise, est vraiment capable
à Shanghai pour une visite d’inspection de traduire et de concrétiser la volonté
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visant à bien faire appliquer les idées du populaire. Comment en vérifier la teneur MBA-FAIR.GROUPELEMONDE.FR
plénum. Et lors d’une visite dans un centre réellement démocratique ? Sur le chemin
administratif du district de Changning, qui s’ouvre devant lui, le PCC devra sans
il s’était adressé aux habitants en ces doute étoffer son concept.
termes : “La voie que nous (les Chinois) sui- —Han Yonghong
vons, c’est celle du développement politique Publié le 12 novembre
14. ASIE
JAPON
Des stéréotypes
masculins
très pesants
Les hommes japonais échappent
difficilement à la division
traditionnelle des tâches
au sein du couple
et dans la société.
Aujourd’hui, ils ont
envie de sortir
de ce carcan.
—Nihon Keizai Shimbun
Tokyo
A
l’heure où les femmes
sont encouragées à
trouver leur place dans
la société, on demande de plus
en plus aux hommes de parti-
ciper aux tâches ménagères et à
l’éducation des enfants. Mais au
Japon, où la répartition des rôles
en fonction du sexe est une notion
encore très vivace, l’homme est
souvent considéré comme le chef
de famille, censé subvenir aux
besoins de la maisonnée. Nombre
d’hommes japonais se trouvent
pris entre ces feux contradic-
toires. Fatigués de ces tensions,
certains cherchent un nouvel
équilibre entre vie professionnelle
et vie privée.
“Pourquoi ne pas établir le bail
à votre nom ?” Voilà la question
posée par l’agent immobilier à un
employé de 31 ans qui cherchait
en famille une maison à louer,
à Tokyo. Les deux membres du
couple travaillent, mais l’épouse
ayant le salaire le plus élevé, le
bail a finalement été établi à son
nom. “J’ai pris en pleine face le
préjugé suivant lequel l’homme est
forcément celui qui gagne le plus et
qui signe les contrats”, se souvient
cet homme.
En 2019, plus de la moitié des
309 hommes interrogés pour une
enquête de l’organisme Lean in
Tokyo ont dit avoir souffert ou
avoir été gênés par des préjugés
envers les hommes sur leur lieu
de travail, à l’école ou à la maison.
Les 20-39 ans se plaignaient
principalement d’avoir à “débour-
ser davantage ou à prendre les
décisions pendant les sorties à deux”,
tandis que les 40-59 ans souf-
fraient de l’idée selon laquelle
“les hommes doivent occuper un
emploi à temps plein jusqu’à l’âge
de la retraite”. En deuxième posi-
tion venait “la pression pour avoir
un salaire élevé”. Les réponses les
plus fréquentes portaient donc
sur des aspects économiques et
sur la vie professionnelle.
Soichiro Nishimura, directeur
de l’ONG Fathering Japan et cher-
cheur sur les slasheurs [personnes
occupant plusieurs emplois à la
fois], parle de “stéréotype du chef
de famille” pour décrire le préjugé
qui veut que l’homme subvienne
aux besoins du foyer. Pendant la
période de forte croissance éco-
nomique du Japon, les hommes
travaillaient durant de longues
heures tandis que les femmes
s’occupaient de la maison et des
enfants : ce style de vie était
considéré comme efficace. Mais
aujourd’hui, on compte plus de
foyers à double revenu que de
familles où la femme reste au
foyer ; peu de familles comptent
sur le seul salaire de l’homme
pour faire bouillir la marmite.
Malgré tout, l’idée que l’homme
est le chef de famille, celui qui
subvient aux besoins de tous,
reste profondément ancrée dans
les mentalités. [En 2019, 70,9 %
des Japonaises entre 15 et 64 ans
En réalité, peu de
familles comptent
sur le seul salaire de
l’homme pour faire
bouillir la marmite.
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
travaillaient, contre
84,2 % pour les Japonais
de la même tranche d’âge.]
Pour Soichiro Nishimura,
“aujourd’hui, s’appuyer sur plu-
sieurs sources de revenus au sein
du foyer est plus rationnel. Non
seulement le stéréotype du chef de
famille fait souff rir les hommes,
mais il arrive aussi qu’il contri-
bue à réduire les choix du foyer.”
Par exemple, souligne-t-il, les
hommes qui trouvent difficile
de prendre un congé parental
“n’ont-ils pas eux-mêmes intégré ce
préjugé, inconsciemment ?” Il est
alors important de “les libérer de
leurs préjugés et de trouver le bon
équilibre entre le travail, le foyer
et les enfants pour répondre aux
souhaits de chacun des membres
du couple”. [Selon l’institut de
recherche Recruit Works, 42 %
des Japonaises quittent leur tra-
vail après avoir accouché de leur
premier enfant, un taux en baisse
puisqu’il s’établissait autour de
60 % jusqu’en 2009].
Casse-tête financier. Une
enquête du Nikkei Womenomics
Project, à laquelle ont répondu
622 hommes et femmes au mois
d’août, montre également que
de nombreuses personnes se
heurtent au stéréotype du chef
de famille au quotidien.
Un homme dans la vingtaine,
chauffeur de profession dans la
préfecture d’Ibaraki, rapporte
que son supérieur, lors d’une
soirée, lui a dit que “l’homme
devait aller gagner de l’argent
et la femme rester à la maison”.
Pourtant, “avec [son] salaire,
impossible de fonder une famille
et encore moins d’élever des enfants.
L’idéal serait de travailler tous
les deux et de partager les tâches
ménagères, mais [il] ne trouve pas
de partenaire susceptible d’accepter
ces conditions”.
Un employé de la préfecture de
Kanagawa s’est vu poser un ulti-
matum par sa femme : si elle peine
trop à s’occuper des enfants, elle
arrêtera de travailler. Lorsqu’il lui
a demandé de discuter ensemble
“J’étais persuadé
que je devais avoir
un CDI, je ne voyais
pas d’autre voie”.”
Tomohiro Kimura,
FREE-LANCE
ET PÈRE DE 4 ENFANTS
du moment où elle démissionne-
rait, parce qu’ils avaient la maison
et les frais scolaires à payer, il a
été surpris de s’entendre répli-
quer que “c’est [lui] l’homme, le
chef de famille, et que c’est [son]
boulot de faire en sorte que [sa]
femme puisse arrêter de travailler
quand elle le souhaite”.
Pour remédier à ce pro-
blème, certaines personnes
cherchent à modifier les équi-
libres dans leur vie tant privée
que professionnelle.
Kotaro Usui travaille chez
Softbank ; avec sa compagne,
ils ont décidé de ne pas “mettre
la pression sur l’un ou l’autre des
membres du couple”. Elle s’ap-
pelle Mari Inoue et elle travaille
dans la même entreprise ; ils ne
se sont pas mariés afin qu’elle
puisse garder son nom de famille.
Ils ont ouvert un compte ban-
caire commun sur lequel ils
versent chaque mois un mon-
tant prédéfini. Chaque samedi,
ils consacrent quelques heures à
discuter de leurs objectifs pour
l’avenir. “Contribuer à parts égales
← Dessin de Belle Mellor,
Royaume-Uni.
aux revenus du foyer permet à
chacun de réfléchir librement à sa
carrière”, expliquent-ils.
Tomohiro Kimura, qui a tra-
vaillé plus de quinze ans chez
Gaiax, dans le domaine des nou-
velles technologies, a démissionné
cette année. Avant, explique-t-il,
“j’étais persuadé que je devais avoir
un CDI et bien gagner ma vie, je ne
voyais pas d’autre voie”. Mais élever
quatre enfants lui a donné envie
de “travailler différemment, d’une
façon qui lui permette de résoudre
des problèmes de société” plutôt
que de chercher à faire carrière
pour subvenir aux besoins du
foyer. Cette année, il s’est ins-
tallé avec sa famille à Nara, dans
sa région d’origine, où il travaille
en free-lance dans la formation à
destination des crèches. Il gagne
moins bien sa vie, mais il a “plus
de temps à consacrer par exemple
à la vie locale, ce qui [lui] procure
une joie sans précédent”.
Futoshi Taga, professeur à
l’université Kansai et auteur,
notamment, de “Sociologie de la
masculinité” (Otokorashisa no sha-
kaigaku), souligne qu’“en matière
d’écart salarial entre hommes et
femmes et de continuité dans la
vie professionnelle, les hommes
sont encore privilégiés, c’est une
réalité que nous devons accepter”.
[Selon Recruit Works, le niveau
de salaire des Japonaises est
de 25,7 % inférieur à celui des
Japonais.] Dans ces conditions, “il
est important de s’efforcer de com-
prendre les difficultés mutuelles et
de s’entraider pour les résoudre”,
estime-t-il.
—Hiroto Aramaki
Publié le 6 septembre
SOURCE
NIHON KEIZAI SHIMBUN
Tokyo, Japon
Quotidien, 2360000 ex.
pour l’édition du matin
et 1140000 pour celle du soir
(au contenu très différent)
nikkei.co.jp
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16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021

moyen-
orient
↓ Dessin de Pek,
Australie.

—The Independent
(extraits) Londres

L a scène en dit long sur

l’ampleur de la pollu-
tion dans cette région du
Nord-Est syrien. Deux enterre-
ments ont lieu cet après-midi-
là, l’un à côté de l’autre, sur les
berges d’une rivière de pétrole,
noire et miroitante. Étourdis
par les vapeurs suffocantes, les
proches endeuillés sont réunis
sous deux tentes. Dans le vil-
lage de Kharab Abou Ghalib,
jadis entouré de pâturages ver-
doyants, comme dans bien
d’autres endroits en Syrie, le
sol est désormais noir pétrole.
Au milieu de ces boues noires
omniprésentes, le peu de cou-
leur provient de la rivière, dont
la surface huileuse renvoie sous

CARTOON MOVEMENT
le soleil des miroitements en
kaléidoscope. C’est à ce cours
d’eau, dévasté par un déverse-
ment de pétrole venu l’année
dernière d’un site de stockage

Syrie. Une région

voisin, que les habitants attri-
buent l’accroissement notable de alimentant la principale station
la mortalité dans la région. Une de raffinage, à Homs, des mil-

malade de son pétrole

accusation qui résonne comme
un écho dans de nombreux vil-
lages du nord de la Syrie, frap-
pés eux aussi par une pollution
croissante.
Hécatombe d’animaux. Rien
qu’au cours des quatre jours pré-
cédant notre passage, un homme
âgé et une femme d’âge moyen
sont morts, après avoir souffert
de difficultés respiratoires, de
douleurs dans la poitrine et d’in-
suffisance rénale. Ayman, neveu
de l’une de ces victimes, assure
que dans son village dix per-
sonnes sont décédées au cours de
l’année écoulée – un chiffre anor-
malement élevé. Des animaux
meurent aussi, et les champs
sont devenus stériles. “Nous ne
savons pas exactement à quoi sont
dues toutes ces morts, mais nous
savons que cela a un lien avec la
pollution, qui attaque nos pou-
mons et notre système immuni-
taire”, explique le jeune homme
alors qu’il se trouve à côté de la
rivière empoisonnée. “L’odeur est
si forte que nous n’en dormons pas
la nuit. Et nous sommes inquiets,
car cela nous rend aussi plus vul-
nérables face au coronavirus.”
Le village de Kharab Abou
Ghalib se trouve non loin du
grand gisement pétrolifère de
liers de raffineries artisanales
sont apparues : toutes rejettent
leurs déchets dans la nature,
dont des métaux lourds tels que
le mercure et le plomb et de l’ar-
Autour du village de Kharab Abou Ghalib, dans le nord-est du pays, senic, des cancérogènes avérés.
les champs sont pollués, et les hommes intoxiqués. Le poison ? Le pétrole, De nombreux gaz provenant de
une industrie vitale, dévastée par les années de guerre, mais aussi meurtrière. la production et du raffinage du
pétrole, notamment du dioxyde
de soufre et de l’oxyde d’azote,
sont brûlés ou rejetés dans l’at-
mosphère. Et la sécheresse iné-
dite qui a frappé la Syrie cette
Rumeilan, et à 10 kilomètres de raffineries artisanales où gisements et les raffineries sont année aggrave encore la situa-
en aval de Gir Zero, le princi- des ouvriers travaillent dans alors devenus des cibles pour la tion, aucune eau ne venant diluer
pal site de stockage de pétrole des brumes toxiques. Les yeux coalition menée par les États- et disperser la pollution dans
du nord-est de la Syrie, sur un piquent, les poumons brûlent, Unis pour écraser les djihadistes. les rivières.
territoire contrôlé par l’admi- on respire péniblement. La production de pétrole en Syrie Nous avons contacté à maintes
nistration kurde. Bien d’autres C’est une autre des consé- s’est effondrée, de 400 000 barils reprises les autorités kurdes au
villages comme celui-ci, un peu quences de dix années d’une par jour avant la g uerre à sujet de ces raffineries impro-
partout en Syrie, sont ravagés guerre sanglante en Syrie, qui fait entre 20 000 et 30 000 actuel- visées et, plus globalement, de
par l’industrie pétro- aussi des victimes lement, selon des spécialistes leur action contre la pollution.
lière – le pétrole est à indirectes. Dans le du secteur. Entre la crise éco- Tout en se disant conscients du
la fois la seule manne Nord-Est, les com- nomique profonde, les combats problème, les responsables ont
pour maintenir à flot bats au sol et dans les qui perdurent et l’absence d’in- refusé de nous en dire plus sur
ce pays déchiré par la airs ont endommagé, vestissement (due bien souvent les mesures prises. Selon des spé-
guerre et une malé- REPORTAGE accidentellement ou à l’inquiétude que suscitent les cialistes du secteur pétrolier, les
diction meurtrière. non, les cuves, les sanctions contre le régime), les autorités comme les patrons des
À perte de vue, les chevalets oléoducs, les machines et l’en- rares sites de production encore exploitations ne possèdent ni
de pompage du pétrole montent semble des infrastructures pétro- en service ne sont guère recons- les ressources financières, ni les
et descendent dans un mouve- lières. Quand, en 2014, l’État truits ni entretenus, d’où les iné- moyens techniques, ni le savoir-
ment lancinant. L’horizon en est islamique a conquis une bonne vitables fuites de pétrole et les faire pour s’attaquer à des pro-
hérissé, et à ce paysage d’apo- partie de cette zone, les isla- déversements sauvages de rési- blèmes aussi complexes : il leur
calypse s’ajoute la nuit venue la mistes ont rafistolé ce qu’ils pou- dus toxiques. faudrait une aide de l’étranger.
lumière aveuglante et irréelle des vaient pour exploiter le pétrole Avec la destruction des raffi- En attendant, la région est un
torchères. Il y a là des centaines et ainsi financer le califat. Les neries officielles et de l’oléoduc vaste dépotoir toxique où, dans
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
les villages comme Kharab Abou
Ghalib, on meurt à petit feu. Il
y a bien eu des efforts avant la
guerre civile, racontent des habi-
tants, pour lutter contre une pol-
lution due au pétrole qui depuis
longtemps ravage la région, mais
avec les affrontements entre les
troupes du régime et les insur-
gés, puis la prise de contrôle par
Daech, les pompes de traite-
ment des résidus pétroliers ont
été détruites.
Là-dessus est venue s’ajouter
l’explosion, faute d’entretien, des
oléoducs du site de stockage de
Gir Zero, entraînant la pollution
[des sols alentour], des canaux,
des ruisseaux et de la rivière
longue de 150 kilomètres qui
traverse Kharab Abou Ghalib.
Cette pollution, qui contamine
aussi bien les sols que l’eau et
l’air, s’est traduite par la perte
de récoltes et la destruction de
champs entiers ; les cours d’eau
sont morts, l’air empoisonné, et
les cancers, les infections pul-
monaires et les défaillances
d’organes vitaux sont en forte
augmentation.
“Nos femmes s’inquiètent de voir
de plus en plus de malformations
congénitales chez les enfants. Les
gens ont des problèmes pulmo-
naires. Dans ce quartier, quatre
personnes ont un cancer et doivent
aller se faire soigner à Damas,
car il n’y a pas de service d’onco-
logie dans la région”, énumère
Mohamed Hussein, 67 ans, dont
toute la famille vit à Kharab Abou
Ghalib. “Notre système immuni-
taire ne nous protège contre aucune
maladie, et il n’y a pas que le Covid.
Même les eaux souterraines sont
toxiques.” Par ici, la plupart des
gens étaient éleveurs et cultiva-
teurs, c’est leur gagne-pain qu’ils
ont perdu, poursuit-il.
Il y a quelques mois, raconte
Mohamed Hussein, son cousin
Ma hmoud Nasser,  70  ans,
a voulu laver dans la rivière
dix de ses moutons qui souf-
fraient d’une maladie de peau.
Quelques heures plus tard, tous
les animaux étaient morts.
“Ces moutons valaient dans les
1 000 dollars, c’est un an de reve-
nus pour moi, précise le vieux
berger. J’ai tout perdu.”
S’il est toujours complexe d’at-
tribuer directement des cas indi-
viduels de cancer ou d’autres
maladies à telle ou telle pollu-
tion, dans la région, des oncolo-
gues syriens confirment que les
systèmes immunitaires des habi-
tants sont affaiblis, et ce alors
que fait rage une pandémie dans
une région du pays dépourvue
de services hospitaliers spécia-
lisés, où n’arrive aucun ache-
minement officiel de matériel
médical par l’aide humanitaire.
“Ces deux ou trois dernières
années, le nombre de cancers a
été multiplié par deux”, renché-
rit l’oncologue Dannish Ibrahim,
qui consulte dans un dispen-
saire bondé de la ville voisine
de Qamichli, à la frontière turque.
“Nous voyons bien un lien de cor-
rélation entre la présence de raffi-
neries, la pollution des rivières au
pétrole, les gaz d’échappement des
voitures et la hausse des cancers,
qui se concentre dans les zones
autour des gisements pétroliers.
Et tous ces facteurs contribuent
aussi à fragiliser le système immu-
nitaire. Nous craignons une plus
grande vulnérabilité de la popu-
lation face au Covid-19.”
Sous antalgiques. C’est par-
ticulièrement frappant dans les
raffineries artisanales, où les
travailleurs prennent des antal-
giques pour tenir jusqu’à la fin de
la journée. Là, des lacs de déchets
pétroliers à ciel ouvert, partiel-
lement en feu, cuisent au soleil,
dégageant des fumées toxiques
à travers ce paysage calciné. Des
gens enveloppés d’écharpes pour
se protéger contre les pires éma-
nations sont pliés en deux au-
dessus de leurs chaudrons. Ils
y produisent un gazole de mau-
vaise qualité destiné aux groupes
électrogènes et un ersatz de gaz
de cuisson, une denrée rare.
Au plus fort de cette industrie
artisanale, du temps où Daech
contrôlait ce territoire, entre 2013
et 2017, on ne comptait pas moins
de 30 000 fours et raffi neries
de fortune, installés au bord de
routes, dans le nord de la Syrie.
Il y en a encore 300 qui fonc-
tionnent, fabriquant des produits
utilisés localement, mais aussi
envoyés vers les zones tenues
par le régime, ainsi que dans
les territoires sous le contrôle
de l’opposition.
Outre les substances toxiques,
ces travailleurs sont exposés à
toutes sortes de dangers mor-
tels, notamment les explosions
de barils de pétrole. Dans une raf-
finerie située près de Qamichli,
ils souffrent aussi de problèmes
respiratoires, mais ils n’ont pas
20 km
TURQUIE
37° Qamichli
Nord
S Y R I E
Administration autonome
du nord et de l’est de la Syrie
(sous contrôle des Kurdes)
Hassaké
Vers
l’Euphrate
Rivière polluée Terre contaminée
Concentration de raffineries de fortune
le choix. “Nous avons plus peur
de la faim que du cancer”, note
Ahmed, 40 ans, père de quatre
enfants. L’homme se tient devant
des déchets pétroliers en feu.
Ceux-ci forment des coulées
argentées ressemblant à du mer-
cure. Il ajoute que la sécheresse,
la pollution et l’effondrement de
l’économie ont rendu impossible
le recours à l’agriculture, si bien
que travailler dans une raffine-
rie est le seul moyen de survivre.
Les dix travailleurs de cette raffi-
nerie gagnent entre 5 et 10 euros
par jour, suivant leur fonction.
Ce qui n’est pas négligeable dans
une région où le prix du pain a
plus que doublé pendant l’année
écoulée. “Une raffinerie comme
celle-ci fait vivre trente familles.
Un habitant a lavé
ses moutons dans
la rivière. Peu de
temps après, tous les
animaux sont morts.
Si elle ferme, trente familles vont
mourir de faim ou sombrer dans
la délinquance”, poursuit-il. Son
ami au visage noirci par la fumée
qui monte de la mare de déchets
enflammés derrière lui inter-
vient : “On ne peut pas se per-
mettre de penser à notre santé. Il
faut avant tout survivre.”
Le propriétaire de cette raffi-
nerie, qui en gère quatre autres
dans les environs, explique à
The Independent que sa famille a
lancé cette exploitation en 2012,
la deuxième année de la guerre
civile. Les combats entre les sol-
dats du régime et les rebelles
avaient alors détruit les raffi-
neries industrielles et les prin-
cipaux oléoducs. Il reconnaît
MOYEN-ORIENT. 17
Dans un contexte de cessez-
Gisement pétrolifère le-feu incertain, les tensions se
SOURCES : “WAR, WASTE AND POLLUTED PASTURES” (PAX), OPENSTREETMAP.ORG
de Rumeilan
sont exacerbées tout au long de
l’année dernière, et l’on craint
Gir qu’un nouveau conflit éclate dans
Tig
Zero le Nord-Est, tandis que la guerre
re
civile syrienne continue de sévir
Kharab dans le Nord-Ouest.
Abou “Aucun donateur international
Ghalib ne va octroyer de financements à
long terme dans cette région pour
rénover l’infrastructure écono-
mique, poursuit Zwijnenburg.
Tout l’argent va dans des projets
IRAK qui visent à parer au plus pressé.”
Mais les choses doivent changer.
La seule manière, d’après lui,
de mettre fin à cette pollution
incontrôlée et aux problèmes
que cette activité pollue l’en- socio-économiques qui sont liés
vironnement, mais ne voit pas serait que les principaux acteurs
ce que lui et sa famille pour- de la région parviennent à une
raient faire d’autre. “La prin- solution politique. Ce qui assu-
cipale raison pour laquelle nous rerait une stabilité et ouvrirait
nous sommes lancés dans ce tra- la région à des investissements
vail, c’est parce qu’il répondait à un à long terme. Sans quoi l’avenir
besoin, commente-t-il, refusant sera toujours aussi sombre et il
de dire son nom. Il n’y avait pas ne sera pas possible de rendre
de carburant, pas de gazole, pas cette zone de nouveau vivable.
de gaz de cuisson. C’est ça, notre Pour l’heure, les habitants de
avenir : soit on meurt de faim, soit Kharab Abou Ghalib disent qu’ils
on meurt à cause de la pollution.” doivent vivre avec la pollution,
Les ONG de défense des droits car il n’y a pas d’autres possibi-
de l’homme qui suivent l’évolu- lités. “Des gens nous demandent
tion de cette crise ne voient pas pourquoi nous ne partons pas,
de solution au confl it syrien à songe Hussein, tout en marchant
plus ou moins long terme. Wim lentement depuis le cours d’eau
Zwijnenburg, de l’ONG néerlan- pestilentiel jusqu’à la tente funé-
daise Pax, affi rme que peu de raire. Mais où irions-nous ? Tous
pays sont prêts à donner de l’ar- les villages le long de cette rivière
gent dans le nord de la Syrie pour sont atteints du même mal.” Il
la reconstruction des infrastruc- s’interrompt avant de conclure :
tures pétrolières, étant donné “Cette région était verte, il y pous-
l’instabilité politique chronique sait du blé. Et maintenant, c’est
et le risque de se retrouver en devenu un enfer.”
butte aux sanctions américaines —Bel Trew
contre le régime syrien. Quant Publié le 8 novembre
au gouvernement de Bachar
El-Assad, il persiste à affirmer
que les gisements pétroliers lui
appartiennent, alors même que SOURCE
dans les faits ils sont contrôlés
par les Kurdes. THE INDEPENDENT
La menace turque qui plane Londres, Royaume-Uni
sur le nord de la Syrie ajoute à independent.co.uk
la pression. Ankara estime que The Independent, fondé
les forces kurdes déployées dans en 1986, est l’un des grands
la région sont liées au Parti des titres de la presse britannique.
travailleurs du Kurdistan (PKK), C’est aussi le premier quotidien
considéré comme une organisa- généraliste à être devenu,
tion terroriste par la Turquie, en 2016, un journal 100 %
les États-Unis et l’Union euro- en ligne. Considéré comme
péenne. Au cours des dernières un journal de gauche,
années, l’armée turque a effectué “The Indy” se distingue
de nombreuses incursions dans de ses concurrents par son
des territoires syriens tenus par engagement proeuropéen
les Kurdes, occupant de nom- et ses positions libérales
breuses villes frontalières. sur les questions de société.
18. MOYEN-ORIENT. Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021

↙ Dessin d’Ahmad Rahma,

ISRAËL-PALESTINE Turquie.

