MOYEN-ORIENT — TOUTE UNE RÉGION AU BORD DU GOUFFRE

Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Pays-Bas 6 €, Portugal cont. 5,60 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,95 $CAN,

Afrique CFA autres 3600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,60 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 10 DT,

No 1732 du 11 au 17 janvier 2024

Japon 1100 ¥, Maroc 48 DH,

Grèce 5,90 €, Italie 5,60 €,
Grande-Bretagne 5,6 £,
courrierinternational.com
France : 4,90 €

NUMÉRO
SPÉCIAL

TAIWAN
Géopolitique, culture,
histoire… À l’occasion
de l’élection
présidentielle
du 13 janvier,
la presse étrangère
raconte une île à part.

L’AUTRE CHINE 24 pages pour mieux

comprendre ce qui fait
l’identité taïwanaise.

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4. Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

LES CHOIX
DE “COURRIER”
CLAIRE CARRARD

L’autre Chine
L e samedi 13 janvier,
les Taïwanais sont appelés
à élire leur président
et leurs députés pour quatre ans.
Un scrutin historique pour la jeune
démocratie et pour l’Asie, estime
la presse étrangère, et un vote
dont les résultats seront scrutés

PHOTO WIKTOR DABKOWSKI

dans le monde entier.

SPÉCIAL
À cette occasion, nous vous
proposons un numéro spécial
pour mieux comprendre ce qui
se joue dans cette élection,
mais aussi pour découvrir
un peu plus en profondeur
ce qui fait l’identité taïwanaise
que revendiquent aujourd’hui
les jeunes générations de l’île.
En tout, 24 pages (notre dossier
et toute la séquence 360°)
consacrées à la fois à des questions
géopolitiques et à la culture, à
la gastronomie et à l’histoire de l’île
à partir d’articles traduits de
la presse asiatique – à commencer
par la presse taïwanaise, avec
des articles de la revue Yuanjian
ou encore du magazine Verse –
et américaine. Et, toute la semaine
sur notre site, un rendez-vous
quotidien dans notre rubrique
Courrier Stories.
Face à Taipei, jusqu’où ira Pékin ?
La “réunification” de Taïwan avec
“la mère patrie” (comprendre :
la Chine continentale) est
“inévitable”, a martelé Xi Jinping
lors de ses vœux à la nation
le 31 décembre. Rien n’indique
pour autant une attaque
imminente, estime une experte
de la région dans The New York
Times : le dirigeant chinois aurait
trop à y perdre. Il n’empêche :
“Les élections du 13 janvier vont
servir à déterminer comment l’île
va redéfinir sa relation avec Pékin”,
écrit The Star, en Malaisie.
Des îles Kinmen, toutes proches
des côtes chinoises, à Dajia, la ville
qui dompte les vagues, en passant
par Taipei, la capitale, voyage
dans une société décidément à part.
Bonne lecture.
En couverture :
Paul, le 28 octobre 2023, pendant
la semaine des fiertés LGBT à Taipei.
Photo Wiktor Dabkowski
À l’occasion de l’élection présidentielle
du 13 janvier à Taïwan, 24 pages
spéciales pour mieux comprendre
les enjeux du scrutin et découvrir
ce qui fait l’identité taïwanaise.
DOSSIER
p. 26 Kinmen, à front renversé
Un reportage du Straits Times dans un archipel
taïwanais situé à 3 kilomètres des côtes
chinoises, et dont la vitalité dépend des échanges
avec la Chine.
p. 30 Statu quo: chacun cherche sa Chine
La relation qui unit Taïwan, la Chine et les États-
Unis repose sur la notion d’un “statu quo”
que chacun interprète à sa manière, explique
la revue taïwanaise Yuanjian.
p. 32 Non, Xi Jinping ne va pas attaquer Taïwan
Enlisement militaire, défaite stratégique,
contestation sociale, perte de légitimité interne…
Le dirigeant chinois aurait tout à perdre
s’il décidait d’envahir l’île, estime une experte
américaine dans The New York Times.
p. 36 À la frontière taïwanaise, où Xi Jinping
axpris du galon
L’actuel leader chinois a passé dix-sept ans
dans la province du Fujian, tout près
de l’archipel des Kinmen, à la fi n du xxe siècle.
Son parcours dans la région occupe
une place centrale dans sa carrière politique,
explique Nikkei Asia.
↑ Un homme porte
des drapeaux de la
république de Chine
(le nom officiel
de Taïwan), place
de la Liberté, à Taipei,
le 3 novembre 2022.
360°
p.42 Portfolio. Rivages intimes
p.46 Voyage. Dajia, la petite ville
“qui dompte les vagues” (Verse)
p.48 Gastronomie. La noblesse
retrouvée des saveurs autochtones
(Nikkei Asia)
p.50 Histoire. L’étoile ternie de Tchang
Kaï-chek (The Star)
p.52 Culture. “Wave Makers”, une utopie
très réaliste (Los Angeles Times)
LES SOURCES
Chaque semaine, les journalistes de Courrier international
sélectionnent et traduisent des articles tirés de plus
de 1500 médias du monde entier. Voici la liste exhaustive
des journaux, sites et blogs utilisés dans ce numéro :
Financial Times Londres, quotidien. Frankfurter
Allgemeine Zeitung Francfort, quotidien. The Guardian
Londres, quotidien. Los Angeles Times Los Angeles,
quotidien. The New York Times New York, quotidien.
Nihon Keizai Shimbun Tokyo, quotidien. Nikkei Asia
Tokyo, hebdomadaire. El País América (elpais.com/
america) Mexico, en ligne. La Repubblica Rome, quotidien.
The Star Petaling Jaya (Malaisie), quotidien. The Straits
Times Singapour, quotidien. TelQuel Casablanca,
hebdomadaire. Tportal (tportal.hr) Zagreb, en ligne.
Verse Taipei, bimestriel. The Washington Post
Washington, quotidien. Yuanjian Taipei, mensuel.
Die Zeit Hambourg, hebdomadaire.
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024 5

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : La Société éditrice du Monde
7 jours dans le monde
6. France. Gabriel Attal,
Vu de l’étranger. Un remaniement, Président du directoire, directeur de la publication :
François-Xavier Devaux

espoir d’un second souffle pour quoi faire ? Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
Dépôt légal Janvier 2024. Commission paritaire no 0727 c 82101.
En nommant Gabriel Attal, venu du Parti socialiste, aux fonctions de Premier ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
D’un continent à l’autre ministre, Emmanuel Macron veut-il clore la séquence des réformes de droite Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
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sur les retraites et l’immigration et revenir au “en même temps” originel ? www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com

Guerre Israël-Hamas. Suivez les suites du remaniement ministériel sur notre site avec les analyses Directrice de la rédaction Claire Carrard Rédactrices en chef Virginie Lepetit,
Claire Pomarès Rédacteurs en chef adjoints Luc Briand, Raymond Clarinard, Nicolas
d’une presse étrangère un brin dubitative. Coisplet, Matthieu Recarte Conception graphique Javier Errea Comunicación
De Beyrouth à Téhéran, édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde

l’onde de choc p.10 Analyse. Ce que les Israéliens ne voient pas

François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,
16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique),
La guerre à Gaza
a non seulement remis
de la guerre à Gaza Sasha Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène
Bienvenu (Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne),
Vincent Barros (Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre
la question israélo- Enfermés dans une “bulle patriotique” nourrie par la couverture des médias, Lévy (Bulgarie), Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie),
Guillaume Narguet (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie,
palestinienne au centre les Israéliens ne savent pas vraiment ce qui se passe à Gaza, explique Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda

des débats, mais elle The Christian Science Monitor, et “ils ne comprennent pas l’indignation Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin
Lohrenz (chef de rubrique, 16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de ser-
a aussi réveillé le conflit que suscite leur gouvernement chez les progressistes du monde entier”. vice, Amérique du Nord, 16 14), Jean-Hébert Armengaud (chef de service,
Amérique latine, 16 57), Diego Legrand (Colombie, Venezuela, Équateur),
latent qui oppose Israël Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier (Canada), Mathilde Guillaume
à l’Iran et à ses alliés Modern Love : “Je rêvais de quelqu’un avec (Argentine) Asie Daniel Bastard (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39),
Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang Zhulin (Chine), Carole Dieterich
sur plusieurs fronts.
qui partager la beauté ordinaire du quotidien” (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Yuta
Yagishita (Japon) Moyen-Orient Bachir El-Khoury (chef de service), Julien
Abiramia (Liban, Syrie, Palestine, Irak), Pascal Fenaux (Israël), Ahmad Parhizi
Chaque semaine, la chronique phénomène de The New York Times (Iran), Raphaël Boukandoura (Turquie), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe)
14. France. Contre l’échec sur l’amour vous est proposée en exclusivité, traduite en français,
Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent Barros (Afrique lusophone),
Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique australe et Afrique
scolaire, le pari des classes par Courrier international. Ce dimanche, une femme raconte comment de l’Est), Agnès Faivre (Afrique de l’Ouest) Transversales Pascale Boyen
(chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef de rubrique,
à effectif réduit une romance, bien qu’éphémère, l’a aidée à tourner la page du deuil. Sciences et Signaux, 16 15), Annick Rivoire (Économie) Magazine 360° Marie
Bélœil (chef des informations, 17 32), Hugo Florent, Oumeïma Nechi Histoire
16. Maroc. Le “retour” Mélanie Liffschitz (16 96)
des enfants d’immigrés L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Mélanie Chenouard (chef d’édi-
tion), Adrien Oster (chef d’édition) éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet,
18. Serbie. Peut-on faire tomber poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. Gabriel Hassan, Carole Lyon, Hoda Saliby, Emmanuelle Bour (SME) Courrier
Vucic avec des manifs festives ? Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz (chef
19. Ukraine. La grande Twitter, Instagram et Pinterest. de service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe,
anglais, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle
fatigue du soldat Sergueï Boudon (anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais,
20. Allemagne. Recherche allemand), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-
Minaudier (chinois, anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan,
artisans désespérément
Notre nouveau
russe), Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef
de service, 17 35), Isabelle Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie
22. Guyana. “Pas question Martin, Anne Romefort

de devenir vénézuélien”
Hors-Série
Direction artistique Alice Andersen Maquette Cécile Chemel (première
Hors-série Décembre 2023-janvier
2024
maquettiste), Denis Scudeller, Gilles de Obaldia Cartographie Paul Gallet
24. États-Unis. “Progressiste Infographie Catherine Doutey Web design et animation Alexandre Errichiello
(chef de service), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet Iconographie
cherche dominateur républicain”
BEST OF
Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline
Les articles de la presse étrangère Merrien (colorisation), Astrid Mouget Agence courrier Patricia Fernández
Pérez (directrice du développement et de la communication, 17 37), Jessica
qui ont marqué l’année.
2023
Transversales Robineau (16 08), Alizée Marchal (17 38), Florent Normand

38. Sciences. Que revienne Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
fabrication, 4535) Impression, brochage, routage: Maury, 45330 Malesherbes
la nuit noire ! Ont participé à ce numéro Solal Abélès, Nell Antona, Giuseppe Ardiri, Jean Berry,
40. Économie. Le pétrole Avec 11 pages de jeux conçues Étienne Bianchi, Jean-Baptiste Bor, Chloé Boyer, Solène Cahon, Anne-Françoise
Cochet, Marine Cygler, Mélissa David, Jeanne Delval, Geneviève Deschamps,
par le magazine
russe sauvé par les tankers Dorian Gallais, Philippe Godefroy, Pierre Kadlub, Hong-Kyung Kang, Valentine
Morizot, Jean-Daniel Mougeot, Diane Perpère, Isabelle Taudière, Maddalena de Vio
fantômes Publicité MPublicité, 67-69, avenue Pierre-Mendès-France CS 11 469, 75707 Paris
41. Signaux. Rendez-vous EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX Avec 11 pages de jeux
conçues par le mag
azine Cedex 13, tél. : 01 57 28 20 00 Directrice générale Élisabeth Cialdella (elisabeth.
cialdella@mpublicite.fr, 3968), Directeur délégué, directeur de Marque Courrier
en terre métallique international Steeve Dablin (01 57 28 38 84) Directeur délégué au digital Martin
Clamart (martin.clamart@mpublicite.fr) Directeur délégué, pôle Agences
François de Ren (francois.deren@mpublicite.fr, 30 21) Directeur délégué,
pôle Opérations spéciales Steeve Dablin (steeve.dablin@mpublicite.fr, 38 84)
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6. Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
a ns
7 jours odnde
le m
France.
Résultat : pour le locataire de l’Élysée,
l’heure n’est plus à la “haute
fonctionnaire chevronnée
Gabriel
de 62 ans, au long par-
cours dans l’ad-
ministration et
Attal,
au sein de cabi-
nets ministé-
riels socialistes”,
espoir d’un
constate le quo-
tidien madrilène
El País. Le chef de l’État
second
a donc opté pour Gabriel
Attal, “un homme politique
de 34 ans, populaire dans les
souffle
sondages, fidèle macroniste
à l’ambition sans bornes”.
“Rien de nouveau”.
Mais suffira-t-il à provoquer
cet élan de fond? “À court terme,
Élisabeth Borne a présenté Emmanuel Macron semble vou-
sa démission le 8 janvier. loir s’assurer un bon résultat aux
Pour lui succéder, Emmanuel élections européennes, estime le
Macron a nommé journal portugais El Observador.
À moyen et à long terme, cependant,
le populaire Gabriel Attal, le nouveau Premier ministre devra
34 ans. La presse dans le même temps s’efforcer de survivre à
étrangère doute que un Parlement hostile.” Voilà une situation
ce choix soit suffisant qui rend Die Zeit, en Allemagne, tout sauf
optimiste. “Macron veut un nouvel élan
pour relancer sans rien proposer de nouveau. On ne sait
le second mandat même pas quelles lois seront débattues cette
présidentiel. année. Or le successeur d’Élisabeth Borne ne
pourra rien changer à l’absence de majorité
– et de contenu – du président. On peut donc
assimiler le départ de la Première ministre
L
au sacrifice d’un pion.”
e chef de l’État aura fait durer le Mais doit-on effectivement s’attendre “La fonction de Premier ministre a beau-
suspense. Le mardi 9 janvier, il a à une nouvelle dynamique ? À un “nou- coup perdu de son importance sous Emmanuel
finalement nommé Gabriel Attal à veau nouveau départ d’Emmanuel Macron”, Macron”, renchérit Le Temps. En fin de
Matignon. Une “consécration pour la nouvelle comme le formule Le Temps ? La réponse compte, il est donc peu plausible que
star de la politique française, qui est même étant en partie dans la question : pour les cette “politique du personnel” parvienne
en train de réussir à dépasser son maître, médias étrangers, c’est loin d’être gagné. à son objectif premier, à savoir renforcer
Emmanuel Macron, en matière de préco- Il est indéniable que les crises se la popularité du président, avertit aussi
cité, estime le quotidien suisse Le Temps. sont accumulées depuis la réélection la Süddeutsche Zeitung. Car les remanie-
L’ascension est fulgurante. Et sur- d’Emmanuel Macron et la ments gouvernementaux “apportent rare-
prenante à cet échelon.” nomination d’Élisabeth Borne ment beaucoup de bénéfices au président”,
Le ministre de 34 ans succède à Matignon. La Repubblica, en tranche le quotidien bavarois.
ainsi à Élisabeth Borne, qui a Italie, évoque la réforme des Quoi qu’il en soit, souligne Le Soir, en
dû quitter ses fonctions après REVUE retraites et la loi immigration, Belgique, en choisissant Gabriel Attal,
près de vingt mois à la tête du DE PRESSE auxquelles s’ajoutent vingt- Emmanuel Macron a fait une “nomination
gouvernement. La réforme des trois recours au 49.3, l’outil de choc”. En raison de sa jeunesse. Mais aussi,
retraites, la loi immigration et la gouver- gouvernance décrié mais employé quand souligne The New York Times, parce qu’il
nance par 49.3 faute de majorité parle- la majorité parlementaire fait défaut. Et devient le premier Premier ministre fran-
mentaire ont fini par avoir raison de la même si la loyauté de l’ancienne Première çais ouvertement homosexuel. “Le pré-
haute fonctionnaire de 62 ans. ministre au chef de l’État ne pouvait être sident mise sur un profil plus stratégique et
Ce remaniement est très largement vu, mise en doute, El Periódico remarque que charismatique pour la suite de son mandat”,
dans la presse étrangère, comme le signe cette dernière “paraissait particulièrement analyse Le Temps. Quitte à faire de nom-
de la recherche d’un nouveau souffle de usée pour aff ronter la période précédant les breux mécontents. “Le petit nouveau ferait
la part du président de la République. prochaines élections européennes, le 9 juin, trop d’ombre à tout le monde, croit savoir le
“Après 2023, annus horribilis, le président qui s’annoncent difficiles pour le macronisme”. correspondant à Paris du journal suisse.
français cherche un nouvel élan politique”, À cette date-là, explique The Guardian, à De plus, lancer ainsi la course pour 2027
écrivait El Periódico en Espagne avant Londres, “les eurosceptiques s’attendent à une pourrait brouiller les débats sur les affaires
l’officialisation de la nomination. Il s’agit progression sans précédent, en cette période de courantes pour celui qui se mettrait à rêver
d’un “retrait pour un nouveau départ”, colère populaire généralisée, due à la flambée de devenir président à 38 ans. Plus jeune
renchérit la Süddeutsche Zeitung, en du coût de la vie et à l’incapacité des gouver- encore qu’un certain Emmanuel Macron.”
Allemagne. nements européens à enrayer l’immigration”. —Courrier international
↙ Dessin de Glez paru dans
le Journal du jeudi,
Ouagadougou.
3 questions à…
RICHARD WERLY Correspondant à Paris
du média suisse Blick
“Il doit faire oublier
Macron”
1. COURRIER INTERNATIONAL : Gabriel
Attal peut-il apporter un souffle
nouveau ?
RICHARD WERLY : Il a des qualités,
notamment d’être le seul envisagé pour
une reconquête du pays. Contrairement
aux apparences, Attal n’est pas un bébé
Macron. Il a réussi à être très proche
du président, mais en faisant du chemin
par lui-même. Il peut récupérer ce qui
reste du macronisme tout en gardant
ses distances vis-à-vis du président.
Deuxième qualité : il est good looking.
À une époque où l’apparence physique
compte, il faut le noter. Troisièmement :
il a conservé une certaine crédibilité
à gauche. Il a notamment réussi
à ne pas être en guerre avec les syndicats
enseignants. C’est un atout.
2. La crainte d’un succès électoral
du Rassemblement national
aux européennes de juin a pesé
sur ce remaniement. Gabriel Attal
peut-il éviter ce succès ?
Il doit faire oublier Macron, président fort
impopulaire. Face au RN, il a deux cartes
à jouer : rappeler que, sur le plan
économique, le RN est le parti qui fait
peur, que Marine Le Pen souhaite sortir
de l’euro et que son programme ferait
grossir la dette. Ensuite, concernant
l’immigration, grâce à son interdiction
de l’abaya, il a acquis de la crédibilité
[auprès d’une frange de l’électorat].
3. Croyez-vous à la fin du cycle
de crises pour Macron ?
Cela dépend de lui, car les crises viennent
le plus souvent de lui. Gabriel Attal est
capable d’apporter un peu d’apaisement.
Mais le grand point d’interrogation reste
l’Assemblée nationale, où il va falloir
trouver des compromis. Macron est faible
aujourd’hui. L’attelage Macron-Attal
est donc faible. Vu de l’étranger, dans un
pays aussi politisé et aussi vieux que la
France, nommer un Premier ministre de
34 ans, originaire de la région parisienne,
peu élu, est très audacieux. Le pays réel
ne ressemble pas à Attal. Vous avez donc
à la tête du pays deux personnes qui ne
ressemblent pas à la France. Pour Attal,
le risque c’est de se retrouver seul
aux côtés d’un président seul.
—Propos recueillis
par Courrier international
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024 7 JOURS. 7

ÉTATS-UNIS

Seule en course La “débâcle sans fin” Le “737 MAX était supposé être l’avion le
plus sûr du monde”, rappelle Bloomberg,

de Boeing
BANGLADESH mais “ce n’est pas l’impression qu’il donne”.
— Sur le dessin Il présente “toujours des problèmes de sécu-
en une du quo- rité préoccupants”, cinq ans après les crashs
tidien The Daily et “trois ans après que l’autorité fédérale
Star le 8 jan- Après l’arrachage en plein vol d’une porte d’un Boeing 737 de l’aviation a déclaré que le MAX pouvait
vier, une Sheikh MAX 9 d’Alaska Airlines, tous les avions de ce modèle sont retrouver en toute sécurité le ciel américain”.
Hasina radieuse, Certes, l’enquête est en cours – la porte
faisant le V de la
cloués au sol. Un nouveau désastre pour le groupe américain. de l’avion a été retrouvée le 7 janvier dans
victoire. La Première ministre la banlieue de Portland. Mais, pour l’édito-
sortante se réjouit du triomphe rialiste du média économique, “il n’est pas
de son parti, la Ligue Awami, aux trop tôt pour dire que la culture de Boeing et

élections législatives de la veille.
Elle entamera ainsi un cinquième
mandat, son quatrième d’affilée.
L’opposition ayant décidé de
boycotter le scrutin, le seul véri-
table enjeu était la participation.
La Ligue Awami avait tout fait
pour mobiliser (voire forcer) les
électeurs. Un taux de participa-
tion de 40 % a été annoncé. Selon
des sources indépendantes, il ne
s’élèverait en réalité qu’à 28 %.
Au centre
de la Terre
C
’est au minimum un “nouveau
coup dur” pour Boeing, juge Die
Welt. Et plus probablement une
“débâcle sans fin” pour le dernier modèle
de l’avionneur américain, le 737 MAX.
Après l’arrachage spectaculaire en plein
vol d’une porte d’un appareil de la com-
pagnie Alaska Airlines, le 5 janvier, l’auto-
rité américaine de sécurité du transport
aérien, la FAA, a décidé “l’interdiction tem-
poraire de vol pour 171 avions 737 MAX 9
dans le monde”, rapporte le grand quoti-
dien allemand.
En fin d’après-midi vendredi 5 janvier, dix
minutes après le décollage de l’aéroport de
Portland, aux États-Unis, à 4 800 mètres
Ces premiers éléments font porter les
soupçons sur Boeing, déjà sur la sellette
pour de multiples “problèmes d’ingénierie
et de qualité” qui ont “entraîné des drames,
des immobilisations au sol et des inquiétudes
constantes en matière de sécurité”, explique
CNN. En 2019, le 737 MAX avait été impli-
qué dans deux crashs, en Éthiopie et en
Indonésie, qui avaient causé la mort de
346 personnes. L’enquête avait établi qu’un
“défaut de conception de l’avion était la cause
principale des accidents”. L’affaire avait
coûté des milliards de dollars à l’avionneur,
obligé d’immobiliser au sol ses 737 MAX
pendant de très longs mois.
la chaîne aérospatiale qui ont construit cet
avion présentent des failles systémiques”. Et
de conclure : “Combien d’autres défaillances
devront-elles encore survenir avec les avions
de Boeing pour que l’on puisse enfin parler
de problème endémique ?”
Les investisseurs, eux, semblent en
avoir une petite idée : le cours de l’action
Boeing a “fortement chuté, de 8 %”, le 8 jan-
vier, constate The New York Times. Un
analyste cité par le quotidien explique :
“Étant donné la gravité de l’incident, les pro-
cédures de sécurité de Boeing vont à nouveau
être remises en cause par les régulateurs, les
passagers et les clients de l’avionneur.”
—Courrier international

SCIENCES — Un projet fou lancé d’altitude, une porte de l’appareil du vol

en 2014 va se concrétiser : Krafla
Magma Testbed, qui vise à creu-
ser un tunnel jusqu’à la chambre
magmatique du volcan islandais
Krafla, remplie de roches en
fusion. C’est ce qu’annonce New
Scientist le 6 janvier. “Ce projet va
révolutionner la science, car il offre
aux chercheurs une occasion unique
d’étudier directement la roche en
fusion dissimulée dans les entrailles
de la Terre”, s’emballe le titre.
Qui y trouve un autre avantage :
“Accéder à une source inépuisable
d’énergie propre, à moindre coût.”
La mort de
l’Empereur
ALLEMAGNE —
“Adieu, Franz”,
titre Express
le 9 janvier au
lendemain de
la disparition, à
78 ans, de Franz
Beckenbauer,
légende du football allemand.
“Nous nous inclinons devant le
Kaiser”, ajoute le journal de
Cologne, reprenant le surnom
de celui qui a remporté deux
coupes du monde, l’une en tant
que joueur (1974), l’autre en tant
que sélectionneur (1990), ainsi
que deux Ballons d’or.
Alaska Airlines 1282 a été arrachée, contrai-
gnant le pilote à un atterrissage d’urgence,
avec 177 personnes à bord – sans faire de présentent
blessés. Deux jours plus tard, en obser-
vant le “trou de la taille d’un réfrigérateur
dans le flanc de l’avion” sur le tarmac de
l’aéroport de Portland, les enquêteurs de
l’aviation civile américaine “tentaient de 20
JAN.
comprendre ce qui a provoqué l’arrachage
du panneau de porte d’un Boeing flambant
neuf”, raconte The Guardian.
“Combien d’autres
2024
défaillances faudra-t-il
pour que l’on puisse parler
PARIS
de problème endémique ?”
Bloomberg
LES JOURNÉES
Le “plus grand avion monocouloir de
Boeing”, le 737 MAX 9, a une capacité de DE L’ORIENTATION
220 sièges. Mais “la plupart des compa-
gnies aériennes ont choisi de réduire [ce] BACHELOR :
nombre” et de recouvrir l’issue de secours
supplémentaire. “Il y a quelques semaines”, COMMENT CHOISIR
une porte de secours en option de l’avion
d’Alaska Airlines avait été recouverte
SA FORMATION ?
d’une cloison. C’est cette porte bouchon
qui a “explosé en plein vol”. La compagnie
américaine United Airlines, qui possède
la plus importante flotte de 737 MAX 9,
a, elle, découvert le 8 janvier en inspec-
tant ses appareils des “boulons ‘nécessi-
tant d’être resserrés’”, indique la BBC.
Alaska Airlines a aussi confirmé avoir INSCRIPTION GRATUITE SAGE.GROUPELEMONDE.FR
trouvé des “équipements mal fixés”.
8. 7 JOURS Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

↙ Dessin de De Angelis,
GUERRE EN UKRAINE Italie.

Une nouvelle phase a débuté du front, les responsables ont fini par com-
prendre qu’il est extrêmement difficile de
déloger un ennemi bien retranché.
Par ailleurs, les forces armées des deux
Ces derniers jours, les armées russe et ukrainienne, enlisées,
ont mené des attaques loin de la ligne de front. Signe, selon
pays sont décimées. L’armée russe est à
court d’hommes et de matériel. Pour pou-
ce journal américain, que le conflit est dans l’impasse. voir orchestrer une nouvelle offensive, le
président russe, Vladimir Poutine, devrait
vraisemblablement déclencher une vague
de recrutement, ce qui pourrait compro-
mettre le soutien de l’opinion publique à
la guerre. Les troupes ukrainiennes aussi
sont épuisées [lire p. 19], et elles manquent
de munitions. Des bataillons ukrainiens
ont signalé avoir réduit leurs tirs d’artillerie
de près de 90 % par rapport à l’été dernier.
Tranche d’aide. Des sources officielles
à Kiev affirment que les choses ne pour-
ront changer qu’avec un renforcement du
soutien occidental. Or cette aide est loin
d’être garantie. En Europe, les partis de
l’ultradroite, qui y sont moins favorables,
ont le vent en poupe. Le gouvernement
hongrois d’extrême droite a récemment
bloqué une nouvelle tranche d’aide de l’UE,
et certains pays débattent des moyens de
fournir un soutien en passant par d’autres
canaux. Aux États-Unis, les républicains
du Congrès ont stoppé toute nouvelle
aide tant que les démocrates refuseront
de modifier leur politique d’immigration.
—The New York Times, extraits à prendre Kiev et à renverser le gouver- Et la présidentielle de cette année pourrait
(New York) nement du pays dans les premiers jours replacer Donald Trump, hostile à davan-
Vu
d’ailleurs
Vu de Russie.
Une campagne
hivernale féroce
● “Les combats les plus féroces
et les principales batailles sont encore
devant nous”, avance Mikhaïl
Khodorionok, spécialiste des
questions militaires de Gazeta.ru.
D’une part, explique-t-il, Kiev entend
mobiliser 500 000 réservistes afin
de mener une “campagne hivernale”
dont l’objectif serait de “causer
un maximum de pertes au sein
des contingents russes”, dans le but
– “si les livraisons d’armes
occidentales suivent” – de “lancer une
nouvelle contre-offensive”. En outre,
poursuit-il, le Danemark, la Norvège
et les Pays-Bas livreront très bientôt
des chasseurs F-16 à l’Ukraine.
Ces avions américains vont “changer
la donne dans les airs, et ce au profit
des Ukrainiens”, qui pourraient
notamment se livrer à une “véritable
chasse aux navires de grande taille
[de type frégate ou corvette] de la flotte
russe en mer Noire”.

