FRANCE — LA SEINE-SAINT-DENIS PARÉE POUR LES JEUX BIRMANIE — LES VOYANTS COMME

DERNIER ESPOIR IDÉES — ASTRA TAYLOR, DES INÉGALITÉS À L’INSÉCURITÉ FABRIQUÉE

Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,

Afrique CFA autres 3600 FCFA.

No 1718 du 5 au 11 octobre 2023

DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,

Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,

Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
Portugal cont. 5,50 €,
courrierinternational.com
France : 4,90 €

HAUT-KARABAKH
LA POUDRIÈRE
DU CAUCASE
3’:HIKNLI=XUY^UY:?l@h@l@i@a";
M 03183 - 1718 - F: 4,90 €

Au moins 100 000 Arméniens

ont fui l’enclave conquise
par l’Azerbaïdjan. Quel rôle
ont joué la Russie, la Turquie, l’Iran ?
Pourquoi ce silence de l’Europe ?
Décryptage en cartes et
avec la presse étrangère.
«
6. Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023

LES CHOIX
DE “COURRIER” l’effondrement de la république
d’Artsakh (le nom arménien
CLAIRE CARRARD de la république du Haut-
Karabakh). La fin d’un rêve,
La poudrière et le début d’un exode
sans retour qui a ravivé
du Caucase des souvenirs douloureux
en Arménie et au sein
en confrontant les presses des
pays concernés directement ou
indirectement par ce conflit (et
ils sont nombreux). Des articles
accompagnés de nombreuses
cartes, indispensables à la
compréhension des enjeux
historiques et géopolitiques
russes sont restées passives,
dénonce-t-il. L’Union
européenne a alimenté les velléités
de l’Azerbaïdjan en lui achetant
de plus en plus de pétrole
et de gaz.” Joe Biden ? Il aurait
dû sanctionner le régime
d’Ilham Aliev tant qu’il était
grand rival d’Ankara, car il
compromettrait notamment
son accès aux routes
commerciales vers l’Europe.
Après sa victoire, l’Azerbaïdjan
sera-t-il tenté de revendiquer
d’autres territoires ?
D’autres pays vont-ils “défier”

C
’était un “conflit gelé”
(conflit régional
non réglé) hérité
de l’éclatement de l’URSS.
Après un peu plus de trente ans
d’un statu quo précaire,
“l’histoire de la république du
Haut-Karabakh s’est terminée en
vingt-quatre heures”, constate
le site économique russe RBK.
Un choc que personne n’avait
vu venir et qui pourrait avoir
des conséquences majeures
dans l’espace postsoviétique.
Le 19 septembre, après
des mois d’un blocus qui a
provoqué des pénuries de
nourriture et de médicaments
dans cette enclave séparatiste
située en Azerbaïdjan et
peuplée très majoritairement
d’Arméniens, l’armée azérie a
lancé une opération militaire
éclair qui a provoqué
de la diaspora. Redoutant
un nettoyage ethnique, ils sont
déjà plus de 100 000 (sur une
population initiale estimée
à 120 000 habitants) à avoir fui
le territoire, abandonnant leur
maison, “souvent en quelques
minutes”, d’après le récit des
reporters du New York Times
à lire sur notre site. “En
un battement de cils, la question
du Haut-Karabakh vient d’être
‘réglée’ par la force, laissant
les Arméniens de la région,
terrifiés, à la merci du président
azerbaïdjanais, Ilham Aliev, qui,
depuis des années, attise la haine
contre les Arméniens.”
Comment en est-on arrivé là, et
jusqu’où cela peut-il aller ?
Pourquoi cette crise nous
concerne-t-elle autant, par-delà
le drame humanitaire évident ?
C’est ce que nous tentons
de décrypter cette semaine
des tensions dans le Caucase.
Pour Dan Sabbagh, l’expert
en défense du Guardian,
“la victoire militaire remportée
par l’Azerbaïdjan constitue une
défaite géopolitique incontestable
pour la Russie, partenaire
et allié traditionnel de l’Arménie”.
Enlisé en Ukraine, Moscou
a été contraint de lâcher
son allié. Un abandon qui passe
mal du côté arménien.
Au même titre que l’impéritie
du Premier ministre Nikol
Pachinian ou le silence de
la communauté internationale.
Dans une tribune publiée
par le site libanais Daraj,
le journaliste Vicken Cheterian
dénonce ainsi une “agression
préparée de longue date”
et renvoie dos à dos les Russes,
les Européens, les Américains
et les autorités d’Erevan.
“Les forces de maintien de la paix
encore temps. Quant aux
dirigeants arméniens, “ils n’ont
pas compris les évolutions
de la scène internationale”.
Le constat peut paraître sévère.
Il est assez largement partagé
par plusieurs analystes cités
dans ce dossier. On assiste
à une recomposition des blocs,
explique ainsi un expert russe
au site Rossia v Globalnoï
Politiké, dans laquelle
la Turquie et l’Azerbaïdjan,
soutenu par Israël, occupent
une place centrale. La voie vers
le “monde turc” est ouverte,
se réjouissait l’éditorialiste du
quotidien progouvernemental
Sabah à l’évocation de
l’ouverture possible du corridor
terrestre de Zanguezour,
reliant les deux pays.
Un corridor au cœur de toutes
les tensions régionales,
et auquel s’oppose Téhéran,
une Russie affaiblie et occupée
à faire la guerre en Ukraine ?
Qui pour supporter la crise
humanitaire qui s’annonce ?
C’est à toutes ces questions que
nous tentons de répondre dans
ce dossier et sur notre site,
où je vous invite à lire cet autre
témoignage, d’une journaliste
d’origine arménienne : “Lettre
d’Arménie, à qui le monde a
tourné le dos encore une fois”.
“Pour l’heure, comme tout
au long de son histoire tragique,
la géopolitique n’est pas du côté
de l’Arménie”, déplore Anoosh
Chakelian dans The New
Statesman. Il est à craindre
qu’elle ait raison.
En couverture : dessin de
Petar Pismestrovic, Autriche,
pour Courrier international.

Sommaire
360° p.44 7 JOURS DANS LE MONDE p.10
LES SOURCES
Chaque semaine, les journalistes
Slovaquie. Cap à l’Est toute ? de Courrier international sélectionnent
et traduisent des articles tirés de plus
La victoire aux élections anticipées du 30 septembre du parti de 1 500 médias du monde entier.
populiste de l’ancien Premier ministre Robert Fico va peser sur Voici la liste exhaustive des journaux,
sites et blogs utilisés dans ce numéro :
la politique étrangère slovaque, avertit le site libéral Aktuality.
ABC Madrid, quotidien. Aktuality.sk
(aktuality.sk) Bratislava, en ligne.
Connectas (connectas.org) Amérique
BIRMANIE p.28 IDÉES p.52 latine, en ligne. The Daily Telegraph

Les voyants Comment les Londres, quotidien. Daraj (daraj.com)

Beyrouth, en ligne. Frankfurter

comme inégalités fabriquent

Allgemeine Zeitung Francfort, quotidien.
Frontier Myanmar Rangoon,

dernier espoir
hebdomadaire. The Guardian Londres,

Au Tibet, des fils l’insécurité quotidien. Hakai Magazine

et des attaches
Le photographe d’origine chinoise
Kin Coedel se rend régulièrement
au Tibet. Il y explore les liens qui
se tissent autour de la production
de vêtements en laine de yak.
Face à une justice verrouillée
par la junte militaire,
les familles des prisonniers
politiques se tournent vers
des astrologues dans l’espoir
d’obtenir leur libération,
raconte Frontier Myanmar.
Pour Astra Taylor, il est temps
de revoir notre façon de penser les
inégalités. L’essayiste prône dans
The New York Times une approche
plus sensible et émotionnelle
de la précarité, condition à
l’émergence d’une vraie solidarité.
(hakaimagazine.com) Victoria (Canada),
en ligne. Koran Tempo Jakarta,
quotidien. The New York Times
New York, quotidien. NRC Amsterdam,
quotidien. El País Madrid, quotidien.
Rossia v Globalnoï Politiké Moscou,
bimestriel. Scroll.in (scroll.in) New Delhi,
en ligne. Süddeutsche Zeitung Munich,
quotidien. Vysokyï Zamok Lviv,
quotidien. Die Zeit Hambourg,
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8. Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

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Actionnaire : La Société éditrice du Monde
7 jours dans le monde Reportage. “Nous ne reviendrons pas” : Président du directoire, directeur de la publication :
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10. Slovaquie. Avec Fico, cap à
le désespoir des réfugiés du Haut-Karabakh
Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
l’Est toute ? Dépôt légal Octobre 2023. Commission paritaire no 0727 c 82101.
14. Controverse. Un Parlement Les Arméniens du Haut-Karabakh sont partis, mais quel sera désormais ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
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plurilingue, est-ce pertinent ? leur destin? El País est allé à la rencontre des dizaines de milliers de réfugiés 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site web
qui ont passé la frontière. Un exil sans retour. www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com
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la colère contre la France États-Unis. Le ras-le-bol des ouvriers édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde
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16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique), Sasha
font la fortune d’un village Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène Bienvenu
(Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros
de la jungle Alors que la grève historique chez les trois grands constructeurs automobiles (Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie),
22. Ukraine. Le spectacle américains se poursuit et s’étend, notamment chez Ford et General Motors, le Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Guillaume Narguet
(République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
est terminé, M. Zelensky ! Naperville Sun, journal local de la région de Chicago, est allé à la rencontre Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie
centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
23. Bulgarie. Sofia ne veut plus des grévistes, déterminés à ne rien lâcher. 16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),
Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57), Morgann
des “espions en soutane” russes Jezequel (Brésil), Martin Gauthier (Canada), Mathilde Guillaume (Argentine)
24. Luxembourg. Le grand-
Rugby. Cette Coupe du monde est géniale…
Asie Daniel Bastard (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine
Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang Zhulin (Chine), Carole Dieterich (Asie du Sud),
duché mise sur une mobilité Élisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Yuta Yagishita (Japon).

sauf dans les stades

Moyen-Orient Bachir El-Khoury (chef de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie,
verte et gratuite Palestine, Irak), Pascal Fenaux (Israël), Ahmad Parhizi (Iran), Raphaël Boukandoura
(Turquie), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef
26. France. JO : la Seine-Saint-
Depuis Londres, The Daily Telegraph relaie les protestations nombreuses des de rubrique), Vincent Barros (Afrique lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb),
Denis fait peau neuve Mathilde Boussion (Afrique australe et Afrique de l’Est), Agnès Faivre (Afrique
supporteurs sur l’organisation de la Coupe du monde de rugby, du manque de de l’Ouest) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Économie,
28. Birmanie. Les voyants bière aux trajets compliqués pour rallier les centres-villes après les matchs.
16 47), Carole Lembezat (chef de rubrique, Sciences et Signaux, 16 15), Annick
Rivoire (Économie) Magazine 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32),
comme dernier espoir Hugo Florent, Oumeïma Nechi Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
30. Jordanie. Nettoyer les récifs Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Adrien Oster (chef d’édition),
éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet, Gabriel Hassan, Carole Lyon,
et s’affranchir des clichés L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions Hoda Saliby, Mélanie Chenouard (vidéo, podcasts), Emmanuelle Bour (SME)
Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
À la une poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz (chef de
service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais,
32. La poudrière du Caucase Retrouvez-nous aussi sur Facebook, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon

Transversales Twitter, Instagram et Pinterest. (anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan, russe), Leslie Talaga (anglais,
40. Économie. Telefónica espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle
ou les failles du marché unique
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Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort
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41. Sciences. La science
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citoyenne recense les papillons
Hors-série Octobre-novembre 2023
et animation Alexandre Errichiello (chef de service), Benjamin Fernandez,
Jonnathan Renaud-Badet Iconographie Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de
d’Indonésie service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline Merrien (colorisation), Astrid Mouget
Pourquoi est-il si important de parler ukrainien Agence courrier Patricia Fernández Pérez (directrice du développement et de la
42. Environnement. Dès que en Ukraine, cantonais à Hong Kong ou swahili communication, 1737), Diane Perpère (1608), Alizée Marchal (1738), Florent Normand
le vent soufflera en Afrique de l’Est? La presse étrangère décrit Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
fabrication, 4535) Impression, brochage, routage:Maury, 45330 Malesherbes
43. Signaux. Ça fait suer ! des langues en perpétuel mouvement,
Pourquoi est-il si important
de parler ukrainien en Ukraine,
cantonais à Hong Kong
ou swahili en Afrique de l’Est ? Ont participé à ce numéro Solal Abélès, Lionel Blot, Jean-Baptiste Bor, Anne-
qui s’affrontent, s’effacent, ou se réinventent
La presse étrangère décrit
Dominique Boulle, Chloé Boyer, Solène Cahon, Sébastien Cano, Cécile Chemel,
360°
des langues en perpétuel
mouvement, qui s’affrontent,

Anne-Françoise Cochet, Geneviève Deschamps, Eva Douley, Dorian Gallais, Philippe

en se mélangeant.
s’effacent, ou se réinventent
en se mélangeant.

44. Portfolio. Au Tibet, La bataille Godefroy, Louise Henry, Pierre Kadlub, Hong-Kyung Kang, Valentine Morizot,
Vladimir Pol, Colin Porcile, Derwell Queffelec, Isabelle Taudière, Maddalena de Vio
des fils et des attaches des langues Publicité MPublicité, 67-69, avenue Pierre-Mendès-France CS 11469, 75707
Paris Cedex 13, tél. : 0157282000 Directrice générale Élisabeth Cialdella (elisa-
48. Culture. Dans les ressorts EN PARTENARIAT AVEC beth.cialdella@mpublicite.fr, 39 68), Directeur délégué, directeur de Marque
de la puissance moghole Courrier international Steeve Dablin (0157283884) Directeur délégué Activités
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52. Idées. Comment les EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX mpublicite.fr, 37 00) Directeur délégué, pôle Agences François de Ren (francois.
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10. Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
a ns
7 jours odnde
↓ Poutine : “Fico, vieux briscard !
Bienvenue au club !” Orban : “Santé !”
le m Dessin d’Oliver paru dans
Der Standard, Vienne.
Slovaquie. Avec Fico,
lui, “a fait en Hongrie ce que [lui] aurait fait
en Slovaquie” s’il avait été au gouverne-
ment. Par le passé, Fico s’est également
cap à l’Est toute ?
posé en leader fort dont l’ambition est de
concentrer tous les pouvoirs autour de sa
personne. Une fois à la tête du gouverne-
ment, il disposera de la latitude néces-
La victoire aux élections anticipées du 30 septembre du parti saire pour transformer ses rêves en réalité.
populiste de l’ancien Premier ministre Robert Fico va peser Si le parti Droit et Justice de Jaroslaw
Kaczynski remporte les prochaines élec-
sur la politique étrangère slovaque, avertit ce média libéral. tions en Pologne, trois des quatre pays
du groupe de Visegrad [à l’exception de
la Tchéquie] formeront un bloc toxique
résolument hostile à Bruxelles. Cette
hydre à trois têtes pourrait même mena-
cer de quitter l’UE lorsque la Slovaquie, la
Hongrie et la Pologne passeront du statut
de bénéficiaires à celui de contributeurs
nets au budget européen. Et cette pers-
pective n’est plus très éloignée.
Retrait de l’Otan. Concernant l’Otan,
la question reste de savoir si Smer reven-
diquera le poste de ministre des Affaires
étrangères dans la prochaine coalition
gouvernementale. En attendant, ce que
l’on sait déjà, c’est que son expert le plus
en vue en la matière est Lubos Blaha.
Celui-là même qui, lors des meetings qui
ont précédé les élections, a scandé avec la
foule que [la présidente de la République
Zuzana] Caputova était une “p… améri-
caine” ou repris des chants tels que Jamais
—Aktuality.sk (Bratislava) est conditionné à la renonciation de Kiev contre la Russie. Sa nomination pourrait
L
non seulement à la Crimée annexée, mais préfigurer un tournant dans la position de
a victoire de Smer (le parti national- aussi aux territoires occupés par la Russie. la Slovaquie vis-à-vis de l’Organisation du
populiste) et son probable gouver- En défendant cette position, la Slovaquie traité de l’Atlantique Nord. Si Blaha devenait
nement auront un effet s’exclura d’elle-même de la coa- le chef de la diplomatie, il n’est pas impos-
négatif significatif sur la politique lition formée par les États-Unis sible que Smer appelle à un référendum
étrangère de la Slovaquie. Celle-ci et la majorité des États membres sur le retrait de notre pays de l’Alliance.
s’apprête à mettre le cap vers l’Est de l’UE. Si, jusqu’à présent, nous Que Dieu nous en préserve, mais si
sur de nombreuses questions. avons été un partenaire fiable sa démarche devait aboutir, cela revien-
L’aba ndon du soutien à OPINION sur ce point, la victoire de Fico drait à faire entrer la Slovaquie dans la
l’Ukraine sera la manifestation marque la fin de ce statu quo. zone d’influence de la Russie. Ce désastre
la plus visible de cette nouvelle orien- Pour la Slovaquie, la victoire de Fico en matière de politique étrangère ne
tation. Smer ne considère pas l’Ukraine clôt aussi la période de démocratie libé- signifierait rien d’autre que la fin de la
comme le pays attaqué par l’agresseur rale. À plusieurs reprises, le dirigeant de démocratie en Slovaquie.
russe, mais comme le responsable du Smer a exprimé son admiration pour le —Zolo Mikes,
conflit. L’appel de Fico à la fin de la guerre Premier ministre Viktor Orban, qui, selon publié le 1er octobre
Un pays en crise permanente
SOURCE
“Quatorze ans à la tête de l’État ?” se demande le quotidien
slovaque Hospodarske Noviny à la une de son édition AKTUALITY.SK
du 2 octobre après la victoire de Robert Fico aux législatives Bratislava, Slovaquie
anticipées (23 % des suffrages). Premier ministre aktuality.sk
durant dix années déjà par le passé – jusqu’à l’assassinat Ce site d’informations générales
du journaliste d’investigation Jan Kuciak, en 2018, qui l’avait de référence a fait du
contraint à démissionner –, Fico pourrait s’appuyer sur traitement des grands thèmes
HLAS-SD, un parti attrape-tout né de la scission de Smer nationaux ainsi que du travail
il y a trois ans, et le Parti national slovaque, nationaliste, pour mettre sur pied d’investigation dans les milieux
une coalition majoritaire. Dans un pays rongé par les affaires politiques des affaires et de la politique
et judiciaires, la corruption, les inégalités sociales, le chômage, l’inflation en Slovaquie deux de ses
ou encore l’exode des jeunes, Robert Fico a profité du chaos politique pour priorités. C’est sur Aktuality.sk
revenir sur le devant de la scène au terme d’une campagne extrêmement que le journaliste Jan Kuciak
négative et fortement influencée par la désinformation en ligne. publiait ses enquêtes, avant
d’être assassiné en février 2018.
POLOGNE
Le “réveil
du géant”
À quinze jours des législatives,
l’opposant Donald Tusk a
organisé une grande marche
le 1er octobre à Varsovie.
I
y avait de la joie
dans les rues de
Varsovie. Une fois
de plus, comme il y a plu-
sieurs décennies, nous
avons ressenti ce que
signifie le mot ‘solida-
rité’”, s’enthousiasme
l’ancien militant pour
la démocratie des années 1980 Jaroslaw
Kurski dans un éditorial publié par Gazeta
Wyborcza. Le 2 octobre, le quotidien de
tendance libérale a décidé de consacrer
l’intégralité de sa une à la “marche du
million de cœurs” organisée la veille à
Varsovie. Une mobilisation monstre qu’il
compare, en titre, au “réveil du géant”.
“Environ 1 million de personnes se sont
rassemblées dimanche”, précise Gazeta
Wyborcza. La foule avait répondu à l’ap-
pel lancé par l’ancien Premier ministre
Donald Tusk, chef de file de l’opposition,
bien décidé à remporter les législatives
du 15 octobre, qui s’annoncent serrées.
La Coalition civique (KO) qu’il mène est
créditée de 28 % des intentions de vote,
alors que le parti Droit et Justice (PiS)
au pouvoir caracole en tête avec 36 %.
Le même jour, le PiS tenait un congrès
dans le sud du pays. Pour Jaroslaw Kurski,
“ils ont tenté de dissimuler leur peur par des
tirades haineuses, des attaques contre l’Union
européenne, contre leurs voisins, contre les
réfugiés, contre leurs opposants politiques
et contre une grande partie de la société”.
À Varsovie, Monika Beuth, porte-parole
de la mairie, évoque quant à elle “la plus
grande manifestation de l’histoire de la ville”.
“Dans le centre de Varsovie ont convergé
des foules de toute la Pologne”, renchérit
Gazeta Wyborcza.
Et Jaroslaw Kurski de s’enthousiasmer :
“Des gens croyants ou non, jeunes et plus âgés,
des habitants des métropoles et des petites
villes. Une telle manifestation n’a jamais eu
lieu auparavant – pas seulement en Pologne,
mais aussi dans cette partie de l’Europe. Je
pense qu’il s’agit d’un moment décisif dans
l’histoire de notre pays.” Pour l’éditorialiste,
la marche “a clairement montré que les per-
sonnes qui se nourrissent de haine sont mino-
ritaires en Pologne”. Et d’espérer : “Cette
période sombre va bientôt prendre fin.”—
12. 7 JOURS Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023

LE DESSIN L’ARN messager emballée pour l’idée. L’actrice de

la série Big Little Lies contribue
DE LA SEMAINE récompensé désormais à promouvoir une
MÉDECINE version planétaire du concours

Clash chez les républicains — “Un prix

Nobel pour
Katalin
(#WorldsUgliestLawn), dont le
lauréat sera annoncé en décembre.

Kariko”, titre
le quotidien
hongrois
Nepszava
le 3 octobre.
La veille, le prix Nobel de méde-
cine a été décerné à la biochi-
miste américano-hongroise et
à son collègue américain Drew
Weissman, de l’université de
← Dessin de Pennsylvanie, pour leurs travaux
Jeff Koterba, de développement des vaccins à
États-Unis. ARN messager. Après plusieurs
décennies de recherches, les
technologies mises au point
ont été décisives dans la lutte
contre le Covid-19. “Les lauréats
ont contribué au développement,
à un rythme sans précédent, de
CAGLE CARTOONS
Mission
multinationale
HAÏTI — “Une mission multinatio-
nale de soutien à la sécurité va être
déployée en Haïti”, titre sobrement
Le Nouvelliste le 2 octobre, peu
après le vote d’une résolution en
ce sens au Conseil de sécurité de
l’ONU. Les États-Unis ont promis
une aide de 200 millions de dol-
lars. Le Kenya, qui dirigera cette
mission, enverra un millier de
policiers pour aider leurs homo-
logues, dépassés par la terreur
que font régner les gangs. Mais,
prévient déjà le journal, “il n’y
aura pas de miracle, encore moins

vaccins à l’occasion d’une des plus de miracle sans les Haïtiens”.

grandes menaces pour la santé
humaine des temps modernes”, a
justifié le jury du comité Nobel. Virage chinois
ÉTATS-UNIS — Le shutdown n’a finalement pas eu lieu. Le président de la MALDIVES — Mohamed Muizzu,
Chambre des représentants, Kevin McCarthy, a évité in extremis la fermeture Votez pour mon le maire de la capitale, Malé, est
partielle de l’administration fédérale en faisant voter, le 30 septembre, une loi
qui finance l’État fédéral pour quarante-cinq jours, sans aide à l’Ukraine. Face à
gazon tout moche ! arrivé en tête au second tour de
la présidentielle, le 30 septembre,
une frange de républicains rejetant tout compromis, McCarthy a dû compter sur SUÈDE — Puisque les pluies se devançant le chef de l’État sor-
le soutien des démocrates, ce qui “pourrait lui causer des ennuis”, commente font plus rares jusque sur l’île tant, Mohamed Solih, rapporte
The Hill. Le député de la droite radicale Matt Gaetz a déposé, le 2 octobre, une de Gotland, en mer Baltique, et The Edition. L’élection avait de
motion visant à le destituer. Comme le montre le dessinateur Jeff Koterba, dans puisque l’eau y est désormais faux airs de référendum sur les
un parti qui vole en éclats, le speaker est sur la sellette. rationnée plusieurs mois durant, influences rivales de l’Inde et de la
autant affronter le problème de Chine sur l’archipel. En élisant le
manière utile et ludique. Ainsi est candidat soutenu par le Parti pro-
Chine. La fourchette raisonnable, soit un taux de
vacance compris entre 5 % et 10 %. Les
né, en juillet 2022, le concours
du “gazon le plus moche”, raconte
gressiste des Maldives (PPM), qui
“a mené une campagne stridente sur
croissance plombée autres ont dépassé le seuil de 10 %. Si cette
enquête date d’août 2022, la situation semble
la télévision publique SVT.
L’initiative gotlandaise a depuis
le thème ‘L’Inde dehors’”, expliquait
le magazine indien Frontline à la
avoir empiré depuis lors. essaimé dans de nombreuses veille du second tour, les électeurs
Les prévisions ont été revues Conséquence : de nombreux promoteurs villes suédoises, ainsi qu’au ont donc clairement dit oui à un
à la baisse en raison, entre sont dans la tourmente. À commencer par Canada. Shailene Woodley s’est rapprochement avec la Chine.
autres, du surendettement le mastodonte Evergrande. “Le promoteur
immobilier surendetté et deux de ses filiales
de promoteurs immobiliers.

6,5 %
cotées ont annoncé jeudi [28 septembre] l’ar-
rêt des transactions” en Bourse, rapportait
Nikkei Asia. Le même jour, Bloomberg
annonçait que le fondateur et président

L
a Banque mondiale a rendu
publiques, le 2 octobre, ses nou-
velles prévisions de croissance
pour la Chine en 2024 : 4,4 % au lieu
de 4,8 %. Un ajustement à la baisse lié,
selon Nikkei Asia, à la crise immobilière
qui fragilise la plus grande économie d’Asie.
Fin septembre, le quotidien financier et
économique chinois Meiri Jingji Xinwen
revenait sur le taux d’occupation des loge-
ments de 28 villes moyennes et grandes.
Seules 9 d’entre elles se trouvent dans la
du groupe, Xu Jiayin, avait “été placé sous
contrôle policier”. The Wall Street Journal
a ensuite précisé que les autorités soup-
çonnent le milliardaire de 64 ans d’avoir
commis des crimes.
Xu Jiayin, qui a fondé Evergrande en 1996,
a construit “le groupe immobilier le plus impor-
tant… et le plus endetté de Chine”, avant que
celui-ci ne fasse défaut à la fin de 2021, pré-
cipitant le pays dans une crise immobilière,
rappelle le Wall Street Journal. “Evergrande
avait l’équivalent de plus de 327 milliards
de dollars de dettes à la fin de juin.”
DE LA PRODUCTION MONDIALE DE CÉRÉALES,
ET 2,3 % DE CELLE DES LÉGUMINEUSES.
C’est la contribution des vers de terre à l’agriculture, selon
une étude publiée le 26 septembre dans Nature Communications.
Cette quantification, qui équivaut à 140 millions de tonnes
annuelles, est la première du genre. “En creusant
et en se nourrissant sous terre, les vers décomposent
la matière organique et aèrent les sols, augmentant ainsi
leur fertilité”, explique The Guardian, qui a procédé
lui aussi à des calculs : s’ils étaient un pays, les lombrics
seraient le quatrième producteur mondial de céréales.