Pegasus révèle
et d’information sur les tenta- dit long sur le sentiment de suffi-
tives israéliennes de déloger sance et d’invincibilité qui règne Contexte
les Palestiniens du quartier de au sein des institutions israé-

l’impunité
Cheikh-Jarrah à Jérusalem-Est. liennes chargées de façonner la ●●● Le logiciel
Ce qui devrait surprendre, c’est politique antipalestinienne. de surveillance Pegasus,
que le client officiel israélien a Après tout, ces dernières ont mis au point par la société

dont jouit Israël

acheté ce logiciel espion malgré
la réputation exécrable que NSO
et son produit phare ont depuis
plusieurs années. En effet, si NSO
a fait la une des journaux et a été
L’emploi du logiciel espion contre des Palestiniens si décriée en Israël et à l’étran-
démontre le sentiment d’invincibilité de l’État ger, c’est parce qu’il s’est avéré
hébreu, commente cette chroniqueuse israélienne. que plusieurs dictatures aux-
quelles elle a vendu le logiciel ont
utilisé Pegasus contre des mili-
tants des droits de l’homme et
des journalistes [lire ci-contre].
S’ils insistent sur le fait que
leur société vend son logiciel
uniquement dans le cadre de
la lutte contre le terrorisme et
la grande criminalité, l’inno-
cence affichée par les porte-parole
de NSO est de moins en moins
convaincante. La dernière preuve
en est que les États-Unis ont
CARTOON MOVEMENT
de quoi pavoiser. Les projets
visant à étendre les implanta-
tions [colonies israéliennes] et à
confiner les Palestiniens dans des
enclaves déconnectées les unes
des autres sont mis en œuvre à
plein régime. Le gouvernement
actuel comprend des partis cen-
tristes qui devraient a priori s’y
opposer, mais ils sont paraly-
sés et restent muets. Tout au
plus, certains de leurs députés
envoient-ils des lettres de protes-
tation au ministre de la Défense,
Benny Gantz.
Inpuissance locale. L’Autorité
palestinienne et les hauts res-
ponsables du parti qui y exerce
le pouvoir, le Fatah, sont inca-
pables de protéger leurs habitants
israélienne NSO,
fait la une de la presse
internationale depuis
la publication, en juillet,
d’une série de révélations
par un consortium
de rédactions
internationales, dont
Le Monde (qui appartient
comme Courrier
international au groupe
Le Monde). L’enquête
a montré que le logiciel
était massivement utilisé
par plusieurs pays (Arabie
Saoudite, Maroc, Mexique,
Inde, Hongrie, Israël…)
pour espionner
des militants des droits
humains, des avocats
ou des journalistes. À la

récemment mis sur liste noire
NSO et une autre société israé-
lienne de cyberoffensive, Candiru,
pour activités contraires aux
intérêts nationaux américains.
L’État d’Israël a été critiqué
tant à l’intérieur qu’à l’étranger
pour le laxisme dont il fait preuve
—Ha’Aretz Tel-Aviv Ce qui est néanmoins surpre- dans le contrôle des exportations
contre les attaques quotidiennes suite de ces révélations,
de colons et de soldats et per- les États-Unis ont placé
sistent à considérer la coordina- NSO et l’entreprise
tion sécuritaire avec Tsahal et le concurrente, Candiru,
Shabak comme relevant de l’“in- sur une liste noire
térêt national”. La société pales- d’entreprises soumises
tinienne n’est pas d’humeur à un à d’importantes
soulèvement général et les mani- restrictions en matière
festations de solidarité avec les d’exportations

T
nant dans cette affaire, c’est que de cyberarmes et pour la facilité prisonniers politiques en grève et d’importations.
out Palestinien doté d’un les services de sécurité israéliens, avec laquelle NSO (et d’autres de la faim ou les agriculteurs
minimum de conscience qui sont supposés avoir leurs exportateurs) peut vendre les sans protection contre la vio-
politique se doute qu’il fait propres logiciels de surveillance, siennes à des dictatures connues lence des colons ne mobilisent des civils, c’est-à-dire des per-
l’objet d’une surveillance israé- aient eu recours à celui d’une pour opprimer leur peuple. En qu’une poignée de militants. sonnes qui s’opposent à sa poli-
lienne intrusive dont seule l’am- société privée. Car, même s’il est laissant ces ventes se dérou- Les pays occidentaux qui ont tique par des moyens non violents.
pleur est difficile à évaluer. Il n’est difficile de le prouver, il est évi- ler, Israël cherche à obtenir des dépensé une grande partie de Évidemment, les ONG pales-
donc pas surprenant de découvrir dent que c’est Israël, autrement votes à l’ONU en sa faveur et à l’argent de leurs contribuables tiniennes traquées par Pegasus
que le logiciel espion Pegasus, pro- dit le Shabak [Shin Bet, renseigne- l’encontre des Palestiniens. pour préserver la “solution à deux espèrent pouvoir tirer parti de
duit par la société [israélienne] ments intérieurs israéliens], qui se Mais il faut croire que le sens États” se contentent de publier cette révélation pour faire pen-
NSO, a été installé sur l’iPhone cache derrière ce projet des relations publiques des condamnations indolores de cher la balance en leur faveur.
d’au moins six Palestiniens. Trois d’espionnage ultra- d’Israël s’est émoussé la politique israélienne et conti- Mais il y a un hic. Dès lors que ces
de ces Palestiniens travaillent pour sophistiqué. Comme les et que les autorités nuent de considérer Israël comme ONG ont été décrétées illégales
des ONG issues de la société civile porte-parole de NSO le israéliennes ont tardé un allié loyal. Le fait que plusieurs par le ministère de la Défense
palestinienne et contre lesquelles répètent souvent, leur à comprendre que leur États européens aient décidé d’in- [israélien], la moindre conférence
Israël mène depuis longtemps société n’est autorisée laxisme en matière d’ex- terrompre leurs dons aux ONG de presse, la moindre publication
une campagne de délégitimation, à vendre ses produits OPINION portations de cyber- palestiniennes déclarées illé- d’un rapport d’investigation ou la
dont le point culminant vient qu’à des gouvernements. armes risquait d’être gales ne peut que renforcer le moindre conférence organisée en
d’être atteint avec l’annonce de De plus, les licences d’expor- dommageable tant sur le plan sentiment d’invincibilité d’Israël. compagnie de diplomates étran-
leur illégalité par le ministère de tation accordées à NSO par le diplomatique qu’économique. Du Dès lors que l’État hébreu a gers sera considérée comme un
la Défense [israélien]. ministère de la Défense stipulent coup, dans les jours et semaines recours au logiciel Pegasus dans acte criminel autorisant Tsahal
que seuls les services de sécurité à venir, de hauts responsables sa politique de répression d’ONG à arrêter les activistes palesti-
Contrat d’exclusivité. Pour israéliens sont autorisés à surveil- gouvernementaux et des diplo- palestiniennes qui œuvrent paci- niens non violents en pleine nuit
des raisons techniques, la société ler les téléphones israéliens tandis mates vont devoir être mobilisés fiquement contre l’occupation et à les maintenir en détention,
qui a inspecté leurs téléphones que les indicatifs régionaux israé- pour tenter d’obtenir de l’admi- israélienne, il est légitime d’as- aussi longtemps que les autorités
et découvert le logiciel hostile liens et palestiniens doivent être nistration Biden qu’elle annule similer Israël à d’autres États le souhaiteront, que ce soit en les
ne peut examiner les téléphones bloqués pour tout autre client de sa décision concernant NSO. non démocratiques (pour ne pas déférant devant un tribunal mili-
Android. Mais on peut supposer NSO. En d’autres termes, aucun Le fait que le désormais célèbre dire plus) comme le Mexique, taire ou en les plaçant en déten-
que Pegasus, ce voyeur ultime, autre État qu’Israël n’est auto- logiciel espion (dont on peut se l’Azerbaïdjan, la Hongrie et tion administrative, c’est-à-dire
s’est immiscé jusque dans les risé à espionner un chercheur de demander si le Shabak a réelle- l’Arabie Saoudite. Si certains se sans jugement.
chambres d’autres Palestiniens l’ONG Al-Haq qui, par exemple, ment besoin) soit à présent uti- posaient encore des questions, il —Amira Haas
et de leurs enfants. mène un travail d’investigation lisé contre des Palestiniens en est désormais clair qu’Israël cible Publié le 9 novembre
 À C E
D E Z
R É P O N
S O S

© Laurin Schmid / SOS MEDITERRANEE

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don.sosmediterranee.org
20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
États-Unis. Thanksgiving,
un traumatisme
pour les Amérindiens
Ce 25 novembre, les Américains célèbrent le 400e anniversaire du premier
repas de Thanksgiving partagé entre les colons anglais et les Amérindiens.
Une tradition dont les Wampanoags ont conservé, au fil des générations,
un souvenir douloureux qu’ils veulent aujourd’hui faire reconnaître.
—The Washington Post
(extraits) Washington
D
De Plymouth (Massachusetts)
ominant les eaux glacées
de la baie de Plymouth,
une trentaine de touristes
s’entassent autour d’un guide des
monuments nationaux qui leur
raconte l’histoire de Plymouth
Rock – célèbre symbole de l’ar-
rivée des Pères pèlerins en ces
lieux il y a quatre siècles. Non
loin de là, d’autres attendent de
visiter une réplique du Mayflower,
le bateau à bord duquel les pèle-
rins ont traversé l’océan.
Sur une hauteur se dresse
u n hom ma ge d iscret au x
Amérindiens qui ont aidé les
nouveaux venus affamés à sur-
vivre. Rares sont ceux qui se
donnent la peine de contem-
pler la statue d’Ousamequin – le
chef, ou sachem, de la nation des
Wampanoags, qui comptait autre-
fois entre 30 000 et 100 000 per-
sonnes. Longtemps marginalisés
et présentés sous un faux jour
dans l’histoire américaine, les
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
Wampanoags se préparent à ce
qui s’annonce ce mois-ci, alors
que le pays s’apprête à célébrer
le 400e anniversaire du premier
repas de Thanksgiving entre les
Pères pèlerins et les Indiens.
Génocide. Or ce qui s’est passé
en 1621 ne ressemble guère à ce
que la plupart des Américains
apprennent à l’école. Il est peu
probable qu’il y ait eu de la dinde
au menu. Ni que les Indiens aient
porté des coiffes de plumes. Et au
début, les pèlerins n’ont rien fait
↙ La Wampanoag Mère Ours tient un châle en 
peau de daim, où figurent ses ancêtres depuis 1580.
Photos Josh Reynolds/The Washington Post
traditionnelle faite de mâts de
cèdre et de l’écorce de tulipiers
de Virginie, et un mishoon, un
canoë indien.
Mère Ours, une Wampanoag
mashpee âgée de 71 ans, est assise
dans la maison traditionnelle, où
elle coud à la main un chapeau en
peau de daim. Elle a vécu toute sa
vie dans la ville, et est considérée
comme l’une des gardiennes de la
tradition de son peuple pour ce
qui se rapporte à Thanksgiving,
une tradition qui décrit com-
ment la rencontre s’est transfor-
mée pour les Mashpees, qui sont
aujourd’hui environ 2 800, en un
désastre qui a duré des siècles.
Cette version de l’histoire est
encore ignorée aujourd’hui par la
majorité des touristes, qui sont
près de 1,5 million à visiter chaque
année les musées et les boutiques
de souvenirs de Plymouth. Le
musée wampanoag, lui, n’attire
que quelque 800 personnes par
an. “Nous ne reconnaissons pas
le jour férié de Thanksgiving […]
c’est une vision biaisée de notre his-
toire”, commente Paula Peters,
une autrice mashpee spécialiste
de l’histoire amérindienne.
Les Wampanoags, dont le
pour inviter les Wampanoags au nom signifie “le peuple de la
festin qu’ils avaient rendu possible. première lumière”, affirment que
Tout comme les activistes amé- leurs ancêtres vivaient il y a au
rindiens réclament que les sta- moins dix mille ans dans le sud-
tues de Christophe Colomb soient est du Massachusetts, sur une
déboulonnées et que le Columbus terre qu’ils appelaient Patuxet.
Day, le jour férié en sa mémoire Dans les années 1600, ils étaient
[célébré le deuxième lundi d’oc- répartis en 69 villages, chacun
tobre aux États-Unis aya nt u n chef,
et le 12 octobre en ou sachem, et un
Amérique latine et en homme-médecine.
Espagne], soit l’occa- C’était un pays de
sion de rappeler sa REPORTAGE cocagne, ils chas-
brutalité envers les saient les cervidés,
peuples indigènes, ils dénoncent l’élan et l’ours dans les forêts,
depuis longtemps la vision com- pêchaient le hareng et la truite,
mune que l’on a de Thanksgiving. ramassaient des palourdes dans
Pour les Wampanoags et les rivières et les baies. Ils culti-
d’autres Amérindiens, le qua- vaient le maïs, utilisant les restes
trième jeudi de novembre est de poisson comme engrais. En
considéré comme un jour de deuil hiver, ils remontaient à l’intérieur
plutôt que comme un jour de fête. des terres pour fuir les frimas, et
Car si les Wampanoags ont aidé au printemps, ils s’installaient sur
les pèlerins à survivre, ils ont par le littoral. Ils commerçaient, et se
la suite été victimes d’un lent battaient, avec les explorateurs
génocide tandis qu’ils étaient européens depuis 1524.
spoliés de leurs terres. En  1614 , ava nt l’a r r ivée
Pour en savoir plus sur leur des pèlerins, les Anglais atti-
histoire, il faut se rendre une rèrent un célèbre Wampanoag
cinquantaine de kilomètres au – Tisquantum, que les Anglais
sud de Plymouth, dans la ville de appelaient Squanto – et vingt
Mashpee, où un modeste musée autres membres de son peuple
en bois donne sur la rue prin- sur un navire dans l’intention
cipale. À l’extérieur se trouvent de les vendre comme esclaves
un wetu, une maison wampanoag à Malaga, en Espagne. Squanto

tenta de rentrer chez lui pendant
des années. En son absence, les
Wampanoags furent presque
exterminés par un mal mysté-
rieux, qui, pensaient certains
d’entre eux, venait des excréments
des rats à bord des bateaux euro-
péens. Selon des historiens, il
s’agissait de la variole ou de la
fièvre jaune. Baptisée “la Grande
Mort”, la pandémie dura trois ans.
Le temps que Squanto revienne,
en 1619, elle avait emporté les
deux tiers de son peuple.
Stratégie. En 1620, les passa-
gers anglais du Mayflower se sont
dirigés vers Plymouth après avoir
touché terre à Provincetown. Les
observant à la descente du bateau,
les Wampanoags ont compris que
cette fois leurs interactions avec
les Européens seraient différentes.
“On ne vient pas avec femmes et
enfants quand on se prépare à se
battre”, explique Paula Peters, qui
a créé une agence de communi-
cation, SmokeSygnals [signaux
de fumée].
Des mois du ra nt, les
Wampanoags ont surveillé les
pèlerins. Au cours de leur pre-
mier hiver, la moitié sont morts,
de froid, de faim et de maladie.
Ousamequin était face à une situa-
tion inextricable. Son peuple avait
été décimé par la maladie et il lui
fallait préserver la paix avec ses
voisins, les Narragansetts. Il a dû
se dire qu’il valait mieux s’allier
avec les Anglais aux armes plus
efficaces – des mousquets contre
les arcs et les flèches des siens –
que de s’en faire des ennemis.
C’est au printemps de l’an-
née 1621 qu’il établit un premier
contact. “Ce n’était pas tant par gen-
tillesse ou amitié que par sens de la
stratégie, souligne Steven Peters,
le fils de Paula Peters, directeur
de la création de son agence. Nous
nous efforcions désespérément de
ne pas disparaître.” À l’automne
suivant, les pèlerins – en grande
partie grâce aux enseignements
des Wampanoags, qui leur avaient
appris à planter des haricots et
des courges sur des monticules
entourés de maïs et à utiliser des
restes de poisson en guise d’en-
grais – effectuèrent leur première
récolte. Pour célébrer leur premier
succès en tant que colonie, ils orga-
nisèrent une “fête de la moisson”,
à l’origine de ce que nous appelons
aujourd’hui Thanksgiving. Sans
inviter les Wampanoags.
Quiconque apprenait
à lire et à écrire
à un Mashpee
commettait un délit
passible de mort.
Ousamequin et ses hommes
ne sont venus que quand les
Anglais ont déchargé certains
de leurs mousquets pendant
les festivités. En entendant les
coups de feu, les Wampanoags
se sont précipités, redoutant
que la guerre ait commencé.
“Une centaine de guerriers arri-
vent armés jusqu’aux dents après
avoir entendu des tirs de mousquet”,
raconte Paula Peters. Apprenant
qu’il s’agissait d’une fête de la
moisson, les Wampanoags s’y
sont joints, apportant cinq cer-
vidés à partager.
Dans son livre, This Land Is Their
Land [“Cette terre est à eux”], l’au-
teur David J. Silverman souligne
que les écoliers qui, chaque année,
fabriquent des coiffes de plumes
pour représenter les Indiens du
premier Thanksgiving ne font
que reproduire une fiction. Car
les Wampanoags n’en portaient
pas. Ils arboraient des crêtes à
la Mohican, ornées d’épines de
porc-épic.
Linda Coombs, wampanoag
aquinnah et historienne tribale,
estime que Thanksgiving véhicule
une image “qui nous fait passer pour
des imbéciles et qui promeut l’idée que
les pèlerins nous ont donné une vie
meilleure parce qu’ils nous étaient
supérieurs”. Mère Ours, dont le
nom anglais est Anita Peters,
raconte aux visiteurs du musée
de la tribu que, conformément à
une loi du Massachusetts de 1789,
quiconque apprenait à lire et à
écrire à un Mashpee commet-
tait un délit passible de mort. Elle
décrit comment les Anglais ont
chassé les Wampanoags de leurs
terres et en ont converti beaucoup
de force au christianisme. “Si on
ne devenait pas chrétien, il fallait
fuir, sous peine d’être tué.”
Pensionnats. Les terres wam-
panoags, jusque-là communau-
taires, ont fini par être divisées,
chaque famille se voyant attribuer
25 hectares, et un système de taxes
a été mis en place – la propriété
et la fiscalité étant deux notions
↙ Darius Coombs, coordinateur culturel
et de sensibilisation de la tribu wampanoag.
Photos Josh Reynolds/The Washington Post
“Nous nous battons
toujours pour notre
terre, notre culture
et notre peuple.”
Brian Weeden,
PRÉSIDENT DE LA TRIBU
MASHPEE
contraires à la culture wampa-
noag. Bien plus tard, comme
d’autres tribus, les enfants des
Wampanoags ont été envoyés
dans des pensionnats, où on leur
a ordonné de couper leurs longs
cheveux, de renoncer à leurs
“usages indiens” et de cesser
de parler leur langue natale.
Paula Peters ajoute qu’au moins
deux membres de sa famille ont
été inscrits à l’école indienne
de Carlisle, en Pennsylvanie,
prem ier pension nat pou r
enfants amérindiens géré par
le gouvernement, en 1879.
Pour Frank James, célèbre défen-
seur des droits des Aquinnahs,
l’accueil amical réservé aux pèle-
rins par son peuple en 1621 a “peut-
être été notre plus grande erreur”.
En 1970, il a créé une “Journée de
deuil national”, désormais célé-
brée par certains Wampanoags à
chaque Thanksgiving depuis que
les organisateurs du 350e anniver-
saire de l’arrivée du Mayflower ont
refusé, à l’occasion des commé-
morations, de l’autoriser à dis-
siper les mythes qui entourent
cette journée.
Dans les années  1970, les
Mashpees ont intenté une action
en justice afin de récupérer une
partie de leurs terres ancestrales.
Mais ils ont perdu, notamment
parce qu’un juge fédéral a statué
qu’ils n’étaient pas officiellement
reconnus en tant que tribu. Ils
ont alors déposé une demande
de reconnaissance fédérale, vers
le milieu des années 1970, et plus
de trente ans plus tard, en 2007,
on leur a accordé ce statut.
En 2015, sous la présidence
de Barack Obama, environ
120 hectares ont été confiés à un
fonds fiduciaire fédéral pour les
Mashpee. Ce qui revenait à leur
attribuer une réserve, bien qu’elle
soit composée de dizaines de par-
celles éparpillées dans la région
de Cape Cod et ne représente
que 0,5 % de leurs terres histo-
riques. “Quatre cents ans plus tard,
nous nous battons toujours pour
notre terre, notre culture et notre
peuple”, constate Brian Weeden,
le président de la tribu.
AMÉRIQUES. 21
Les Wampanoags font face à
d’autres problèmes graves, dont
la pandémie de Covid-19. Même
avant cette dernière, leur popu-
lation comptait de nombreux
cas de diabète, d’hypertension,
de cancers, de suicides et d’abus
d’opiacés. La région de Cape Cod
étant hors de prix, nombre de
Wampanoags ne peuvent se per-
mettre d’y loger et doivent vivre
ailleurs. Ils craignent également
que la surexploitation immo-
bilière et la pollution ne mena-
cent les cours d’eau et la faune.
“Pour nous, la terre passe toujours
avant tout le reste, assure Vernon
‘Tambour silencieux’ Lopez, le
chef des Mashpees, âgé de 99 ans.
Il y va de notre survie.”
Quand elle avait 8 ans, se sou-
vient Paula Peters, un institu-
teur leur avait raconté l’histoire
de Thanksgiving. Par la suite, un
enfant avait demandé : “Qu’est-ce
qui est arrivé aux Indiens ?”
L’enseignant avait répondu :
“Malheureusement, ils sont tous
morts.” “Non, pas tous, dit avoir
rétorqué Paula Peters. Je suis tou-
jours là.”
Langue oubliée. Comme
d’autres Wampanoags, elle lutte
pour défendre sa culture et ses
traditions. Il y a cinq ans, la tribu
a ouvert sur ses terres une école
qui accueille une vingtaine d’en-
fants de 2 à 9 ans. Ils y apprennent
les mathématiques, les sciences,
l’histoire et d’autres matières dans
leur langue natale algonquine.
La tribu propose aussi des cours
pour ses membres plus âgés qui
ont fini par oublier leur langue,
puisqu’il leur était interdit de la
parler. “Nous voulons tout faire pour
que ces gamins comprennent ce que
veut dire être amérindien et wam-
panoag”, dit Nitana Greendeer,
mashpee et directrice de l’école.
C e t t e a n né e , q u elq u e s
Wampanoags se rendront à
Plymouth pour le Jour de deuil
national. D’autres se retrouve-
ront dans l’Old Indian Meeting
House, construite en 1684, une
des églises indiennes les plus
anciennes de l’est des États-
Unis, afin de rendre hommage
à leurs ancêtres. Beaucoup de
Wampanoags se réuniront aussi
pour un repas en famille et ren-
dront grâce non pour la survie
des pèlerins, mais pour celle de
leur tribu.
—Dana Hedgpeth
Publié le 4 novembre
 22. AMÉRIQUES Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021

↙ Dessin de Rebecca Hendin,

Royaume-Uni.
AMÉRIQUE LATINE

Les riches
Les présidents et les candidats à du confinement a rendu visible Latino-Américains de toutes les
la présidence font peur aux plus la grande précarité où est plon- catégories socioprofessionnelles.”
riches. Au Mexique, le président gée une partie de la population, Sergio Pinto et Yamal Yidios

se ruent
Andrés Manuel López Obrador qui vit de l’économie informelle. s’accordent à dire qu’un nou-
s’est mis à dos les chefs d’entre- Les systèmes de santé, sou- veau marché émerge avec force :
prise et veut annuler des contrats vent saturés du fait des nom- le Chili. “Les Chiliens investis-

sur l’immobilier
avec des sociétés privées. Au
Pérou, Pedro Castillo a limogé
les membres les plus radicaux
de son gouvernement sous la
breux cas d’infection, ont montré saient traditionnellement au Chili,
leurs insuffisances, et la lenteur note Sergio Pinto. Aujourd’hui,
de l’accès aux vaccins a révélé la même si ce pays n’est pas un acteur
faible capacité de coopération des très important, on observe une aug-

à Miami
pression des marchés. Au Chili,
l’Assemblée rédige une nouvelle
Constitution, tandis qu’un candi-
dat de gauche caracole en tête des
sondages pour la présidentielle.
Crises sociales et politiques, Covid-19… En Colombie, le gouvernement
Les investisseurs latinos-américains affluent d’Iván Duque a été confronté à
dans la grande ville hispanique de Floride. de longues et sanglantes mani-
Nouveauté : ils achètent souvent des biens pour festations, si bien que le candi-
en faire leur résidence principale et y télétravailler. dat de gauche, Gustavo Petro,
est bien placé pour lui succéder.
La fuite des capitaux de la
région est difficile à mesurer,
mais elle est évidente au jour le
jour. Les monnaies se sont dépré-
ciées depuis un an – certaines
plus que d’autres ; des banques
d’investissement ont décidé de se
retirer des différents pays où elles
étaient implantées ; et à l’étran-
ger, les banques sont débordées
par les demandes d’ouverture
de compte. Pour beaucoup,
la meilleure manière de faire
sortir leurs capitaux est de les
investir dans un bien immobi-
lier. Ainsi, en Floride, 34 % des
acheteurs étrangers sont des
Latino-Américains, si l’on en
croit la National Association of
Realtors (NAR) [“Association
nationale des agents immo-
biliers”].  “Aujourd’hui, nous
assistons à une envolée du marché
latino-américain”, assure Sergio
Pinto, chef de l’équipe de
ventes de la chaîne d’hôtels et
de résidences de luxe Waldorf
Astoria à Miami.
CARTOON MOVEMENT
gouvernements et leur manque
d’influence sur le plan interna-
tional. D’autre part, la pauvreté
et les inégalités ont fini par pro-
voquer une explosion sociale.
Le Brésil, le Pérou, le Chili et la
Colombie ont connu de grands
mouvements de contestation.
Cela entraîne une recomposi-
tion du paysage politique, avec
l’apparition de personnalités cli-
vantes, radicales, parfois auto-
ritaires, d’où les incertitudes
et la méfiance des plus aisés.
“Miami profite des nouvelles pos-
sibilités qu’offre le télétravail, pré-
cise Yamal Yidios, fondateur et
“La ville est
l’un des pôles les plus
importants pour
l’esprit d’entreprise
et l’innovation.”
Yamal Idios, FONDATEUR
DE LA SOCIÉTÉ YTECH
directeur général de la société
immobilière Ytech. La pandémie
a entraîné une plus forte hausse de
l’immigration latino-américaine
vers la ville. On constate que les
Latino-Américains ne se contentent
plus d’investir dans une résidence
secondaire à Miami, ils veulent
y vivre et travailler depuis ici.”
Bien souvent, explique-t-il, les
Latino-Américains qui sont
venus à Miami pendant la pandé-
mentation du nombre de Chiliens
qui commencent à acheter.”
Cryptomonnaies. Au cours des
deux derniers mois, Pinto s’est
entretenu avec des agents immo-
biliers chiliens qui cherchent à se
spécialiser dans la vente de biens
à Miami depuis le Chili : “C’est
une question fondamentalement
politique, voilà ce que me disent les
acheteurs chiliens. Car ils pensent
qu’il peut y avoir un changement
économique radical au Chili à partir
de l’année prochaine, sous l’impul-
sion de la classe politique [avec la
future nouvelle Constitution].” Le
marché colombien, qui depuis
dix ans ne faisait pas partie des
plus dynamiques, est revenu en
force ces douze derniers mois,
du fait de la situation sociale et
des perspectives politiques du
pays, ajoute-t-il.
Par ailleurs, l’usage des crypto-
monnaies s’est à ce point répandu
que certains investisseurs s’en
servent déjà pour acheter des
immeubles, assure Merrick
Theobald, porte-parole et direc-
teur du marketing de la plate-
forme de paiement BitPay.
Ainsi, à travers des portails
comme Condos.com [de l’an-
glais condominium, appartement
ou immeuble en copropriété], de
nombreux Latino-Américains
achètent des biens immobiliers
en cryptomonnaies. “Quand

mie pour y être vaccinés se sont le cours de leurs cryptomon-

—El País México Mexico
mondiale en berne, la plus grande
Faiblesses. Le Mexique, la
Colombie, le Pérou et l’Équateur,
dans cet ordre, sont les marchés
les plus dynamiques pour Pinto
et son équipe. Pas moins de 16 %
des achats dans le bâtiment de
luxe de l’enseigne Waldorf, d’une
hauteur de 100 étages, ont été
effectués par des Mexicains.
rendu compte qu’ils pouvaient
télétravailler depuis cette ville.
Selon un rapport de la société
immobilière International Sales
Group, Miami a accueilli 950 nou-
veaux résidents par jour en 2020,
aussi bien des étrangers que des
Américains d’autres États. Parmi
ses attraits, il y a le climat et le
naies augmente, les gens utilisent
volontiers leurs gains pour ache-
ter quelque chose, le plus souvent
quelque chose de luxueux ou un
bien. Ils achètent des bijoux, une
voiture, mais aussi un apparte-
ment”, explique Theobald. Il
conclut : “Nous constatons, en
particulier depuis cette année, une