L
du conflit, et, l’an dernier, elle a échoué à tage d’aide, à la Maison-Blanche.
a guerre en Ukraine vient encore
d’entrer dans une nouvelle phase.
conquérir clairement davantage de terri-
toires. Elle contrôle près d’un cinquième des
À court terme, la grande question est de
savoir si les deux camps vont se rappro- Vu d’Ukraine.
Aucun des deux camps ne pense
pouvoir réaliser une progression impor-
terres ukrainiennes, dont elle s’est emparée
en grande partie en 2014 plutôt que dans
cher d’un accord de paix. Poutine semble
plus enclin à accepter un cessez-le-feu
Le tabou
tante sur le terrain, aussi les opérations le cadre de la guerre actuelle. Les désil- qui permettrait à la Russie de conserver de la mobilisation
se sont-elles étendues au-delà de la ligne lusions ukrainiennes sont plus récentes. le territoire qu’elle tient, comme l’a rap-
de front. Au cours de la semaine passée, la À l’occasion d’une contre-offensive très porté The New York Times le mois dernier.
Russie a bombardé Kiev, la capitale ukrai- attendue et lancée cet été, Kiev n’a pour À cette fin, Moscou semble vouloir tout ● L’Ukraine aurait besoin de “450 000
nienne, et d’autres villes loin du front. l’essentiel pas réussi à percer les lignes faire pour préserver ses conquêtes tout en à 500 000 hommes” supplémentaires,
L’objectif n’est pas de s’emparer de ter- russes à l’est et au sud-est. Des deux côtés continuant à bombarder les villes ukrai- a affirmé le président Volodymyr
ritoires mais de détruire les infrastruc- niennes. Il est peu probable que la Russie Zelensky le 19 décembre. Mais, écrit
tures et de saper le moral des Ukrainiens Situation au 9 janvier 2024 lance une grande offensive, mais elle pour- l’hebdomadaire Dzerkalo Tyjnia,
SOURCE : INSTITUTE FOR THE STUDY OF WAR

BIÉLORUSSIE
en rendant leur quotidien plus difficile. RUSSIE Lipetsk rait tenter d’avancer localement dans les “si l’on tient compte des risques de
L’Ukraine a riposté en lançant des mis- zones du Donbass qu’elle ne contrôle pas. répercussions dans la société, le sujet
Belgorod
siles sur la ville russe de Belgorod. Ces Kiev Les responsables américains ont est aujourd’hui une ‘patate chaude’” :
derniers mois, Kiev a aussi intensifié son Kharkiv conseillé à l’Ukraine de profiter de cette personne, “ni le président ni le chef
recours aux tactiques de guérilla. Les année pour reconstituer ses forces sans d’état-major des armées, ne veut
UKRAINE
Ukrainiens ont fait sauter un train en Dnipro envisager de nouvelle contre-offensive. prendre la responsabilité d’appeler
Russie, déployé des drones navals pour viser Donetsk Quoi qu’il en soit, les dirigeants ukrai- sous les drapeaux ceux qui ne veulent
Kryvyï Rih
la marine russe en mer Noire et détruit niens considèrent qu’ils doivent démon- pas se battre”. Actuellement, indique
MO.
des infrastructures dans la péninsule de trer leurs progrès sur le champ de bataille Dzerkalo Tyjnia, “il est interdit aux
Crimée, aux mains des Russes. L’Ukraine Pont
de Crimée
pour consolider le soutien occidental. À hommes ukrainiens de 18 à 60 ans de
s’efforce de démontrer qu’elle est toujours CRIMÉE
Krasnodar tout le moins, il est possible que Kiev pour- quitter le pays. Seuls les hommes âgés
capable de progresser, alors qu’elle a peiné RO.
suive sa tactique de guérilla en sabotant les de 27 ans et plus peuvent être appelés.”
Sébastopol
à reprendre du terrain dans le Donbass. Novorossiïsk infrastructures en profondeur sur le terri- Un projet de loi visant à réformer
Ces attaques reviennent “à admettre que le Mer Noire toire russe et en frappant la marine russe. ces règles est en débat au Parlement.
conflit est dans une impasse”, estime Stacie MO. Moldavie
250 km
Les guerres sont imprévisibles, et l’éven- Et, selon la version ukrainienne
Goddard, spécialiste des questions de sécu- RO. Roumanie
tualité d’une percée surprenante de l’un ou de la BBC, il “propose de baisser l’âge
rité internationale au Wellesley College. Zones aux mains des Russes l’autre camp n’est pas à écarter. Mais tout de ceux qui peuvent être appelés, de
ou des séparatistes prorusses
“C’est tout ce qu’ils peuvent faire.” Principales frappes russes porte à croire que les douze prochains mois simplifier la procédure de transmission
Cette nouvelle phase constitue une réac- Principales frappes ukrainiennes
de guerre se concluront par une impasse. des ordres de mobilisation et
tion aux déceptions qu’ont connues les —German Lopez, d’introduire des sanctions contre
Principaux combats en cours
deux camps. La Russie n’est pas parvenue publié le 5 janvier ceux qui tentent de s’y soustraire”.
10. Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

d’un
continent
à l’a ut r e. France ......... 14
Afrique ....... 16
moyen- Europe ......... 18

orient
Amériques...... 22

Israël-Hamas.
L’onde
de choc,
de Beyrouth
à Téhéran
par l’Iran. Ce qui ressemble aux seulement : la peur et l’épuise-
prémices d’une intervention amé- ment de la société libanaise; et la
ricaine contre les houthistes au préférence, côté iranien, pour une
Yémen pourrait aussi être le signe position en retrait du groupe, afin
d’une accélération. de dissuader Israël et les États-
On peut se rassurer en rappe- Unis si une future bataille venait
La guerre à Gaza a non seulement brutalement remis lant que la guerre de 2006 entre à menacer sa survie.
la question israélo-palestinienne au centre Israël et le Hezbollah, et les pré-
cédents assassinats commandités
Pendant ce temps, les par-
tenaires régionaux de Téhéran
des débats, mais elle a aussi réveillé le conflit latent par les États-Unis et Israël contre profitent du conflit pour asseoir
des dirigeants encore plus haut leur emprise locale et manifester
FOCUS qui oppose Israël à l’Iran et à ses mandataires placés du Hamas, du Hezbollah leur refus de l’impérialisme des
régionaux sur plusieurs fronts. Sans solution diplomatique et de l’Iran, n’ont pas déclenché
de conflit plus généralisé.
alliés de l’Occident. Le retrait des

américaine, la région risque de s’enliser dans la violence La différence réside aujourd’hui La Maison-Blanche
et la misère, redoute ce spécialiste de la zone. dans le contexte et la portée des
événements, leur tempo et leur
semble à court
perception. Davantage de hauts
d’idées, incapable
responsables sont tués et davan- de trouver des
tage d’attaques d’ampleur sont moyens de pression.
menées sur de plus nombreux
—Financial Times la Syrie a sombré dans une guerre le Hezbollah au Liban a été évitée théâtres d’opérations, dans un troupes américaines de Syrie et
(Londres) civile dévastatrice qui a attiré de grâce à la pression exercée par les plus court laps de temps. Pendant d’Irak n’est plus qu’une question

A
grandes puissances et des com- États-Unis. Depuis, la Syrie, le ce temps, l’offensive d’Israël de temps. Le gouvernement liba-
u Moyen-Orient, les battants intégristes. Depuis l’au- Liban et le Yémen sont devenus à sur Gaza continue, ce qui sus- nais, démuni, est bien incapable
guerres ne sont pas cir- tomne 2023, outre le lourd bilan la fois des cibles et des pas de tir. cite l’hostilité populaire dans d’influer sur l’action du Hezbollah
conscrites aux frontières humain au sein de la population L’évolution géopolitique la plus la région. et encore moins de le contenir.
politiques. Les affects et griefs palestinienne, les répercussions surprenante est la perturbation Comme on le sait, l’Iran et Israël Quant à Bachar El-Assad, dont
latents, les ingérences étran- régionales de la guerre qui se du trafic maritime que les hou- décideront si le conflit devient une les atrocités semblent susciter
gères, l’absence d’un pro- poursuit à Gaza risquent thistes ont réussi à créer dans le guerre totale ou reste une lutte de moins en moins de réactions
cessus régional en matière d’être du même ordre et détroit de Bab El-Mandeb. d’influence régionale. Si Téhéran au sein de la communauté inter-
de sécurité et la faiblesse d’avoir la même puissance. Depuis les derniers jours de craint de perdre en crédibilité et nationale, il ne peut qu’assister,
persistante de la diploma- Pousser la Palestine de décembre, on a vu à quel point dissuasion, l’État reste dans l’idée impuissant, à la transformation
tie locale sont autant de force sur le devant de la la région était proche du gouffre. que ses grands objectifs bénéficie- de son pays en champ de bataille
facteurs qui accentuent ÉDITO scène régionale était mani- Israël aurait organisé l’exécution ront plus d’une stratégie d’usure où s’affrontent ses voisins.
le risque de débordement. festement l’un des mul- du plus haut commandant ira- que d’une confrontation directe. De son côté, Israël, traumatisé
CARTOON MOVEMENT

En 2003, l’invasion occidentale tiples objectifs du Hamas quand nien en Syrie et du numéro deux Le Hezbollah, son plus puis- par l’attaque du 7 octobre, fait
de l’Irak a bouleversé l’équilibre il a lancé, le 7 octobre, son mas- politique du Hamas au Liban. sant allié, est une force aguerrie preuve d’une témérité et d’une
régional en faveur de l’Iran, ce qui sacre en Israël. Quelques jours Les États-Unis en auraient fait dotée de missiles sophistiqués cruauté que n’avaient pas antici-
a ouvert une nouvelle période de plus tard, une offensive israé- de même avec un haut respon- et de compétences stratégiques. pées les responsables occidentaux.
djihadisme transnational. En 2011, lienne de grande ampleur contre sable militaire irakien soutenu Il est limité par deux facteurs L’État hébreu pouvait pourtant
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
← Dessin d’Ahmad Rahma,
Turquie.
espérer renverser le Hamas, à
condition de s’armer de patience
et de s’astreindre à un usage rai-
sonné de la force. Mais il a préféré
viser plus grand et recourir à des
procédés militaires discutables,
qui se traduisent aujourd’hui par
un désastre humanitaire et multi-
plient ses risques d’échec tactique.
Pendant qu’Israël cherche à
se faire justice, le Hamas joue la
montre pour remporter la bataille
de l’opinion. L’un comme l’autre
font peu de cas de la souffrance
du peuple palestinien.
Banalisation de la violence.
Cela étant dit, le risque le plus
immédiat n’est peut-être pas
celui d’un embrasement fulgu-
rant de la région, mais plutôt
d’une banalisation insidieuse de
cette situation et d’une accou-
tumance progressive de la com-
munauté internationale à de tels
degrés de violence et de misère
humaine, qui devraient pourtant
sembler inacceptables.
Trois mois après l’attaque
du 7 octobre, le monde diplo-
matique est sens dessus des-
sous. La délégation de ministres
musulmans qui s’est rendue dans
plusieurs grandes capitales n’a
pas réussi à susciter beaucoup
d’adhésion – pour ne pas dire
aucune. Les pourparlers en vue
de la libération des otages israé-
liens sont de toute évidence en
perte de vitesse. Les idées, pour-
tant louables, censées orienter la
période d’après-guerre demeu-
reront stériles si Israël continue
de considérer Gaza comme un
simple théâtre d’opérations mili-
taires, quels que soient ses diri-
geants, et refuse de s’associer au
processus de reconnaissance de
l’État palestinien.
Les gouvernements des pays
voisins, pour leur part, se gardent
bien d’intervenir. L’exemple du
commerce maritime est parti-
culièrement éloquent : l’Arabie
saoudite redoute qu’une interven-
tion trop musclée ne fasse capo-
ter ses propres négociations avec
les houthistes, et l’Égypte, dont
l’économie chancelante est tribu-
taire des recettes apportées par
le canal de Suez, ne se donne pas
beaucoup de mal pour préserver
le trafic maritime.
Une fois de plus, c’est aux États-
Unis qu’incombe la responsabilité
de réunir une coalition – ce qui ne
manquera pas d’exacerber l’ani-
mosité à l’égard de Washington,
déjà très marquée dans la région.
Les États-Unis ont néanmoins
le mérite d’avoir réussi, jusqu’à
présent, à éviter le déclenche-
ment d’une guerre totale. Mais
la Maison-Blanche semble désor-
mais à court d’idées, incapable
de trouver des moyens de pres-
sion, et embourbée dans les vicis-
situdes morales. Seul le chef de
la diplomatie européenne, Josep
Borrell, semble fi xer des objec-
tifs clairs en vue d’un accord de
paix. Mais il n’a qu’un pouvoir
limité, et peu d’emprise sur les
protagonistes du conflit.
La guerre à Gaza vient nous rap-
peler que la communauté interna-
tionale ne peut pas se permettre
de fermer les yeux sur les conflits
régionaux. Et comme l’ont mal-
heureusement prouvé les der-
nières décennies, ces rivalités ne
se jouent pas uniquement sur le
champ de bataille. Il faut en régler
tous les tenants et les aboutis-
sants, si difficile et frustrant que
cela puisse paraître.
—Emile Hokayem,
publié le 5 janvier
SOURCE
FINANCIAL TIMES
Londres, Royaume-Uni
Quotidien, 112 139 ex.
ft.com
Fondé en 1888 sous le nom
de London Financial Guide,
un journal de quatre pages
destiné “aux investisseurs
honnêtes et aux courtiers
respectables”, le Financial
Times est aujourd’hui
le quotidien financier
et économique de référence
en Europe.
Entre Israël
et le Liban, la zone
frontalière se vide
Depuis le 7 octobre, le nord de l’État hébreu
et le sud du pays du Cèdre sont le terrain d’un conflit
de moyenne intensité entre Tsahal et le Hezbollah,
que l’assassinat du numéro deux du Hamas à
Beyrouth pourrait embraser. Des combats qui ont
forcé une large part des habitants de la région à fuir.
—The New York Times,
extraits (New York)
L
a zone frontalière entre
Israël et le Liban n’est
plus qu’un paysage de
villes et de champs abandon-
nés alors que la montée des ten-
sions et des violences – rendues
coup pour coup – entre les sol-
dats israéliens et les combat-
tants du Hezbollah ont poussé
plus de 150 000 personnes, au
Liban comme en Israël, à quitter
leurs foyers.
La perspective d’une fin rapide
des hostilités s’est encore éloi-
gnée depuis l’assassinat, le
3 janvier, du numéro deux du
Hamas, tué dans une banlieue
de Beyrouth, la capitale liba-
naise. Une opération attribuée
aux forces israéliennes.
Dans le nord d’Israël, près de
la frontière avec le Liban, cela
fait près de trois mois que les
habitants sont partis de chez
eux, conformément aux ordres
d’évacuation des militaires, et
alors que le Hezbollah et d’autres
factions armées libanaises font
s’abattre une pluie quotidienne
de missiles et de roquettes sur
la région.
Les répercussions écono-
miques se font de plus en plus
durement ressentir et accroissent
la pression sur le gouvernement
israélien pour mettre un terme
à ces attaques.
“Tous les jours, il y a des tirs”,
témoigne Moshe Davidovitz, pré-
sident d’un conseil régional en
Galilée occidentale, dans le nord-
ouest d’Israël. “Tous les jours, il
faut se réfugier dans des abris.
C’est insupportable, il faut que ça
cesse. On ne peut pas continuer à
se laisser canarder.”
Dans cette région, bon nombre
d’habitants travaillent dans
l’agriculture et se retrouvent
aujourd’hui privés d’accès aux
fermes, aux serres et aux éle-
vages dont ils tirent leurs reve-
nus, explique Moshe Davidovitz.
Plus de
150 000 personnes,
au Liban comme
en Israël, ont quitté
leurs foyers.
Chaque jour, ils prennent
d’énormes risques pour aller
entretenir leurs exploitations.
Il y a un mois, un homme, père
de trois enfants, a été tué dans
une frappe lancée à partir du
Liban alors qu’il se rendait vers
ses vergers à Mattat, au sud de
la frontière.
Dans le sud du Liban, où de
nombreux habitants travaillent
également dans le secteur agri-
cole, certains expriment leurs
craintes, leur détermination ou
leur résignation face au risque
que représentent ces frappes.
Ceux qui sont partis n’ont pas
reçu beaucoup d’aide du gou-
vernement libanais, qui doit
aujourd’hui affronter un désastre
fi nancier, conséquences d’an-
nées de corruption et de mau-
vaise gestion. En Israël, l’État
finance le logement et les repas
des habitants déplacés.
Dix personnes sont déjà
mor tes da ns les combats
près de la frontière, déplore
Mohammad Srour, maire d’Aïta
Al-Chaab, commune libanaise de
12 000 habitants située à moins
de 2 kilomètres de la frontière
israélienne. “Je ne voulais pas quit-
ter la ville, poursuit-il. Je faisais
MOYEN-ORIENT. 11
des allers-retours, mais mainte-
nant je suis parti pour de bon.”
À Deir Kifa, autre ville du
Liban-Sud, située à une quin-
zaine de kilomètres de la fron-
tière, Imad Zaytoun, 69 ans, a
pour l’instant choisi de rester
avec sa femme et ses trois
enfants. “Les hommes du Hezbollah
défendent mon pays”, estime ce
gérant d’une boutique d’impres-
sion. Mais “si les choses s’enveni-
ment”, reconnaît-il, il devra partir
avec sa famille. “Nous n’aurons
pas le choix”, conclut-il.
Jeudi 4 janvier, à Tel-Aviv, le
ministre de la Défense israé-
lien, Yoav Gallant, a rencontré
Amos Hochstein, haut conseiller
du président Joe Biden, afin de
discuter de la situation à la fron-
tière israélo-libanaise. À l’issue
de leur discussion, Yoav Gallant
a déclaré qu’il restait “un peu de
temps pour des échanges diploma-
tiques”. Il a également rappelé que
plusieurs responsables israéliens
réclamaient que “la situation soit
apaisée dans le nord du pays afin
de permettre à nos concitoyens de
rentrer en toute sécurité”, sans
pour autant détailler comment
parvenir à cet objectif.
Le gouvernement américain
tente de diminuer les → 12
Le Hezbollah riposte
●●● Le leader du Hezbollah,
Hassan Nasrallah, avait promis
une riposte à l’assassinat
de Saleh Al-Arouri dans
le fief du “parti de Dieu”,
dans la capitale libanaise.
Elle a eu lieu le 6 janvier
avec le tir de 62 roquettes
contre la base militaire
israélienne de Meron,
située près de la frontière
avec le Liban, qui n’a causé
que des dégâts matériels,
selon Tsahal. Une opération
à laquelle l’armée israélienne
a répondu deux jours plus tard
en conduisant une frappe
ciblée qui a tué un chef
militaire de la force d’élite
du parti chiite pro-iranien
au Liban-Sud, Wissam Al-Tawil.
Il s’agit du plus haut gradé
du Hezbollah tué depuis
le 7 octobre. Par ailleurs,
Israël a mené, le même jour,
une frappe qui a tué
un commandant local
du Hamas en Syrie.
12. MOYEN-ORIENT FOCUS Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

11 ← tensions et d’obtenir le
recul des forces du Hezbollah
Au Yémen, les houthistes alors le quotidien britannique
Financial Times.
Vu
plus loin de la frontière – sans
résultat notable. Jamais Israël
représentent un “défi tenace” Les houthistes, dont le mot
d’ordre est “Mort à Israël, mort
des États-unis
n’a été contraint de déplacer une
En perturbant le trafic maritime en mer Rouge,
à l’Amérique”, affichent ouverte- Israël risque
d’ouvrir un
telle proportion de sa popula- ment le fait qu’ils sont prêts à une
tion. Sur les 200 000 personnes les rebelles pro-iraniens causent à Israël et escalade. À la une de l’édition du
relocalisées depuis l’attaque
du 7 octobre, plus de 80 000
à ses alliés des dommages économiques inattendus. 8 janvier de son organe de presse
officiel, Al-Masirah, la milice pro-
second front
viennent de la région frontalière iranienne, se vante d’avoir “imposé

L
avec le Liban. Leur évacuation une équation préventive qui restreint ●●● “Les États-Unis
a été précipitée non seulement a principale menace d’une de ses activités”, note encore le les choix de Washington” et promet s’alarment du fait qu’Israël
par les tirs du Hezbollah, mais extension du conflit se situe Guardian. Et “en perturbant le “une réponse puissante et inévi- parle d’étendre la guerre
aussi par la crainte d’une tenta- à un endroit improbable : le commerce mondial, les houthistes table à toute agression américaine”. au Liban”, titrait
tive d’incursion similaire à celle pays le plus pauvre de la région, à font payer un coût inattendu aux Le problème n’est pas tant The Washington Post,
menée par le Hamas, qui a coûté savoir le Yémen”, écrit le spécia- États-Unis et à leurs alliés pour le la puissance militaire des hou- le 7 janvier. “Le président
la vie à près de 1 200 Israéliens. liste du Moyen-Orient Mohamad soutien qu’ils apportent à Israël”. thistes. C’est plutôt qu’ils ont Biden a envoyé ses
Selon les Nations unies, Bazzi, dans le quotidien britan- Le 31 décembre, le premier réussi à devenir une “épine dans principaux lieutenants
dans le sud du Liban, près de nique The Guardian. affrontement direct entre la le pied” des Américains, selon The au Moyen-Orient avec
75 000 habitants ont quitté leur En effet, dès novembre, les marine américaine et des com- Christian Science Monitor. Le un objectif crucial : éviter
maison. Najib Al-Amil, lui, est rebelles houthistes, qui contrôlent battants qui étaient en train chercheur yéménite Abdulghani l’irruption d’une guerre
resté. Âgé de 72 ans, ce prêtre largement le nord-ouest du d’attaquer un navire commer- Al-Iryani explique au site améri- ouverte entre Israël
habite Rmeich, une commune Yémen, ont déclaré cial a fait dix morts du cain que “les houthistes sont grisés et l’organisation armée
de chrétiens maronites près de “être en guerre contre côté des houthistes. par leur nouveau statut”. libanaise Hezbollah”,
la frontière, où les écoles et les Israël” et ont com- L e 3 j a n v ie r, Loin d’être effrayés par les rapportait le journal, alors
commerces sont fermés, les rues mencé à attaquer des Washington a mis en frappes que les Américains que le secrétaire d’État
désertes et le seul centre de soins navires en mer Rouge REVUE garde les houthistes : annoncent comme représailles, américain, Antony Blinken,
réduit à un hôpital de campagne et dans le détroit de DE PRESSE ils subiront les consé- “ils les attendent avec impatience”, devait arriver en Israël
improvisé. Il est toutefois bien Bab El-Mandeb, où quences de leurs actes ajoute le chercheur. Car cela ne le lendemain. À Washington,
décidé à veiller sur ses fidèles, passe en temps normal environ s’ils continuent de mener de telles ferait que conforter leur image certains “redoutent que
aussi peu nombreux soient-ils. 11 % du commerce mondial et près attaques. Or, dès le lendemain, d’acteurs régionaux capables le Premier ministre israélien,
Avec les autres habitants, il d’un tiers du trafic de conteneurs. les houthistes ont “défié” les de tenir tête au “grand Satan”, à Benyamin Nétanyahou,
essaie d’éviter les points chauds Ces attaques ont “causé des États-Unis en lançant un bateau savoir les États-Unis, dans le lan- voie dans un conflit élargi
et fait remarquer que, contrai- dommages économiques à Israël, kamikaze en mer Rouge, sans tou- gage des milices pro-iraniennes. au Liban la clé de sa survie
rement au gouvernement israé- dont le port d’Eilat a perdu 86 % tefois faire de dégâts, rapportait —Courrier international politique, alors que son
lien, le Liban n’a pas prévu d’abri gouvernement est critiqué
antibombardement. “Quels que 1 en Israël”, confient divers
SOURCES : “HA‘ARETZ”, LIVEUAMAP, OPENSTREETMAP ET CONTRIBUTEURS, THE WASHINGTON INSTITUTE, “FINANCIAL TIMES”, INSTITUTE FOR THE STUDY OF WAR

soient les projets de nos grands diri- TURQUIE responsables. Ils affirment
LIBAN
geants, nous ne contrôlons rien et que l’administration Biden
Frontière
nous ne pouvons rien y changer, Israël-Liban a déjà dissuadé
SYRIE
SYRIE Tyr
résume-t-il. Notre sort est entre LIBAN Raid américain le gouvernement israélien
les mains de Dieu.” Hezbollah à Bagdad de lancer une attaque
1 IRAK
—Euan Ward, Roni Rabin, ISRAËL IRAN Attentat préventive après le
de Kerman
Hwaida Saad, Michael Hamas JO.
7 octobre. Washington
Plateau
Levenson, Gaza KO. du Golan estime que Tsahal aurait
Go

publié le 4 janvier Milices chiites du mal à faire face à

lfe

ra ISRAËL
A

bo un second front, font savoir

-P Haïfa
ÉGYPTE ers
iqu
e ces sources. La Maison-
BA. QA.
ARABIE Tensions dans la zone frontalière entre Blanche craint surtout que
SAOUDITE EAU le Liban et Israël depuis le 7 octobre 2023
SOURCE Situation au 8 janvier 2024 l’Iran, parrain du Hezbollah,
Me

OMAN n’entre dans le conflit.

rR

Rebelles Frappes Frappes de l’armée

houthistes
oug

THE NEW YORK TIMES ZOOM 2 du Hezbollah israélienne

e

New York, États-Unis 2 Localités israéliennes évacuées

SOUDAN
Quotidien, 310 000 ex. 2 ARABIE
nytimes.com ER. YÉMEN SAOUDITE
YÉMEN Mer OMAN
Avec 35 bureaux à l’étranger, d’Arabie
1 600 journalistes et plus Attaques d’Ade
n
YÉMEN
des houthistes DJ. Golfe
de 9 millions d’abonnés en mer
Mer Rouge ER.
au total, The New York Times ÉTHIOPIE SOMALIE 500 km SUR NOTRE SITE
est de loin le premier quotidien courrierinternational.com
DJ. Détroit de
du pays. Son édition dominicale Moyen-Orient : le risque d’un embrasement régional Bab El-Mandeb
(1,1 million d’exemplaires) est SOMALIE On craint l’embrasement
Situations conflictuelles ÉTHIOPIE
distribuée dans l’ensemble du régional? Mais la guerre
pays – on y trouve notamment L’Iran et ses alliés (“l’axe de la résistance”) Attaques des rebelles houthistes dans est déjà là
le golfe d’Aden et en mer Rouge
The New York Times Book Bases ou positions américaines attaquées
Navires attaqués par les houthistes Et elle a largement débordé
depuis le 7 octobre 2023
Review, un supplément livres depuis le 19 novembre 2023 de la bande de Gaza,
qui fait autorité, et l’inégalé Abréviations : BA. Bahreïn, DJ. Djibouti, E.A.U. Émirats arabes unis, Territoire yéménite sous le contrôle souligne une chroniqueuse
ER. Érythrée, JO. Jordanie, KO. Koweït, QA. Qatar. des houthistes
New York Times Magazine. du Guardian.
 Si l’IA était
le Far West,
qui en serait
le shérif ?
C’est une impression ou les entreprises de la tech se sont toutes lancées dans
une ruée aussi aveugle qu’effrénée vers les territoires inexplorés de l’IA ? Tout
ceci commence à ressembler au Far West. Difficile de savoir à qui ou à quoi se
fier. C’est pourquoi nous nous posons les questions fondamentales : comment
fonctionne l’IA ? Les données de votre entreprise restent-elles protégées ?
Qui gère la gouvernance ? En réponse, notre plateforme d’IA se conforme
à notre valeur première : la confiance. Alors, si vous voulez chevaucher les
vertes prairies de l’intelligence artificielle, vous pouvez compter sur nous
pour vous accompagner. Nous sommes à l’écoute de toutes vos questions.
Yee-haw !