7 jours a nce
en fr
Corse.
Un tabou
enfin brisé
Emmanuel Macron n’a pas
la majorité nécessaire pour
tenir la promesse d’autonomie
faite à l’île de Beauté, note
ce journal libéral allemand.
—Frankfurter Allgemeine
Zeitung (Francfort)
D
u point de vue de l’État fédéral alle-
mand, la promesse d’autonomie for-
mulée par le président Emmanuel
Macron le 28 septembre à l’occasion d’une
visite en Corse représente une modeste
avancée. Mais pour la France, cela revient
à briser un tabou. La République “une et
indivisible” s’est refusée depuis des années
à accorder à l’île méditerranéenne une
position à part qui serait ancrée dans la
Constitution. Au lieu de cela, les natio-
nalistes corses étaient traités comme des
adolescents turbulents que leur mère la
France devait réprimander.
Aujourd’hui, Emmanuel Macron ose
enfin s’aventurer sur ce chemin, entraî-
nant de ce fait son pays vers une norma-
lisation européenne plus qu’attendue. Si
la langue corse obtient effectivement un
statut constitutionnel, cela ouvrira égale-
ment la voie à une ratification de la Charte
européenne des langues régionales ou
minoritaires.
L’île de Beauté pourrait devenir un
exemple pour d’autres entités territo-
riales en France, comme l’Alsace. Pourtant,
la lutte pour l’autonomie de la Corse est
loin d’être gagnée. Une modification de la
Constitution doit être approuvée par une
majorité des trois cinquièmes de tous les
députés et sénateurs. Les projets consti-
tutionnels du président risquent donc
d’échouer parce qu’il ne parviendra à la
majorité dans aucune des deux chambres.
—Michaela Wiegel,
publié le 28 septembre
Le fléau des
punaises de lit
devient politique
PUNAISES — “Elle est partout.
La punaise de lit est devenue le
sujet du moment en France”,
écrit depuis Bruxelles Le Soir,
le 29 septembre, dans un
article intitulé : “En France, la
punaise de lit ronge les sangs et
échauffe les cerveaux”. Et, de
7 JOURS. 13
fait, elle est au cœur de toutes
les conversations. Et de toutes
les inquiétudes, au point, selon
The Guardian, d’avoir “déclenché
une crise politique” dans l’Hexa-
gone. À l’approche des Jeux
olympiques de 2024, la mairie
de Paris a appelé le gouverne-
ment à organiser des “assises de
la lutte contre les nuisibles”, tandis
que le ministre des Transports,
Clément Beaune, a annoncé
qu’il réunirait les opérateurs de
transport “pour coordonner une
contre-offensive”. Selon l’Agence
nationale de sécurité sanitaire
de l’alimentation, de l’environ-
nement et du travail (Anses),
11 % des ménages français ont
été touchés par une invasion de
punaises de lit entre 2017 et 2022.
Il y a trois ans, rappelle CNN, “le
gouvernement français avait déjà
lancé une campagne contre les
punaises de lit”. Mais cela n’a pas
suffi à contenir la propagation du
parasite, qui avait pourtant quasi
disparu dans les années 1950.
14. 7 JOURS
CONTROVERSE
Un Parlement plurilingue, est-ce pertinent ?
En Espagne, depuis le 19 septembre, les députés peuvent s’adresser à l’hémicycle en catalan, en basque et en galicien, en plus
de la langue véhiculaire, le castillan. Cette mesure, concédée aux régionalistes par les gauches, excède à droite.
OUI
L’Espagne est
un État pluriel
L
’Espagne est un État pluriel, où coha-
bitent différentes identités, et les lan-
gues en sont une partie essentielle”,
estime La Vanguardia. Par conséquent,
l’utilisation d’une langue dite “coofficielle”
comme le catalan, le basque ou le galicien
lors des débats au Congrès des députés “ne
devrait paraître excentrique à personne”,
considère le journal catalan au régiona-
lisme modéré dans son “éloge de l’oreillette”,
que les parlementaires doivent désormais
utiliser pour se comprendre entre eux.
Porté par les socialistes, le plurilinguisme
a été adopté le 21 septembre à la majorité
absolue de la chambre basse. La mesure
est vue comme un clin d’œil adressé par
Pedro Sánchez aux indépendantistes cata-
lans, dont il a besoin pour conserver son
poste de Premier ministre. Au contraire, le
Parti populaire (PP, droite), Vox (extrême
droite) et le petit parti navarrais de droite
UPN s’y sont opposés en votant contre.
Le PP a estimé que le plurilinguisme
revenait à “faire l’imbécile” au Parlement.
De leur côté, les 33 députés de Vox ont
quitté l’hémicycle, le 19 septembre, au
moment où un député s’est exprimé en
galicien. Les membres de la formation
de Santiago Abascal ont même jeté leurs
oreillettes sur le siège vide de Sánchez, qui
était à New York pour l’Assemblée géné-
rale des Nations unies.
“Ce sont des réactions disproportionnées”,
peste InfoLibre, qui soupçonne la droite
espagnole d’avoir un “problème historique”
dans sa “relation avec son propre pays et son
incapacité à exercer un patriotisme sain. […]
Comme si la défense de l’Espagne impliquait
de piétiner tout ce qui semble étranger”.
Pour le média de gauche, “une fois de plus,
[les droites] établissent un barème d’acceptabi-
lité patriotique qui exclut toute personne qui ne
parle pas castillan, est de gauche, a une iden-
tité sexuelle différente ou qui n’est pas catho-
lique ou n’aime pas les spectacles taurins”, ce
qui, “en fin de compte, laisse davantage de per-
sonne hors d’Espagne qu’à l’intérieur”. C’est
à se demander s’“ils aiment vraiment l’Es-
pagne”, ironise l’éditorialiste Alán Barroso.
De Barcelone, El Periódico de Catalunya
abonde : “Ce ne sont pas des conservateurs,
ce sont des réactionnaires. Ils ne sont pas
patriotes, ils sont nationalistes. Leur amour
pour une Espagne qui n’existe pas et n’a jamais
existé exclut des millions d’Espagnols.”
À la fin d’août, s’appuyant sur les don-
nées de l’Institut national de la statis-
tique espagnol (INE) pour l’année 2021,
le quotidien basque El Correo estimait
que plus de 7 millions de personnes par-
laient le catalan, 2,7 millions le galicien
et 1,8 million le basque en Espagne, pays
d’environ 47 millions d’habitants.
“La droite espagnole devrait répondre à
cette question : si on ne peut être espagnol
en parlant catalan, basque ou galicien, qui
sont les personnes qui parlent ces langues ?
De mauvais Espagnols ?”, s’interroge El
Periódico. “On parle beaucoup, à juste titre,
de la supériorité morale d’une certaine gauche,
mais pas tellement de la supériorité morale
d’une certaine droite, qui croit avoir la science
infuse en ce qui concerne la rationalité éco-
nomique, la définition de l’espagnolité, la
langue qu’il faut parler pour ne pas passer
pour un imbécile”, critique le quotidien de
centre gauche.
Comme le précise InfoLibre, “dans les cou-
loirs, les bureaux, les commissions ou tout autre
lieu de négociation, le castillan continuera
d’être la langue véhiculaire afin que les dépu-
tés puissent discuter entre eux du processus
législatif sans problème”. L’introduction du
plurilinguisme n’est qu’une façon d’“amener
à l’intérieur de la chambre basse la pluralité
qui existe déjà à l’extérieur afin de repré-
senter avec exactitude la société espagnole”,
conclut le site d’information.
—Courrier international
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
NON
La langue
commune
est sacrifiée
—ABC, extraits (Madrid)
A
u Congrès des députés espagnol,
le 19 septembre, et pour la pre-
mière fois de son histoire, les élus
ont dû mettre des oreillettes et recourir
à la traduction simultanée pour pouvoir
se comprendre les uns les autres. Cette
séance plénière inaugurait la réforme du
règlement, adoptée en une seule lecture et
selon une procédure d’urgence, autorisant
l’utilisation de langues qui ne sont cooffi-
cielles que dans certaines régions auto-
nomes d’Espagne.
C’est le sacrifice de plusieurs siècles de
parlementarisme qui avaient fait du castillan
la langue véhiculaire de tous les Espagnols.
Cette séance n’a pas porté exclusivement
sur la richesse linguistique de l’Espagne, ni
même seulement eu pour objet ce plura-
lisme qui enrichit notre nation. Ses débats
se sont faits uniquement dans les termes
d’une négociation imposée par le nationa-
lisme séparatiste, termes que, malheureu-
sement pour l’ensemble des Espagnols, le
Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE)
est disposé à accepter. Nous parlons bien
↙ Dessin de Cost paru dans
Le Soir, Bruxelles.
de ce parti qui, il y a à peine plus d’un an,
le 21 juin 2022, a voté contre l’utilisation
des langues coofficielles. De cette formation
d’Alfonso Rodríguez Gómez de Celis, alors
premier vice-président de la Chambre, qui
avait dû rappeler à l’ordre plusieurs dépu-
tés qui s’étaient exprimés ce jour-là dans
une langue autre que le castillan. Du parti,
toujours le même, de Meritxell Batet [ex-
présidente de la Chambre], qui en mai 2022
avait retiré la parole au député catalan
Albert Botran parce qu’il parlait en catalan.
L’espagnol est et restera la langue com-
mune de la chambre basse, et un fait vient
le prouver : les oreillettes qui vont désor-
mais mettre en scène une prétendue dif-
férence entre les Espagnols auront pour
langue commune le castillan. Cette grande
Babel de fiction renverra ainsi tous les
députés à ce lieu commun qu’est la langue
espagnole. Rappelons au passage que les
députés sont les représentants, non de leur
territoire, mais de l’ensemble de la nation.
Mais, désormais, dans le but de plaire aux
nationalistes, de nombreux Espagnols ne
pourront plus écouter leurs représentants
sans intermédiaire.
La séance du 19 septembre fut par ail-
leurs une véritable absurdité en matière de
procédure. Avant l’approbation du règle-
ment qui permettra l’usage du basque, du
galicien ou du catalan, nous avons entendu
des députés s’exprimer dans ces langues,
en infraction avec le règlement alors en
vigueur, preuve de l’absence totale de res-
pect des institutions de la présidente socia-
liste du Congrès, Francina Armengol. À elle
revient le mérite d’avoir permis, en deux
séances à peine, une érosion formelle sans
précédent du fonctionnement du Congrès.
Les nationalistes séparatistes sont obsé-
dés par la langue espagnole, comme le
montre le non-respect répété des multiples
décisions de justice exigeant, par exemple,
que 25 % des enseignements en Catalogne
soient dispensés en castillan. Rappelons
que la promotion des langues coofficielles
au Congrès n’est pas le fait de personnes
croyant en des communautés politiques
plurielles et libres, mais d’individus atta-
chés à encourager des expérimentations
identitaires qui bien souvent finissent par
exclure une majorité de citoyens.
Romantiser les langues, établir des liens
telluriques entre les mots et les territoires,
céder devant ceux qui cherchent à désar-
ticuler ce que notre nation a en commun,
voilà une intolérable imprudence, à laquelle,
hélas, le PSOE a choisi de coopérer.—
Publié le 19 septembre
 N O R D - O U E S T P R É S E N T E

“UN COUP D’ÉCLAT AHURISSANT,

AUSSI CAPTIVANT QU’ÉMOUVANT”
TÉLÉRAMA

PAUL ROMAIN
KIRCHER DURIS

COUP
DE CŒU
UNANIM R
E
UN FILM DE T H O M A S CA I L L E Y

AVEC ADÈLE EXARCHOPOULOS

TO M M E R C I E R ET BILLIE BLAIN

ACT UE L L E ME NT AU CINÉMA
16.

d’un
continent
à l’a ut r e. Amériques...... 20

afrique Europe .........

France .........
22
26
Asie ........... 28
Moyen-Orient... 30

Sénégal. À Saint- “G_001 Exergue

Louis, la colère
Aboreper orecati
conse sit labo. Bus
5 lignes max.”

contre la France
G_001 Exergue signature,
G_001 EXERGUE FONCTION

Longtemps considéré comme l’élève modèle de l’Occident

en Afrique de l’Ouest, le pays connaît à son tour un sentiment
antifrançais croissant, notamment parmi la jeunesse.

—Süddeutsche Zeitung, À 200 kilomètres plus au sud, chœur. Tout ça parce que Paris fraîchement élu, avait appelé de là-bas aussi, dans ce qui est encore
extraits (Munich) à Dakar, capitale du Sénégal, n’a pas su lâcher prise quand il ses vœux l’ouverture d’un nou- aujourd’hui le plus français des

T
Ndongo Samba Sylla nous reçoit l’aurait fallu. veau chapitre dans les relations pays d’Afrique, la colère couve.
hierno Dicko nous accueille dans un café branché et nous La France et l’Afrique de avec l’Afrique. La France, assu- Macky Sall, le président, entre-
sur le marché de Saint- présente sa preuve, un billet de l’Ouest, c’est une relation qui rait le chef de l’État, ne considé- tient de bonnes relations avec les
Louis, tout au nord du banque. “Ça, proclame-t-il, c’est le devait prendre, après le temps rait plus le continent comme son Occidentaux.
Sénégal, et nous montre une symbole de notre asservissement.” des colonies, la forme d’un lien “arrière-cour” et souhaitait s’en Mais les jeunes se rangent der-
flaque, pas peu fier. “Il ne reste rien, Un billet vert d’une valeur de privilégié avec des États libres, retirer, notamment militairement. rière le chef de file de l’opposi-
rien du tout”, lance-t-il, un sou- 5 000 francs CFA [7 euros], la c’est du moins comme ça que Mais rien n’y a fait. D’autant que tion, Ousmane Sonko, qui promet
rire moqueur aux lèvres. Aucun monnaie du Sénégal et de treize l’avait vendu Paris. Aujourd’hui, ce Macron manque visiblement d’hu- la rupture avec l’Hexagone. Et
panneau pour expliquer que, voilà autres pays d’Afrique de l’Ouest serait plutôt une relation toxique milité. Si nous ne nous étions pas plus le gouvernement s’attaque
peu encore, se dressait et du centre. Au recto, en phase terminale. engagés dans la lutte contre le ter- à lui, plus il rallie de suffrages.
là une statue à l’effigie un poisson ; au verso, rorisme, déclarait-il encore récem- Ousmane Sonko a été jeté en
d’un gouverneur fran- deux antilopes. Mais Manque d’humilité. Au moins ment d’un ton bravache, le Mali, le prison pour un viol supposé qu’il
çais de l’époque colo- Ndongo Samba Sylla six anciennes colonies françaises Burkina Faso et le Niger n’existe- nie avoir commis, et banni des
niale. Et, bien sûr, on REPORTAGE juge qu’il y manque des ont été le théâtre de coups d’État raient sans doute plus aujourd’hui. élections de 2024. Des manifes-
ne lit nulle part non informations capitales. militaires couronnés de succès Jusqu’à présent, le Sénégal ne tations monstres et des incidents
plus que c’est Thierno Dicko qui Comme le fait que le billet est depuis 2020. Au Mali et en Guinée, fait pas partie de la “ceinture des ont éclaté.
a fait tomber la statue de son imprimé en France. au Burkina Faso et au Tchad, coups d’État” africaine. Pourtant, La cible privilégiée des cas-
piédestal. Il faut dire que per- Sur la statue du gouverneur, on au Niger et au Gabon. Tous ces seurs ? Les supermarchés de l’en-
sonne n’est au courant, en tout pouvait lire : “Le Sénégal recon- putschs ont déconcerté l’Occident Océan
seigne française Auchan.
cas officiellement. naissant”. Ce qui le laisse pan- par l’écho qu’ils ont rencontré. Atlantique D’où vient cette colère ? Posé
L’homme se réjouit de voir tois. Ce qui se passe en Afrique Les jeunes, surtout, n’y voient MAURITANIE sur une île à l’embouchure du
que cet “esprit révolutionnaire” de l’Ouest en ce moment est his- pas un prélude au chaos mais fleuve Sénégal, Saint-Louis a été,
ne s’est pas seulement emparé torique, juge Ndongo Samba Sylla. l’occasion d’un nouveau départ. Saint-Louis en 1659, la première colonie
de lui mais de toute l’Afrique Notre homme est un scientifique. Un nouveau départ sans la France. française d’Afrique de l’Ouest.
de l’Ouest. Dans sa vision des Et il est attaché à la France. Au Sans les militaires français, sans Dakar C’est à partir de là que Paris a
MALI
choses, il a réussi à petite échelle, français, surtout. Mais, en tant les entreprises françaises, sans SÉNÉGAL bâti son empire commercial sur
COURRIER INTERNATIONAL

sur la place du marché de Saint- que scientifique, il est arrivé à l’argent imprimé en France. le caoutchouc, l’or et les esclaves.
GAMBIE
Louis, ce que les putschistes du la conclusion que la France s’est Paris savait depuis des années C’est de là que partiront aussi,
Ziguinchor
Niger ou du Mali ont accompli mise dans ce pétrin toute seule. qu’une lame de fond antifran- plus tard, les campagnes mili-
GUINÉE-
à grande échelle : il a mis fin au Les putschs, la colère, le slogan çaise était en train de se former. BISSAU taires à destination de l’intérieur
100 km GUINÉE
temps des colonies. “La France, dégage !” repris en En 2017, Emmanuel Macron, alors du continent. Menées notamment
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
par le général Louis Léon César
Faidherbe, qui fut gouverneur du
Sénégal de 1854 à 1865, avec une
courte interruption au milieu.
Pour le récompenser d’avoir
soumis plusieurs peuples dans le
sang, la ville fut mise à ses pieds.
Voilà quelques années encore,
les touristes déambulaient sur
le pont Faidherbe de Saint-Louis
pour admirer la statue du “grand
homme” sur la place qui portait
son nom. “À son gouverneur, le
Sénégal reconnaissant”, pouvait-
on lire sur le piédestal.
Victoire d’étape. Jusqu’en 1902,
Saint-Louis était la capitale de
l’Afrique de l’Ouest française, et
jusqu’en 1957, celle du Sénégal.
Deux titres que la ville a perdus
au profit de Dakar. En guise de
consolation, de Gaulle aurait
déclaré un jour que, “hors de
France, il n’y a pas une ville au
monde où un Français se sente chez
lui mieux qu’à Saint-Louis”.
Thierno Dicko, homme à la voix
douce et aux mains de géant, est
né voilà trente-neuf ans à Ndar,
le nom que donnent les autoch-
tones à Saint-Louis. Sur la place
Baya Ndar [en wolof, baya, un mot
dérivé du wolof bayaal, veut dire
“place”, “carrefour”], ancienne-
ment place Faidherbe, Thierno
extrait son portable de sa poche.
C’est encore en images que son
duel singulier contre le général
de bronze se raconte le mieux.
Thierno est informaticien de
métier et blogueur par vocation. Il
s’intéresse aux questions locales
depuis 2007, faisant pression
quand la ville ne colmate pas
un nid-de-poule, rassemblant
des volontaires pour nettoyer les
plages. Beaucoup de gens lisent
ce qu’il a à dire. Sur Facebook,
près de 60 000 personnes le
suivent. C’est une célébrité auprès
des 200 000 Saint-Louisiens.
Un beau jour, Thierno Dicko
s’est penché sur la question du
colonialisme. Sur le général
Faidherbe. Il voyait déjà d’un
mauvais œil ce personnage juché
sur un piédestal au milieu de sa
ville, avec sa moustache et son
manteau, prenant nonchalam-
ment appui sur son sabre. Mais
“le Sénégal reconnaissant” ?
Encore aujourd’hui, Thierno se
pince. “Comme s’il pouvait y avoir
des raisons d’être reconnaissant
envers cet assassin”, cingle-t-il.
Il décide alors de faire tomber
le général.
Mettre à bas une statue n’est
pas chose aisée. Thierno vient de
nuit. La secoue dans tous les sens.
Elle ne bouge pas d’un pouce. Il
appelle des amis. Elle résiste tou-
jours. Il asperge alors le piédes-
tal de peinture blanche. Et poste
une photo sur Facebook.
L’occasion se représente
le 4 septembre 2017 : cette fois
il use les grands moyens. Sur la
place, il y avait une fête ce jour-
là, pour laquelle on avait dressé
une tente soutenue par des barres
de fer. Or, dans la nuit, elle s’ef-
fondre. Thierno et deux amis la
démontent et se mettent à frap-
per la statue avec les barres de
fer. À quatre heures du matin, la
statue gît au sol, face contre terre.
Pour la photo qu’il publiera sur
Facebook, Thierno Dicko prend la
pose, un pied sur la statue, faisant
le V de la victoire avec les doigts.
En 2017, Thierno
Dicko a déboulonné
la statue du général
Faidherbe. Jamais
elle n’a été réinstallée.
← Vue du pont Faidherbe
qui relie l’île de Saint-Louis
au continent africain.
Photo Sylvain Cherkaoui
Repères
Ousmane Sonko à tout prix
●●● Ousmane Sonko entend
bien se présenter à l’élection
présidentielle de 2024 et a
saisi la Cour suprême après le
refus opposé par la Direction
générale des élections (DGE)
à la coalition nommée “Sonko
président 2024” de fournir des
fiches de parrainage, rapporte
le site d’information
sénégalais Walf. “Venu
prendre part à la séance
de remise et d’information
des fiches de collecte des
parrainages, Ayib Daffé,
mandataire du candidat de
la coalition Sonko président
2024, s’est vu refuser les
précieuses fiches de collecte
des parrainages”, relate de
son côté Sénéplus. Un “refus
illégal” et “arbitraire”, fondé
“sur des instructions reçues
de l’autorité de ne pas
remettre de fiches au
candidat Ousmane Sonko”,
considèrent ses partisans.
De fait, sans ce précieux
La ville fait remettre la statue.
Mais des voix s’élèvent contre
cette décision. Un ancien ministre
du Sénégal y est opposé, l’imam
de Saint-Louis également. En
2020, la statue est redémontée,
provisoirement dit-on. Mais elle
ne reprendra pas sa place. Le
nom du général disparaît, la place
Faidherbe devient la place Baya
Ndar. Quelques rues de la ville
sont également rebaptisées. Une
belle victoire d’étape, se félicite
Thierno. Mais il reste encore
beaucoup à faire.
Gravé au fer rouge. L’homme
arpente la ville de Saint-Louis à
grands pas et fait halte à chaque
coin de rue pour délivrer son
jugement. Avenue du Général-
Leclerc ? Thierno secoue la tête
d’un air désapprobateur. Avenue
du Général-de-Gaulle ? Il met un
pouce en bas. Rue de France ? Ici,
on est au Sénégal. Sur le pont qui
dessert la vieille ville, on ne posera
même pas la question. Il s’appelle
toujours pont Faidherbe.
Les Français, explique Thierno,
ont été malins. Ils ont apporté le
colonialisme en Afrique. Et quand
ils ont été obligés de partir, ils
AFRIQUE. 17
sésame, pas de candidature
à l’élection présidentielle
de février 2024. Ousmane
Sonko, en prison notamment
pour “appel à l’insurrection”
et “corruption
de la jeunesse”, serait donc
inéligible. Si cette question
de droit sera tranchée in fine
par la Cour suprême,
la candidature du maire
de Ziguinchor soulève des
interrogations dans la
presse sénégalaise. Dans
un éditorial, Sénéplus revient
sur le parcours d’Ousmane
Sonko. Il aurait aggloméré
autour de lui une alliance
hétéroclite qui travaillerait
“ouvertement à supplanter
les alliés traditionnels du
Sénégal que sont la France,
l’Union européenne,
les États-Unis d’Amérique
et les pays musulmans dont
la pratique religieuse est
proche de celle de la majorité
des Sénégalais”.
l’ont tout bonnement laissé sur
place. Leurs statues, leurs soldats,
leur influence. Surtout, ajoute
Thierno, ils ont gravé le colo-
nialisme au fer rouge dans les
esprits. C’est l’unique raison pour
laquelle, des années durant, les
gens ont jugé normal de passer
tous les jours devant un monu-
ment érigé en l’honneur de l’as-
sassin de leurs ancêtres.
Pour ce qui est de son regard
sur le monde, Thierno Dicko a
une règle simple. Quand il se
passe en Afrique quelque chose
de mauvais pour la France, c’est
bon. Les coups d’État au Niger,
au Mali, au Burkina ? Mauvais
pour la France, donc bons. Les
gouvernements qui sont tombés ?
Ce n’était pas des démocraties à
ses yeux, mais des marionnettes
de la France.
Les soldats du Groupe Wagner
qui remplacent les militaires
français ? Les États souverains,
tranche Thierno, sont libres de
coopérer avec qui bon leur semble.
Il n’a rien contre les Français,
précise-t-il. C’est après la politique
française qu’il en a. Et si l’on veut
repartir d’une page blanche, il
faut d’abord en finir avec le → 18
 Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
17 ← passé. Une bonne fois pour
toutes. Il se trouve au Sénégal
Chaque mois, découvrez beaucoup de représentants
les événements et officiels de l’Hexagone que l’on
aimerait interroger sur la situation
les avantages réservés actuelle. Mais tous refusent
aux abonnés de de parler.
Courrier international. Originaire de Dakar, Ndongo
Samba Sylla entre dans une école
militaire d’élite à Saint-Louis,
après sa scolarité, où sont formés
JEU DE les officiers de toute l’Afrique
SOCIÉTÉ de l’Ouest. Un de ses condis-
Tentez ciples fait d’ailleurs partie des
de remporter putschistes qui ont renversé, fin
l’extension août, le président du Gabon. Mais
Journey Ndongo Samba Sylla n’embras-
du jeu de sera pas la carrière militaire. Au
société Dixit. lieu de quoi, il se rend en France,
étudie les sciences économiques
à la Sorbonne, la sociologie à
Sciences Po, fait sa thèse de doc-
BANDE DESSINÉE CINÉMA torat à Versailles, avant de ren-
Jouez pour remporter Recevez un code pour trer au Sénégal en 2006.
un exemplaire de la BD découvrir Trois étés Ndongo Samba Sylla incarne ce
Economix, proposée
par Les Arènes.
de Sandra Kogut via que peut être aussi – mais n’est pas
UniversCiné. souvent – la Françafrique, à savoir
un trait d’union entre les peuples,
par le truchement des valeurs, de
GUIDE
l’éducation, de la langue.
Tentez de gagner Qua nd on l’inter roge
le Guide Évasion Bali aujourd’hui sur son rapport à
proposé par Hachette. la langue de Molière, on devine
pourquoi l’homme n’est pas un
défenseur de la Françafrique
mais l’un de ses plus farouches
contempteurs, [même si] chaque
langue, dit-il, est un trésor. Le
mot “néocolonial” est employé
Remportez un code à toutes les sauces, déplore-
d’abonnement à UniversCiné t-il. De son point de vue, il ne
pour visionner Monrovia, s’applique vraiment à la politique
Indiana de Frederick Wiseman, africaine de Paris qu’à partir
et assister à la cérémonie des années 1960. Si la France
d’ouverture du Mois du film a concédé à ses colonies une
documentaire au Centre “indépendance sans souveraineté”,
Pompidou, le 31 octobre. analyse-t-il, c’est parce que de
JOURNAL Gaulle a voulu réaliser en Afrique
Tentez de remporter son rêve d’autonomie de la France.
un an d’abonnement au
Wall Street Journal. Héritages. Les nouveaux États
ont dû s’engager à n’exporter
leurs matières premières que
vers l’Hexagone, beaucoup de
groupes énergétiques présents
en Afrique de l’Ouest étaient
et sont encore français. Ils ont
hérité de chefs d’État qui avaient
étudié en France, qui représen-
taient les intérêts de la France et
que Paris maintenait au pouvoir
en usant, au besoin, de procédés
illégaux. Et ils payaient avec de
l’argent imprimé en France, géré
par la France.
La France n’est plus depuis long-
temps la première puissance éco-
nomique en Afrique de l’Ouest,
la Chine caracolant loin devant
dans de nombreux classements.
Et le franc CFA n’est plus la devise
coloniale qu’elle était lorsqu’elle a
été créée en 1945, observe Ndongo
Samba Sylla. Paris n’a aujourd’hui
plus aucun droit de veto dans
les deux banques centrales, par
exemple.
Reste que, pour beaucoup d’ha-
bitants d’Afrique de l’Ouest, le
franc CFA reste un symbole de
la domination étrangère. Il est
encore imprimé en France. Et
reste indexé sur l’euro à parité
fixe, comme naguère sur le franc.
Ses partisans arguent que ça
permet d’en stabiliser le cours.
Ndongo Samba Sylla déplore à
Pour beaucoup,
le franc CFA
reste un symbole
de la domination
étrangère.
l’inverse que les pays d’Afrique
de l’Ouest n’aient toujours pas
la main sur leur propre monnaie.
L’indépendance sans la souve-
raineté. Si ça ne tenait qu’à lui,
chaque pays d’Afrique de l’Ouest
aurait sa propre devise.
Ndongo Samba Sylla planche en
ce moment sur un nouveau livre
consacré aux derniers coups d’État
en date. Sa thèse pourrait se résu-
mer comme suit : tant que c’étaient
les protégés de la France qui étaient
aux manettes en Afrique de l’Ouest
et qui assuraient son approvision-
nement en pétrole et en uranium,
Paris se fichait bien de savoir s’ils
s’enrichissaient sans vergogne
au passage ou s’ils truquaient les
élections.
Le résultat est là : des démocra-
ties sous-développées, des popu-
lations miséreuses, et des régimes
dont le niveau d’enrichissement
et la longévité n’ont pas d’équi-
valents dans le monde. Le clan
Bongo au Gabon, par exemple,
réputé pour son amour immo-
déré du champagne, a présidé
aux destinées du pays pendant
cinquante-six ans.
C’est précisément ce qui
retombe aujourd’hui sur le nez
de la France, analyse Ndongo
Samba Sylla. Car quand un pays
va mal et que les élections n’en
sont pas vraiment, il n’y a plus
alors qu’un moyen de changer
les choses : le coup d’État.
Paul Munzinger,
publié le 18 septembre
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notre service clients par e-mail abo@courrierinternational.com ou par téléphone au 03 21 13 04 31 du lundi au samedi de 9 heures à 18 heures. Nos CGV sont consultables et téléchargeables en suivant ce lien : https://www.courrierinternational.com/page/cgvu
20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
—Connectas, extraits
(Amérique latine )
L
e visage d’Angélica trahit
le désespoir. “Qu’est-ce que
je peux faire ? Je n’ai pas
d’argent pour continuer, je n’ai pas
mangé depuis vingt-quatre heures
et là-bas, il y a mes enfants”, lance-
t-elle en montrant une tente dans
un terrain vague. Peu après, un
habitant de Bajo Chiquito, pris
de pitié, lui apporte de la nour-
riture et trois parpaings pour
qu’elle s’improvise un brasero à
même le sol.
Avant d’arriver dans ce village
du district d’Emberá-Wounaan,
au Panama, en pleine forêt tropi-
cale, Angélica a connu l’horreur
des sentiers du bouchon du Darién
– barrière végétale à la frontière
entre la Colombie et le Panama.
Elle raconte que pendant six jours
elle a marché parmi les cadavres et
les couleuvres, guettant les trafi-
quants dissimulés le long des che-
mins marécageux pour voler les
migrants, même s’ils n’ont que de
très petites sommes sur eux. Les
bandits lui ont tout raflé.
Tout en préparant la nourriture
pour ses trois enfants, elle raconte
qu’elle a assisté au suicide d’un
couple d’Haïtiens après la chute
Panama. Les migrants
font la fortune
d’un village de la jungle
Peuplé de paysans et de pêcheurs, Bajo Chiquito était auparavant l’un des villages
les plus pauvres du pays. Il abrite aujourd’hui de nombreux commerces qui
prospèrent grâce à l’argent des milliers de migrants en transit vers les États-Unis.
accidentelle de leur bébé dans un
abîme. Ce jour-là, elle a regretté
d’avoir entrepris le voyage depuis
le Venezuela vers les États-Unis
et a songé à rentrer, mais il était
déjà trop tard. Elle devait conti-
nuer, et surmonter les difficultés.
Quand elle est entrée dans Bajo
Chiquito, elle pensait trouver des
maisons en bois entourées de
grands arbres. Un village indien
sans grand-chose d’autre à offrir
qu’un espace pour se reposer
et reprendre des forces. Quelle
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
↓ Des migrants arrivent à Bajo Chiquito, où ils font
l’objet d’un contrôle frontalier. Photo Luis Acosta/AFP
n’a pas été sa surprise de trou-
ver, en pleine jungle, une loca-
lité dotée de tous les commerces
d’une ville moyenne : restaurants,
épiceries, cybercafés, bureaux
de change. Plus de la moitié des
maisons sont en ciment, et cer-
taines sont entourées de tentes
louées aux migrants.
Du ciel, Bajo Chiquito ressemble
à une toile d’araignée multicolore.
Le village est traversé par une
petite rue pavée sur laquelle vont
et viennent des migrants, traînant
des chariots de marchandises
d’un commerce à l’autre, où ils
laissent environ 15 dollars par
jour. Le fleuve Tuquesa borde
la toile d’araignée : c’est là que
les migrants accostent à bord
de puissants bateaux à moteur.
Bajo Chiquito, c’est l’histoire
de la transformation inouïe d’un
village de la forêt tropicale qui
vivait de la pêche et de l’agri-
culture. Historiquement, Bajo
Chiquito était l’une des locali-
tés les plus pauvres du Panama,
mais les migrants en ont changé
la physionomie. Ses 300 habitants
étaient habitués au passage des
migrants, mais après la pandé-
mie les flux ont connu une très
forte hausse. Selon les chiffres
officiels, 184 569 migrants ont
transité par ici, en direction de
l’Amérique du Nord, pendant les
six premiers mois de 2023.
Tout a un prix. Certains jours,
jusqu’à 1 200 étrangers affluent à
Bajo Chiquito à la recherche d’un
endroit où planter leurs tentes et
se reposer. On y retrouve la multi-
culturalité d’une métropole : des
Vénézuéliens, des Haïtiens, des
Afghans, des Pakistanais, des
Équatoriens, des Péruviens, des
Chinois, des Colombiens, des
Cubains, des Sénégalais et des
Ougandais. Tout a un prix : les
piles pour leurs radios, la recharge
de leurs téléphones portables,
une salle de bains avec douche,
un cachet contre la douleur, les
appels à l’étranger.
C’est le drame du désespoir le
plus total, ce dont les habitants de
Bajo Chiquito tirent le meilleur
profit. Pour les migrants, chaque
dollar, chaque tente, chaque mar-
mite, chaque médicament est pré-
cieux. Ils ont parcouru de très
longues distances, ont franchi
des frontières et se sont exposés
à la criminalité organisée, aux
coyotes [ou polleros, passeurs] de
chaque pays, aux enlèvements
et au racket. Arriver au Panama
est presque un miracle, mais ils
savent qu’il leur reste un long
chemin à parcourir et que ce sera
coûteux : de Bajo Chiquito, ils
doivent s’embarquer vers un autre
village à la lisière de la forêt, où ils
prendront un autocar vers la pro-
vince de Chiriquí, à la frontière
avec le Costa Rica.
Víctor Benítez, un agriculteur
équatorien, raconte qu’à mi-
parcours, il a regretté d’avoir
quitté son pays : “La vie est triste.
Il y a des situations terribles. On voit
des gens à même le sol qui demandent
de l’aide, on doit les laisser là et conti-
nuer sa route, la mort dans l’âme.”
La “vie triste” de Víctor Benítez
est une aubaine pour les habi-
tants de Chiquito. Grâce aux flux
migratoires, une bonne partie des
indigènes ont abandonné leur acti-
vité de paysans et de pêcheurs.
Certains ont l’intention de rénover
leurs maisons ou de les agrandir
pour se lancer dans un nouveau
projet commercial. À cette fin, ils
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
engagent des ouvriers venus de la
capitale, qui facturent 6500 dol-
lars par maison. Auparavant, les
hommes de cette même commu-
nauté devaient se débrouiller en
construisant des maisons en bois
et en paille, matériaux qu’ils pré-
levaient dans la forêt. Quant aux
femmes, les plus jeunes d’entre
elles ont abandonné l’orfèvrerie
et la vannerie pour gérer des res-
taurants, des cybercafés ou des
bureaux de change.
L’argent des migrants a aussi
servi à installer des groupes
électrogènes et des panneaux
solaires qui fournissent de l’élec-
tricité 24 heures sur 24, à acheter
des moteurs plus puissants pour
de plus grands bateaux, et plus
généralement à s’occuper de la
nombreuse clientèle que consti-
tuent les milliers de migrants.
On ne sait pas exactement
quelles sommes brasse l’économie
En pleine jungle,
la localité est dotée
de restaurants,
de cybercafés, de
bureaux de change…
informelle du village, mais elles
atteignent des millions de dollars.
Selon les calculs de l’économiste
Anastasio Rodríguez, professeur
à l’université de Panama, les frais
de transport et la rémunération
des coyotes embauchés par les
migrants pour le passage entre
la Colombie et le Panama repré-
sentent à eux seuls plus de 35 mil-
lions de dollars, injectés dans
l’économie régionale.
C’est un argent dont il est dif-
ficile de suivre la trace : ce boom
économique échappe à toute fis-
calité, rien n’est comptabilisé
officiellement. À Bajo Chiquito,
on trouve des agents de change
et des enseignes de transfert
d’argent, avec les logos de Western
Union, Money Gramm, Yappy,
entre autres. D’après les chiffres
publiés il y a dix ans, 83 % de la
population locale serait au chô-
mage, ce qui n’est guère vérifiable
LES SENTINELLES
UN NOUVEAU PODCAST SIGNÉ
AMÉRIQUES. 21
étonnés quand ils apprennent très exactement qui entre dans
COSTA RICA Mer des
Caraïbes qu’un membre de leur commu- le village et qui en sort.
nauté a été capturé par la police Au premier trimestre de cette
Bajo Chiquito panaméenne. année, le secrétaire du minis-
Panama Tuquesa Lors de nos entretiens avec des tère de la Sécurité intérieure des
CHI R I ÉN migrants, on entendait souvent États-Unis, Alejandro Mayorkas,
RIQ PANAMA DA
UÍ revenir cette phrase : “La loi de a rencontré ses homologues du
n la jungle est la loi de l’indigène.” Ce Panama et de la Colombie. Il en
ho n
uc arié qui revient à dire qu’aucune feuille est ressorti une déclaration com-
COURRIER INTERNATIONAL
B Do
du ne bouge sans l’accord des com- mune dans laquelle ces respon-
COLOMBIE munautés qui habitent le Darién. sables s’engageaient à mener une
Océan Toutefois, une telle généralisation “campagne” pour “mettre fin à la
Pacifique stigmatise des peuples qui vivent circulation illicite de personnes et de
100 km
une transformation inédite sus- marchandises à travers le Darién,
citée par un tel afflux d’argent. par voie tant terrestre que mari-
aujourd’hui. Dans les rues étroites estime que, même si les autori- Une chose est sûre, le flux de time”. Deux mois plus tard, la
du village, on voit passer des gens tés du Darién ont donné l’ordre migrants et d’argent ne cesse pas, situation dans le Darién n’a pas
dont la vie a été transformée par d’aider les personnes en détresse et la désinformation règne. Aux changé.
ces nouveaux revenus. dans la forêt et sur les fleuves, il messages contradictoires sur les
Victoria tient une épicerie, et faut reconnaître que les migrants politiques migratoires de chaque Mobilisation policière. La
ses revenus des derniers mois représentent une manne, et que pays viennent s’ajouter les infor- dernière annonce officielle a eu
lui ont permis d’acheter un pan- cela a des conséquences à l’inté- mations circulant sur les réseaux lieu le 2 juin. Les autorités pana-
neau solaire à 2 500 dollars et rieur des territoires. sociaux – parfois fausses – à propos méennes ont alors lancé les opé-
d’en investir 15 000 pour réno- D’une part, ces millions ne sont des décisions de Washington dans rations Escudo et Chocó. Selon
ver sa maison. Des sommes ini- pas redistribués pour couvrir les ce domaine. Apparemment, la le ministère de la Sécurité, Juan
maginables il y a seulement un ou besoins les plus pressants de la seule certitude est qu’il faut conti- Pino, le but est de récupérer le
deux ans. Un pêcheur du Tuquesa communauté : il n’y a nuer à marcher. contrôle territorial de la forêt,
a fait grimper ses revenus en mon- pas de réseau d’assai- Les autorités pana- actuellement aux mains des orga-
tant une boutique de vêtements nissement, pas d’éclai- méennes ont proposé nisations criminelles. Il a déclaré
et en transformant son bateau de rage public, aucun plusieurs solutions qu’il s’agissait de protéger les
pêche en moyen de transport pour centre de santé doté REPORTAGE pour régler le pro- migrants, et à cette fin il est
migrants. Il explique avoir aussi de moyens suffisants. blème, mais ce ne sont prévu de mobiliser 1 200 poli-
acheté récemment un véhicule D’autre part, l’abandon scolaire que des mesurettes compte tenu ciers, sur terre et sur mer.
pour transporter les matériaux augmente, car les mineurs (et de l’ampleur du phénomène. Il À Bajo Chiquito, les habitants
de construction que nécessitent leurs parents) préfèrent profi- a ainsi été décidé de mettre en sont à peine au courant de ces
les nouveaux logements. ter de l’aubaine et se mettre à place des couloirs humanitaires, initiatives. Ils ont déjà fort à faire
travailler. Mais le plus inquié- permettant de contrôler les pour s’occuper des centaines de
Indignations. Plusieurs porte- tant, c’est la violence le long des migrants qui entrent dans le pays migrants qui arrivent jusqu’à
parole d’ONG d’aide aux migrants chemins, attestée par les témoi- cette zone de la forêt. Ici, les
s’indignent de voir ces commu- gnages des migrants et par la La population gens sont conscients des para-
nautés prospérer sur le malheur dynamique démographique du doxes de cette aubaine écono-
d’autrui. Certains prennent tou- village : ce n’est un secret pour
locale ne fait pas mique et n’ont apparemment pas
tefois leur défense. C’est le cas personne que des membres de que s’enrichir, d’états d’âme : le village brasse
d’ Héctor Huertas, avocat et la communauté se sont éloignés elle se porte aussi au des millions de dollars chaque
conseiller juridique des autori- de leurs chefs traditionnels pour secours des migrants. mois, mais ne dispose pas d’éclai-
tés locales d’Emberá-Wounaan. Il entrer dans des bandes illégales. rage public; les gens font rénover
rappelle que la population locale Pour au moins 92 % des par la forêt et de leur apporter un leurs maisons par des ouvriers
ne fait pas que s’enrichir, elle migrants interrogés en 2022 minimum d’assistance. Au poste venus de la capitale, mais n’ont
aide aussi les migrants, se porte par l’Organisation internatio- de contrôle de Bajo Chiquito, par pas d’assainissement pour leurs
à leur secours quand ils en ont nale pour les migrations, le bou- exemple, les fonctionnaires pana- eaux usées.
besoin : “Les communautés indi- chon du Darién est l’étape la plus méens ordonnent aux patrons des Dans le chaos qu’engendre le
gènes sont prêtes à leur fournir de dangereuse dans la traversée vers barques à moteur de céder gra- transit quotidien de centaines de
la nourriture et un refuge, de sorte les États-Unis. Des centaines de tuitement quelques places à ceux migrants, chacun est concentré
qu’ils n’entrent pas dans la forêt plaintes ont été déposées pour qui se retrouvent sans argent. sur sa propre survie. C’est la loi
pour y mourir.” vol, racket, viol et enlèvement Ils ne sont pas toujours enten- de la jungle.
Pour sa part, le médiateur à l’intérieur de la forêt tropi- dus. Le désordre qui règne sur —Grisel Bethancourt
Eduardo Leblanc, que nous avons cale. Même s’ils le déplorent, les le débarcadère du Tuquesa est (de Bajo Chiquito),
interviewé pour ce reportage, leaders indigènes ne sont plus tel qu’il est impossible de savoir publié le 28 juin
Des voix d’ailleurs pour
un monde en commun
À ÉCOUTER SUR NOTRE SITE ET SUR VOTRE APPLICATION DE PODCASTS PRÉFÉRÉE
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023