L
es Latino-Américains les
plus aisés sortent leur
argent de leur pays, du fait
des soubresauts politiques que
connaît la région. Ils investissent
en particulier dans l’immobilier
de luxe à Miami. Depuis un an
et demi, sur fond d’économie
ville de Floride a bénéficié d’une
hausse des achats d’immeubles
par des Latino-Américains. Ce
n’est pas une vague d’inves-
tissements comme on en a vu
auparavant, d’après les agents
immobiliers et leurs clients. Cette
fois, les investisseurs font de ces
biens leurs nouvelles résidences.
Sergio Pinto explique : “Du fait
de l’évolution économique et poli-
tique de leur pays, certains décident
de diversifier leurs investissements,
et notamment d’investir à Miami.
Parmi ces investissements, il y a
l’immobilier.” La pandémie a mis
à nu les faiblesses de l’Amérique
latine. D’une part, la nécessité
faible taux d’imposition. “La
ville a beaucoup évolué, elle n’est
plus seulement une place finan-
cière et une destination touris-
tique, mais aussi l’un des pôles
les plus importants pour la tech-
nologie, l’esprit d’entreprise et
l’innovation, continue Yamal
Yidios. Elle attire maintenant des
hausse des transactions depuis
certains pays d’Amérique latine.
C’est une région où il y a beau-
coup de possesseurs de bitcoins, une
région qui croit de plus en plus aux
cryptomonnaies, en raison de leur
caractère transnational.”
—Isabella Cota
Publié le 10 octobre
SIREN 572 056 331
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Ghana. Les LGBTQ
en plein cauchemar
Sous couvert de promotion des “valeurs familiales”, un projet de loi propose
de criminaliser les lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres et queers du pays.
Il est porté et promu par une organisation ultraconservatrice américaine.
—CNN (extraits) Atlanta
C
ette maison située près
d’Aflao Road, dans une
banlieue d’Accra, était
le seul endroit où Joe se sentait
suffisamment en sécurité pour
nous rencontrer. Des militants
homosexuels ghanéens l’uti-
lisent pour se réunir en secret
et offrir un refuge aux per-
sonnes LGBTQ [lesbiennes, gays,
bisexuels, transgenres et queers]
dans le besoin.
Joe est assis sur le coin d’un
canapé, dans une pièce sombre.
Dans ses mains, il tient un petit
sac. Il s’exprime sur un ton à la
fois défiant et calme. “Je ne peux
pas changer ma façon d’être, dit-il.
Je ne peux pas changer qui je suis.
C’est une chose naturelle, et c’est
ce que je ressens au plus profond
de moi. Mais nous sommes morts.
Aujourd’hui nous sommes tous
morts. À nouveau, nous ne pou-
vons plus sortir. Nous ne pouvons
plus voir nos amis”, explique-t-il.
Les choses n’étaient pas
censées se passer ainsi. Durant
plusieurs années, les mili-
tants LGBTQ ghanéens ont eu
le sentiment que leur situation
s’améliorait. Ils observaient une
plus grande tolérance, particuliè-
rement dans les grandes villes,
et pensaient que leurs droits
allaient continuer à progres-
ser. Mais le Parlement ghanéen
débat [depuis le 10 novembre] un
projet de loi censé promouvoir
les “valeurs familiales”. S’il est
adopté, le Ghana aura l’une des
législations anti-LGBTQ les plus
strictes du continent africain.
Cette perspective a forcé la
communauté LGBTQ du pays
à se terrer dans l’ombre. Elle se
demande comment la situation a
pu dégénérer si vite, et les diplo-
mates occidentaux disent avoir
été pris par surprise.
Premier centre d’accueil. Ce
projet de loi, qualifié par un mili-
tant de “rêve de tout homophobe”,
est fortement soutenu par les
communautés religieuses du
pays. Il s’inspire également lar-
gement d’un mouvement ultra-
conservateur américain.
Le chemin qui a mené Joe au
centre d’accueil a commencé dans
sa ville natale, à plusieurs heures
de route de la capitale. Il a sou-
haité être identifié uniquement
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
par son nom d’emprunt car il
craint pour sa sécurité. Un soir,
il y a plusieurs mois, il a été
accosté dans la rue par un groupe
d’hommes qui l’ont accusé d’avoir
cherché à séduire un membre de
leur famille. Ils l’ont emmené
sur un chantier de construc-
tion abandonné pour l’interro-
ger. Nous avons vu la vidéo qu’ils
ont enregistrée. “C’est vrai que
tu lui as dit que tu l’aimais bien ?”
lui aboient-ils en fante [l’une des
langues parlées au Ghana].
“Oui”, répond Joe en tremblant.
Plus loin, on le voit accroupi sur
le sol et l’un de ses agresseurs lui
donne plusieurs coups de genou
à la tête. Les vidéos du calvaire
de Joe ont été publiées sur les
réseaux sociaux quelques mois
plus tard. Son père l’a jeté dehors.
Selon les militants LGBTQ, ce
qui est arrivé à Joe s’inscrit dans
un schéma de violences que l’on
observe au Ghana depuis plusieurs
années. Des vidéos montrant des
Ghanéens – pour la plupart des
hommes perçus comme homo-
sexuels – harcelés, passés à tabac
et parfois dépouillés de leurs vête-
ments sont publiées les unes après
les autres. Les lesbiennes et les
transgenres sont également pris
pour cible, mais la majorité des
agressions ne sont pas signalées.
Certaines personnes sont insul-
tées et agressées publiquement,
mais ces comportements sont
plutôt isolés : des fêtes “LGBTQ-
friendly” sont régulièrement
organisées à Accra et annoncées
sur les réseaux sociaux.
Dans un rapport publié en 2018,
Human Rights Watch signalait
que le Ghana avait un bilan
contrasté concernant le traite-
ment des personnes LGBTQ.
Des lois interdisant la sodomie
datant de 1960 y sont toujours
en vigueur (comme dans une
grande partie de l’Afrique) mais
elles sont très rarement appli-
quées. Tout pourrait changer
cette année.
Le premier centre d’accueil
pour les personnes LGBTQ du
pays a été inauguré en janvier
dernier. Il avait été décoré de bal-
lons multicolores et de parapluies
aux couleurs de l’arc-en-ciel pour
accueillir les invités. Des diplo-
mates représentant plusieurs pays
européens et l’Australie y avaient
assisté, et les Ghanéens LGBTQ
répétaient sans arrêt que les pro-
grès réalisés par leur pays étaient
incroyables.
La réaction a été immédiate. Des
chefs traditionnels, des groupes
religieux et des députés ont inondé
les réseaux sociaux de messages,
pris d’assaut les chaînes de télé-
vision et utilisé leur pupitre pour
condamner ce centre, attribuant
son existence à l’influence de
l’Occident et affirmant qu’il s’agis-
sait d’une tentative pour “recru-
ter” de jeunes Ghanéens.
Beaucoup de ces critiques éma-
naient d’une organisation peu
structurée, la National Coalition
“Nous ne voulons
pas que des choses
qui vont à l’encontre
de notre sensibilité
soient prioritaires.”
Emmanuel Kwasi Bedzrah,
PARLEMENTAIRE
for Proper Human Sexual Rights
and Family Values [“Coalition
nationale pour des valeurs
familiales et des droits sexuels
convenables”].
“Nous savions qu’il y aurait
une opposition, mais nous ne
pensions pas qu’elle serait d’une
telle ampleur, déclare A lex
↙ Dessin de Glez paru dans
Journal du Jeudi,
Ouagadougou.
Kof i Donkor, directeur de
LGBT+ Rights Ghana, l’asso-
ciation qui a ouvert le centre.
Tout le pays semblait ne parler que
de ça.” L’indignation publique
a pris une telle ampleur que la
police a effectué une descente
et fermé le centre, moins d’un
mois après son ouverture.
Les premières manœuvres en
faveur d’une nouvelle loi anti-
LGBTQ draconienne ont com-
mencé peu de temps après, et
le projet de loi a été présenté
au Parlement au début du mois
d’août. Nous avons obtenu une
copie du Promotion of Proper
Human Sexual R ights and
Ghanaian Family Values Bill
[projet de loi sur la promotion des
droits sexuels humains appro-
priés et des valeurs familiales
ghanéennes].
Si ce projet de loi est adopté,
les Ghanéens LGBTQ pour-
ront être soit condamnés à des
peines de prison, soit contraints
de suivre une “thérapie de conver-
sion”, une pratique largement
condamnée par la communauté
médicale internationale. Les mili-
tants LGBTQ risqueront jusqu’à
dix ans de prison, les manifesta-
tions publiques d’affection entre
personnes du même sexe et le
port de vêtements du sexe opposé
seront passibles d’une amende
ou d’une peine de prison, et cer-
tains traitements médicaux seront
illégaux. La diffusion de conte-
nus jugés pro-LGBTQ par des
organes de presse ou des sites
web sera également interdite.
Les Ghanéens seront invités à
dénoncer les personnes qu’ils
soupçonnent d’appartenir à la
communauté LGBTQ.
“Ces comportements vont à
l’encontre de notre culture, de nos
règles, de nos traditions, déclare
Emmanuel Kwasi Bedzrah, l’un
des parlementaires qui ont signé
le projet de loi. Nous ne voulons
pas que des choses qui vont à l’en-
contre de notre sensibilité soient
prioritaires dans notre société, et
cette loi aura un effet dissuasif sur
tous ceux qui les encouragent.”
Devant l’imposant siège du
Parlement du Ghana, sous des
nuages noirs qui menacent de
balayer la chaleur intense, il
continue : “Au début de cette année,
un groupe de personnes réunies
sous la couverture d’une ONG a
essayé d’embrigader les gens. Nous
avons remarqué qu’[être membre de
la communauté LGBTQ] se répand
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
comme une traînée de poudre dans
le pays.” “Nous les aimons, nous
leur demandons de ne pas le faire”,
insiste-t-il.
Après quelques minutes en
voiture, nous rencontrons un
militant gay sur la place de
l’Indépendance, où se dresse un
arc portant l’inscription “Liberté
et justice”. Contrairement aux
parlementaires avec qui nous
nous sommes entretenus, Danny
Bediako a peur d’utiliser son vrai
nom, et même de nous parler
dans un lieu public. Président
de l’ONG Rightify Ghana, il
réfute tous les arguments selon
lesquels l’homosexualité serait
une importation occidentale et
ceux qui assurent que les mili-
tants LGBTQ chercheraient
à recruter et à convertir les
Ghanéens hétérosexuels. “[Les
Occidentaux] sont accusés d’avoir
apporté l’homosexualité en Afrique
et sont aussi ceux qui incitent [les
Ghanéens] à nous haïr, dit-il. Il
y a toujours eu des homosexuels
au Ghana.”
La coalition anti-LGBTQ
fondée sur les “valeurs fami-
liales” existe depuis longtemps au
Ghana, précise Danny, mais elle
n’était pas organisée et n’avait
pas de stratégie précise. Selon lui,
tout a changé lorsqu’une asso-
ciation américaine défendant ces
fameuses “valeurs familiales”
a organisé un rassemblement à
Accra à la fin de 2019, juste avant
la pandémie de Covid-19. Human
Rights Campaign (une organi-
sation de défense des droits des
LGBTQ) qualifie l’association à
l’origine de l’événement, le World
Congress of Families (WCF,
Congrès mondial des familles),
de “l’une des organisations amé-
ricaines les plus impliquées dans
l’exportation de la haine”.
Le rassemblement avait été
planifié en grande partie en
réponse à une proposition du
gouvernement de lancer un pro-
gramme d’éducation complète à
la sexualité afin d’enseigner aux
jeunes ses aspects émotionnels,
physiques et sociaux. Depuis,
SIX PIEDS SUR TERRE
FALCO/CUBA
UN NOUVEAU PODCAST SIGNÉ
ce projet a été mis au placard.
Les enregistrements du mee-
ting montrent que les discours
portaient pour la plupart sur les
“dangers” du “lobby” LGBTQ,
qualifié de grande conspiration
de gauche visant à détruire les
“valeurs familiales”.
L’une des interventions les plus
attendues était celle du président
du WCF en personne, l’Américain
Brian Brown, ultraconservateur.
Brown s’est fait un nom en pous-
sant les Californiens à dire non
au mariage homosexuel. Il dirige
la National Organisation for
Marriage (NOM, Organisation
nationale pour le mariage) et
collecte des fonds sur Internet
pour les candidats de l’aile droite
du Parti républicain.
Les débuts du WCF sont
curieux : l’association a été fondée
à la fin des années 1990, après
la dissolution de l’Union sovié-
tique, pour réunir les conserva-
teurs catholiques américains et
les Russes de droite autour des
mêmes idées.
Extrémismes religieux. Selon
Neil Datta, secrétaire du Forum
parlementaire européen pour
les droits sexuels et reproduc-
tifs, l’organisation a montré lors
des rassemblements qui se sont
tenus ces dernières années en
Hongrie, en Croatie, en Géorgie
et en Italie qu’elle glissait de plus
en plus vers l’organisation d’ac-
tions anti-LGBTQ et la pression
sur les orientations politiques.
Datta a publié [en 2018] un rap-
port sur les groupes anti-LGBTQ
en Europe [intitulé “Restaurer
l’ordre naturel. Un agenda pour
l’Europe” et publié en 2018] com-
prenant des informations sur le
financement du WCF.
“Les meetings du Congrès mon-
dial de la famille agissent comme
des incubateurs de mauvaises
idées, explique-t-il. Différents
extrémistes religieux venus de
différentes parties du monde se
rencontrent et échangent des idées,
puis les gens reprennent ces idées
et les propagent dans leur pays.”
Selon lui, plusieurs lois et
pétitions en Europe de l’Est
ont trouvé leur origine dans
les réunions de cette organi-
sation. “Après le rassemblement
du WCF en 2019 à Accra, il fallait
s’attendre au projet de loi présenté
aujourd’hui, poursuit-il. Le ‘Projet
de loi sur la promotion des droits
sexuels humains appropriés et des
valeurs familiales ghanéennes’ n’est
qu’une répétition de plus des ini-
tiatives homophobes émanant de
ces réunions.” Lors du congrès
d’Accra, des délégués ont pro-
posé que des équipes de juristes
“Les gens ont peur.
Ils ne se sentent en
sécurité nulle part,
même dans les
espaces publics.”
Danny Bediako,
MILITANT LGBTQ
soient formées pour saisir les
tribunaux et contester la consti-
tutionnalité des lois protégeant
les droits des personnes LGBTQ.
Ils souhaitaient que ces actions
soient menées dans un délai de
six mois à un an.
Brian Brown assure que son
organisation n’est qu’une source
d’inspiration et ne donne aucune
directive. “Dans tous ces endroits,
les gens disent qu’ils en ont assez
que les pays occidentaux viennent
leur dire qu’il faut redéfinir la
famille”, déclare-t-il depuis son
bureau de Washington. Il affirme
que le WCF n’a joué aucun rôle
dans la rédaction du projet de
loi ghanéen.
Pourtant, cette inspiration est
évidente lorsque les Ghanéens qui
défendent ce projet utilisent des
arguments étonnamment simi-
laires à ceux de l’organisation de
Brown. Notamment celui de la
famille “naturelle” comme moyen
de transmettre les valeurs chré-
tiennes conservatrices aux nou-
velles générations, qui est presque
une obsession chez eux.
“Ceux qui défendent les gays et les
lesbiennes oublient qu’ils ne vont
À ÉCOUTER SUR NOTRE SITE ET SUR VOTRE APPLICATION DE PODCAST PRÉFÉRÉE
pas avoir d’enfants, nous explique
l’archevêque Philip Naameh,
président de la Conférence des
évêques catholiques du Ghana.
Qu’on ne s’étonne pas ensuite si les
musulmans deviennent rapidement
majoritaires dans notre pays et le
déclarent État islamique.” Il se
réjouit ainsi d’avoir le soutien
du WCF.
Certains militants pour les
droits des LGBTQ pensent cepen-
dant qu’une répression était inévi-
table avec ou sans coup de pouce
des conservateurs américains,
parce que le mécontentement ne
cessait de croître dans la com-
munauté religieuse ghanéenne.
Lors d’un grand rassemble-
ment de prière organisé sur
Internet en mars dernier sous
le titre “L’homosexualité : un
péché détestable aux yeux de
Dieu”, des pasteurs de l’Église
pentecôtiste, qui compte des mil-
lions de membres, ont déclaré que
faire adopter la loi sur les valeurs
familiales était une question de
“sécurité nationale”. Ils n’ont pas
cessé de pousser les membres du
Parlement à aller dans leur sens.
Le projet de loi pourrait être
édulcoré au fil des débats. Il devra
également être signé par le prési-
dent Nana Akufo-Addo, qui risque
d’être sévèrement sanctionné par
les bailleurs de fonds occidentaux
s’il est adopté. Il met en effet les
nations occidentales dans une
position difficile. Déjà fortement
critiqués pour avoir soutenu l’ou-
verture du centre LGBTQ, les
diplomates européens et austra-
liens n’ont pas souhaité s’expri-
mer sur le sujet. Il n’y avait pas
de représentant des États-Unis
à l’inauguration, mais l’une des
premières mesures prises par
le gouvernement Biden a été de
demander à ses instances de lutter
contre les lois anti-LGBTQ par-
tout dans le monde. Selon un
porte-parole du département
d’État, le nombre croissant de dis-
cours et d’actions contre la com-
munauté LGBTQ au Ghana est
une source d’inquiétude pour le
gouvernement américain.
D’autres voix
pour un monde
durable
AFRIQUE. 25
Mais pour beaucoup de mili-
tants, le mal est déjà fait. À la
fin du mois de mai dernier, plus
de 20 participants à une forma-
tion juridique sur les droits des
LGBTQ organisée par [les asso-
ciations] One Love Sisters Ghana
et Key Watch Ghana ont été arrê-
tés pour “rassemblement illégal”
dans la région de la Volta, dans
le sud-est du pays.
“Les gens ont peur, déclare
Danny Bediako. Ils ne se sentent
en sécurité nulle part, même dans
les espaces publics, et ils ont peur
d’organiser des réunions pour leurs
associations. Certains ont com-
plètement arrêté de les soutenir.”
Il essaie aujourd’hui de mettre
en place des groupes d’entraide
sur Internet.
Les militants LGBTQ, poursuit-
il, ont soumis des propositions
au Parlement pour atténuer les
conséquences du projet de loi et
essaient de rencontrer les dépu-
tés pour les convaincre de modé-
rer ses dispositions. Mais vu le
climat actuel, ils craignent que
peu de responsables politiques
soient assez courageux pour s’en-
gager à leurs côtés, même si des
vies sont en jeu.
 —David McKenzie
et Nimi Princewill
Publié le 8 octobre
SOURCE
CNN
Atlanta, États-Unis
edition.cnn.com
Fondée en 1980 par le magnat
de la presse Ted Turner,
Cable News Network (CNN)
est la première chaîne
d’information continue.
Elle est passée dans le giron
de Time Warner en 1996.
CNN com a été mis en ligne en
1995. Depuis 2008, le direct de
CNN y est diffusé gratuitement.
Le site produit également
des contenus écrits et dispose
de sa propre agence de presse
depuis 2010.
26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Géopolitique.
Les grandes
idées sont
françaises
L’Hexagone se distingue en Europe par sa
propension à formuler de grandes orientations,
une caractéristique qui fait partie du subtil
équilibre franco-allemand dans l’Union, analyse
cette chroniqueuse néerlandaise.
—De Standaard Bruxelles
A
présent qu’un gouverne-
ment allemand semble
dans les tuyaux et qu’An-
gela Merkel va pouvoir s’en aller
faire du jardinage, penchons-
nous donc sur le cas de la France.
Ces derniers mois, nous avons
cent mille fois pris congé de la
chancelière, de son époque et
presque même de son parti, qui,
sans elle, vacille. Nous avons
retourné l’âme allemande dans
tous les sens et examiné le rôle
de l’Allemagne en Europe sous
toutes les coutures : les trau-
matismes historiques ; la néces-
sité qu’elle ressent de préserver
l’unité du continent ; la straté-
gie du leading from behind, cette
manière de diriger les opéra-
tions depuis l’arrière, de peur de
devenir de nouveau trop domi-
nante ; la préférence pour une
Allemagne européenne plutôt
qu’une Europe allemande.
De son côté, la France est appe-
lée aux urnes l’an prochain et
les regards se tournent vers
Emmanuel Macron, qui guigne
un second mandat. Le “petit
Napoléon” l’obtiendra-t-il ? Ou
bien n’a-t-il en réalité rien d’un
Napoléon ? Et quel est le rôle de
la France en Europe, au juste ?
En quoi diffère-t-il de celui de
l’Allemagne ?
On pourrait dire que l’Alle-
magne aspire toujours à devenir
un peu plus européenne, tandis
que la France s’efforce de rendre
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
l’Europe un peu plus française.
Pour mémoire, Paris a proposé
que, sous la présidence française
de l’Union européenne, au pre-
mier semestre 2022, toutes les
réunions bruxelloises soient
conduites dans la langue de
Molière. Tout le monde a levé
les yeux au ciel – encore ces
Français, avec leur sempiter-
nelle lutte contre la domina-
tion de l’anglais ! Les Allemands,
eux, ne feraient jamais rien de
pareil. Et s’il leur prenait de vou-
loir promouvoir la langue alle-
mande, ce serait discrètement,
pour ne pas prêter le flanc aux
railleries et ne pas être soupçon-
nés de vouloir rendre l’Europe
plus allemande.
Souvent, la France et l’Al-
lemagne se complètent  : les
Français se font parfois plus
grands qu’ils ne le sont réelle-
ment, les Allemands plus petits.
Comme l’intégration européenne
est centrée sur elles – l’objectif
premier étant de les empêcher
de se voler dans les plumes manu
militari –, elles sont parvenues,
semble-t-il, avec des hauts et
des bas, à un équilibre. Elles se
contrebalancent. Espérons que
cela perdure et qu’aucun des can-
didats qui profitent de la cam-
pagne électorale pour accuser
l’Europe et l’Allemagne de tous
les maux de la France n’arrive
l’an prochain au pouvoir.
On sa it pourquoi les
Allemands aiment autant ne
pas diriger l’Europe (en tout
cas, pas de manière visible).
Mais pourquoi les Français
tiennent-ils tant à façonner le
monde ? Pourquoi sont-ils si
friands de grandes idées*, pour-
quoi veulent-ils abso-
lument penser ce
qui vient ? Le pré-
sident Macron
n’est pas le premier Français à
parler d’“autonomie stratégique”.
Si l’on y réfléchit, on s’aperçoit
que presque tous les grands pas
en avant de l’intégration euro-
péenne sont l’œuvre de Français.
La Communauté européenne
du charbon et de l’acier ? Une
idée de Jean Monnet et Robert
Schuman. Le marché unique ?
Jacques Delors. L’euro ? François
Mitterrand.
En mission. Comment cela se
fait-il ? Zbigniew Brzezinski, qui
fut conseiller américain à la sécu-
rité [du président Jimmy Carter,
entre 1977 et 1981], a dit un jour
qu’avec la construction euro-
péenne “la France cherch[ait] la
réincarnation et l’Allemagne, la
rédemption”. L’UE donne en effet
à Paris une chance de renouer
avec sa grandeur passée.
Quant à Emmanuel Macron,
quantité de livres ont déjà été
publiés à son sujet. L’un des meil-
leurs a été écrit par Joseph de
Weck, un Suisse qui vit à Paris.
Dans Emmanuel Macron. Der revo-
lutionäre Präsident (juin 2021)
[“Emmanuel Macron. Le prési-
dent révolutionnaire”, non tra-
duit], cet observateur considère
le président français en chaus-
sant des lunettes européennes.
Depuis le Brexit, la France est
le seul pays de l’UE à dispo-
ser de l’arme nucléaire et d’un
siège au Conseil de sécurité des
Nations unies. C’est la seule à
pouvoir défendre l’UE. Et c’est
en partie sur cet avantage qu’elle
assied son attitude et ses ambi-
tions sur la scène européenne
et internationale.
Mais ce n’est pas tout, estime
de Weck : la République est née
du combat contre la royauté et
l’aristocratie, mais aussi contre
les forces réactionnaires (celles
de la Russie et de l’Empire habs-
bourgeois) qui exerçaient leur
emprise sur le reste de l’Europe.
C’est pourquoi les valeurs de la
Révolution française valent non
seulement pour la France, mais
aussi pour le reste de l’Europe
et peut-être même du monde.
Pour les Français en tout cas,
elles ont une dimension univer-
selle. Et cela explique en partie
pourquoi les dirigeants politiques
français veulent en tout temps
et en tout lieu montrer de quoi
ils sont capables. Ils se sentent
investis de la mission de diffu-
ser cet universalisme, sur lequel
↙ Dessin de Cristina Sampaio,
Portugal.
continue de reposer la légitimité
de leur pays.
Si les Allemands sont sou-
vent pragmatiques et ne passent
généralement à l’action sur la
scène européenne que lorsqu’il
le faut vraiment, les Français,
eux, voient les problèmes et les
changements arriver de loin. Ils
mettent des mots dessus et réflé-
chissent à des solutions. Ainsi le
premier à avoir parlé de “l’Eu-
rope qui protège*”, l’Europe qui
défend ses citoyens contre le
méchant monde extérieur, ce
fut Macron. Ces temps-ci, il pro-
pose un “consensus de Paris”
pour succéder au consensus de
Washington – ce système fait de
libre marché, de mondialisation
et d’hégémonie américaine –, qui
domina le monde des décennies
durant. Le consensus de Paris
laisse davantage l’initiative à l’Eu-
rope ; c’est l’Europe qui mène le
combat contre le changement cli-
matique, les inégalités sociales et
la mainmise des multinationales.
Les Français se font
parfois plus grands
qu’ils ne le sont,
les Allemands plus
petits.
Souvent, l’A llemag ne et
d’autres pays de l’UE détournent
le regard, gênés, quand Paris
lance une “grande idée” – voilà
que les Français montent encore
sur leurs grands chevaux ! D’un
autre côté, si la France ne le fait
pas, personne ne le fait. Sous
François Hollande, pendant
la crise de l’euro, la crise des
migrants et le Brexit, pas une
seule grande idée n’est venue
de l’Hexagone. Tout le monde
s’est empressé de dire que
l’Europe stagnait et s’asséchait,
et ce parce que Paris était aux
abonnés absents et qu’on était
à court d’idées.
Ainsi la France et l’Allemagne
maintiennent-elles constamment
un équilibre ; elles ont besoin
l’une de l’autre. Nous aussi, d’ail-
leurs, nous avons besoin d’elles.
Et il n’est pas de meilleur moment
pour s’en rendre compte que
cette période où toutes deux,
l’une après l’autre, sont appe-
lées aux urnes.
—Caroline de Gruyter
Publié le 22 octobre
* En français dans le texte.
 28. D’UN CONTINENT À L’AUTRE no 1620 du 18 au 24 novembre 2021

europe
↙ Dessin de Robin Heighway-Bury,
Royaume-Uni.

Royaume-Uni.
s’installer à Unst. Elle a ouvert un septentrionale, Unst est aussi le
salon de thé, le Victoria’s Vintage point terrestre le plus survolé par
Tea Rooms, à Baltasound, la “capi- les satellites, ce qui fait de l’île

Un Cap Canaveral
tale” de l’île, située à 3 kilomètres l’endroit idéal pour télécharger
de Saxa Vord. Elle espère que le des données venant de l’espace.
centre spatial redonnera un coup Au Balta Light, le seul et unique

britannique
de fouet aux affaires. Elle se sou-
vient : “Quand je suis arrivée ici, la
vie battait son plein grâce à la Royal
Air Force. Il y avait plein de festivités
pub de l’île, la gérante, Yvonne
Thomson, compte sur la base
spatiale pour raviver l’économie
locale. “Ça va attirer les touristes,

dans les Shetland

et de régates. On avait même notre
propre fête de la bière. Mais quand
la base a fermé, les gens sont partis
par centaines, surtout les familles
avec de jeunes enfants.”
Londres entend faire son entrée dans “la course “En été, c’est le plus bel endroit au
à l’espace” du e siècle en envoyant depuis son sol monde, s’enthousiasme la jeune
des satellites en orbite. Sur la petite île d’Unst, femme, qui a elle-même quatre
on se réjouit d’accueillir la base de lancement. enfants. La criminalité est quasi
inexistante et presque personne
ne ferme sa porte à clé. D’ailleurs,
je ne sais même pas où est la clé
de ma maison.” Mais en hiver,
l’ambiance change du tout au
tout. Après octobre, les touristes
se comptent sur les doigts de
la main. Le temps se gâte, et il
ne fait jour qu’entre 9 heures et
14 heures. “J’espère que ça ne va
pas décourager les gens de venir
travailler ici”, avoue Victoria.
Contrairement à Cap Canaveral,
Unst, petit caillou de 27 kilo-
mètres par cinq, ne peut se tar-
guer de son climat tropical. Mais
les deux endroits ont quelques
points communs : l’isolement,
et un accès “direct” à l’espace.
IKON IMAGES
qui chercheront un endroit où boire
un coup, espère-t-elle. Tout ce qui
est susceptible de faire venir plus de
monde est le bienvenu. Dans quelque
temps, les nouveaux employés de
la base débarqueront avec leurs
enfants et sauveront l’école.”
Au premier abord, difficile de
croire que des fusées décolleront
de Saxa Vord dans quelques mois.
Certes, des drapeaux américains et
écossais flamboyants flottent aux
côtés de panneaux en plastique
flambant neufs annonçant que le
site est “en construction”. Mais à
quelques mètres de là, des mou-
tons flânent dans les vestiges de
la base de la Royal Air Force, sous
la bruine et les mugissements du
vent. Le chantier est néanmoins
dans les temps pour un premier
lancement en 2022, insiste Frank
Strang, le directeur du centre spa-
tial. Cet ancien pilote de la Royal
Air Force se dit “convaincu à 100 %
que le premier lancement d’un engin
en orbite depuis le sol britannique
aura lieu là, l’année prochaine”.