Pour une IA de confiance

14. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

france
Éducation. Contre
l’échec scolaire,
le pari des classes
à effectif réduit
De nombreux pays cherchent à mieux intégrer les enfants
d’origine étrangère. Et parfois, la France fait figure de modèle.
Cette journaliste allemande est allée à Noisy-le-Sec découvrir le
quotidien d’une classe “dédoublée” en REP (réseau d’éducation
prioritaire), pour un meilleur apprentissage des fondamentaux.

—Frankfurter Allgemeine Noisy-le-Sec, quelque 43000 âmes au de l’écriture et du calcul. Ils étudiaient forêt…” Les enfants miment la scène tout
Zeitung (Francfort) compteur, fait partie de l’ancienne cein- déjà en petits groupes pendant leur der- en lisant Gruffalo [l’histoire d’un monstre

L
a vraie vie est ailleurs. L’école
élémentaire Arthur-Rimbaud de
Noisy-le-Sec semble donner raison
à la citation du poète dont elle a pris le
nom. Derrière ses hautes grilles, l’établis-
sement des années 1970 semble quelque
peu perdu au milieu des tours HLM peu
engageantes qui le surplombent. Le direc-
teur, Seddik Hamouche, connaît bien la
banlieue parisienne. Il nous met en garde
contre les guetteurs des bandes de dea-
leurs, dont le périmètre commence juste
derrière la cour de récréation. “Continuez
à marcher, vite. Surtout, ne faites pas de
photos”, nous conseille-t-il.
L’enseignant de 52 ans raconte avoir
grandi dans l’une des cités de la péri-
phérie parisienne. Il désigne l’une des
tours à la peinture écaillée. Certaines
fenêtres, aux étages du bas, sont condam-
nées par des planches ; sur d’autres, les
volets roulants sont baissés et de guin-
gois. “Ils ne vont pas tarder à dynamiter
la tour”, nous apprend-il. Il montre du
doigt les nouveaux bâtiments à quatre
étages, garnis de balcons et entourés de
généreux espaces verts, dans la direc-
tion opposée. “On se gentrifie. Bientôt,
des copropriétés proprettes vont prendre
la place des tours HLM.”
ture rouge ouvrière de Paris. Le maire,
Olivier Sarrabeyrouse, est toujours com-
muniste, même si les usines ont baissé
le rideau depuis belle lurette. Les HLM
abritent aujourd’hui des gens de toutes
les origines possibles, dont le labeur quo-
tidien fait tourner la capitale : serveurs,
nounous, femmes de ménage, éboueurs,
employés de supermarchés, chauffeurs
de bus, commis de cuisine, femmes de
chambre…
“Soutien spécifique”. Leurs enfants
fréquentent l’établissement de Seddik
Hamouche. L’école élémentaire Arthur-
Rimbaud fait partie des REP, les réseaux
d’éducation prioritaire, qui se sont multi-
pliés dans les agglomérations françaises.
Au total, ce sont plus de 16600 classes prio-
ritaires qui accueillent un taux supérieur à
la moyenne de jeunes issus de l’immigra-
tion. “Et par un soutien spécifique”, com-
plète Seddik Hamouche, en nous faisant
faire le tour de l’établissement qui vient
d’être rénové, comme en témoignent les
murs peints de couleurs vives.
“Bonjour”, lance Aurore Baur-Valentin
à ses élèves de cours élémentaire, qui lui
renvoient son “bonjour” à l’unisson. Ils
ne sont que douze à revoir avec l’ensei-
gnante de 36 ans les bases de la lecture,
nière année de maternelle et leur pre- qui vit dans les bois, illustrée] par Axel
mière année de primaire. Scheffler. Le renard ne sait plus trop où il
“Classe dédoublée”, c’est le nom du en est et la souris lui souffle la phrase sui-
concept lancé par Emmanuel Macron vante. “C’est très important que les enfants
dans les quartiers prioritaires après la apprennent à travailler en équipe”, com-
passation de pouvoir de 2017. mente Aurore Baur-Valentin.
L’idée tient en peu de mots : Si ses élèves ont adoré
quand il n’a qu’un petit nombre Gruffalo, c’est parce qu’ils ont
d’élèves devant lui, l’enseignant pu se servir des marionnettes
peut les aider de manière beau- REPORTAGE d’animaux en même temps
coup plus individuelle et ciblée, qu’ils lisaient. Elle leur apprend
éviter ainsi le cours magistral et initier ainsi à étoffer leur vocabulaire par le jeu.
les élèves à l’apprentissage autonome par Dans la classe, l’enseignante originaire de
le travail de groupe. Lorraine est la seule à ne pas être issue
Aurore Baur-Valentin a étrenné le de l’immigration. “Qu’est-ce que le Gruffalo
concept. Assise devant sa classe, elle pourrait aimer manger d’autre?” demande-
tape dans les mains – c’est l’heure de la t-elle. “Du couscous !” s’exclame une fil-
lecture. Les enfants s’assoient en demi- lette. Dans la liste qui leur a été remise
cercle devant un décor de forêt qu’ils ont pour le travail en groupe, les exemples
eux-mêmes confectionné. L’enseignante proposés étaient “de la choucroute” et
distribue les marionnettes. Whitney fait le “de la compote”.
narrateur : “La souris se promenait dans la Aurore veut ensuite savoir quels ani-
maux le Gruffalo pourrait rencontrer
“Je considère que dans la forêt. Un garçonnet noir de peau
ma mission principale lève la main : “Des lions !” L’enseignante
c’est de leur apprendre le reprend gentiment : “Dans la forêt.” Elle
parle des sangliers, des loups, des hérissons
à apprendre par eux- et des faucons… “Ce qui compte pour moi,
mêmes.” c’est que les enfants enrichissent leur vocabu-
Aurore Baur-Valentin, laire. Mais, bien sûr, je leur apprends aussi ce
ENSEIGNANTE À NOISY-LE-SEC qui ne leur vient pas spontanément à l’esprit

ILS REFONT LA FRANCE

© Thomas Padilla / Agence 1827 / RTL

En partenariat avec
Anaïs BOUTON
Tous les vendredis de 19h15 à 20h00 I Disponible en podcast
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024 FRANCE. 15

← Dessin de Cost paru

dans Le Soir, Bruxelles.

dans l’univers dont ils sont issus”, poursuit
l’enseignante. Les enfants travaillent la
plupart du temps en petits groupes. Ils
apprennent à s’entraider, voire à se cor-
riger mutuellement.
Ils se voient maintenant demander
de mémoriser une phrase inscrite sur le
tableau de la classe voisine, inoccupée.
Chaque enfant peut rester devant le tableau
le temps nécessaire à la mémorisation.
coût de cette politique de soutien sco-
laire à 2,3 milliards d’euros par an. Plus
de 16 000 postes d’enseignants ont été
créés pour les classes dédoublées, à quoi
s’ajoutent les travaux qu’il a fallu réaliser
dans les établissements afin d’avoir un
nombre de classes suffisant. Le rapport
Carel souligne des “résultats encoura-
geants” dans la lutte contre les difficul-
tés scolaires.
En français et en mathématiques, les
écarts entre les élèves scolarisés hors des
zones sensibles et ceux des réseaux d’édu-
cation prioritaire se seraient réduits. Même
si l’on est loin d’arriver à l’égalité. Le rap-
port publié fin juillet déplore par ailleurs
que trop d’enseignants de classes dédou-
Le directeur juge
les enseignants plus
motivés et plus détendus
depuis qu’ils ont moitié
moins d’élèves.
blées n’aient pas mis à jour leur méthode
d’enseignement.
Dans notre classe, le cours de mathé-
matiques vient de commencer. Répartis
en petits groupes, les enfants font des
expériences avec des poids qu’ils déposent
sur une balance à deux plateaux. William
caresse en rêvassant la surface métal-
lique d’un des plateaux et se voit rap-
pelé à l’ordre par un de ses camarades.
Il nous explique que la réussite profes-
sionnelle des Français issus de l’immigra-
tion passe actuellement sous le radar de
la recherche, en France. Pour les besoins
de son livre, il a interrogé 80 hommes et
femmes d’origine nord-africaine et a mis
leur parcours en lumière.
Arnaud Lacheret pointe du doigt des
investissements qui partent pourtant
d’une bonne intention dans les quartiers
sensibles : “Quand on ouvre une média-
thèque, on envoie le message que les jeunes
ne doivent plus quitter leur quartier.” Les
jeunes qui restent dans l’environnement
qui leur est familier n’ont aucune chance
d’acquérir les codes culturels de la société
majoritaire.
Les filles réussissent mieux si elles sont
obligées de négocier la moindre once de
liberté avec leurs parents dès le plus jeune
âge. “Leurs familles reproduisent générale-
ment les traditions patriarcales du bassin
méditerranéen.” Comme elles apprennent
tôt à surmonter les obstacles, elles arrivent
mieux à faire face aux discriminations et
aux difficultés que leurs frères, qui ont plus
de liberté quand ils sont enfants.
—Michaela Wiegel,
publié le 11 décembre 2023
présentent
1,7
MILLION D’ÉLÈVES
C’est le nombre de jeunes
concernés par l’éducation
prioritaire dans l’enseignement
public. Créée en 1981, cette
politique s’adresse actuellement
à 730 collèges et 4174 écoles en
REP (réseau éducation prioritaire),
ainsi qu’à 362 collèges et
2462 écoles en REP+. Ces derniers
établissements se trouvent dans
des quartiers connaissant les
plus grandes difficultés sociales,
avec des incidences fortes sur
la réussite scolaire; les premiers
sont plus mixtes socialement,
mais rencontrent des difficultés
sociales plus importantes
que les établissements hors REP.
En juillet 2023, un rapport
parlementaire a suggéré d’étendre
le dispositif de dédoublement des
classes aux petites et moyennes
sections de maternelle.