europe ↙ Dessin de Balaban,

Luxembourg

Ukraine. Le spectacle est prendre ce que l’on veut.

Construire une nouvelle vie
De nombreuses

terminé, M. Zelensky !
quelque part, ou rentrer à la
maison pour reconstruire après
la guerre. Il est impossible d’être
assis sur deux ou trois chaises à
la fois. Ça fait peur ? Oui, mais
Les Ukrainiens et leur président feraient mieux d’écouter leurs voisins tout le monde a peur.
Je pense que les parents qui, à
plutôt que de les critiquer, estime, de Lviv, cette éditorialiste très remontée, Kharkiv, ramènent leurs enfants
alors que les tensions restent vives entre l’Ukraine et la Pologne. à l’école dans le métro ont peur,
eux aussi. Alors quand je vois, sur
Youtube ou Instagram, les vlogs
de quelques Ukrainiens malins
qui se présentent comme “des
—Vysokyï Zamok (Lviv) d’autres, plus radicaux, plus dialoguer et avoir des relations réfugiés des Carpates en Norvège”,
marques de soutien
●●● “Le 28 septembre, indique
le journal Oukraïna Moloda,
le secrétaire général de l’Otan,
Jens Stoltenberg, a effectué
une visite surprise à Kiev. Durant
son séjour, il s’est entretenu
avec le président Volodymyr
Zelensky, et ils ont évoqué
la livraison à l’Ukraine
de systèmes de défense
antiaérienne supplémentaires.”

V
bruyants, qui n’hésitent pas à pragmatiques mutuelles. avec par exemple une femme en Lors de la conférence de presse
olodymyr Zelensky a parler de l’arrogance et de l’in- C’est un peu comme la Grande- train de découper du saumon qui a suivi, Stoltenberg a assuré
très bien joué le rôle de gratitude des Ukrainiens. Par Bretagne et la France, qui ont tandis qu’à l’arrière-plan un jeune que “l’Ukraine est fermement
Churchill à l’exportation. conséquent, le pire que puisse beaucoup de racines communes, type est vautré dans un canapé soutenue par tous les pays
Mais les années passent, et il est faire l’Ukraine, ce serait de dire : se sont bien souvent bagarrées, avec son téléphone, je trouve ça membres de l’Alliance,
temps de quitter la scène théâ- peu nous importent les pommes et qui ont compris qu’il vaut plutôt moyen. Et donc ces gens- [qui] continueront à lui fournir
trale pour revenir à la réalité. et les oignons polonais. mieux entretenir un bon voisi- là ont encore un an pour savoir les moyens les plus modernes
Cette réalité où l’agence Reuters Le gouvernement polonais nage pragmatique, préserver sa ce qu’ils veulent. pour repousser l’invasion russe”.
fourre son nez dans les va-t-il défendre ses souveraineté et la vie de millions Le gouvernement polonais, lui, Peu après, c’est le ministre des
combines de certains agriculteurs ? Oui, car de citoyens. a 40 millions de citoyens à gérer, Armées français, Sébastien
ministres. Cette réalité c’est un électorat clé. Zelensky a donc très longtemps et ils sont sa priorité. C’est ça, la Lecornu, qui est arrivé
où, après l’engouement Vraisemblablement joué le rôle de Churchill. Mais le realpolitik. à Kiev “sans être annoncé”,
pour le slogan “Gloire parce que dans une pic de ce spectacle est passé, et, —Marina Danyliouk- accompagné d’une “délégation
à l’Ukraine !”, les gou- OPINION démocratie établie, ce maintenant, au lieu des applau- Iarmolaieva, de chefs d’entreprise français
vernements étrangers sont des acteurs puis- dissements, on exigera de lui des publié le 21 septembre du secteur de la défense”,
reportent leur attention sur leurs sants. Et qu’on ne peut pas, plans d’action, des décisions. précise Oukraïna Moloda.
problèmes intérieurs. C’est ce qui comme en Ukraine, se moquer Et je reviendrai enfin sur l’in- Ces visites surviennent dans
se passe en Pologne. des agriculteurs – leur balan- formation selon laquelle, un climat de tensions entre
La Pologne est-elle la meilleure cer : débrouille-toi pour survivre. à partir de 2024, Kiev et l’Occident. Une façon
de nos amies et voisines ? Fort Par ailleurs, la Pologne, c’est Varsovie n’aidera de montrer que le soutien
probablement, oui. Et Duda, le notre couloir d’exportation des plus les réfugiés des alliés est malgré tout
président polonais, et le Premier céréales et il s’agit donc du premier ukrainiens. Voilà inébranlable ? Pour le spécialiste
ministre Morawiecki n’ont-ils test de la capacité de l’Ukraine à ce que j’ai à dire : des questions de politique
pas été des avocats de l’Ukraine respecter les règles pour atteindre deux ans, c’est internationale Oleksiy Yijak,
durant les longs mois de notre l’Union européenne. déjà un délai interrogé par le quotidien
lutte ? Oui, ils l’ont été. De plus, nous avons un tas solide pour Gazeta, ces visites répondent
Il y a des élections en Pologne de voisins un peu dingues qui dresser des à une autre logique :
[législatives, le 15 octobre]. Et souhaitent notre mort. La plans pour “Les visites de ce type ne sont
il n’y a pas que les deux grands Pologne aussi a ses personnages l’a ve n i r plus annoncées, maintenant
partis qui sont en lice, mais aussi néfastes, mais avec eux on peut et com- – c’est tout à fait normal.
C’est la poursuite d’un travail
systématique. La continuation
du sommet [de l’Otan]
de Vilnius.”

SOURCE
VYSOKYÏ ZAMOK
Lviv, Ukraine
Quotidien, 565 000 ex.
wz.lviv.ua
Le “Haut Château”, du nom
d’un célèbre monument
de la ville de Lviv, a été fondé en
1991. Résolument nationaliste,
tourné vers l’Ouest et plus
particulièrement vers
la Pologne, ce journal à grande
diffusion a été l’un des piliers
de la “révolution orange”.
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023 EUROPE. 23

BULGARIE

Sofia ne veut plus mission de détruire non seulement

les liens sociopolitiques, culturels
un joli temple en plein cœur de de Constantinople (opposé à
la capitale, construit en 1907 Moscou), en vue d’obtenir son

des “espions
et humanitaires entre nos États, (l’État russe possède le terrain autocéphalie (sa totale indé-
mais aussi de rompre les relations ainsi que le bâtiment). Cette pendance, sur le plan juridique
entre nos Églises orthodoxes ainsi coquette église aux bulbes recou- comme sur le plan spirituel).

en soutane” russes
que d’opposer nos deux peuples”.
Le ministère des Affaires
étrangères russe a rappelé que ces
Sofia a décidé d’expulser les trois responsables du trois ecclésiastiques occupaient
des fonctions importantes dans
prieuré russe en Bulgarie, accusés de représenter le pays : il s’agit du responsable
une menace pour la sécurité nationale. Une mesure du prieuré russe de Sofia, l’archi-
qui a provoqué la colère de Moscou. mandrite Vassian, du secrétaire
du prieuré, l’archiprêtre Evgueni,
ainsi que d’un troisième reli-
gieux non nommé. Dans un long
verts d’or est aujourd’hui un arrêt L’expulsion de l’archiman-
obligatoire pour les touristes de drite a entraîné la fermeture de
la capitale bulgare. l’“église russe”, qui, à cause de
Le service bulgare de la radio son statut d’extraterritorialité,
Deutsche Welle rappelle que l’ar- échappe à l’autorité du patriar-
chimandrite Vassian vit à Sofia cat bulgare. Celui-ci a pourtant
depuis 2018 et s’étonne de cette proposé de nommer d’autres
accusation subite. “A- religieux en rempla-
t-il réussi à berner les cement des “espions
services de contre- e n s o u t a n e ”. L a
espionnage pendant réponse, aux tonali-

C
’est une histoire qui a tout
du thriller d’espionnage
qui agite la presse bul-
gare : celle des ecclésiastiques
russes expulsés le 21 septembre
dernier sur la recommandation
du service de contre-espionnage
bulgare. Celui-ci a jugé que leur
présence dans le pays représen-
tait une “menace pour [sa] sécu-
rité nationale”, écrit le quotidien
en ligne Dnevnik.
Ces trois religieux ont été
convoqués par les services d’im-
migration, qui leur ont signifié
qu’ils avaient vingt-quatre heures
pour quitter le pays, s’indigne
l’ambassade russe à Sofia. C’est
elle qui a la première révélé cette
affaire sur sa chaîne Telegram
– pour aussitôt dénoncer une
“décision brutale et scandaleuse”.
“Il est évident que les dirigeants bul-
gares actuels se sont donné pour
communiqué cité par l’agence
officielle russe Ria Novosti, la
porte-parole du ministère, Maria
Zakharova, a dénoncé un acte
“particulièrement inamical et qui
ne correspond à aucune logique”.
La presse bulgare, elle, a cher-
ché à mieux cerner l’activité de
ces “espions en soutane”. Tous
les trois officiaient, comme
le rappelle Radio Svoboda,
dans ce qu’on appelle l’“église
russe” de Sofia : Saint-Nicolas,
cinq longues années ou, REVUE tés de revanche, est
au contraire, ces der- DE PRESSE venue de Moscou de
niers ont-ils sciemment la bouche même de
fermé les yeux ?” s’interroge la l’archimandrite Vassian : seul le
radio sur son site. En fait, comme patriarche russe a ce droit, a-t-il
le rappelle Dnevnik, l’alerte est rappelé, cité par la radio Darik.
venue de la Macédoine du Nord D’ici là, le portail de l’église
voisine, une semaine avant son restera clos par le grand cade-
expulsion. Les services locaux nas apposé par les “espions en
l’ont accusé d’avoir saboté les soutane” avant leur départ, au
tentatives de rapprochement de grand regret des touristes et
l’Église orthodoxe macédonienne des croyants.
avec le patriarcat œcuménique —Courrier international

Du même auteur :

HIVER 1905.
AU CŒUR DE LA RÉVOLTE,
UNE JEUNE HÉRITIÈRE
DISPARAÎT...
“ Faux-semblants, mauvais coups,
tout y est pour passer un moment
plus que distrayant.
L’Express
” PRIX FRANCE BLEU
L’HISTOIRE EN POLAR