Les fusées doivent en effet décol- Strang le reconnaît : a priori,

ler à bonne distance des zones Unst n’a pas l’étoffe d’un favori
urbanisées, et elles ne doivent dans la nouvelle course à l’espace.
pas survoler de villes et de vil- Mais l’entrepreneur veut déve-
—Daily Mirror Londres Avec une température moyenne à 2030 [un autre site, dans les lages, ni des plateformes pétro- lopper un éco-complexe hôte-

S
de 13  °C, des rafales quasi Cornouailles, devrait aussi mettre lières. Depuis Unst, les engins lier pour accueillir les touristes
ur le petit lopin de terre constantes et des journées qui ne en orbite des satellites, mais au spatiaux peuvent filer tout droit et les scientifiques. “Lorsque j’ai
écossa is perdu da ns durent pas plus de cinq heures en moyen de fusées lancées depuis vers le nord et survoler le cercle présenté le projet au conseil munici-
l’océan qui rêve de deve- hiver, la vie est loin d’être facile à un avion]. Détail crucial : la base polaire arctique, avant de quitter pal, ils ont cru que c’était un poisson
nir le nouveau Cap Canaveral, la Unst. Pourtant, l’île pourrait bien- de lancement devrait permettre la l’atmosphère. Grâce à sa latitude d’avril, se souvient-il. Les gens de
celèbre base américian de lance- tôt devenir le point de départ de création de 140 emplois sur l’île.
Futur site
ment spatial, des petits malins la toute première expédition spa- Alors, évidemment, à Unst, c’est Îles Féroé
de lancement
(Danemark) NORVÈGE
ont déjà trouvé un slogan : “Un tiale britannique lancée depuis le sujet du moment. de satellites
Station radar
petit pas pour l’homme, mais un son propre sol, l’une des priorités Durant son heure de gloire, Océan Bergen de la Royal
bond de géant pour fixées par Londres, en en 1871, en plein âge d’or du hareng, Atlantique Air Force
Saxa
l’humakilté.” mars dernier, dans le Unst accueillait 2 269 habitants. Îles Vord
Lamba
L’île d’Unst, ter- sillage du Brexit. Mais l’avenir s’est assombri avec la Orcades
Ness
ritoire habité le plus Le constructeur fermeture, en 2005, de la station Haroldswick
septent r iona l du de fusées Skyrora, radar d’alerte précoce de la Royal Aberdeen Mer
Royaume-Uni, est plus REPORTAGE basé à Édimbourg, a Air Force [le radar est de nou- ROYAUME-
du Nord
UNI 150 km Baltasound
proche de la Norvège annoncé mi-octobre veau opérationnel depuis 2019, 60° 45’
que d’Aberdeen, et plus au nord la signature d’un accord pour le mais sans personnel sur place]. Nord
que Moscou. Avec moins de lancement de satellites depuis Des centaines de personnes se Î l e d’ U n s t
650 âmes, l’île compte plus de l’ancienne station radar locale sont alors retrouvées au chômage
Archipel
moutons que d’habitants. Un de Saxa Vord. L’objectif est d’en- et ont dû quitter l’île, ce qui a des Château
pub, un hôtel, une école, trois voyer dans l’espace la fusée “XL” entraîné de sévères répercussions Shetland
(Écosse, Uyeasound de Muness
magasins, une seule ligne de bus de Skyrora – un beau bébé de sur l’économie locale. Yell
Royaume-
et pas de commissariat, ni d’hôpi- 23 mètres de long pour 56 tonnes – Victoria Mouat, elle, a quitté Uni)
tal. La gare la plus proche ? Celle dès 2022, et d’effectuer jusqu’à le Devon, dans le sud-ouest de 2 km
de Bergen, en Norvège. 16  lancements par an d’ici l’Angleterre, il y a vingt ans, pour SOURCE : OPENSTREETMAP CONTRIBUTORS
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021 EUROPE. 29

↙ Dessin de Falco,
ITALIE Cuba.

ma génération ont en tête la course à

l’espace d’autrefois, mais aujourd’hui, Dans les écoles d’école. Pourtant, elle est bien là”, observe
l’adjointe à la jeunesse et à la famille,

la situation est différente. Des satel-
lites pas plus gros qu’une théière
coûtent la bagatelle de 30 000 livres
[plus de 35 000 euros], et nous uti-
lisons chacun 20 satellites par jour
en moyenne pour nos activités quoti-
diennes, dans les distributeurs auto-
matiques, les téléphones portables ou
les GPS, par exemple.” Le Royaume-
Uni a tout pour devenir un acteur
de premier plan de cette nouvelle
course à l’espace, et Unst est idéa-
lement située, se réjouit-il.
Contre toute attente, le climat
de l’île serait aussi propice au lan-
cement des engins que le soleil
de Cap Canaveral. “Il faut une
des antivax
Dans la région à majorité
germanophone du Tyrol du Sud, qui
compte l’un des taux de vaccination
les plus bas du pays, des parents
antivaccins envoient leurs enfants
dans des écoles clandestines.
Reportage dans deux villages.
—Corriere della Sera Milan
En remontant la vallée, on arrive à
Judith Caneppele, qui précise, elle aussi,
que “la commune n’a rien à voir avec cette
initiative”. Là non plus, on ne sait pas
combien d’élèves la fréquentent. “Depuis
le début de l’année, onze enfants ont été reti-
rés de notre établissement et les parents se
sont engagés à faire l’école à la maison”,
relève le directeur de l’école du village,
Christian Dapunt.
L’académie cherche un moyen d’inter-
venir, mais la marge de manœuvre est
plus que limitée. Officiellement, l’ensei-
gnement a lieu dans un cadre privé et les
contrôles y sont dès lors impossibles. Pour
endiguer le phénomène (cette année, ce
sont près de 600 familles qui ont choisi
de faire l’école à la maison dans le Tyrol

fenêtre de trois heures où le vent
souffle à moins de 30 nœuds [envi-
ron 55 km/h]”, explique Frank
“Les employés de
la base vont arriver
avec leurs enfants et
ils sauveront l’école.”
Yvonne Thomson,
GÉRANTE DU PUB BALTA LIGHT
Strang. Or, d’après les données
du Met Office [service britan-
nique de météorologie], sur les dix
dernières années, ces conditions
étaient réunies 95 % du temps au
printemps et à l’automne.
La première fusée partira de
la péninsule de Lamba Ness, un
site d’observation ornithologique
situé à 1,6 kilomètre du hameau de
Haroldswick. On y accède par une
route à une voie, sur laquelle les
moutons et les poneys Shetland
se promènent en toute liberté.
La construction d’une nouvelle
route est néanmoins prévue, pour
permettre le passage des grues
et des camions transportant les
fusées. Et parce que nous sommes
en 2021, Saxa Vord aspire à deve-
nir la base de lancement spatial la
plus écologique du monde. Skyrora
prévoit d’alimenter ses fusées à
l’Ecosene, un carburant produit
à partir de déchets plastiques.
Tandis que nous quittons Unst
à bord d’un ferry, la première tem-
pête de la saison déferle sur l’île.
Des vents de près de 100 km/h
balayent les collines et la pluie
s’abat à l’horizontale. Je suis
perplexe : 2022 sera-t-elle vrai-
ment l’année qui permettra à
cette petite île isolée de décoller ?
Affaire à suivre...
—Martin Fricker
Publié le 15 octobre
U
Campo Tures, 5 400 habitants. Là-bas, du Sud), le Conseil provincial vient d’ap-
ne vieille ferme et une ancienne l’école qui ne dit pas son nom se trouve prouver une loi qui fi xe un cadre strict.
menuiserie d’une vallée recu- en plein cœur du village. C’est une asso- Les examens seront passés dans l’éta-
lée du Tyrol du Sud. Ce sont les ciation appelée Herzstrahl (“la lumière du blissement auquel les familles sont ratta-
Katakombenschulen du xxe siècle [les cœur”) qui la gère : un collectif de parents chées et pas ailleurs. Reste le noyau dur
écoles “des catacombes” clandestines qui ont préféré garder leurs enfants à la des parents – essentiellement composé
qui enseignaient l’allemand aux enfants maison pour leur éviter d’avoir à porter de militants souverainistes – qui refusent
du Tyrol du Sud sous l’ère fasciste]. C’est le masque et de faire les tests. même le passage des examens.
en ces lieux que des dizaines de familles “On ne sait pas ce qui se passe dans cette —Marco Angelucci
antivax et antimasques envoient désor- école parce que, officiellement, il n’y a pas Publié le 14 octobre
mais leurs enfants pour apprendre à lire,
écrire et compter. “Ce qui se passe dedans,
on ne le sait pas”, reconnaît le maire de LE NOUVEAU GUIDE FOODING 2022
Gais, Christian Gartner. Dans cette petite
ville de 3 200 habitants, située à l’entrée EN VENTE DÈS LE 18 NOVEMBRE
de la vallée d’Aurina, se trouve l’un des
bastions du mouvement antivax et de
Popolo Unico [“Peuple unique”], le mou-
vement souverainiste qui rejette l’auto-
rité de l’État italien. Car quand les règles
viennent de Rome, ici, la défiance est tou-
jours de mise. C’est d’ailleurs dans ce coin
qu’au printemps dernier sont parties des
marches antimasques.
Esprits échauffés. “Depuis le début de
l’année, six familles ont retiré leurs enfants
de l’établissement”, explique-t-on à l’école
primaire du village. “Et, dans les villages
voisins, c’est la même chose, ils viennent tous
ici”, ajoute la secrétaire. L’école clandes-
tine en question se trouve dans une ferme
blanche au toit de bois, à l’orée du village.
Une ferme tout à fait banale, environnée
de bois et de prairies verdoyantes. Elle
est fréquentée par les enfants de Gais,
mais quelques-uns viennent aussi de la
ville voisine de Brunico.
Combien? Nul ne sait. “La commune ne
soutient cette initiative en aucune manière”,
tient à clarifier le maire, précisant qu’il
ne veut rien avoir à faire avec ceux qui la
gèrent. “Officiellement, il n’y a pas d’école,
mais on a tout de même informé l’inspec-
tion académique”, ajoute-t-il. “C’est une
situation délicate, les esprits s’échauffent au
village”, fait remarquer l’adjointe à la vie EN KIOSQUE, DANS TOUTES LES BONNES LIBRAIRIES
familiale de Gais, Stephanie Auer, elle-
même enseignante en primaire.
ET SUR LEFOODING.COM !
30. Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021

à la une

REMETTRE LE TRAVAIL
À SA PLACE
Le travail tel qu’on le connaît
survivra-t-il à la pandémie ?
Aux États-Unis, la pénurie
de main-d’œuvre change le rapport
de forces au sein des entreprises.
De l’Espagne à l’Irlande, l’Europe
expérimente la semaine
de quatre jours. Et, partout,
le télétravail s’installe.
Dans le New York Times,
Jonathan Malesic défend
l’idée qu’il faut redonner
au travail sa juste place dans
nos vies, le considérer comme
“un simple moyen permettant
à l’individu de consacrer
son temps à cultiver ses talents,
ou à prendre du bon temps
avec ceux qu’il aime”.
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
La semaine de quatre jours,
c’est bon pour la planète
Baisser le temps de travail permet de réduire les déplacements,
la production et la consommation. Et donc les émissions polluantes,
plaide ce quotidien économique.
—Financial Times Londres
L
e problème, quand on demande aux gens de
changer leurs comportements pour ralen-
tir le changement climatique, c’est qu’on
leur propose quelque chose d’assez hor-
rible. En gros, on leur demande de cesser
de prendre l’avion, de renoncer à leur voi-
ture, de ne plus faire de shopping, de ne plus
boire de café, de ne plus partir en vacances, etc.,
pour qu’en retour la planète soit peut-être un
peu moins inhabitable dans cent ans. Pas éton-
nant que cela ne suscite pas l’enthousiasme.
Personne n’a envie de porter le cilice.
Alors dès que la vie des électeurs
est un tant soit peu perturbée –
comme c’est le cas aujourd’hui
avec la hausse des prix de
l’énergie –, les gouvernants
abandonnent la cause clima-
tique et se démènent pour
que nous puissions conti-
nuer à réchauffer la planète.
Les dirigeants politiques s’en
tiennent à leur traditionnelle
promesse : accroître le PIB pour
que l’on puisse acheter davantage de
trucs. Mais ce n’est plus possible. Fabriquer
et acheter contribue au réchauffement de la
planète. Les gouvernants doivent nous off rir
plus de temps et non pas plus de choses. Plus
précisément, dans les pays développés où les
populations ne sont pas dans le besoin, il fau-
drait réduire le temps de travail pour sauver
la planète. Une semaine de quatre jours serait
un bon début.
Cette promesse pourrait rencontrer un certain
succès grâce à deux tristes faits. Premièrement,
la plupart des gens n’aiment pas leur travail.
Selon une étude mondiale réalisée par Gallup,
seule une personne à temps plein sur cinq
se sent impliquée dans son travail. De nom-
breux travailleurs disent également manquer
de temps, en partie à cause de l’augmentation
des tâches liées à la garde des enfants. Pour se
sentir épanouis, les gens ont besoin de travail-
ler, mais pas tant que ça : 8 heures par semaine
seraient la “bonne dose” pour notre bien-être,
ont calculé des chercheurs des universités de
Cambridge et de Salford en 2019 qui ont étudié
plus de 70 000 travailleurs britanniques.
La deuxième triste réalité, c’est que lorsque
les sociétés s’enrichissent elles ne deviennent
pas nécessairement plus heureuses. Les sociétés
égalitaires ont tendance à le devenir, mais pas
les sociétés inégalitaires. En d’autres termes,
tout ce que nous produisons en plus sert sou-
vent principalement à salir la planète. Imaginez
le discours de votre chef lors de votre pot de
départ à la retraite, qui énumérerait vos réa-
lisations professionnelles et conclurait par
“Votre empreinte carbone totale est donc de…”.
Imaginez qu’on inscrive ce chiff re sur votre
pierre tombale.
Pour arrêter le changement
climatique, nous devons
devenir plus pauvres,
et le moyen d’y parvenir
est de travailler moins.
Chaque heure de travail supplémentaire pro-
duit davantage de CO2 – à cause de nos dépla-
cements et, surtout, à cause de ce que nous
créons et consommons. Notre consommation
représente plus de 60 % des émissions de gaz
à effet de serre, ont estimé en 2016 des cher-
cheurs de l’Université norvégienne des sciences
et des technologies. Quand nous nous enri-
chissons, nous émettons généralement plus
de CO2 . Au cours d’une année faste comme
2018, par exemple, les émissions des États-
Unis ont grimpé de 2,7 %.
Nous avons presque tous l’impression de
manquer d’argent, et pourtant comparé à ceux
qui nous ont précédés nous avons bien plus
qu’ils n’auraient jamais rêvé, du moins dans
les pays développés. Ce ne sera jamais assez.
Mais c’est déjà trop pour la planète.
Pour arrêter le changement climatique, nous
devons donc devenir plus pauvres, et le moyen
le plus sûr d’y parvenir est de travailler moins.
Cela s’inscrirait dans la continuité d’une longue
tendance à l’amélioration de la qualité de vie
31
par la réduction du temps de travail. En 1870,
un travailleur des pays industrialisés effec-
tuait en moyenne plus de 3 000 heures par
an, soit 60 à 70 heures par semaine pendant
cinquante semaines, selon les spécialistes de
l’histoire économique Michael Huberman et
Irlande Chris Minns. En 2019, ce total n’était plus que
de 1 383 heures en Allemagne et 1 777 heures
UN PROGRAMME aux États-Unis, avant de s’effondrer pendant
PILOTE les confinements.
DE SIX MOIS En 1956, Richard Nixon [alors vice-président
L’Irlande lance une des États-Unis] prédisait une semaine de tra-
expérimentation vail de quatre jours dans un “avenir pas trop
de la semaine de quatre lointain”. Cet avenir est peut-être enfi n là.
jours en février 2022. La semaine de quatre jours est expérimentée
Ce programme pilote dans plusieurs pays, elle est à l’étude même au
de six mois, porté Japon et est très courante en Islande.
par la campagne
Four Day Week Ireland, L’exemple néerlandais. En réalité, suppri-
regroupant mer une journée de travail ne suffi rait pas à
des syndicats, réduire les émissions de gaz à effet de serre,
des associations car les travailleurs sont tellement produc-
et des universitaires, tifs quand ils sont plus reposés que leur pro-
encourage les duction reste dangereusement élevée. Après
entreprises à participer, avoir donné aux gens plus de temps libre, nous
allons donc avoir besoin de l’État nounou – oui
rapportait à son
lancement en juin – pour les pousser à l’employer à des activités
The Irish Times. peu polluantes comme la marche, le sport ou
Elles seront la cuisine. Afi n de dissuader les gens de pro-
accompagnées fiter de leurs longs week-ends pour partir en
et contribueront à la avion, il faudrait augmenter les taxes sur les
recherche universitaire vols, par exemple. Les recettes pourraient
financée par les servir à financer l’isolation des logements, les
ministères de l’Emploi transports publics, etc. Une taxe carbone serait
et de l’Environnement, également un bon moyen de faire payer les
à hauteur 1 % les plus riches du monde, qui produisent
de 150000 euros. deux fois de CO2 que les 3,1 milliards d’êtres
Kevin Callinan,
secrétaire général
humains les plus pauvres, selon l’organisa-
tion caritative Oxfam.
du syndicat irlandais Certes, la réduction du temps de travail
Fórsa, qui participe ne conviendra pas à tout le monde. Dans les
au projet, résume pays riches, il faudra compenser la perte de
le modèle retenu : revenus pour les plus pauvres qui ont besoin
“100 % de productivité, de chaque centime qu’ils gagnent. La réduc-
80 % de temps, tion du temps de travail ne fonctionnerait pas
100 % de rémunération.” pour les pays pauvres, mais ces derniers pro-
Four Day Week duisent de toute façon des émissions relati-
revendique cet vement faibles par habitant.
automne l’adhésion En septembre, à Amsterdam, j’ai entrevu
de 17 entreprises ce que pourrait être notre avenir. C’était un
irlandaises. lundi après-midi magnifique et, même s’il n’y
L’expérience s’inscrit avait presque pas de touristes, les terrasses des
dans une campagne cafés étaient pleines de gens prenant le soleil
internationale, intitulée et discutant avec leurs amis. La semaine de
Four Day Week Global, travail moyenne néerlandaise – 30,3 heures –
qui compte est la plus courte d’Europe (bien qu’elle soit
les États-Unis, encore trop longue pour certains syndica-
le Royaume-Uni listes). Ce n’est probablement pas un hasard
et la Nouvelle-Zélande. si les Pays-Bas figurent parmi les pays les plus
heureux. Certes, les Néerlandais ont réparti
le travail de manière sexiste : les femmes tra-
vaillent en moyenne 27 heures par semaine,
et les hommes 37. Mais une répartition plus
équitable n’est pas inimaginable. Si d’autres
pays riches suivent le mouvement, le climat
ne sera pas le seul bénéficiaire.
↖ Dessin de Marta —Simon Kuper
Sevilla, Espagne. Publié le 28 novembre
32. À LA UNE Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021

LES 32 HEURES
À L’ESPAGNOLE

En 2022, 200 entreprises

volontaires, de différents secteurs
et tailles, testeront la semaine
de quatre jours, conformément
à une proposition du parti
de gauche radicale Más País.

—Cinco Días (extraits) Madrid

I
l y a cent deux ans, l’Espagne mettait en place
la journée de huit heures. Plus tard, en 1926,
Henry Ford ramenait la semaine de travail
de six à cinq jours et instaurait les quarante
heures [dans son entreprise, aux États-Unis]
sans toucher aux salaires et en parvenant à
maintenir la productivité. “La semaine de cinq
jours n’est pas une fin en soi, pas plus que la jour-
née de huit heures”, déclarait-il.
Depuis lors, rien n’a changé. Ou alors si, car
la productivité a augmenté, surtout ces der-
nières décennies, avec l’apparition d’Internet
et des nouvelles technologies, grâce auxquels
les flux et la vitesse de l’information ont connu
une hausse exponentielle, tandis que les temps
de travail diminuaient. “Après des décennies de
hausse de la production, nous avons deux options :
distribuer ces gains soit sous forme de revenus,
soit sous forme de temps libre. Or pour l’instant,
aucune des deux n’a été choisie”, déplore Carlos
Gutiérrez, de la Confédération syndicale des
commissions ouvrières (CCOO).
“Changer la mentalité”. Dans le pays, le
débat est lancé. En janvier, le groupe par-
lementaire de gauche radicale, Más País, a
proposé de réduire la durée hebdomadaire
du travail de quarante à trente-deux heures,
soit quatre jours au lieu de cinq. Le gouverne-
ment de coalition de gauche a relevé le gant.
Il devait lancer cette année un projet pilote,
projet finalement reporté à 2022. L’idée est de
sélectionner de manière aléatoire des entre-
prises volontaires [environ 200], de différents
secteurs et tailles, prêtes à réduire la durée
du travail. Elles recevront une aide finan-
cière, et leurs résultats au fil du temps seront
SOURCE
CINCO DÍAS
Madrid, Espagne comparés avec ceux de sociétés qui n’auront Desigual propose ainsi la semaine de quatre
Quotidien pas modifié leur organisation. jours, c’est-à-dire une diminution de 13 % du
cincodias.com La CCOO juge nécessaire de réduire le temps temps de travail, assortie d’une baisse de 4 %
Fondé en 1978, “Cinq de travail, mais n’est pas d’accord avec toutes à 5,8 % du salaire. L’opérateur Telefónica a aussi
jours” est le doyen des les modalités de la mesure. “L’incitation doit être annoncé un projet visant à tester la semaine de
quotidiens l’augmentation de la productivité [et non une aide quatre jours, dont les quelque 150 participants
économiques du pays. financière]. On constate une telle hausse depuis sacrifieront une partie de leur salaire.
Il garde son statut de des années, sans qu’il y ait la moindre contrepartie Mais tant les syndicats que Más País sont
quotidien de référence [pour les salariés] ni en temps ni en salaire”, sou- contre cette formule. “Ça s’appelle du temps
malgré une situation ligne Carlos Gutiérrez. Claudio Aros, chercheur partiel, ça existe depuis très longtemps”, souligne
financière fragile. à l’OBS Business School de Barcelone, propose Carlos Gutiérrez. “On peut d’ores et déjà travailler
Ce titre appartient au que le travailleur consente à une diminution de moins pour gagner moins, alors qu’il s’agit de faire
groupe Prisa, qui édite salaire ou que celle-ci soit répartie entre le sala- changer la mentalité des entreprises”, fait valoir
aussi le quotidien rié et l’employeur. L’entreprise de prêt-à-porter Héctor Tejero, député Más Madrid [branche
El País. madrilène de Más País], chargé de la négocia-
tion du projet de réduction du temps de travail
“L’incitation doit être avec le gouvernement. Il rappelle qu’en Espagne
l’augmentation les salaires sont déjà trop faibles pour qu’on les
réduise encore.
de la productivité [et non Les avantages d’une telle mesure sont de divers
une aide financière].” ordres. Carlos Victoria, chercheur en économie
Carlos Gutiérrez, à l’EsadeEcPol, un centre de recherche madri-
DE LA CONFÉDÉRATION SYNDICALE lène sur les politiques économiques, en énumère
DES COMMISSIONS OUVRIÈRES plusieurs, notamment le bien-être physique et
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021 REMETTRE LE TRAVAIL À SA PLACE. 33

Une productivité inégale

mental des salariés et le meilleur équilibre entre
vie professionnelle et vie familiale. Il évoque aussi
Décryptage
Durée hebdomadaire moyenne du travail* (en heures)
et PIB par heure travaillée (en dollars, en parité
l’augmentation de la productivité, la réduction
de l’absentéisme et une meilleure capacité de Le triomphe
de pouvoir d’achat), 2020**
Les pays où l’on travaille le plus ne sont pas forcément
l’entreprise à retenir les talents.
La société de logiciels DelSol a mis en place
À la une du télétravail
les plus productifs. Ainsi, la Colombie, qui est la la semaine de quatre jours dès le 1er janvier La productivité augmente avec le travail
dernière du classement de l’OCDE pour le PIB par heure 2020. Elle a dû accroître ses effectifs de 15 %. à distance, plébiscité par les Américains
travaillée (19 dollars), est, après la Turquie, le pays où Résultat : l’absentéisme a diminué de 28 % depuis la pandémie, explique
la semaine de travail est la plus longue (44,5 heures).
par rapport à 2019 et le chiff re d’affaires est le chercheur Nicholas Bloom.
en hausse de 20 %, malgré la pandémie. Le
30,3 heures taux de rotation du personnel est tombé à Nicholas Bloom, économiste à l’université
Pays-Bas
77 dollars 0 %, s’accompagnant d’une meilleure fidéli- Stanford, en Californie, conduit
33,3 sation des salariés. “En outre, les enquêtes sur avec d’autres chercheurs depuis mai 2020
Danemark
88 la satisfaction des clients et sur le climat profes- une vaste enquête mensuelle auprès
33,7 sionnel montrent une nette amélioration”, sou- “DEBOUT LES de 30000 Américains. Si la moitié des sondés
Norvège ligne la responsable des ressources humaines, TRAVAILLEURS” ne télétravaillent pas, parmi ceux qui le font,
89
34,9 Ana Arroyo. Le tout sans rogner les salaires, L’heure est à la pression 40 % se disent “plus efficaces à la maison”,
Allemagne
76 mais bien en les augmentant, ainsi que le pré- salariale aux États-Unis 45 % “à peu près aussi efficaces”
voit la convention collective. et à une “rare avancée et “15 % seulement moins efficaces”,
34,9
Suisse
82
pour le mouvement relate le Washington Post. La réorganisation
Aspects négatifs. Toutefois, José D. Canseco, ouvrier américain”, du travail dans l’économie postpandémique
36,3 chercheur à l’EAE Business School, à Madrid, relève Bloomberg ferait progresser la productivité de 4,6 %.
Suède
79
estime que dans certains secteurs, comme Businessweek. Le quotidien américain a interrogé
Royaume-Uni
36,4 l’hôtellerie, ce type de mesures est peu viable. L’été a été marqué par le chercheur sur ces résultats “étonnants”.
69 Une thèse défendue par de nombreux cher- “la Grande Démission”, “La plus grande surprise de la pandémie
36,4 cheurs mais battue en brèche par les restau- et l’automne par a sans doute été que le télétravail fonctionne
Autriche
79 rants La Francachela. Depuis le mois de mai, le mouvement si bien. Nous avons constaté une hausse
36,6 ceux-ci ont réduit le temps de travail de leurs de grèves #Strikeober. de la productivité d’un peu plus de 4 %
Finlande salariés à 35 heures, réparties sur quatre jours, En parallèle, en moyenne. Environ 60 % des personnes
70
grâce à la technologie et à l’innovation. Parmi “les Américains interrogées disent que le télétravail a marché
Moyenne 36,6 les réformes menées pour obtenir ce résultat, sans emploi lancent ‘mieux que prévu’. Deux tiers [de la hausse
OCDE 59 (environ 51 euros) le changement de la carte : les plats exigeant le la bataille pour de la productivité] proviennent du gain
36,6 plus de travail ont été supprimés, d’autres plus la réforme du chômage”. du temps [habituellement passé]
Irlande
122 rentables ont été introduits. De plus, la prise Le magazine dans les trajets domicile-travail, et un tiers
des commandes ne se fait plus en face-à-face, économique constate : est dû à une plus grande efficacité.
36,9
Italie
64
mais sur WhatsApp. “Ainsi, nous avons amélioré “Les travailleurs Il faut distinguer ceux qui peuvent
le confort de travail de nos employés tout en aug- américains – télétravailler et ceux qui ne le peuvent pas.
37,3 mentant le chiff re d’affaires par table, ce qui s’est ceux qui ont été Ceux qui peuvent le faire sont pour l’essentiel
Belgique
86
traduit par une augmentation des salaires”, assure involontairement mis diplômés de l’enseignement supérieur,
France
37,4 la propriétaire, María Álvarez. sur la touche pendant cadres supérieurs, ou exercent une profession
79 Il y a aussi des avantages sur le plan de l’en- la pandémie et ceux libérale, etc. – environ la moitié
37,4 vironnement, principal motif de la proposition qui ont travaillé de la population active. Et puis il y a ceux
Luxembourg
112 de Más País. “Avec la semaine de quatre jours, il au péril de leur vie qui sont en première ligne dans la
37,5 y a moins de déplacements entre le domicile et le pour que d’autres manufacture, le commerce de détail,
SOURCE : OCDE