Puis il retourne à son bureau et couche
la phrase sur le papier. À chaque tour, il
doit remettre une brique Lego à l’ensei-
gnante, qui vérifie en même temps ce qu’il
a écrit. “La plupart des enfants viennent de
familles peu instruites. Ils n’ont personne
pour les aider à faire leurs devoirs, il arrive
qu’ils n’aient pas un seul livre à la maison,
raconte Aurore. C’est pour ça que je consi-
dère que ma mission principale c’est de leur
apprendre à apprendre par eux-mêmes.”
Elle parle de ces mères célibataires
qui, à la moindre occasion, la remercient
de donner envie à leurs enfants d’aller à
l’école. “On voit aussi bien sûr beaucoup
plus vite quand il y a des problèmes dans la
famille, et on peut mieux y réagir”, observe
l’enseignante.
L’extrême droite en embuscade. Mais
cette politique n’échappe pas à la critique :
elle mobiliserait beaucoup d’argent qui
ferait défaut ailleurs. C’est du moins ce
qu’affirme Marine Le Pen, qui souhaite
mettre un terme à toute forme de discri-
mination positive si elle accède aux res-
ponsabilités. Elle juge les zones rurales
lésées et entend promouvoir la cohésion
sociale par le port de l’uniforme en pri-
maire et au collège, et au moyen d’“une
reprise en main disciplinaire sans précédent”.
Dans un rapport sorti récemment, la
députée de droite Agnès Carel évalue le
Chaque groupe veut être le premier à
trouver le résultat.
À la récréation, ils se mettent en rangs
par deux sans faire d’histoires et ne com-
mencent à courir qu’une fois dans la cour.
Aurore Baur-Valentin explique qu’elle ne
se voit pas travailler ailleurs. Elle mesure
les progrès réalisés par chaque enfant
et espère les armer suffisamment pour
aff ronter le niveau supérieur.
Le directeur, Seddik Hamouche, juge
également les enseignants plus moti-
SPÉCIALISATIONS
vés et plus détendus depuis qu’ils ont APRÈS UN
moitié moins d’élèves. Noisy-le-Sec n’a BAC +3/+4
pas échappé aux violences perpétrées
pendant les émeutes qui ont embrasé
les banlieues à la fin juin. Un bureau
de poste a été gravement endommagé. 27 JANVIER 2024
Seddik Hamouche se dit consterné par
ces actes de vandalisme, qui sont le fait Paris Montreuil Expo
d’une minorité de jeunes.
Il espère que la politique de soutien sco-
laire fera baisser la propension à la vio-
lence des nouvelles générations. “On essaie
de briser le cercle vicieux de l’échec scolaire,
du manque de qualification sur le marché de
l’emploi et de la délinquance”, commente-
t-il. Les enfants ont besoin de nouveaux
modèles. “Il faudrait qu’on parle beaucoup
plus des intégrations qui ont marché.”
Le politologue Arnaud Lacheret vient INSCRIPTION GRATUITE
de publier un ouvrage au titre évoca- SAMS.GROUPELEMONDE.FR
teur, Les Intégrés [Le Bord de l’eau, 2023].
16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Maroc. Le “retour”
des enfants d’immigrés
Fuyant un climat politique européen qu’ils considèrent comme raciste,
des descendants d’immigrés marocains choisissent de s’installer dans le pays
de leurs parents. Où ils trouvent de meilleures possibilités d’ascension sociale.
—TelQuel, extraits
(Casablanca)
I
ls sont 5,1 millions selon les
dernières données commu-
niquées par le ministère des
Affaires étrangères. À ce chiffre,
qui représente environ 15 % de
la population marocaine, peut
s’ajouter l’effectif des personnes
vivant à l’étranger et non imma-
triculées dans les consulats, ainsi
que celles nées au Maroc et expa-
triées. Dès lors, la communauté
des Marocains du monde peut
s’élever à environ 6 millions de
personnes.
Parmi ces expatriés, fils ou
petits-fils d’immigrés, nombreux
aspirent aujourd’hui à parcourir le
chemin inverse de celui emprunté
par la première génération dans
les années 1960, pour s’instal-
ler au Maroc et fuir un climat
politique “anxiogène” et des dis-
cours “racistes et islamophobes
qui minent le moral”, comme le
décrit Ghizlane*, cette Franco-
Marocaine de 27 ans, actuelle-
ment en recherche d’emploi.
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
“J’étais déjà venue au Maroc pour
travailler entre 2015 et 2017. Cette
expérience m’a fait aimer la vie au
Maroc. J’ai dû rentrer à Troyes pour
des raisons de santé, mais là je pense
sérieusement revenir pour des rai-
sons économiques, sociales et poli-
tiques évidentes”, explique-t-elle.
Ghizlane se dit même prête à
accepter un emploi moins bien
payé qu’en France ; l’essentiel pour
elle est de disposer d’une meil-
leure qualité de vie.
Même son de cloche du côté
de Fatima, dont les parents ont
↙ Dessin de Pudles paru dans
The Economist, Londres.
immigré en France dans les pas moins de 150 000 membres,
années 1960. À 47 ans, elle aussi a dont la plupart sont des MRE
déjà eu une expérience profession- [Marocains résidant à étranger],
nelle de quatre ans au Maroc avant échangeant leurs expériences et
de retourner en 2018 en France leurs conseils sur le parcours de
pour des raisons personnelles. retour dans le royaume, ou encore
“J’ai toujours vécu en France, sauf cette page Instagram “Vivre au
pendant ces quatre ans au Maroc. Maroc”, à 8 000 abonnés.
Et je dois dire que le retour a été une Mais cette envie de retour
douche froide. Montée du fascisme, apparente est animée en partie
du racisme, des inégalités sociales par “l’instrumentalisation poli-
et des violences policières”, sou- ticienne devenue contagieuse et
ligne cette journaliste qui décrit l’ambiance anxiogène qui domine
un “très violent blues du retour”. le débat public en Europe”, explique
Mais au-delà du désir d’échapper le président du Conseil de la com-
à ces tensions, l’envie munauté marocaine
d’améliorer sa situation à l’étranger (CCME),
économique revient Driss El-Yazami. Il
souvent parmi les apporte toutefois de
motifs évoqués par ces REPORTAGE la nuance : il faut de
Marocains de l’étran- nombreuses conditions
ger qui aspirent à un meilleur pour passer de l’envie à l’acte.
avenir financier et professionnel. Selon lui, la réalisation d’un tel
Ces personnes, parfois victimes dessein dépend de plusieurs fac-
de stigmatisation et d’essentiali- teurs : la situation professionnelle,
sation, “sont réduites à des stéréo- le statut matrimonial, les attaches
types et ramenées invariablement sociales que l’on a des deux côtés
à leurs origines, quel que soit leur de la Méditerranée, en plus des
parcours”, explique Yassine Ben opportunités et du cadre de vie
Mokhtar, doctorant en sciences recherchés au Maroc.
politiques à l’Université interna- D’où l’impératif de “bien se pré-
tionale de Rabat. parer et de tenir compte du chan-
Pour ces individus, il devient gement radical qui peut parfois
plus difficile de trouver un emploi, être opéré dans la vie quotidienne”,
d’accéder à des postes de respon- insiste Jamal Belahrach, président
sabilité ou de créer leur propre de la Maison de la diaspora, une
entreprise. Le Maroc devient alors association qui a pour vocation
une option privilégiée. d’accompagner les membres de
la diaspora marocaine qui font le
Contribuer. “J’ai immigré aux choix d’un retour temporaire ou
Pays-Bas en 2002, j’ai été natura- définitif au Maroc. “Le décalage
lisé depuis, je me suis marié et j’ai culturel représente un véritable han-
eu deux enfants âgés aujourd’hui dicap pour certains individus, car le
de 18 et 21 ans. Maintenant, je Maroc des vacances est très différent
pense avoir épargné suffisamment de celui de la vie quotidienne et il faut
d’argent pour pouvoir rentrer au bien en tenir compte”, explique-t-il.
Maroc et profiter de ma famille”, se Si le chemin du retour des
réjouit Omar, un père de famille membres de la diaspora maro-
maroco-néerlandais qui se pré- caine peut être parsemé d’écueils,
pare à retourner au royaume après beaucoup ont réussi à relever ce
vingt et un ans de bons et loyaux défi et sont loin de regretter ce
services dans une entreprise de la choix. C’est le cas de Hakim, un
capitale néerlandaise, spécialisée jeune consultant en informatique
dans l’agroalimentaire. qui s’est installé au Maroc il y a
Animé par un profond atta- trois ans en intégrant la filiale
chement culturel, il dit vouloir d’un cabinet de conseil interna-
“apporter sa pierre à l’édifice du tional à Casablanca.
développement de son pays d’ori- “La crise du Covid a été le déclic,
gine”, qui offre désormais de “belles j’ai passé le confinement seul dans
perspectives d’investissement”, en un petit studio à Paris, loin de ma
lançant son propre restaurant.
Dans les médias et sur les “Le Maroc des
réseaux sociaux, cette volonté vacances est très
de retour se manifeste clairement
de l’autre côté de la Méditerranée, différent de celui de
comme en témoigne ce groupe la vie quotidienne.”
Facebook “J’ai décidé de m’ins- Jamal Belahrach, PRÉSIDENT
taller au Maroc”, qui ne compte DE LA MAISON DE LA DIASPORA
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
Le dilemme des cadres français musulmans
●●●“Partir ou rester ? : c’est
le gros dilemme qui se pose
à certains cadres musulmans
issus de l’immigration en
France”, affirmait, au début
du mois de décembre, Tout
sur l’Algérie (TSA). Selon
le site d’information algérien,
qui cite des témoignages
divers, ce désir de partir
traduit une forme de
“désenchantement” nourri par
“l’avancée de l’extrême droite,
des polémiques récurrentes,
la banalisation de la parole
raciste, une discrimination
à l’emploi”. Né en France de
parents originaires d’Algérie,
Djilali Feghouli, 36 ans,
famille, et c’était très difficile à sup-
porter […] Quand on m’a proposé
un poste à Casablanca, je n’ai pas
hésité. Avoir son propre apparte-
ment, sa voiture et du soleil toute
l’année, c’était pour moi un luxe”,
se souvient-il.
Passer inaperçu. À 32 ans, le
Bordelais s’apprête à se mettre à
son compte, une aventure entre-
preneuriale qu’il n’aurait proba-
blement jamais tentée en France.
“Mes parents ont émigré en
France au début des années 1980
pour nous offrir une meilleure qua-
lité de vie. J’ai grandi et étudié en
France et j’en suis très reconnais-
sant, mais les occasions restent limi-
tées pour nous là-bas, je serais resté
salarié toute ma vie. Au Maroc, on
nous fait confiance et on nous ouvre
des portes, se réjouit-il. Je vais inau-
gurer mon agence de développement
Web dans quelques semaines, mon
équipe est 100 % marocaine et j’ai
déjà des clients sur place. Je suis
très fier de faire partie de l’écosys-
tème marocain.”
Rentré seul au début, il a très
vite été rejoint par ses parents,
qui se disent heureux de retour-
ner au pays après des décennies
de travail acharné. Sa petite sœur,
qui poursuit toujours ses études
en France, est tentée par le même
chemin.
Au-delà d’un choix stratégique,
c’est surtout le sentiment d’ap-
partenance et le désir de retrou-
ver un environnement familier
plus accueillant et de pratiquer sa
religion librement qui ont poussé
indique ainsi à TSA ne plus
supporter “la stigmatisation
des musulmans dans les
médias français”. Selon lui,
les Français musulmans issus
de l’immigration disposent
de deux options : “Il y a ceux
qui veulent aller dans le pays
d’origine de leurs parents
et ceux qui veulent partir au
Moyen-Orient.” The New York
Times, peu avant l’élection
présidentielle française
de 2022, s’était intéressé
à ce même phénomène de
départ chez des descendants
d’immigrés maghrébins.
Le quotidien américain notait
déjà que si la France perdait
la famille de Myriam à rentrer au
pays il y a cinq ans déjà.
“Mon père est belge converti et ma
mère est marocaine. Nous n’avons
jamais eu de problèmes plus jeunes,
mais en grandissant, on a été frap-
pés par le regard et le jugement des
autres, la montée de l’islamopho-
bie rendait notre quotidien difficile.
Depuis qu’on a commencé à porter
le voile, ma sœur et moi, on ne s’est
plus senties vraiment chez nous.”
En 2 019, penda nt leu rs
vacances à Tanger, les parents
de Myriam ont donc décidé d’in-
“Ici, on nous fait
confiance et on nous
ouvre des portes.”
Hakim, CONSULTANT
EN INFORMATIQUE
vestir dans des biens immobiliers
et de s’installer définitivement
dans la ville du détroit. La famille
a également fondé l’agence Immo
Monfort, spécialisée dans l’inter-
médiation immobilière à Tanger,
et prévoit d’étendre ses activi-
tés à Marrakech ou Casablanca.
“Au Maroc, c’est différent, les
gens sont chaleureux et respec-
tueux, je ne me soucie plus du
regard des autres, ça me man-
quait de passer inaperçue”, nous
raconte, au téléphone, la jeune
femme de 24 ans.
Myriam ne cache pas son
enthousiasme pour l’avenir,
malgré les difficultés rencon-
trées durant ses premiers mois
au Maroc et au lancement du
DÉCOUVREZ LA SÉLECTION
COURRIER INTERNATIONAL
SUR LA BOUTIQUE
Nos hors-séries
régulièrement “des
professionnels hautement
qualifiés”, on comptait parmi
eux un nombre croissant
de Français musulmans.
Beaucoup de ces candidats
au départ dénonçaient
“la discrimination”, considérée
comme “un puissant facteur”,
déterminant dans leur
décision. “Ils se sentent
contraints de quitter la France
en raison d’un plafond de verre
de préjugés, d’un Atlas
questionnement persistant
au sujet de leur sécurité
et d’un sentiment de non-
appartenance”, détaillait
ainsi l’article.
business familial. “Les oppor-
tunités d’investissement sont
énormes ici, et puis on se sent tel-
lement utiles quand on participe à
créer des emplois et de la richesse
au Maroc, mais c’est vrai que ce
n’est pas toujours facile”, recon- Livres et BD
naît-elle en évoquant les cafouil-
lages administratifs, la longueur
des procédures et le manque d’in-
formations claires.
Cofondatrice d’un centre de
formation en psychologie d’en-
treprise en France, Sara Tamimy
a décidé, en 2020, d’étendre ses
activités au Maroc. Au bout de
quelques missions, elle s’est rendu
compte de la complexité de l’éco-
système marocain et de la diffi-
culté de disposer d’informations
fiables et pertinentes. “Le Maroc Et aussi :
s’est métamorphosé et, inconsciem- - DVD
ment, nous prenons le même chemin
que nos parents, mais dans le sens
- PUBLICATIONS NUMÉRIQUES
inverse, pour offrir une meilleure - NOS NOUVEAUTÉS…
vie à nos enfants”, explique-t-elle.
—Safae Hadri et Leila Chik,
publié le 22 décembre 2023
* Les prénoms ont été modifiés.
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et aux faits de société.
18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
europe
Serbie. Peut-on
faire tomber
Vucic avec des
manifs festives ?
À Belgrade, malgré le froid, des manifestants
continuent à protester contre la fraude électorale
lors des scrutins législatifs et municipaux
du 17 décembre remportés par le parti du président.
—Tportal, extraits (Zagreb)
J
eudi [28 décembre],
onzième jour de suite que
des manifestants se ras-
semblent devant le bâtiment de la
Commission électorale centrale
(RIK) pour protester contre les
irrégularités électorales, comme le
souligne l’opposition. Il fait doux
à Belgrade, la circulation automo-
bile, rue du Roi-Milan, est bloquée,
les gens affluent lentement. Les
dirigeants de l’opposition rassem-
blés dans la coalition La Serbie
contre la violence montent sur
une petite estrade pour s’adresser
aux manifestants. Aux informa-
tions principales de la télévision
publique RTS, pas un mot sur la
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
↙ Dessin d’Ajubel paru dans
El Mundo, Madrid.
manifestation de ce soir, pas plus soutenus par les partisans de Djilas,
que les jours précédents. La rue annoncent vingt-quatre heures de
est bloquée, l’information aussi. blocage total de Belgrade.”
— J’espère que vous n’avez rien
à voir avec ce bordel. Vucic prendra
sa retraite en 2027, c’est ce qu’il a
Pas de rassemblement specta- Comme annoncé, vendredi, promis. Pas question de le renver-
culaire ce soir : 500 personnes, les étudiants bloquent l’une des ser ! Quand une élection s’annonce
peut-être un peu plus, se massent artères les plus importantes de serrée, Vucic ouvre le robinet et verse
devant la RIK. “C’était différent Belgrade. La première chose que juste avant le scrutin 20 000 dinars
dans les années 1990, lors des mani- j’observe, c’est que les jeunes sont à chaque retraité. Ça me va. J’ai
festations contre Milosevic [ex- en train de jouer au football. Tout 79 ans, je suis à la retraite, mais
président de la Serbie]. Aujourd’hui, y est : buts improvisés, arbitre. Au je travaille toujours. C’est la vie.
les gens nous témoignent leur soutien fond de la rue, ils ont installé leurs — Et le trucage des élections, ça
sur les réseaux sociaux, quartiers et monté ne vous inquiète pas ?
mais ils ne descendent des tentes, décidés à — Quel trucage ?! Quand je suis
plus dans la rue”, se rester toute la nuit. De allé voter, une commission de 10 ou
plaint un manifestant. la nourriture est dis- 15 personnes était présente. Ils ont
“Je ne sais pas ce qui REPORTAGE tribuée, de la musique tout contrôlé et vérifié. La fraude, ce
se passe aujourd’hui. retentit. L’ambiance est sont des balivernes de l’opposition.
Les médias y sont probablement digne d’un festival, et, je vous ras- — Ah bon ? Et le vote des morts ?
pour quelque chose. Il n’y a pas de sure, il n’y a pas d’armes ! — Impossible ! Ce sont des men-
vraie information à la télévision, “Nous demandons au ministère songes. II y des registres et des listes,
que de la propagande relayée par de l’Administration d’État et de l’Au- les élections ne sont pas un cirque,
RTS, qui enjolive l’image du pou- tonomie locale de nous remettre les c’est une affaire sérieuse.”
voir et calomnie les opposants en les listes électorales. Il y a de forts soup- Le plombier m’amène au palais
qualifiant d’ennemis de la Serbie. çons qu’un nombre important d’élec- de justice, où des étudiants de
Or c’est exactement le contraire”, teurs fantômes ait été inscrit sur ces diverses initiatives citoyennes
intervient Snezana Djurdjevic. listes”, explique Pavle Cicvaric, cherchent des informations sur
“Vucic s’est emparé de l’État, du étudiant à la faculté de sciences leurs copains détenus. La foule
pouvoir judiciaire, de l’exécutif et politiques et organisateur du blo- me pousse plus loin, vers le ven-
de la police, aussi bien que de l’ar- cage. Je lui demande pourquoi il deur de badges à l’effigie de Vucic
mée et des médias. Il est plus fort n’y a pas plus d’étudiants. “Il fait portant l’inscription “Va-t’en”
que Milosevic !” ajoute-t-elle pen- froid, et, lors d’un blocage de vingt- et “Vucic, c’est fini”. J’achète un
dant que nous nous dirigeons vers quatre heures, nous ne pouvons pas badge à 100 dinars, doublant la
le bâtiment de la RTS, où la suite nous attendre à ce que tout le monde somme pour prendre la photo du
de la manifestation va avoir lieu. vienne en même temps. Mais il y vendeur. Je lui demande :
aura certainement du va-et-vient”, “Selon vous, Vucic va-t-il partir ?
Football. Smiljan Banjac, célèbre répond Pavle, qui souligne que le — Tout le monde part tôt ou
journaliste et commentateur spor- but du blocage est de motiver les tard…”, me dit calmement ce sage.
tif, présente aux manifestants ras- jeunes à s’engager politiquement —Vid Baric,
semblés devant l’immeuble de la et à se rendre aux urnes. publié le 31 décembre 2023
RTS Le Journal libre, bulletin d’in- J’insiste : “Un régime comme
formations que les citoyens serbes celui de Vucic peut-il être renversé
ne peuvent pas entendre à la télé- par de la musique, des jeux et des
vision publique – il y est question drapeaux de l’UE ?” Pavle m’assure La victoire du parti au
de la mise au pas du service public que les étudiants sont convain- pouvoir officialisée
ou du rapport de CRTA, organi- cus que tout changement de pou-
sation à but non lucratif, qui a voir sera pacifique. “Il y a eu de ●●● Rassuré par la
dévoilé une série d’infractions la violence lorsque certains mani- reconnaissance de la victoire
à la loi électorale, dont le trans- festants ont essayé d’entrer dans de sa formation, le Parti
port par bus d’électeurs illégaux le bâtiment de l’Assemblée munici- progressiste serbe (SNS) – qui
pour voter dans certaines muni- pale. Je le répète, on n’appelle pas a obtenu à lui seul la majorité
cipalités de Belgrade. à la violence, mais je comprends absolue (129 sur 250 sièges)
Les gens scandent “Nous ne nous la colère des gens. La police, qui à l’Assemblée nationale –,
laisserons pas voler notre victoire” a filmé la manifestation, a arrêté le président serbe, Aleksandar
et huent la RTS : “Hou, hou !” Je des étudiants sur place, mais en a Vucic, a refusé de confier à
me laisse emporter : “Hou !” Aïe, aussi interpellé certains dans leur une commission internationale
suis-je allé trop loin ? Ne me suis- appartement, les traitant comme une enquête sur la régularité
je pas ouvertement rangé du côté des mafieux. Ça s’appelle de l’inti- des scrutins : le Parlement
des manifestants, au lieu d’ob- midation”, souligne-t-il. se réunira d’ici à la fin de janvier,
server les faits avec sang-froid ? Le lendemain matin, je ren- et le nouveau gouvernement
Quels faits ? Jetons un coup contre enfin un électeur du SNS entrera en fonction en février,
d’œil à ce que Dragan Vucicevic, [Parti progressiste serbe, la for- relate Nova. Mais l’opposition,
le clown médiatique d’Aleksandar mation d’Aleksandar Vucic] : un qui a obtenu 63 sièges, n’a pas
Vucic, tente de faire passer dans plombier arrivé dans l’apparte- encore décidé si elle siégera
son tabloïd Informer : “Plan de ment des amis qui m’hébergent ou non au Parlement, poursuit
Djilas [une figure de l’opposition] : pour réparer une fuite d’eau. Je le quotidien. Noël orthodoxe
quarante-huit heures d’enfer à lui demande : (le 7 janvier) oblige, les
Belgrade.” Le sous-titre est encore “Que dites-vous des manifesta- manifestations sont suspendues
plus parlant : “Des étudiants armés, tions ? Vucic va-t-il tomber ? jusqu’à la mi-janvier.
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
UKRAINE
La grande fatigue
du soldat Sergueï
En vingt et un mois de guerre, le sergent
Kornienko n’a eu que vingt jours de permission
pour s’éloigner du front et voir sa famille.
Il est las du conflit, mais ne perd pas espoir.
—La Repubblica,
extraits (Rome)
L
e sergent Kornienko est
mort de fatigue. Le sergent
Kornienko a une faim de
loup et plonge sa cuillère dans
son bortsch bouillant. “C’est son
plat préféré, avec du lard et du pain
noir, de l’ail, de l’oignon et du poivre
amer”, raconte Ioulia, qui vient
tout juste de le retirer du feu, et
dont les yeux brillent :
“Enfin, il est à la maison,
mon Sergueï.”
En vingt et un mois
de guerre, Sergueï
Kornienko, 42 ans,
propriétaire d’une
boucherie spécialisée dans la
volaille située dans un petit
village non loin de Kamianske
(dans la région de Dnipro) et
engagé volontaire deux jours
après l’invasion, “a eu deux per-
missions, vingt jours en tout”.
Le reste du temps, il l’a passé
en première ligne, en tant que
“tireur mortier”.
“On ne devrait pas rester au
front si longtemps, lâche Sergueï,
à jeûner pour ne pas avoir à aller
aux toilettes à l’extérieur de la
tranchée, à pisser piteusement
dans une bouteille en plastique
de cinq litres parce que, si tu mets
le nez dehors, les drones t’allu-
ment aussitôt. Il y a des fois où ça
tombe si près que t’as le cœur qui
te remonte dans la gorge. Mais il
y a aussi la peur qui, après toutes
ces nuits et toutes ces journées au
fond de la tranchée, change de
visage et se transforme en panique,
et tu te retrouves à hurler, recro-
quevillé dans ton sac de couchage,
sur le ‘banc’, la palette en bois sur
laquelle on se repose au milieu
des bataillons de rats qui bouffent
tout.”
Ancienne directrice de crèche,
aujourd’hui à la tête d’un com-
merce de poulets prospère avec
son mari, Ioulia fait partie des
épouses qui sont descendues
dans la rue [à la fin d’octobre
et au début de novembre]. Elles
réclament une “loi sur la démo-
bilisation qui permettrait aux sol-
dats ayant passé dix-huit mois
dans les zones de combat de ren-
trer chez eux se refaire une santé”,
raconte-t-elle.
Un mouvement qui a éclos en
toute discrétion sur les réseaux
sociaux et qui s’est
répandu comme une
traînée de poudre
dans tout le pays,
sous les yeu x des
hommes du SBU, le
service de sécurité
ukrainien. Théoriquement, il
est interdit de manifester :
l’Ukraine est placée sous le
régime de la loi martiale et
toute opposition – qualifiée
de subversion – est proscrite.
Mais, pour l’heure, les pou-
voirs publics ne sont pas
intervenus.
“La loi prévoit que
tous les militaires
ont droit à trente
jours de permis-
sion chaque
année. Moi,
j’ai eu vingt
jours en tout
et pour tout,
plus quelques
v i sites sur-
prises, profitant
de petites missions
pas loin d’ici”,
peste Sergueï.
Aujourd’hui, il est
de retour à la faveur
d’une de ces échappées.
“Trois jours et je repars
au front.”
C ’e s t en b a ske t s
e t su r vê tement , le
26 février 2022, qu’il a
rejoint la défense natio-
nale près de Donetsk, sur
la tristement célèbre corniche
Vremesky. “Puis ils m’ont trans-
féré dans la région de Robotyne
[au sud de Zaporijjia], où je suis
encore.” C’est une des zones de
combat les plus terribles.
“On se relaie, une semaine en
première ligne dans les tranchées
et trois jours de repos à l’arrière,
à 7 kilomètres des Russes. Ça reste
très dangereux, mais au moins tu
peux enfin prendre une douche,
aller aux toilettes quand tu veux
et manger quand tu as faim. Dans
la tranchée, on fait des quarts de
quatre heures à trois, et autant de
repos. On lit des livres qu’on a télé-
chargés sur nos téléphones, hors
connexion parce que c’est dange-
reux : s’ils chopent ton signal, on
est tous morts.”
Recroquevillés. Son travail
consiste à faire tonner le mor-
tier. “Ils sont cachés sous les arbres,
pas loin de la tranchée. L’ordre
arrive par radio, ce n’est pas nous
qui décidons : on réveille tout le
monde et on sort de la tranchée.
C’est le moment le plus dange-
reux, il y a des drones qui bour-
donnent de partout. Tu galopes
↓ Dessin de Cau Gomez,
Brésil.
jusqu’au mortier, tu tires et tu
reviens te mettre à l’abri dans la
tranchée. Je l’ai creusée de mes
propres mains avec les autres. Elle
est recouverte de terre et de ron-
dins. Là-dessous, on n’a rien, même
pas de poêle, parce que la fumée
nous trahirait. Chacun de nous
a un petit réchaud de camping à
gaz, mais on essaie de l’utiliser le
moins possible.”
Là-dessous, poursuit-il, tu
perds la notion du temps et des
choses. Mais ce qui compte, c’est
de survivre et de se battre : “Grâce
à notre commandant, on n’a pas eu
de pertes, juste des blessés graves.
L’artillerie légère est moins exposée
que l’infanterie d’assaut, mais la
peur finit quand même par s’instal-
ler : avant, on supportait les pilon-
nages, mais maintenant, quand on
doit sortir pour galoper jusqu’au
mortier et qu’on entend les tirs de
l’ennemi, les 100 millimètres des
chars, les 150 des mortiers ou les
roquettes et les drones, on panique.
Il arrive que certains perdent les
pédales et se jettent par terre, recro-
quevillés, la tête entre les mains.”
Les soldats sont usés, phy-
siquement et psychologique-
ment. Ils aimeraient que d’autres
prennent un peu le relais pour
défendre le pays. Mais ce
n’est pas une reddition
pour autant : “Je ne connais
personne qui soit d’accord
avec l’idée d’un cessez-le-
feu en échange de l’abandon
des ter ritoires occu-
pés : 20 % d’entre
nous veulent
aller jusqu’au
bout, 30 %
sont indécis,
l’autre moitié
aimerait bien
être démobi-
lisée un peu,
avant de
revenir pour
finir le boulot
et dégager les
Ru sse s une
bonne fois
pour toutes.”
Quant à la
contre-offensive,
il n’y a jamais cru : “Je
n’en attendais rien, c’est
pour ça que je ne déses-
père pas aujourd’hui. J’ai
toujours regardé la réa-
lité en face : on n’est pas
nombreux, on manque
d’armes et de munitions.
Les manuels militaires
EUROPE. 19
Contexte
●●● La contre-offensive
lancée par l’Ukraine au début
de l’été dernier n’a pas eu
l’effet escompté, et l’armée
ukrainienne, épuisée, n’est pas
parvenue à enfoncer la ligne
de front. Même si les médias
du pays continuent d’afficher
leur optimisme, des voix
dissonantes se font entendre.
Comme celle de Viktor
Androussiv, un ancien membre
de l’équipe au pouvoir
à Kiev. Dans un texte traduit
en français sur notre site
et intitulé “L’année 2024
n’apportera pas de bonnes
nouvelles à l’Ukraine”,
il se livre, dans le quotidien
Gazeta po-Oukraïnsky,
à des prévisions extrêmement
pessimistes pour l’année
qui commence. De fait, depuis
le 30 décembre, Moscou a
repris des bombardements
de grande envergure. Et Kiev
a répliqué. Une nouvelle phase
du conflit décryptée page 8.
disent que le ratio doit être au moins
de trois pour un pour une offen-
sive ; dans ma brigade on en est
très loin. Sur les réseaux sociaux,
d’ailleurs, même les commandants
le reconnaissent.”
À la maison, il a retrouvé Yana
et Yaroslava, 18 et 14 ans, qui le
câlinent : “Je n’aurais jamais pu
vous regarder dans les yeux si je
n’étais pas allé me battre, confesse
Sergueï, mais c’est difficile de se pro-
mener dans le village. Je ne parle
plus à ceux que je connais qui se
sont planqués pour ne pas aller à
la guerre.” “Beaucoup de nos sol-
dats s’étaient portés volontaires,
commente Ioulia, pourquoi est-ce
qu’on ne pourrait pas les rempla-
cer maintenant ? Au village, on est
2 500, il n’y en a que douze qui sont
allés à la guerre. Et sept qui sont
déjà morts.”
Mais le combat des femmes
commence à faire du bruit : “On
nous demande qui nous fédère et qui
est derrière tout ça, poursuit Ioulia.
Le maire de Dnipro nous a traitées
de ‘racailles qui se sont fait grais-
ser la patte’. On est seules. Ça met
la solidarité féminine à l’épreuve. Eh
bien, moi, je dis que c’est bien comme
ça : ensemble, on va y arriver.”
—Paolo Brera,
publié le 16 novembre 2023
20. EUROPE
ALLEMAGNE
Recherche artisans
désespérément
Face au manque cruel de main-d’œuvre, les
professionnels du recrutement allemand rivalisent
d’ingéniosité pour embaucher. Sans pour autant
régler la crise du personnel qui touche le pays.
—Die Zeit, extraits
(Hambourg)
D
enis Hundhammer n’hé-
site pas à enfiler son
short traditionnel en cuir
pour se rendre au travail si néces-
saire. Il y a quelques semaines,
il l’a revêtu pour se rendre à
l’Oktoberfest pour le compte de
la boulangerie Rischart, qui pos-
sède 18 magasins dans Munich.
Sa mission ? Dénicher de futurs
employés, des individus atti-
rés par le pétrissage du pain, la
vente de viennoiseries ou le tra-
vail administratif.
Denis Hundhammer est recru-
teur professionnel. La boulan-
gerie l’a embauché il y a un an
et demi avec un objectif bien
précis : éviter les fermetures de
boutiques, un sort inéluctable
si le jeune homme de 27 ans ne
parvient pas à dégoter suffisam-
ment de personnel.
Dans l’imaginaire collectif,
recruteurs et chasseurs de têtes
sont généralement associés à
la traque de profils bien précis
– développeurs ultraspécialisés,
manageurs de renom – pour le
compte de grandes entreprises.
Quand on pense à ce métier, on
pense rarement à la petite entre-
prise du coin.
Pourtant, même ces établisse-
ments n’ont guère d’autre choix
aujourd’hui : pour maintenir
leurs effectifs, ils sont obligés
de faire appel à des recruteurs.
Sans cela, de nombreux postes
restent vacants, avec de lourdes
conséquences à la clé. Les restau-
rants se retrouvent obligés d’ins-
taurer des jours de fermeture
supplémentaires, les fleuristes
de baisser le rideau le samedi
après-midi. L’un des concur-
rents des boulangeries Rischart
a dû fermer définitivement trois
de ses boutiques depuis le début
de l’année.
En ce lundi de la fin septembre,
Denis Hundhammer vient pour
sa part de dénicher une nouvelle
recrue. Une vendeuse de 28 ans
Autrefois, il suffisait
de publier les offres
d’emploi sur des sites
spécialisés. Cette
époque est révolue.
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
↙ Dessin de Côté paru dans
Le Soleil, Québec.
spécialisée dans la boulangerie,
qu’il a débauchée chez un concur-
Selon les chercheurs,
400 000 travailleurs
personne répond à cette prise de
contact automatique, que com-
rent. Le gros lot ! mence la “partie palpitante” du
Lorsqu’il a commencé à recru- manqueront boulot, explique Fenja Hanno,
ter dans le secteur de la boulan- bientôt à l’appel 22 ans, arrivée dans l’entreprise
gerie, ce secrétaire commercial chaque année. peu de temps après sa création,
de formation a dû mettre en à la fin de l’année 2020. Entre
place de nombreux changements. qui restent, et les recruteurs 80 % et 90 % des profils avec
Autrefois, il suffisait de publier eux-mêmes sont plus courtisés qui elle échange ont déjà un tra-
les offres d’emploi sur des sites que jamais. vail et ne sont pas en recherche
spécialisés. Les candidatures Daniel Stojanovic en a d’ail- d’emploi. Il faut donc les séduire
pleuvaient. Mais cette époque leurs fait son cœur de métier. et les convaincre d’accepter une
est depuis longtemps révolue. Par un vendredi de septembre, entrevue.
Alors Denis Hundhammer se il nous ouvre les portes de son Et c’est là que le système
rend régulièrement dans les bureau au deuxième étage d’un atteint ses limites : si les chas-
écoles, les salons profession- bâtiment de brique rouge, en seurs de têtes peuvent résoudre la
nels et les centres de jeunesse plein cœur de Hambourg. pénurie de main-d’œuvre au sein
pour présenter l’entreprise pour À l’intérieur règne une ambiance d’une entreprise, ils ne peuvent
laquelle il travaille et les métiers typique de start-up : un chien régler le problème à l’échelle
de la boulangerie. accueille les visiteurs dans le nationale. Car lorsqu’une de leurs
couloir, les salariés travaillent recrues accepte un poste quelque
D’égal à égal. Il a également sur de grands bureaux partagés, part, elle laisse une place vacante
remanié les offres d’emploi. à côté d’une table de ping-pong. ailleurs. Daniel Stojanovic com-
“Nous avons opéré un virage à “On aurait pu installer un pare ainsi le marché du travail à
180 degrés.” Désormais, le tutoie- baby-foot, mais c’est beaucoup une sorte de jeu des chaises musi-
ment et les tournures épicènes trop bruyant, impossible de se cales inversé, où l’on rajoute-
sont de rigueur. Les jeunes concentrer dans ces conditions”, rait progressivement des chaises
doivent sentir que l’on s’adresse à sourit Daniel Stojanovic, dont vides au lieu d’en enlever.
eux. Les annonces de ses concur- les boucles brunes sont rassem- L’activité des chasseurs de
rents sont bien souvent formu- blées en chignon. Sa start-up, têtes a tout de même un effet
lées de façon très hiérarchique, baptisée Bits & Birds, est spé- positif, veut croire Ulrich Walwei.
alors que les jeunes générations cialisée dans le recrutement – “Les économistes appellent cela
cherchent une relation d’égal à notamment dans le secteur de la l’‘allocation des ressources’” :
égal avec leur employeur, sou- tech, mais aussi pour des hôpi- plus la pression exercée sur les
ligne le recruteur. taux, des usines ou des entre- employeurs est forte, plus les
Il suffit de regarder les données prises agroalimentaires. travailleurs ont de chances d’ob-
économiques pour comprendre Le secteur du recrutement tenir des postes qui leur corres-
que les entreprises doivent se a de beaux jours devant lui. pondent. “Les recruteurs peuvent
renouveler : l’Allemagne comp- Même les artisans font désor- jouer un rôle déterminant”, conclut
tait 1,75 million d’emplois vacants mais appel aux chasseurs de Ulrich Walwei.
au printemps 2023 – et près de têtes pour pallier la pénurie de Denis Hundhammer, lui, a
2 millions à la fin de main-d’œuvre. Jörg atteint l’objectif qu’il s’était
l’année précédente, un Dittrich, le président fixé en prenant son poste chez
record exceptionnel. de la Confédération Rischart. Aucune des 18 bou-
Autrefois, les pénu- nationale de l’artisa- tiques n’a fermé ses portes pour
ries de main-d’œuvre REPORTAGE nat allemand, parle le moment. Et depuis le prin-
étaient un signe de de 250 000 postes à temps 2022, les candidatures
bonne santé économique, mais pourvoir. Et, d’après lui, cette ont même plus que doublé.
aujourd’hui elles accompagnent situation pourrait mettre en —Helena Ott,
également les périodes de ralen- péril jusqu’à certains grands pro- publié le 3 novembre 2023
tissement économique. jets du gouvernement : dans le
“Je n’avais encore jamais vu domaine de la transition éner-
cela, témoigne Ulrich Walwei, gétique notamment, ou de la
de l’Institut de recherche sur le construction de logements. “Les SOURCE
marché du travail et les profes- artisans sont indispensables à l’éco-
sions (IAB). Ce qui était autre- nomie. Sans eux, les projets d’ave- DIE ZEIT
fois un problème conjoncturel s’est nir imaginés par nos dirigeants ne Hambourg, Allemagne
transformé en problème struc- pourront pas voir le jour”, alerte Hebdomadaire
turel”, détaille l’économiste. Jörg Dittrich. zeit.de
Avec le départ à la retraite des Le métier de recruteur néces- C’est la publication allemande
baby-boomeurs et le nombre site une excellente résistance à la de référence, une autorité
décroissant de nouveaux arri- frustration. Il faut éplucher des outre-Rhin. Ce grand journal
vants sur le marché du travail, milliers de profils sur LinkedIn et d’information et d’analyse
ce sont 400 000 travailleurs d’autres réseaux sociaux profes- politique, pointu et exigeant,
qui manqueront bientôt à l’ap- sionnels, puis envoyer un nombre se distingue aussi par sa
pel chaque année, d’après les incalculable de messages, avec un maquette et son iconographie
chercheurs. Alors, forcément, taux de réponse dérisoire. C’est très recherchées. Tolérant et
les entreprises s’arrachent ceux seulement ensuite, lorsqu’une libéral, il paraît tous les jeudis.
 7H/9H
LA MATINALE
AVEC
DAVID ABIKER

INFO . ÉCO . CULTURE . MUSIQUE

L’ART DE BIEN
COMMENCER LA JOURNÉE.
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

amériques ↓ Nicolás Maduro.

Dessin de Ramsés, Cuba.

Guyana. “Pas question pays par tous les moyens.

Cependant, une tentative d’oc-
cupation paraît peu probable. Les
sur des routes à une seule voie,
jalonnées d’échoppes de cordon-
niers, de maisons d’aspect colo-

de devenir vénézuélien”
États-Unis, le Brésil et la Chine
se sont accordés à reconnaître
que l’inviolabilité de la frontière
devait être préservée, sauf décision
Dans la petite ville de Charity, dans le nord de la région de l’Essequibo, contraire des tribunaux internatio-
au Guyana, les habitants prennent très mal la revendication territoriale
naux. Le Venezuela ne semble pas
l’avoir compris et a promulgué une
du puissant voisin, le Venezuela. Rares sont ceux que cela laisse indifférent. loi pour faire de l’Essequibo son
24e État, le “Guyana Esequiba”. Par
ailleurs, il accorde la nationalité
vénézuélienne aux 125 000 habi-
tants de cette région, où prolifèrent
—El País América, extraits vieux commissariat se dresse. Le Guyana, un pays pauvre, a les mines illégales et où l’abattage
(Mexico) Visiblement, ce bâtiment n’a jamais découvert du jour au lendemain d’arbres se fait sans autorisation.
nial, de cimetières abandonnés,
d’églises méthodistes, de publi-
cités pour Exxon.
Partout, on voit flotter des dra-
“Aujourd’hui, si on
me demande, je dis
que je suis cubain.”
Ferney, VÉNÉZUÉLIEN
QUI VIT AU GUYANA
peaux guyaniens, signe de cette
nouvelle ferveur patriotique. Les