GWENAËL BULTEAU
24. EUROPE
LUXEMBOURG
Le grand-duché
mise sur une mobilité
verte et gratuite
Trams, bus, trains entièrement gratuits.
Trois ans après l’entrée en vigueur
de la mesure, ce journaliste britannique
a arpenté le pays pour savoir
si le succès était au rendez-vous.
—The Guardian, extraits
(Londres)
C
e n’est peut-être pas comme
traverser les steppes à
bord du Transsibérien
ou rallier les côtes de la Floride
à celles de l’Alaska, mais la tra-
versée du Luxembourg présente
certains avantages. À commencer
par le fait qu’il est possible de la
faire en une matinée : comptez
environ trois heures en trans-
ports publics. Ensuite, cela ne
vous coûtera pas un centime.
Vous avez bien lu : deux bus et
deux trains, sur près de 100 kilo-
mètres, pour 0 euro.
Depuis mars 2020, les trans-
ports publics luxembourgeois
sont entièrement gratuits. Alors
qu’ailleurs en Europe les bus dis-
paraissent des campagnes et que
le train coûte parfois plus cher
que la voiture ou même l’avion,
le Luxembourg a pris une autre
direction en misant sur l’amélio-
ration de ses transports publics
et surtout sur leur gratuité.
L’objectif : lutter contre l’encom-
brement des routes, réduire les
inégalités et œuvrer à la protec-
tion du climat. Le Luxembourg
étant un tout petit pays très
riche – le plus riche du monde
en PIB par habitant –, on pour-
rait dire qu’il a la partie facile,
mais ce type de mesures pour-
rait-il fonctionner ailleurs dans le
monde? Et cela marche-t-il vrai-
ment au Luxembourg?
C’est donc sans un sou en
poche – et pas plus de souci en
tête – que je me suis lancé par
une belle matinée d’été. Seule
chose requise pour mon odys-
sée luxembourgeoise : l’applica-
tion du gouvernement Mobiliteit,
pour planifier mon voyage.
Le tram qui me conduit de l’hô-
tel à la gare centrale me fait déjà
forte impression. Inaugurée en
décembre 2020, cette ligne qui
part du centre-ville est propre et
moderne, et elle dessert de nom-
breux endroits. Chaque gare est
annoncée par une sonnerie dif-
férente et, sur certains tronçons,
l’espace entre les rails accueille
un tapis d’herbe – signe de bonne
volonté écologique. Après seule-
ment vingt-quatre heures dans
ce pays, je m’indignerais presque
de devoir payer pour accéder aux
transports publics. Pas besoin
non plus de réserver sa place, de
jongler avec son téléphone, des
cartes ou de l’argent liquide, pas
de zones tarifaires ou de formules
d’abonnement compliquées. Ce
qui tombe bien d’ailleurs, vu que
tout le reste coûte incroyable-
ment cher au Luxembourg – à
une exception près, allais-je bien-
tôt découvrir.
Je pars de Rumelange, petite
commune arborée du Sud, près
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
de la frontière française. Après
dix minutes de bus, j’arrive à la
gare d’Esch-sur-Alzette où je
mets le cap vers le nord, à bord
de deux trains à étage, presque
vides et qui semblent flambant
neufs – tout comme le bus. À ce
stade, il est presque réconfortant
de voir que tout ne se passe pas
exactement comme prévu : mon
premier train a du retard et met
en péril le reste du périple créé
par mon application de voyage.
Je vais devoir piquer un sprint
pendant la correspondance sous
peine de devoir attendre le train
“Les problèmes
d’embouteillage sont
devenus terriblement
handicapants.”
François Bausch,
VICE-PREMIER MINISTRE
suivant pendant une heure. Puis
je dois prendre un dernier bus de
la gare de Troisvierges jusqu’à la
frontière nord.
La ville de Schmëtt n’est pas
connue comme étant la “ville la
plus au nord du Luxembourg”, j’ai
juste regardé sur Google (pour
être précis, le point le plus sep-
tentrional est le parking du Lidl).
Si j’avais eu le temps, j’aurais pu
partir randonner un peu plus au
sud-est, à Mullerthal, la “petite
Suisse luxembourgeoise”. Ou bien
aller piquer une tête dans le lac
de la Haute-Sûre. Tout ça pour
pas un rond. À Schmëtt, c’est le
Lidl la principale attraction. Ce
n’est même pas vraiment une
ville, plutôt une route bordée
de commerces. Le plus remar-
quable ici, c’est surtout qu’on
n’y trouve pas moins de quatre
stations-service.
← Dessin de Martirena,
Cuba.
Car c’est le petit secret du
Luxembourg : alors que tous les
produits de première nécessité
y sont vendus à prix prohibitifs
(7,50 euros la pinte de bière), le
pays affiche les prix du carburant
les plus bas d’Europe de l’Ouest.
S’il y a quatre stations-service à
Schmëtt, à la frontière, c’est parce
que les automobilistes belges
viennent faire leur plein ici. “Ce
qui n’aide pas à faire changer les
habitudes pour un avenir décar-
boné”, déplore Frédéric Meys,
responsable local de Greenpeace.
“Il existe une vraie culture de la
voiture au Luxembourg, pour-
suit Frédéric Meys. Nous
avons un des taux de véhi-
cule par habitant les plus
élevés du monde, à presque
700 voitures pour 1000 habi-
tants. Et la moyenne d’âge de
ces véhicules est plutôt faible com-
parée à d’autres pays européens.”
Le Luxembourg détient égale-
ment le record du nombre de voi-
tures de luxe par habitant – on
y trouve des concessionnaires
Ferrari, Lamborghini ou Bentley
à presque tous les coins de rue.
Le Luxembourg est un petit pays
riche, rappelle Frédéric Meys :
“Les gens dépensent leur argent
dans leurs voitures.”
Convaincre. Cette emprise de
l’automobile a d’ailleurs été l’une
des raisons pour lesquelles les
autorités ont décidé d’instaurer
la gratuité des transports publics,
explique François Bausch, vice-
Premier ministre et ministre
de la Mobilité et des Travaux
publics. “Pendant des décennies, les
responsables politiques ont répété
aux Luxembourgeois que le meil-
leur moyen de se déplacer dans le
pays était de prendre la voiture,
rappelle-t-il. Mais avec le déve-
loppement de l’économie et les spé-
cificités du Luxembourg – nous
avons une population de 630000
habitants mais, chaque jour, près
de 230000 travailleurs transfron-
taliers viennent de Belgique, de
France et d’Allemagne –, les pro-
blèmes d’embouteillage sont deve-
nus terriblement handicapants.”
Il y a encore quelques années,
le centre de Luxembourg était
régulièrement paralysé. La situa-
tion s’est améliorée depuis lors,
reconnaît Frédéric Meys, mais
cela reste un problème.
Convaincre les Luxembourgeois
de laisser leur voiture au garage n’a
pas été une mince affaire, continue
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
François Bausch, membre du parti
écologiste. Lorsqu’il est nommé
ministre chargé des Transports
en 2013, dans le cadre d’une coa-
lition gouvernementale, il entre-
prend d’entamer un “changement
de paradigme”. La gratuité des
transports n’a été que la “touche
finale”. Le plus dur a été d’amélio-
rer les infrastructures : construire
de nouvelles lignes, rénover les
gares et le matériel roulant, ajou-
ter des lignes de tramway et des
pistes cyclables, améliorer les
connexions entre les différents
La perte de revenus
liée à la gratuité
n’a pas représenté
une somme
si importante.
modes de transport. “Au début,
se souvient-il, personne n’y croyait
dans un pays où les gens sont si atta-
chés à leur voiture.”
La perte de revenus liée à la
gratuité n’a pas représenté une
somme si importante, poursuit-
il : environ 40 millions d’euros
par an pour un réseau dont le
fonctionnement nécessite près
de 800 millions d’euros (hors
nouveaux investissements).
Malheureusement, le nouveau
système a été inauguré en pleine
pandémie de Covid-19 (le pays a
enregistré son premier cas avant
le début de la gratuité des trans-
ports), et il n’est pas facile d’en
mesurer la réussite. En 2022, le
nombre de passagers du rail était
même moins élevé (22,1 millions)
qu’en 2019, même si le nombre
d’usagers du tram est passé de
22 000 par semaine en 2018 à
88000 en 2022.
Il est certains problèmes que le
Luxembourg ne peut pas résoudre
seul. Les légions de travailleurs
transfrontaliers, par exemple, qui
doivent encore payer leur billet
de train pour arriver jusqu’au
Luxembourg. Les trains luxem-
bourgeois sont encore bondés
aux heures de pointe, et bon
nombre de transfrontaliers
préfèrent prendre leur voiture
– même si le trajet dure plus
longtemps. Ajoutez à cela les
Luxembourgeois qui aiment
conduire, et vous comprenez
pourquoi la question des embou-
teillages n’est pas encore réglée.
La prochaine étape du plan
de transport luxembourgeois,
qui s’étend jusqu’à 2035, per-
mettra peut-être de résoudre
ces problèmes, explique François
Bausch. Avant de lister ses objec-
tifs : 50 % de places en plus dans
les liaisons régulières avec la
France; des trains à destination
et en provenance de France toutes
les sept minutes d’ici à 2028 (le
Luxembourg a même investi
225 millions d’euros pour la
modernisation des voies fran-
çaises au niveau de sa frontière).
La ligne de tramway centrale va
également être prolongée jusqu’à
l’aéroport de Findel. Tous les bus
seront électriques d’ici à 2030.
Une taxe carbone a été mise en
place en 2020 et augmente d’an-
née en année. Fixée aujourd’hui
à 30 euros la tonne de CO₂, elle
s’élèvera à 45 euros en 2027. Les
voitures électriques sont généreu-
sement subventionnées. L’an der-
nier, elles représentaient 20 % des
ventes de véhicules neufs – une
part que François Bausch espère
voir monter à 38 % cette année.
“Ce n’est pas que nous sommes
contre les voitures, précise-t-il. Elles
Un scrutin qui s’annonce serré
●●● “Ils étaient neuf en 2013,
dix en 2018 et, donc, douze
en 2023. Le nombre de partis
qui se présentent aux
législatives continue
d’augmenter”, écrivait
Le Quotidien dix jours avant
la tenue des législatives
du 8 octobre. Mais pour
les petits partis en lice pour
décrocher un des 60 sièges
de la Chambre des députés,
la tâche s’annonce
compliquée. Même si les
Vous êtes un établissement, une entreprise, une collectivité ?
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EUROPE. 25
européenne, et presque 70 % de sa Dans de nombreux autres
COURRIER INTERNATIONAL
Liège consommation de pétrole, notent pays, tout cela est encore une
les auteurs de Greeenpeace. La vue de l’esprit. Au Royaume-Uni,
BELGIQUE bascule de la voiture et de l’avion trente ans après la privatisation
Schmëtt
vers les transports publics est un du rail, les prix des billets de train
Troisvierges ALLEMAGNE élément essentiel de la stratégie devraient augmenter de 8 % cette
e pour réduire les émissions de gaz année – la plus forte hausse de
sell
Mo à effet de serre et la consommation tarif depuis des décennies. Alors
LUXEMBOURG
de pétrole en Europe.” que les taxes sur les carburants
Esch-sur-
Alzette
Luxembourg D’autres v illes prennent sont gelées depuis treize ans.
Rumelange
exemple sur le Luxembourg. Les “C’est une question de priorité,
Sarrebruck transports publics sont désor- résume François Bausch. Pour
FRANCE mais gratuits dans plusieurs villes moi, les transports publics comptent
Metz
européennes, notamment Tallinn, vraiment parmi les priorités d’un
en Estonie, La Valette, à Malte, gouvernement, notamment sur le
25 km ou Dunkerque et Montpellier, plan de l’infrastructure – cela néces-
Trajet effectué par Steve Rose en France. site de lourds investissements…
L’industrie automobile n’est pas
resteront un maillon important de la Question de priorité. En chargée de financer le réseau rou-
chaîne de mobilité de demain. Mais à octobre 2021, l’Autriche a lancé tier, ce sont les contribuables et les
l’avenir peut-être que les gens pren- son Klimaticket, ou “ticket utilisateurs qui le financent. Cela
dront leur voiture pour 5 kilomètres, climat” : un passe annuel offrant devrait être pareil pour les trans-
avant de la laisser à un parking et de un accès illimité au réseau de ports publics. Le principe fonda-
prendre le train pour l’essentiel de transports publics régionaux mental, c’est qu’il faut investir.
leur trajet, qu’ils finiront éventuel- dans tout le pays pour seule- Dans les infrastructures, dans un
lement avec un vélo en accès libre.” ment 3 euros par jour. Adoptée système de mobilité, dans un réseau
En dépit de sa passion pour par 31 millions de passagers sur le de transports publics de qualité – et
l’automobile, le Luxembourg seul mois de juin, l’initiative a sus- il n’y a que le secteur public qui peut
fait désormais figure de réfé- cité un fort engouement auprès du faire ça. Il est complètement illu-
rence. Dans une récente étude public, qui a d’ailleurs demandé sa soire de croire ou d’espérer que des
de Greenpeace mesurant la sim- prolongation. En mai, l’Allemagne investisseurs privés s’en chargent.”
plicité, le prix et l’accessibilité des a inauguré un passe [ferroviaire Le débat achoppe souvent sur
transports publics européens, le illimité] à 49 euros par mois. Et des questions de politique inté-
Luxembourg est le seul à avoir en 2022, en Espagne, la coalition rieure (et le Luxembourg orga-
obtenu la note maximale de 100 gouvernementale emmenée par nise des élections parlementaires
(suivi par Malte, l’Autriche et l’Al- les socialistes a réduit de 30 % le [le 8 octobre, lire ci-contre]), mais
lemagne). Le secteur du transport prix de tous les transports publics dans toute l’Europe la popula-
représente “25 % des émissions et décrété la gratuité de certaines rité des transports publics à bas
de gaz à effet de serre de l’Union liaisons ferroviaires. coût montre que les citoyens
réclament ce genre de solutions
pour lutter contre les effets de
l’inf lation, la surcharge des
réseaux routiers, la pollution
dernières législatives, social (CSV) arriverait en tête et le réchauffement climatique.
en 2018, avaient vu un recul avec 28,3 % des suffrages, “C’est la voie à suivre, analyse
des partis traditionnels, et obtiendrait ainsi 19 députés. Frédéric Meys. Nous n’avons pas
ceux-ci continuent de dominer Il serait talonné par le Parti tellement d’autre choix. Les voitures
la vie politique du duché. ouvrier socialiste électriques sont un mieux, mais
En revanche, la coalition luxembourgeois (19,8 % des elles coûtent cher et leur fabrica-
centriste (Parti démocratique, intentions de vote) et le Parti tion est source de pollution. La solu-
Parti ouvrier socialiste démocratique (17,4 %). tion passe par un réel changement
luxembourgeois et Les Verts) L’actuel chef du gouvernement, dans la mobilité : il faut passer à
est annoncée perdante. Selon Xavier Bettel, issu du Parti la marche, au vélo et aux trans-
un sondage réalisé pour démocratique, conserve ports publics. Si nous ne chan-
le compte du Luxemburger les faveurs de ses concitoyens geons pas de cap, nous allons droit
Wort et de RTL et repris par et pourrait donc rempiler dans le mur.”
Le Quotidien, le Parti chrétien- pour un troisième mandat. —Steve Rose,
publié le 20 septembre
Contact et devis sur mesure : institutions@courrierinternational.com
 26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Jeux olympiques.
La Seine-Saint-Denis
fait peau neuve
Nouveaux logements, nouvelles infrastructures : à l’approche des Jeux, le
département le plus pauvre de l’Hexagone est en plein chantier. Une rénovation
qui suscite autant d’espoirs que de craintes chez les Séquano-Dionysiens.
IKON IMAGES
—NRC extraits (Amsterdam)
L
es JO approchent au grand
galop et en Seine-Saint-
Denis, au nord de Paris,
cela se voit encore plus que dans
la capitale. Où que l’on regarde,
des grues rouge et blanc s’activent
au-dessus de chantiers qui devien-
dront autant de complexes spor-
tifs, piscines, routes et villages,
notamment pour les athlètes.
Les grondements et claquements
des machines résonnent non-
stop. Dans tout le département,
des panneaux colorés expliquent
les ots
m
des
autres
Falco/cuba
ce qui est construit et où. On y
lit même que les Jeux sont des
“accélérateurs d’histoire(s)”.
“Quand les visiteurs et les journa-
listes arriveront l’année prochaine,
ils verront que ce ne sont pas les JO de
Paris, mais de la Seine-Saint-Denis”,
s’enthousiasme le président du
conseil départemental, Stéphane
Troussel, 53 ans. Et, en un sens, il
n’a pas tort : ce n’est pas à Paris
mais bien en Seine-Saint-Denis
que les délégations olympiques
résideront pendant les Jeux. C’est
aussi là que se concentre 80 %
de ce que construit la Solideo,
L’actualité racontée par les langues étrangères. un podcast de Courrier international.
À écouter sur notre site et sur votre application de podcast préférée
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
l’établissement public chargé des
infrastructures des JO.
Pour Stéphane Troussel, la
tenue d’un tel événement dans
son département est une chance.
“La Seine-Saint-Denis est un sym-
bole des banlieues parisiennes : notre
population est jeune et populaire. Il
y a beaucoup de chômage, beaucoup
d’habitants issus de l’immigration.
Et c’est un département fortement
marqué par l’histoire de l’industria-
lisation.” Cet enfant du pays, né
à Saint-Denis, fait référence aux
usines qui ont poussé comme des
champignons à la fin du xixe et
au début du xxe siècles au nord-
est de la capitale. Les secteurs de
l’automobile et de l’acier, notam-
ment, faisaient travailler les habi-
tants en masse. Puis, quand la
France s’est désindustrialisée, les
usines ont fermé les unes après
les autres, laissant derrière elles
des chômeurs par milliers.
Miné par les problèmes sociaux
et la criminalité, le département
est devenu l’un des plus dangereux
du pays. Ce n’est pas un hasard si,
lors des émeutes qui ont suivi la
mort de Nahel, ce jeune homme de
17 ans abattu fin juin par un poli-
cier, un nombre record d’émeu-
tiers ont été arrêtés dans le “9-3”.
Stéphane Troussel espère que les
Jeux olympiques aideront à renver-
ser la vapeur. “Évidemment, nous
voulons participer à cette grande
fête du sport, mais ce qui compte
le plus pour nous, ce sont les effets
dans cinq, dix, trente ans.”
Plus de diversité. Beaucoup
de choses vont s’améliorer, assure
le dirigeant socialiste. Le village
construit pour les athlètes sera
reconverti en logements. Les pas-
serelles qui sont installées doivent,
après les Jeux, faciliter la circula-
tion des piétons et des cyclistes
dans cette zone où la voiture est
reine. Quant aux complexes spor-
tifs et aux piscines, ils seront acces-
sibles au public après 2024.
Les Séquano-Dionysiens aussi
espèrent que leur département fera
peau neuve. Dans la commune de
Dugny, où le village des médias
est en construction, la direc-
trice d’école maternelle Nathalie
Surantyn, 49 ans, aimerait que les
nouveaux logements apportent un
peu de diversité dans la popula-
tion. Quant à Sylla Karim, infor-
maticien au chômage, 40 ans, il
se dit que les Jeux peuvent amé-
liorer la sécurité et créer du lien.
Mais les JO ne suscitent pas que
des espoirs. Nathalie Surantyn
comme l’infirmière Fatihiya
Rachid craignent que la circu-
lation routière ne s’intensifie si
la population augmente. Et plu-
sieurs associations redoutent que
↙ Dessin de Stuart Kinlough,
Royaume-Uni.
les habitants les plus vulnérables
ne pâtissent des Jeux. Le collectif
Saccage 2024, par exemple, rap-
pelle qu’à Saint-Ouen un foyer
de 300 travailleurs migrants a
été démoli pour permettre la
construction du village olym-
pique. Plusieurs campements de
SDF ont été démantelés. Et des
dizaines de sans-papiers ont été
évacués de Seine-Saint-Denis.
“On n’est pas à Rio de Janeiro,
où des bidonvilles entiers sont
rasés, concède un porte-parole
de Saccage 2024. Mais ici aussi
les plus vulnérables paient le prix
des grands projets.” Le militant – il
ne veut pas que son nom appa-
raisse dans la presse – fustige
aussi les nouveaux logements en
construction. “Les organisateurs
prétendent qu’ils sont destinés aux
habitants de la Seine-Saint-Denis,
mais nous n’avons pas du tout les
moyens de nous les payer. Il y aura
20 % de logements sociaux, le reste
sera vendu à plus de 7000 euros le
mètre carré.” Il craint de plus que
les nouveaux arrivants ne fassent
flamber le coût de la vie et que le
département devienne trop cher
pour les plus pauvres.
Stéphane Troussel balaie ces cri-
tiques d’un revers de main. “Le but,
ce n’est tout de même pas que les cam-
pements restent ici pour toujours”,
dit-il en référence aux camps de
SDF qui ont été démantelés et à la
relocalisation des migrants sans
abri. Il souligne que les travailleurs
du foyer de Saint-Ouen ont été
relogés [temporairement, dans des
préfabriqués]. “En moyenne, nous
avons 35 % de logements sociaux, soit
dix points de plus que les 25 % obliga-
toires. Et 65 % de tous les sans-abri
d’Île-de-France vivent en Seine-Saint-
Denis.” M. Troussel trouve légitime
d’aspirer à ce que la population
soit plus “équilibrée”.
Le projet de rééquilibrer la
démographie de la Seine-Saint-
Denis s’inscrit dans un plus large
plan visant à sortir le département
de l’ornière. Depuis la présidence
de Nicolas Sarkozy (2007-2012),
les autorités locales s’activent à
transformer Paris et sa banlieue
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
ÉCOQUARTIER
FLUVIAL
Cité
des arts
Passerelle
UNIVERSEINE
e
in
ine
Se
Se
L’ÎLE
SAINT- Cité du
DENIS cinéma
QUINCONCES
BELVÉDÈRES
SAINT-
OUEN
Complexe
sportif
100 m
en une métropole mondiale, en
un “Grand Paris”. Dans cette
optique, de nouvelles lignes de
métro sont créées, de nouveaux
logements construits, l’activité
économique est dynamisée et la
transition énergétique accélérée,
lit-on sur le site du projet. Ainsi,
une bonne partie des grues rouge
et blanc qui se dressent dans toute
la Seine-Saint-Denis ne sont pas
directement liées aux JO.
Boom économique. Les Jeux
olympiques peuvent faire office
d’“accélérateur” du projet de
Grand Paris, estime Stéphane
Troussel. “Des choses que nous
demandions depuis des années
deviennent tout à coup possibles.”
Et c’est bien là son grand espoir :
que la Seine-Saint-Denis change
de visage et d’image, et se mette
enfin sur la voie de la prospé-
rité économique. Pendant notre
entretien, il fait par deux fois la
comparaison avec le quartier new-
yorkais de Brooklyn. “C’était aussi
une zone caractérisée par l’immi-
gration et l’industrie, avec beaucoup
de vieux bâtiments. Mais Brooklyn
s’est métamorphosé en un quartier
populaire où sont venus s’installer
des artistes, des journalistes et des
musiciens.”
Avant et pendant les JO, on
s’attend à un pic d’activité. Mais
combien de temps dureront leurs
effets bénéfiques sur l’écono-
mie? Selon les études d’impact
Pour Courrier international, le journaliste
AU-DESSUS britannique John Lichfield, correspondant
en France de The Local et de Politico, livre
Village olympique
Stade de France
DE LA MÊLÉE son regard sur la Coupe du monde de rugby.
A8
6 SEINE-
ST-DENIS
PARIS
Parlez-vous
rugby?
Quand, sur le terrain,
les joueurs de différentes
SAINT- nationalités se croisent,
DENIS
et leurs langues avec eux,
Groupe
scolaire ce n’est jamais anodin.
P
Carrefour
Pleyel M
Ligne 13 endant cette Coupe du monde
COURRIER INTERNATIONAL- SOURCE : SOLIDEO
de rugby, un groupe de sup-
Le village olympique porters irlandais brandit
après les Jeux de 2024 un calicot avec cette inscription :
Lycée
Limite du village “L’opportunité c’est fucking énorme*”.
Logements Quelle est cette langue? Ce n’est pas
du franglais, ce n’est pas non plus du
Bureaux, services
“frirlandais” [pidgin de français et
Équipements sportifs, d’irlandais]. À en croire l’inventeur de
scolaires, crèches...
la formule, c’est “la langue du rugby”.
Ces mots ont été prononcés par
Ronan O’Gara, l’entraîneur du
Stade rochelais, équipe du Top 14,
Des mesures pour motiver ses joueurs avant un
postémeutes match. Son extraordinaire discours,
filmé en vue d’un documentaire, est
●●● Élisabeth Borne devenu viral sur Internet cet été.
présentera le 9 octobre, “Ton humeur, ta performance sont
dans le cadre du Comité dictées par le mec à l’extérieur ? Non.
interministériel des villes, C’est dicté ici !**” a lancé O’Gara à
“plusieurs mesures” en réaction ses joueurs, principalement franco-
aux émeutes de cet été. phones, les plongeant dans la per-
Lors de son intervention devant plexité. “Il y a tellement de choses à
les préfets de France, début faire progresser dans cette équipe.
septembre, la Première ministre Je m’en fucking fous de l’adversaire,
avait évoqué un programme c’est ici !*”
vaste. “Notre réponse doit être Parlez-vous rugby ? Chaque pays
globale. Il y a des questions a traduit certains termes du sport
de sécurité et d’ordre public, dans sa propre langue, mais certains
bien sûr, mais plus largement mots anglais ont tendance à sortir
de respect de l’autorité, de la mêlée – même en français.
d’intégration, d’éducation, Des conversions linguistiques
de lutte contre la précarité comme essai** pour try ou talon-
et de mixité sociale.” neur** pour hooker se sont imposées.
Mais je remarque qu’en France, com-
mentateurs, entraîneurs, joueurs et
supporteurs parlent désormais de
économique des précédentes “ruck”, et non de regroupement**.
éditions, l’organisation des Ils disent un maul, et non une mêlée
Jeux coûte systématiquement ouverte**.
davantage qu’elle ne rapporte. La langue a failli brièvement deve-
Stéphane Troussel le sait bien, nir une affaire politique lors de
mais il conserve l’espoir qu’ici cette Coupe du monde. Les mail-
les choses seront différentes, car lots portés par l’équipe de France
le projet de Grand Paris existe sont illégaux, selon un récent article
depuis longtemps. Dans cinq, du journal Le Monde (qui fait partie
dix, trente ans, nous verrons bien du même groupe que Courrier
si la banlieue nord de Paris sera International). Ils proclament :
devenue le Brooklyn dont il rêve. “Rugby World Cup France 2023”.
—Floor Bouma, D’après les défenseurs de la préé-
publié le 4 août minence du français en France, on
FRANCE. 27
devrait y lire “Mondial**” ou “Coupe
du monde de rugby**”. L’article 3 de
la loi du 4 août 1994 relative à l’em-
ploi de la langue française dispose
que “toute inscription ou annonce
apposée ou faite sur la voie publique,
dans un lieu ouvert au public ou dans
un moyen de transport en commun et
destinée à l’information du public doit
être formulée en langue française”. La
législation française ne prévoit rien
pour “la langue du rugby”.
Dans un premier temps, les cali-
cots et les fanions des stades et des
villes hôtes ainsi que le site Internet
officiel en langue française étaient
truffés de mots anglais. Opening
match avait remplacé match d’ouver-
ture**, pool avait remplacé poule**,
et next match, prochain match**.
Après que Le Monde s’en est ému,
de nombreux termes ont été remis
en français.
En France, on parle
désormais de “ruck”,
et non de regroupement,
de “maul”, et non
de mêlée ouverte.
Saluons cependant les efforts
d’un certain nombre de personna-
lités anglophones du rugby – et pas
seulement Ronan O’Gara –, qui ont
plongé dans des rucks et des mauls
linguistiques pour se colleter avec
la langue de Molière.
Dans les années 2010, Jonny
Wilkinson, demi d’ouverture vedette
de l’équipe d’Angleterre, a acquis une
bonne maîtrise du français quand il a
joué pour Toulon. Le Néo-Zélandais
Ben O’Keeffe a arbitré le Top 14 la
saison dernière afin de se préparer
pour la World Cup, pardon, la Coupe
du monde. Désormais, il prévient et
sanctionne les joueurs systémati-
quement en français.
Vu les sommes d’argent bras-
sées dans le rugby français et les
difficultés financières rencontrées
par ce sport en Angleterre, au pays
de Galles et en Australie, d’autres
pourraient décider de s’inspirer
des prouesses linguistiques de
Messieurs** O’Gara, Wilkinson et
O’Keeffe.
—John Lichfield
* En sabir franglo-rugbystique
dans le texte.
** En français dans le texte.
 28. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
IKON IMAGES
—Frontier Myanmar,
extraits (Rangoon)
U comme dernier espoir
ne femme mince à la
peau claire attend avec
angoisse d’entendre ce
que va lui dire le vieil astrologue
karen [du nom d’un peuple de
Birmanie] devant lequel elle se
tient accroupie. Il marmonne,
les yeux fermés : “Je libérerai
votre mari dans une semaine. Si
ça marche, me donnerez-vous 1 mil-
lion de kyats [475 euros] ?” Ma Poe
Poe* accepte et rentre chez elle
afin de suivre les instructions
qu’il vient de lui donner.
Elle plante sept fleurs diffé-
rentes devant l’autel aux esprits
situé dans sa maison, choisis-
sant des fleurs associées, selon
les croyances locales, au lundi,
jour de naissance de son mari.
Elle place également trois dra-
peaux religieux, neuf pièces de
monnaie et un tissu vert et or sur
l’autel. Chaque matin, elle récite
le mantra bouddhique recom-
mandé par l’astrologue. Enfin,
elle porte le bracelet spécial qu’il
lui a donné, met les vêtements de
son mari dans un sac en plastique
Birmanie. Les voyants
Face à un système judiciaire verrouillé par la junte militaire, les familles
des prisonniers politiques, désespérées, se tournent vers des voyants
et des astrologues dans l’espoir d’obtenir la libération de leurs proches.
dans leur chambre et les y laisse
en attendant sa libération. Ces
rituels font partie du yadaya, des
pratiques occultes très répandues
en Birmanie et liées de manière
lointaine au bouddhisme.
Refuge religieux. Ko Myint*, le
mari de Poe Poe, a été arrêté en
avril avec onze autres hommes.
Poe Poe pense qu’il a été visé
en raison de son soutien à la
Ligue nationale pour la démo-
cratie (LND), le parti d’Aung San
Suu Kyi triomphalement réélu
en novembre 2020 avant d’être
renversé par un coup d’État, en
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
février 2021. Elle dément les accu-
sations du régime selon lesquelles
son mari serait associé aux Forces
de défense du peuple, un groupe
armé opposé à la junte constitué
à la suite des massacres de mani-
festants pacifiques perpétrés par
les militaires après le putsch.
Dès le lendemain de l’arresta-
tion de son mari, Poe Poe s’est
rendue aux bureaux de l’admi-
nistration générale de son quar-
tier et à la police, elle a parlé à
des officiers qu’elle connaissait
et a même essayé de verser un
pot-de-vin. “Ils m’ont dit que mon
mari irait en prison parce qu’il avait
↓ Dessin de Roy Scott,
États-Unis.
commis un délit. J’étais désespérée,
je ne savais pas quoi faire.”
Elle a alors cherché refuge
dans la religion et la supersti-
tion, accomplissant des rituels
quotidiens et consultant pas
moins de cinq voyants. “Il fal-
lait que j’essaie toutes les méthodes
pour faire libérer mon mari.” Des
amis ont fini par l’orienter vers
le vieux Karen, et, quatre jours
après la mise en œuvre des ins-
tructions de celui-ci, son époux
a été libéré. Il n’a passé que deux
semaines en détention, mais il a
été torturé, comme de nombreux
autres prisonniers.
Depuis le coup d’État, des mil-
liers de dissidents ont été arrê-
tés, et les tribunaux, aux ordres
du pouvoir, font pleuvoir les
condamnations. Même les avo-
cats sont sévèrement punis pour
oser défendre les prisonniers les
plus sensibles contre des accusa-
tions montées de toutes pièces.
Dans un système judiciaire aussi
verrouillé, les plus désespérés
préfèrent se tourner vers les
moines et les astrologues plutôt
que vers les avocats afin d’obte-
nir la libération de leurs proches.
Isolement. Un avocat, qui
demande l’anonymat, explique
que les défenseurs se voient régu-
lièrement refuser l’accès à leurs
clients, souvent tenus à l’isole-
ment. Et quand un avocat réus-
sit à voir son client, la rencontre
se fait en présence des représen-
tants du régime militaire. De plus,
si un prisonnier est reconnu cou-
pable en première instance, la
demande d’appel est régulière-
ment ignorée. Dans de telles cir-
constances, quoi de surprenant à
ce que nombre de personnes en
quête de justice se tournent vers
les forces occultes ?
Linn Nhyo Taryar est un astro-
logue de 28 ans, et il a passé plu-
sieurs mois en prison : “Les gens
s’adressent à des voyants parce qu’ils
n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils
pourraient faire d’autre. La seule
chose qu’il leur reste, c’est de nous
faire confiance.”
D’après Sayadaw Min Thunya,
un moine soutenant le mouve-
ment opposé à la junte, le yadaya
ne relève pas vraiment du boudd-
hisme, mais il comprend pour-
quoi certains se tournent vers
la superstition dans le contexte
actuel : “On ne peut pas faire
confiance aux avocats, aux juges,
ni même aux moines actuellement.”
La Sangha Maha Nayaka, la plus
haute autorité du clergé boudd-
histe, est largement liée au régime
militaire [ses membres étant
nommés par les autorités]. Les
moines sont donc rares dans le
mouvement de résistance, ce qui
encouragerait encore plus les
gens à consulter les astrologues.
En outre, les non-bouddhistes y
ont également recours.
C’est le cas de Ma War*, une
chrétienne bamar [l’ethnie majori-
taire en Birmanie] de 33 ans vivant
à Rangoon. Son mari a été arrêté
au cours d’un voyage d’affaires
l’année dernière. Un mois après
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
l’arrestation du mari de Ma War,
la belle-mère de cette dernière,
bouddhiste, et d’autres membres
de la famille l’ont convaincue d’al-
ler voir un célèbre astrologue. À
titre de test, elle ne lui a donné
que la date de naissance de son
époux. L’astrologue a immédia-
tement déclaré que celui-ci était
sous une mauvaise étoile et se
trouvait en prison.
Il lui a prescrit une série de
tâches à accomplir pour le faire
libérer : déposer des offrandes de
fruits dans certains temples par-
ticulièrement importants, placer
des fleurs sur son autel tous les
jours et relâcher des crabes et des
moineaux. Dans les pays boudd-
histes, les musiciens ambulants
gardent souvent des oiseaux et
autres animaux en cage près des
places publiques et des temples.
Moyennant une petite somme, les
passants peuvent ainsi relâcher les
animaux. Une manière commode
d’améliorer son karma. Outre les
frais occasionnés par ces tâches,
Ma War a versé 20 000 kyats
[8,80 euros] à l’astrologue.
Quand l’astrologue Linn Nhyo
Taryar était en prison, nombre
de ses codétenus l’ont consulté
pour connaître leur destin. Il a
“Les gens s’adressent
à des voyants parce
qu’ils ne savent pas
ce qu’ils pourraient
faire d’autre.”
Linn Nhyo Taryar,
ASTROLOGUE
découvert avec étonnement que
la plupart d’entre eux n’étaient
pas prédestinés à se retrouver en
prison. À ses yeux, le coup d’État
militaire a bouleversé et perverti
le sort des citoyens ordinaires.
“Leur avenir a été ruiné à cause de
ces mauvais dirigeants. En d’autres
termes, leur destinée a changé.”
L i n n N h y o Ta r y a r e s t
convaincu que les tenants de la
junte libèrent régulièrement des
prisonniers politiques pour s’as-
surer un bon karma, tout comme
Ma War relâche des moineaux et
des crabes : “Le but de ces amnis-
ties est de les libérer eux-mêmes [de
leurs mauvaises actions].” Les chefs
militaires birmans sont depuis
longtemps pétris de supersti-
tions et obsédés par le yadaya.
Le chef actuel de la junte, Min
Aung Hlaing, ne fait pas excep-
tion. Après le coup d’État, il est
Un atlas incontournable
BA. Bangladesh
pour comprendre les grands
enjeux internationaux
BH. Bhoutan
CA. Cambodge
LA. Laos
BH. VI. Vietnam
INDE
BA. CHINE
BIRMANIE
VI.
Naypyidaw
LA.
Golfe
du Bengale
THAÏLANDE
Rangoun
CA.
Îles
Andaman
(Inde)
COURRIER INTERNATIONAL
Océan
Indien
500 km
apparu à la télévision avec un
ruban rouge à la main droite,
censé le protéger contre le mau-
vais sort. Régulièrement, il évoque
la naissance d’un éléphant blanc,
un signe annonçant l’avènement
d’un grand roi.
D’après notre avocat anonyme,
le recours aux voyants apporte
un certain soulagement mais n’a
aucune influence sur la libéra-
tion des prisonniers. “Au moins,
[les proches des prisonniers] se font
moins de souci. Les gens libérés ne
sortent ni grâce au voyant ni grâce
à l’avocat. Les familles ne le com-
prennent peut-être pas, mais ceux
qui ont été arrêtés le savent très bien.”
Le mari de Ma War a été amnis-
tié en janvier, soit dix mois après
la consultation chez l’astrologue.
“Il n’a pas été libéré à la première
amnistie, ni à la deuxième, donc je
ne pense pas que sa libération soit • Dossier spécial :
due au yadaya, confie Ma War. Crises, comment gérer l’urgence ?
Cependant, [le recours à l’astrolo-
gie] m’apportait un certain soula- • Un tour d’horizon complet
gement. Assez pour aff ronter une
nouvelle journée.” des enjeux globaux d’aujourd’hui
—Moe Thaw Dar Swe,
publié le 4 septembre
et des défis de demain
* Les noms ont été modifiés. • Plus de 150 cartes et infographies
inédites et mises à jour
• Les meilleures analyses
SOURCE
de la presse internationale
FRONTIER MYANMAR
Rangoon, Birmanie
Hebdomadaire
frontiermyanmar.net/en
Frontier Myanmar est un
hebdomadaire d’actualité
birman lancé en 2015.
30. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
Jordanie. Nettoyer
les récifs et s’affranchir
des clichés
Nettoyer les récifs coralliens du golfe d’Aqaba, c’est l’objectif d’un groupe
de femmes mené par deux passionnées de plongée. Avec ce projet, elles sont
parvenues à dépasser les barrières sociétales.
—The Guardian, extraits
(Londres)
L
e yacht Diversity quitte le
port d’Aqaba, la seule ville
côtière de Jordanie. Sur la
droite se dessine la station bal-
néaire israélienne d’Eilat, encadrée
par des montagnes arides. Sous
sa coque, un poisson-coffre nage
paresseusement en rond dans les
eaux turquoise de la mer Rouge,
d’une clarté incroyable.
Le bateau jette l’ancre non
loin du rivage, juste en face de
la centrale thermique d’Aqaba,
puis tout va très vite : les passa-
gères enfilent leur combinaison,
s’équipent de gants et de sacs en
tissu, et se jettent à l’eau, les unes
après les autres. Elles ont toutes la
même mission : récupérer le plus
de déchets possible en moins de
trente minutes.
C’est Beisan Al-Sharif, 34 ans,
qui mène ce groupe de femmes.
Toutes font partie de Project Sea,
une initiative lancée il y a deux
ans par cette passionnée de plon-
gée et son amie Seif Al-Madanat,
avec qui elle avait pris l’habitude
de ramasser les déchets qu’elles
rencontraient durant leurs excur-
sions en mer. La communauté
réunit à présent plus de 150 béné-
voles, pour la plupart des femmes
de la région.
Écologie et solidarité. Beisan
Al-Sharif souligne : “Chaque
excursion compte au moins 50 %
de femmes, ce qui est incroyable
pour un pays du Moyen-Orient
comme la Jordanie.”
La Jordanie a beau être considé-
rée comme l’un des pays les plus
progressistes de la région, cet
État majoritairement musulman
ne se classe qu’au 122e rang sur
les 146 pays répertoriés par l’in-
dice mondial de l’égalité hommes-
femmes du Forum économique
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
mondial. Les femmes participent
peu à la vie économique et, de
manière générale, elles doivent
se conformer au rôle tradition-
nel d’épouse et de mère.
“Les stéréotypes de genre et les
attentes sociales existent bel et bien
en Jordanie et influencent le regard
que les gens portent sur certaines
activités, notamment la plongée,
explique Hana Gammoh, l’une
des plongeuses. Cependant, ces
stéréotypes sont en train d’évoluer,
et la question de savoir ce que les
femmes doivent faire ou ce qui est
attendu d’elles devient de plus en
plus ouverte et nuancée.”
Ensemble, les plongeuses ont
déjà repêché plus de sept tonnes
de déchets, du plastique pour la
plupart, comme des gobelets, des
bouteilles ou des sacs.
Le recyclage de ces déchets
profite ensuite à un autre groupe
de femmes : les réfugiées pales-
tiniennes du camp de Jabal
El-Hussein, à Amman (la capi-
tale du pays), leur donnent une
seconde vie sous forme de tote
bags. Estampillés du logo de
Project Sea, ces sacs réutilisables
aux teintes bleues sont vendus
sur les réseaux sociaux, au cours
d’événements de nettoyage et sur
le pont du Diversity, et offrent aux
Palestiniennes une source de reve-
nus dont elles ont bien besoin.
“Toute la communauté est unie
par un même objectif […] : retirer
le plus de déchets possible de la mer
Rouge et protéger nos récifs uniques”,
explique Hana Gammoh.
Si les coraux de la mer Rouge
peuvent résister à des tempé-
ratures élevées, les activités
humaines les exposent à d’autres
menaces. La population et les
infrastructures du littoral d’Aqaba
se sont développées à toute vitesse
ces dernières années, tout comme
la quantité de déchets plastiques
qui finissent dans la mer Rouge.
Beisan Al-Sharif et ses compa-
gnes ne sont que trop conscientes
de cette menace pour l’écosys-
tème sous-marin, où nagent des
poissons-clowns et des bancs de
sardines et où l’on croise parfois
une rascasse, magnifique poisson
rayé aux épines dorsales extrême-
ment venimeuses.
Nettoyer les récifs n’est pas
aussi simple qu’il y paraît. Les
plongeuses doivent déterminer
si elles peuvent libérer les coraux
des détritus sans endommager
leurs tissus sensibles, ou s’il vaut
mieux s’en abstenir.
“Ces excursions de nettoyage
mettent le mental à rude épreuve,
témoigne Hana Gammoh. Quand
on voit toute cette pollution, on vou-
drait récupérer tous les déchets, et
puis on finit par se rendre compte
que c’est impossible.”
Project Sea espère surmon-
ter cette tâche sisyphéenne en
Mer
Méditerranée SYRIE
Jabal Al-Hussein
IRAK
CISJORDANIE
GAZA Amman
ISRAËL
JORDANIE
Aqaba ARABIE
SAOUDITE
SOURCE : UNHCR
Mer
Rouge
200 km
↙ Dessin de Falco,
Cuba.
inscrivant les missions de net-
toyage dans un cadre de sensibili-
sation plus large, et en montrant
comment chacun peut contribuer
par de petits gestes à la protec-
tion de l’environnement.
“Nous encourageons tout le
monde à recycler les déchets plas-
tiques, et même, idéalement, à s’en
servir pour fabriquer de nouveaux
produits”, déclare Beisan Al-Sharif,
en référence aux réfugiées pales-
tiniennes qui fabriquent les sacs
réutilisables.
Double peine. Ses propres
parents sont nés et ont grandi
en Palestine, explique-t-elle. C’est
là que sont fabriqués les sacs, dans
le centre communautaire qu’elle
dirige depuis trois ans. Le camp
a été créé en 1952 pour accueil-
lir 8 000 réfugiés palestiniens.
Depuis, la population a été multi-
pliée par quatre, et des barres d’im-
meubles ont remplacé les tentes.
Près de 30 % des habitants du
camp vivent en dessous du seuil
de pauvreté. Les détritus s’accu-
mulent dans tous les coins, des
meubles cassés traînent devant
les bâtiments délabrés.
Dans cette zone, l’une des plus
pauvres d’Amman, les femmes
sont confrontées à un double han-
dicap : à l’extérieur du camp, elles
subissent des discriminations à
cause de leur statut de réfugiées ;
au sein du camp et de leur famille,
elles doivent souvent se confor-
mer à un rôle mineur.
“Il y a tellement de normes socié-
tales dans le camp. Les femmes ne
sont pas censées travailler, par
exemple, indique Beisan Al-Sharif.
Nous essayons de trouver des solu-
tions pour qu’elles puissent tout de
même trouver un emploi, en dépit
de leur statut.”
L’une d’entre elles, Maysoon
Abu Salem, avait désespérément
besoin d’argent pour nourrir ses
deux fils lorsqu’elle s’est séparée
de son mari. Aujourd’hui, elle
dirige le programme de forma-
tion professionnelle du centre
communautaire, et apprend aux
femmes de Jabal El-Hussein à
presser des olives ou à coudre
les sacs de Project Sea.
Hana Gammoh conclut : “À
terme, promouvoir l’égalité entre
les sexes permettra d’améliorer la
protection de l’environnement et de
créer un avenir plus juste et durable
pour tous.”
—Annika Brohm,
publié le 5 juillet
INSCRIPTION : EVENEMENTS.COURRIERINTERNATIONAL.COM/2023/LA-SOIREE-EXPAT
32. Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023