Espagne travail, les émissions [de gaz à effet de serre] sont
59
donc réduites et le temps libre supplémentaire
* Tous types d’emplois. ** Nombre d’heures pour l’Allemagne : 2019.
encourage les achats de proximité, au lieu d’avoir
recours à Amazon, par exemple, commente Héctor
Tejero. Et la qualité de l’alimentation s’améliore,
car les gens ont plus de temps pour cuisiner et ont
moins tendance à acheter des plats tout préparés.”
Mais il y a aussi des aspects négatifs. “La
semaine de quatre jours peut inciter les entre-
prises à investir dans des technologies, si bien que
cela pourrait provoquer du chômage”, prévient
SUR NOTRE SITE Claudio Aros, de l’OBS Business School. En
courrierinternational.com outre, la réduction du temps de travail pour-
rait conduire l’employeur à recourir davantage
Le “large succès” de la semaine de aux heures supplémentaires s’il ne trouve pas
quatre jours en Islande. La réduction d’autre solution pour absorber le travail que
hebdomadaire du temps de travail le salarié effectuait le cinquième jour. Enfin,
expérimentée entre 2015 et 2019 par estime le chercheur, cette mesure pourrait être
le gouvernement et la ville de Reykjavík préjudiciable aux personnes ayant de faibles
a si bien marché qu’aujourd’hui 86 % revenus, qui sont celles dont le travail peut
de la population active est concernée, être le plus facilement redistribué.
notait, début juillet, le Washington Post. —Sara Rivas Moreno
Publié le 6 octobre
puissent se nourrir, les soins de santé. Ce deuxième groupe
se divertir et rester veut absolument télétravailler, mais
en vie – font tout il ne le pourra pas. C’est un vrai fossé.
ce qu’ils peuvent pour Ceux qui ont travaillé à la maison pendant
être impossibles la pandémie ont gagné. Depuis le début,
à ignorer.” La séquence ils disent vouloir télétravailler deux jours
“a la saveur de 1945”, ou deux jours et demi par semaine.
quand des grèves Aujourd’hui, leurs patrons ont fait du chemin
massives mobilisaient pour répondre à cette demande. Cela s’explique
“ceux que nous par le fait que les cadres sont favorables
appelons aujourd’hui au télétravail, mais surtout par la vitalité
les ‘travailleurs du marché du travail. Prenez [les banques]
essentiels’”. Goldman Sachs et JPMorgan, qui ont toutes
deux commencé par annoncer à leurs employés
le retour au bureau cinq jours par semaine.
Elles ont pratiquement abandonné cette idée.
C’est impossible. Parce que Merrill Lynch,
Morgan Stanley, Deutsche Bank, Citibank ne
le font pas. Si Goldman Sachs et JPMorgan
essaient de forcer les gens à revenir, un tas
↖ Dessin d’Otto d’entre eux diront : ‘Dégagez, je démissionne.’”
paru dans Der Freitag,
Berlin.
34. À LA UNE
Les salariés en position
de force
De la “grande démission” cet été à la vague de grèves cet automne,
la grogne au travail des Américains donne à ces derniers plus de poids
au sein de l’entreprise.
—The Christian Science Monitor
(extraits) Boston
L
’exaspération des travailleurs n’a peut-
être jamais été si présente dans la
conscience américaine depuis la sortie,
en 1977, du tube Take This Job and Shove
It [“Ton boulot, tu peux te le mettre où je
pense”], du chanteur Johnny Paycheck.
En août, le taux de démission aux États-Unis – c’est-
à-dire la proportion de salariés qui quittent déli-
bérément leur travail – a atteint le niveau record
de 2,9 %. Tous pays confondus, Microsoft estime
que 41 % des travailleurs envisagent de quitter
leur emploi. Dans la même veine, un sondage
mené par Harris Poll a récemment révélé que la
moitié des Américains rêvent d’une reconver-
sion professionnelle.
Preuve de cette combativité retrouvée, la
Fédération américaine du travail a publié sur son
site Internet une carte répertoriant les presque
trente sites actuellement touchés par des grèves
[59 au 9 novembre], depuis des multinationales
comme Kellogg’s et John Deere jusqu’à l’or-
chestre symphonique de San Antonio [au Texas],
où 75 musiciens sont en grève.
Et les travailleurs syndiqués ne sont pas les
seuls insatisfaits. En octobre, plusieurs cen-
taines d’employés de McDonald’s dans douze
villes [aux États-Unis] ont cessé de travailler
l’espace d’une journée pour dénoncer le harcè-
lement sexuel au travail.
Certains appellent cette révolte la “grande
démission”, d’autres la surnomment “Striketober”
[contraction de strike, “grève”, et d’October]. L’idée,
c’est que cette pénurie de main-d’œuvre a pro-
voqué un basculement du pouvoir, qui est passé
aux mains des travailleurs, effaçant quarante
années de domination croissante du patronat.
“On n’avait jamais connu un tel niveau de mécon-
tentement professionnel”, constate Toby Higbie,
qui enseigne l’histoire et la sociologie du travail
à l’université de Californie à Los Angeles.
Beaucoup d’Américains ne supportent plus leur
employeur – ou au moins se sentent désormais
libres de l’exprimer –, mais ce n’est pas la seule
raison qui retient les chômeurs de reprendre le
chemin de l’usine, de la caisse du supermarché
ou de l’open space. L’un des facteurs est la pan-
démie elle-même, qui en a dissuadé plus d’un
de retourner au travail. D’autres ont profité de
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
cette période pour repenser leur vie profession-
nelle et privilégier une nouvelle carrière ou même
d’autres objectifs – consacrer plus de temps à leur
famille, par exemple. Enfin, il y a une inadéqua-
tion entre les emplois que les travailleurs occu-
paient, qui n’existent plus, et les postes que les
employeurs proposent aujourd’hui.
“Il n’y a vraiment pas de pénurie de main-d’œuvre”,
nuance Alí Bustamante, directeur adjoint du
programme “Éducation, emploi et pouvoir des
salariés” à l’Institut Roosevelt [un think tank
progressiste]. “Quand on voit qu’il manque plus
de 5 millions d’emplois dans l’économie par rapport
au mois de février avant la pandémie, cela veut dire,
en réalité, que le boulot d’un grand nombre de per-
sonnes qui ont été licenciées a disparu.”
Certains des secteurs les plus touchés par les
suppressions d’emplois au début de la pandémie
sont aussi ceux qui ont le plus de mal à embau-
cher aujourd’hui. C’est notamment le cas des
postes impliquant des contacts récurrents avec
le public, qui peuvent sembler particulièrement à
risque en période de pandémie – dans le secteur
des loisirs, de l’hôtellerie et de l’éducation, par
exemple, ou au sein des administrations locales.
Certaines personnes qui se sont retrouvées au
chômage ont sans aucun doute profité des aides
exceptionnelles de l’État pour ne pas reprendre
↓ Dessin de Cost le travail. Mais cette attitude ne joue qu’un rôle
paru dans Le Soir, marginal dans la “grande démission”, tempère
Gregory Daco, économiste en chef [au cabinet
Bruxelles.
de conseil] Oxford Economics, à New York. Et,
de toute façon, ces allocations ont pris fin en
septembre.
D’autres évolutions sociales et démographiques
à long terme pèsent davantage, telles que le départ
en retraite des baby-boomers, la difficulté, pour
les mères qui travaillent, de faire garder leur
enfant, le taux d’activité de plus en plus faible
Selon l’économiste
Gregory Daco, les salaires
commencent à progresser
dans tous les secteurs.
chez les hommes, la baisse de la fécondité et le
recul de l’immigration. La plupart de ces ten-
dances ont été amplifiées par la pandémie, mais
elles ne sont pas nouvelles.
Tout cela donne davantage de poids aux travail-
leurs. Puisqu’il y a 2 millions de postes vacants de
plus que de chômeurs, les Américains peuvent en
effet se permettre d’être plus exigeants dans leur
recherche d’emploi. Ils sont en meilleure posture
pour demander des paies ou des horaires plus
avantageux. Les salaires sont d’ailleurs en train
d’augmenter : la hausse, qui a d’abord concerné
les emplois les moins bien rémunérés, se propage
désormais à l’ensemble du marché.
Pour les employeurs, qui avaient l’habitude
d’être en position de force depuis quarante ans,
la “grande démission” appelle à repenser le dia-
logue social. [Pour faire cesser la grève], la direc-
tion de John Deere vient de proposer d’augmenter
les salaires de 10 %, soit deux fois plus que dans sa
proposition précédente, et de maintenir pour les
nouveaux employés un régime de retraite qu’elle
comptait supprimer.
Ces tendances vont-elles se traduire par une
main-d’œuvre moins nombreuse, de manière
durable – et donc par une pénurie durable de
travailleurs et par de l’inflation ? Les écono-
mistes sont partagés. Pour le cabinet d’analyse
du marché du travail Emsi, on est au début d’une
“sansdemic”, une période où le pays manquera de
main-d’œuvre et verra donc décliner la croissance
de son économie. “Je fais partie des optimistes,
confie en revanche Julia Coronado, présidente
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
NOTRE SÉLECTION

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Pour un nouveau contrat social
●●● La reprise économique dans les pays riches est freinée par les pénuries
de main-d’œuvre. “Si les patrons se désolent, les travailleurs ont des raisons de se réjouir,
note Politico. Après plus de deux décennies au cours desquelles les salaires ont stagné Ou sinon rendez-vous sur notre site :
ou régressé au bas de l’échelle, tandis que les emplois précaires proliféraient, https://abo.courrierinternational.com/vpc
le vent pourrait enfin tourner.” Le tourisme, les soins aux personnes âgées, la logistique ou par téléphone : 03.21.13.04.31
et la construction manquent de bras. Pour Andrew Watt, de la Fondation (des syndicats (du lundi au vendredi, de 8h à 18h)
allemands) Hans-Böckler, “les salaires vont devoir augmenter pour que les gens
reprennent des emplois difficiles et peu rémunérés”. Les raisons de la disette varient
d’un pays à l’autre. Les aides au chômage partiel et autres plans de relance “ont assuré Grand Atlas 2022
à de nombreux salariés un coussin financier qui peut retarder leur retour sur le marché Toutes les questions
du travail”. La fermeture des frontières a perturbé le flux des travailleurs saisonniers d’actualité et les
et immigrés. La Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie “sont proches enjeux qui vont faire
du plein-emploi, avec des salaires en hausse”. Cela participe à “tarir une source 2022, avec des cartes,
importante de main-d’œuvre bon marché pour l’Europe occidentale”. “Au bas de l’échelle des infographies et
salariale, la réponse consiste à augmenter les salaires et à offrir de meilleures des synthèses
conditions” de travail, dit Stefano Scarpetta, directeur pour l’emploi, le travail efficaces. Edition
et les affaires sociales à l’OCDE. Le recrutement de travailleurs immigrés “devrait Autrement en
aussi faire partie” des solutions. Ainsi, l’Allemagne aura besoin de “400 000 immigrants partenariat avec
qualifiés par an pour combler ses lacunes en main-d’œuvre”, avertissait cet été Courrier international
Detlef Scheele, directeur de l’agence allemande pour l’emploi. Pour lui, la pénurie et France Info.
actuelle est l’occasion de “construire une économie plus juste” et de façonner
“un nouveau contrat social”.

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fondatrice de la société new-yorkaise d’études
MacroPolicy Perspectives. Le marché du travail
dispose d’une formidable capacité d’adaptation.”
Oxford Economics estime que la main-d’œuvre
a perdu durant la pandémie de 2,5 à 2,7 mil-
lions de baby-boomers supplémentaires par rap-
port au nombre normal de départs à la retraite.
Néanmoins, c’est avant tout la chute du nombre
de retraités réintégrant le marché du travail
qui explique la pénurie de main-d’œuvre. Si le
nombre de cas de Covid-19 continue à diminuer,
il n’est pas absurde d’imaginer que ces retraités
finiront par se sentir suffisamment en sécurité
pour reprendre une activité professionnelle, ana-
lyse Julia Coronado.
Et les retraités ne sont pas les seuls suscep-
tibles de reprendre le chemin du travail. Selon une
enquête récente, il existerait une main-d’œuvre
fantôme, et chaque baisse de 1 point du taux de chô-
mage s’accompagnerait d’une hausse de 0,75 point
de la population active ayant un emploi. Les gens
qui ont cessé de chercher un emploi pendant une
récession se relancent bien sur le marché, mais
avec un décalage dans le temps : le taux de chô-
mage doit baisser de manière significative pour
que la population active occupée recommence
à croître. Ce qui devrait affaiblir l’ascendant des
salariés et tempérer la hausse des rémunérations.
Pour l’heure, l’avantage est aux travailleurs.
Les salaires commencent à progresser dans
tous les secteurs, note Gregory Daco, d’Oxford
Economics. [Le 25 octobre], l’enseigne de maga-
sins d’entrepôts Costco a augmenté son salaire
minimum, désormais fixé à 17 dollars l’heure
[près de 15 euros]. La chaîne de cafés Starbucks
a quant à elle annoncé qu’elle rehausserait son
salaire minimum l’été prochain, à 15 dollars l’heure.
Dans la restauration, l’une des branches les
plus durement touchées par la pandémie, les
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salaires augmentent deux fois plus vite que la
moyenne, affirme Hudson Riehle, vice-président
de l’Association nationale des restaurateurs à
Washington. Dans l’ensemble du secteur de l’hô- L’agenda 2021-2022
tellerie et des loisirs, les salaires ont enregistré
une hausse record de 7,4 % l’an dernier. Pour La rédaction de
compenser, les restaurateurs augmentent leurs Courrier international
à imaginé pour vous
prix, développent la vente à emporter, testent de
un agenda original.
nouveaux outils, comme les menus numériques
et la prise de commandes en ligne. Cette auto- • Format : 145 mm x 210 mm
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matisation ne suffira toutefois pas à résoudre • Une double page par semaine
rapidement la pénurie de main-d’œuvre. Un • Couverture rigide
environnement de travail plus fonctionnel et • Ruban marque page
des salaires plus élevés pourraient bien être le
meilleur moyen d’encourager les chômeurs à
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“Ouvrez n’importe quel journal aujourd’hui, [il
n’est question que de] pénurie de main-d’œuvre,
pénurie de main-d’œuvre, pénurie de main-d’œuvre,
lance Andrew Schrank, professeur de relations
internationales et publiques à l’université Brown Coffret 10 DVD
de Providence, dans le Rhode Island. Mais s’agit- Télérama volume 11
il d’une pénurie de main-d’œuvre ou d’une pénu-
rie de salaires ? Si c’est ça, on connaît la solution.” Regroupe les dix films
—Laurent Belsie marquants de 2020
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36. À LA UNE Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021

L’AVENIR : SE LIBÉRER
DU CARCAN DU TRAVAIL
Pour ce journaliste et essayiste américain, il est grand temps
de remettre en question l’approche conventionnelle du travail
et de refuser un retour à la vie d’avant.

—The New York Times (extraits) New York l’autre, à en entamer : celle de se prouver à soi,
et de prouver aux autres, que nous existons