A
été repeint depuis le temps de la que ces richesses étaient à portée radios des taxis passent des chan-
lvin Hilliman a la peau colonie britannique [le Guyana de main. Cette année, il aura Forêt impénétrable. “Pas ques- sons de Bollywood. Pas moins de
dorée par le soleil. Les est indépendant depuis 1966]. connu une hausse de 25 % de son tion de devenir vénézuélien, réagit 44 % de la population est d’ori-
cheveux coiffés en dread- En entrant, on découvre aux PIB. La capitale, Georgetown, s’est Adrian, 30 ans, un coiffeur de gine indienne, 30 % viennent
locks, il arbore au poignet gauche murs les portraits du président, remplie d’employés des grandes Charity qui a passé la matinée d’Afrique et le restant se com-
une grosse montre dorée. L’homme du Premier ministre et du direc- compagnies pétrolières, d’où une les bras croisés. Je suis super guya- pose de Chinois, d’indigènes et
passe ses moments perdus, au teur de la police nationale. L’officier distorsion de marché. La nuitée nien. J’ai toujours vécu ici.” Sita d’autres minorités. La langue offi-
soleil, dans la boutique d’un ami de police R. Ramnarine porte un d’hôtel la moins chère coûte Singh, une vendeuse de vêtements cielle est l’anglais – plutôt un dia-
qui vend de la bière et des alcools uniforme parfaitement repassé et 200 dollars [185 euros], les taxis de l’une des boutiques situées lecte truffé de “guyanismes” –,
forts. des souliers brillants. Il ne font plus aucun trajet pour à proximité, a peur. “Ils veulent même si beaucoup parlent l’hindi
La victoire du oui est rasé à la perfection. moins de 30 dollars et les cartes venir et faire du mal à notre pays. et l’ourdou. Le parti des politiques
au référendum véné- Il répare la charnière des restaurants n’ont rien à envier Quand on y pense, c’est absurde. d’origine indienne et celui des
z uél ien s u r l’a n- de l’une des portes aux prix américains. Je ne veux pas être vénézuélienne. Afro-Guyaniens se succèdent tour
nexion de l’Essequibo, REPORTAGE du commissariat, l’air Les routes sont sillonnées de Même si on m’y force.” à tour au pouvoir, un gage de bonne
le 3 décembre [à la affairé. “Je défendrai camions chargés de sable, car il y a La plus grande partie de l’Es- santé démocratique, même si le
suite d’un différend territorial mon pays si le Venezuela ose nous toujours quelque chose à construire sequibo est recouverte d’une pays n’échappe pas à la corruption.
qui remonte à 1841], a déclenché envahir”, assure-t-il, un tournevis ici ou là. Autant dire que le Guyana forêt impénétrable. Des voya- Ceux qui subissent le plus les
une fièvre patriotique dans ce ter- à la main, et il n’y a pas de raison est en travaux. Toute cette pros- gistes proposent aux touristes de conséquences des tensions entre
ritoire du Guyana. Mais Hilliman de ne pas le prendre au sérieux. périté fait des envieux dans le les lâcher au milieu de nulle part les deux pays sont les Vénézuéliens
n’est impressionné ni par les dra- Avec le référendum convoqué pays voisin. Irfaan Ali, le seul pré- avec une machette, une boussole vivant au Guyana. Leur nombre
peaux ni par les grandes affiches par le président Nicolás Maduro, sident musulman d’Occident, a et une gourde. est estimé à 25 000, ce qui n’est
au milieu de la route, sur lesquelles les Vénézuéliens devaient dire d’ores et déjà déclaré qu’il ne Les plaines s’étendent à perte pas négligeable dans un pays si
on peut lire : “Essequibo belongs to s’ils étaient favorables à l’an- succomberait pas aux de vue. Les habitants se peu peuplé. Ces Vénézuéliens sont
Guyana” [“L’Essequibo appartient nexion de l’Essequibo, une région ruses de Maduro et déplacent soit à bord de réputés pour leur débrouillar-
au Guyana”]. Il a 50 ans et aucun de 160 000 kilomètres carrés que les Guyaniens canots qui franchissent dise, leur capacité d’adaptation.
gouvernement ne lui a jamais fait le – près du double du Portugal défendraient leur des fleuves agités, soit Cela ne les empêche pas d’être
moindre cadeau, pas même donné
un sac de riz. Le Guyana
Quand il n’est pas dans la bou- a découvert du jour
tique de son ami, il se casse le
dos sur un chantier des environs,
au lendemain que
de 8 heures du matin à 8 heures du des richesses étaient
soir, pour quelques dollars qui ne à portée de main.
suffisent pas à le tirer de la misère.
Il n’a jamais connu son père, sa ou cinq fois la Belgique – qui
mère est morte récemment. Il se appartient au Guyana, petit État
sent seul dans un monde semé de 800 000 habitants. Plus de
d’embûches. “S’ils se battent et que 95 % ont voté oui, ce qui était
le Venezuela gagne, je me mettrai du prévisible.
côté du Venezuela, lance-t-il. Sinon, je Maduro estime que cela lui
resterai du côté des Guyaniens. Cette confère un mandat populaire
terre est aux Noirs et aux Blancs, pour occuper ce territoire. La
à tout le monde. Peu importe qui menace vénézuélienne survient
gagne. Je me fiche de savoir qui est alors qu’un consortium dirigé par
le président, qu’ils aillent tous se ExxonMobil a découvert plusieurs
faire foutre.” gisements pétroliers au large du
Charity, ville dotée d’un port Guyana. De son côté, le président
fluvial, dans le nord de l’Esse- de ce pays, Mohamed Irfaan Ali,
quibo, compte à peine 1 500 habi- souhaite que la prospection se
tants. Derrière le coin où Hilliman poursuive dans les zones reven-
s’assoit pour passer le temps, le diquées par le Venezuela.
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
ANTILLES
NÉERLANDAISES Mer des
Caraïbes
ARUBA (P-B)
Caracas
que
Oréno
VENEZUELA
COLOMBIE
COLOMBIE
Territoire revendiqué par le Venezuela
Bloc Stabroek : zone où ont été découverts de nouveaux
gisements d’hydrocarbures
en butte à un fort racisme. Ferney
vit depuis un an à Georgetown,
il y vend des fruits. Il est loin
d’être idiot : “Aujourd’hui, si on me
demande, je dis que je suis cubain. J’en
ai marre de toutes ces conneries…”
“Le différend nous tue”.
Au Venezuela, l’opposition et le
gouvernement s’accordent sur
l’annexion de l’Essequibo, mais
certains pensent que le régime
chaviste a eu recours une fois de
plus à l’un de ses stratagèmes pour
se maintenir au pouvoir : d’abord
sous Hugo Chávez, maintenant
sous Maduro, le Parti socialiste
unifié du Venezuela (PSUV) gou-
verne sans interruption depuis
vingt-quatre ans. Maduro doit
tenir une élection présidentielle
en 2024, comme il en est convenu
avec les États-Unis en échange
d’une réduction des sanctions sur
le pétrole et l’or, des exportations
essentielles pour la survie écono-
mique de Caracas.
Toutefois, l’opposition dispose
d’une candidate très prometteuse,
María Corina Machado, nette-
ment au-dessus de Maduro dans
les intentions de vote. Si la ten-
sion avec le Guyana s’intensifiait,
Maduro pourrait déclarer l’état
d’exception et repousser les élec-
tions indéfiniment.
À Charity, toute la vie écono-
mique gravite autour du petit port,
où arrivent des barques pleines de
marchandises exotiques et de pas-
sagers. Michael Persiud, 53 ans, a
travaillé aux Pays-Bas il y a vingt
ans. Il se rappelle qu’il devait expli-
quer à tout le monde où était situé
le Guyana. Un beau jour, il en a eu
assez, il a décidé de se rendre à son
CO2404
pris fin sous le gouvernement de
BULLETIN D’ABONNEMENT
SOURCE : BEXXONMOBIL
Maduro, au moment où la pro- à retourner à : Courrier international
Océan
Atlantique duction pétrolière du Venezuela Service abonnements – A2100 – 62066 Arras Cedex 9
TRINITÉ-ET-TOBAGO s’effondrait.
Charity a recommencé à se □ Oui , je m’abonne pour / mois 10,75 €
serrer la ceinture, la prospérité par prélèvement automatique, au lieu de 19,77 €
avait été de courte durée. “Nous sans engagement.
Charity pourrions être des pays frères et nous
entraider, mais le différend nous tue,
45 %*
Georgetown
songe Ron, un chauffeur de taxi
de 51 ans. Personne n’a voulu vrai-
GUYANA
de réductio
ment investir ici, les investisseurs n
Esse
(FRANCE)
Guyane
SURINAME sentent qu’à tout moment les choses
quib
peuvent basculer. Nous devrions Le magazine papier
o
oublier toute cette histoire et faire ce livré chaque semaine.
qui est le mieux pour nos deux pays.”
BRÉSIL Elizabeth Sam porte des lunettes
200 km
à épaisses montures noires et un
bonnet à visière qui lui donne un L’accès au site
Internet en illimité
air très distingué. Elle est char- sur tous les supports
gée de sacs de courses. Elle a tra- numériques.
vaillé cinq ans à Caracas comme
poste de vendeur de poissons avec employée de maison, il y a très
une carte dans la poche. Quand longtemps, du vivant de Chávez.
un client l’interrogeait, il l’éta- Elle sait dire en espagnol : “Salut, VALEUR
lait et désignait du doigt ce pays merci, comment ça va? Vous êtes très EN CADEAU 19,60€
sud-américain baigné par l’Atlan- aimable, tu es très beau.” La coquet- si j’opte pour le prélèvement mensuel.
tique, limitrophe du Venezuela, du
Brésil et du Suriname. “Et mainte-
nant qu’on y a découvert du pétrole,
terie lui interdit de dire son âge.
Elle considère que l’Essequibo
pourrait entrer dans une période
4N os
supplémentaires
de Courrier international OFFERTS
on est à la mode, tout le monde veut de prospérité, qu’avec le boom Mon premier prélèvement aura lieu après la réception de mes 4 numéros gratuits.
avoir sa part”, se plaint-il. pétrolier beaucoup sortiront de
Aux alentours de Charity, il y a la pauvreté – les autorités locales J’en profite immédiatement en m’abonnant sur :
d’immenses rizières. Hugo Chávez espèrent faire passer le revenu https://abo.courrierinternational.com/2024/auto4
[président de 1999 jusqu’à sa mort, annuel par habitant de 14000 à
en 2013], le mentor de Maduro, 30000 dollars d’ici un ou deux
a laissé de côté le différend ter- ans. Mais la menace vénézuélienne ou je flashe ce CODE QR.
ritorial et lancé un programme plane au-dessus de leurs têtes : “Ils
d’échange de produits pétroliers viendraient ici, et puis quoi? Ils nous □ Je préfère payer en une seule fois.
vénézuéliens contre du riz guya-
nien. Une aubaine pour Charity
tueraient? Pour l’amour du ciel…”
—Juan Diego Quesada,
Je règle 129€par chèque bancaire à l’ordre de Courrier international
en renvoyant le bulletin ci-dessous.
et ses habitants. Mais Chávez est (de l’Essequibo),
passé de vie à trépas et l’alliance a publié le 10 décembre 2023
1 an - 52 numéros + l’accès à la totalité du site Internet.
J’INDIQUE MES COORDONNÉES RCO24BA04
Contexte □ MONSIEUR □ MADAME
Caracas condamne
NOM : .............................................................................
PRÉNOM : ........................................................................
les “provocations” ADRESSE : ........................................................................
●●● La tension est redescendue quelque peu dans .......................................................................................
l’Essequibo après une poussée de fièvre durant les fêtes.
CP :
L’arrivée, à la fin du mois de décembre, d’un patrouilleur
de l’armée britannique venu soutenir son ancienne colonie, VILLE : ............................................................................
le Guyana, dans le conflit qui l’oppose au Venezuela, avait
E-MAIL : ...........................................................................
été perçue comme une “menace intolérable” par Caracas. □ J’accepte de recevoir les offres commerciales de Courrier international.
Le Venezuela avait alors envoyé plus de 5600 soldats, □ J’accepte de recevoir les offres commerciales des partenaires de Courrier international.
des bateaux et des avions de chasse à la frontière, avant que * Prix de vente au numéro. Offre réservée aux particuliers jusqu’au 31.05.2025 pour un premier abonnement en France
métropolitaine. Pour les entreprises et l’étranger, nous consulter. Visuels non contractuels. Votre abonnement débutera
le départ du navire britannique ne calme un peu les choses. dans un délai de trois semaines. En retournant ce formulaire, vous acceptez que Courrier international, responsable
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L’intervention du Brésil aurait été capitale, dans la mesure marketing sur ses produits et services et/ou pour ses partenaires.
□ Je ne souhaite pas recevoir par voie postale les offres commerciales de Courrier international.
où la grande puissance régionale a rappelé aux pays en conflit □ Je ne souhaite pas recevoir par voie postale les offres commerciales des partenaires de Courrier international.
l’engagement pris le 14 décembre “de ne pas recourir Pour connaître les modalités de traitement de vos données ainsi que les droits dont vous disposez (accès, rectification,
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le Venezuela a tenu à préciser qu’il se tiendra “en alerte” face le droit de formuler une réclamation auprès de la Cnil.
Pour toute question, contactez notre service clients par e-mail à abo@courrierinternational.com ou par téléphone au
à “n’importe quelle provocation”, bien qu’il ait retiré une partie 03 21 13 04 31 du lundi au samedi de 9 heures à 18 heures. Nos CGVU sont consultables et téléchargeables à cette
des troupes déployées, précise le site de Radio Miraflores. adresse : https://www.courrierinternational.com/page/cgvu
24. AMÉRIQUES

—The Washington Post,

extraits (Washington)

V êtue d’un teddy noir, de

bas et de talons aiguilles
à imprimé léopard, Roxie
Rae est allongée sur son couvre-lit
rose, ses cheveux blonds décolorés
retombant sur ses épaules. Elle se
retourne pour montrer ses fesses
à la caméra et susurre d’une voix
sensuelle : “Mmm, c’est le genre de
tableau qui est capable de te persua-
der de voter républicain, de voter
pour papa Trump. On sait tous les
deux que tu n’as aucune idée de ce
que c’est que d’être un alpha. Tu n’es
qu’un bêta, tu obéis, tu fais tout ce
que je te dis de faire. Bientôt tu vas
commencer à prêcher pour les répu-
blicains et à publier des trucs pro-
républicains partout sur les médias
sociaux. Et le plus beau dans tout
ça, c’est que tu y croiras vraiment.”
La vidéo a été mise en ligne par
une habitante de Tampa de 39 ans
qui utilise le nom de scène “Roxie
Rae”. Il en existe des dizaines
du même genre sur Clips4Sale,
un site de partage de vidéos
pour adultes dont les contenus
répondent à tous les types de féti-

États-Unis.
chisme sexuel, notamment celui
de l’humiliation politique, dont on présidence de Donald Trump. Au
entend rarement parler à l’exté- départ, Roxie Rae ne faisait pas de

“Progressiste cherche
rieur de cercles kink très étroits. vidéos à saveur politique. La domi-
Il y a des gens qui sont excités natrice a commencé à travailler
sexuellement à l’idée de voir leurs comme strip-teaseuse à 18 ans,

opinions politiques ridiculisées,
généralement (mais pas toujours)
par des membres du groupe poli-
tique adverse. D’après les adeptes
de cette sous-culture, certaines
personnes de gauche veulent être
dominées par des conservateurs
et affublées d’épithètes péjoratives
qui laissent entendre qu’elles sont
faibles et inintelligentes, alors
que des conservateurs veulent
qu’on se moque d’eux pour avoir
appuyé l’ancien président Donald
Trump, entre autres transgres-
sions présumées.
La communauté kink under-
ground est encore largement mar-
ginalisée, mais elle s’épanouit
dans des “donjons” non identi-
fiés, des fêtes privées et en ligne,
évidemment. Techniquement, le
fétichisme se rapporte à un objet
inanimé (les chaussures à talons,
disons), à une partie du corps (les
pieds, par exemple) ou à une situa-
tion qui est source d’excitation
sexuelle, mais on l’utilise souvent
comme synonyme de kink. Ce
terme, plus large, englobe les jeux
de rôle qui, bien que parfois peu
dominateur républicain”
Certains adeptes de BDSM ressentent une grande excitation à l’idée de se faire
humilier par un représentant du camp politique opposé. Le reflet d’une société
de plus en plus divisée, explique ce quotidien, qui est allé les rencontrer.
orthodoxes, procurent du plaisir à
leurs participants (le bondage, les
scènes d’interrogatoire, les simu-
lations de match de lutte, etc.) Ces
fantasmes, purement pulsionnels,
sont des désirs primaires qui fonc-
tionnent sur l’exagération et les
archétypes. Les adeptes de ces
fantasmes peuvent les assouvir en
personne, ou encore par vidéo ou
par échange direct de messages.
Le fétichisme sexuel politique
réduit à des caricatures les par-
tisans des deux grands partis
américains : l’attitude macho des
politiciens républicains se trans-
forme en masculinité toxique pure;
les démocrates, considérés comme
sentimentaux, deviennent des
chiffes molles et des incompétents.
Sur FetLife, un réseau social
pour fétichistes, on trouve au
moins une dizaine de sous-caté-
gories de kink, comme “jeunes
conservatrices sexy qui font pleu-
rer les libéraux”. Au moins quatre
groupes d’adeptes de l’humilia-
tion politique y sont aussi actifs,
La division de
l’électorat fait une
place de choix au
fétichisme politique.
dont Maga Doms/Dommes and
Libtard Subs [“Dominateurs et
dominatrices Maga (le slogan
de Trump) et soumis progres-
sistes attardés”]. À l’extérieur de
FetLife, on trouve des contenus
qui s’adressent à ces personnes sur
des sites de BDSM (bondage, dis-
cipline, domination, soumission et
sadomasochisme) qui portent des
noms comme “Triggered Liberal
Snowflake” [“Mauviette progres-
siste qu’un rien offense”]. Ceux
qui sont actifs dans l’univers du
kink disent que ce genre de jeu de
rôle politique est devenu beau-
coup plus populaire pendant la
puis elle est passée aux vidéos
en ligne et s’est spécialisée dans
le fétichisme des pieds. Elle tra-
vaille maintenant à temps plein en
ligne et crée un revenu annuel à
six chiffres. Dans les publications
promotionnelles qu’elle fait sur X
(l’ancien Twitter), Roxie Rae ne
cache pas ses convictions. Elle a
voté pour Trump à deux reprises,
mais c’est à Ron DeSantis, gou-
verneur de Floride et candidat à
la primaire républicaine, qu’elle
accorde aujourd’hui son soutien.
En mars 2021, la jeune femme
a reçu pour la première fois de
la part d’un de ses admirateurs
un message direct dans lequel
il lui demandait de ridiculiser
ses convictions politiques dans
une vidéo : “L’un des sacrifices les
plus difficiles et les plus humiliants
qu’on puisse faire est de voter pour
un candidat républicain quand on
est démocrate. Le sacrifice ultime
serait de te céder le contrôle de mon
vote.” Elle demande aujourd’hui
environ 150 dollars [135 euros]
pour une vidéo personnalisée
de cinq minutes : “C’est le moyen

ultime de renoncer à tout contrôle
et de s’exposer à l’humiliation, et
je ne pense pas qu’on puisse obte-
nir exactement ce que l’on veut en
faisant appel à quelqu’un qui a les
mêmes allégeances politiques.”
Le fétichisme politique n’a
rien de nouveau, mais la division
actuelle de l’électorat semble lui
faire une place de choix dans ses
fantasmes. “Quand Trump est
arrivé, la droite est soudain deve-
nue plus agressive, plus combative.
Elle est passée à l’attaque… Et je crois
que c’est précisément ce qui man-
quait avant”, explique un homme
de 33 ans qui vit en Virginie et qui
se fait appeler RightMakesMites
[“La droite rend docile”, jeu de
mots sur les proverbes Might makes
right ou Right makes might] sur
FetLife. C’est lui qui a fondé le
groupe Maga Doms/Dommes and
Libtard Subs.
L’homme, un républicain
bisexuel dont l’emploi consiste
notamment à assurer un suivi
de la politique et de ce qui se dit
dans les médias de gauche pour
un animateur radio, a accepté
de se confier sous le couvert de
l’anonymat. Il craint que l’entre-
prise pour laquelle il travaille ne
perde des clients si ses préférences
kink venaient à être connues. Le
← Illustration de Javier Jaén
parue dans The Washington
Post, États-Unis.
groupe qu’il a créé ne compte que
97 membres, mais il fait partie de
la communauté politique la plus
large que l’on trouve sur FetLife.
Dans le groupe appelé “Kinky
Conservatives” [“Conservateurs
kinky”], qui compte 2271 membres,
les conversations portent notam-
ment sur les rapports de domi-
nation que certains membres
entretiennent avec leurs “esclaves
progressistes attardés”
Dans le groupe
Maga Doms/Dommes
and Libtard Subs, on
peut lire des annonces
comme celle- ci :
“Cherche un domi-
nateur Maga qui me fera avaler
la ‘pilule rouge’ [de la couleur
des républicains] et me convain-
cra de partager ma femme avec
d’autres.” On fait ici référence
à la pilule rouge que le person-
nage du film Matrix doit choisir
pour voir le monde tel qu’il est
vraiment. L’expression a acquis
une certaine popularité chez les
conspirationnistes.
RightMakesMites croit que l’in-
térêt que suscitent ces fétiches
reflète les clivages qui existent au
sein des partis. “La vie politique est
soudain devenue plus divisée, déve-
loppe-t-il. Le fossé entre républicains
et démocrates de nos jours n’a plus
grand-chose à voir avec ce qui sépa-
rait Nixon de Kennedy. Dans l’es-
prit de bien des gens, c’est le jour et
la nuit… Les pratiques kink qui y
sont associées deviennent donc aussi
plus intenses. Et ça risque de ne pas
s’arranger malheureusement, en
particulier avec l’année électorale
qui s’annonce.”
L’idée lui est venue de créer le
groupe après qu’il a reçu plusieurs
messages semblables de la part
d’une poignée d’utilisateurs : “Je
suis progressiste, de gauche et fier de
l’être, mais j’ai vraiment envie de me
faire dominer par un conservateur.”
Presque tous les membres du
groupe ne souhaitent pas vraiment
réaliser leurs fantasmes, mais sim-
plement les partager avec lui par
messages. Un homme qui souhai-
tait au départ le rencontrer a fini
par changer d’idée. Dans le fan-
tasme qu’il lui décrivait, il portait
un collier à chien “Trump” (vendu
sur le site de campagne de Trump)
et RightMakesMites le promenait
en laisse au Walmart, où il était
venu lui chercher un os à gruger.
Un autre membre, un démo-
crate de 34 ans qui vit à Peoria,
en Arizona, dit qu’il a “toujours
été attiré par la soumission” et
qu’il aime “être dominé et recevoir
des ordres”. Le jeune homme, qui
travaille dans l’industrie de l’as-
surance automobile, s’est confié
sous le couvert de l’anonymat,
car il craint que sa famille ne
découvre son fétiche. Il raconte
qu’il a découvert le fétichisme à
saveur politique sur un site de
médias sociaux consacré aux pra-
tiques BDSM. Il a été
surpris par l’émoi que
cette découverte a fait
naître chez lui. “Avant
la présidence de Trump,
je n’avais jamais ima-
giné que la politique
puisse avoir une dimension sexuelle,
relate-t-il. Il y a quelque chose de
particulièrement excitant dans le
fait d’être dominé par un partisan
d’un parti politique ou d’une idéo-
logie qui me fait horreur.” Il aime
plus particulièrement imaginer
qu’un homme dominant lui vole
son épouse.
Réputation. Le jeune homme a
plusieurs fétiches, mais l’humilia-
tion politique est le plus extrême
selon lui. “Je suis un progressiste
pur et dur. Mes amis et ma famille
seraient profondément choqués s’ils
venaient à apprendre que j’entretiens
ce genre de fantasme”, avoue-t-il,
ajoutant que son épouse n’est pas
au courant. Dans l’un des scéna-
rios qu’il imagine, les élues républi-
caines Marjorie Taylor Greene et
Lauren Boebert l’obligent à voter
pour Donald Trump.
Justin Lehmiller, chercheur
associé au Kinsey Institute,
a passé deux ans à étudier les
fantasmes sexuels de plus de
4 000 Américains. L’ouvrage
qui en a résulté, intitulé Tell Me
What You Want [“Dis-moi ce que
tu veux”, non traduit en fran-
çais], a été publié en 2018. Des
adhérents des deux principaux
partis ont rapporté des fantasmes
impliquant des personnalités poli-
tiques, dont certaines issues de la
formation rivale. “Les fantasmes
décrits concernaient généralement
des hommes politiques qui avaient
une certaine réputation sur le plan
sexuel”, indique-t-il.
Le désir des républicains qui
nourrissaient des fantasmes sur
des démocrates portait donc
surtout sur des personnalités
comme John F. Kennedy ou Bill
Clinton. Les démocrates avaient
quant à eux un faible pour Sarah
Palin. “Quand on fantasme sur une
personnalité politique en particu-
lier, on convoite une personne puis-
sante, qui a un certain statut et une
certaine autorité, et ça se prête donc
naturellement au rapport dominant-
soumis”, avance Justin Lehmiller.
L’étude a été réalisée avant
la présidence de Trump, mais
une participante a mentionné
l’homme d’affaires dans un fan-
tasme dans lequel elle s’imagi-
nait avoir des relations sexuelles
avec des personnes jugées repous-
santes (Oussama Ben Laden et des
motards des Hells Angels figu-
raient aussi dans sa liste). Chez
certaines personnes, l’humiliation
fait partie de l’attrait qu’exercent
les fantasmes politiques. “Dans un
contexte de clivage politique, il est
devenu encore plus tabou qu’avant
de fréquenter une personne qui n’a
pas les mêmes convictions politiques
ou d’avoir des relations sexuelles
avec elle, ajoute Justin Lehmiller.
Or l’attrait est encore plus fort en
présence de cet interdit.”
Il n’y a pas que des démocrates
qui s’imaginent être dominés par
des républicains. L’inverse est
aussi vrai.
Un homme noir de 60 ans qui se
présente sous le nom de “Master
Black Satyr Dragon Wolf” s’est
retrouvé de manière inattendue à
pratiquer l’humiliation politique
quand un étudiant de 22 ans qui
s’identifiait comme hétérosexuel
“Je vais te déchirer
le c*** si jamais
tu votes pour
Donald Trump.”
Wolf,
DOMINATEUR PROGRESSISTE
a répondu à l’annonce qu’il avait
mise sur Craigslist pour trou-
ver un partenaire de BDSM. “Je
veux qu’une personne de couleur me
punisse d’avoir voté pour Donald
Trump”, écrivait l’étudiant.
Le jeune homme, qui était
aussi membre d’une fraternité
étudiante, lui a confié qu’il avait
cédé aux pressions de ses amis et
de sa famille, qui lui enjoignaient
de donner son vote à l’homme
d’affaires. “Il se sentait coupable et
il avait l’impression qu’il pourrait
réparer son tort en recevant une
punition de ma part”, raconte Wolf.
Wolf appartenait déjà depuis
une trentaine d’années à la com-
munauté BDSM. Il avait presque
tout vu. “Plus rien ne m’étonnait…
Jusqu’à ce que je reçoive ce message”,
AMÉRIQUES. 25
s’amuse-t-il. Quelques jours après
le premier échange entre les deux
hommes, l’étudiant a rendu visite
à Wolf chez lui, dans la région de
Houston. À genoux devant lui, les
mains en prière, il lui a demandé :
“Pouvez-vous me punir, monsieur ?”
Wolf a répondu par l’affirma-
tive. Il a baissé le pantalon de l’étu-
diant pour lui administrer une
fessée. “Je vais te déchirer le c*** si
jamais tu votes pour Donald Trump
ou pour n’importe quel autre répu-
blicain conservateur de mes deux.
Je te laisse les modérés, mais si j’en-
tends dire que tu as voté pour Trump
ou Ted Cruz, voire pour n’importe
quel membre de la famille Bush, tu
ne pourras pas t’asseoir pendant des
jours”, a-t-il lancé à son soumis.
PlayStation et pizza. L’étudiant
a fait de nouveau appel à Wolf
quelques jours plus tard. Le sexa-
génaire lui a donné une autre
fessée et, cette fois, il lui a repro-
ché d’avoir fait du bénévolat pour
un candidat conservateur. “Je l’ai
puni de nous avoir privés de nos
droits et d’empêcher les femmes de se
faire avorter”, rapporte-t-il. Après
la séance, les deux hommes ont
joué à la PlayStation 3 et mangé
de la pizza.
Durant la dernière séance qu’ils
ont faite ensemble, Wolf et un de
ses amis ont revêtu des costumes
et prétendu être des politiciens
démocrates. Ils ont obligé le jeune
homme à enfiler un slip blanc
peu flatteur portant l’inscription
“Republican slut boy” [“Gigolo pour
républicain”]. “On a dit des trucs
méchants. On l’a notamment traité
de ‘petit bâtard blanc privilégié’”,
poursuit Wolf.
Dans l’univers du fétichisme, les
adversaires politiques se mêlent
les uns aux autres, alors qu’à l’ex-
térieur la plupart des partisans de
Joe Biden et de Donald Trump
ont peu d’amis qui ne votent pas
comme eux. RightMakesMites
croit qu’on peut devenir plus
ouvert aux opinions d’autrui
quand on pratique ce genre de
fétichisme, même si cela peut sem-
bler paradoxal. “Dominer efficace-
ment son ennemi politique suppose de
savoir pourquoi il nous déteste, pré-
cise-t-il. Un dominateur républicain
à qui un démocrate fait appel pour
l’humilier ne sera pas très bon s’il se
dit que Trump a vraiment réponse
à tout et qu’il ne voit pas comment
on pourrait penser autrement.”
—Hallie Lieberman,
publié le 27 décembre 2023
 Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

AIWA
L’AUTRE CHINE
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024 27

à la une
← BANNIÈRE Le 13 janvier, les Taïwanais élisent leur président
ÉTOILÉE
Dans le quartier
et leurs députés pour quatre ans. Au cœur
de Shilin, à Taipei,
en septembre 2019.
du scrutin : l’identité taïwanaise. Une élection
Photos Wiktor
Dabkowski
majeure pour la jeune démocratie et pour toute
la région, et dont le résultat sera observé dans
le monde entier alors que Pékin maintient
la pression sur l’île. Analyses et décryptages
de la presse étrangère.