à la une

Plus de 100 000 Arméniens ont

HAUT-KARABAKH
déjà fui l’enclave séparatiste après
l’offensive éclair de Bakou qui,
en vingt-quatre heures,
le 19 septembre, aura mis fin

LA POUDRIÈRE
à un conflit vieux de près de
trente-cinq ans. Un effondrement
que personne n’avait vu venir mais
qui traduit à la fois un affaiblissement
de la Russie et une montée en puissance

DU CAUCASE
de l’Azerbaïdjan et de son allié turc.
Ya-t-il un risque de contagion à d’autres
“conflit gelés” hérités de l’éclatement
de l’ex-URSS ? Décryptage en cartes
et avec la presse étrangère.
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023 33

L’erreur de Moscou
De son côté, le Premier ministre arménien a
dénoncé le fait que l’Organisation du traité de
sécurité collective (OTSC), composée de sept
membres [Arménie, Biélorussie, Kazakhstan,
Kirghizistan, Russie, Tadjikistan] et placée sous
la férule de Moscou, ne lui était pas venue en
Enlisée dans le bourbier ukrainien, la Russie a été contrainte de laisser aide, et certains espèrent qu’Erevan va mainte-
tomber son allié arménien face à l’Azerbaïdjan. Pour ce chroniqueur nant se réorienter vers l’Occident. Le Parlement
arménien envisage de ratifier le Statut de Rome
britannique, la capitulation de la république autoproclamée du Haut- de la Cour pénale internationale, ce qui pourrait
Karabakh illustre les limites du pouvoir russe. empêcher Vladimir Poutine de se rendre dans
le pays, puisqu’il est sous le coup d’un mandat
d’arrêt émis par La Haye.
—The Guardian (Londres) voisine, selon les chiffres de l’Institut interna-
tional d’études stratégiques (IISS). Réalignement impossible. Mais on est

L
a victoire militaire remportée par l’Azer- Bakou a déjà conclu une véritable alliance encore loin de voir l’Arménie se tourner vers
baïdjan dans le conflit qui dure depuis avec la Turquie. Celle-ci lui a fourni les drones l’UE et l’Otan. “Regardez les difficultés que connaît
trente-cinq ans pour le territoire disputé Bayraktar TB2 qui l’ont aidé à remporter la l’Ukraine pour intégrer l’UE et l’Otan. Un pays
du Haut-Karabakh constitue une défaite dernière guerre en 2020. Une campagne d’au- comme l’Arménie n’a aucune chance”, souligne l’ex-
géopolitique incontestable pour la Russie, tomne qui avait duré quarante-quatre jours et pert James Nixey. L’État abritant depuis long-
partenaire et allié traditionnel de l’Arménie. avait vu l’Azerbaïdjan s’assurer la maîtrise du ← Dessin de Kroll temps une base russe à Gyumri, qui le protège
Après la chute de l’Union soviétique, Moscou ciel et bombarder les chars datant de l’époque paru dans Le Soir, de la Turquie à l’ouest, un réalignement rapide
a souvent eu pour stratégie d’attiser des conflits soviétique de l’Arménie et de ses alliés dans Bruxelles. est impossible.
pour affaiblir ses voisins immédiats, provoquant le Haut-Karabakh. Bakou avait alors repris les Si la Russie ne peut pas ou ne veut pas défendre
des troubles en Ukraine, en Moldavie et territoires perdus en 1994 et, dans les l’Arménie, cela pourrait ne pas avoir de consé-
en Géorgie. Mais cette fois, le Kremlin accords de paix qui ont suivi, la popula- quence notable sur d’autres conflits postsovié-
a dû s’adapter à l’ascension de la puis- tion arménienne locale a dû se conten- tiques gelés, parce que les pays impliqués sont
sance azerbaïdjanaise, au point de se ter du cœur de la région, tandis que près moins puissants que l’Azerbaïdjan ou qu’ils
montrer prêt à sacrifier un vieil allié. de 2 000 soldats russes étaient déployés sont tout simplement moins hostiles vis-à-vis
Au début du mois dernier, avant la crise ANALYSE pour maintenir la paix et surveiller les de Moscou.
actuelle, Nikol Pachinian, le Premier frontières et le petit corridor de Latchine, Selon Magomed Torijev, journaliste spécia-
ministre arménien, regrettait que la dépendance qui conduit vers l’Arménie. liste de la région du Caucase, le gouvernement
historique “à 99,99 %” de son pays vis-à-vis de la Or, durant la période qui a précédé la guerre géorgien est “de plus en plus amical envers la
Russie en tant que partenaire dans le domaine en Ukraine, l’Azerbaïdjan s’est également tour- Russie” et ne donne pas l’impression de tenir
de la sécurité ait été “une erreur stratégique”. née vers le Kremlin. Son président, Ilham Aliev, fermement à récupérer l’Ossétie du Sud ou
dont le père avait été membre du KGB et du SUR NOTRE SITE l’Abkhazie. Quant à la Moldavie, confrontée à
Mauvais pari. Entre-temps, il était devenu Politburo, s’est rendu à Moscou deux jours avant ses propres séparatistes en Transnistrie, elle
évident que la Russie s’était enlisée dans le l’invasion pour signer un accord d’alliance avec courrierinternational.com n’est pas prête à défier le Kremlin.
bourbier ukrainien, et qu’elle ne serait donc Vladimir Poutine. Par la suite, l’Azerbaïdjan a Dans d’autres pays, comme la Syrie, l’alliance
pas en mesure d’empêcher l’Azerbaïdjan de accepté d’acheter du gaz russe, et d’aucuns se “En un battement entre la Russie et le régime au pouvoir conso-
reprendre enfin le pouvoir sur une enclave sont demandé si ce n’était pas un moyen pour de cils” : la chute du lidera la position de ce dernier, et la présence
territoriale aux mains des Arméniens, enclave le pays de satisfaire à ses engagements d’expor- Haut-Karabakh que de Moscou sera sans doute durable, à moins
qu’elle s’est efforcée de conquérir depuis l’ef- tation vers l’Union européenne (UE). personne n’a vu venir. d’être directement remise en cause. Mais ce qui
fondrement de l’URSS. Le Haut-Karabakh a changé, conviennent les analystes, c’est que
“Il est clair que les ressources russes ne sont pas a disparu si vite que des pays plus forts, comme l’Ukraine et l’Azer-
inépuisables”, commente James Nixey, spécialiste L’Azerbaïdjan est plus grand sa population “n’a eu baïdjan, sont disposés à défier la Russie et qu’ils
de la Russie au sein du think tank britannique et plus riche que l’Arménie que quelques minutes en ont les moyens, plus que jamais auparavant.
Chatham House. “Le Karabakh est manifeste- et, comme la Russie, pour faire ses bagages “La réalité, c’est que la Russie s’affaiblit depuis
ment une question de moindre importance pour la et abandonner déjà un certain temps”, conclut Neil Melvin.
Russie. Ce n’est pas, comme la Crimée ou la Syrie, c’est une autocratie. ses maisons”, déplore —Dan Sabbagh,
un endroit d’où il est possible de projeter sa force.” The New York Times publié le 25 septembre
“D’une certaine façon, la Russie a misé sur le La dernière attaque azerbaïdjanaise en date, dans un reportage
mauvais pays, estime Neil Melvin, directeur des lancée il y a deux semaines, n’a duré que vingt- qui revient sur trente
études de sécurité internationale au think tank quatre heures. Pendant l’assaut, plusieurs sol- années de conflit entre
Royal United Services Institute. L’Azerbaïdjan dats de la force d’interposition russe ont été l’enclave arménienne SOURCE
est beaucoup plus proche de la Russie : les deux tués par les troupes de Bakou. Le président autoproclamée
pays ont une frontière commune. On voit bien Aliev a appelé le Kremlin le lendemain pour et l’Azerbaïdjan. THE GUARDIAN
quelle est la puissance dominante dans le Caucase présenter ses excuses, et l’affaire semble pour Londres, Royaume-Uni
du Sud désormais, et on dirait que la Russie veut l’essentiel réglée, sans que Moscou se soit vrai- Quotidien, 105 000 ex.
s’aligner sur elle.” ment plaint. theguardian.com
L’Azerbaïdjan est plus grand et plus riche que Au sud de l’Azerbaïdjan se trouve l’Iran, un Né en 1821, The Guardian
l’Arménie et, comme la Russie, c’est une auto- des rares proches alliés de la Russie, et en mai est le journal de référence de
cratie. L’économie du pays, qui s’appuie sur les trois pays se sont entendus sur la construc- l’intelligentsia, des enseignants
des réserves non négligeables de pétrole et de tion d’une nouvelle voie ferrée le long de la mer et des syndicalistes.
gaz, permet de financer une armée plus impo- Caspienne, dont Moscou prétend qu’elle pour- Orienté au centre gauche,
sante – son budget pour la défense, qui s’élève rait créer une route commerciale capable de proeuropéen, il se montre
à 2,64 milliards de dollars [2,51 milliards d’eu- rivaliser avec le canal de Suez, ce qui semble très critique vis-à-vis du
ros] est 3,5 fois supérieur à celui de l’Arménie quelque peu optimiste. gouvernement conservateur.
34. À LA UNE Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023

VERS UNE RECOMPOSITION Haut-Karabakh,

cent ans de bouillonnements

DES BLOCS 1923 : création d’une république

autonome par Staline
Mer
Caspienne
RSS
DE GÉORGIE
U R S S
Dans cette crise, la Turquie et l’Azerbaïdjan s’affirment fortement ;
le conflit entre l’Iran et Israël, qui soutient Bakou, s’étend au Caucase RSS
D’AZERBAÏDJAN
du Sud. Quant à la Russie, elle joue gros, avance cet expert russe. RSS
D’ARMÉNIE
République autonome
du Haut-Karabakh
—Rossia v Globalnoï Politiké, mise impérialiste, celle de l’unité turcique. Elle

TURQUIE
extraits (Moscou) avait d’abord misé sur la libéralisation comme
source de rayonnement impérialiste, puis sur
ROSSIA V GLOBALNOÏ POLITIKÉ : À en croire les le rattachement à l’UE et enfin, à l’époque des EMPIRE
100 km D’IRAN RSS République
commentaires dans les médias, la Turquie “printemps arabes”, sur la démocratisation socialiste soviétique
s’affirme de plus en plus. Les relations entre islamique. Aujourd’hui, on assiste à l’apparition 1988-1994 : fin de l’URSS, sécession
l’Iran et l’Azerbaïdjan étaient déjà exécrables d’un nouveau récit turc, celui du panturquisme. du Haut-Karabakh en 1991
et guerre de 1988-1994 Mer
et on voit que désormais Israël fournit une En toute logique, si cette voie est poursuivie, la Caspienne
aide active à Bakou. On entend parler de question des Azéris iraniens se posera. RUSSIE
nouveaux blocs informels, avec d’un côté GÉORGIE
“Zone de sécurité” (sous contrôle des
la Turquie, l’Azerbaïdjan et Israël, et de À Erevan se trouve la très imposante ambas- forces arméniennes du Haut-Karabakh)
l’autre, l’Iran, la Russie et… je ne sais quel sade des États-Unis, peut-être bien la plus
autre partenaire. grande de toutes. Pourtant, on a l’impression ARMÉNIE AZERBAÏDJAN Bakou
NIKOLAÏ SILAEV* : En réalité, on parle de blocs que l’Occident observe la situation en silence. Erevan
depuis l’effondrement de l’URSS, en tout cas L’Occident a visiblement voulu exclure la Russie Ligne de cessez-
le-feu de 1994
depuis les années 1990. Et les choses du règlement du conflit entre l’Armé- NA

TURQUIE
étaient toujours à peu près présentées nie et l’Azerbaïdjan. Mais qu’en a-t-il K.
(A
Z.)
ainsi : d’un côté la Turquie et l’Azer- retiré? Je dirais que la politique vis-
baïdjan, auxquels on rattachait parfois à-vis du Caucase du Sud n’est pas sa
la Géorgie, et de l’autre, la Russie, priorité. Il y a vingt ans, l’Occident IRAN
100 km
l’Arménie et l’Iran. La Russie a toujours INTERVIEW croyait au triomphe de la démocratie, NAK. Nakhitchevan
essayé de se tenir à l’écart de cette tandis qu’aujourd’hui on ne voit ni 2020 : deuxième guerre et victoire
logique de blocs dans le Caucase. Aujourd’hui, triomphe de la démocratie ni croissance rapide de l’Azerbaïdjan
Mer
elle se trouve face à une situation difficile du de l’influence occidentale. RUSSIE Caspienne
fait que l’Iran est un partenaire clé, tandis que
l’Azerbaïdjan est l’un des pays que doit traverser Ce n’est peut-être pas leur priorité, mais c’en GÉORGIE
SOURCE
la voie de transport international en construc- est une pour nous. Que doit faire la Russie? Forces d’interposition russes
(2 000 hommes)
tion baptisée “Couloir Nord-Sud” [itinéraire À en croire les médias, toute cette histoire serait ROSSIA V
ferroviaire et maritime conçu pour assurer la déjà terminée. Au niveau politique, quelques GLOBALNOÏ ARMÉNIE AZERBAÏDJAN Bakou
liaison entre la Russie et l’Inde via l’Iran]. problèmes très importants restent cependant POLITIKÉ Erevan
À l’heure actuelle, ce sont la Turquie et l’Azer- en suspens. Premièrement, comment éviter le Moscou, Russie Gains territoriaux
de l’Azerbaïdjan
baïdjan qui ont l’initiative. L’Azerbaïdjan se trouve nettoyage ethnique dans le Haut-Karabakh et Bimestriel NA
après six semaines
de combats en 2020
TURQUIE

cependant dans une situation difficile : un rêve quels sont les instruments dont dispose la Russie globalaffairs.ru K. contre l’Arménie
(A
Z.) et les séparatistes
qui se réalise pose inévitablement la question à cet effet? Deuxièmement, les déclarations tri- Créée en 2002,

SOURCES : ATLAS HISTORIQUE (G. DUBY, LAROUSSE), LE DESSOUS DES CARTES (SEPTEMBRE 2023)
Corridor
d’un rêve nouveau. Que faire ensuite? Aura-t-il partites signées par Poutine, Aliev et Pachinian “La Russie dans de Latchine
assez de bon sens pour oublier ce qui se disait au cours de dernières années sont toujours en la politique globale” IRAN
100 km
par le passé à Bakou, à savoir que l’Arménie c’est vigueur. Il y est question de rétablissement des comble l’absence NAK. Nakhitchevan
l’Azerbaïdjan de l’Ouest et qu’il faut continuer de réseaux de transport, de frontières et d’accord de revue russophone 2023 : opération militaire azerbaïdjanaise,
et reprise du Haut-Karabakh
réaliser des gains territoriaux et créer un cou- de paix. La Russie, d’une manière ou d’une reconnue à l’étranger Mer
loir terrestre vers le Nakhitchevan? L’évolution autre, sera impliquée dans toutes ces questions. en matière de RUSSIE Caspienne
de la situation dépendra notamment de cela. Quoi qu’il en soit, il est clair que si le Haut- relations
GÉORGIE
Karabakh servait auparavant de baromètre internationales. Septembre 2023 : les séparatistes
du Haut-Karabakh déposent les armes
Parce qu’en plus de l’“Azerbaïdjan de l’Ouest”, de la situation dans la région – il indiquait qui La publication se après une offensive éclair de Bakou.
il y a aussi l’“Azerbaïdjan du Sud”, qui se était le plus fort et qui était le plus faible, qui propose d’intégrer
trouve en Iran [où vivent entre 20 et 30 mil- avait le plus d’influence –, aujourd’hui, ce baro- les élites politiques ARMÉNIE Bakou
lions d’Azéris]. Cette question préoccupe mètre est caduc. et économiques Erevan
AZERBAÏDJAN
énormément les autorités iraniennes. —Propos recueillis par Fiodor Loukianov, russes dans les grands
Oui, Téhéran s’en inquiète. Cette problématique publié le 25 septembre débats mondiaux. NA
TURQUIE

K.
a été soulevée par Bakou, non pas au cours des (A Blocus azerbaïdjanais
Z.) du corridor de Latchine
dernières années, il est vrai, mais elle nourrit * Chargé de recherche au Centre des problèmes durant neuf mois
(décembre 2022
également les inquiétudes. En ce qui concerne du Caucase de l’Institut des relations internationales IRAN à septembre 2023).
la Turquie, on peut dire qu’en misant sur l’Azer- de l’université du ministère des Affaires étrangères 100 km
La Russie n’intervient pas.
baïdjan, elle vient de remporter sa dernière de Russie. NAK. Nakhitchevan
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023 LA POUDRIÈRE DU CAUCASE. 35

Caucase : au carrefour des empires

Alliances : un jeu complexe
Azerbaïdjan et son allié turc
KARATCHAÏÉVO-
R U S S I E
TCHERKESSIE Arménie, pays enclavé
KABARDINO- Républiques séparatistes
BALKARIE Grozny soutenues par la Russie

INGO
ABK Minorité azérie en Iran
HA

UCH
ZIE TCHÉTCHÉNIE
TCHÉTCHÉNIE Makhatchkala (environ 15 millions)
Vladikavkaz
C

IE
a u
Bases militaires russes

c a Base militaire américaine

OSSÉTIE s e
DAGHESTAN
DAGHESTAN

Mer DU SUD
Noire Poti Enjeux énergétiques et commerciaux
GÉORGIE Tbilissi Principaux pipelines d’exportation vers
Mer la Turquie, la Russie et l’Europe
Batoumi Caspienne Oléoducs
Gazoducs
Trabzon
Gyumri Projet de gazoduc
Turquie/Nakhitchevan
AZERBAÏDJAN
TURQUIE ARMÉNIE Bakou Corridor de Zanguezour (projet)

Erevan
BTC
TANAP - TAP Igdir
Erzurum
Sederek
NA
K.
2 octobre : 100 000 Arméniens
ont déjà quitté l'enclave
du Haut-Karabakh selon Erevan.
25 septembre : visite d’Erdogan
dans l’enclave du Nakhitchevan.
Au-delà d'un projet de gazoduc,
le président turc a évoqué avec
son homologue azerbaïdjanais
la question du corridor de Zanguezour.
HAUT-
KARABAKH Le retour de la poudrière du Caucase ?
Zones de fortes tensions
Conflits des années 1990 et 2000
Opération militaire
Goris du 19 septembre 2023 : Opération militaire azerbaïdjanaise
(A l’Azerbaïdjan contrôle
Z.) tout le Karabakh. du 19 septembre 2023
Les séparatistes arméniens
déposent les armes. Mouvement de population arménienne
du Haut-Karabakh vers l’Arménie
Forces d'interposition russes
(2 000 hommes)
Tabriz Ardabil
AZ. Azerbaïdjan
BTC Bakou - Tbilissi - Ceyhan
IRAN TANAP - TAP Trans-Anatolian Natural
Gas Pipeline - Trans Adriatic Pipeline
Nak. Nakhitchevan

SOURCES : GRAND ATLAS 2022 (F. TÉTART, AUTREMENT),

SYRIE IRAK 100 km
FRANCE INFO, US GEOLOGICAL SURVEY,
CENTER FOR STRATEGIC & INTERNATIONAL STUDIES

100000 réfugiés : un éclair lancée par Bakou.” Un mince contingent déposeraient les armes et renonceraient à la lutte
qui pourrait bientôt, lui aussi, quitter le Haut- politique pour l’indépendance”.

exode quasi complet

Depuis le début de l’offensive azerbaïdjanaise,
le 19 septembre, la plupart des 120000 Arméniens
de l’enclave ont déjà quitté le Haut-Karabakh.
Karabakh, puisque “40 bus ont été aff rétés par le Des garanties qui ont été jugées insuffisantes
gouvernement arménien pour évacuer ceux qui par les habitants de la région, et à juste titre, fait
n’ont pas de moyens de transport”. remarquer le quotidien britannique. “L’Azerbaïdjan
Le voyage pour quitter l’enclave, observe de n’est pas une démocratie, et être réintégré dans un
son côté El País, ressemble fort à un aller simple. pays où les libertés fondamentales ne sont pas proté-
La population qui quitte le Haut-Karabakh, gées n’est pas une perspective attrayante”, tranche
direction les premières villes arméniennes ce journal progressiste.
frontalières de Kornidzor et Goris, “ne prévoit Vivre dans un territoire gouverné par Bakou
pas de revenir”, note le média madrilène, qui a ne semble donc pas une option acceptable pour
recueilli les témoignages des déplacés. la population du Haut-Karabakh.
“Nous n’avons pas décidé de partir, Aussi parce que, souvent, explique
nous y avons été forcés, s’exclame à El País Ourmat Kouchtchoubekov,