I
l y a une dizaine d’années, mon amie Patricia
Nordeen était une universitaire pleine d’am-
bition, enseignante à l’université de Chicago,
invitée à des conférences à travers tous les
États-Unis. “Depuis l’âge adulte, j’étais poli-
tologue, et cela me définissait entièrement”, se
souvient-elle. Son travail déterminait tout, son
lieu de vie comme ses amis. Elle l’adorait. Sa
vie, entre les cours, la recherche et les cafétérias
universitaires, avait tout d’une longue conver-
sation ininterrompue sur la nature humaine
et les formes de gouvernement. Mais Patricia
est tombée gravement malade. Elle a dû subir
plusieurs opérations chirurgicales de fusion
des vertèbres. Elle s’est mise à souffrir quoti-
diennement de migraines. Elle a dû mettre un
terme à sa carrière. Déclarée en incapacité de
travail, elle a déménagé pour s’installer avec
des proches. Trois années durant, elle a eu
de fréquents accès de paralysie. Finalement,
le diagnostic est tombé : une forme du syn-
drome d’Ehlers-Danlos, du nom d’un groupe
de maladies héréditaires qui affectent la pro-
duction de collagène, protéine essentielle à de
nombreux tissus.
Une éthique à réinventer. “J’ai dû rééva-
luer ce qui comptait pour moi”, raconte-t-elle
aujourd’hui – trouver une nouvelle identité, une
nouvelle place dans la société, sans ce travail
qu’elle aimait tant. Les douleurs chroniques l’em-
pêchaient bien souvent d’écrire, parfois même
de lire. Patricia s’est mise au dessin, à la pein-
ture, au collage, et elle a commencé à publier ses
œuvres sur Instagram. Sur le réseau, elle s’est
fait des amis, avec lesquels elle a entamé des
collaborations artistiques. Avec un autre ins-
tagrammeur, elle a par exemple échangé quo-
tidiennement, pendant cent jours, de petites
œuvres (aquarelles abstraites, collages, études
de fleurs). Ce genre de projet lui donne “une sorte
de légitimité, une place dans le monde”. Patricia
ne trouve pas dans sa pratique artistique la
pleine satisfaction que le monde universitaire
lui apportait. L’art ne parvient pas à ordonner
toute son existence. Mais c’est précisément
pour cette raison que j’y vois une entreprise
décisive, comme nous aurons tous, un jour ou
pour bien autre chose que le travail.
Car c’est une vérité dont nous avons parti-
culièrement besoin aujourd’hui, alors que nous
sommes des millions à reprendre le chemin du
bureau, en présentiel, après presque deux années
marquées par le télétravail et le chômage de masse.
Avant même cette pandémie, la conception tra-
ditionnelle du travail (de la sacro-sainte semaine
de quarante heures à l’idéal d’ascension sociale
par le travail) se traduisait souvent par une insa-
tisfaction, et par une multiplication des cas de
burn-out. Aujourd’hui, c’est toute une éthique
qui est à réinventer. Et puisque [dans certains
secteurs] le contexte économique place la balle
dans le camp des travailleurs, voilà une occasion
rêvée de formuler aux employeurs des exigences
qui sortent de l’ordinaire – de réinventer la place
du travail dans une existence épanouissante.
Il faut commencer par affirmer
que la dignité est la chose
la mieux partagée du monde,
que l’on travaille ou non.
Car, pour l’heure, le travail est envisagé dans la
mentalité américaine comme un pilier de l’épa-
nouissement personnel. Il ne permet pas seulement
de gagner sa vie, il permet de gagner sa dignité –
sa place dans la société, et le droit aux avantages
qu’il offre. C’est dans le travail que nous donnons
la mesure de notre caractère. Nous y cherchons
un sens et un but, ce qui pour beaucoup d’entre
nous revêt une dimension spirituelle. Le travail
est notre bien le plus précieux – ne dit-on pas à
tout bout de champ “Do your job” ?
Mais le travail aujourd’hui n’est pas à la hau-
teur de ces idéaux. En rompant avec cette vision
pour en inventer une meilleure, il faut commencer
par affirmer que la dignité est la chose la mieux
partagée du monde, que l’on travaille ou non. La
valeur de l’individu ne se mesure pas au travail
qu’il exerce (ou qu’il n’exerce pas). Cette position
en apparence simple est au fond radicale. Elle
affirme en effet la nécessité d’un revenu univer-
sel, et le droit au logement et à la santé. Elle jus-
tifie l’existence d’un revenu minimum vital. Elle
nous autorise à considérer le chômage, mais aussi
la retraite, l’incapacité de travail ou le statut d’ai-
dant comme des modes de vie valables, normaux.
Quand, aux États-Unis, des politiques vantent
la dignité du travail, comme quand ils défendent
SOURCE l’idée selon laquelle il faut avoir un emploi pour
prétendre à des aides sociales, ils sous-entendent
THE NEW YORK généralement que l’individu ne compte qu’à
TIMES la condition qu’il exerce un travail rémunéré.
New York, États-Unis Or la pandémie a révélé au grand jour à quel
nytimes.com point cette conception des choses est erro-
Créé en 1851, ce journal née. Des millions de personnes ont perdu leur
de centre gauche emploi, du jour au lendemain. Elles n’ont pas
est de loin le premier pour autant perdu leur dignité. Le Congrès,
quotidien du pays. qui l’a bien compris, a mis en place des aides
Dès le 20 novembre, sociales sans précédent – certains, sans tra-
retrouvez sur notre site vail, ont ainsi reçu un revenu. Chacun de nous
cet article enrichi de étant tout à la fois digne et fragile, notre nou-
quelques témoignages velle conception du travail doit s’appuyer sur
d’Américains déterminés la compassion, car l’on sait que le travail peut
à ne pas revenir déformer le corps, l’âme et l’esprit. Comme le
tout à fait à leur vie rappelle Eyal Press dans son dernier ouvrage,
professionnelle Dirty Work [“Sale boulot”, non traduit en fran-
d’avant la pandémie çais], les employés des prisons, des abattoirs ou
de Covid-19. des gisements pétroliers souffrent, à cause de
leur travail, de troubles psychologiques pou-
vant aller jusqu’au syndrome de stress post-
traumatique. On est bien loin du travail qui
forge le caractère.
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
2022, l’année de l’optimisme
●●● Les temps pandémiques ont été durs pour l’emploi,
mais le pessimisme n’est plus de mise, affirme
The Economist. Le marché du travail, au moins
dans les pays riches, a “dépassé les attentes”.
Malgré les vagues à répétition de Covid-19, les chiffres
du chômage “sont meilleurs et non pires que prévu”
– 6 % pour la fin 2021 au lieu des 9 % annoncés par l’OCDE.
Trois facteurs feront de 2022 l’année des travailleurs.
Le télétravail en premier lieu : “Les gens passeront cinq
fois plus de temps hors du bureau qu’avant la pandémie,
ce qui favorisera le bien-être et la productivité.”
En deuxième lieu, le magazine libéral ne voit aucune
preuve tangible du remplacement des humains
par des machines via l’automatisation et l’intelligence
artificielle. “Les emplois censés être menacés par
la mécanisation se développent tout aussi rapidement
que les autres.” Le troisième facteur est “politique”.
Pendant la pandémie, les gouvernants et les banques
centrales ont préféré limiter le chômage plutôt que
l’inflation ou la dette publique. “Les dirigeants de la zone
euro sont moins obsédés par l’austérité qu’auparavant.”
Résultat ? “Les travailleurs ont un plus grand pouvoir
de négociation qu’ils n’en ont eu depuis des années.”
REMETTRE LE TRAVAIL À SA PLACE. 37
Le travail salarié peut aussi infliger des
blessures insidieuses. L’idéal américain d’une
existence confortable acquise par le travail est
de nature “disciplinaire”, estime ainsi la phi-
losophe politique féministe et marxiste Kathi
Weeks, professeure à l’université Duke et cri-
tique de l’idéologie contemporaine de la “valeur
travail”. Cette dernière “construit des sujets
dociles”, écrivait-elle dans The Problem with
Work [“Le Problème avec le travail”, non tra-
duit en français], paru en 2011. Concrètement,
quotidiennement, nous sommes poussés à
devenir l’individu que nos patrons, nos collè-
gues, nos clients, nos usagers veulent voir en
nous. Quand cette pression entre en conflit
avec nos besoins d’être humain, avec notre
bien-être, c’est le burn-out, le désespoir. Pour
limiter les effets délétères du travail sur l’indi-
vidu, il convient d’encadrer plus strictement
les horaires de travail. Kathi Weeks milite
ainsi pour la journée de six heures, sans perte
de salaire. Depuis quelques années, l’opinion
est davantage sensibilisée à la question des
conditions de travail, dans les abattoirs, par
exemple, et dans l’économie qu’on dit “ubé-
risée”. Cela ne nous a pas empêchés, pendant
la pandémie, d’en demander toujours plus aux
préparateurs de commandes et aux livreurs.
Faire preuve de compassion, peut-être, c’est
comprendre que nous n’avons pas besoin
de tout nous faire livrer à la minute, et voir
“Une vie, voilà ce que chacun
de nous doit se trouver.”
Kathi Weeks, PHILOSOPHE
MARXISTE ET PROFESSEURE
À L’UNIVERSITÉ DUKE
enfin que des travailleurs paient le prix fort
pour la viande et le pétrole que nous consom-
mons à bas prix.
Moins de travail, cela doit être aussi plus
de loisirs. La pandémie a mis sur pause d’in-
nombrables activités, du dîner entre amis au
concert en passant par les réunions publiques
et les offices religieux. Dès lors que ces activités
peuvent reprendre sans risque, nous devons les
revendiquer comme la substantifique moelle
de la vie, le lieu où nous pouvons être pleine-
ment nous-mêmes et aspirer à une transcen-
dance. Qu’est-ce que le loisir ? Ce que nous
faisons sans autre dessein que le plaisir, sans
aucun autre objectif. Pour Patricia, la pratique
artistique a des vertus “méditatives”. “Quand je
dessine une plante, je regarde vraiment la plante.
Je détaille toutes les nuances de couleurs que je
n’aurais sans doute jamais vues hors du cadre du
dessin.” La concentration sur cette tâche, sur le
frottement du crayon sur la feuille, “fait sortir
la douleur du champ”.
Certes, beaucoup d’individus trouvent du
sens dans leur travail. Sauf que depuis des
décennies, les patrons ont poussé le bouchon
plus loin encore en soutenant que nous trouve-
rions même, dans le travail, un but à notre exis-
tence. Voilà qui arrangerait bien les employeurs,
mais regardez ce que nous faisons vraiment à
longueur de journée – quand nous ne broyons
pas notre corps, nous nous noyons dans les
courriels sans importance. Est-ce bien là le
but d’une existence ?
Le but de l’existence est à rechercher en
dehors du travail, et le travail ne doit rien
faire d’autre que venir combler les interstices.
Chacun de nous possède un potentiel infini,
un “génie” qui lui est propre, pour reprendre
le terme [du poète philosophe ermite] Henry
David Thoreau. En écoutant notre génie, qu’il
nous pousse vers la création artistique, la
conversation ou le jujitsu, nous accéderons
à “une vie plus élevée que celle abandonnée en
nous endormant”, nous dit Thoreau.
Dignité, compassion, loisir : voilà les piliers
d’une réhumanisation de la valeur travail, qui
reconnaît que le travail est essentiel au fonc-
tionnement de la société mais qu’il est aussi
souvent une entrave à l’épanouissement de
l’individu. En vertu de cette éthique, Patricia
Nordeen pourrait sans doute faire profiter des
élèves de ses talents de professeure.
Revenu universel. Concrètement, cette redéfi-
nition du travail doit conduire à la mise en place
d’un revenu de base et d’un salaire minimum plus
élevé, au raccourcissement de la journée de tra-
vail pour nombre de travailleurs, et à une baisse
de la durée hebdomadaire du travail pour tous,
sans perte de salaire. Combinés, ces principes et
ces mesures mettront le travail à sa juste place,
celle d’un simple moyen permettant à l’individu
de consacrer son temps à cultiver ses talents,
ou bien à prendre du bon temps avec ceux qu’il
aime. Il s’agit de subordonner le travail à la vie.
“Une vie, voilà ce que chacun de nous doit se trou-
ver”, écrit Kathi Weeks, et ça n’est possible qu’à
condition de se libérer de la domination du tra-
vail. “Pour autant, poursuit-elle, nul ne peut espé-
rer se trouver une vie sans les autres.”
Ce qui nous amène à un quatrième pilier : la soli-
darité, autrement dit la reconnaissance que mon
intérêt et celui des autres sont liés. Nous avons
tous le pouvoir, dans nos interactions au travail,
de gâcher la vie d’autrui. Quand je suis débordé,
je risque fort de surcharger l’autre. L’inverse est
vrai aussi : la compassion d’autrui peut servir de
déclic à la mienne. Au tout début de la pandémie,
nous avons fait preuve de certaines des vertus
nécessaires à l’avènement d’une telle concep-
tion du travail. Nous avons montré (imparfaite-
ment, certes) que nous sommes capables de faire
passer le bien-être avant la productivité. Nous
avons fait preuve de solidarité les uns envers les
autres, et envers le personnel soignant, qui était
en premier ligne pour combattre l’épidémie. Nous
avons réduit nos allées et venues au supermarché.
Nous nous sommes efforcés d’“aplatir la courbe”.
Alors que la menace de la pandémie recule, le
travail, lui, continue de mettre en danger l’épa-
nouissement de chacun : n’oublions pas que nous
sommes capables de ces vertus.
—Jonathan Malesic
Publié le 7 octobre
↖  Dessin de Cost paru
dans Le Soir, Bruxelles.
38.
tra n s-
versales.
e n v i r o n n e m e nt
Le delta de l’Èbre,
laboratoire du climat
Hydrologie. Un projet pilote financé par Bruxelles
vise à combler l’embouchure de l’Èbre, en Catalogne,
par des lâchers d’eau venant des marais voisins.
—Ara (extraits) Barcelone
S
’il est un endroit en Espagne
où l’on peut observer de
près les effets de la crise
climatique, c’est bien le delta
de l’Èbre. On peut y voir la mer
monter en accéléré. Non que l’eau
monte davantage ici qu’ailleurs sur
la côte – mais c’est que le delta lui-
même s’enfonce (ce que les géo-
logues appellent la subsidence) et
que le littoral recule faute de dépôt
de nouveaux sédiments. “Dans le
delta, nous vivons aujourd’hui ce que
vivront nos plages en 2050 ou en
2070, ce qui fait du site un excellent
laboratoire où tester des solutions”,
souligne Agustín Sánchez-Arcilla,
professeur à l’université poly-
technique de Catalogne (UPC)
et directeur d’un laboratoire de
génie maritime.
Jusqu’à présent, entre les diffi-
cultés à concilier les nombreuses
parties prenantes (administra-
tions en tout genre, entreprises,
particuliers) et le manque de
financement, rien de concret n’a
vu le jour, sinon dans les situations
d’urgence, après une tempête.
Mais le projet européen Rest-
Coast, qui vient d’être lancé et
porte notamment sur ce site espa-
gnol, pourrait donner un coup
d’accélérateur. Doté de 18 mil-
lions d’euros et coordonné pour
la Catalogne par l’UPC, le projet a
identifié 12 zones côtières où des
opérations de restauration et de
protection sont nécessaires pour
faire face au dérèglement clima-
tique. Parmi ces 12 sites, trois ont
été déclarés prioritaires : le delta
de l’Èbre, la lagune de Venise et
la mer du Nord.
En Catalogne, l’initiative euro-
péenne est l’occasion de concréti-
ser un projet pilote de transport
de sédiments dans le delta, une
idée avancée de longue date pour
enrayer le recul du littoral. L’élan
européen pourrait être double : il
mobilise des ressources pour la
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
↙ Une rizière menacée par la montée
des eaux dans le delta de l’Èbre,
le 13 octobre 2021. Photo Nacho Doce/Reuters
Sciences.......40
Signaux .......41
“des marais jusqu’au plus près du
delta”, explique Agustín Sánchez-
Arcilla sans citer les sites envisa-
gés. Le gouvernement catalan, lui,
avance déjà le nom de Ribarroja,
où se trouvent des marais et un
barrage sur l’Èbre. “Au cours de
ce test il est prévu de mobiliser
100000 mètres cubes à travers des
lâchers d’eau contrôlés”, indique
Antoni Ferran, directeur géné-
ral chargé des politiques envi-
ronnementales. Le transport des
sédiments sera ainsi réalisé par
le fleuve lui-même, jusqu’à l’em-
bouchure. L’option du transport
par camions, trop polluante, a été
écartée, ajoute Agustín Sánchez-
Arcilla. L’Union européenne (UE)
impose que les solutions étudiées
soient naturelles et à faible impact
environnemental, précise-t-il.
Afflux de sédiments. Dans
un second temps, et pour éviter
le même phénomène que sur les
plages de la Costa del Maresme
[une portion du littoral méditerra-
néen allant de la frontière française
au sud de Barcelone], la fixation
des sédiments sera favorisée par la
plantation d’une végétation abon-
dante et irrégulière, chargée d’at-
ténuer l’effet du ressac et capable
de résister aux tempêtes. “L’une
des clés de ce projet, c’est que, pour
la première fois, les ingénieurs des
ponts et chaussées de l’UPC et les
biologistes de l’Eurecat [Centre tech-
nologique de Catalogne] travaillent
main dans la main – cela a long-
rédaction du projet, son analyse et temps paru impensable”, se félicite
son suivi, mais il définit aussi les le directeur du projet. L’opération
administrations qui seront asso- test ne résoudra pas tout le pro-
ciées – en l’occurrence, le ministère blème, mais elle marquera sans
de la Transition écologique, et la doute un “début de renflouement”
Generalitat [le gouvernement de la du delta, avec l’afflux de sédiments
région autonome de Catalogne] – en quantités importantes – phé-
et chargées de financer le test de nomène qui devrait d’ailleurs être
transport des sédiments. naturel, rappelle Antoni Ferran.
La solution privilégiée consis- Agustín Sánchez-Arcilla, le spé-
tera à apporter les sédiments cialiste de l’UPC, reconnaît que la
question est délicate. “Nous devons
faire preuve de prudence, car ces
ESPAGNE lâchers se font au détriment d’autres
usages de l’eau (pour l’agriculture ou
la production d’électricité), et quand
l’eau douce manque, l’équilibre est
Ribarroja très complexe.” Le sujet est d’ail-
Tarragone
re leurs source de désaccords entre
Èb la Confédération hydrographique
C ATA LO G N E de l’Èbre, qui dépend du minis-
Mer
Méditerranée tère, et les agences représentées
COURRIER INTERNATIONAL
au sein de la Mesa de Consenso
por el Delta [“Table ronde pour le
Delta delta”], qui appellent à une révi-
25 km de l’Èbre sion du plan de gestion du bassin
hydrographique et demandent que
soient garantis pour le fleuve des
débits permettant le dépôt naturel
de sédiments.
Le projet Rest-Coast prévoit
aussi de faire du delta de l’Èbre
une sorte de laboratoire où seront
recréées les conditions de hausse
des températures prévue dans les
prochaines décennies, afin d’ob-
server comment réagit la végéta-
tion que l’on envisage de planter
sur le littoral pour atténuer les
effets des tempêtes. “De miniserres
seront installées, où nous réchauf-
ferons l’air ambiant et la terre de
1,5 °C pour observer les interactions
entre l’eau et les plantes”, explique
Agustín Sánchez-Arcilla.
Étant donné le rythme de l’aug-
mentation des émissions de gaz
à effet de serre, l’accélération du
réchauffement de la planète et la
hausse du niveau de la mer, l’adap-
tation est la seule solution possible
pour les côtes. L’Union européenne
a imposé pour règle que les pro-
jets pilotes soient reproductibles
dans tous les lieux présentant des
conditions et des caractéristiques
semblables, car elle s’attend ces
prochaines décennies à ce que les
opérations menées sur les côtes
soient nombreuses et variées. “Le
delta de l’Èbre est un avant-poste,
tout ce que nous pouvons mener
à bien là-bas nous permettra de
mieux ajuster les actions à conduire
dans d’autres deltas et d’autres zones
humides de Catalogne”, renchérit
Antoni Ferran.
Comme le rappelle Agustín
Sánchez-Arcilla, l’élévation du
niveau de la mer est désormais
inéluctable. “L’eau a une telle inertie
thermique que même si l’on réfrigé-
rait l’atmosphère, l’eau continuerait à
se dilater”, explique-t-il. L’ampleur
de cette hausse varie selon les
scénarios envisagés : de 50 centi-
mètres à l’horizon 2100 pour les
scientifiques les plus optimistes,
elle pourrait atteindre, selon les
plus pessimistes, près de 1 mètre.
—Elena Freixa
Publié le 1er novembre
SOURCE
ARA
Barcelone, Espagne
Quotidien, 14200 ex.
ara.cat
Le journal Ara (“maintenant”
en catalan) créé en 2010 est
un quotidien de langue catalane,
proche des indépendantistes.
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40. TRANSVERSALES
SCIENCES
Les inquiétantes
métamorphoses
du criquet
migrateur
Entomologie.
Selon qu’il est seul
ou en groupe, l’insecte
change radicalement
de comportement.
Un phénomène
encore mal compris.
—Nihon Keizai Shimbun
Tokyo
E
n Afrique, l’année 2020 a
été marquée par l’appari-
tion de nuées de criquets
pèlerins, des insectes qui ont
notamment causé des dégâts en
Éthiopie. Les nuées très denses
qui dévastent les cultures sur
leur passage sont impression-
nantes, mais en réalité, le criquet
pèlerin est en temps normal un
insecte solitaire et calme. C’est
une fois en groupe qu’il change
d’apparence et de comporte-
ment, se faisant agressif. Ce phé-
nomène, appelé polyphénisme,
reste mystérieux cent ans après
sa découverte.
Le parc zoologique de Tama,
à Hino, dans la préfecture de
Tokyo, abrite un élevage de cri-
quets migrateurs. Ces insectes,
soumis à un élevage intensif
pour servir de nourriture à cer-
tains animaux comme les taupes,
ont changé de couleur : nor-
malement verts, ils sont deve-
nus noirs. C’est un exemple de
polyphénisme. Affamés, “ils
les ots
m
des
autres
Falco/cuba
engloutissent à une vitesse éton-
nante les tiges de blé qu’on leur
donne”, souligne Mizuki Takada,
chargée de leurs soins. Il arrive
même qu’ils s’entre-dévorent.
Ceux qui viennent tout juste de
muer, affaiblis, sont une proie
facile; il faut donc veiller à suffi-
samment nourrir tout l’élevage.
Stock de graisse. Ces criquets
migrateurs noirs, s’ils sont élevés
seuls dès l’état de larve, retrouvent
presque une couleur verte. C’est
un autre exemple de polyphé-
nisme. Ce phénomène ne concerne
que quelques espèces de criquets,
notamment les criquets migra-
teurs et les criquets pèlerins.
Ce dernier est normalement vert
à l’état de larve, puis marron clair
à l’âge adulte. Il est très difficile
de l’apercevoir dans un paysage
de désert. Lorsqu’il change d’ap-
parence, au gré du polyphénisme,
son corps se pare de couleurs
voyantes, noir ou jaune, et ses ailes
s’allongent tandis que ses pattes
arrière raccourcissent, lui per-
mettant de voler plus facilement.
Il préfère alors la compagnie du
L’actualité racontée par les langues étrangères. un podcast de Courrier international.
À écouter sur notre site et sur votre application de podcast préférée
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
groupe et se déplace activement.
Il stocke de la graisse pour avoir
plus d’énergie, ce qui lui permet
de parcourir en volant plus de
100 kilomètres en une journée.
Ensuite, il dévore les cultures là
où il atterrit.
Les dégâts causés par les nuées
de criquets pèlerins sont déjà évo-
qués dans la Bible et le Coran. En
raison de leur aspect et de leur
comportement très différents [des
criquets solitaires], on pensait
Le changement de
couleur des criquets,
qui deviennent noirs,
est dû à une hormone
appelée corazonine.
qu’il s’agissait d’autres insectes.
En 1921, le chercheur russe
Boris Ouvarov a découvert qu’il
s’agissait du même criquet,
capable de se métamorphoser.
Il a décrit le phénomène dans un
rapport. “Cent ans plus tard, bien
qu’on en sache plus, le mystère reste
entier”, explique Seiji Tanaka, qui
a longtemps étudié les criquets
au sein de l’Organisation natio-
nale de recherche agronomique
et alimentaire [japonaise] (Naro).
Le polyphénisme survient
lorsque la densité d’insectes aug-
mente, mettant en contact les
corps et les pattes. Ce stimulus
modifie l’équilibre hormonal des
insectes. La métamorphose de
leurs congénères favorise éga-
lement la leur. Seiji Tanaka et
ses collègues ont découvert que
le changement de couleur des
criquets, qui deviennent noirs, est
dû à une hormone appelée cora-
zonine. En 2020, une équipe de
l’Académie chinoise des sciences a
identifié une phéromone qui induit
le regroupement des criquets : le
4-vinylanisole (4VA). Quand on
regroupe des criquets, normale-
ment solitaires, ils se mettent à
produire cette substance. Il est
fort possible qu’elle soit à l’origine
des nuées d’insectes. Cette phéro-
mone pourrait servir à développer
de nouvelles stratégies d’élimina-
tion des criquets, en permettant
de les attirer.
Mais on ignore encore beau-
coup de choses : pourquoi, une
fois en groupe, les criquets
avancent-ils tous dans la même
direction ? Les larves progressent
à la suite du groupe, tandis que les
adultes volent dans le même sens.
Une équipe de la société
Max-Planck pour le développe-
ment des sciences, organisme
de recherche allemand, voit là
une “peur de s’entre-dévorer”.
D’après leurs expérimentations,
quand on empêche les larves de
sentir une présence derrière elles,
elles arrêtent d’avancer et se font
attaquer par-derrière par leurs
congénères. Certains scientifiques
réfutent cette hypothèse. Pour
eux, une fuite en ordre dispersé
serait plus efficace pour éviter
de se faire dévorer par ses pairs.
Les nuées de criquets pèle-
rins s’attaquent également aux
végétaux vénéneux. On rapporte
que ces insectes sont attirés par
l’hyoscyamine, une substance
qui provoque des vertiges et des
nausées. On ignore cependant si
↙ Dessin de Vlahovic,
Serbie.
leur métamorphose leur permet
d’ingérer des substances toxiques
ou si, affamés, ils se contentent
de dévorer ce qu’ils trouvent sur
leur chemin.
Les questions sont encore nom-
breuses, car peu de chercheurs
s’intéressent aux criquets, et les
expérimentations en lieu clos ont
leurs limites. Kotaro Maeno, cher-
cheur au Centre de recherches
international en sciences de l’agri-
culture (Jircas), insiste sur l’im-
portance des études en milieu
naturel. Il a mis au point un sys-
tème de prédiction du comporte-
ment des larves en fonction des
conditions météorologiques, sur la
base d’études menées en Afrique
de l’Ouest. D’après lui, le compor-
tement des larves vise à ajuster leur
température corporelle en fonc-
tion de la température ambiante.
Autrefois, les dégâts causés
par les criquets étaient considé-
rés comme un châtiment divin.
Aujourd’hui, on suppose que les
récentes nuées de criquets sont
liées aux épisodes de sécheresse
ou de pluies diluviennes. Si on
ne lutte pas activement contre
le réchauffement climatique, les
dégâts s’accentueront.
—Shinichi Aoki
Publié le 20 juin
SOURCE
NIHON KEIZAI SHIMBUN
Tokyo, Japon
Quotidien, 2 360 000 ex. matin
et 1 140 000 ex. soir
nikkei.com
Par sa diffusion, le “Journal
économique du Japon” est
sans conteste le plus important
quotidien économique
du monde. La qualité de ses
articles vaut largement celle
du Wall Street Journal
ou du Financial Times.
Le Nihon Keizai Shimbun est
à l’origine du groupe Nikkei
– connu pour son indice des
valeurs boursières –, dont il
est la principale publication.
 Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021 TRANSVERSALES. 41

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Lucy in the sky with asteroids

La sonde spatiale américaine s’est envolée pour douze ans en direction des astéroïdes de Jupiter.

L2
POINTS DE LAGRANGE Les astéroïdes
Jupiter Jupiter
troyens sont massés autour de deux
des cinq points de Lagrange de Jupiter,
où la gravité du système Soleil-Jupiter est L4 L1 L5
à l’équilibre.
Soleil
L4 “camp grec”,
groupe
d’astéroïdes
troyens L3

L5 “camp troyen”,
groupe
Oros d’astéroïdes
Nov. 2028 troyens

1,5 m
LUCY Baptisé d’après le fossile retrouvé en Éthiopie
en 1974, le vaisseau emporte des caméras et
Leucos
Avril 2028 d’autres capteurs, et est doté de grands panneaux
solaires lui permettant de fonctionner
dans le Système solaire externe, moins éclairé.
Polymèle
Sept. 2027 Patrocle et Ménétios
Eurybate Mars 2033
Août 2027
Terre au moment
Survol de l’astéroïde du lancement,
Donaldjohanson en avril 2025 Jupiter
octobre 2021 au moment
du lancement
Soleil UN PARCOURS
SINUEUX
Le grand diagramme
CEINTURE
montre l’orbite de
D ’ ASTÉ RO ÏDE S Lucy vue de Jupiter. Soleil
Vue du Soleil,
à droite, Lucy
Boucle Boucle effectuera une série
de deux ans d’un an de boucles vers
autour autour
du Soleil, du Soleil,                                                 l’orbite de Jupiter
2022-2024 2021-2022 avant de s’en
éloigner, alors
que la planète met
douze ans à faire
le tour du Soleil.
Donaldjohanson Eurybate Polymèle Leucos Oros Patrocle
Astéroïde Astéroïde accompagné Astéroïde Astéroïde Astéroïde et Ménétios
de la d’une lune minuscule, troyen troyen troyen Astéroïde troyen
ceinture Queta binaire
principale

Source : Nasa, Southwest Research Institute

Environ 80 km
Diagramme de l’orbite et illustrations adaptés d’après le Conceptual Image Lab
du Goddard Space Flight Center de la Nasa. JONATHAN CORUM/“THE NEW YORK TIMES”

THE NEW YORK TIMES. Dans cette infographie publiée Jupiter. L’objectif : étudier ces “capsules temporelles de la naissance
le 16 octobre, le quotidien s’intéresse au parcours de la sonde de notre Système solaire il y a plus de 4 milliards d’années”,
spatiale Lucy, lancée le même jour par la Nasa depuis la Floride. selon l’agence américaine. Lucy atteindra le premier astéroïde,
La source Elle survolera sept astéroïdes qui se trouvent sur l’orbite de Eurybate, en 2027 et devrait achever sa mission en 2033.
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remboursé par votre banque selon les conditions décrites
dans la convention que vous avez passée avec celle-ci. Adresse : ................................................................................................................................ Fait à : ....................................................................
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dans les 8 semaines suivant la date de débit de votre
Signature obligatoire
compte pour un prélèvement autorisé.
Vous acceptez que le prélèvement soit effectué à l’installation de votre abonne- DÉSIGNATION DU COMPTE À DÉBITER
ment. Vos droits concernant le prélèvement sont expliqués dans un document que
vous pouvez obtenir auprès de votre banque. Les informations contenues dans
RCS Paris 344 761 861 000 71

le présent mandat, qui doit être complété, sont destinées à n’être utilisées par le
qqqq qqqq qqqq qqqq qqqq qqqq qqq
créancier que pour la gestion de sa relation avec son client. Elles pourront donner IBAN – Numéro d’identification international du compte bancaire Organisme créancier :
lieu à l’exercice, par ce dernier, de ses droits d’accès, de rectification, d’effacement, Courrier international – ICS : FR11ZZZ396542
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 Carnet

Ces distilleries
qui adoptent des pratiques
plus durables

L’ENVIRONNEMENT ÉTANT
EN TÊTE DE LISTE DES PRIORITÉS
DES CONSOMMATEURS, LES
DISTILLERIES S’ADAPTENT AUX

CONCEPTION GRAPHIQUE WWW.LILIKLIK.COM / CRÉDIT : MARVIN L - UNSPLASH

NOUVELLES EXIGENCES ÉCOLOGIQUES.
NEUTRALITÉ CARBONE POUR LE
WHISKY, DISTILLERIE GÉOTHERMIQUE
CÔTÉ RHUM, LES PRATIQUES DE
DÉVELOPPEMENT DURABLE MISES
EN AVANT PAR LES MARQUES
SONT NOMBREUSES.

R É A L I S É PA R L’AG E N C E C O U R R I E R I N T E R N AT I O N A L I N D É P E N DA M M E N T D E L A R É DAC T I O N

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.

 carnet

© GRIMSHAW ARCHITECTS
Le rhum du futur sera distillé
à partir de roches chaudes
au Royaume-Uni
Demain, la distillation du rhum de Cornouailles aura lieu dans le futur centre Celsius.
Le site compte reproduire les conditions d’obtention du rhum tropical à partir de la géothermie.

La première distillerie
géothermique britannique
de rhum, nommée Celsius, a reçu
un permis de construire en Cornouailles
cette année. Le site comprend une distillerie
géothermique de rhum et une installation
de recherche sur la maturation en fûts
directement connectés à une centrale
géothermique. L’installation est conçue
pour recréer avec précision les profils
de température et d’humidité trouvés dans
le monde entier, y compris dans les régions
tropicales, désertiques, ou celles plus
froides de l’hémisphère Nord.
La géothermie utilise la chaleur
des profondeurs de la Terre pour générer
de la vapeur ou de l’eau chaude et produire
de l’électricité. La région des Cornouailles
possède une source unique d’énergie
géothermique. Les roches situées à
cinq kilomètres sous les Cornouailles
sont plus chaudes que partout ailleurs
au Royaume-Uni, ce qui en fait le meilleur
endroit pour exploiter l’énergie
géothermique. Cette avancée technologique
mêlant géothermie et distillation est
considérée comme une première mondiale.
Le centre Celsius sera construit aux abords
de l’ancienne décharge d’United Downs,
près de la centrale géothermique qui
produira de l’énergie renouvelable à partir
de 2022. La chaleur de la centrale d’énergie
géothermique ira directement dans le centre
Celsius, et le site alimentera ainsi un alambic
en cuivre pour la distillation du rhum
et une installation de maturation
“géothermique” du rhum en fûts.
Le gouvernement britannique a créé
un fonds, le Green Distilleries Fund, d’un
montant de 10 millions de livres sterling,
dont le but est de développer les distilleries
“vertes”. Le projet Celsius a ainsi reçu
75000 livres, et actuellement, 17 distilleries
en Écosse et en Angleterre ont déjà obtenu
entre 44000 et 75000 livres de ce fonds.

Un rhum fabriqué à partir de peaux de bananes

APRÈS LE SUCCÈS DU VERMOUTH INFUSÉ À LA CASCARA fabriqué à partir de peaux de bananes qui sont séchées,
– l’enveloppe de la graine de café –, la gamme Discarded de la fermentées et trempées dans de l’alcool pendant deux
marque William Grant & Sons lance un deuxième spiritueux semaines. La peau de banane provient d’une entreprise
axé sur la réutilisation de déchets. Le rhum Banana Peel est alimentaire qui utilise les fruits, mais jette les peaux.

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.

II
 carnet

© PAUL BYRNE - UNSPLASH

L’industrie du whisky écossais
vise la neutralité carbone en 2040
Les producteurs de spiritueux prennent conscience de leur impact sur l’environnement
et adoptent des pratiques de production et de marketing plus respectueuses.

La Scotch Whisky Association (SWA)
planche sur des innovations, notamment
des distilleries fonctionnant à l’hydrogène,
pour atteindre plus rapidement la neutralité
carbone. Pour la première fois, la stratégie
de développement durable de l’organisme
professionnel trace une voie claire vers
des émissions de CO2 nulles. Une étude
de 2018 a montré que le secteur était
responsable de 528792 tonnes d’émissions
de dioxyde de carbone. La grande majorité
de ces émissions provient du chauffage
des alambics par la combustion de
pétrole ou de gaz dans les distilleries.
Les panneaux solaires sur les entrepôts
et les distilleries sont devenus monnaie
courante ces dernières années, et de
nouvelles mesures d’efficacité énergétique
ont été adoptées, mais les distilleries
génèrent encore de grandes quantités
de chaleur à partir d’énergies fossiles.
L’hydrogène, qui peut être fabriqué
grâce aux énergies renouvelables, est
considéré comme l’une des solutions
les plus susceptibles de réduire
l’empreinte carbone de l’industrie du
whisky. L’association ne s’attend pas
à un changement à grande échelle avant
la fin de la décennie, car la technologie
n’est pas encore entièrement testée.
Pour l’heure, des études de faisabilité sont
en cours dans les distilleries écossaises.
Chaudière écoresponsable,
recyclage et réutilisation
de l’eau
Les chaudières à biomasse sont également
à l’étude comme solution plus durable.
Elles fonctionnent comme un appareil
de chauffage par combustion classique,
au fioul ou au gaz, mais utilisent des
sous-produits du bois comme la sciure
et l’écorce, ou encore des résidus
organiques tels que la paille et les coques
de fruits. Le recyclage et la réutilisation
de l’eau sont envisagés comme autres
volets de la stratégie de la SWA.
L’association compte également améliorer
la qualité du verre, suite aux inquiétudes
de certaines marques haut de gamme
concernant l’aspect “trouble” du verre
recyclé, qui pourrait nuire à l’image de leurs
produits. Parallèlement à ces changements,
la SWA fait pression pour une meilleure
utilisation des terres en travaillant plus
étroitement sur la biodiversité avec
les agriculteurs et les communautés.

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.

IV
La Distillerie Saint James élabore à Sainte-Marie en Martinique, sur des parcelles sélectionnées, un Rhum agricole
Biologique dont la canne à sucre est cultivée sans engrais chimiques ni pesticides et récoltée à pleine maturité.
 carnet

sélection de spiritueux durables

Les fabricants de boissons du monde entier s’efforcent désormais de réduire
leur empreinte écologique. Voici sept produits impliqués dans cette démarche écoresponsable.

GIN AUX HERBES
COOPER KING
La distillerie Cooper King, dans
le nord du Yorkshire, est l’une
des rares distilleries britanniques
à fonctionner 100 % à l’énergie
verte; elle utilise également des
alambics sous vide pour réduire
la consommation d’énergie
et économiser l’eau.
ESPRIT BOTANIQUE
NC’NEAN
Nc’nean affirme être la première BACARDI
distillerie de whisky 100 % biologique La marque Bacardi a annoncé
d’Écosse et n’utilise que des sources le développement de deux types
d’énergies renouvelables pour de bouteilles : l’une entièrement
fonctionner. Le surplus de céréales biodégradable et l’autre en papier.
est utilisé pour nourrir les vaches Les deux types de bouteilles
et les déchets de production, arriveront dans les rayons aux
comme engrais. États-Unis d’ici 2023 et seront
utilisés pour des marques telles que
Bombay Sapphire, Grey Goose et
Martini, aux côtés du rhum Bacardi.

ABERLOUR
Toute l’orge achetée
est cultivée dans un
rayon de 24 kilomètres
autour du site, et les
10000 tonnes utilisées
chaque année sont
recyclées comme
aliment pour le bétail.
Idem pour l’eau, qui est
rendue après utilisation
à la Lour, la rivière
qui coule près de
la distillerie.
RHUM
SAINT JAMES
Saint James pratique
une agriculture
raisonnée, sans
fongicides ni
insecticides, qui
préserve les cultures.
La bagasse, résidu
fibreux de la canne à
APÉRITIF FANTÔME DE FRAMBOISE sucre, est transformée
AIGRE-DOUX DE LA DISTILLERIE en énergie verte pour
SANS ALCOOL GREENSAND RIDGE le fonctionnement des
EVERLEAF La distillerie neutre en carbone colonnes de distillation
Everleaf est un apéritif Greensand Ridge utilise et des moulins de
sans alcool fabriqué à 100 % d’énergie renouvelable, broyage de canne,
partir d’un mélange de stocke la chaleur résiduelle pour mais aussi en engrais.
18 plantes différentes, une réutilisation ultérieure, et
qui contient uniquement s’approvisionne localement en
des ingrédients issus du ingrédients des vergers, des champs
développement durable. et des haies entourant la distillerie.

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.