Kinmen, à front renversé

Îles taïwanaises situées à trois kilomètres des côtes chinoises,

les Kinmen ont longtemps été un poste avancé du “monde libre”
contre le péril communiste. Aujourd’hui, leur vitalité dépend
SOURCE essentiellement des échanges avec la Chine.
THE STRAITS TIMES
Singapour
Quotidien —The Straits Times, extraits (Singapour) devenue une véritable attraction touristique.
Les visiteurs viennent écouter les messages et

C
straitstimes.com/global
Fondé en 1845, haque matin, de l’archipel des Kinmen, se prendre en photo. Avec, en toile de fond, les
ce quotidien est le plus le message retentit. Il est diffusé en gratte-ciel étincelants de Xiamen, bien visibles
lu de la cité-État. direction de la ville chinoise de Xiamen, même par temps de brouillard, car seulement
Journal anglophone située de l’autre côté de la mer [lire distants de trois kilomètres.
de référence en Asie aussi p. 36-37], par une tour de haut- Pour les 142 000 habitants de l’archipel, ce
du Sud-Est, il adopte parleurs haute comme un immeuble de site est très représentatif des sentiments miti-
des positions proches deux étages. Il débute par ces mots, enregis- gés qu’ils éprouvent à l’égard de leur gigan-
du gouvernement trés par une chanteuse taïwanaise de tesque voisin chinois.
singapourien, mais offre jadis : “Chers compatriotes de Chine “Avant, Xiamen était très peu
de bonnes analyses sur continentale, c’est Teresa Teng qui développée, mais voyez où elle en est
tous les pays voisins. vous parle. J’ai la grande joie de pou- aujourd’hui ! Et encore, ce n’est qu’une
Le site donne aussi voir m’adresser à vous sur la ligne de REPORTAGE ville de second plan en Chine”, sou-
accès aux archives front d’une patrie libre… J’espère que ligne Wang Jun-shun, le propriétaire
en chinois, après nos compatriotes de Chine continentale auront d’une boutique de thé aux perles à Kinmen.
souscription et si l’on un jour la possibilité de jouir de la même démo- “Le marché chinois est énorme, on ne peut le nier.
dispose d’un ordinateur cratie et de la même liberté que nous.” C’est pourquoi je suis naturellement favorable à
configuré pour la Le message est répété à plusieurs reprises, davantage d’interactions et à une meilleure inté-
lecture des caractères. entre deux diffusions d’une célèbre chanson, gration avec l’autre rive.”
Tianmimi (“Que c’est doux !”). L’idée a beaucoup fait parler d’elle en sep-
Autrefois, aux grandes heures de la guerre tembre, lorsque Pékin a dévoilé un plan visant
froide, ces haut-parleurs géants servaient à à transformer le Fujian, la province chinoise
abreuver de propagande la rive opposée. Après la plus proche de Taïwan (dans laquelle se
avoir cessé d’émettre pendant un temps, ils dif- trouve Xiamen), en une zone modèle en matière
fusent à nouveau ce genre d’enregistrements d’“intégration” avec Taïwan.
– quoique à un volume sonore beaucoup plus Il s’agit d’un document qui présente, en
acceptable. Cette tour de haut-parleurs est 21 points, des mesures destinées à faciliter → 28
28. À LA UNE Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

Chiffres clés
Mer de Chine Population : 23,5 millions d’habitants
orientale
Fuzhou Île Matsu Superficie : 36 000 km2
(Taïwan) Densité de population : 650 hab./km2
CHINE Taux de croissance du PIB : 2,4 %
FUJIAN PIB par habitant : 42 802 USD

Putian
Taipei Keelung
Taoyuan
Quanzhou Île
ÎlesWuchiu
Wuchiu
(Taïwan)
Zhangzhou Îles Miyako
Détroit (Japon)
Xiamen de Taïwan
Île Kinmen
(Taïwan) Îles Yaeyama
Taichung (Japon)

Îles
Pescadores TAÏWAN
Une forteresse
assiégée
e
ian
éd
m

Eaux territoriales
ne

taïwanaises
Lig

Tainan
Exercices militaires
ÎleVerte chinois d’août 2022
Kaoshiung (Taïwan)
Bases chinoises
Mer des Forces aériennes
Philippines Forces terrestres
Chine Île Lanyu Quartier général
(Taïwan)
Taïwan Bases taïwanaises
Forces aériennes
Forces navales
Mer de Chine Forces terrestres
méridionale
SOURCES : DÉPARTEMENT DE LA DÉFENSE
DES ÉTATS-UNIS, MINISTÈRE DE L'ÉCONOMIE
ET DES FINANCES FRANÇAIS , BNP PARIBAS -
500 km ÉTUDES ÉCONOMIQUES

27 ← les démarches des Taïwanais souhai-
tant s’installer, étudier ou travailler dans cette
province. Le programme est conçu pour “pro-
mouvoir le processus de réunification pacifique
avec la mère patrie”. Mais, à Taïwan, certains
dénoncent cette proposition, qu’ils considèrent
comme une nouvelle tactique de Pékin pour
peser sur le vote des Taïwanais avant l’élec-
tion présidentielle du 13 janvier.
En janvier 2023, Chen Yu-jen, la députée
locale, a revendiqué le mérite d’avoir aidé à
lever l’embargo chinois sur l’alcool de sorgho
produit à Kinmen – une liqueur très prisée [en
Chine continentale], dont les ventes financent
des services locaux, notamment les repas
servis aux enfants dans les cantines sco-
laires. Et, de fait, Pékin a levé cette interdic-
tion un jour après que la députée a posté une
photo la montrant en train de serrer la main
du directeur du Bureau chinois des affaires
taïwanaises.
À propos de ce plan en 21 points, Chen
Shih-min, professeur associé à l’Université
nationale de Taïwan, ne se fait pas d’illusion :
“Cela coûte moins cher à la Chine d’acheter Taïwan
que de se battre contre elle. On s’en est aperçu
depuis longtemps. C’est pourquoi Pékin continue
de tendre des carottes de ce genre.”
Dans une enquête réalisée en 2021 auprès de
500 habitants de Kinmen, la majorité d’entre
eux se sont prononcés en faveur d’un rappro-
chement avec la Chine. “Ils mettent de grands
espoirs dans le processus d’intégration, sur lequel
ils comptent pour améliorer le développement éco-
nomique local et créer des emplois”, explique Lu
Cheng-fung, professeur associé à l’Université
nationale de Quemoy, qui a dirigé l’étude. Et ce
bien que Kinmen ait été à maintes reprises en
première ligne des affrontements entre Taïwan
et la Chine, du fait de sa situation géographique.
Ainsi, lors du bombardement le plus violent,
en 1958, 618 personnes ont été tuées et plus de
2600 ont été blessées dans l’archipel. Les forces
communistes chinoises ont tiré près d’un mil-
lion d’obus d’artillerie sur Kinmen jusqu’en 1979,
quand les hostilités ouvertes ont pris fin. Le
professeur Chen poursuit : “Aujourd’hui, cer-
tains pensent que Kinmen, en raison de sa proxi-
mité avec la Chine, constitue un bon terrain d’essai
pour expérimenter des échanges plus ouverts entre
les deux rives du détroit.”
De fait, le plan d’intégration prévu par Pékin
réserve une place particulière à Kinmen : les
autorités chinoises s’engagent à approfondir
la coopération sur les projets d’infrastruc-
ture entre Xiamen et l’archipel, en particu-
lier pour la construction d’un pont reliant les
deux rives. “Nous veillerons à ce que les habi-
tants de Kinmen qui vivent à Xiamen puissent
bénéficier du même traitement que les résidents
locaux”, est-il précisé dans le document, qui
encourage les Taïwanais à acheter des loge-
ments dans le Fujian.
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
“Il suffit d’interroger des habitants de Kinmen
pour comprendre que la plupart se sentent déjà inté-
grés à Xiamen”, lance à ce propos Li Chung-ling,
43 ans, le président de l’Association du tou-
risme et des spécialités de Kinmen. “Cela
fait plusieurs années que nombre d’entre nous y
avons acheté des maisons ou des appartements ;
on trouve des rues entières faites de logements
appartenant à des habitants de Kinmen.”
Il est courant, poursuit Li Chung-ling, que des
habitants de Kinmen partent passer le week-end
sur le continent en prenant place à bord d’un
ferry – la traversée dure à peine trente minutes.
“Là-bas, on peut aller se faire masser les pieds et
se rendre dans d’immenses centres commerciaux.
Ici, on n’a rien de ce genre”, ajoute ce père de
deux enfants.
“Cela coûte moins cher
à la Chine d’acheter Taïwan
que de se battre contre elle.”
Chen Shih-min,
PROFESSEUR ASSOCIÉ À L’UNIVERSITÉ
NATIONALE DE TAÏWAN
La ligne de ferry, lancée en 2001, fait les beaux
jours de nombreux commerçants de l’île, car
elle a permis de transporter jusqu’à Kinmen des
vagues de touristes chinois qui ne rechignent
pas à la dépense. Ainsi, avant la pandémie de
Covid-19, Kinmen a accueilli plus de 2 millions
de touristes en 2019, dont 40 % en provenance de
Chine populaire. Mais le gouvernement chinois
a ensuite interdit à ses citoyens de se rendre à
Taïwan à titre individuel, avant de bannir éga-
lement les voyages de groupe en 2020, prenant
prétexte de la pandémie et de l’état des rela-
tions entre les deux rives.
“Nous devons vraiment avoir des relations plus
amicales avec Pékin, car sans les touristes chinois
Kinmen souffre”, estime Chen Yang-hu, un élu
local indépendant, qui est né et a grandi dans
la région. C’est pourquoi des appels au res-
serrement des liens avec la Chine sont lancés,
malgré l’attitude menaçante et de plus en plus
belliqueuse de Pékin à l’égard de Taipei.
Pour la députée Chen Yu-jen, les autorités
taïwanaises ont plus que jamais besoin de dia-
loguer avec leurs homologues de l’autre côté
du détroit : “Plutôt que de nous crier dessus
en permanence, nous ferions mieux d’échanger
davantage avec la Chine et de développer des acti-
vités pacifiques.”
Pour les élections, Wang Jun-shun, le patron
de la boutique de thé aux perles, compte donner
sa voix au parti qui saura le mieux, selon lui,
travailler en bonne intelligence avec Pékin.
Mais il a bien conscience que ce genre de vote
inquiète certains Taïwanais qui craignent
de voir la démocratie taïwanaise sacrifiée au
passage. “Selon moi, ce n’est qu’une histoire de
Taïwanais qui font peur à d’autres Taïwanais,
ajoute-t-il. J’entretiens de très bonnes relations
commerciales avec la Chine. Pour un petit com-
merçant comme moi, elles sont indispensables.”
—Yip Wai Yee,
publié le 26 novembre 2023
TAÏWAN, L’AUTRE CHINE. 29
L’identité,
électoral a capoté en novembre, en l’accusant
d’être “trop assujetti à Pékin”.
Comme le précise le quotidien malaisien The
Lexique
au cœur de la Star, “ce ne sont pas seulement les liens étroits
avec la Chine qui vont déterminer le vote des élec-
présidentielle
teurs”. Des questions très concrètes telles que la
hausse des prix de l’immobilier ou la poursuite
TAÏWAN : DE QUOI des réformes sociétales engagées par le PDP,
PARLE-T-ON ? comme le mariage pour tous, occupent les débats.
Dans l’histoire, il faut Quand bien même, “les élections du 13 janvier
remonter au iiie siècle vont d’abord servir à déterminer comment l’île,
pour trouver mention revendiquée par la Chine, va redéfinir sa relation
de l’île que l’on nomme avec Pékin”, tranche le journal. Dans ce contexte,
aujourd’hui Taïwan : “le vote des jeunes est plus spécifiquement courtisé
des textes chinois Les 20 millions d’électeurs par les différents partis en lice”, annonce Nikkei
parlent de Yizhou, taïwanais doivent choisir, Asia. Et pour cause : cette élection est claire-
l’“île aux barbares le 13 janvier, le président ment une question d’identité, celle de la géné-
de l’Est”. Vue d’Europe, ration émergente.
elle a longtemps été et les députés qui les C’est même là que tout va se jouer, explique
représenteront pour les quatre
nommée Formose,
un terme dérivé du années à venir. Un scrutin
le mensuel américain The Diplomat : “Ces der-
nières années, on a assisté à une chute notable,
portugais Ilha formosa, historique pour l’île et pour l’Asie, chez les citoyens taïwanais, de l’identification à
la “belle île”, qui s’est la notion d’être chinois.” Alors que la république
imposé à partir du
selon la presse étrangère. de Chine, le nom officiel du régime en place
xvie siècle. Issu d’une à Taïwan, revendique toujours sa souverai-
neté sur l’ensemble de la Chine continentale
U
appellation aborigène,
le nom de Taïwan a été n “moment de vérité”. C’est l’expression et même la Mongolie, les jeunes générations
adopté en chinois qu’utilise le magazine japonais Nikkei rejettent en bloc cette dimension, et s’affichent
au xviie siècle à partir Asia pour définir “l’élection la plus lourde de plus en plus comme Taïwanais.
de deux caractères qui de conséquences en Asie en 2024”. Les “Pékin a monopolisé l’identité chinoise, comme
désignent simplement électeurs ont le choix entre trois cou- relevant uniquement de la République populaire de
une “baie aménagée”. leurs – vert, bleu ou blanc – pour déter- Chine (RPC), poursuit le magazine. Ce nationa-
Depuis 1949, le nom miner leur avenir. lisme se retourne contre elle, puisque les Taïwanais
officiel de Taïwan est la Le camp des “verts” est celui de la prési- recherchent désormais une identité alternative
république de Chine, dente sortante, Tsai Ing-wen, qui ne peut se pour affirmer leur différence avec la RPC” et
qui a été fondée en 1911 représenter après ses deux mandats. C’est son son régime à parti unique. “C’est très simple :
à Canton, en Chine vice-président, Lai Ching-te, qui a mené la cam- la démocratie n’est pas négociable”, conclut une
continentale, et dont pagne, au nom du Parti démocrate progres- jeune militante politique, citée par Nikkei Asia.
les dirigeants ont fui siste (PDP), la formation de centre gauche au —Courrier international
la victoire des pouvoir depuis 2016. Il est décrit comme “un
communistes après défenseur acharné de la souveraineté de Taïwan”
la Seconde Guerre – notamment face aux velléités chinoises. À la une
mondiale. Aujourd’hui, Le bleu est la couleur du Kuomintang (KMT),
comme il est le vieux parti nationaliste emmené par Hou
intolérable pour Pékin Yu-ih, un ancien policier devenu maire de la
que l’on conteste ville de Nouveau-Taipei. De centre droit, très
son droit à récupérer proche du monde des affaires, il prétend lui
l’île, il faut trouver aussi protéger Taïwan, “mais à travers la négo-
des compromis, ciation, le consensus et les compromis avec la
parfois improbables : Chine”, précise Nikkei Asia.
les athlètes taïwanais Les “blancs”, enfin, sont les nouveaux venus
vont ainsi concourir de cette campagne, emmenés par Ko Wen-je,
aux JO de Paris sous l’ancien maire de la capitale, Taipei. Sa for-
la bannière “Taipei mation, le Parti populaire taïwanais (PPT), LE PLAN DE PÉKIN
chinois”. Comprenne décrite comme populiste, pourrait être fai- En décembre, le magazine américain
qui pourra. seuse de rois en cas d’égalité entre les deux The Diplomat a consacré un vaste
grands partis. Favorable, lui aussi, à un rap- dossier aux tentatives d’ingérence de
prochement économique avec la Chine, il se la Chine : plutôt que de se lancer dans
différencie du KMT, avec lequel un accord une hasardeuse annexion par la force,
Pékin s’emploie à saper la démocratie
taïwanaise. Influence sur les médias
“Le vote des jeunes est plus traditionnels, manipulation de
spécifiquement courtisé l’information en ligne… “L’attention
portée à l’évolution de Taïwan, et aux
par les différents partis interférences de la Chine, devrait
en lice”, annonce le magazine fournir des informations instructives
japonais “Nikkei Asia”. pour les démocraties du monde entier.”
30. À LA UNE
Société
En pointe sur le
mariage homosexuel
●●● Taïwan a été le premier pays
d’Asie à légaliser le mariage pour tous,
en 2019. Pour autant, la législation ne
reconnaissait pas l’union d’un couple
du même sexe entre un Taïwanais et
un ressortissant étranger quand ce
dernier était issu d’un pays où le mariage
homosexuel n’était pas autorisé.
Cette incongruité juridique a conduit
plusieurs couples à porter plainte,
en 2021, contre l’administration
taïwanaise. Ils ont obtenu gain de cause :
“En janvier 2023, le pays a modifié son
interprétation de la loi […] en faveur de
la reconnaissance de l’union des couples
homosexuels internationaux”, rapporte
le quotidien japonais Nihon Keizai
Shimbun. Le journal a analysé les
données de l’Alliance taïwanaise pour
la promotion des droits à l’union civile,
selon lesquelles environ un millier
de couples se sont mariés grâce à cela.
“Désormais, Taïwan est une société
où il fait bon vivre pour les minorités
sexuelles”, raconte Mei Yue-chen, une
étudiante de nationalité malaisienne
mariée à une Taïwanaise. Le mariage
homosexuel est illégal en Malaisie. Signe
de l’ouverture du pays aux minorités
sexuelles, plus de 60 % des Taïwanais
se déclarent toujours en faveur du
mariage homosexuel, selon un sondage
gouvernemental daté d’avril 2023 repris
par le quotidien. “Pour une large part,
l’opinion publique l’a accepté, constate
En Zuoyi, politologue à l’université
Soochow. On peut difficilement voir cette
question redevenir un enjeu politique.”
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Mazu, la déesse des marins du
monde chinois devenue un enjeu
politique entre Taipei et Pékin
Dans sa série de reportages sur
l’élection présidentielle à Taïwan,
la BBC s’interroge sur la place
de certains symboles religieux
dans les enjeux politiques qui
se profilent entre les deux rives
du détroit de Taïwan.
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
→ HORIZON
Un haut-parleur sur
une plage donnant sur
le détroit de Taïwan,
près de Nouveau-Taipei,
le 11 novembre 2022.
→→ MILITANTISME
Un partisan de Hou
Yu-ih, candidat du
Kuomintang (opposition)
à la présidentielle, face
à des contestataires, le
24 novembre, à Taipei.
Statu quo :
doute aussi difficile de l’expliquer clairement
que de définir aujourd’hui ce qu’est le consen-
chacun
sus de 1992 [référence à un accord affirmant
que la Chine continentale et Taïwan appar-
tiennent à “une seule Chine” – mais qui laisse
cherche
SOURCE place à interprétation quant à la signification
du terme “Chine”].
YUANJIAN Du côté de Washington, ce que le gouver-
Taipei, Taïwan
Mensuel
cwgv.com.tw
sa Chine nement américain entend par “maintien du
statu quo” est en fait la poursuite de la “poli-
tique d’une seule Chine” qui lui est chère. À ne
Le magazine Yuanjian pas confondre avec le “principe d’une seule
(“Voir loin”, en français) Chine” que défend depuis toujours Pékin. Et
est un mensuel publié qui n’a rien à voir : la différence ne porte que
par le groupe taïwanais sur un mot – “politique” ou “principe” –, mais
Yuanjian-Tianxia La relation qui unit Taïwan, il traduit un gouffre conceptuel.
Wenhua (surnommé la Chine et les États-Unis repose Pour ce qui est du point de vue taïwanais, le
à l’étranger “Global fait que la république de Chine [le nom officiel
Views-Commonwealth sur la notion d’un “statu quo” que de Taïwan] “est un État souverain et indépen-
Publishing Group”). chacun interprète à sa manière. dant” est un consensus incontestable partagé
Né en 1986, dans la Ou comment quelques subtilités aussi bien par le Kuomintang [KMT, centre
foulée du processus syntaxiques peuvent aboutir droit] que par le Parti démocrate progres-
de démocratisation siste [PDP, centre gauche]. En d’autres termes,
de Taïwan, il propose
à un cauchemar géopolitique. de nos jours, à Taïwan, chacun est d’accord
chaque mois pour comprendre le “maintien du statu quo”
des analyses sur de la manière suivante : c’est l’espoir de voir
les grandes questions —Yuanjian (Taipei) la rive opposée respecter le caractère souve-
rain et indépendant de la république de Chine
P
internationales.
Il se targue d’être lu our exprimer la notion de “statu quo” en [Taïwan], et l’établissement du fait historique
de très près par les chinois, on utilise l’expression chinoise que le pays n’a jamais été sous la tutelle de la
décideurs qui veulent weichi xianzhuang, dont les caractères République populaire de Chine [le nom offi-
comprendre l’actualité signifient littéralement “maintien des ciel de la Chine continentale].
des mondes chinois. choses en l’état”. Élémentaire ; même
un enfant peut comprendre cette notion. Accords et engagements. Cela étant posé,
Pourtant, quand on emploie cette même expres- en quoi consiste donc concrètement ce “main-
sion pour désigner la situation dans le détroit tien du statu quo” pour Washington ? Que se
de Taïwan, elle prend une tout autre dimension. cache-t-il derrière cette “politique d’une seule
Et pour cause : la Chine, les États-Unis et Chine” à laquelle les Américains tiennent tant
Taïwan, tous trois parties prenantes d’une rela- depuis si longtemps ?
tion stratégique triangulaire, interprètent le La définition de ce concept ne date pas d’hier.
concept chacun à leur manière. Et il est sans La “politique d’une seule Chine” définie par
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
les États-Unis englobe ce qui est précisé dans
les trois communiqués conjoints signés par la
République populaire de Chine et les États-Unis
[en 1972, 1978 et 1982], à la suite de la décision
de Washington d’établir des relations diplo-
matiques officielles avec Pékin. Elle implique
également le Taiwan Relations Act, une loi sur
les relations avec l’île, adoptée [en 1979] après
que Washington eut rompu ses relations diplo-
matiques avec Taipei. À cela il faut ajouter les
six garanties offertes [en 1982] à Taïwan par
le président américain de l’époque, Ronald
Reagan – dont la plus importante, la garantie
de ventes d’armes à Taïwan.
Autrement dit, du point de vue des États-
Unis, le “maintien du statu quo” correspond
à une série d’accords et d’engagements, aussi
importants les uns que les autres.
Une chose n’a jamais
changé : c’est la position
des États-Unis en faveur
d’une résolution pacifique
de la question de Taïwan.
En résumé, les autorités chinoises et états-
uniennes ont jadis décidé d’établir des relations
diplomatiques pour différentes raisons, notam-
ment géopolitiques ; mais Washington n’a pas
voulu laisser tomber Taipei pour autant, gar-
dant ainsi beaucoup d’atouts dans sa manche
pour l’île. C’est l’une des principales raisons
pour lesquelles la Chine, les États-Unis et
Taïwan ont encore tant de mal à parvenir à
un consensus sur ce qu’ils entendent par ce
fameux “maintien du statu quo”.
En réalité, même dans le communiqué de
Shanghai, signé [le 27 février 1972] entre
PHOTOS WIKTOR DABKOWSKI
Washington et Pékin, les deux parties avaient
déjà beaucoup joué sur les mots, à tel point
qu’elles avaient dû employer l’anglais pour
parler d’un “accord sur un désaccord” [“agree
to disagree”], et le texte final avait été rédigé
en deux versions, chinoise et anglaise, com-
portant chacune des ambiguïtés.
À propos de Taïwan, voici ce que la version
anglaise précisait : “Le gouvernement des États-
Unis a pris connaissance [acknowledged] de la
position chinoise, à savoir que les peuples chinois
se trouvant de part et d’autre du détroit de Taïwan
maintiennent qu’il n’y a qu’une seule Chine et que
Taïwan est une partie de la Chine.”
Comme chacun sait, la diplomatie a toujours
eu un langage et une manière d’écrire très codi-
fiés qui lui sont propres. Par exemple, le mot
acknowledge ne signifie pas que la partie amé-
ricaine reconnaît cette situation ; dans ce cas,
elle aurait utilisé le mot recognize, dont le sens
est tout autre. Or, au moment de la traduction
du communiqué de Shanghai en chinois, les
Chinois ont tenu à ce que le mot acknowledge
soit traduit par chenren, qui signifie “admettre”.
À l’époque, les Américains n’y avaient pas atta-
ché grande importance, s’intéressant seulement
à la version anglaise du document.
En somme, dès le premier jour où Washington
et Pékin ont tenté d’établir des relations diplo-
matiques, la question de Taïwan avait déjà jeté
les germes d’un conflit à long terme. Faut-il
procéder à cette reconnaissance ou non ? Et,
surtout, que faut-il reconnaître ? Ce sont là
les questions qui font que la Chine, les États-
Unis et Taïwan ont tellement de mal à trou-
ver une base commune à propos du maintien
du statu quo.
À l’époque, les États-Unis n’ont pas non plus
clairement affirmé que Taïwan était une partie
de “la République populaire de Chine” [mais
seulement de “la Chine”]. Une telle imprécision
TAÏWAN, L’AUTRE CHINE. 31
n’a fait qu’aggraver le dialogue de sourds dans
lequel Washington et Pékin s’enfoncent ces
dernières décennies autour de cette question.
Reste une chose qui n’a jamais changé : c’est
Il a dit la position des États-Unis en faveur d’une réso-
lution pacifique. Presque dès le premier jour,
“UNE NÉCESSITÉ des pourparlers diplomatiques avec le Parti
HISTORIQUE” communiste chinois (PCC), dirigé à l’époque
Lors de ses vœux par Mao Zedong et Zhou Enlai, les États-Unis
à la nation chinoise, se sont opposés à l’utilisation de la force par
le soir du 31 décembre, Pékin pour “récupérer Taïwan” – et les histo-
le président Xi Jinping riens de Chine populaire en ont parfaitement
a insisté un petit peu conscience. De son côté, et sans grande sur-
plus que d’habitude sur prise, Pékin a toujours avancé tout un tas de
la question taïwanaise. raisons pour justifier l’impossibilité pour la
La “réunification” de Chine de renoncer à la promesse qu’elle s’est
Taïwan avec “la mère faite de procéder à la “réunification” avec Taïwan,
patrie” – comprendre : quitte à recourir à la force.
la Chine continentale –
est “inévitable”, a-t-il Complexité. Et, parmi ces raisons, il y a ce
asséné. C’est même fameux “principe d’une seule Chine”, que le
une “nécessité ministère des Affaires étrangères chinois se
historique”, comme l’a plaît à mettre en avant ces dernières années. Il
rapporté le quotidien consiste, grosso modo, à affirmer que Taïwan
de Hong Kong The fait partie de la Chine “depuis l’Antiquité”.
South China Morning Or, si l’on veut vraiment coller à la réa-
Post, lequel a relayé lité, il convient d’abord de rappeler que l’his-
les envolées lyriques toire de la République populaire de Chine
du dirigeant chinois : ne commence qu’en 1949. Avant cette date,
“Les compatriotes des Taïwan a été sous toutes sortes de dominations
deux côtés du détroit – chinoise, mais aussi néerlandaise, espagnole,
de Taïwan doivent japonaise… Jusqu’à ce que le gouvernement
se donner la main national de Tchang Kaï-chek soit contraint
et partager ensemble de s’y replier, après sa défaite lors de la guerre
la grande gloire du civile [en Chine]. Taïwan était alors le seul ter-
rajeunissement de la ritoire qu’il pouvait véritablement contrôler
nation !” L’île est même pour y hisser les couleurs de “sa” république
qualifiée de “territoire de Chine et jouir du peu de prestige politique
sacré”. Pas sûr que ce qui lui restait.
type d’argument soit Et que dire d’un autre épisode marquant
vraiment déterminant de l’histoire, celui de la “récupération” de
dans le choix des Formose par le général Koxinga [un pirate et
électeurs taïwanais, militaire chinois (1624-1662) qui a repris l’île
qui se rendent aux aux Hollandais] ? Concomitante de la fin de la
urnes ce 13 janvier. dynastie chinoise des Ming [1368-1644], cette
victoire a finalement abouti à une déclara-
tion d’indépendance de l’île, qui sera gouver-
née ensuite par les descendants de Koxinga [et
délaissée, précisément, par le pouvoir chinois
de l’époque].
En d’autres termes, il est parfaitement illu-
soire de vouloir rendre toute la complexité de
l’histoire de Taïwan par l’expression “depuis
l’Antiquité”.
Dans tous les cas, on ne voit pas, aujourd’hui,
comment la Chine, les États-Unis et Taïwan
pourraient parvenir à un consensus sur ce
“maintien du statu quo”. Comme c’est souvent
le cas en politique, on joue sur les mots. Et la
mécompréhension d’un seul mot peut abou-
tir à un fossé d’autant plus béant que chaque
acteur s’amuse à endosser tour à tour le rôle
de diable et celui de héros. Parce qu’en fin de
compte c’est souvent la notion d’“intérêt par-
ticulier” qui cause, sournoisement, le plus de
dommages.
—George Chen,
publié le 24 août 2023
32. À LA UNE Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

Non, Xi Jinping Le soutien du Congrès

américain à Taïwan

ne va pas attaquer Taïwan pour assurer sa sécurité

n’a jamais été aussi fort.

chinoises sont principalement composées

d’hommes sans frère ni sœur, en raison de
Enlisement militaire, défaite stratégique, contestation sociale, la politique de l’enfant unique (désormais
perte de légitimité interne… Le dirigeant chinois aurait tout abolie) ; dans ce contexte, les parents des sol-
dats, qui comptent sur eux pour les soutenir
à perdre s’il décidait d’envahir l’île. durant leurs vieux jours, pourraient bien des-
cendre dans la rue si jamais le nombre de vic-
times venait à exploser.
—The New York Times, extraits mal à franchir le détroit de Taïwan. Une inva- Autre facteur de nature à freiner l’ardeur de
(New York) sion amphibie à grande échelle fait partie des Xi Jinping : la perspective d’une aide des États-
opérations militaires les plus difficiles : elle Unis à Taïwan. Le soutien du Congrès amé-