E
n l’espace d’une semaine seulement, le Haut- ainsi Assia Avetissian auprès du membre de l’équipe de Médecins
Karabakh est devenu une terre vide.” Tel reporter espagnol. Les soldats azer- REVUE sans frontières déployée à Goris,
est le triste constat d’Il Manifesto, quo- baïdjanais ont commencé à nous crier DE PRESSE “ces personnes sont traumatisées par
tidien italien qui dispose d’un envoyé spé- dessus pour nous dire que, si nous ne neuf mois de blocus, l’escalade récente
cial sur place. partions pas, ils nous tueraient.” de la guerre et le voyage jusqu’ici. La situation
“Plus de 100 000 personnes ont déjà fui vers Pourtant, officiellement, note The Guardian, psychologique dans laquelle ils arrivent est ter-
l’Arménie, dénombrait ce journal communiste “le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, n’a pas rible, et en plus, sur place, ils se rendent compte
le dimanche 1er octobre, et, désormais, il ne reste ordonné aux 120 000 Arméniens de la région de que personne ne sait vraiment ce qu’il va adve-
qu’une petite partie des 120 000 résidents armé- partir; Bakou a même proposé d’accorder la citoyen- nir d’eux.”
niens qui peuplaient ce territoire avant l’opération neté à tous les Arméniens du Haut-Karabakh qui —Courrier international
36. À LA UNE
Sommet
L’Union européenne
aux abonnés absents
●●● Le 5 octobre à Grenade,
en Espagne, se tiendra le troisième
Sommet de la Communauté politique
européenne, l’instance informelle
de coopération intergouvernementale
lancée par Emmanuel Macron.
À cette occasion, le président
de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev,
et le Premier ministre arménien,
Nikol Pachinian, devraient
s’entretenir en tête à tête pour
la première fois depuis le début
de la crise au Haut-Karabakh.
Une rencontre qui, vu la présence
concomitante des leaders des pays
de l’Union européenne (qui tiendront
une réunion informelle le lendemain),
se déroulera en quelque sorte
sous la houlette de l’UE. L’occasion
pour Bruxelles d’enfin donner
l’impression de déployer une action
diplomatique forte dans ce conflit,
où elle a été jusqu’ici transparente,
dénonce Politico. “Le président
du Conseil européen, Charles Michel,
et la présidente de la Commission
européenne, Ursula von der Leyen,
semblent avoir été pris au dépourvu par
cette crise, regrette le site d’information
établi à Bruxelles. Le premier a passé
un appel téléphonique optimiste
à M. Aliev, demandant que
les Arméniens du Karabakh soient
bien traités, et la deuxième
n’a fait aucun commentaire.”
Plus largement, le média
anglophone semble douter que l’UE
puisse envisager de sanctionner Ilham
Aliev, notamment parce que les États
membres semblent divisés
sur le sujet, confirme à son tour
le Corriere della Sera.
“Alors que la France, l’Allemagne
et les Pays-Bas sont proches de
l’Arménie, d’autres pays – parmi
lesquels l’Italie – sont attentifs
à conserver de bons rapports
avec l’Azerbaïdjan, qui est un important
fournisseur de gaz”, analyse le média
italien, qui conclut tout de même
sur une note d’espoir mitigée :
“Lors de la rencontre de Grenade,
on devrait commencer à parler d’un
traité de paix, mais malheureusement
l’UE n’arrive pas à ce rendez-vous dans
les meilleures dispositions.”
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
PACHINIAN PEUT-IL RESTER
PREMIER MINISTRE ?
En Arménie, depuis la capitulation des autorités de l’enclave,
la rue et l’opposition exigent la démission de Nikol Pachinian,
qu’ils accusent d’avoir trahi les intérêts du peuple arménien.
L
e Premier ministre de l’Arménie, Nikol leader légitime se détache, analyse le quoti-
Pachinian, dont la cote de popularité avoi- dien russe Nezavissimaïa Gazeta.
sine les 15 %, fait face à une levée de boucliers Le problème, observe l’historien Grant
depuis la capitulation du Haut-Karabakh. Il Mikaelian dans le même journal, est que “l’op-
est accusé de traîtrise par la rue et par l’op- position ne propose aucun programme d’action.
position réunie autour de l’ancien Ses chances de faire tomber Pachinian
Premier ministre Vazgen Manoukian. sont plus élevées qu’en 2020, mais elles
Les protestataires et les politiques restent inférieures à 50 %, car le mou-
formulent deux exigences : que Nikol vement est très mal organisé et les auto-
Pachinian renonce à reconnaître le REVUE rités ont préparé la résistance.”
Haut-Karabakh comme faisant partie DE PRESSE Mais la peur semble s’installer
intégrante de l’Azerbaïdjan, et qu’il aussi dans le camp du pouvoir, à en
démissionne. Mais, au bout d’une semaine de croire le site arménien Aysor : “Les députés du
→ Dessin de Chappatte contestation, face à un Pachinian accroché à parti au pouvoir font des déclarations ‘audacieuses’
paru dans Le Temps, son fauteuil et à une opposition en mal de pro- en blâmant la Russie [pour sa prétendue inaction],
Genève. gramme, l’énergie de la rue semble s’épuiser. mais il paraît que, depuis le 19 septembre, la plu-
Difficile aujourd’hui de trouver des médias part d’entre eux ont peur de sortir dans la rue.”
arméniens qui soutiennent le gouvernement —Courrier international
d’Erevan. Tout le monde se demande quel évé-
nement encore plus dramatique pourrait faire
sortir les Arméniens de leur sidération. Si la Réactions
capitulation est devenue possible, c’est que
les Arméniens “n’ont pas dégagé [à temps]” le
Premier ministre Nikol Pachinian, fustige le Haut-Karabakh :
quotidien arménien Golos Armenii. Aujourd’hui,
ils “récoltent ce qu’ils ont semé”.
une dissolution
contestée
Sévère riposte. Mais celui que la majorité des
Arméniens considèrent comme le principal res- ●●● La signature du décret de dissolution
ponsable de ce drame national tient beaucoup à de la république du Haut-Karabakh,
son fauteuil. À l’occasion du 32e anniversaire de le 28 septembre, par son dernier président,
l’indépendance de l’Arménie, le 21 septembre, au Samvel Chahramanian – dissolution
lendemain du début de l’exode des Arméniens effective à partir du 1er janvier 2024 –,
karabakhis, il a cru bon de préciser dans son dis- suscite une levée de boucliers en Arménie.
cours que “la riposte aux manifestants pourrait “Un État qui annonce sa dissolution ?
être rude”, rappelle le journal russe RBK. Des Je ne me souviens pas d’une telle pratique”,
dizaines de protestataires ont été placés sous a déclaré Alvina Guiouloumian, ancienne
les verrous depuis le 20 septembre. Le 23 sep- juge à la Cour européenne des droits
tembre, le Service de sécurité arménien a arrêté de l’homme, au site Russia Armenia Info.
l’ancien maire d’Erevan et ex-vice-président du Le juriste Guevork Danielian estime
Parlement Albert Bazeian ainsi que sept de ses sur le même site que le décret a été signé
collaborateurs, “accusés de comploter au sein de “sans tenir compte du droit international
l’organisation militaire et patriotique Les Croisés, et dans la plus grande hâte de mettre
afin de liquider physiquement le Premier ministre les gens devant le fait accompli. Mais
Pachinian et d’usurper le pouvoir”, rapporte le ce décret n’a aucun sens si, même sans lui,
site News Armenia. l’Azerbaïdjan considère que la république
Le mouvement de protestation, pour sa part, du Haut-Karabakh n’existe pas.” Sur le site
rencontre de nombreuses difficultés. Il est Russia Artsakh, le politologue Ara
“mené par plusieurs organisations politiques dont Pogossian s’insurge : “Un État est dissous
les leaders luttent contre Pachinian depuis 2020 par l’usage de la force. Pouvez-vous
[après la défaite cuisante des Arméniens dans la imaginer les conséquences d’une telle
deuxième guerre du Karabakh contre l’alliance démarche ? Et le fait qu’il s’agisse d’un État
turco-azerbaïdjanaise]”, sans toutefois qu’un non reconnu n’a ici aucune importance.”
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
Sacrifiés sur
l’autel de
la realpolitik
Dans un article à charge,
ce journaliste libanais d’origine
arménienne renvoie dos
à dos Russes, Européens et
Américains et tire à boulets rouges
sur les dirigeants arméniens.
—Daraj, extraits (Beyrouth)
L
e 19 septembre, l’armée azerbaïdjanaise a
lancé une vaste offensive, injustifiée, contre
la république rebelle du Haut-Karabakh.
Avec des drones de fabrication israélienne
et turque, ainsi que des missiles Lora israé-
liens, elle a attaqué ses positions défensives
et sa défense aérienne, pour ensuite couper les
routes et isoler les localités les unes des autres.
Une seule journée de violents affrontements
a suffi pour amener les dirigeants du Karabakh
à signer une reddition sans conditions, selon
un accord obtenu par la médiation des forces
de maintien de la paix russes stationnées dans
la région.
Cette agression avait été préparée de longue
date, et plus précisément depuis le 12 décembre
2022. C’est à cette date que l’Azerbaïdjan a imposé
un blocus en coupant l’unique route qui relie
le Haut-Karabakh à l’Arménie, en passant par
le corridor de Latchine. Ce sont des soi-disant
“militants écologistes” – en réalité des agents
gouvernementaux azerbaïdjanais – qui s’étaient
chargés de bloquer cette route.
Les forces de maintien de la paix russes sont
restées passives, alors même qu’elles étaient jus-
tement censées garantir [la libre circulation]
dans ce corridor.
Ainsi, les quelque 120 000 habitants de l’en-
clave ont été soumis à la faim, et ont subi des
pénuries de médicaments, de combustibles pour
le chauffage et d’essence, y compris pour les
ambulances et les véhicules militaires.
Pendant ce temps, l’Azerbaïdjan relançait ses
importations d’armes, notamment en prove-
nance d’Israël. [Depuis mars], onze avions [de
transport militaire] Iliouchine 76 azerbaïdja-
nais, d’une capacité de stockage de 40 tonnes
de cargaison, sont arrivés en Israël pour repar-
tir avec des armes à bord, dont cinq pendant la
seule première moitié de septembre [selon le
quotidien israélien Ha’Aretz].
Toujours début septembre, l’Azerbaïdjan a
également commencé à rassembler des forces
autour du Karabakh et près de la frontière armé-
nienne. Ilham Aliev [le président azerbaïdjanais]
a toujours voulu la guerre et non pas des négo-
ciations et la paix.
Afflux de pétrodollars. Son attitude belli-
queuse s’explique en partie par le soutien turc. Le
président turc, Recep Tayyip Erdogan, ne cache
pas son appui à l’agression azerbaïdjanaise, exac-
tement comme [lors de la guerre entre l’Azer-
baïdjan et l’Arménie] en 2020, dans laquelle des
soldats turcs sont intervenus directement [aux
côtés des troupes azerbaïdjanaises].
Mais comment s’en étonner, alors que cela
fait trente ans que la Turquie impose un blocus
aux Arméniens, probablement parce qu’elle ne
leur a pas pardonné d’avoir survécu au géno-
cide [commis contre eux en 1915 sous l’ancien
Empire ottoman].
LA POUDRIÈRE DU CAUCASE. 37
La réaction de la Russie aussi a été favorable à
l’Azerbaïdjan. Non seulement les forces russes
de maintien de la paix ont assisté sans broncher
à l’agression, mais en plus Moscou [alliée tra-
ditionnelle de l’Arménie] a donné l’ordre à son
personnel sur place de blâmer l’Arménie plutôt
que l’Azerbaïdjan.
Quand des forces militaires
turques sont intervenues
en 2020, la Russie
n’a pas bougé pendant
quarante-quatre jours.
De son côté, l’Union européenne (UE) a ali-
menté les velléités de l’Azerbaïdjan en lui ache-
tant de plus en plus de pétrole et de gaz pour
compenser l’embargo occidental sur les hydro-
carbures en provenance de Russie.
Pour punir Vladimir Poutine de son invasion
de l’Ukraine, l’UE a donc fait affluer des pétro-
dollars en Azerbaïdjan, et l’anéantissement du
Haut-Karabakh n’aura été qu’un dommage col-
latéral de sa realpolitik.
Pour ce qui est du président américain, Joe
Biden, il a longuement hésité avant de finalement
qualifier [en mars 2021] de génocide les mas-
sacres ottomans de 1915 contre les Arméniens.
En 2022, la mémoire en était encore vive, mais
alors qu’il avait eu assez de temps et d’occasions
pour mettre en garde Ilham Aliev, par des sanc-
tions, pour prévenir l’épuration ethnique au
Karabakh, il n’en a rien fait.
L’erreur fatale est à chercher dans la classe
politique arménienne, qui n’a pas compris les
évolutions de la scène internationale et qui a
continué à compter sur la Russie. Or la Russie de
Vladimir Poutine n’est pas celle de Boris Eltsine.
Les Arméniens comptaient sur Moscou pour
SOURCE contenir les ingérences turques dans le Caucase
du Sud et ainsi assurer l’équilibre des forces avec
DARAJ l’Azerbaïdjan. Mais ils ont eu tort.
Beyrouth, Liban Quand des forces militaires turques sont inter-
daraj.com venues dans la guerre de 2020, la Russie n’a pas
Daraj, “escalier” bougé pendant quarante-quatre jours. Ce qui a
laissé le temps aux Azerbaïdjanais de détruire
en arabe, est un site
d’information les forces du Karabakh et l’armée arménienne.
alternatif né en 2017 L’impuissance de l’élite politique arménienne
à Beyrouth. Son équipe est consternante. Depuis la “révolution de velours”
rédactionnelle de 2018, elle se déchire entre les actuels dirigeants
est composée de “révolutionnaires” d’un côté, et les adeptes de
journalistes du Liban l’ancien régime de l’autre. Trop préoccupée par
et d’autres pays des luttes intestines, elle ne se rend pas compte
arabes. Plusieurs du danger existentiel qui pèse sur son pays.
de ses sujets sont Les petites nations n’ont guère droit à l’erreur.
aussi rares, voire Chaque défaite peut leur être fatale. Même l’Ar-
inexistants, dans ménie n’était plus là pour secourir l’aigle blessé
les autres médias du Karabakh quand l’Azerbaïdjan a attaqué,
de la région. le 19 septembre.
Maintenant, les habitants du Karabakh sont
les otages des forces azerbaïdjanaises. Le maître
de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev, annonce leur “inté-
gration” forcée. Une terminologie qui rappelle de
sinistres souvenirs de camps de concentration.
—Vicken Cheterian,
publié le 22 septembre
38. À LA UNE
Contexte
Conflits “gelés” :
à qui le tour ?
●●● “Mis à part la guerre
de Tchétchénie, c’est la première fois,
dans l’espace postsoviétique,
qu’un terme est mis à un conflit
séparatiste par la force”, rappelle
le site économique russe RBK. C’est
pourquoi la reddition du Haut-Karabakh
pourrait avoir des répercussions sur
l’ensemble de l’espace postsoviétique.
Après trente années de statu quo
précaire, “l’histoire de la république
du Haut-Karabakh s’est terminée en
vingt-quatre heures”. Elle s’inscrit,
comme l’explique le politologue Arkadi
Doubnov sur le même site, dans l’onde
de choc générée par l’éclatement
de l’URSS : c’est un conflit régional
non réglé, “gelé”, qui se réveille.
Or les “conflits gelés”, qui constituent
autant de poches explosives dans
l’espace postsoviétique, ne manquent
pas : celui qui oppose la république
autoproclamée moldave de Transnistrie
à la Moldavie, et ceux qui opposent
les régions géorgiennes d’Ossétie
du Sud et d’Abkhazie à la Géorgie.
“Tous les pays de l’espace postsoviétique
vont pouvoir tirer les conclusions de ce
précédent, expose-t-il, ce qui n’augure
rien de bon en matière de risques
de nouveaux conflits sur le territoire
de l’ex-URSS.” Et par conséquent,
beaucoup de problèmes pour Moscou.
En effet, rappelle le journal Novyé
Izvestia, l’architecture de la sécurité
postsoviétique et de la “protection
contre l’‘otanisation’” inclut le soutien
à ces régions séparatistes. Or comme
la Russie a montré sa faiblesse
au Haut-Karabakh, la Géorgie,
par exemple, “va prêter encore plus
d’attention à l’avis de Bakou et d’Ankara,
qui ont fait la preuve de leur force
et de leur solidité”. “Sans penser prendre
sa revanche immédiatement”, Tbilissi
pourrait réactiver sa “politique
de réunification des territoires”.
Concernant la Moldavie, la situation
serait inverse. À savoir que Chisinau
pourrait être tenté de “lâcher”
la Transnistrie, estime le même titre.
En effet, réintégrer par la force
la république de Transnistrie aurait
des répercussions sur la balance des
forces politiques dans le pays réunifié :
sachant que sans la Transnistrie
la Moldavie est déjà divisée entre
prorusses et proeuropéens, inclure
la Transnistrie aurait pour conséquence
de créer une large majorité en faveur
de la Russie.
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
LA VOIE VERS
LE “MONDE
TURC” EST
OUVERTE
Pour la presse turque, la conquête
du Haut-Karabakh par Bakou
et les négociations à venir autour
d’un hypothétique corridor
terrestre entre l’Azerbaïdjan
et la Turquie sont riches
de promesses économiques,
énergétiques et géopolitiques.
L
a victoire éclair de l’Azerbaïdjan, qui est Depuis l’invasion de l’Ukraine, l’Europe a
parvenu, après vingt-quatre heures de décidé de se détourner du gaz russe, et ses
bombardements, à obtenir la reddition mauvaises relations avec l’Iran la rendent plus
des séparatistes arméniens de la région dépendante d’autres pays producteurs de gaz,
du Haut-Karabakh, est aussi considérée comme l’Azerbaïdjan.
comme celle de la Turquie. Le président Surtout, pour la presse turque, la victoire de
turc, Recep Tayyip Erdogan, a d’ailleurs affi- Bakou est l’occasion d’obtenir de l’Arménie,
ché quelques jours plus tard sa proximité avec isolée, affaiblie et en crise politique, la création
le dictateur azerbaïdjanais, Ilham Aliev, lors d’un corridor terrestre, dit de “Zanguezour”,
d’une visite officielle, le 25 septembre, dans la qui traverserait le sud du pays pour relier
région du Nakhitchevan. Peuplée par l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan et
une population azérie, la République à la Turquie.
autonome du Nakhitchevan fait “Des négociations entre Bakou et
partie de l’Azerbaïdjan mais ne lui Erevan se tiendront en Espagne le
est pas contiguë. REVUE 5 octobre, et ce sera l’occasion pour
La visite du chef de l’État turc a DE PRESSE [le Premier ministre arménien] Nikol
notamment été l’occasion de soutenir Pachinian de régler ce sujet de crise
↗ Ilham Aliev, président politiquement son “frère” azerbaïdjanais, comme potentielle et de le transformer en avantage”,
de la République le rapporte le quotidien islamo-nationaliste écrit ainsi le quotidien d’Istanbul Hürriyet.
d’Azerbaïdjan, et Recep Yeni Safak : “Khodjaly [une ville du centre du “La Turquie va mettre tout son poids dans la
Tayyip Erdogan, Haut-Karabakh] est désormais revenue à ses véri- balance pour obtenir l’ouverture de Zanguezour.
président de la tables propriétaires”, s’est ainsi félicité le “reis”. Par la voie diplomatique ou par celle des armes,
République de Turquie. Et d’ajouter : “Cette fois, l’armée de l’Azerbaïdjan cette question sera réglée”, estime pour sa part un
Dessin de Paolo va apporter non pas le sang et le chaos, mais la éditorialiste du quotidien Sabah. Pour le jour-
Lombardi, Italie. paix et la tranquillité.” nal, l’ouverture de cette route vers l’Azerbaïdjan
La visite au Nakhitchevan a aussi été l’occa- serait aussi une percée vers le “monde turc” (une
sion d’inaugurer un chantier de gazoduc des- référence aux pays parlant des langues appa-
tiné à relier l’enclave à la ville turque d’Igdir, rentées au turc et que les Turcs considèrent
souligne le quotidien économique Dünya. Le comme leur berceau originel).
projet, qui relie les champs gaziers azerbaïdja- Elle intégrerait par ailleurs plus naturelle-
nais [l’Azerbaïdjan est la 25e réserve mondiale ment la Turquie dans le projet économique et
de gaz naturel] à la Turquie, est surtout des- géopolitique chinois dit des “nouvelles routes
CARTOON MOVEMENT
tiné à alimenter le marché européen, a souligné de la soie”. Celui-ci vise, par des investisse-
le leader turc, cité par le quotidien : “Avec ce ments massifs, à mettre sur pied un réseau de
projet, nous renforçons notre coopération éner- transports et d’échanges qui couvre l’Asie cen-
gétique avec l’Azerbaïdjan et nous contribuons à trale et relie la Chine à l’Europe.
la sécurité énergétique de l’Europe.” —Courrier international
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
territoriale entre l’Iran et l’Arménie”, explique le
quotidien gouvernemental Iran Newspaper.
En outre, il donnerait un “accès exclusif” à
l’Azerbaïdjan et à la Turquie aux routes de
transit de l’Iran pour l’exportation et l’impor­
tation vers et depuis l’Europe. Et il couperait
“l’accès de l’Iran à la Géorgie et à la ville por-
tuaire de Batoumi”, sur la mer Noire, poursuit
le journal.
La mise en place du couloir
de Zanguezour renforcerait
la présence d’Israël
dans la région du Caucase.
L’Iran, qui entretient de bonnes relations
avec l’Arménie, a également d’autres griefs
envers l’Azerbaïdjan. En effet, Téhéran reproche
à Bakou d’encourager le sentiment sépara­
tiste au sein de la minorité azérie d’Iran, qui
représente environ 20 % de la population du
pays. À l’inverse, Bakou reproche à Téhéran
de mobiliser les chiites azéris contre le pou­
voir central.
Ensuite, l’Azerbaïdjan achète des armes à
Israël, l’ennemi juré de la République isla­
mique, qui pourrait mener des attaques contre
l’Iran depuis Bakou. Enfin, l’Azerbaïdjan turco­
phone est un proche allié de la Turquie, rivale
Pour l’Iran,
historique de l’Iran.
C’est ce qu’explique le journal Jam-é-Jam,
publication de la télévision d’État, qui s’inquiète
“un désastre
notamment de la coopération militaire entre
l’Azerbaïdjan et l’État hébreu. “Le régime sio-
niste fournit environ 80 % des armes de Bakou”,
géopolitique” mais “ce qui est important pour Téhéran, ce sont
les actes de sabotage et les actions terroristes
d’Israël contre l’Iran depuis l’Azerbaïdjan.” Ainsi,
la mise en place du couloir de Zanguezour
renforcerait “la présence d’Israël dans la région
du Caucase”, avertit le quotidien.
L’autre grand péril, c’est la Turquie. Pour
Téhéran redoute la création
du corridor de Zanguezour qui le même journal, le corridor de Zanguezour
“signifie la concrétisation de l’idée de Grand
compromettrait son accès aux
routes commerciales vers
Turkestan”, rendue possible par la “connexion
territoriale de la Turquie avec les pays turco-
l’Europe. Et rapprocherait la phones”. Ce corridor serait même “un levier
Turquie et Israël, alliés de Bakou, de pression contre l’Iran, la Russie et la Chine”,
trois pays comprenant d’importantes commu­
des frontières iraniennes. nautés turcophones.
Malgré ces menaces, la politique iranienne
à l’égard du conflit est “passive et sans résul-
D
epuis le début du conf lit au Haut­ tats”, déplore de son côté le journal Mostaghel.
Karabakh, qui oppose depuis des décen­ Et d’avertir que l’entrée de la Turquie dans la
nies l’Arménie à l’Azerbaïdjan, l’Iran région de la mer Caspienne constituerait “un
a toujours souligné qu’il ne tolérerait désastre stratégique et géopolitique” pour l’Iran.
“aucun change me nt dans Le quotidien Ettelaat appelle le
les frontières” de la région gouvernement iranien à “utiliser
du Caucase. Téhéran s’oppose tous les outils disponibles pour faire
notamment au projet de création, valoir ses droits”, indiquant que “la
à sa frontière nord, du corridor REVUE frontière commune entre l’Iran et
de Zanguezour, qui permettrait à DE PRESSE l’Arménie doit rester inviolable et
l’Azerbaïdjan d’avoir accès à la répu­ inchangeable”. “Les forces armées
blique autonome du Nakhitchevan, enclave iraniennes sont prêtes à éliminer toute menace
azérie située entre l’Arménie et l’Iran, voire à la sécurité nationale dans cette zone”, menace
d’établir une continuité territoriale avec elle. La enfin le quotidien.
création de ce corridor “éliminerait la connexion —Courrier international
LA POUDRIÈRE DU CAUCASE. 39
Vu
d’Azerbaïdjan
“Le grand retour”
●●● Si, selon les termes du président
de l’Azerbaïdjan, relayés par le site Haqqin,
“le grand retour” des Azerbaïdjanais dans
le Haut-Karabakh constitue “l’objectif
numéro un du pays”, la fin de la république
autoproclamée a changé “la géopolitique
de toute la région”, souligne le journal
Zerkalo. “Moscou n’a pas osé s’opposer
à l’alliance turco-azérie et Nikol Pachinian
fait preuve d’une grande volonté pour sortir
de l’influence russe et se réconcilier avec
Bakou et Istanbul. Quant aux États-Unis
et à l’Europe, ils ont enfin choisi de soutenir
les efforts de l’Azerbaïdjan pour restaurer
son intégrité territoriale.” Et le titre
de formuler le souhait que “l’administration
qui sera mise en place à Khankendi [nom
azerbaïdjanais de la capitale du Haut-
Karabakh, Stepanakert] ne soit plus sous
la ‘coupe de Moscou’ et que les Casques
bleus quittent [le] pays”. Pour le site Minval,
face au “fort ressentiment qui anime
la population arménienne”, Washington
“devra se faire passer pour un plus grand
‘ami des Arméniens’ que Moscou”. Car
c’est la Russie qui, en Arménie, “contrôle
tout ce qu’il est important de contrôler”.
Enfin, rappelle le média, “la sécurité
énergétique de l’Europe et la ‘porte
d’entrée’ de l’Asie centrale dépendent de
SUR NOTRE SITE
l’Azerbaïdjan. Les États-Unis ne peuvent pas
se permettre d’y affaiblir leurs positions.”
courrierinternational.com Vu de
Lettre d’Arménie, Géorgie
à qui le monde
a tourné le dos “Un ‘pont’
encore une fois.
Dans un récit empreint
avec les autres États”
d’amertume paru ●●● “Une nouvelle ère commence dans
dans l’hebdomadaire
de Londres
le Caucase”, affirme le politologue Paata
Zakaréichvili dans l’hebdomadaire géorgien
New Statesman, cette Kviris Palitra. “L’influence de la Russie
journaliste britannique s’est affaiblie en raison du renforcement
d’origine arménienne de la Turquie”, déclare l’analyste, qui estime
raconte son été que la Géorgie doit “faire sentir à Moscou
passé dans le pays qu’Ankara est derrière elle”. “Nous devons
de ses ancêtres. accorder nos intérêts mutuels” avec
Un territoire coincé la Turquie, conseille Zakaréichvili. Ankara
entre espoir vise une expansion vers la mer Caspienne
d’un avenir radieux et vers l’Asie centrale. Le politologue en est
et rappel incessant persuadé, “la Turquie a besoin d’entretenir
de l’impossibilité de bonnes relations avec la Géorgie car
de trouver sa place celle-ci constitue un ‘pont’ avec les autres
dans le monde. États.” Interrogé par Sakartvelo
da Msoplio, l’historien Mamouka Kartosia
n’est pas d’accord. La Turquie cherche
à “avoir la Géorgie dans son orbite
d’influence” mais “ne deviendra jamais
un allié stratégique de Tbilissi”, estime-t-il.
40.
tra n s-
versales.
économie
Telefónica ou les failles
du marché unique
Télécommunications. Au nom de la concurrence,
Bruxelles décourage les fusions transfrontalières, qui
engendreraient des “champions” européens. Cela profite
aux investisseurs extracommunautaires, tel le saoudien
STC, qui vient d’entrer au capital de Telefónica.
—El País, extraits (Madrid)
L
es maux de l’Europe sont
aussi connus que fréquem­
ment exagérés, mais son
monde des affaires échappe en
général à tout diagnostic. Du
moins jusqu’à ce qu’un géant
étranger comme Saudi Telecom
Company (STC) cherche à
devenir le premier actionnaire
de Telefónica [il a annoncé, le
5 septembre, avoir acquis 9,9 %
du capital du groupe espagnol,
pour 2,1 milliards d’euros]. C’est
alors seulement que les sonnettes
d’alarme retentissent. Reste à
savoir s’il aurait été possible de
faire quelque chose, en amont,
pour éviter cette offensive contre
le troisième groupe de télécoms
européen, malmené en Bourse et
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
Sciences.......41
Environnement..42
Signaux ....... 43
IKON IMAGES
donc très peu cher pour les inves­
tisseurs étrangers qui bénéficient
en outre de la faiblesse de l’euro.
La réponse est : probablement
oui. L’absence de réglementation
unique dans ce secteur, celui de
l’énergie ou, dans une moindre
mesure, celui des banques, a
empêché la création de cham­
pions continentaux, de groupes
made in Europe ayant vocation
à avaler plus petit qu’eux et pas
seulement à se défendre face aux
ambitions de tiers. À ce diagnos­
tic général s’ajoutent les diffi­
cultés spécifiques d’un secteur
qui peine à rentabiliser les inves­
tissements énormes qu’exige la
révolution technologique.
Une fois officielle la tentative
saoudienne, le bouclier espagnol
contre une offre publique d’achat
(OPA) ouvre un délai de trois mois
permettant au gouvernement
de rejeter ou d’accepter l’opéra­
tion, en fixant les conditions qu’il
juge opportunes [il peut bloquer
l’acquisition de 10 % ou plus du
capital d’une société jugée stra­
tégique, seuil ramené à 5 % pour
une entreprise liée à la défense
et à la sécurité nationale, ce qui
est le cas de Telefónica].
Mais cela n’est possible qu’a
posteriori. On aurait pu envisa­
ger une démarche préventive :
un regroupement de cham­
pions nationaux pour en faire
des champions européens grâce
à des fusions transfrontalières.
Ce mouvement a été entravé par
l’absence de véritables marchés
européens des télécommunica­
tions, de l’énergie ou des banques.
Perte de vitesse. “Notre marché
unique est imparfait. C’est ce que
[l’ancien président de la Commission
européenne] Jacques Delors appe-
lait le ‘coût de la non-Europe’”,
explique Cecilio Madero, ancien
directeur adjoint de la puissante
Direction générale de la concur­
rence à Bruxelles. Il fait référence
à la multiplicité des régulateurs
et contrôleurs au sein des Vingt­
Sept, et à l’absence d’un marché
unique des capitaux, d’une
union fiscale ou budgétaire. La
Commission a voulu y remédier
avec le contrôle des aides d’État
dans des pays comme l’Irlande,
le Luxembourg ou les Pays­Bas,
mais il a été retoqué par la jus­
tice européenne.
Le problème de l’écosystème
entrepreneurial européen n’est
pas seulement l’absence de grands
noms dans la technologie – à l’ex­
ception de la multinationale alle­
mande SAP – face à l’élan des
États­Unis et de la Chine. Les
entreprises du Vieux Continent
perdent du terrain depuis des
décennies dans le classement
mondial des plus grands groupes,
et ce recul s’est exacerbé ces der­
niers temps : si, avant la crise
financière de 2008, près de la
↙ Dessin de Lee Woodgate,
Royaume-Uni.
moitié des grandes entreprises
cotées en Bourse étaient euro­
péennes, elles ne sont plus qu’une
quinzaine. Parmi elles, aucune
n’est spécialisée dans les télé­
coms, un secteur qui, depuis des
années, se plaint amèrement de
la faible rentabilité de ses inves­
tissements considérables dans
les réseaux, dont bénéficient les
géants américains de la tech.
La rhétorique des champions
européens n’est pas nouvelle,
tant s’en faut, mais l’offensive
saoudienne ravive le débat sur
la chance à saisir (ou non) de
favoriser [de fait] les multina­
“Le marché unique
est imparfait. C’est
ce que Jacques Delors
appelait le ‘coût
de la non-Europe’.”
Cecilio Madero, ANCIEN
FONCTIONNAIRE EUROPÉEN
tionales étrangères dans les sec­
teurs stratégiques. “Nous pouvons
seulement espérer que les autori-
tés [européennes] comprendront
enfin qu’une évolution réglemen-
taire est absolument nécessaire pour
doper les rendements [ financiers
de ces entreprises] et ainsi créer
des champions européens en bonne
santé”, écrivaient Akhil Dattani et
Alexey Philippov, analystes à la
banque d’affaires états­unienne
JPMorgan, dans une note publiée
quelques heures seulement après
la bombe lâchée par STC. Son
entrée fracassante dans le capital
de Telefónica a mis sens dessus
dessous le marché européen des
télécommunications – ce qui rap­
pelle la prise d’intérêts de l’émi­
ratie Etisalat dans la britannique
Vodafone à hauteur de 9,8 % [en
mai 2022], et aujourd’hui de 15 %.
“S’il y avait seulement trois ou
quatre grands groupes à l’échelle
européenne, ce serait très diffé-
rent : tout investisseur extérieur à
l’Union européenne [UE] et dési-
reux d’acquérir une participation
notable serait contraint d’aligner
beaucoup plus d’argent”, analyse
Joaquín Almunia, ancien vice­
président de la Commission euro­
péenne et ancien commissaire à
la Concurrence.
Pour lui, il est “incompréhen-
sible” qu’aucune grande entre­
prise de télécommunications
n’ait misé sur les fusions trans­
frontalières pour se développer.
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
L’expression
“champion européen”
est d’abord apparue
en français.
“Quant à savoir pourquoi, ce sont
les entreprises elles-mêmes et les
États qui doivent l’expliquer, et
non la Commission européenne.
De même pour l’absence de régu-
lateur commun des télécommuni-
cations : s’il n’existe pas, c’est parce
que ni les pays ni les entreprises ne
l’ont voulu.”
Aujourd’hui, une fusion est
justement prévue en Espagne
entre Orange et MásMóvil. Leurs
concurrents sont favorables à son
approbation, mais la Commission
européenne a des doutes : elle
a lancé une analyse en profon-
deur du projet, l’analyse préli-
minaire ayant détecté le risque
d’une entrave à la concurrence
et d’une hausse des prix.
L’expression “champions euro-
péens”, rappelle Carlos Martínez
Mongay, ancien responsable de
la Direction générale des affaires
économiques et financières à la
Commission, est d’abord appa-
rue en français. “L’avancée de la
mondialisation et la concurrence
accrue des entreprises étrangères
ont poussé à croire que ces cham-
pions étaient nécessaires pour que
les entreprises européennes puissent
concourir sur un pied d’égalité.”
Ainsi, en 2019, quand Bruxelles
a bloqué la fusion de Siemens et
Alstom, Berlin et Paris se sont
indignés. Mais l’autoriser aurait
énormément compliqué la vie de
leurs concurrents, notamment
l’espagnol Talgo, soulignent des
sources européennes proches
du dossier.
D’une manière générale, ajoute
l’ancien fonctionnaire, “le pro-
blème est que, dans de nombreux
cas, il s’agissait d’entreprises qui
ne pouvaient pas être compéti-
tives sur le marché intérieur sans
aides publiques”. Aujourd’hui,
Carlos Martínez Mongay com-
prend la nécessité de politiques
industrielles visant à mettre les
concurrents européens au même
niveau, sur un pied d’égalité avec
les entreprises américaines,
chinoises ou arabes.
L’exemple des États-Unis
est une bonne pierre de touche
pour l’Europe. Dans ce pays de
330 millions d’habitants, quatre
opérateurs dominent le marché
des télécommunications. Dans
l’UE, où vivent 450 millions
de personnes, il y en a trois ou
quatre dans chacun des 27 États
membres. Ceux qui sont aussi
implantés sur d’autres marchés
européens, comme Telefónica en
Allemagne et Orange en Espagne,
le sont au moyen de filiales. Il
n’y a toujours pas de fusions
transfrontalières en vue.
Cibles aisées. La taille des
entreprises européennes – la
valeur en Bourse de STC est
plus de deux fois supérieure à
celle de Telefónica – n’est qu’un
terme de l’équation. L’autre fac-
teur est la forte chute du cours
des actions des entreprises de
télécommunications ces der-
nières années, en particulier sur
le pourtour méditerranéen, fai-
sant d’elles des cibles aisées pour
les investisseurs étrangers.
Depuis 2018, Telefónica
– comme TIM en Italie – a
perdu plus de 40 % de sa valeur
en Bourse, une tendance qui
n’a changé que récemment, en
raison de l’intérêt exprimé par
les Saoudiens. Dans les deux cas,
l’État a renoncé à conserver une
participation après la privatisa-
tion. Orange (ex-France Télécom,
dont l’État français reste le pre-
mier actionnaire) a perdu 20 %
sur la même période.
Le contre-exemple nous vient
du nord : l’allemand Deutsche
Telekom (dont quasiment un tiers
du capital est entre les mains de
Berlin) et le néerlandais KPN
(sans actionnaire public et dont
le premier actionnaire est le géant
mexicain América Móvil) ont vu
leur valeur grimper de 50 % et de
40 %, respectivement.
—Ignacio Fariza
et Manuel V. Gómez,
publié le 17 septembre
SOURCE
EL PAÍS
Madrid, Espagne
Quotidien, 113 000 ex
elpais.com
Fondé en 1976, six mois après
la mort de Franco, “Le Pays” est
le journal le plus lu en Espagne.
Quotidien de centre gauche,
il appartient au groupe éditorial
espagnol Prisa. Le site elpais.
com a deux éditions pour ses
lecteurs d’Amérique latine,
El País América et El País México.
SCIENCES
La science citoyenne
recense les papillons
d’Indonésie
Biodiversité. En Indonésie, deux applications
permettent à des scientifiques amateurs
de partager les photos et les vidéos de papillons
qu’ils observent dans leur environnement.
—Koran Tempo (Jakarta)
U
n petit papillon blanc
vole en rase-mottes dans
le parc Bintaro Xchange,
à Tangerang [ville-satellite de
Jakarta], allant de fleur en fleur
en quête de nectar. “C’est un
Leptosia nina”, s’exclame Agung
Nugroho, en désignant l’insecte
par son nom latin. Agung est ins-
crit comme coordinateur régional
de Tangerang sur Kupukita.org
[kupu-kupu signifie “papillon”],
un site de collecte de données sur
les observations de papillons pour
les habitants de Jakarta et de ses
environs. Il n’est pas chercheur,
mais graphiste et photographe. Il
a tout appris sur les différentes
espèces de lépidoptères à partir
de forums de discussion et de
navigations sur la Toile.
Agung observe aussi souvent
les papillons depuis sa maison qui
foisonne de plantes, et au cours
de ses promenades en famille. Il
raconte : “Dès que j’aperçois un
TRANSVERSALES.
IKON IMAGES
battement d’ailes, je note l’espèce,
puis je prends une photo ou une vidéo
et je la télécharge sur l’application
Kupunesia”, une autre plateforme
collaborative utilisée pour obser-
ver et recueillir des données sur
les papillons dans tout l’archipel.
Les contributions des cita-
dins de Jakarta, Bogor, Depok,
Tangerang et Bekasi sur le site
Kupukita.org sont matière à colla-
boration avec des scientifiques du
Centre de recherche sur le chan-
gement climatique de l’université
d’Indonésie. Les données collec-
tées jusqu’à présent montrent
qu’il existe encore 50 variétés de
papillons vivant dans la mégapole
[de plus de 30 millions d’habi-
tants]. Les résultats de ce tra-
vail collaboratif ont été publiés
dans le journal Biodiversitas du
La plateforme lancée
le 1er novembre 2022
a déjà recensé
524 espèces.
41
↙ Dessin de Sandra Krumins,
Australie.
4 avril 2023 [une publication de
la Société pour la biodiversité
indonésienne].
Nurul Laksmi Winarni, cher-
cheuse en biologie à l’univer-
sité d’Indonésie et fondatrice
de Kupukita.org, estime que le
nombre de papillons enregistrés
pourrait encore augmenter.
Selon Fariq Izzudien, respon-
sable de la base de données de
Kupunesia, cette plateforme lancée
le 1er novembre 2022 a déjà recensé
524 espèces de papillons en col-
laboration avec des chercheurs
amateurs de toute l’Indonésie.
Même si cela ne représente pas la
moitié des 2 000 espèces de l’ar-
chipel, ce mouvement de scienti-
fiques citoyens est très utile pour
mettre à jour les lieux de réparti-
tion de ces insectes.
Échanges. Fariq explique que les
anciennes données sur les papil-
lons en Indonésie sont confuses :
“Le chiffre de 2 000 espèces provient
de textes scientifiques anciens.” Il
espère que les chercheurs ama-
teurs d’Aceh [pointe nord de l’île
de Sumatra] en Papouasie vont
découvrir des espèces qui n’ont
pas été observées depuis long-
temps. Il cite l’exemple d’un ama-
teur, Muslim Aulia Furqon, qui
a documenté un papillon endé-
mique de Sulawesi. “Lorsque nous
avons recherché sa référence dans
la littérature scientifique, son der-
nier signalement remontait à 1900
environ”, indique Fariq. Un cer-
tain nombre de textes indiquent
qu’il existe des espèces que l’on ne
trouve qu’à Sumatra, Java et Bali.
Or, les découvertes des utilisateurs
de Kupunesia ont révélé que ces
papillons avaient été observés dans
d’autres régions. “L’obligation de
télécharger des photos permet de véri-
fier leur existence”, précise Fariq.
La plateforme affiche égale-
ment une liste de contacts, si bien
que les scientifiques amateurs
peuvent échanger des informa-
tions. Par exemple, un participant
en Papouasie a posé des questions
sur une espèce que la littérature
qualifie d’endémique, mais que lui,
personnellement, n’a jamais vue
sur la “Terre de l’oiseau du para-
dis” [surnom de la Papouasie où
vit cet oiseau flamboyant]. “Nous
lui avons fourni d’anciennes don-
nées de recherche, l’emplacement
de la découverte, la plante hôte. Il
est aussitôt parti à la recherche de
ce papillon grâce à ces informa-
tions spécifiques”, poursuit Fariq.
42. TRANSVERSALES
Impliquer les citoyens en tant
que chercheurs amateurs permet
non seulement de les sensibi-
liser au rôle des papillons pour
la pollinisation, mais aussi de
minimiser les frais de recherche.
Les conditions géographiques
de l’Indonésie [qui compte plus
de 17 000 îles] font que les tra-
vaux sur la biodiversité néces-
sitent un budget important.
Si des chercheurs veulent, par
exemple, étudier les papillons
sur l’île d’Obi, dans le nord des
Moluques, ils n’ont plus besoin de
s’y rendre. Grâce au mouvement
de la science citoyenne, toute per-
sonne sur cette île qui s’intéresse
aux papillons peut leur fournir
des données.
Habitats urbains. L’observation
des animaux, en particulier des
oiseaux, fait depuis longtemps
partie du mode de vie des commu-
nautés urbaines. Mais les papil-
lons n’avaient jusque-là pas reçu
beaucoup d’attention. Hening,
titulaire d’un diplôme en bio-
logie, est l’une des 290 contri-
butrices de Kukunesia. Son jardin
est son champ d’observation.
Elle a remarqué que les papil-
lons commencent leurs activités
lorsque l’air se réchauffe, après
8 heures du matin, “contraire-
ment aux oiseaux qui s’affairent
depuis l’aube”.
La biologiste Nurul Laksmi sou-
ligne l’importance de la contribu-
tion des citadins en raison de la
difficulté pour les chercheurs d’ac-
céder aux maisons privées, dont
les plantes sont autant d’habitats
pour les papillons. Au cours de
sa vie, qui passe par différentes
phases, un papillon a besoin de
différents types de plantes pour
pondre, devenir chenille, chry-
salide, et enfin lépidoptère. Plus
tard, quand il grandit, il butine
le nectar de fleurs qui peuvent
encore être différentes.
Nurul met en garde contre les
nombreuses activités des citadins
qui, par ignorance, mettent en
danger les papillons. Par exemple,
éradiquer les chenilles dévoreuses
de feuilles – l’embryon des papil-
lons – afin de protéger leurs fleurs
préférées. “Les chenilles vertes par-
ticipent à un processus de taille
naturel. Ce mécanisme doit être
maintenu, insiste Nurul, parce
que toutes les créatures ont un rôle
dans l’écosystème.”
—Ilona Esterina,
publié le 6 juillet
ENVIRONNEMENT
Dès que le vent
soufflera
Océanographie. Des chercheurs tentent d’évaluer
les effets de l’installation d’un parc éolien au large du
New Jersey, sur une masse d’eau riche en nutriments.
—Hakai Magazine
(Victoria, Canada)
C
haque année, au large du
nord de la côte atlantique
des États-Unis, alors que
la température de l’eau en sur-
face augmente, de la fin du prin-
temps à la fin de l’été, une vaste
poche d’eau étonnamment froide
se retrouve retenue au fond de
l’océan. Riche en nutriments, cette
masse d’eau, appelée bassin froid
médio-atlantique, offre un milieu
favorable au développement d’es-
pèces comme les palourdes et les
coquilles Saint-Jacques.
Quand il est à son maximum,
le bassin froid médio-atlantique
s’étend de Nantucket, dans le
Massachusetts, à cap Hatteras,
en Caroline du Nord, et nourrit
un écosystème très varié allant
des petites algues aux poissons
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
IKON IMAGES
migrateurs – il alimente aussi le
secteur de la pêche aux mollusques
et crustacés des États-Unis.
Ce bassin f roid méd io -
atlantique est une constante
océanographique stable depuis
plus de mille ans. C’est un phé-
nomène unique puisqu’une telle
différence de températures entre
la surface et le fond de l’océan en
été n’existe nulle part ailleurs.
Or, deux éléments inquiètent les
scientifiques et leur font craindre
pour sa survie.
Le premier n’a rien de surpre-
nant puisqu’il s’agit du dérègle-
ment climatique. Ces cinquante
dernières années, il a déstabilisé
le bassin froid médio-atlantique,
qui s’est réchauffé et s’est réduit.
Par rapport à l’année 1968, cette
masse d’eau froide a vu sa tempé-
rature augmenter de 1,3 °C et elle
a perdu plus d’un tiers de surface.
La deuxième préoccupation
est plus incertaine. Cette année,
Washington a approuvé un projet
de 98 éoliennes offshore au large
des côtes du New Jersey, sur une
surface de plus de 300 kilomètres
carrés. Le chantier doit commen-
cer cet automne, et une fois ter-
miné, sa capacité sera d’environ
1100 mégawatts. Ce qui permet-
trait d’alimenter en électricité
environ 380000 foyers.
Mais la construction des fonda-
tions de tant de turbines au fond de
l’océan pourrait avoir des consé-
quences inattendues sur la strati-
fication thermique qui permet de
garder ce bassin intact. C’est pour-
quoi Travis Miles, spécialiste en
océanographie physique à l’uni-
versité Rutgers du New Jersey,
et ses collègues effectuent des
recherches pour savoir si ce parc
éolien pourrait affecter le cycle
d’apparition puis de disparition
du bassin d’eau froide.
Turbulences. Leurs inquié-
tudes se fondent sur d’autres tra-
vaux de recherche menés sur le
parc éolien offshore DanTysk,
en mer du Nord, en Allemagne.
Une équipe de scientifiques a en
effet découvert que les éoliennes
engendraient des turbulences
qui perturbaient la stratifica-
tion. L’ampleur de ce phénomène
dépend de la taille du parc éolien et
de la vitesse à laquelle les courants
océaniques se déplacent à proxi-
mité des turbines. Ce bassin du
New Jersey se forme chaque année
au printemps et disparaît naturel-
lement à l’automne. S’il venait à
disparaître plus tôt ou plus tard,
il y aurait d’importantes réper-
cussions sur les espèces marines.
Bien sûr, ce brassage des eaux
n’est pas forcément une mau-
vaise chose. De précédents tra-
vaux sur les éoliennes installées
sur le plateau continental au large
du Royaume-Uni montrent que le
mélange d’eaux lié à la présence
des éoliennes permet de mieux
répartir les nutriments et l’oxy-
gène dissous. En ce sens, les parcs
éoliens peuvent améliorer la qua-
lité des eaux environnantes, ce qui
stimule la croissance des stocks
de poissons, souligne Thomas
Rippeth, océanographe à l’uni-
versité de Bangor, au pays de
Galles, et codirecteur de l’une
de ces études.
Pour l’instant, Travis Miles et
ses collègues n’ont pas terminé
leurs recherches et ne peuvent
↙ Dessin de Tim Bouckley,
Royaume-Uni.
ÉTATS-
UNIS Boston
N
MASSACHUSETTS
NEW YORK RHODE
CONNECTICUT ISLAND
Nantucket
New
York
PENNSYLVANIE
NEW
Philadelphie JERSEY
Baltimore Projet de
MARYLAND parc éolien
DELAWARE Bassin froid
Washington
médio-
atlantique
VIRGINIE (ampleur
maximale)
COURRIER INTERNATIONAL
Norfolk
Océan
Raleigh Atlantique
Cap
CAROLINE Hatteras
DU NORD 200 km
pas dire avec certitude ce qui
arrivera au bassin froid une fois
le nouveau parc éolien offshore
du New Jersey en service. Leurs
premières analyses montrent que
le bassin froid pourrait s’en sortir
très bien – du moins dans des
conditions normales. Au large de
cette côte atlantique, expliquent
les scientifiques, la stratification
qui empêche les eaux chaudes et
froides de se mélanger est très
forte et remarquablement stable.
En cas de tempête intense ou
de North-Easter [les tempêtes du
cap Hatteras], la situation pour-
rait changer, mais les scienti-
fiques ignorent encore dans quelle
mesure.
Le projet éolien du New Jersey a
été retardé par les controverses et
les litiges – une opposition notam-
ment financée par le secteur des
énergies fossiles. Pour Travis
Miles, à trop s’attacher au prin-
cipe de précaution ou à redou-
ter le pire, notamment en ce qui
concerne le bassin d’eau froide,
on risque de ralentir le développe-
ment des énergies renouvelables.
“Nous devons tous faire aboutir nos
recherches au plus vite, et du mieux
possible, afin de pouvoir prendre des
décisions concrètes dans un délai
raisonnable au regard du change-
ment climatique”, argumente-t-il.
Pour Thomas Rippeth, il est
clair qu’il faut poursuivre les
études afin d’évaluer comment
les changements climatiques et
l’éolien offshore pourraient affec-
ter ce bassin froid. “Mais une chose
est sûre, insiste-t-il, le dérèglement
climatique est bien plus néfaste que
les parcs éoliens. Aucun scientifique
ne peut dire le contraire.”
—Elham Shabahat,
publié le 15 septembre
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023 TRANSVERSALES. 43