VI

— R É A L I S É PA R L’AG E N C E C O U R R I E R I N T E R N AT I O N A L I N D É P E N DA M M E N T D E L A R É DAC T I O N —
360
50. Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021

MAGAZINE
La révolution des séries arabes • Plein écran ....54
Hans Kemmer, émérite inconnu • Peinture .......... 56
Une Tatuyo sur les réseaux • Modes de vie ........57
Entre la poire et le fromage • Histoire ..........58
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021 360o. 51

SOURCE “aux investisseurs honnêtes et aux courtiers

respectables”, c’est aujourd’hui le quotidien
FINANCIAL TIMES financier et économique de référence en
Londres Europe. Il n’y a pas une institution financière
↙ Photographie de Phillip Quotidien, 850000 ex. ou banque digne de ce nom qui ne reçoive
Toledano ft.com un exemplaire de ce journal reconnaissable
↘ Dessin d’Andrew Pinder, Fondé en 1888 sous le nom de London Financial à son papier rose saumon. Il a été racheté
Royaume-Uni Guide, un journal de quatre pages destiné en 2015 par le groupe japonais Nikkei.

La vie éternelle
est-elle pour
demain ?
Des start-up investissent permet de mesurer l’âge biologique des En mettant de côté la question de la

IKON IMAGES
cellules. L’horloge Horvath, un marqueur surpopulation, si les gens peuvent vivre
des millions et recrutent biologique du vieillissement, est une
des découvertes qui, ces vingt dernières
pendant deux, trois siècles, voire plus, les
sociétés vont se retrouver confrontées à des
des stars de la science années, ont stimulé la recherche sur l’ex-
tension de la durée de la vie. Les biologistes
interrogations existentielles. Est-il possible
de rester heureux en ménage avec la même
pour trouver un remède ont trouvé des moyens de reprogrammer de
vieilles cellules pour leur donner une nouvelle jeunesse
personne pendant deux cents ans? Si la thérapie
d’extension de vie se banalise, son refus équivaudra-t-il
à la vieillesse et conjurer et ont utilisé ces techniques pour aider à rétablir la vue
de souris âgées; une entreprise s’est lancée à la conquête
à un suicide? Un monde qui vieillit progressivement
finira-t-il par stagner, privé des idées neuves de la jeu-
la mort. Les avancées de la longévité en rajeunissant le système immunitaire, nesse, synonymes de progrès?

seraient considérables,
une intervention destinée à lutter contre des maladies En 2013, Google a créé une unité de recherche sur
telles que le Covid-19, qui s’attaquent aux organismes la longévité. Calico, abréviation de “California Life

le succès à portée de
plus vieux et affaiblis. Company”, se vante de ses liens avec des entreprises
La quête visant à rendre la mort optionnelle – ou du pharmaceutiques et des institutions telles que Harvard

main. Mais sommes-nous moins à la repousser nettement au-delà de ses frontières

actuelles – n’est plus un domaine marginal de la science,
prêts ? —Financial Times ce qui était le cas du temps où les Horvath avaient prêté
leur serment, mais un chantier biotechnologique qui
Londres pèse plusieurs milliards de dollars et attire des cher-
cheurs réputés, dont des lauréats du prix Nobel. Dans
la nouvelle édition révisée de la Classification interna-
tionale des maladies (ICD-11), la bible de la médecine, le
vieillissement dispose même de son propre code, MG2A.
et le Massachusetts Institute of Technology (MIT). Sa
stratégie, centrée sur la lutte contre les maladies neu-
rodégénératives et le cancer, a pour objectif de nous
rapprocher de la durée maximale théorique de la vie
humaine, qui serait de cent quarante à cent cinquante
ans. Ce chiffre a été calculé en extrapolant les risques
de différentes maladies liées à l’âge, ou en étudiant le
déclin des organes en fonction du vieillissement. [La
Française] Jeanne Calment, la personne ayant vécu le

L
es trois adolescents avaient baptisé leur projet
“Gilgamesh”, du nom du héros mésopotamien
dont la quête de la vie éternelle a fait l’objet
d’un poème épique [en 2100 avant notre ère].
Il y a près de quarante ans, en Allemagne, Steve
Horvath, son frère jumeau, Markus, et leur ami
Jörg Zimmerman se sont juré de consacrer leurs carrières
à accroître la durée de la vie humaine. “J’ai toujours eu le
sentiment que la vie humaine était trop courte”, explique
Steve, aujourd’hui âgé de 54 ans et généticien à l’université
de Californie de Los Angeles.
Markus est devenu psychiatre et Jörg, chercheur spé-
cialisé en intelligence artificielle. C’est Steve qui est resté
le plus fidèle à la cause, en développant une technique qui
Cette révision, en redéfinissant en gros l’âge comme une
maladie, fait clairement passer l’idée que “vieillir en bonne
santé” est une absurdité. Selon cette logique, si l’on peut
rajeunir les cellules humaines, pourquoi devrions-nous
tout simplement vieillir?
Le désir de reporter nettement notre date de péremp-
tion n’est pas qu’une affaire de biologie; il a également
des implications sociales profondes et potentiellement cli-
vantes. La durée supposée de la vie est source de discorde.
Les “bioconservateurs” soutiennent qu’il est morale-
ment contestable de repousser la mort en reconcevant
fondamentalement le corps humain. D’autres affirment
au contraire que c’est précisément ce que tend à faire la
médecine : elle retarde le plus possible le moment fatidique.
plus longtemps au monde et dont l’âge a pu être vérifié,
est morte à 122 ans, en 1997.
Mais un autre trophée, encore inaccessible, scintille
dans le lointain : une extension radicale de la vie, la pro-
messe d’une existence qui s’étendrait sur des siècles
plutôt que sur des décennies. C’est la mission que se
serait donnée Altos Labs, une nouvelle start-up de la
Silicon Valley qui a formé une équipe de scientifiques
de renom, dont Horvath. Altos bénéficierait du soutien
du fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, et d’Iouri Milner,
ESSAI
52. 360o
milliardaire d’origine russe, ami de Mark Zuckerberg,
qui investit dans les nouvelles technologies.
D’autres organisations créées depuis peu participent
à cette ruée vers l’immortalité, dont la Hevolution
Foundation, fonds d’investissement à but non lucratif
dédié à la recherche sur la “longévité en bonne santé”,
établi par décret royal en Arabie Saoudite et dirigé par
Mehmood Khan, ancien responsable du département
scientifique de PepsiCo. Citons aussi la Longevity Science
Foundation, en Suisse, qui prévoit d’engager 1 milliard
de dollars dans le même but. Pour les super-riches qui
peuvent tout acheter, sauf le temps, le vieillissement
n’est qu’un problème technologique fondamental de plus
à résoudre, le corps une machine qui ne demande qu’à
être perfectionnée, et, de leur point de vue, la science
est peut-être à la veille de découvrir un remède fabuleux.
“Les gens qui financent [ces recherches] n’ont plus rien
d’autre à explorer”, commente Daniel Ives, ancien bio-
logiste de Cambridge qui a fondé Shift Bioscience, une
start-up britannique qui utilise l’apprentissage automa-
tique pour analyser le vieillissement cellulaire. Ives vient
des mêmes cercles scientifiques que ceux qui sont liés
à Altos et était au courant de son lancement, même s’il
ne veut rien dire quant à une éventuelle relation future
entre Shift et Altos. “Les bailleurs de fonds ont tout – la
belle vie et plus de bénéfices qu’ils ne peuvent en rêver, ajoute-
t-il. La seule chose qu’il leur reste à faire, c’est modifier la
Si l’âge est une maladie,
alors l’idée de “vieillir
en bonne santé” est une
absurdité.
réalité. On a vraiment le sentiment d’être face à un nouvel
horizon, parce que jamais nous n’avons été si près de pou-
voir réinitialiser notre biologie pour vivre une deuxième vie.”
La seule inquiétude d’Ives est de savoir quand, et non
si, cette course à la fontaine de jouvence humaine por-
tera ses fruits : “La route va être longue, et rude, mais ça ne
va pas faire long feu – il y a trop de gens qui s’y intéressent,
et trop de données prometteuses pour qu’on fasse marche
arrière. Et ce serait vraiment dommage qu’on traîne des
pieds et qu’on n’aille pas jusqu’au bout. En fin de compte,
nous serions alors la dernière génération à souffrir de la
tragédie des maladies liées à l’âge.”
On retrouve chez Horvath le même optimisme que chez
Ives. Pour lui, l’humanité est à l’aube d’“un moment histo-
rique. Toutes les étoiles sont alignées, apparemment.” Même
le professeur [britannique] Tom Kirkwood, distingué
biologiste de l’université de Newcastle et ancien interve-
nant des conférences radiophoniques Reith [sur la BBC],
d’ordinaire prudent, n’écarte pas la possibilité d’une
extension radicale de la durée de vie : “Nous commen-
çons à progresser dans notre compréhension de la science
du vieillissement, et il devient donc scientifiquement rai-
sonnable de commencer à envisager ce qui pourrait être un
jour possible.”
“N’ayons rien si souvent en la tête que la mort”, recom-
mandait Michel de Montaigne, le penseur du xvie siècle.
Une contemplation assidue était censée nous préparer
psychologiquement à l’inévitable.
De nos jours, certains osent penser autrement. Dans son
prochain livre, intitulé The Case Against Death [“Contre la
mort”, à paraître en anglais en février 2022], le philosophe
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
Ingemar Patrick Linden souligne que la biologie de l’évo-
lution explique pourquoi nous vieillissons et mourons,
mais pas que nous le devons, ou le devrions. “Si notre vie
et notre avenir sont précieux, écrit-il, alors la mort est une
des pires choses qui puissent nous arriver. […] Si nous pou-
vions vivre en bonne santé jusqu’à 120, 200 ou 1 000 ans, ou
indéfiniment, cela serait-il positif ? Pour moi, la réponse est
évidente. Mon expérience me dit qu’à défaut d’un bon au-delà
la mort est un mal horrible et rien n’est plus important que
d’empêcher que meurent des gens bien. Je suis pour l’aboli-
tion de la mort et le prolongement de la vie.”
L’élite de la technologie, les scientifiques qui la servent
et, de temps à autre, un philosophe peuvent souhaiter
mettre fin à la mort, mais leur vision ne fait pas l’unani-
mité : selon un sondage du Pew Research Center de 2013
sur l’attitude du public, 4 % seulement des Américains
rêvaient de vivre au-delà de 120 ans, et 1 % tout juste de
vivre éternellement. Une réponse peut-être influencée par
l’image de la vieillesse qui, selon Ives, revient “non à vivre
plus longtemps, mais à mourir plus longtemps”. À en croire
le cabinet de consultants The King’s Fund, une femme
britannique meurt en moyenne à 83 ans après avoir vécu
près d’une vingtaine d’années en “mauvaise” santé (sta-
tistiques pré-Covid-19).
L
’évolution n’exige de nous rien de plus que d’at-
teindre l’âge de la reproduction afin de perpétuer
notre espèce. Nos gènes ne sont donc soumis à
aucune pression pour lutter contre des maladies
qui surviennent à un âge plus avancé, comme
Alzheimer. Avec le temps, nos organismes se
montrent moins efficaces quand il s’agit d’éliminer les cel-
lules défectueuses ou mutantes. Du fait de cette incapacité
à se débarrasser des déchets, les cellules endommagées
s’accumulent, compromettent les tissus sains et contri-
buent à déclencher le processus de la maladie. L’âge est
un facteur de risque essentiel pour les maladies courantes
dans les pays à hauts revenus : le cancer, les maladies
cardiovasculaires et les maladies neurodégénératives
comme Alzheimer et Parkinson.
← ↘ Dessins
d’Andrew Pinder,
Royaume-Uni.
Mais nous savons aussi que dissimulé quelque part dans
IKON IMAGES
notre biologie se trouve le bouton de réinitialisation de
la jeunesse. C’est grâce à lui que les parents adultes ont
des rejetons jeunes et non dotés de cellules déjà âgées. Au
moment de la fécondation, le matériel génétique hérité
de chaque parent biologique est d’une certaine façon
débarrassé des changements liés à l’âge. Pour chaque
bébé, l’horloge cellulaire repart de zéro.
Les scientifiques se bousculent pour trouver et contrô-
ler cette porte qui permettrait de revenir au tout premier
âge. En 2006, Shinya Yamanaka, de l’université de Kyoto,
a identifié quatre protéines qui semblaient capables de
remonter le temps. Plongez une cellule de mammifère
dans ces protéines, aujourd’hui baptisées les “facteurs
Yamanaka”, et elle retournera à un état immature que
l’on appelle la “pluripotence”. Une cellule pluripotente
est une cellule qui n’a pas encore atteint sa forme finale,
qu’il s’agisse d’une cellule du foie, de la peau, du cœur
ou du sang. La découverte qu’il était possible de faire
remonter les cellules jusqu’à un stade juvénile a valu un
prix Nobel à Yamanaka.
Richard Klausner, ex-directeur de l’Institut national
du cancer américain, a récemment salué les travaux de
Yamanaka, qui seraient, selon lui, encore plus importants
que la découverte par Francis Crick et James Watson
de la structure en double hélice de l’ADN : “[Yamanaka
a montré que] l’on peut prendre n’importe quelle cellule, de
n’importe quel âge et de n’importe quelle partie du corps, et la
reprogrammer pour qu’elle remonte à un stade de zéro âge et
zéro identité.” Si les chercheurs réussissent à comprendre
et à maîtriser ce processus de reprogrammation, affirme
Klausner, ce sera “la plus grande révolution dans la méde-
cine, la santé, peut-être même dans la société, qu’aura jamais
vécue l’humanité”. Klausner a participé à la création d’Al-
tos Labs, dont Yamanaka est consultant à titre gracieux.
Le transfert de cette technique depuis des cellules iso-
lées jusqu’à des animaux dans leur intégralité présente
un inconvénient : les souris auxquelles on administre le
traitement de Yamanaka développent des tératomes, des
tumeurs cancéreuses qui contiennent différents types de
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
tissus. Shift Bioscience cherche à savoir si une “repro-
grammation transitoire”, une application intermittente
des facteurs Yamanaka, pourrait faire remonter le temps
sans entraîner de cancer.
Kirkwood prévient qu’il ne faut pas considérer la repro-
grammation cellulaire comme une sorte de pierre phi-
losophale, que ce serait mal interpréter la complexité
du vieillissement. “C’est comme si on apportait un vieux
moteur déglingué au garage et qu’on ne faisait réparer que
l’embrayage, dit-il. S’il n’y a plus de freins, que le moteur est
à bout et que la carrosserie est rouillée, les autres problèmes
sont toujours là.” La maladie d’Alzheimer, par exemple,
cause la formation de plaques amyloïdes dans le cerveau ;
le rajeunissement des cellules du cerveau pourrait empê-
cher l’apparition de nouvelles plaques, sans pour autant
réparer les dégâts déjà commis.
M
algré tout, les scientifiques persévèrent
et sont passés à des essais sur l’homme.
S’inspirant d’études menées sur la lon-
gévité du rat, Gregory Fahy, biologiste
californien qui a fondé la start-up Intervene
Immune, a traité des hommes d’âge moyen
à l’aide d’un cocktail de médicaments favorisant le
rajeunissement qui vise le thymus, un élément clé du
système immunitaire [situé à la base du cou, sous le
sternum]. Fahy, qui a déjà servi de cobaye à ses propres
expériences, a découvert une chose remarquable : un
an de traitement à base d’hormones de croissance et de
médicaments contre le diabète (en modifiant les médi-
caments utilisés dans l’étude sur les rats) a rajeuni de
deux ans et demi l’âge biologique du thymus. Mesurées
avec l’horloge de Horvath, les cellules des reins et de la
prostate semblaient elles aussi avoir rajeuni. Certains
sujets, assure Fahy, ont même signalé que leurs cheveux
gris reprenaient de la couleur.
Les résultats, publiés dans une revue spécialisée en
2019, doivent être analysés avec prudence : il n’y avait
que neuf sujets et aucun groupe de contrôle. Fahy lance
des tests plus ambitieux dans l’espoir de remonter plus
loin dans le temps. “Je ne sais pas jusqu’où nous pourrons
aller avec ça, mais il est certain que nous n’avons pas encore
trouvé de limite”, déclare-t-il. Si un an de traitement peut
effacer plus de deux ans de dégâts, alors, plus ce trai-
tement durera, plus un patient pourra théoriquement
“rajeunir”, du moins selon les horloges moléculaires.
(Bien que Kirkwood explique que personne ne sait à
quel point le vieillissement moléculaire correspond au
vieillissement tel que nous le connaissons.)
Après tout, des chercheurs ont déjà manipulé notre bio-
logie par le passé, pour produire des bébés-éprouvette.
C’était autrefois considéré comme impossible, une
outrance contraire à la nature. La reproduction assis-
tée est aujourd’hui une réalité de la vie : en juillet 2018,
on estimait que près de 8 millions de bébés étaient nés
d’une fécondation in vitro.
Les méthodes pour contourner le processus de vieillis-
sement vont au-delà de la reprogrammation cellulaire. La
réduction de la consommation de calories permet appa-
remment de prolonger la durée de vie ; des travaux sont
en cours pour développer un comprimé qui imiterait les
effets d’une anorexie contrôlée. Un jour, la biologie syn-
thétique nous permettra peut-être de développer de nou-
veaux organes. Le téléchargement de la conscience, qui
nous verrait exister éternellement dans le cyberespace,
est vanté comme une des voies conduisant à l’immorta-
lité, même si la perspective de trépasser à la première cou-
pure d’électricité a quelque chose d’un peu lamentable.
Quelle que soit la méthode, la quête d’une plus grande
longévité est-elle moralement défendable ? C’est déjà
l’objectif de la médecine, estime John K. Davis, phi-
losophe de l’université d’État de Californie et auteur
de New Methuselahs. The Ethics of Life Extension [“Les
Nouveaux Mathusalem. Éthique et longévité”, inédit
en français ; Mathusalem aurait vécu jusqu’à 969 ans]. À
l’en croire, il en va de même de la volonté de repousser
toujours plus loin les limites de la vie, et ces recherches
sont donc justifiées. Et oui, le fait de refuser de vivre
plus longtemps équivaut à un suicide. Tous ceux qui
souhaiteraient vivre plus longtemps risquent cepen-
dant de ne pas obtenir satisfaction, ce qui soulève des
interrogations en matière de justice sociale, mais à ses
yeux ce n’est pas une raison suffisante pour l’interdire
(personne ne veut proscrire les greffes d’organe, où la
demande est là encore largement supérieure à l’offre).
Il y aura les nantis, et les autres, reconnaît Davis, mais
aussi les volontaires et les réfractaires.
Il prophétise que les thérapies de longévité altére-
ront l’attitude de l’homme face à la mort, car ceux des
Mathusalem qui rendront leur dernier soupir ne mour-
ront plus de vieillesse, mais par accident, malveillance,
ou en raison d’une maladie incurable. “Nous devrons
apprendre à vivre en étant prêts à accepter l’éventualité
d’une mort subite, inattendue, commente-t-il. Je ne sais
pas comment notre psychologie s’y adaptera, mais l’espèce
Dissimulé dans notre
biologie se trouve le
bouton de réinitialisation
de la jeunesse.
humaine est extrêmement souple. Nous avons appris à
vivre avec l’agriculture, le langage et la culture, la tech-
nologie et les villes.”
À 65 ans, Davis est si optimiste qu’il se compte parmi
les “volontaires”. “Je prendrais la pilule si je pouvais mettre
la main dessus. Je tiens à continuer tant que la vie vaut d’être
vécue. Mais si nous nous retrouvons dans une contre-utopie
sociale avec un changement climatique qui échapperait à tout
contrôle, la question pourra se poser.”
Ce qu’il redoute par-dessus tout, c’est une évolution
malthusienne du monde : que notre planète croule sous
le poids de la surpopulation et que d’autres technologies
ne puissent nous sauver à temps. Avec le démographe
Shahin Davoudpour, il a prédit qu’une espérance de vie
de 1 000 ans aboutirait à une multiplication par quatre
de la population en l’espace de quelques générations. Il
propose que les nouveaux Mathusalem renoncent à leur
droit à se reproduire.
Le philosophe Linden pense que les angoisses de ce
genre sont plus que surfaites. Ives, père depuis peu, s’in-
quiète lui aussi de la surpopulation. “Peut-être faudrait-il
évaluer la capacité durable de notre planète à abriter l’es-
pèce humaine, puis se poser quelques questions difficiles : si
vous prenez des médicaments pour
prolonger votre existence, faut-il
que vous ayez quatre enfants ?
s’interroge-t-il. D’un autre côté,
il y a un univers infini qui nous
attend, et rien ne dit que nous
ne devrions pas nous y propa-
ger. Alors, si vous voulez vraiment
360o. 53
avoir quatre enfants, peut-être qu’il faudrait que vous quit-
tiez la planète pour la laisser à vos enfants.”
Je réplique à Ives que la perspective de filer m’instal-
ler dans une colonie martienne, loin de mes descendants,
ne m’enchante que moyennement. “La décision ne m’ap-
partient pas, me rétorque-t-il, mais, tôt ou tard, il va fal-
loir que l’on en débatte : quel temps vous a été alloué, faut-il
que vous quittiez la planète ? Je n’ai pas de réponse idéale.”
Une longue vie suivie d’un long voyage a sans doute de
quoi plaire à Horvath, qui rêve de vivre assez longtemps
pour voir sa fille et ses enfants grandir et partir dans
l’espace. Mais lui qui a perdu un enfant dit qu’il a pour
priorité d’éradiquer la souffrance humaine. “Je pense que
notre domaine est mal compris, et que certains envisagent
des avenirs négatifs. Les chercheurs qui s’efforcent d’endi-
guer le vieillissement sont comme tout le monde, ils veulent
protéger leurs parents et leurs proches de la douleur et des
maux causés par les maladies liées à l’âge, comme le cancer
et la sénilité. Personne ne tient à être un fardeau pour ses
enfants en se retrouvant totalement dépendant ou en néces-
sitant d’être placé dans une institution.”
Si Kirkwood applaudit les tentatives pour accroître la
longévité, il considère que la reprogrammation cellulaire
détourne l’attention de priorités comme la lutte contre
la misère et les inégalités sociales dans le domaine de
la santé (les riches peuvent vivre près de vingt ans de
plus que les pauvres).
Venki Ramakrishnan, ancien président de la Royal
Society et lauréat d’un Nobel de chimie, formule une
objection plus fondamentale à l’idée qu’il faille tuer la
mort. Si les bactéries et les cellules cancéreuses sont
effectivement immortelles, a-t-il expliqué dans un récent
entretien, ce n’est pas le cas des organismes complets.
Tous les animaux meurent, ce qui suggère que la mort
et le sexe ont évolué de concert : “[La reproduction] est
comme une loterie. On soumet différentes combinaisons de
gènes à la vie pour voir celles qui fonctionnent le mieux,
mais pour qu’elles puissent avoir une chance, la généra-
tion précédente doit dégager le terrain.”
En d’autres termes, le sexe a un prix, et c’est la mort.
Pour Ramakrishnan, dont on se doute qu’il fait partie
des “réfractaires”, le désir d’échapper à tout jamais
à la mort n’est pas de l’héroïsme mais une forme d’hé-
donisme “prôné par des milliardaires californiens qui
s’éclatent tellement dans la vie qu’ils ne veulent pas que
ça cesse. Ils ne veulent pas s’enfoncer dans la nuit noire et
glacée quand leur heure aura sonné.”
—Anjana Ahuja
Publié le 4 novembre
IKON IMAGES
54. 360o
plein écran.
—The Economist (extraits) Londres
P
endant les premières secondes
d’AlRawabi School for Girls, on se
croirait dans une série pour ados
comme tant d’autres. Une fille vêtue de
rose passe devant un bus de ramassage
scolaire sur fond d’accords de piano. “J’ai
toujours adoré l’école”, déclare-t-elle. Puis
ses camarades l’agressent.
Produite en Jordanie et réalisé par la
Jordanienne Tima Shomali, AlRawabi
n’évoque pas seulement des élèves qui
se font des crasses, mais aussi la société
patriarcale dans laquelle elles évoluent.
Celle-ci les définit, et elles la renforcent
involontairement. Six épisodes plus tard,
la série s’achève par un coup de feu : la
vengeance d’une adolescente a dégénéré
en “crime d’honneur” (un problème très
répandu dans le monde arabe).
AlRawabi s’est retrouvée en tête des
audiences de Netflix en Jordanie, peu
après la diffusion de son premier épi-
sode, en août. Les spectateurs ont aimé
le fait qu’elle aborde des sujets difficiles
et décrive la vie de jeunes filles, un thème
souvent négligé par la télévision arabo-
phone. La série a également fait l’objet
de critiques pertinentes : certains ont
relevé que le cadre, un lycée privé réservé
à l’élite, était un monde limité que peu
de Jordaniens fréquentent. Nombre de
plaintes étaient cependant d’un genre
plus tendancieux : le député [islamiste]
Saleh Al-Armouti a demandé au Premier
ministre pourquoi il avait autorisé cette
série, qui “répand la décadence morale
et éducative”.
Les chicaneries de ce genre devraient
se multiplier. Après un lent démarrage,
←  Jinn, première série arabe
de Netflix (2019), met en scène des
ados jordaniens qui partent visiter
le site de Petra. Photo Netflix
Les séries arabes des acteurs s’embrasser non seulement à
l’écran, mais aussi sur les affiches publi-
citaires. La série Newton’s Cradle, dif-
font leur révolution
fusée en Égypte au printemps dernier
[durant le ramadan], a été saluée pour sa
description des relations amoureuses et
sexuelles, en particulier lors d’une scène
qui abordait le viol conjugal. Malgré les
protestations épisodiques des religieux,
les producteurs arabes trouvent le moyen
d’explorer ces questions.
Au Moyen-Orient, l’essor des plateformes Censure. Il y a toutefois deux autres
contraintes qui sont plus gênantes que les
de streaming permet la multiplication appels à la morale publique. Premièrement,
de productions de plus en plus originales la politique : les gouvernements ne veulent
pas que les programmes de télévision la
et audacieuses, capables pour certaines remettent en cause. Deuxièmement, les
de séduire un public mondial. impératifs commerciaux : les patrons de
studio veulent que les programmes cor-
respondent à un modèle bien établi, en
général destiné aux femmes d’âge moyen
plutôt qu’aux jeunes, qui constituent un
les sites de streaming sont en train de Jordanie), qui a été, en mars 2019, la pre- public convoité ailleurs dans le monde.
décoller dans le monde arabe. Netflix mière série arabe originale diffusée par Les restrictions politiques sont difficiles
compte désormais 5 millions d’abonnés Netflix. Elle n’était pas très bonne. Les à éviter, même sur un site de streaming.
au Moyen-Orient. La plateforme Shahid spectateurs s’en sont donné à cœur joie Quand on lui a demandé d’interdire Jinn,
[accessible en France], du groupe saou- sur le scénario, les dialogues et le jeu des l’autorité jordanienne de l’audiovisuel a
dien MBC, a multiplié le nombre de ses acteurs, mais les critiques les plus vio- déclaré ne pas avoir compétence sur Netflix.
abonnés par vingt l’année dernière et en lentes se sont concentrées sur un baiser Mais d’autres gouvernements ne sont pas
compte actuellement 2 millions. entre deux jeunes personnages. de cet avis. En 2018, Netflix a retiré un épi-
Pour s’étendre encore – Netflix SÉRIES Pour une scène d’amour, celle- sode de l’émission humoristique américaine
compte doubler le nombre de ses abon- ci était carrément chaste, juste un petit Patriot Act with Hasan Minhaj de son cata-
nés arabes d’ici cinq ans –, ces opéra- bisou sur les lèvres. Mais cela a suffi pour logue en Arabie Saoudite, parce qu’on y
teurs investissent lourdement dans des que le procureur d’Amman demande aux dénonçait le rôle du royaume dans la guerre
contenus originaux. Certains s’attaque- autorités d’interdire la série. au Yémen et le meurtre du journaliste saou-
ront aux tabous du cinéma et de la télé- Ce genre de débat n’a certes rien de dien Jamal Khashoggi. L’Arabie Saoudite a
vision arabes, et pas seulement comme nouveau ou d’inhabituel. Dans Chicago déclaré que ce programme violait sa légis-
on pourrait s’y attendre. Street, un feuilleton syrien diffusé l’an- lation en matière de cybercriminalité.
Le salace fait souvent les gros titres. née dernière [sur le bouquet de chaînes Les barrières commerciales sont peut-
Prenez Jinn (également produite en par satellite OSN, basé à Dubaï], on a vu être plus faciles à surmonter. Les séries
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
Saluée pour sa description
des relations amoureuses,
la série égyptienne
Newton’s Cradle aborde
la question du viol conjugal.
diffusées durant le ramadan ont été, pen-
dant des dizaines d’années, la pièce maî-
tresse de la télévision arabe. Elles sont
diffusées à raison d’un épisode par soir
pendant tout le mois saint, et visent les
familles scotchées devant la télé dans une
stupeur postprandiale. Ces séries coûtent
cher – la production peut prendre une
année entière – et sont confrontées à une
rude concurrence. Le format est restric-
tif car elles nécessitent souvent une tren-
taine d’épisodes. Le ramadan représente
de 15 à 20 % des recettes annuelles des
sociétés d’audiovisuel.
Avec de tels enjeux, les producteurs
jouent la sécurité. Ils privilégient des stars
établies, parce que la publicité est facile
quand on peut coller un visage connu sur
une affiche. La gamme dramatique est
réduite : sagas historiques, trucs d’action
débiles, comédies tarte à la crème. Les
autres genres sont ignorés. Les fans arabes
de science-fiction, par exemple, déplorent
souvent l’absence de propositions dans
ce genre. Ce n’est pas faute de matériau :
Ahmed Khaled Tawfik, l’un des auteurs
égyptiens les plus aimés du xxe siècle, a
pondu quantité de romans d’horreur et
de science-fiction, contre l’avis des édi-
teurs qui voulaient des romans policiers.
Dans ce contexte, Paranormal semblait
d’autant plus… eh bien, anormale quand
elle est sortie sur Netflix, l’année dernière.
Première série originale égyptienne dif-
fusée par la plateforme, cette anthologie
surnaturelle repose sur des romans de
Tawfik. Elle a pour héros Refaat Ismail,
↙ Sur l’affiche de la série syrienne
Chicago Street (2020), un baiser
qui a fait débat. Photo OSN Ya Hala
un hématologue du Caire joué par Ahmed
Amin, qui fume des cigarettes à la chaîne.
Amin était connu pour ses sketchs humo-
ristiques et les vidéos YouTube qu’il pro-
duisait lui-même. La saison ne faisait que
six épisodes.
Aucun de ces éléments ne correspon-
dait au modèle traditionnel de la télévision
arabe, mais les spectateurs ont adoré. La
série a passé dix semaines en tête du clas-
sement de Netflix en Égypte. Ce succès
prouve que même si les séries du ramadan
restent un rendez-vous incontournable, il
y a aujourd’hui d’autres façons de faire de
la télévision arabe de prestige – parfois en
faisant appel à des acteurs relativement peu
connus et à des formats expérimentaux.
Élément crucial : au lieu de viser des
téléspectateurs locaux et d’âge moyen, les
réalisateurs arabes, comme leurs homolo-
gues à l’étranger, peuvent désormais cibler
un public plus large et dispersé dans le
monde. Paranormal était profondément
égyptienne, et pas seulement à cause des
Nefertiti, les cigarettes vintage que fume
Ismail : le quatrième épisode parle de la
Naddaha, un spectre féminin qui attire
les hommes pour les noyer dans le Nil. On
finit par découvrir que ce fantôme a été la
victime d’un crime d’honneur. La série a
néanmoins été bien accueillie au-delà de
l’Égypte. Pour le magazine [américain]
Variety, c’est l’une des meilleures séries
étrangères de 2020. Les critiques étran-
gers l’ont comparée à X-Files.
Contrats et projets. D’autres idées nova-
trices sont en préparation. En septembre,
Shahid a lancé une série intitulée Hell’s Gate.
Située trente ans dans le futur, elle montre
un Beyrouth dystopique contrôlé par une
bande d’oligarques. Hell’s Gate a été présen-
tée comme la première série de science-
fiction de la plateforme. L’année dernière,
Netflix a sorti Six Windows in the Desert,
un ensemble de courts-métrages de réali-
sateurs saoudiens, et Whispers, une série
fantastique [également saoudienne]. La
plateforme a signé plusieurs contrats avec
des sociétés de production saoudiennes
pour faire des films originaux et des des-
sins animés, alors que le cinéma n’a été
légalisé dans le royaume qu’en 2018, après
avoir été interdit pendant trente-cinq ans.
Toutes ces productions ne sortiront pas
du cadre établi. Netflix travaille à un film
musical avec Amr Diab, une indétrônable
pop star égyptienne. Certaines règles
tiendront toujours : personne au Caire
ne proposera une satire des rouages du
gouvernement d’Abdel Fattah Al-Sissi.
Les sites de streaming n’en contribuent
pas moins à faire pour la télévision arabe
ce que [la chaîne câblée] HBO a fait pour
la télévision américaine il y a vingt ans :
donner vie à des histoires qui, sinon, n’au-
raient pas été racontées.—
Publié le 23 octobre
↘ Hell’s Gate (Shahid, 2021). Photo Shahid VIP
Sur Netflix
Paranormal,
sortilèges
d’Égypte
Lancée en 2020, Paranormal “a épaté
beaucoup de monde avec la mise
en scène d’événements surnaturels,
du jamais vu dans le cinéma égyptien”,
écrit le quotidien cairote Al-Wafd.
“Voir un gorille aussi imposant que
King Kong se mouvoir sur une terre
arabe et des acteurs qui le fuient
en poussant des cris en langue arabe,
c’est quelque chose de nouveau”,
renchérit le site prorévolutionnaire
syrien Enab Baladi. Des débats
ont eu lieu sur les réseaux sociaux,
notamment pour savoir si la série
était à la hauteur des romans publiés
entre 1993 et 2014 par Ahmed Khaled
Tawfik, grand précurseur de la
littérature d’horreur et de science-
fiction arabe. Sur le site égyptien
Mada Masr, un jeune adepte
de l’écrivain regrette que, trop retouché,
le personnage principal, Refaat,
finisse par “ressembler au héros
d’une série américaine quelconque”.
Malgré tout, “il faut souhaiter
le succès à cette série qui veut plaire
à un public mondial”, écrit le site.
Sur Shahid
Hell’s Gate,
le chaos libanais
réinventé
Avec cette série lancée en septembre
dernier et “considérée comme
la première production libano-arabe
mêlant à la fois science-fiction, drame
et suspense”, ses producteurs
et la plateforme saoudienne
de streaming Shahid “entrent par
la grande porte dans le monde
de la production arabe et internationale”,
se félicite le quotidien libanais  le soft power saoudien, relève le journal
An-Nahar. “Rien ne va plus à Beyrouth
en 2052. Effondré depuis déjà quelques
années à la suite d’une succession
de conflits et de pandémies mortelles,
360o. 55
↙ Ahmed Amin dans Paranormal
(Netflix, 2020). Photo Netflix
le système libanais a été remplacé
par un régime nouveau géré par
des entreprises privées”, résume
L’Orient-Le Jour. La série raconte
la lutte opposant “l’État de l’union”,
qui dirige le pays, et un groupe
de rebelles baptisé Tawara. C’est
l’histoire d’un “combat entre le bien
et le mal”, explique au journal Amin
Dora, le réalisateur libanais
de la série. Aisé d’y voir un clin d’œil
à la réalité. “Il est vrai que le Beyrouth
de 2052 montré dans la série ne
ressemble pas beaucoup à la capitale
libanaise, mais il est difficile de ne pas
y voir un prolongement naturel
de cette dernière”, estime Al-Akhbar.
Des polémiques
à répétition
En début d’année déjà, Shahid a subi
les foudres de l’opinion publique
et de la censure saoudiennes. Elle a dû
déprogrammer le feuilleton Dhahaya
Halal (“Victimes halal”). Il montrait
des femmes engagées dans
des “mariages temporaires”, une forme
de prostitution déguisée, avec de (très)
jeunes hommes, sujet tabou s’il en est.
Cet été, la plateforme a récidivé avec
Rashash, qui narre le destin d’un bandit
de grand chemin qui a défrayé
la chronique dans les années 1980,
avant d’être décapité en place publique.
Faire de ce hors-la-loi le héros
d’une série grand public ne pouvait
que choquer. Il y a “danger” à “titiller
l’appétit des adolescents pour
la rébellion et les aventures violentes”,
a ainsi écrit le journal Al-Makkah.
La série a également suscité de la colère
au sein de la tribu Otaibi, une tribu
bédouine marginalisée dont Rashash
était membre, ainsi qu’au Yémen
(dans une scène, le héros déclare garder
ses dirhams pour, dans ce pays, profiter
des femmes et de la drogue ; cela a été
vu comme une insulte). Cette grosse
production marque en tout cas un jalon
dans les tentatives de Riyad d’asseoir
saoudien Al-Arab.
56. 360o Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021