A
en croire certains observateurs, Xi Jinping nécessite une supériorité à la fois aérienne et ricain à Taïwan pour assurer sa sécurité n’a
aurait très envie de “réunifier” Taïwan maritime, ainsi que la capacité à entretenir jamais été aussi fort, et le président Joe Biden
avec la Chine. Le président chinois a sou- une force d’invasion durant une campagne qui a déclaré à plusieurs reprises que Washington
ligné à plusieurs reprises que c’est par a vocation à traîner en longueur. fournirait un appui militaire à l’île en cas d’at-
là que passe la réalisation de son “rêve Pour Xi Jinping, les risques politiques d’une taque par la Chine.
chinois” de renaissance nationale [son invasion qui ne serait ni courte, ni à bon compte, Pour autant, il existe quelques cas de figure
grand slogan]. Il a ordonné à l’armée chinoise de ni victorieuse sont énormes. Tout enlisement qui pourraient pousser Xi Jinping à s’engager
se préparer à prendre Taïwan d’ici à 2027 – par pourrait affaiblir son discours sur la Chine qui a dans une action militaire. Ainsi, si jamais un
la force le cas échéant. Et, de fait, la Chine fait prétendument retrouvé sa force et sa puissance gouvernement taïwanais souhaitait officiali-
de plus en plus souvent usage de sa puissance et mettre à mal ses objectifs de renaissance ser l’indépendance par un référendum ou une
militaire pour intimider la population nationale et de puissance militaire. révision constitutionnelle, Xi Jinping pourrait
taïwanaise et la faire plier. La possibilité d’une défaite [chinoise]
Mais ces fanfaronnades masquent face à une île de Taïwan bien équipée
d’importantes réserves, chez les diri- et déterminée, aidée par l’intervention
geants chinois, sur la capacité – encore éventuelle de forces américaines, est
en grande partie à démontrer – des OPINION encore plus inquiétante pour Pékin.
forces de l’Armée populaire de libé- Ce serait un scénario catastrophe sus-
ration [APL, le surnom de l’armée chinoise] ceptible d’affaiblir la mainmise de Xi Jinping
à s’emparer de l’île et la contrôler à un coût sur le pays, et même de menacer le pouvoir du → À LA CHASSE
acceptable. Les déconvenues militaires de la Parti communiste. Réunion d’adeptes
Russie en Ukraine ont, sans surprise, encore Le dirigeant chinois ne peut pas non plus du jeu vidéo Pokémon
accentué ces doutes. Dans ces conditions, la ignorer le lourd tribut payé par la Russie en Go, en octobre 2022,
prise de contrôle de Taïwan par l’APL ces pro- Ukraine, avec des pertes militaires estimées dans le parc forestier
chaines années n’est pas quelque chose d’iné- à près de 300 000 combattants (et ce n’est pas de Da’an, à Taipei.
luctable, encore moins de probable. fini), un grave affaiblissement de l’économie
Les récentes purges de généraux chinois de russe du fait des sanctions internationales, un →→ STREET ART
haut rang, dont le ministre de la Défense et tort inestimable causé à sa réputation à l’échelle Dans le quartier
deux responsables chargés de superviser l’arse- mondiale et un déclin accéléré de sa puissance de Ximen, à Taipei,
nal nucléaire et balistique du pays, témoignent nationale. Courir un tel danger serait extrê- le 4 janvier.
du manque de confiance de Xi Jinping dans la mement périlleux pour lui.
capacité de son armée à mener une guerre. Le
président chinois a d’ailleurs souvent exhorté Contestation. À cela s’ajoute une écono-
l’APL à améliorer sa formation et sa prépara- mie chinoise confrontée à un ralentissement
tion au combat. durable de sa croissance, ce qui fait surgir le
La débâcle de la Russie en Ukraine consti- spectre de troubles sociaux, pour peu que le
tue un excellent contre-exemple pour lui. Au gouvernement continue à donner la priorité à
début de la guerre, l’armée russe, pourtant la sécurité et au contrôle politique plutôt qu’au
rompue au combat, n’a pas réussi à accomplir bien-être économique. À la fin de l’année der-
la mission assez simple qui consistait à fran- nière, des milliers de manifestants ont protesté
chir une frontière terrestre pour s’emparer de dans tout le pays contre la volonté obsession-
Kiev. Or l’APL risque d’avoir encore plus de nelle de Xi Jinping de tout contrôler ; ils sont
descendus dans la rue pour dénoncer les res-
trictions très sévères liées à la politique anti-
Les récentes purges Covid, restrictions qui ont finalement été levées.
À l’époque, fait rarissime, des manifestants
de généraux témoignent avaient exprimé une volonté de changement
des doutes du président politique, allant jusqu’à réclamer le départ de
chinois sur la capacité de son Xi Jinping. Le soutien de la population à une
éventuelle guerre sanglante pour prendre
armée à mener une guerre. Taïwan pourrait ne pas durer : les forces armées
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
en arriver à la conclusion que ne rien faire pré-
senterait plus de risques politiques, pour lui
et le Parti communiste, qu’une guerre. Autre
exemple de situation pouvant forcer la main de
Xi Jinping, même s’il n’est pas sûr de sa victoire
sur le champ de bataille : celle où un président
ou un Congrès américain déciderait de réta-
blir des relations diplomatiques avec Taïwan.
Même en l’absence de ce genre d’élément
déclencheur, les élections taïwanaises de jan-
vier pourraient bien aboutir au maintien au
pouvoir du Parti démocrate progressiste, favo-
rable à l’indépendance de l’île, pendant quatre,
voire huit, années supplémentaires.
Garanties. Mais, à moins d’être dos au mur,
Xi Jinping pensera sans doute finalement que
tenter une aventure militaire, avec un risque
d’échec, ne vaut pas le coup. Les États-Unis et
Taïwan doivent profiter à bon escient de l’avan-
tage que cela leur donne. Taïwan doit accélérer
sa transition en investissant davantage dans
des capacités de défense capables de résister à
une attaque potentielle et de la réduire à néant.
Comme tout réapprovisionnement de l’île sera
extrêmement difficile en cas de conflit, elle doit
redoubler d’efforts pour stocker non seulement
des munitions, mais aussi de la nourriture, de
l’eau et des sources d’énergie.
TAÏWAN, L’AUTRE CHINE. 33
Quant aux États-Unis, ils doivent chercher à
mieux aider Taïwan à atteindre ces buts. L’objectif Vu de Singapour
général de la stratégie militaire américaine dans
la région doit consister à ne pas laisser à Pékin
la possibilité de remporter une victoire militaire
Pékin ne relâchera pas la pression
rapide et à bon compte sur Taïwan. ●●● “La Chine continentale
Dernier point : les États-Unis doivent aussi placera toujours la question
donner à Pékin des garanties crédibles que, tant de Taïwan dans le contexte
que la Chine s’abstiendra de recourir à la force de la concurrence stratégique
contre Taïwan, ils ne soutiendront pas l’indépen- sino-américaine. L’ampleur
dance de l’île et ne reviendront pas au traité de de la pression militaire sur Taïwan
défense conclu jadis avec Taipei. De telles assu- ne changera pas avec le résultat
rances peuvent contribuer à éviter la guerre. de l’élection [présidentielle]”,
En attendant, il ne faut pas voir dans la rhéto- confie à Lianhe Zaobao Wang
rique et les manœuvres agressives de la Chine Xinxian, professeur à l’Institut
le signe d’une attaque imminente, mais juste de l’Asie de l’Est de l’université
les considérer pour ce qu’elles sont en réa- nationale Chengchi, à Taïwan.
lité : une preuve de la détermination de Pékin C’est après avoir assisté au
à ne pas accepter la séparation permanente de séminaire académique intitulé
Taïwan de la Chine, et une occasion pour l’APL “Les études sur la paix entre les
de parfaire ses compétences. Au cas où Pékin deux rives du détroit”, en octobre
se sentirait obligé d’y avoir recours, un jour. à Pékin, où s’est rassemblée une
—Bonnie S. Glaser*, grande majorité des spécialistes
publié le 29 octobre 2023 des principaux groupes de
réflexion sur la question de
* Ancienne consultante pour le ministère de la Défense
Taïwan, que l’expert a tiré cette
et le département d’État américains, Bonnie S. Glaser conclusion. Même si l’opposition
dirige le programme Indo-Pacifique du cercle de – le pouvoir est actuellement
réflexion German Marshall Fund of the United States. aux mains du Parti démocrate
Vu de Taipei
Manuel de survie en cas de guerre
Qiu Shiqing, expert militaire
taïwanais, est l’auteur du
“Manuel de survie des civils en
temps de guerre” (non traduit en
français), dont le magazine
Yuanjian publie un extrait.
La première vague de
bombardements chinois,
explique l’ancien officier, visera
les aéroports de l’île principale,
Taïwan, et des îles périphériques
telles que Penghu (îles
Pescadores, à 45 kilomètres
de Taïwan et à 140 kilomètres
du continent) et Kinmen (à
2 kilomètres de Xiamen, province
chinoise du Fujian), pouvant être
utilisés par des avions militaires,
ainsi que les stations radars, les
diverses installations militaires
et les relais de communication.
Les bureaux des ministères et des
établissements du gouvernement
central seront les cibles de la
deuxième attaque. “À ce stade
de la guerre, le risque pour
PHOTOS WIKTOR DABKOWSKI
les civils dépendra de la distance
entre leur domicile et les cibles
des bombardements.” Ces cibles
potentielles étant dispersées, et
leurs emplacements précis étant
sensibles, l’auteur recommande
de “se renseigner, en temps
progressiste (PDP), avec à sa tête
l’avocate Tsai Ing-wen, et de
ses alliés du camp vert – arrive
à la tête du pays, le professeur
estime que la pression militaire
chinoise ne reculera
probablement pas à l’ouest
de la “ligne médiane du détroit”,
car Pékin “ne reconnaît pas
du tout cette ligne”. Et d’après lui,
si le PDP remporte de nouveau
les élections, cela signifiera pour
Pékin non seulement que ce
parti, vu comme indépendantiste,
reste au pouvoir, mais aussi que
l’opinion publique taïwanaise
a “changé radicalement”.
Wang Xinxian a révélé que, lors
du séminaire, certains chercheurs
ont même déclaré que, si un tel
scénario se produisait, une seule
issue serait à envisager :
“Se débarrasser des illusions
et se préparer à la guerre.”
normal et tant que l’Internet
fonctionne, pour savoir
si des installations militaires
importantes sont situées
à proximité de son domicile afin
de se préparer [aux attaques
éventuelles]”. Car les effets
immédiats des explosions et les
débris soulevés par les ondes de
choc sont la première cause de
pertes humaines sur les champs
de bataille. “Les premières
attaques seront constituées de
tous les types de fusées à longue
portée, de missiles de croisière et
de missiles balistiques, utilisés en
grand nombre et de manière
dense”, estime Qiu Shiqing, qui
souligne que le détroit de Taïwan
“n’est pas si large que ça”. Ainsi,
“l’ensemble de Taïwan, l’Ouest
comme l’Est, serait à portée
de ces armes”. D’après lui, une
fois que l’ennemi aura déclenché
la guerre, il tentera d’affaiblir
la résistance interne. “L’heure de
l’attaque se situera probablement
entre 2 et 4 heures du matin,
ce qui est un bon moment pour
profiter d’un relâchement de la
vigilance des habitants, qui
dormiront, mais aussi pour lancer
la deuxième attaque avant l’aube.”
34. À LA UNE Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

Cinquante
nuances de
propagande

C’est un cas d’école : le traitement

de la question taïwanaise PHOTOS WIKTOR DABKOWSKI

par les médias chinois illustre

à merveille comment fonctionne
l’appareil d’information et
de censure qui règne en Chine.

M
algré une surveillance constante, la Quotidien du peuple”), par exemple. Il retrans- de la société taïwanaise”. Le Parti démocrate pro-
presse chinoise peut s’avérer extrê- met sagement les messages enregistrés dans gressiste (PDP), qui dirige la coalition sortante,
mement pertinente sur les questions les conférences de presse, en reprenant les pré- associée à la couleur verte, et est favorable, à
sociales et économiques. S’agissant de cautions diplomatiques d’usage, comme ce fut terme, à une autodétermination, est devenu la
Taïwan, c’est impossible : toute actua- récemment le cas concernant les élections du bête noire de Pékin.
lité relative à ce sujet est scrutée de si 13 janvier : “Il faut espérer que la majorité des Pour le journal, tout est bon pour diaboliser
près par la machine de censure qu’il est par- compatriotes taïwanais soutiendra la droiture de le gouvernement sortant, et notamment l’adop-
faitement illusoire d’essayer de s’éloigner de la nation, s’opposera à l’indépendance de Taïwan et tion, en 2020, d’un texte visant à lutter contre
la ligne officielle. Les journalistes le savent : fera le bon choix au moment critique pour contri- les tentatives d’ingérences étrangères – donc,
d’une façon ou d’une autre, il faut répéter ce buer au maintien de la paix et de la stabilité dans potentiellement, chinoises. Quitte à abuser au
qu’on leur dit de dire. En l’occurrence, c’est le le détroit de Taïwan.” passage des métaphores “mordantes” : “Près de
Bureau des affaires taïwanaises, surnommé Deuxième étage de la fusée : la propagande quatre ans après l’adoption forcée de la ‘loi anti-
le “Guotaiban” en mandarin, qui transmet ses agressive, qui vise à cliver, à “disrupter”, à polari- infiltration’ par l’administration du PDP, cette
communiqués aux médias. De là se déploie la ser – celle-ci est plutôt destinée à un cercle plus loi maléfique a commencé à dévoiler ses crocs de
machine de propagande. large, au-delà de la seule Chine. L’archétype de manière inattendue, mordant au mollet les échanges
Premier étage de la fusée : les médias de pro- ces médias est le tabloïd nationaliste Huanqiu que les peuples de chaque côté du détroit entre-
pagande traditionnels, destinés d’abord aux Shibao, dont un éditorial titrait récemment sur tiennent depuis plus de trente ans.” À propos de
lecteurs chinois, comme Renmin Ribao (“Le “la ‘terreur verte’ du PDP [qui] gangrène les bases ce texte, le Huanqiu Shibao ose tout : disposi-
tions “grossières et ambiguës”, “absence de dési-
gnation claire des autorités compétentes”, “règne
de l’arbitraire”… Ces remarques sont d’autant
Vu des États-Unis plus déroutantes que les mêmes termes sont
généralement utilisés dans les médias étran-
Le défi pour Washington : dissuader sans provoquer gers pour décrire l’arbitraire qui règne préci-
sément en Chine.
●●● Officiellement, les États-Unis n’ont pas varié les États-Unis font de réels progrès, des progrès Destiné au monde entier, le troisième étage
sur Taïwan : ils maintiennent leur “politique d’une seule historiques même. Hélas, ils ne vont toujours pas assez de la fusée de propagande est apparemment
Chine” et une “ambiguïté stratégique” sur leur réaction vite pour prévenir la menace”, alerte l’auteur, également plus “doux”, à l’instar du South China Morning
à un conflit. Pourtant, le président Joe Biden chercheur au think tank conservateur American Post. Jadis figure de proue de la liberté édito-
a publiquement assuré, à plusieurs reprises, que Enterprise Institute. En plus de vendre des armes riale en Asie, le quotidien hongkongais s’astreint
Washington viendrait en aide à Taïwan. De quoi inquiéter traditionnelles à Taïwan, les États-Unis se sont mis à “tout aujourd’hui à une certaine autocensure, afin de
ceux qui jugent que les États-Unis “doivent rassurer simplement [lui en] donner”. “Ils augmentent discrètement ne pas froisser Pékin. Pour aborder la question
la Chine et pas seulement la menacer”, comme leurs capacités d’entraînement et de conseil sur l’île, des élections à Taïwan, il a contourné la diffi-
le conseille un essai publié par la revue Foreign Affairs. poursuit Hal Brands. Avec un peu de temps, Taïwan peut culté en interrogeant un ancien ambassadeur
Pour d’autres, au contraire, l’évolution du rapport de se transformer en porc-épic plein d’épines. La question est de Chine à Washington, Cui Tiankai. “Derrière
force en faveur de Pékin rend “l’ambiguïté stratégique” de savoir combien de temps.” De plus, Washington adapte Taïwan, il s’agit d’intégrité territoriale et d’unité
obsolète : il est temps pour Washington de “clarifier” ses forces dans la région et “a fait de grands pas pour nationale, explique le vieil homme, présenté
sa ligne, plaident divers experts. “Reste que la dissuasion renforcer un réseau de partenariats qui pourraient former dans l’article avec tous les atours de la sagesse.
ne dépend pas seulement des choix de langage”, écrit Hal une coalition gagnante”. Cependant, “même les alliés C’est une question de vie ou de mort pour chaque
Brands, politologue à l’université Johns Hopkins, dans les plus motivés, l’Australie et le Japon, n’ont pas déclaré Chinois. Nous devons donc tous nous tenir prêts à
Foreign Policy. Il s’agit surtout de renforcer les défenses de façon explicite qu’ils combattraient pour Taïwan”. tout faire pour défendre notre souveraineté natio-
de Taïwan, les capacités militaires de Washington La vue d’ensemble est pessimiste. “La dissuasion nale.” Quitte à partir en guerre ? Qu’en termes
et ses alliances dans la région. “Sur tous ces fronts, à Taïwan est en échec”, titre le magazine de Washington. délicats ces choses-là sont dites.
—Courrier international
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024 TAÏWAN, L’AUTRE CHINE. 35

L’enquête en question est menée par le de 10 % seulement concernent l’ACCE. Les

ministère du Commerce chinois. Elle porte
sur les restrictions à l’importation imposées par
Taïwan sur 2 509 produits chinois, notamment
←← MÉMOIRE agricoles et industriels – une mesure considérée
Rassemblement place comme un obstacle au commerce bilatéral. Si
de la Liberté, à Taipei, elle focalise autant l’attention, c’est parce que
le 4 juin 2023, ses conclusions pourraient compromettre
en hommage aux l’accord- cadre de coopération économique
victimes du massacre (ACCE) signé entre Taipei et Pékin en 2010.
de Tian’anmen. En septembre, Song Tao, le chef du bureau des
affaires taïwanaises du Conseil d’État, au sein du
← ARTISANAT gouvernement chinois, a fait planer la menace :
Échoppe de tailleur “Si l’enquête confirme la violation des dispositions
dans le centre de l’ACCE en question, nous envisagerons de
de la capitale, suspendre, totalement ou en partie, les préférences
en janvier 2023. tarifaires accordées à Taïwan.”
Le fameux rapport devait initialement être
révélé en octobre. Mais c’est précisément en
octobre, soit un peu plus de trois mois avant
l’élection présidentielle taïwanaise, que Pékin
a annoncé que le document serait finalement
publié le 12 janvier 2024 – la veille même du
scrutin. Le ministère du Commerce chinois a
préférences tarifaires chinoises ne s’appliquent
pas à de nombreux produits de haute technologie
comme les semi-conducteurs – qui sont le moteur
de l’économie taïwanaise. Par conséquent, les
répercussions sur le secteur d’une éventuelle
suspension de l’accord devraient être limitées.
Cependant, Wu Dong-liang, qui préside l’Asso-
ciation taïwanaise de coopération industrielle et
commerciale, une influente organisation de l’île,
exprime une inquiétude certaine : “L’ACCE est
une plateforme importante pour les échanges sino-
taïwanais. Les effets psychologiques du rétablisse-
ment des droits de douane sur l’industrie et, partant,
sur d’autres secteurs risquent d’être considérables.”
À Taipei, la ministre de l’Économie, Wang
Mei-hua, reconnaît également qu’une suspen-
sion de l’accord aurait un “effet relativement
important sur des secteurs comme la pétrochimie,
les machines-outils et le textile. Nous envisageons
le pire”, ajoute-t-elle, précisant que le gouver-
nement soutiendrait les entreprises touchées
en cas de baisse des exportations vers la Chine.

Les pressions justifié cette décision par la “complexité des cir-

constances de l’affaire”. Or Fan Shi-ping, profes- En août, déjà, la Chine avait
suspendu les importations
économiques,
seur à l’Université normale nationale de Taïwan,
expert des relations sino-taïwanaises, y voit
clairement une “attaque dirigée contre le PDP, le de mangues taïwanaises,
juste après une visite aux
une arme
parti au pouvoir, visant à mettre en difficulté son
candidat à l’élection présidentielle, Lai Ching-te”. États-Unis du candidat du PDP.
Dans la course à la présidence, ce dernier,

politique
qui poursuit la ligne de l’actuelle présidente,
Tsai Ing-wen, maintient pour le moment son
avance dans les sondages sur Hou Yu-ih, maire
de Nouveau Taipei, dans le nord de l’île, et can-
didat de l’opposition sous la bannière du KMT.
Lequel parti entretient une ligne conciliante à
Pékin fait planer la menace l’égard de la Chine, encourageant activement
d’un rétablissement de ses droits les échanges économiques avec le continent.
de douane avec Taïwan. Le but
serait d’influencer le scrutin Effets psychologiques. C’est d’ailleurs sous
présidentiel et de favoriser le la présidence du membre du KMT Ma Ying-jeou
[au pouvoir entre 2008 et 2016] que l’ACCE a
candidat d’opposition prochinois. été signé, en 2010. Pour la Chine, les mesures
préliminaires ont consisté à abolir ses droits
de douane sur 539 produits taïwanais – des
—Nihon Keizai Shimbun (Tokyo) produits agricoles, des machines, des objets en
plastique… Le champ d’application de l’accord
Selon elle, cela ne fait aucun doute : les pres-
sions économiques chinoises sont “plus fortes
aujourd’hui que lors des élections présidentielles
précédentes”. Outre ce rapport sur les obstacles
au commerce, elle évoque aussi une enquête fis-
cale qui a visé le siège chinois de Foxconn, un
géant taïwanais de l’électronique.
Le fondateur du groupe Foxconn, Terry Gou,
a lui-même annoncé, à l’automne, son intention
de se présenter à l’élection présidentielle comme
candidat indépendant. Beaucoup pensent que
les autorités chinoises ont lancé cette enquête
fiscale pour l’en dissuader, craignant que sa
candidature ne divise l’opposition et ne favorise
ainsi le parti au pouvoir. Terry Gou a finalement
annoncé son retrait de la course à la présidence