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Ça fait suer !
Elle est le fruit d’un mécanisme de thermorégulation de notre corps. Mais la sueur nous aide aussi à affronter les situations d’urgence.

DIE ZEIT. L’hebdomadaire de Hambourg fait la part belle aux entraînant la sudation chez l’humain, ce mécanisme rarement
Source infographies. Celle-ci est parue dans l’édition datée du 17 août, évoqué en public ou dans les médias, auquel est consacrée
au cœur de l’été le plus chaud jamais mesuré dans le monde, selon cette infographie. Avec nos 2 millions de glandes sudoripares,
le service Copernicus. La chaleur de l’air est l’un des facteurs nous pouvons exsuder jusqu’à 14 litres de sueur par jour.
360
44. Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023

MAGAZINE
Dans les ressorts du pouvoir moghol • Culture .. 48
Amin Maalouf, fierté libanaise • Littérature ... 49
“C’est pas ‘Le Lac des cygnes’, hein ?” • Danse .. 50
Repenser l’insécurité avec Astra Taylor • Idées . 52

Au Tibet, des fils et d

Le photographe d’origine chinoise Kin Coedel
se rend régulièrement sur le plateau tibétain.
Dans son travail, il explore notamment
les liens qui se tissent autour de la production
de vêtements en “khullu”, la laine de yak.

COURRIER INTERNATIONAL : D’où vient votre intérêt pour → Pagpa Tso. Toutes les photos datent
les techniques de tissage traditionnelles tibétaines ? de 2021 et, sauf indication contraire,
KIN COEDEL : Je me suis rendu pour la première fois au ont été prises dans la préfecture
Tibet dans le cadre d’un voyage de travail. Je suis tombé autonome de Gannan.
amoureux de ce lieu et de ses habitants. Comme j’ai des
origines chinoises, les régions tibétaines n’étaient pas ↓ Une navette de métier à tisser, utilisée
un monde totalement étranger pour moi, mais je ne dans l’entreprise Norlha. Photos Kin Coedel
m’attendais pas à tout ce que j’y ai trouvé. J’ai été très
surpris, surtout, par leur immensité et la façon dont la
religion [bouddhiste] relie les gens et les communautés
à travers tout le territoire. La simplicité et la grandeur
des paysages des plateaux m’inspirent beaucoup.
Ce séjour m’a permis de découvrir l’artisanat tradi-
tionnel de la laine de yak, de sa récolte à son traitement.
J’ai été fasciné. Avant la photographie, je travaillais dans
le design textile. Je suis ensuite retourné au Tibet à plu-
sieurs reprises depuis 2021 et j’ai découvert l’atelier Norlha
[dans la préfecture autonome tibétaine de Gannan].

Que signifie le titre de votre série Dyal Thak ?

On pourrait le traduire par “Le fil qui nous unit”. Je
voulais saisir la force du lien intangible entre toutes les
choses, et l’émotion qu’il fait naître : le savoir artisanal
transmis de génération en génération et de mère en
fille, le lien entre les humains, la nature, les animaux.

PORTFOLIO
 Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023 360o. 45

Le photographe
Kin Coedel est né à Hong Kong
et a étudié l’art au Canada.
Un temps créateur de mode
à Londres, il s’est ensuite pris
d’intérêt pour la photographie.
Après huit années passées
à Los Angeles, il vit désormais
entre Paris et Shanghai. Il dit
s’intéresser à l’intime et refuser
de prendre des photos
qui seraient des “contenus”
visuellement frappants mais
vides de sens et vite oubliés.
“Je préfère prendre mon temps
pour créer des images et des
histoires qui aient un peu plus
d’âme et transmettent
davantage d’émotion”, dit-il.

des attaches BA. Bangladesh

BH. Bhoutan

RÉGION AUTONOME
DU XINJIANG

P l a t e a u

Hi
RÉGION AUTONOME
m a DU TIBET
GANSU

QINGHAI
t i b
é t
a i
n
Préfecture autonome
tibétaine de Gannan

COURRIER INTERNATIONAL
laya CHINE
NÉP
AL BH.
INDE
BA.
500 km

Kim et Dechen, les fondatrices de Norlha [elles sont

mère et fille, la première étant une Franco-Américaine
mariée à un Tibétain], ont créé une communauté unique
au cœur du plateau tibétain, dans un lieu isolé habité
uniquement par les animaux, et de temps en temps
des nomades. Elles ont ouvert leur atelier en 2007, et
un village est né. Autour de 130 artisans y travaillent
aujourd’hui, majoritairement sous la direction de femmes,
perpétuant ainsi un artisanat ancestral.
J’ai voulu continuer à photographier cette commu-
nauté pour la beauté de ce qu’elle fait et la chaleur inépui-
sable de son accueil, à l’image des terres qui l’entourent.
Les médias occidentaux ont tendance à ne montrer de
la Chine que les villes hypermodernes et surpeuplées,
ou les villages isolés, sous-développés et pauvres. Et
lorsque le reste du monde parle du Tibet, c’est pour
évoquer la majesté de l’Himalaya ou les actualités poli-
tiques en rapport avec la Chine. La vie de tous les jours
au Tibet est beaucoup plus que cela.

Comment procédez-vous pour vos portraits ?

C’est plus facile au village qu’ailleurs, parce que je
connais déjà les gens. Ailleurs, je demande toujours
l’aide d’un habitant qui parle les dialectes locaux. Il s’agit
généralement d’un commerçant qui voyage souvent
entre le reste de la Chine et les régions tibétaines, ou
parfois de chefs religieux locaux en qui les habitants
ont confiance.
Je fais toujours très attention à bien expliquer mes
idées pour que les gens comprennent ce que je fais et
pourquoi. Je veux être sûr que l’image résultera d’une
collaboration entre le photographe et le sujet, et pas
seulement d’une demande à sens unique de ma part.
—Propos recueillis par Courrier international
46. 360o Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023

← Wanlo, une
des artisanes
de l’atelier Norlha.

↓ Tenzin, Tse
et Lobsang
assistent au
coucher de soleil.

↑ Près de Nagchu,
dans le nord de la
région autonome
du Tibet.

→ Sangji Cao.
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023 360o. 47

PHOTOS KIN COEDEL

↖ Jiayang, un habitant
du district de Heishui
(préfecture autonome
tibétaine et qiang d’Aba,
nord du Sichuan).

↑ Dorjee Rinchen.

← Deux yaks près

de l’atelier Norlha.
48. 360o
culture.
—Scroll.in, extraits (New Delhi)
D
evinette : qu’obtient-on en croisant
l’histoire de l’art médiéval indien
et la préhistoire de la robotique ?
Réponse : une peinture intitulée Jahangir
reçoit le chah Abbas, où figure ce qui est
peut-être la première représentation d’un
automate dans l’art d’Asie du Sud.
Pour un spectateur non averti, le robot
représenté peut passer pour une curio-
sité anachronique, la preuve qu’un droïde
voyageant dans le temps s’est invité il y a
quatre cents ans à une réception royale.
La réalité est plus simple, et n’implique
aucun voyage dans le temps. Mais elle
n’en est pas moins fascinante.
L’existence de merveilles mécaniques
dès le monde médiéval n’a rien d’éton-
nant. Même s’ils n’étaient pas aussi per-
fectionnés que les robots humanoïdes
actuels, les automates, ou du moins leur
concept, ont une histoire qui remonte à
l’antiquité homérique. En Asie du Sud,
des descriptions littéraires et techniques
de machines douées de mouvement auto-
nome apparaissent à la fin du premier
millénaire de notre ère, dans un corpus
de textes en sanscrit. À la même époque
environ, le manuscrit illustré de [l’érudit
de langue arabe] Al-Jazari Le Livre de la
connaissance des procédés mécaniques [1206]
commence à exercer une influence dans
l’Asie de l’Est convertie à l’islam. La pre-
mière description en Inde d’un automate
européen semble quant à elle dater de 1597,
et concerner la cour d’Akbar [le troisième
empereur moghol, de 1556 à 1605].
Exotisme. Peint en 1620, le tableau
Jahangir reçoit le chah Abbas montre l’empe-
reur moghol [quatrième de la dynastie, dont
le surnom “Jahangir” veut dire “Possesseur
du monde” et qui a régné de 1605 à 1627] en
conversation avec son homologue safavide
[Abbas Ier le Grand, au pouvoir en Perse
de 1587 à 1629]. Les souverains sont flan-
qués de deux courtisans : le beau-frère de
Jahangir, Asaf Khan, et son ambassadeur
en Perse, Khan Alam. Ils sont entourés de
toutes sortes d’accessoires provenant du
monde entier. Parmi les objets exotiques
inventoriés par [la spécialiste de l’art isla-
mique] Sharon Littlefield dans sa thèse
de doctorat en 1999, on trouve des reli-
quaires vénétiens, une tasse chinoise, un
poignard au manche en ivoire de morse,
une table italienne, et, fait curieux, “un
récipient à boire européen (Diane chevau-
chant un cerf)”.
Ce dernier ustensile, tenu par Khan
Alam dans la main gauche, est une sta-
tuette en bronze doré représentant la
déesse chasseresse romaine à califour-
chon sur un cerf, le tout fixé sur une base
ovale. Il ne semble pas possible de s’en
servir pour boire. Qu’était exactement
cet objet inhabituel ?
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
↓↘ Jahangir reçoit le chah Abbas,miniature
moghole attribuée à Bishan Das, 1620.
Photo The St. Petersburg Album/Wikipedia
Dans les ressorts de
la puissance moghole
Cette miniature peinte en 1620 représente
une réception officielle à la cour de l’empereur
moghol Jahangir. Elle recèle un objet intrigant :
un automate à l’effigie de la déesse Diane.
Que fait-il là ?
Après examen plus approfondi par les his-
toriens d’art, il s’est révélé être un disposi-
tif automatique, d’un type produit au début
de l’époque moderne [1492-1789], dans
ce qui était alors le Saint Empire romain
germanique. Aujourd’hui, Jahangir reçoit
le chah Abbas est conservé à Washington,
à la Freer Gallery of Art (administrée par
la Smithsonian Institution). C’est l’histo-
rien d’art américain d’origine allemande
Richard Ettinghausen, conservateur de
la Freer Gallery au milieu du xxe siècle,
qui a cité pour la première fois [en 1961]
l’automate de Diane dans sa description
de la miniature. Faisant remonter ce type
d’objet à la ville [germanique] d’Augsbourg
au xvie siècle, il le décrit comme étant
mobile et muni de roulettes à sa base. Il
ajoute que la tête du cerf était détachable
afin que le corps creux de l’animal soit
rempli de vin [certains spécialistes sup-
posent que l’automate aurait pu agrémen-
ter des jeux à boire à la cour, circulant d’un
convive à l’autre].
“C’est souvent
une personne exerçant
un pouvoir qui remontait
le mécanisme
de ces automates.”
Jessica Keating,
HISTORIENNE
Cette curiosité allemande avait beau
être équipée pour se déplacer, il n’au-
rait pas suffi de remonter le mécanisme
pour lancer Diane et son cerf à travers
les 6 000 kilomètres de voyage transconti-
nental jusqu’à Agra [l’ancienne capitale de
l’Empire moghol, aujourd’hui située dans
le nord de l’Inde]. Alors comment l’auto-
mate a-t-il débarqué à la cour moghole
du xviie siècle ?
Jessica Keating, historienne des arts
visuels européens, a abordé cette ques-
tion [dans un ouvrage publié en 2018
en anglais]. Elle note qu’Augsbourg,
aux xvie et xviie siècles, était la seule ville
[d’Europe] où l’on fabriquait “des objets
mimétiques autopropulsés”, que ceux-ci
étaient nommés Uhrwerke [mot allemand
signifiant “mécanismes d’horlogerie”], et
que “leurs mouvements étaient commandés
par un ensemble d’engrenages, de roues den-
tées et de ressorts”. Elle ajoute : “En général,
c’était une personne exerçant un pouvoir qui
remontait le mécanisme.”
Keating propose l’un des itinéraires les
plus vraisemblables par lesquels la déesse
mécanique et son cerf ont pu voyager
jusqu’en Inde. La propulsion initiale a dû
être assurée par l’une des grandes familles
de marchands d’Augsbourg, au premier
rang desquelles figuraient les Fugger, qui
ont financé des expéditions portugaises
au xvie siècle. Au sein d’une solide filière
eurasiatique dont Goa [qui a été une colonie
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
portugaise de 1510 à 1961] était l’une des
plaques tournantes, des agents de ces émi-
nents négociants allemands se rendaient
en Inde pour rapporter des marchandises
vers leur continent d’origine.
Message diplomatique. Dans le même
temps, ils se sont mis à “faire parvenir des
imprimés et des curiosités allemands vers le
sous-continent”, rapporte Jessica Keating
dans son ouvrage. L’un des agents des
Fugger, Ferdinand Cron, a commencé à
travailler en indépendant à Goa en 1591,
après que la compagnie allemande a cessé
de commercer avec le royaume du Portugal.
Il faisait des affaires avec des négociants
directement en relation avec la cour impé-
riale, tel le marchand de diamants [fla-
mand] Jacques de Coutre, qui, en 1619,
présente à Jahangir “un automate trans-
porté par bateau depuis Augsbourg”, note
l’historienne – ce qui prouve bien l’exis-
tence d’une chaîne d’approvisionnement
amenant des marchandises depuis cette
ville jusqu’à Agra.
L’automate Diane était un type d’objet
qui ne ressemblait à rien de ce qui se fabri-
quait dans l’Empire moghol. Il faut l’imagi-
ner parmi d’autres merveilles mécaniques
de la fin de la Renaissance appa-
rues à la cour moghole : un
arghanun (“orgue”) entre
les mains du courti-
san Abd Al-Qadir
Badayuni à la fin
des années 1570,
ou encore des hor-
loges apportées
par les Anglais
vers 1616 – et, fait
intéressant, par les
Perses.
Même si le détail
ne figure pas dans les
Mémoires de Jahangir,
l’historien Ahsan Jan Qaisar
a fait état [dans un ouvrage publié
en anglais en 1982] du don de “cinq hor-
loges (de fabrication non persane)” par le
chah Abbas. Il est donc possible, comme le
reconnaît aussi Keating, que l’automate de
Diane soit entré à la cour moghole en tant
que cadeau du chah Abbas lui-même. La
peinture nous incite à envisager, au moins,
cette possibilité : le faucon perché sur la
main droite gantée de Khan Alam pourrait
fort bien être une référence au faucon blanc
que Jahangir, dans ses Mémoires, raconte
avoir reçu en cadeau du chah Abbas.
La fantaisie de Jahangir transparaît dans
les œuvres d’art qu’il commandait, cer-
taines d’entre elles étant des descriptions
de ses rêves politiques. Cette scène où on
le voit en compagnie du chah Abbas a beau
fourmiller de détails, elle est entièrement
fictive. Les deux rois ne se sont jamais ren-
contrés. À travers des images symboliques
déployant divers motifs polysémiques au
service de leurs conceptions politiques, les
empereurs moghols affirmaient leur gran-
deur sur plusieurs plans : terrestre, cosmique
et spirituel. Si l’on veut mieux cerner le rôle
que jouait l’automate de Diane dans cette
allégorie particulière de Jahangir recevant
le chah Abbas, il faut revenir brièvement
sur le contexte de sa composition.
En 1605, les relations entre les Empires
perse et hindoustani sont tendues. En cause,
la récente tentative de siège de la forteresse
frontalière moghole de Kandahar [dans l’Af-
ghanistan actuel] par l’armée safavide, qui a
fini par battre en retraite. Sur fond de conflit
Cette scène est
entièrement fictive.
Les deux rois Jahangir
et Abbas ne se sont
jamais rencontrés.
territorial, les deux empires échangent des
ambassadeurs au milieu du xviie siècle, pré-
tendument afin de maintenir la paix, mais
surtout pour exercer leur influence sur la
question de Kandahar.
L’émissaire iranien Yadgar Ali arrive à
Agra en 1611, et Khan Alam le raccompagne
[à la cour du souverain perse] en
1613, escorté de mille courti-
sans moghols. Parmi ces
derniers figure l’ar-
tiste Bishan Das qui,
à en croire Jahangir,
“n’avait pas son
pareil pour exécu-
ter des portraits res-
semblants”. C’est
Bishan Das qui va
peindre le tableau
imaginaire représen-
tant son protecteur
en compagnie de son
hôte. Que voulait expri-
mer Jahangir à propos de sa
souveraineté, face aux menées du
chah Abbas sur Kandahar ? Et quel rôle
joue l’automate dans cette histoire ?
Force propulsive. Une autre allégorie
de cette période, cette fois due à l’artiste
Abu’l Hasan, Jahangir étreint le chah Abbas
(1618), pourrait nous fournir un indice.
Face à une énorme auréole luni-solaire
flanquée de chérubins à l’européenne,
les empereurs se donnent l’accolade. Les
pieds de Jahangir reposent sur un lion,
et le chah Abbas, plus petit et au teint
plus foncé que lui, se tient respectueu-
sement sur un agneau, les deux bêtes
étant couchées côte à côte. Le tandem
est représenté sur un globe terrestre à
l’occidentale, récemment présenté aux
Moghols, le lion étant étendu sur toute
l’Asie centrale. [Comme souligné par
l’historienne Sumathi Ramaswamy dans
un ouvrage paru en anglais en 2007], le
tableau renvoie à l’utilisation stratégique
par Jahangir des globes et des cartes occi-
dentaux pour mettre en avant à la fois
l’étendue de ses possessions et la vérité
de son nom de souverain, “Possesseur
du monde”.
Il est fait allusion à la même puissance
planétaire dans Jahangir reçoit le chah Abbas,
bien que d’une manière plus subtile. Les
nombreux objets étrangers qui entourent
les deux souverains lors de leur rencontre
imaginaire sont autant de signes d’opu-
lence. Ils témoignent de la position de
“cosmocrate” du Grand Moghol. Si l’au-
tomate de Diane était le cadeau offert par
le chah Abbas, peut-être représente-t-il,
dans cette logique allégorique, la déférence
du souverain safavide envers son homo-
logue moghol, qui lui a repris Kandahar.
Il vient souligner la toute-puissance du
“Possesseur du monde”.
Tel qu’il est représenté, rien n’indique
que l’objet puisse se déplacer (il n’est pas
posé sur une surface, ses roulettes et la clé
pour le remonter ne sont pas visibles) ou
être modifié (impossible de deviner que la
tête du cerf est détachable). Que signifie
cet effacement de la mécanique de l’auto-
mate et de sa destination, à savoir servir
aux libations ? Peut-être, comme Jessica
Keating le suggère, que sa principale valeur
réside dans son origine exotique. Ou peut-
être que la présence de l’empereur, tout en
énergie et en vigueur, indique une force
propulsive qui serait capable de contrô-
ler aussi bien les mouvements de l’auto-
mate que ceux de l’adversaire.
En Europe, les merveilles mécaniques
et autres automates devaient lancer les
progrès des Lumières dans les sciences et
les techniques. La forteresse de Kandahar,
elle, finit, après une série de batailles, par
tomber aux mains des Safavides en 1653. Le
monde devait connaître d’autres époques
et d’autres règnes. Mais dans la rencontre
peinte de Jahangir et du chah Abbas, il
reste actionné par la volonté inexorable
de l’empereur moghol – tout comme l’au-
tomate de Diane.
—Kamayani Sharma,
publié le 18 juin
L’autrice
KAMAYANI SHARMA
Critique d’art, chercheuse
et traductrice, cette autrice établie
à New Delhi, en Inde, collabore
avec de nombreux journaux,
en Inde (le site Scroll.in)
et aux États-Unis (les magazines
Artforum et Aperture, notamment).
Elle est aussi la créatrice dupodcast
Artalaap, dans lequel elle explore
la culture visuelle et la scène
artistique contemporaines
du Sud-Est asiatique.
360o. 49
LITTÉRATURE
Amin Maalouf,
une immense
fierté libanaise
Le Franco-Libanais a été
élu à la tête de l’Académie
française, le 28 septembre.
La nouvelle a été accueillie
avec joie dans son pays
d’origine, laminé par une des
pires crises de son histoire.
A
min Maalouf, 74 ans, est désor-
mais le “premier parmi les
immortels”, titre le quotidien
francophone L’Orient-Le Jour. Le 28 sep-
tembre, l’écrivain, né en 1949 à Beyrouth,
a été élu secrétaire perpétuel de l’insti-
tution gardienne de la langue française.
Il prend la suite de l’historienne Hélène
Carrère d’Encausse, décédée en août.
Pour la presse libanaise, l’événement
offre une consolation face à l’effondre-
ment économique, financier et écono-
mique que subit le pays depuis quatre
ans. “Le Liban est enterré tous les jours […]
par le verdict selon lequel il serait mort […]
Mais voici Amin Maalouf”, peut-on lire en
première page du quotidien An-Nahar,
pour lequel le Franco-Libanais a travaillé
comme journaliste avant son départ
pour la France en 1976, aux débuts de
la guerre civile. “Cette lueur venue de
Paris apporte son lot de don, de généro-
sité, d’espoir et de confiance retrouvée.”
L’élection de l’auteur de Léon l’Afri-
cain (1986, éd. Jean-Claude Lattès) et
du Rocher de Tanios (éd. Grasset, prix
Goncourt en 1993) “ramène le Liban sur
la carte de la créativité culturelle et civili-
sationnelle”, ajoute le journal Al-Liwaa,
quand Ici Beyrouth y voit la consécra-
tion de la francophonie et du dialogue
entre les civilisations. Une référence à
trois essais remarqués que Maalouf a
signés sur les questions d’identité et de
civilisation : Les Identités meurtrières, Les
Désorientés et Le Naufrage des civilisa-
tions (1998, 2012 et 2019, éd. Grasset).
“La joie du Liban me rend joyeux moi-
même”, commente l’intéressé, interrogé
par L’Orient-Le Jour. “Le Liban traverse
une période difficile, et tous ceux qui l’ai-
ment, comme c’est mon cas évidemment,
voudraient le voir remonter la pente […].
En attendant que cela se produise, ce que
font certains fils du Liban dans le reste du
monde inspire de la joie au pays. Les gens
ont le sentiment que nous sommes un peu
de la famille, et ils ont raison.”
—Courrier international
50. 360o
—The Daily Telegraph, extraits
(Londres)
L
’idée même de Black Sabbath : The
Ballet a quelque chose de ridicule :
les assauts bourrins des enfants
terribles du heavy metal contre la grâce
et la précision hautement culturelles de
la chorégraphie classique. Et pourtant
nous voici aux studios de répétition du
Royal Birmingham Ballet (BRB), où Tony
Iommi, 75 ans, regarde d’agiles danseuses
en chaussons à pointe exécuter des ara-
besques sur une version orchestrale d’Iron
Man, l’hymne apocalyptique de Black
Sabbath sorti en 1970.
“C’est pas Le Lac des cygnes, hein ?”
demande le guitariste, avec l’humour
brusque typique de Birmingham. “Je n’ai
jamais vu de danse classique de ma vie, recon-
naît la rock star. Mais Sabbath ne s’est jamais
fermé aux autres musiques. Si tu veux faire
quelque chose d’original, tu dois faire des trucs
hors des sentiers battus. Et ça, c’est carrément
hors des sentiers battus !”
Sacre tardif. Le chorégraphe suédois
Pontus Lidberg se tient au bord d’un espace
de danse délimité sur le sol. “Je perçois une
certaine confusion”, lance-t-il alors que dix-
neuf danseuses en tenue de gym moulante
convergent autour de l’une d’entre elles, la
soulèvent et la font passer au-dessus de leur
tête – le plongeon dans la foule le plus poli
du monde. “Il faut que ce soit un peu plus fou,
un peu plus fun”, presse-t-il.
Tout a commencé quand Carlos Acosta,
l’ancienne star [cubaine] du Royal Ballet
qui dirige désormais le Royal Birmingham
Ballet, a voulu faire quelque chose qui reflète
la ville. “Il s’est dit : ‘Qu’est-ce qui pourrait
être plus Birmingham que Black Sabbath ?’”
raconte Iommi. Tous les membres de Black
Sabbath ont grandi dans le Birmingham de
l’après-guerre, “joué dans les cratères” lais-
sés par les bombardements, travaillé dans
no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
← Céline Gittens et Tyrone Singleton,
premiers danseurs du Birmingham
Royal Ballet, dans Black Sabbath :
The Ballet. Photo Johan Persson
Tous les membres de Black Sabbath
approuvent le projet. Ozzy a désormais
du mal à chanter et même à parler claire-
ment [à cause de la maladie de Parkinson
dont il souffre], mais sa femme, Sharon, a
été interviewée pour contribuer à raconter
l’histoire du groupe. On entend les enre-
gistrements originaux de la voix d’Ozzy à
certains moments du spectacle, les dan-
seurs donnent aussi de la voix, ce qui est
inhabituel dans un ballet. “Il me faut plus
de volume ! C’est pour ça que vous avez eu des
cours de chant”, lance Lidberg à sa troupe
pendant qu’elle pirouette et hurle soudain
le “Il a perdu la tête ?” d’Iron Man.
“C’est pas ‘Le Lac Air guitar et pogo. Autre grand défi,
réagir en tant que chorégraphe aux riffs
des cygnes’, hein ?” moteurs, répétitifs, qui étayent l’œuvre de
Black Sabbath. “Il y a une énergie très par-
ticulière, il n’y a pas beaucoup de pics et de
creux, et c’est très dur à chorégraphier. Les
L’événement suscite beaucoup de curiosité au Royaume-Uni : danseurs classiques ont besoin de beaucoup
le ballet de Birmingham se produit dans un spectacle inspiré de texture, d’une palette étendue et de diffé-
rences. J’essaie donc de faire des couches même
du groupe de heavy metal Black Sabbath. Visite des coulisses. si la musique se répète sans varier, j’ajoute un
contrepoint et puis un autre.”
Le chorégraphe a incorporé trois mou-
l’industrie lourde, et appris leur métier sur Le compositeur et chef d’orchestre Chris vements associés au heavy metal : le head
la scène de blues locale. Iommi avait perdu Austin, qui a travaillé dans le classique et banging, l’air guitar et le pogo. Même s’il
le bout de deux de ses doigts en travaillant à la musique populaire, semble particuliè- concède que “le pogo est peut-être moins sau-
l’usine. Il s’était fabriqué des espèces de dés rement apprécier le défi [qu’a constitué vage que ce qu’il serait en réalité”. Il ne pense
qu’il mettait sur ses doigts blessés et avait la production du ballet]. “Il y a de la gran- pas que celui-ci gagnera toute la salle, mais
désaccordé sa guitare pour que les cordes deur dans les chansons de Black Sabbath, de il est manifestement tout excité à l’idée de
soient moins tendues et plus faciles à jouer. toute façon. Et un côté brut, irrégulier. C’est ce choc des cultures. “Qui a le droit de dire
C’est là que résident les origines du son une musique rebelle. La structure des mor- ce qui est de la culture élevée et de la culture
grave, lourd, de Black Sabbath. Avec la voix ceaux est géniale.” En collaboration avec bas de gamme ? À mon avis, il n’y a rien de
puissante et le personnage scénique de plus Lidberg et une grosse équipe du BRB, il particulièrement élevé dans une compagnie
en plus barré d’Ozzy Osbourne, la fascina- a sélectionné huit morceaux et s’est mis de danse qui donne Le Lac des cygnes : elle
tion du bassiste et parolier Geezer Butler à plancher sur une orchestration com- se contente de présenter tous les clichés de la
pour les films d’horreur et le jeu expressif, plexe. “Il faut vraiment entrer dans le maté- danse classique. C’est plutôt bourrin, en fait.”
percutant du batteur Bill Ward, le groupe a riau. Il y a tellement de choses qui se passent “Contrairement à une soirée de ballet clas-
lancé un nouveau genre de rock avec son pre- sous le capot. On démonte le son et on réflé- sique, on a une partition qui est à la fois nou-
mier album, intitulé Black Sabbath, en 1970. chit à chaque élément.” velle et familière à des millions de personnes,
“Quand on a commencé, il n’y avait pas de L’un des grands défis, c’était de captu- ajoute Austin. Et c’est précieux.” Iommi, pour
modèle pour le heavy metal, fait remarquer rer l’essence du chant d’Osbourne. “La voix sa part, confie : “J’ai dit à Carlos : ‘Écoute,
Iommy. On n’appelait même pas ça comme d’Ozzy est un instrument incroyable. Elle a si nos fans viennent, ils se mettront peut-
ça.” Le groupe ne récolte pas beaucoup de une autorité totale, elle passe du registre grave être à crier, à se lever et à chanter.’ Et il a
respect au début. “Birmingham ne
voulait rien avoir à faire avec nous”,
DANSE au vraiment très aigu sans transition
audible, précise Austin. Je veux dire,
fait : ‘Ah génial !’ Mais qui sait ? Si ce sont les
fans originaux, ils auront 75 ou 80 ans main-
se souvient Iommi. “On s’est fait descendre c’est un son originel, animal, qui fait partie des tenant. Ils aimeront peut-être avoir la possibi-
par la presse en Amérique, on nous traitait de grandes voix du siècle. Si on confiait ces mêmes lité de s’asseoir pendant le spectacle !”
satanistes. Personne ne comprenait ce qu’on fréquences à une soprano, il faudrait aller une —Neil McCormick,
faisait, c’était trop différent.” octave plus haut pour avoir la même hauteur publié le 14 septembre
Les temps ont changé. Le groupe (qui et la même puissance. On peut essayer de faire
s’est séparé en 2017 après un dernier jouer toutes les contrebasses super haut, là où
album et une tournée d’adieu) est consi- on ne les entend jamais normalement, ou faire Créé à Birmingham à la fin septembre, Black
Sabbath : The Ballet sera donné au Théâtre
déré comme un des grands pionniers de jouer tous les piccolos super grave, parce que
Royal de Plymouth (du 12 au 14 octobre)
la musique. À Birmingham, il y a un pont c’est une autre façon de reproduire cette idée, et au Sadler’s Wells Theatre, à Londres
baptisé Black Sabbath sur le canal et un c’est-à-dire littéralement les cordes vocales, le (du 18 au 21 octobre). Toutes les représentations
tramway nommé Ozzy. diaphragme, tout ce qui crée le son.” ont très vite affiché complet.
CapaPictures / Europe 1