culture. ↓ Le cadeau d’amour, tableau

de Hans Kemmer.
Photo St. Annen-Museum Lübeck

—Neue Zürcher Zeitung Zurich

C ’est un couple d’amoureux. Cela

ne se voit peut-être pas au premier
coup d’œil mais c’est évident : le
jeune homme a le bras sur l’épaule de la
jeune femme. Celle-ci tient dans la main
droite des œillets et des pâquerettes,
symboles de l’amour et de la virginité à
l’époque où le tableau a été peint. De la
main gauche, l’homme tend à la dame
un anneau d’or avec un rubis, la bague
de fiançailles. Celle-ci se trouve presque
exactement au milieu du tableau.
Cela montre à quel point elle est impor-
tante. Car s’il s’agit ici d’amour, il s’agit
avant tout de mariage, en tant qu’institu-
tion. Le tableau a été peint pour le mariage
de Johann Wigerinck et Agneta Kerckring
à Lübeck [une ville de l’extrême nord de
l’Allemagne], en 1529. On peut le voir au
musée St. Annen de Lübeck, où il repré-
sente le clou d’une merveilleuse exposition*,
consacrée à un peintre dont on ne savait
encore pas grand-chose jusqu’à il y a peu.
Johann et Agneta n’étaient pas n’importe
qui : ils faisaient partie des meilleurs
cercles de la ville. Lui venait d’une riche
famille de marchands qui faisait du
commerce – de cuivre, notamment – avec
les Pays-Bas et la Baltique. Elle était fille
et sœur de conseiller municipal. Chacun
était un bon parti.
Dans ce cas, on montre volontiers ce
qu’on possède. Le couple est vêtu avec élé-
gance, même les patriciens de Lübeck ne
se seraient pas autant apprêtés pour une
partie de campagne. La coiff ure élaborée
de la dame est à elle seule une œuvre d’art.
La chaîne d’or qu’elle porte autour du cou
est énorme, il faut qu’on la voie de loin.
Le fiancé est vêtu d’un manteau précieux
qui pèse lourdement sur ses épaules. Et
s’il se prenait dans l’arbuste qui se trouve
derrière et se salissait ?
Tout est merveilleusement peint. Le
couple n’a pas regardé à la dépense. Hans
Kemmer, qui avait été chargé de la chose,
était le premier peintre de Lübeck pour les
tableaux importants – portrait d’un membre
d’une famille dirigeante par exemple, pein-

Hans Kemmer,
ture destinée à l’autel d’une église de la ville
ou œuvre pour ses dévotions personnelles.
Hans Kemmer ? Oui, Hans Kemmer.
Un peintre dont on ignorait l’existence

émérite inconnu
il y a encore quelques années. On trou-
vait des tableaux de lui dans quelques
musées d’Allemagne, mais ils étaient
attribués à d’autres peintres, quand ils
étaient attribués. Personne n’avait fait
Il avait sombré dans l’oubli. Formé à l’atelier le rapport entre eux. Ce n’est que dans
Cranach, il a pourtant été, au e siècle, les années 1990 que l’historien de l’art
Christoph Emmendörfer a prouvé que
le peintre que le tout le monde s’arrachait les lettres HK qui figuraient sur certains
dans la ville hanséatique de Lübeck. d’entre eux signifiaient Hans Kemmer.
Une autre pièce du puzzle a fait son appa-
Histoire d’une redécouverte. rition une dizaine d’années plus tard. En
numérisant les tableaux de Lucas Cranach
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021 360o. 57

↓  Maíra Gomez. Capture d’écran

TikTok/ @cunhaporanga_oficial
MODES DE VIE
l’Ancien et de ses fils [qui comptent ou Matthias Grünewald. Ses tableaux sont
parmi les plus célèbres artistes de la plus simples et conventionnels. Son œuvre Une Indienne
Tatuyo sur
Renaissance allemande], on s’est aperçu illustre cependant le problème auquel ont
que les Cranach avaient à Wittemberg été confrontés les peintres dans la pre-
[dans l’est de l’Allemagne, la ville d’où mière décennie du xvie siècle.
Martin Luther a lancé la réforme protes- Avec la Réforme, la demande d’œuvres
tante en 1517] une véritable manufacture sacrées chute massivement en quelques
qui a produit des milliers d’œuvres. Cela années. Même si Luther, contrairement à
les réseaux
n’était possible que parce qu’ils Calvin, ne remet pas fondamen-
employaient des apprentis. Les PEINTURE talement en question la présence
maîtres concevaient les tableaux – qui d’images à l’église, les peintres doivent
étaient souvent réalisés en une dizaine prendre une nouvelle orientation. C’est-
d’exemplaires – et en supervisaient les à-dire, trouver des contenus qui présen- Sous le pseudo
étapes importantes mais laissaient les tent les conceptions de la nouvelle religion. “Cunhaporanga”,
mains libres à leurs collaborateurs. L’atelier de Cranach fait appel à [l’image- Maíra Gomez raconte
Au fur et à mesure que les apprentis rie de] Judith et Holopherne pour illustrer
s’amélioraient, ils se chargeaient des étapes le combat acharné pour la religion. Ou à
sur Instagram et TikTok
délicates, ce qui libérait le maître. Les l’histoire du Christ et de la femme adul- le quotidien des siens,
dessins préliminaires, par exemple. Et tère pour illustrer la justification par la en Amazonie brésilienne.
c’est là qu’on trouve un lien étroit entre foi [la transformation du pécheur en ser-

M
Cranach et Hans Kemmer. Des examens viteur de Dieu, réinterprétée par Luther].
à l’infrarouge ont montré qu’il existait Hans Kemmer a ces deux thèmes à aíra Gomez montre les motifs trouve à proximité des frontières
sous la couche de peinture des similitudes son répertoire, mais travaille pour les géométriques tracés sur son vénézuélienne et colombienne, voilà
frappantes entre les dessins préliminaires tenants de la Réforme comme pour ceux visage, réalisés selon les tech- pourquoi elle jongle avec plusieurs
des œuvres sorties de l’atelier Cranach et de l’ancienne religion, à l’image de la niques traditionnelles avec deux fruits, langues. “Mon père parle 14 langues,
ceux des tableaux signés HK. plupart des peintres de l’époque. Et il doit l’urucum rouge orangé et le jenipapo et il en comprend encore plus. Ma mère
À partir de là, on a pu attribuer à Hans beaucoup plus à Cranach qu’on pourrait le d’un noir bleuté. “Elle appartient à la en parle 8, et elle en comprend aussi
Kemmer des œuvres qu’il n’avait pas croire à première vue. Y compris dans le communauté indienne tatuyo, au sein de quelques autres. Moi, je parle la langue
signées, dont certaines étaient considé- tableau du mariage de Johann Wigerinck l’État d’Amazonas”, dans le nord-ouest de mon père et de ma mère, ainsi que le
rées comme issues de l’atelier Cranach. et Agneta Kerckring. du Brésil, détaille Hypeness, un site portugais et l’espagnol. L’espagnol est
On a en outre conclu que Kemmer avait Il y a ce cheval dont ne sait pas très bien d’information  du groupe assez répandu dans la région.”
dû travailler à l’atelier de Lucas Cranach ce qu’il fabrique derrière l’arbre. Peut-être brésilien Webedia. Sur les Elle s’agace, mais sans perdre
entre 1515 et 1520. C’était un des élèves les vient-il de l’atelier de Cranach : le héros réseaux sociaux, elle s’est patience, des questions sur les
plus doués, le maître lui confiait des tra- grec Pâris est accompagné d’un cheval fait connaître sous le nom de réseaux qui insinuent qu’être
vaux difficiles et discutait peut-être avec quand il est sommé par Héra, Athéna et “Cunhaporanga”, qui signi- REVUE une influenceuse connectée
lui des détails avant fabrication en série. Aphrodite de décider qui est la plus belle fie “jolie femme du village” DE PRESSE (elle explique que sa commu-
d’entre elles [dans Le Jugement de Pâris, un en tupi, l’une des grandes nauté dispose de l’électricité
Artiste subtil. De fil en aiguille, on finit tableau de Cranach l’Ancien]. familles de langues natives du pays mais que l’accès à Internet se fait grâce
par avoir une idée plus précise de son par- La composition du tableau s’inspire de (à laquelle n’appartient pas la langue à une antenne et les données mobiles)
cours : Hans Kemmer est né à Lübeck, pro- celle du Sixième Commandement [“tu ne tatuyo). Elle compte 535 000 abonnés est incompatible avec la vie autoch-
bablement en 1495, peut-être un an plus commettras pas l’adultère”] sur le panneau sur Instagram, plus de 6,4 millions tone. “Mon portable, je l’ai acheté avec
tard. Après plusieurs années à Wittemberg, représentant les Dix Commandements peint sur TikTok, et leur nombre ne cesse mon argent. De l’argent gagné grâce à la
il revient à Lübeck vers 1520 et épouse la par Cranach [l’Ancien] en 1516. Là, il n’y d’augmenter. vente de mon artisanat. Les Indiens ont
veuve du peintre Hermann Wickhorst, avait pas de cheval derrière les amants adul- “Quelle que soit la platefor me, le droit d’acquérir de nouveaux savoirs
chez qui il a vraisemblablement appris tères mais le diable lui-même, un horrible Cunhaporanga a un seul et même objectif : par le biais des nouvelles technologies,
la peinture. Avec ce mariage, il reprend bonhomme cornu grimaçant stupidement. faire connaître au plus grand nombre la de s’adapter à la modernité et d’avoir la
l’atelier de Wickhorst, selon la coutume Le tableau de mariage ne va pas jusque-là. culture et les traditions de son peuple”, curiosité d’apprendre. Avoir des portables,
de l’époque. Il poursuit l’activité, et avec Après tout, il ne s’agit pas de mettre en écrit Hypeness. Sur un ton pédago- porter des vêtements, ce n’est pas renon-
succès. Quelques années plus tard seule- garde contre l’infidélité mais de célébrer gique, entrecoupant ici ou là son propos cer à nos coutumes et à notre culture.”
ment, Kemmer achète une maison dans la la fidélité conjugale. Kemmer recourt pour de quelques mèmes en vogue, la jeune —Courrier international
Königsstrasse, le meilleur emplacement du cela à des éléments établis. Pas question femme de 21 ans fait découvrir les pein-
centre-ville. Il est alors un peintre établi et de se hasarder pour un tableau qui serait tures faciales, la fabrication de bijoux, la
fait partie des citoyens en vue. Puis il tombe examiné par la haute société de Lübeck. cuisine ou encore le vocabulaire de son
dans l’oubli et devient un simple mono- On ne sait rien de plus sur le mariage de peuple. “Je suis allée au lycée, mais je n’ai
gramme que plus personne ne comprend. Johann et Agneta. Ce qu’on sait, c’est que pas encore commencé d’études supérieures,
Au musée St. Annen de Lübeck, on Johann Wigerinck est mort en janvier 1563, confie-t-elle à A Crítica, le grand quo-
assiste à une redécouverte. Vingt-deux et Hans Kemmer à l’automne 1561. D’après tidien de Manaus, dans l’État d’Ama-
des 29 tableaux attribués à Hans Kemmer les registres, le peintre a été inhumé dans zonas. En revanche, j’aide mes parents
sont réunis dans une exposition qui l’église Sainte-Catherine de Lübeck. Où aux champs, et je peux me dire aussi bien
SUR NOTRE SITE
présente son œuvre en relation avec exactement, nul ne le sait. Sa tombe n’a agricultrice qu’artisane. La communauté courrierinternational.com
l’atelier Cranach et les peintres Jacob toujours pas été retrouvée. tatuyo voit passer beaucoup de touristes,
van Utrecht et Hans von Köln, dont le —Thomas Ribi chaque famille fabrique et vend son propre LA PERSONNE À SUIVRE
style a influencé Kemmer. Publié le 27 octobre artisanat – quand on a besoin de quelque Chaque lundi matin, dans
La peinture de la Renaissance allemande chose, on n’a qu’à aller en ville pour se le le Réveil Courrier et sur notre site,
a-t-elle une nouvelle star ? Certes, Hans * L’exposition “Cranach, Kemmer, Lübeck. procurer avec l’argent ainsi gagné.” découvrez le portrait d’une
Des grands maîtres entre Renaissance
Kemmer est un artiste subtil, technique- et Réforme” est à voir au musée St. Annen Aînée de six enfants, Maíra Gomez influenceuse ou d’un influenceur
ment parfait, même s’il ne peut rivaliser de Lübeck jusqu’au 6 février 2022. raconte qu’elle est née dans la région dressé par la presse étrangère.
avec la finesse de Cranach, Albrecht Dürer Plus d’infos sur st-annen-museum.de. de São Gabriel da Cachoeira, qui se
58. 360o
histoire.
Entre la poire
et le fromage
VIIIe-XVe siècle – Europe
Longtemps considéré comme la “viande
des pauvres”, le fromage est devenu
au Moyen Âge un mets de choix pour les
plus riches. Avec la complicité de la poire.
↑ Miniature extraite —Oukraïnska Pravda Kiev
L
du traité de diététique
Tacuinum sanitatis. a cuisine médiévale des nobles ne se
Photo DeAgostini/ composait pas seulement de plats extra-
Getty Images vagants comme du paon, de la lamproie
ou du cygne servis avec des sauces à base de
leur propre sang. Les menus n’étaient en réa-
lité pas si différents des nôtres, mais le fro-
mage semble en avoir été absent. Considéré
au Moyen Âge comme un aliment rural, il a
dû parcourir un long chemin avant d’arriver
jusqu’à la table des nobles. Il avait acquis une
Courrier international — no 1620 du 18 au 24 novembre 2021
grande popularité durant la période de l’ex-
pansion de l’Empire romain, car il répondait
à tous les critères nécessaires pour le stoc-
kage des vivres des légionnaires. Il était facile
à transporter, et nourrissant. Et pouvait être
consommé rapidement.
Quand l’Empire romain d’Occident a disparu
[au ve siècle], ce sont en particulier les monas-
tères bénédictins qui se sont mis à produire du
fromage. Mais pour quelle raison ? Tout d’abord,
la Règle de saint Benoît, qui régissait tous les
aspects du fonctionnement de la société monas-
tique, insistait sur la nécessité du travail et de
l’autosuffisance des moines. La fabrication de
fromage était un des moyens d’appliquer cette
En conclusion d’un grand repas,
le fromage “fermait” l’estomac
après les plats et la poire aidait
à une élimination rapide.
règle. Ensuite, l’ascèse, qui devait être prati-
quée par les moines, prévoyait l’absence par-
tielle ou complète de viande pendant les repas.
Et, comme pour les paysans, le fromage a dû
remplacer la viande pour les moines.
Cette vision du fromage en tant que subs-
titut bon marché de la viande n’était évidem-
ment pas un argument à même de séduire les
classes supérieures. En revanche, des traités de
diététique ont pu avoir une influence – comme
le Regimen sanitatis (datant du xiie-xiiie siècle),
qui enseignait comment préserver et entretenir
sa santé à l’aide de six ingrédients “non naturels”
(res non naturales). Ou encore le Tacuinum sani-
tatis, qui assurait qu’il existait deux sortes prin-
cipales de fromage – le fromage jeune, caseus
recens, et le vieux, caseus vetus. La nature du
fromage jeune est décrite comme “humide et
chaude”, ce qui aiderait à produire du “bon sang”,
et serait donc utile pour la santé. Le vieux fro-
mage, selon les auteurs du Tacuinum, est d’une
autre nature : sec et modérément chaud. Il aurait
entre autres pour qualité d’“arrêter la dysenterie”,
mais serait dangereux car il favoriserait la for-
mation de calculs. D’après le Regimen sanitatis,
le fromage frais est nourrissant, gras et difficile
à digérer, mais avec du pain c’est la meilleure
nourriture qui soit pour une personne saine. Il
peut être “consommé avec […] du vin” sans danger.
“Pour connaître un bon fromage”, il faut suivre
les recommandations du Ménagier de Paris,
manuel rédigé par un bourgeois parisien de la fin
du xive siècle pour l’édification de son épouse. On
y apprend que le fromage doit être : “Non Argus,
nec Helena, nec Maria Magdalena, sed Lazarus, et
Martinus, respondens pontifici.” [“Point Argos,
ni Hélène, ni Marie-Madeleine, mais Lazare,
et Martin, avec la gravité d’un pontife.”] Si ce
conseil paraît incompréhensible, on peut se rap-
porter aux explications des spécialistes : le fro-
mage doit être dépourvu des “yeux” multiples
du géant Argos, autrement dit, ne pas avoir de
trous, ne doit pas être blanc “de visage” comme
Hélène, ni humide comme Marie-Madeleine,
qui a pleuré en se repentant, mais couvert de
croûte comme Lazare, dur comme Martin Gosia,
enseignant de Bologne du xiie siècle, réputé pour
sa sévérité et pesant comme un pape.
Quant à la place du fromage dans l’ordre
des mets, elle n’est pas évoquée explicitement
dans les livres culinaires. Toutefois, sa pré-
sence à la fin du repas semble ancienne. “Ne
dis pas au paysan combien le fromage est bon avec
les poires”, dit un vieux proverbe italien auquel
le chercheur et gastronome italien Massimo
Montanari a consacré tout un livre [Entre la
poire et le fromage, ou comment un proverbe peut
raconter l’histoire, éd. Agnès Viénot, 2009]. Il y
rappelle aussi un dicton français du xiiie siècle :
“Jamais Dieu n’a fait un mariage aussi réussi que
celui de la poire et du fromage”. L’alliance entre
le fromage, aliment paysan jusqu’au xve siècle,
et la poire, qui appartenait à la table de l’élite,
n’était pas évidente à première vue. Mais leur
association était considérée comme idéale pour
conclure un grand repas : le fromage “fermait”
l’estomac après les plats et la poire aidait à une
élimination rapide.
La Summa lacticiniorum (1459), premier
ouvrage à dresser la liste des diverses sortes
de fromages italiens et français, est due à la
plume de l’Italien Pantaleone da Confienza.
L’aspect le plus intéressant de ce traité est la
thèse qui veut qu’à chaque tempérament et
à chaque âge correspondent certains types
de fromages. Comme le souligne Montanari,
Pantaleone n’avait pas seulement pour but
de réhabiliter le fromage en tant que produit
de consommation de prestige, mais aussi de
promouvoir les fromages de la plaine du Pô
(Toscane, Piémont, Savoie), sa région.
Les produits populaires du Moyen Âge se
caractérisaient par leur absence d’unification et
de standardisation, et cela vaut particulièrement
pour le pain et le fromage. Certes, les fromages
frais se ressemblaient par leur goût doux et
lacté, et les fromages à moisissure par leur
saveur piquante et intense, mais il serait inu-
tile de vouloir chercher une quelconque unité.
Et l’amateur de fromages le sait bien, c’est cette
diversité médiévale que l’on retrouve encore
dans notre assiette de fromages contemporaine.
—Stefania Demtchouk*
Publié le 23 septembre
*Stefania Demtchouk, historienne, est l’autrice
de Du castor au faisan, la nourriture dans l’Occident
médiéval, éd. Yijak, 2021 (non traduit en français).
SOURCE
OUKRAÏNSKA PRAVDA
Kiev, Ukraine
pravda.com.ua
Le journal en ligne “Vérité
ukrainienne”, créé en 2000
par Guéorgui Gongadzé, tué
la même année alors qu’il
enquêtait sur la corruption
au sein du pouvoir, traite de
sujets exclusivment nationaux.
 NOTRE NOUVEAU HORS-SÉRIE
Ressources, technologies, alliances…
La rivalité entre les États-Unis et la Chine dessine un nouvel ordre mondial.
Les décryptages de la presse étrangère.

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redessine l’ordre mondial.

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