18H - 19H
PUNCHLINE
52. 360o
idées.
Comment
les inégalités
fabriquent
l’insécurité
—The New York Times, extraits (New York)
D
epuis 2020, les 1 % les plus riches ont accaparé
près des deux tiers des nouvelles richesses
produites dans le monde, soit presque deux
fois plus que les 99 % restants. Au début de
l’année dernière, on estimait que seulement
10 milliardaires – des hommes – possédaient
six fois plus de richesses que les 3 milliards de personnes
les plus pauvres du monde. Aux États-Unis, plus de 70 %
des actifs du pays sont concentrés entre les mains des
10 % des ménages les plus fortunés.
Des statistiques comme celles-là sont consternantes,
mais ne nous surprennent plus. Depuis que le mouve-
ment Occupy Wall Street a mis sur le devant de la scène
la question des inégalités, il y a plus d’une décennie, le
sujet est sur toutes les lèvres. Il a été au cœur des cam-
pagnes menées par [le sénateur socialiste du Vermont et
candidat aux primaires démocrates de 2016 et de 2020]
Bernie Sanders, il a réorienté les travaux de recherche et
les politiques publiques et il continue de galvaniser les
mouvements de protestation. La crise des inégalités, si
elle méritait qu’on s’y attarde, n’a pourtant pas suffi à
changer les choses.
Pour comprendre la vie économique contemporaine,
il faut adopter un cadre plus large et réfléchir à l’insé-
curité. Alors que l’inégalité nous invite à regarder vers
le haut et vers le bas, à constater les extrêmes – l’indi-
gence et l’opulence –, l’insécurité nous encourage à tour-
ner le regard de côté. Alors que l’inégalité se traduit par
des statistiques, l’insécurité exige que l’on parle de sen-
timents. Pour reprendre une expression féministe, on
pourrait dire que l’enjeu est aussi “personnel que poli-
tique”. J’en suis venue à réaliser avec le temps que les
problèmes économiques ont aussi une dimension émo-
tionnelle : l’humiliation quand on reçoit l’appel d’un agent
de recouvrement, la montée d’adrénaline quand il faut
payer le loyer ou l’hypothèque, l’appréhension quand on
songe à la retraite.
Et, contrairement à l’inégalité, l’insécurité ne s’ex-
plique pas seulement par la disparité entre nantis et
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
Pour Astra Taylor,
il est temps de revoir
notre façon de penser
les inégalités. L’essayiste
prône une approche plus
sensible et émotionnelle
de la précarité,
condition à l’émergence
d’une vraie solidarité.
L’AUTRICE
Née en 1979 à Winnipeg, dans la province du Manitoba,
au Canada, Astra Taylor est une documentariste,
essayiste et militante américano-canadienne.
Elle a notamment réalisé un documentaire
sur le philosophe slovène Slavoj Zizek et un autre
sur le philosophe africain-américain et candidat
à la prochaine présidentielle américaine Cornel West.
Elle est aussi cofondatrice du Debt Collective,
une organisation à l’avant-garde du mouvement pour
l’effacement de la dette étudiante aux États-Unis. Astra
Taylor a publié plusieurs essais, dont The People’s
Platform : Taking Back Power and Culture in the Digital
Age [“La Plateforme du peuple. Reprendre le pouvoir
et la culture à l’ère numérique”, 2014, non traduit].
démunis. Son universalité montre à quel point la souf-
france inutile est largement répandue, même parmi ceux
qui semblent s’en sortir assez bien. On est tous, à des
degrés divers, inquiets de ce que l’avenir nous réserve.
On est sur nos gardes, anxieux et vulnérables. Pour
s’en sortir, on essaie de se protéger contre des menaces
potentielles. On travaille dur, on consomme beaucoup,
on décroche des diplômes, on épargne, on investit, on
suit des régimes, on s’automédicamente, on médite, on
fait du sport et on s’applique des crèmes exfoliantes.
Et pourtant, le sentiment de sécurité continue d’échap-
per à la plupart d’entre nous. C’est que les principaux
moyens que l’on nous conseille pour garantir notre
sécurité – gagner de l’argent, investir dans l’immobi-
lier, décrocher des diplômes, épargner pour la retraite –
nous obligent souvent à participer à des systèmes qui
n’offrent que rarement la stabilité à laquelle on aspire.
L’argent placé dans notre régime de retraite, pour ceux
qui ont la chance d’en avoir un, sert trop souvent à finan-
cer des industries qui empoisonnent la planète ; les pra-
tiques de l’entreprise de technologie qui nous emploie
portent atteinte à la démocratie ; l’augmentation du prix
de notre maison fait qu’il devient plus difficile pour
d’autres de se loger.
L’incertitude et le risque n’ont rien de nouveau, me
direz-vous. Comment des créatures mortelles qui, tout
au long de l’évolution, ont toujours lutté pour survivre
devraient-elles se sentir ? C’est la nature précaire et
imprévisible de la vie qui a contribué à inspirer le concept
d’équanimité mis au point par les stoïciens et la philo-
sophie du zen développée par les penseurs bouddhistes.
L’insécurité existentielle est un trait de l’humain. Après
tout, il dépend des autres pour sa survie, il est vulnérable
aux maladies, aux troubles psychiques et aux blessures,
et il sait qu’il mourra un jour ou l’autre. On aura beau
essayer, on ne pourra jamais échapper complètement à
cette forme d’insécurité ni s’en protéger adéquatement.
Mais ce n’est pas sur l’insécurité existentielle que je
souhaite m’attarder. On pourrait très bien structurer
nos sociétés de sorte que l’on se sente plus en sécurité,
mais il semble qu’on ait choisi de faire le contraire. C’est
ce que j’appelle l’“insécurité fabriquée”. Si l’insécurité
existentielle nous est inhérente, l’insécurité fabriquée
facilite l’exploitation et le profit en attaquant l’estime de
soi et le bien-être. Des philosophes politiques, des éco-
nomistes et même des publicitaires ont souligné la façon
dont notre système économique tire profit des insécuri-
tés qu’il crée lui-même, qu’il veille ensuite à accroître et à
entretenir. Ce n’est qu’en reconnaissant à quel point l’in-
sécurité fabriquée est ancrée dans notre société que nous
pourrons commencer à imaginer une autre façon de faire.
L’insécurité fabriquée, loin d’être inévitable, va pour-
tant en s’intensifiant. Les évolutions qui ont accentué les
inégalités au cours des dernières décennies (la dérégula-
tion des marchés et du secteur financier, et le déclin de
l’État providence, entre autres) ont aggravé l’insécurité
et n’ont épargné personne, tant dans la classe aisée que PHOTO ASTRA TAYLOR: COLUMBIA GSAPP/WIKIMEDIA
dans la classe ouvrière. Ceux qui jouissent d’une situa-
tion relativement privilégiée cherchent à se protéger du
risque, voire à tirer parti des chocs périodiques, mais le
fait est qu’ils ont créé un jeu dans lequel personne ne peut
sortir gagnant. Ils stressent et se démènent, et respirent
le même air pollué que nous. Ils ont donc eux aussi beau-
coup à gagner à récrire les règles du jeu et à réfléchir à
ce que pourraient être de nouvelles formes de sécurité.
Durant la majeure partie de ma vie, je n’avais jamais
pensé que l’on pouvait s’inquiéter d’avoir les joues trop
rondes. Je n’avais jamais entendu l’expression “gras buccal”
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
ni imaginé qu’il faille s’en préoccuper, jusqu’à ce que je lise
dans The Guardian que le gras des joues était “une nou-
velle source d’insécurité en cette nouvelle année”. Peut-être
avez-vous appris que vous étiez censé manquer d’assu-
rance à propos d’autre chose : la façon dont vous peignez
vos cheveux, la coupe de vos jeans, la marque de votre
voiture, la taille de votre maison ou la façon dont elle est
décorée, par exemple.
Comme l’a noté le théoricien britannique Mark
Neocleous, le terme moderne “insécurité” est entré
dans le lexique anglais au xviiie siècle, alors que voyait
le jour une société tributaire des forces de marché. Il
faut savoir que le capitalisme se nourrit de mauvais sen-
timents et que les gens insatisfaits consomment plus.
Déjà en 1930, l’auteur d’un article publié dans la revue
américaine Printers’ Ink l’affirmait sans ambages : “Les
clients satisfaits ne rapportent pas autant que ceux qui ne
le sont pas.”
Il est difficile d’imaginer que des publicitaires ou
des professionnels du marketing puissent nous dire
qu’en réalité on n’a besoin de rien d’autre que ce qu’on
a déjà et que c’est le monde, pas nous, qui doit chan-
ger. L’insécurité fabriquée nous encourage à accumu-
ler de l’argent et des objets qui servent de substituts
à ce qui ne s’achète pas : la connexion avec autrui, le
sens, la raison d’être, la satisfaction, la sécurité, l’estime
de soi, la dignité et le respect. Des sentiments qui ne
s’obtiennent qu’en relation avec les autres.
Contrairement à l’inégalité, l’insécurité est subjec-
tive, et elle tire de cette subjectivité une partie de son
pouvoir insidieux et irrésistible. Il n’est nul besoin de
toucher le fond pour se sentir en situation de précarité,
car l’insécurité résulte tout autant des attentes que de
la privation. L’inégalité offre un aperçu de la réparti-
tion de la richesse à un moment précis dans le temps.
À l’inverse, l’insécurité couvre le présent et l’avenir, et
témoigne d’une anticipation des choses à venir.
V
oilà pourquoi l’insécurité affecte toutes les
classes sociales, même si on peut supposer
que celles qui se trouvent tout en bas de
l’échelle en souffrent plus. De nombreuses
études publiées ces dernières années relèvent
l’incidence négative des inégalités sur la santé
et le bonheur. L’insécurité qu’elles entraînent est asso-
ciée à des taux plus élevés de maladie, de dépression,
d’anxiété, de consommation de drogues… Le simple fait
de vivre dans une société consumériste qui valorise la
concurrence rend plus stressé et plus malade, et nous
rend davantage conscients de notre statut social.
Le philosophe anglais Jeremy Bentham a écrit sur la
“peur de perdre” et la façon dont la richesse elle-même
devient une source de préoccupation. Après tout, il faut
protéger ses avoirs et les faire fructifier, sans quoi les
fortunes diminuent ou s’épuisent. “Quand l’insécurité
arrive à un certain point, la peur de perdre empêche de jouir
de ce qu’on possède. Le soin de conserver nous condamne
à mille précautions tristes et pénibles”, a-t-il écrit dans
son Traité de législation civile et pénale, publié en 1802.
Jeremy Bentham faisait référence à l’argent et aux
objets, dont peuvent s’emparer les voleurs, mais il aurait
aussi bien pu parler du statut, qui, bien qu’impossible
à voler, n’est jamais garanti. Dans un monde comme le
nôtre, caractérisé par les extrêmes économiques, même
les plus prospères craignent de perdre leur rang et de
voir diminuer leur valeur nette et leur estime d’eux-
mêmes. C’est cette insécurité qui les pousse à vouloir
toujours monter plus haut.
360o. 53
L
es économistes utilisent l’expression d’“inégalité
fractale” pour décrire ce phénomène. Mais, pour
ceux qui sont pris dans cette spirale vertigi-
neuse, la sensation dominante est l’insécurité.
La personne endettée envie celle qui n’a pas de
dette mais qui n’a pas un sou en poche, qui, à
son tour, jalouse la personne qui possède 50 000 dollars.
Celle-ci voudrait suivre les traces d’une autre dont la
valeur nette est un montant à six chiffres, qui, à son
tour, envie la personne qui possède un demi-million à
la banque… Et ainsi de suite.
Cette impression de ne pas avoir assez d’argent même
lorsqu’on en a beaucoup n’est pas simplement une réaction
de notre cerveau reptilien. C’est la conséquence d’un
monde où règne l’insécurité et où le risque est omni-
présent, un monde dans lequel il n’y a pas de limites à
la richesse ni à la pauvreté. Si l’on n’intervient pas, la
spirale fractale ne cesse jamais de tourner.
Il y a quelques années, ma sœur travaillait dans un
café branché de Brooklyn. Il y avait évidemment des
habitués, parmi lesquels un médiéviste. Un jour que les
affaires tournaient au ralenti, l’une des baristas s’est mise
à causer avec lui. Le propriétaire du café, qui regardait
les images retransmises sur son ordinateur par les camé-
ras de sécurité, lui a téléphoné pour lui dire de cesser
de bavarder. Quand j’ai demandé à ma sœur combien de
caméras étaient installées dans ce petit espace, elle en a
compté huit. Le charmant café était, en réalité, panop-
tique. Le patron pouvait, à tout moment et de n’importe
où, surveiller ce qui se passait dans chaque recoin. Les
↑ Dessin de Cost paru dans employés craignaient en permanence d’être licenciés.
Le Soir, Bruxelles. Les caméras n’avaient pas été installées pour assurer
la sécurité du personnel, elles étaient là pour leur faire
sentir que leur emploi ne tenait qu’à un fil.
Les baristas ne sont pas les seuls concernés. Des pré-
parateurs de commandes dans les entrepôts Amazon
aux caissiers de supermarché en passant par les ingé-
nieurs, les travailleurs sont de plus en plus surveillés,
évalués et classés. On leur fait de plus en plus sentir
qu’on peut se débarrasser d’eux à tout moment. Cette
façon de faire s’appuie sur une vision cynique de la moti-
vation humaine, qui veut que les gens ne travaillent que
parce qu’ils sont contraints, et non pas parce qu’ils ont
un désir intrinsèque de créer, de collaborer et de prendre
soin les uns des autres. De l’avis de l’économiste John
Kenneth Galbraith, le “problème effroyable de l’insécurité”
est inhérent à un système économique axé sur la concur-
rence. Il se traduit notamment par le “chômage épisodique
imposé au travailleur” et par “l’insolvabilité infligée de temps
à autre à l’agriculteur ou à l’industriel”. “En même temps
qu’on [tend] la carotte du gain financier, on agite le bâton
du désastre économique personnel”, a-t-il écrit.
La crainte d’être licencié peut donner lieu à des pro-
blèmes de santé, et des recherches ont montré que le fait
de perdre son boulot ou d’occuper un emploi non désiré
Si l’insécurité
était associé à un accroissement du risque de décès. Le
problème n’est pas forcément la pauvreté en termes
existentielle nous est absolus, mais plutôt l’insécurité qui résulte de l’insta-
bilité et de la menace de perte de statut et de mobilité
inhérente, l’insécurité descendante, désormais omniprésente.
Les gens d’aujourd’hui occupent peut-être les mêmes
fabriquée facilite emplois de col bleu ou de col blanc que leurs parents ou
leurs grands-parents avant eux : ils sont professeurs,
l’exploitation et le profit employés de bureau, ouvriers, concierges, chauffeurs,
livreurs. La différence, de nos jours, c’est qu’ils sont sou-
en attaquant l’estime vent des auxiliaires ou des employés précaires. Rares sont
de soi et le bien-être.
ceux qui peuvent espérer une promotion ou l’améliora-
tion de leurs avantages sociaux, à supposer qu’ils en aient.
54. 360o
M
ême ceux qui parviennent à gravir les
échelons ne peuvent se permettre de se
reposer. Aux États-Unis aujourd’hui, il
suffit qu’une crise suffisamment dévas-
tatrice survienne pour qu’une personne
auparavant fortunée soit réduite à un
état de précarité ou de pauvreté : les affaires peuvent
soudainement ralentir ; un emploi peut être automatisé
ou relocalisé à l’étranger ; les placements réalisés en
vue de la retraite peuvent perdre de la valeur du jour au
lendemain ; les prix de l’immobilier peuvent s’effondrer ;
un membre de la famille peut recevoir un diagnostic de
maladie grave (aux États-Unis, ce genre d’événement peut
annihiler du jour au lendemain la sécurité économique
d’un ménage de la classe moyenne) ; une tempête peut
causer des ravages importants ; une autre pandémie, plus
mortelle, peut survenir.
Dans un essai sur la psychologie de la classe moyenne
publiée en 1989, Barbara Ehrenreich parle justement de
cette “peur de tomber”. Aujourd’hui, toutefois, il semble
que le sentiment de précarité au sein de la classe moyenne
soit plus fort que jamais, et tout le monde a peur de ce
qui l’attend en bas. Ces pressions ne justifient pas les
comportements comme celui d’espionner les employés,
mais elles peuvent nous aider à comprendre ce qui les
motive. L’insécurité constante contribue à nous rendre
dociles quand les méthodes conventionnelles propres à
garantir notre sécurité nous font défaut.
L’histoire a montré que les périodes difficiles, voire l’an-
ticipation d’épreuves à venir – le sentiment d’insécurité
économique et l’appréhension du pire, que ces craintes
soient justifiées ou non –, offrent un climat propice au
racisme et à la xénophobie. Partout dans le monde, l’ex-
trême droite a gagné du terrain en tirant directement
parti des craintes de groupes fragmentés et isolés et en
leur offrant des boucs émissaires, parmi lesquels les
immigrés, les Juifs, les Noirs, les personnes trans. Trop
souvent, l’insécurité favorise le développement de rap-
ports de domination et de hiérarchie au sein de la société.
Comment pourrait-il en être autrement ? Quand l’in-
sécurité nous gagne, la tentation est forte d’enfiler un
masque de supériorité et d’invincibilité.
On doit plutôt s’efforcer de canaliser l’insécurité de
manière constructive. L’indignation que l’on ressent
vis-à-vis de la manière dont notre système fabrique et
exploite nos peurs et nos angoisses peut contribuer à
consolider les mouvements existants et à en créer de
nouveaux. Elle peut ainsi donner naissance à des coali-
tions puissantes capables de lutter en faveur de l’adoption
de formes collectives de sécurité fondées sur l’attention
mutuelle et la préoccupation pour autrui plutôt que sur
le désespoir et la détresse.
L’expérience que j’ai acquise en tant que cofonda-
trice de l’organisation militante Debt Collective m’a
montré que l’insécurité économique peut pousser les
gens à se mobiliser en faveur de l’adoption de politiques
de redistribution et de l’élargissement de l’État provi-
dence. Prenant exemple sur les cercles féministes des
années 1970, Debt Collective organise régulièrement
des “assemblées de débiteurs”, des réunions où les gens
parlent de leurs difficultés financières. Il y a toujours
des gens qui pleurent, mais les participants y trouvent
aussi une camaraderie et une force porteuses de chan-
gements. Lors de ces rencontres, l’insécurité devient le
point de départ d’une compréhension approfondie de
soi-même et du monde.
Dans de telles conditions, l’insécurité économique
peut devenir une force motrice de changement. C’est
Courrier international — no 1718 du 5 au 11 octobre 2023
L’insécurité économique
peut pousser les gens
à se mobiliser en
faveur de l’adoption
de politiques
de redistribution.
↓ Dessin de Vlahovic,
Serbie.
LE LIVRE
Ce texte est extrait du dernier
livre d’Astra Taylor, intitulé
The Age of Insecurity : Coming
Together as Things Fall Apart
[“L’ère de l’insécurité : faire face
ensemble à l’effondrement”,
non traduit en français].
Il a été publié en septembre 2023 chez l’éditeur
canadien House of Anansi Press.
d’ailleurs ce qui s’est passé dans le sillage de la Grande
Dépression, quand des syndicalistes, des chômeurs, des
socialistes, des réformateurs progressistes et des hommes
politiques visionnaires se sont mobilisés pour remédier
à l’insécurité, qu’ils avaient identifiée comme un élément
central du capitalisme de laissez-faire. En 1938, le pré-
sident Franklin D. Roosevelt a décrit l’insécurité comme
“l’un des fléaux les plus redoutables de notre système écono-
mique” et il a invoqué la “sécurité” pour justifier le New
Deal, qui a jeté les bases de l’État providence américain.
Mais le filet de sécurité qui avait été créé à l’époque
n’a cessé de rétrécir au cours des cinquante dernières
années. Puis est arrivée la pandémie de Covid-19. Du
jour au lendemain, les prestations fédérales de soutien au
revenu ont augmenté. Des millions de personnes – dont
ma sœur – ont alors jugé qu’ils jouissaient d’une sécu-
rité matérielle suffisante pour abandonner des emplois
dans lesquels ils se sentaient méprisés ou exploités, des
emplois sous-payés, monotones, qui offraient peu de pos-
sibilités d’épanouissement ou d’avancement. Cela s’est
traduit par un taux record de démissions.
P
endant un temps, l’insécurité induite par la peur
de perdre son emploi s’est trouvée grandement
diminuée. Certaines banques centrales sont
intervenues pour augmenter les taux d’intérêt,
affaiblissant de ce fait la position de force dans
laquelle se trouvaient les travailleurs, même si
on prétendait que l’objectif était de permettre aux banques
de cibler l’inflation. Au même moment, les politiques
mettaient un terme aux programmes d’aide mis en place
pendant la pandémie au motif qu’ils coûtaient trop cher,
mais la vraie raison, à mon avis, c’était qu’ils donnaient
trop de pouvoir aux travailleurs. La sécurité matérielle
qu’ils offraient mettait en péril un statu quo que seul
un climat d’insécurité pouvait permettre de maintenir.
Je veux que l’on voie l’insécurité comme une chance à
saisir plutôt que comme un problème. Nous avons tous
besoin d’être protégés des aléas de la vie. Le simple fait
d’accepter que l’on est mutuellement vulnérables, que
l’on a tous besoin, tout au long de notre vie, d’un peu
d’attention d’autrui et qu’on y a droit peut induire des
transformations. Quand on utilise l’insécurité pour
motiver les gens parce qu’on s’attend au pire d’eux, on
crée un cercle vicieux qui attise le désespoir et crée la
division, et on encourage la concurrence et la consom-
mation effrénées qui ont mené notre planète au bord
de l’effondrement. À l’inverse, quand on accorde notre
confiance et notre aide à l’autre, on améliore la sécurité
de tous, y compris la nôtre.
On pourrait contribuer à réduire de manière considé-
rable le stress et les tensions qui affectent un si grand
nombre d’entre nous en réparant le filet social et en
garantissant à tous une sécurité matérielle de base. Nous
pourrions ainsi faire face à l’insécurité existentielle avec
compassion, voire avec curiosité.
Après tout, c’est l’insécurité qui nous rend humains, et
c’est aussi elle qui nous permet de créer des liens entre
nous et de changer. La première étape vers une plus
grande solidarité pourrait être de reconnaître l’insécu-
rité existentielle qui nous affecte tous et de comprendre
de quelle façon elle est utilisée contre nous. Car la soli-
darité, en fin de compte, est l’une des formes de sécurité
les plus importantes dont on puisse jouir. C’est la sécu-
rité de pouvoir partager avec d’autres la situation difficile
que l’on vit en tant qu’habitant de cette planète en crise.
—Astra Taylor,
publié le 18 août
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Hors-série Octobre-novembre 2023

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