A
l’approche de l’élection présidentielle du
13 janvier à Taïwan, la Chine accentue sa
pression économique sur l’île. Accusant
Taïwan de restreindre les importations de
certains produits chinois, Pékin affirme
mener une enquête dont les résultats
doivent être présentés… la veille même du scru-
tin. En fonction de ceux-ci, Pékin pourrait bien
suspendre les préférences accordées à Taïwan en
matière de droits de douane. Sur l’île, beaucoup
y voient une manœuvre visant à ébranler le Parti
démocrate progressiste (PDP, centre gauche),
au pouvoir, au bénéfice du principal parti d’op-
position, le Kuomintang (KMT, centre droit).
“Cette enquête est essentiellement motivée par des
considérations politiques. Par tous les moyens, la
Chine cherche à influencer l’élection présidentielle”,
dénonce la ministre de l’Économie taïwanaise,
déterminée à limiter les ingérences chinoises.
devait par la suite être élargi, mais la méfiance
croissante de l’île à l’égard de la Chine et l’arrivée
au pouvoir du PDP, en 2016, ont fini par geler
les discussions.
Parallèlement aux manœuvres chinoises, le
candidat de droite, Hou Yu-ih, cherche justement
à obtenir le soutien des milieux d’affaires en
jouant la “carte ACCE”. “Je réglerai la question
de l’ACCE et renouerai immédiatement le dialogue
et les échanges sino-taïwanais”, a-t-il promis lors
d’une réunion tenue par neuf organisations
économiques, le 27 novembre, à Taipei.
Quels seraient les effets de la suspension des
préférences tarifaires ? Selon les statistiques
taïwanaises, la part des exportations de Taïwan
vers la Chine, y compris Hong Kong, est très
élevée, avec près de 40 % [du volume global].
Mais, dans le montant des exportations de 2022
[soit environ 174 milliards d’euros], un peu plus
le 24 novembre. Le lien entre cette décision et
l’enquête n’est pas connu.
Au mois d’août, déjà, la Chine avait suspendu
les importations de mangues taïwanaises, juste
après une visite aux États-Unis de Lai Ching-te, le
candidat du PDP. La raison invoquée ? “Présence de
parasites”, avaient affirmé les autorités chinoises.
On suppose que l’objectif était, en réalité, de faire
pression sur le gouvernement PDP. En 2021, les
importations d’ananas avaient déjà été suspen-
dues sans raison valable.
“Avec ces pressions directes et brutales, la Chine
risque de s’attirer l’hostilité du peuple taïwanais”,
indique le professeur Fan Shi-ping. Il ne reste que
peu de temps avant l’élection. On verra alors de
quelle façon les décisions prises en Chine affec-
teront, ou pas, le choix des électeurs.
—Hideaki Takimoto,
publié le 30 novembre 2023
36. À LA UNE
À la frontière taïwanaise,
où Xi Jinping a pris du galon
L’actuel leader chinois a passé dix-sept ans dans la province du Fujian,
tout près d’un archipel taïwanais, à la fin du xxe siècle. Son parcours
dans la région occupe une place centrale dans sa carrière politique.
—Nikkei Asia (Tokyo)
E
n 1985, Xi Jinping est affecté à la ville de
Xiamen [l’ancienne Amoy], dans la pro-
vince du Fujian [dans le sud-est de la Chine],
pour en devenir le jeune maire adjoint. Il a
alors 32 ans. Finalement, il passera dix-sept
ans dans la région, où il grimpera les éche-
lons jusqu’à être promu gouverneur du Fujian
[en 1999], avant de partir exercer le poste de
secrétaire du Parti en 2002 dans la province
voisine du Zhejiang.
C’est pendant son séjour à Xiamen que
Xi Jinping épouse la vedette de la chanson
Peng Liyuan. Et que prend vraiment racine la
carrière politique de celui qui est devenu pré-
sident de la République populaire de Chine et
secrétaire général du Parti communiste au pou-
voir, à la tête de la deuxième économie mondiale.
À quelques kilomètres seulement de la côte
de Xiamen se trouve l’archipel de Kinmen [alias
Quemoy]. Bien qu’elles soient situées à un jet de
pierre du territoire de la Chine continentale, ces
îles sont gouvernées par Taïwan, dont l’île prin-
cipale est distante de près de 200 kilomètres.
Cet archipel, qui constitue un perchoir fragile,
joua un rôle majeur dans la vie de Xi Jinping.
Depuis l’époque où il dirigeait le Fujian, deux
immenses slogans de propagande se font face
de part et d’autre de l’étroite étendue d’eau.
Du côté de Xiamen, on peut voir une rangée
de grands caractères chinois rouges érigés sur
d’immenses échafaudages, qui reprennent la for-
mule lancée par l’ancien dirigeant suprême de
la Chine, Deng Xiaoping [au pouvoir entre 1978
et 1989] : “Un pays, deux systèmes, une Chine unie”.
En face, sur la petite île de Tatan, dans l’ar-
chipel de Kinmen, un grand panneau blanc,
visible depuis Xiamen, appelle à l’“unification
de la Chine” selon les “trois principes du peuple”
(nationalisme, démocratie et bien-être) défen-
dus par Sun Yat-sen (1866-1925), ce révolution-
naire chinois souvent considéré comme le “père
de la Chine moderne” [il a notamment fondé le
Kuomintang, parti politique dont la direction a
fui la Chine continentale après l’arrivée des com-
munistes, en 1949, pour se réfugier à Taïwan].
Il va sans dire, du fait de la situation géogra-
phique de l’archipel, que ses habitants sont soumis
à certaines tensions. Le 1er septembre 2022,
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
l’armée taïwanaise a annoncé avoir abattu un
drone civil qui avait pénétré son espace aérien,
près du groupe d’îlots. Le drone semblait pro-
venir de Chine, et l’incursion a été suivie par
celle d’autres engins volants non identifiés dans
le ciel de Taïwan.
Artillerie. Si l’utilisation de drones est relati-
vement récente, les affrontements remontent
à plusieurs décennies. Ainsi, l’archipel a vu se
dérouler la “bataille de Kinmen” en 1949, pen-
dant la guerre civile chinoise [entre le Parti com-
muniste de Mao Zedong et le Kuomintang de
Tchang Kaï-chek]. En 1958, près de 480 000 obus
d’artillerie ont été tirés sur l’île depuis le Fujian,
pendant ce qu’on a appelé la “deuxième crise
du détroit de Taïwan”. Des bombardements
de l’île par la Chine populaire se sont poursui-
vis de façon larvée jusqu’en 1978. Ils étaient si
nombreux que la région de Kinmen est deve-
nue célèbre pour sa coutellerie. Le rapport ?
On y fabrique des couteaux hachoirs à partir
d’une ressource abondante, bien que pas du tout
naturelle : les obus chinois récupérés sur place.
Nous avons entendu le récit d’une vieille habi-
tante de Kinmen, née dans les années 1950, qui
aime raconter à ses petits-enfants comment
elle a survécu aux violents bombardements
En 1958, près de 480 000 obus
d’artillerie ont été tirés sur l’île
de Kinmen depuis le Fujian,
pendant la “deuxième crise
du détroit de Taïwan”.
d’artillerie. L’histoire est poignante : la nuit, elle
se rappelle encore ses peurs d’enfance, lorsque
le bruit des explosions des obus tirés depuis le
continent retentissait à ses oreilles.
Pour les gens de la génération de Xi Jinping, les
souvenirs des combats entre la Chine et Taïwan
demeurent vifs. À Kinmen, on peut encore aper-
cevoir sur une plage de sable les solides barri-
cades composées de pieux en fer qui avaient été
érigées pour empêcher les navires chinois de
débarquer. Des carcasses de chars d’assaut par-
sèment toujours le littoral, tandis que, de l’autre
En bref
Cyberattaques :
la société civile
SOURCE en première ligne
NIKKEI ASIA
Tokyo, Japon ●●● Jusque dans les dernières heures
Hebdomadaire de la campagne électorale, Taïwan
asia.nikkei.com a subi des cyberattaques, supposément
Connu sous le nom lancées depuis la Chine continentale.
de Nikkei Asian Le quotidien japonais Mainichi Shimbun
Review jusqu’en rappelle qu’en novembre, par exemple,
septembre 2020, la police taïwanaise a mis en garde
le magazine Nikkei la population contre la diffusion d’une
Asia conserve la vidéo fabriquée à l’aide de l’intelligence
même ligne éditoriale. artificielle, où on voyait la présidente
Il fait partie du groupe taïwanaise, Tsai Ing-wen, et son
Nikkei, qui possède vice-président, Lai Ching-te, appeler
aussi le Financial à investir dans des cryptomonnaies.
Times et le Nikkei 225, Selon une étude du Centre taïwanais
principal indice de de vérification des informations, une
la Bourse de Tokyo. organisation de la société civile, plus de
80 % des Taïwanais ont reçu de fausses
informations en 2023. Mais l’opinion
publique est très réticente face à toute
forme d’intervention des pouvoirs
publics susceptible de porter préjudice
à la liberté d’expression – il faut dire
que la population a vécu sous un régime
dictatorial, avec une loi martiale qui n’a
été levée qu’en 1987. Des structures
de la société civile se chargent donc du
fact-checking. Le Mainichi a rencontré
un membre du collectif Cofacts, qui
compte 2 400 bénévoles : “Des contenus
populaires sur des chanteurs ou des
animaux, par exemple, permettent
d’attirer des jeunes dont on tente ensuite
d’influencer les positions politiques
à travers ces fausses informations.”
PHOTOS WIKTOR DABKOWSKI
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
ZHEJIANG
JIANGXI
CHINE Mer de Chine
orientale
FUJIAN Fuzhou
Xiamen
GUANGDONG
TAÏWAN
COURRIER INTERNATIONAL
Île Kinmen
(Taïwan)
200 km
côté de la mer, se dressent les gratte-ciel de
Xiamen. Sur les plages de Kinmen, on peut donc
avoir un aperçu à la fois des batailles militaires
d’il y a des décennies et de la paix qui a suivi.
Mais à quoi ressemblait l’île en 1985 ? C’est
l’année où le jeune Xi Jinping, alors âgé de
32 ans, arrive à Xiamen pour y occuper le poste
de maire adjoint. La fin du pilonnage de l’île par
l’artillerie chinoise, sept ans plus tôt, est encore
récente. Et à peine six ans ont passé depuis la
courte guerre que la Chine a lancée contre le
Vietnam [en 1979].
Le bombardement de Kinmen cesse dans le
contexte d’un changement radical de la poli-
tique mondiale. À l’époque, la Chine a officielle-
ment établi des relations diplomatiques avec les
États-Unis, dans une réaction de rejet de l’hé-
gémonie soviétique. Deng Xiaoping a lancé sa
politique de “réforme et [d’]ouverture” pour relan-
cer une économie chinoise laissée en piteux état
par la Révolution culturelle, qui s’était dérou-
lée de 1966 à 1976.
Xiamen est, pour autant, restée plongée dans
le marasme jusque dans les années 1980. Ses
dirigeants, dont le maire adjoint de l’époque,
Xi Jinping, avaient eu à faire face à un énorme
défi : trouver les moyens de relancer l’économie
locale. On imagine sans grande difficulté un
Xi Jinping hanté par l’idée d’établir des relations
économiques et commerciales avec Taïwan, en
tournant chaque jour son regard vers l’est, vers
l’archipel de Kinmen. À l’époque, Taïwan avan-
çait déjà à toute allure sur la voie d’un dévelop-
pement économique exceptionnel.
En 1999, juste après avoir été promu gouver-
neur par intérim du Fujian, Xi Jinping proclame
que les intérêts légitimes des entreprises taïwa-
naises seront garantis. Ces paroles sont pronon-
cées lors d’une réunion avec des responsables
d’entreprises taïwanaises investissant dans sa
province. De fait, dans un entretien accordé
au Nihon Keizai Shimbun dans le Fujian en sep-
tembre 1999, Xi Jinping donne l’impression de
vouloir veiller particulièrement à la protection
des investissements des “Taishang”, comme on
surnomme les hommes d’affaires taïwanais en
Chine continentale.
Dans le même temps, Lee Teng-hui (1923-
2020), le président taïwanais d’alors, défend sa
Xi Jinping, dont la mission
consistait à attirer les grandes
entreprises taïwanaises
à Xiamen, a dû faire preuve
de souplesse.
théorie des “deux États” et s’attire de vives réac-
tions de Pékin en décrivant les liens entre les
deux rives du détroit comme “des relations spé-
ciales d’État à État”. Reprochant au président Lee
de vouloir conduire Taïwan à l’indépendance,
la Chine se dit prête à engager une action mili-
taire contre Taïwan. Xi Jinping avait lui aussi
fermement critiqué les propos de Lee Teng-
hui, mais le futur dirigeant chinois avait déjà
bien compris l’importance des relations éco-
nomiques avec Taïwan.
À l’époque, les investissements taïwanais
en Chine sont devenus un pilier de l’économie
TAÏWAN, L’AUTRE CHINE. 37
du Fujian. Le gouvernement provincial fait donc
tout son possible pour empêcher les entreprises
taïwanaises, que la hausse des tensions entre les
deux rives du détroit inquiète, de réduire leurs
investissements ou de se désengager complè-
tement. Comme d’autres hauts fonctionnaires
chinois, Xi Jinping, dont la mission consiste pré-
cisément à attirer les grandes entreprises taïwa-
naises à Xiamen, doit faire preuve de souplesse.
Au début du xxie siècle, les liens qui devaient
permettre l’échange de courrier, de marchan-
dises et de personnes entre la Chine et Taïwan
Le photographe se mettent à fonctionner véritablement. Pour la
Chine, l’île de Kinmen devient alors une impor-
WIKTOR tante porte d’entrée sur le sol taïwanais et un
DABKOWSKI lieu de destination très prisé des touristes, qui
Après des études partent y faire un court séjour depuis Xiamen
de sciences politiques, ou Quanzhou, dans le Fujian.
d’économie et
de sociologie, Wiktor Liaison maritime. Cependant, ces dernières
Dabkowski a braqué années, le flux s’est tari à cause de l’épidémie
son objectif sur de Covid-19 et de la visite à Taïwan, à l’été
la scène politique [2022], de Nancy Pelosi, [alors] présidente de
européenne pendant la Chambre des représentants des États-Unis.
des années, avant
de consacrer quatre
La propriétaire d’une chambre d’hôtes située
sur l’île de Kinmen explique qu’auparavant la
ans à un projet sur moitié de ses clients venaient de Chine conti-
la société chinoise. nentale. Or, aujourd’hui, ils viennent tous de
Ce photographe Taipei ou de Taichung, au centre de l’île prin-
documentaire est cipale de Taïwan. Ses affaires restent malgré
aujourd’hui Installé tout florissantes grâce à l’explosion du tou-
à Taipei. Son travail risme intérieur à Taïwan.
s’attache tant Depuis le Nouvel An chinois en février 2022,
à la population locale la Chine a rétabli une liaison maritime entre
qu’aux défis politiques l’île de Kinmen et le Fujian, l’objectif prin-
auquel Taïwan cipal étant d’attirer les investissements des
fait face. chefs d’entreprise taïwanais afin de stimuler
www.wiktor. l’économie chinoise, très morose. Pourtant, il
photography n’est pas certain que l’engagement économique
soit toujours au cœur du scénario imaginé par
Xi Jinping pour Taïwan.
Le 1er juillet 2022, le Parti communiste chinois
a célébré le 102e anniversaire de sa création – l’oc-
casion pour lui de mener des “campagnes poli-
tiques” dans tout le pays. Depuis la fondation
de la République populaire de Chine en 1949, le
Parti s’est juré d’opérer une réunification avec
Taïwan. Aujourd’hui, sous l’ère de Xi Jinping,
la Chine réaffirme sa volonté de ne pas exclure
l’usage de la force pour atteindre cet objectif.
Xi Jinping peut-il encore montrer la souplesse
←← PACIFISME dont il faisait preuve quand il était au Fujian ?
Avant une marche Ou va-t-il préférer, maintenant qu’il a les pleins
demandant des pouvoirs, se dépêcher de réaliser l’unification
pourparlers de paix de Taïwan, fût-ce par la force ?
entre Taïwan et Des réponses à ces questions dépend en grande
la Chine à Taipei, partie l’avenir non seulement de la région indo-
le 26 novembre 2023. pacifique, mais aussi du monde entier, tant
sur le plan politique qu’économique. Or, il est
← LITTORAL impossible de savoir ce que Xi Jinping a vrai-
Un agent de sécurité ment en tête.
se protège du Peut-être en saurons-nous un peu plus sur
soleil à Shen’ao, le fond de sa pensée après qu’un nouveau diri-
sur l’île de Taïwan, geant sera entré en fonction à Taïwan, succé-
le 2 octobre 2022. dant à la présidente Tsai Ing-wen, à l’issue des
élections du 13 janvier.
—Katsuji Nakazawa,
publié le 6 juillet 2023
38.
tra n s-
versales.
sciences
Que revienne
la nuit noire !
Biologie. L’obscurité nous fait peur.
Pourtant, elle est vitale pour notre
organisme et pour tous les êtres
vivants, rappelle cette écrivaine.
—The Guardian, extraits
(Londres)
L
es horloges sont passées à
l’heure d’hiver, et la nuit
tombe plus tôt. Je me
trouve dans un petit bois près
de ma maison, dans l’ouest du
pays de Galles. Le froid me pique
les mains et les pieds. J’entends le
murmure du ruisseau et celui des
feuilles mouillées. La lune était
pleine le week-end dernier, alors
les nuits sont encore très claires.
On perçoit un soupçon d’ombre
bleutée sous les arbres. C’est un
tableau magique, mais ce que je
cherche, c’est l’obscurité totale.
J’aime marcher dans le noir
et j’ai la chance de vivre dans
un endroit où je peux le faire
en toute sécurité. J’ai aussi la
chance que la vraie obscurité
existe encore dans certaines par-
ties du pays de Galles. Lorsque
je m’aventure dans ce bois par
les nuits sans lune, loin des lam-
padaires et des maisons, tout
ce qui m’est familier, chemins,
arbres et formes, se dérobe à ma
vue. Lorsque je tends la main, je
ne la vois pas. Je sais seulement
que mes pieds sont là parce que
je sens le poids de mes bottes.
Il est de plus en plus rare de
pouvoir vivre ce genre d’expé-
rience. L’obscurité s’efface
aujourd’hui à un rythme sans
Économie ......40
Signaux .......41
précédent dans l’histoire de l’hu-
manité. Le spectacle de la Voie
lactée est désormais invisible
pour 80 % des habitants de la pla-
nète et 99 % de ceux des États-
Unis. Certains efforts ont été
faits pour réduire la pollution
lumineuse : par exemple, New
York a adopté, en décembre 2021,
une loi sans précédent qui impose
l’extinction des lumières des
L’obscurité
s’efface aujourd’hui
à un rythme
sans précédent.
bâtiments publics à certaines
périodes de l’année [entre
23 heures et 6 heures du matin,
pendant les migrations des
oiseaux, au printemps et en
automne]. L’Allemagne, la France
et l’Espagne ont elles aussi réduit
l’éclairage des édifices publics.
Mais ces mesures sont loin de
réparer les dégâts causés par la
lumière artificielle.
Ce sujet est important parce
que l’obscurité est importante.
Elle procure aux humains des
bienfaits physiques et psychiques
irremplaçables, et elle est vitale
pour les plantes, les mammi-
fères, les oiseaux, les reptiles
et les insectes, et pas seulement
ceux qui vivent la nuit.
Le problème, c’est que nous
avons peur du noir. En 1897,
le psychologue [américain]
Stanley Hall a montré que cette
peur commence avec celle des
“monstres impossibles” de nos
nuits d’enfance et nous accom-
pagne toute notre vie comme
“la mère de toutes les peurs”.
Des recherches plus récentes
ont établi qu’elle apparaît chez
presque tous les enfants vers
l’âge de 2 ans, quelle que soit
leur culture ou leur éducation,
et qu’elle augmente jusqu’à l’âge
de 5 ans. Cette peur joue un
rôle crucial, car elle nous aide à
comprendre notre place dans le
monde, nous mettant en garde
contre un état où rien n’est ce
qu’il semble être et où nul endroit
ne paraît sûr.
La nuit, nous sommes plus
vigilants face aux accidents et
à la délinquance. Nos ancêtres,
qui vivaient dans des lieux non
éclairés, avaient plus de risques
de tomber dans un ruisseau ou
d’une falaise durant la nuit,
d’être agressés ou cambriolés.
Ce n’est pas une coïncidence si,
pour de nombreuses religions et
cultures, l’arrivée de la nouvelle
lune est un moment sacré, où
l’obscurité est vaincue.
L’obscurité a en effet une
longue histoire de connotation
négative, alimentée par nos
peurs innées. Les Romains l’as-
sociaient aux humeurs sombres
et aux actions perfides. Depuis
des siècles, et dans de nom-
breuses langues, les ténèbres
sont une métaphore ou un syno-
nyme de la mort. On parle aussi
d’“humeur noire” pour le cha-
grin, de “magie noire” pour ce
qui nous semble diabolique, de
“lundi noir” un jour d’effondre-
ment de la Bourse. Le lien entre
les longues périodes d’obscurité
et la dépression est également
bien connu.
Dérèglements. Tout cela ren-
force l’idée que l’obscurité est un
état à éviter ou une défaillance à
laquelle il faut impérativement
remédier. Nous nous évertuons
à la repousser. Lampadaires,
phares, lumières des maisons,
ordinateurs, télévisions, tous
s’allument à l’approche de la
nuit. Mais dans notre bataille
pour éradiquer la noirceur, nous
oublions son importance pour
notre bien-être.
À la fin du xixe siècle, l’éclai-
rage électrique a changé notre
notion du temps en nous per-
mettant de travailler, faire nos
courses, cuisiner et lire après la
tombée de la nuit, de nous dépla-
cer et de sortir nous amuser de
façon plus sûre. La lumière arti-
ficielle nous a apporté confort et
distraction, mais elle nous a aussi
jetés à la dérive. Nos rythmes
circadiens, qui permettent à
notre corps de s’adapter aux
changements environnemen-
taux, sont naturellement sen-
sibles à l’obscurité.
Lorsque le jour touche à sa fin,
ils invitent nos horloges internes
à nous préparer au sommeil en
modifiant notre température
corporelle, la pression artérielle
et la sécrétion d’hormones. Mais
lorsque le signal fourni par l’ar-
rivée de l’obscurité est absent,
ces rythmes peuvent se dérégler,
entraînant une perturbation qui
affecte tout notre organisme.
Il est important de savoir que
les rythmes circadiens jouent
un rôle clé dans nos processus
biologiques, dont le vieillisse-
ment, la prolifération cellulaire,
la mort cellulaire, la réparation
de l’ADN et le métabolisme. Leur
perturbation affecte notre sys-
tème métabolique et augmente le
risque de développer des patho-
logies telles que le diabète, le
cancer, l’obésité ou les mala-
dies cardiovasculaires. Un lien
Dans de nombreuses
langues, les ténèbres
sont une métaphore
ou un synonyme
de la mort.
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
← Dessin de Cost paru
dans Le Soir, Bruxelles.
a également été établi avec l’hy-
pertension artérielle (et le risque
d’AVC qui l’accompagne), ainsi
qu’avec les déficits immunitaires.
Pendant des millénaires, nos
rythmes circadiens ont été proté-
gés par une alternance immuable
de jour et de nuit, de lumière
et d’obscurité. Ce n’est plus le
cas aujourd’hui. Bien que les
recherches sur les effets à long
terme de nos nuits éclairées n’en
soient qu’à leurs débuts, il appa-
raît d’ores et déjà qu’une expo-
sition constante à la lumière
modifie le fonctionnement de
notre organisme.
Perturbations. Les hormones s’y
avèrent particulièrement sensibles.
L’absence d’obscurité perturbe la
sécrétion de glucocorticoïdes, qui
jouent un rôle important dans la
régulation de la réponse au stress.
L’altération de la production de
glucocorticoïdes est également
associée à un nombre important
de troubles de l’humeur. Lorsque le
crépuscule dure moins longtemps
ou devient inexistant, le corps ne
sécrète pas la mélatonine qui dicte
le moment de l’endormissement
et assure la qualité du sommeil.
Privé d’obscurité, notre cerveau
ne fonctionne pas bien.
À la maison, nous pouvons
éteindre toutes les lumières et
les appareils et même occulter
les fenêtres. Mais à l’extérieur, il
n’y a pas grand-chose à faire. La
pollution lumineuse est rarement
prise en compte dans les règles
d’urbanisme. Pourtant, les per-
sonnes qui vivent dans les lieux
très éclairés dorment moins bien
et sont plus nombreuses à souffrir
d’insomnies et de ronflements.
Nous nous sommes tellement
habitués à un certain niveau de
lumière même en pleine nuit que
nous ne le remarquons peut-être
pas, mais l’intensité lumineuse
dans les rues des villes est de 5 à
15 lux. C’est moins que la lumière
du jour, certes, mais beaucoup plus
que la luminosité naturelle d’un
ciel étoilé, qui est de 0,001 lux, et
même que celle d’une pleine lune
par une nuit claire, qui va de 0,1 à
0,3 lux, jusqu’à 1 lux dans les pays
tropicaux.
L’ampleur et les conséquences du
recul de l’obscurité nous échappent
encore. On imagine sans peine ses
répercussions sur les animaux qui
se nourrissent la nuit, comme les
hiboux, les chauves-souris et les
cafards. Mais lorsqu’on y regarde
de plus près, on voit qu’elles sont
beaucoup plus vastes.
La disparition de l’obscurité
désoriente les bébés tortues qui
viennent d’éclore. Les camou-
flages ne dissimulent plus. Les
cycles de reproduction sont
perturbés, et la vie des plantes
est bouleversée. Les animaux
et les insectes restent actifs
plus longtemps et s’épuisent.
Les pollinisateurs nocturnes,
comme les papillons de nuit,
deviennent incapables de voir les
fleurs. Selon certaines estima-
tions, plus de 300 millions d’oi-
seaux – voire 1 milliard – meurent
chaque année sur toute la pla-
nète parce que les lumières des
grands immeubles perturbent
leur migration. Il a également
été établi que, dans les villes
Dans les villes
inondées de lumière
artificielle, les oiseaux
chantent moins.
inondées de lumière artificielle,
les oiseaux chantent moins.
Prenons l’exemple d’un petit
crustacé, le talitre, une minus-
cule bestiole transparente qui
ressemble à une puce de mer et
qui, comme elle, se déplace en
sautant. Il attend la nuit pour
sortir de son terrier dans le sable
et se rendre au bord de la mer,
où il se nourrit d’algues. Il a
besoin de l’obscurité. Sur les
plages éclairées par les lumières
environnantes, le talitre se perd
et ne sait plus ce qu’il doit faire.
Je doute fort que beaucoup
d’entre nous éprouvent une
grande affection pour le talitre.
Mais le fait qu’une espèce change
de comportement signale un
changement plus général. La pol-
lution lumineuse qui perturbe
le talitre menace tout l’écosys-
tème dans lequel il évolue, les
nombreuses espèces animales
et végétales qui vivent sur les
plages, dans les rochers et même
sur le fond marin. Près des trois
quarts des fonds marins situés à
proximité des lieux où vivent les
talitres déboussolés sont affec-
tés par la lumière provenant de
la terre. Étant donné que 75 %
des plus grandes villes de la pla-
nète sont côtières et que la popu-
lation dans les zones littorales
devrait doubler d’ici à 2060, on
comprend vite qu’une grande
partie des habitats marins est
menacée par la seule dispari-
tion de l’obscurité.
Mes promenades nocturnes
ont pour but de mieux com-
prendre l’obscurité et d’apprendre
à la voir comme un habitat à part
entière tant qu’il est encore temps.
Et je ne suis pas seule. Le “tou-
risme de la nuit noire” est de plus
en plus populaire : le Royaume-
Uni compte sept réserves et deux
parcs internationaux de ciel étoilé,
qui sensibilisent à la beauté et à
la magie de l’obscurité. Lorsque
nous perdons la nuit, nous per-
dons une vraie richesse senso-
rielle. L’obscurité est changeante,
dynamique. Elle présente de nom-
breuses textures et humeurs.
Du point de vue biologique, elle
n’existe que le temps que nos
yeux et notre esprit intègrent
le fait qu’il n’y a pas de lumière.
Et vous, quelle est votre expé-
rience du noir ? Si vous vous pro-
menez dans les champs ou sur les
chemins à minuit, par une nuit
sans lune, l’obscurité qui vous
entoure vous paraît-elle uniforme
et sans vie ? Est-ce simplement
une absence de lumière ? Ou avez-
vous l’impression qu’elle a un
corps, une substance ? Semble-
t-elle matérielle, même tangible ?
Maintenant que la nuit étend son
règne sur l’hiver, je vous invite
à vous aventurer dehors pour
explorer l’obscurité. Et surtout,
ne prenez pas de lampe.
—Jacqueline Yallop*,
publié le 31 octobre 2023
* Jacqueline Yallop est écrivaine.
Elle vit au pays de Galles et enseigne
la création littéraire à l’université
d’Aberystwyth. Son dernier livre,
non traduit, Into the Dark
(“Au cœur de la nuit”),
a été publié en novembre 2023
aux éditions Icon Books.
SOURCE
THE GUARDIAN
Londres, Royaume-Uni
Quotidien, 105 000 ex.
theguardian.com
L’indépendance et la qualité
caractérisent ce titre né en 1821,
qui compte dans ses rangs
certains des chroniqueurs
les plus respectés du pays.
The Guardian est le journal
de référence de l’intelligentsia,
des enseignants
et des syndicalistes.
TRANSVERSALES.
LA LETTRE
TECH
PHILIPPE COSTE, à New York
Le son de la tuberculose et
les rançonneurs de musées
A
llô tonton, pourquoi
tu tousses ?” Soixante
ans après le fameux
sketch de Fernand Raynaud,
un début de réponse nous
parvient – évidemment, par
téléphone. Une équipe de
chercheurs américains et
kényans a concocté une appli
dopée à l’intelligence artifi-
cielle capable de distinguer
le son spécifique d’une toux
causée par la tuberculose.
La MIT Technology Review
voit dans ce programme
connecté au micro des télé-
phones portables un sou-
tien précieux au dépistage
de masse de cette maladie
toujours endémique dans les
pays les plus pauvres, souvent
dépourvus de laboratoires
et de personnel soignant en
nombre suffisant pour prati-
quer les analyses classiques à
grande échelle. Un bémol : le
système, entraîné par l’écoute
de 33 000 quintes de toux
d’environ 200 patients des
centres de santé du Kenya,
n’est pour l’instant fiable qu’à
70 %. Mais il permet un pre-
mier tri des malades et peut
ralentir ainsi la propagation
de la tuberculose.
Les nouveaux pillards
L’enfer réserve peut-être un
quartier spécial aux truands
du rançongiciel. Ces crimi-
nels ne se contentent pas de
s’emparer des données des
entreprises pour les cryp-
ter et ne les rendre qu’après
paiement de rançons ; ils s’at-
taquent aussi aux hôpitaux et,
depuis peu, aux institutions
culturelles.
La British Library est ainsi
paralysée depuis octobre, avec
des conséquences catastro-
phiques pour l’enseignement
en Grande-Bretagne, comme
l’explique The New Yorker. Et
depuis décembre, rapporte
The New York Times, c’est
39
Tous les quinze jours,
l’actualité de la Silicon
Valley vue des États-Unis
au tour de musées américains
de voir leurs systèmes infor-
matiques et leurs activités en
ligne totalement paralysés.
Pour l’instant, seules quatre
victimes ont reconnu offi-
ciellement leur déveine. Le
Museum of Fine Arts Boston,
le Crystal Bridges Museum of
American Art, dans l’Arkan-
sas, le Rubin Museum of Art
et le Frances Lehman Loeb
Art Center, à New York, sont
privés de leurs données depuis
le piratage de leur pourvoyeur
de service spécialisé, Gallery
Systems. Le Met et le Whitney
Museum, clients de la même
entreprise, n’ont échappé
à l’attaque que parce qu’ils
conservent aussi, à grands
frais, leurs données sur des
bases internes.
L’incident pourrait dévaster le
patrimoine culturel américain.
Ces dossiers contiennent
non seulement toute la vie
administrative et financière
des institutions, mais aussi
l’emplacement des œuvres
dans divers entrepôts ou dans
les musées auxquels elles
ont été prêtées. Pis encore,
ils incluent des millions de
pages de descriptifs des pièces
et de recherches menées
depuis des décennies par
des spécialistes. Or il est
fréquent que les hackeurs,
même après paiement de
rançons, soient incapables
de restituer la totalité des
documents volés.—
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La Lettre tech.
40. TRANSVERSALES
ÉCONOMIE
Le pétrole russe
sauvé par les
tankers fantômes
Énergie. Grâce à sa flotte de vieux navires
affrétés en secret, Moscou échappe aux sanctions
internationales et poursuit son lucratif négoce.
—Financial Times, extraits
(Londres)
L
e pétrolier grec Astro
Sculptor accusait déjà ses
17 ans en février 2020,
quand l’inspection avait révélé
des problèmes de rouille sur
les ponts et dans la salle des
machines. Mais, presque quatre
ans plus tard, le navire continue à
sillonner les océans : il fait partie
de la “flotte de l’ombre”, ces tan-
kers affrétés en grand secret par
le Kremlin et ses alliés pour trans-
porter son pétrole depuis l’inva-
sion à grande échelle de l’Ukraine
par la Russie, en février 2022.
Cette armada de pétroliers
vieillissants a aidé Moscou à
absorber le choc des sanctions
élargies infligées par l’Occident
il y a un an, quand l’Union euro-
péenne (UE) a interdit l’im-
portation de brut russe et, en
collaboration avec les pays
industrialisés du G7, a imposé
des restrictions à qui voulait
en transporter dans d’autres
régions du monde.
Conformément à ces règles éla-
borées en juin 2022 et mises en
œuvre en décembre de la même
année, les pays qui ne font pas
partie du G7, comme l’Inde et
la Chine pouvaient continuer à
acheter du brut russe. Mais ils
devaient payer moins de 60 dol-
lars le baril s’ils souhaitaient avoir
recours à des navires enregistrés
dans les pays du G7, ou à leurs
services de négoce ou d’assu-
rance, pour le transporter. Le G7
regroupe les États-Unis, le Japon,
l’Allemagne, la France, l’Italie, le
Royaume-Uni et le Canada.
Ces mesures avaient pour
objectif de maintenir le pétrole
russe sur le marché internatio-
nal tout en sapant la capacité du
Kremlin à financer sa guerre en
Ukraine. Leurs effets conjugués
ont redessiné la carte mondiale
de l’énergie.
Compte-gouttes. Les livrai-
sons de pétrole de la Russie
jusqu’en Europe, auparavant
son plus grand marché d’ex-
portation, ne s’effectuent plus
qu’au compte-gouttes. À la place,
des millions de barils quittent
chaque jour les ports russes de
la Baltique et de la mer Noire et
effectuent de longs détours pour
atteindre de nouveaux ache-
teurs, essentiellement en Inde,
en Chine et en Turquie.
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
Mais, si l’embargo de l’UE est
effectivement parvenu à inter-
rompre la majeure partie des
livraisons à destination de l’Union,
des sources occidentales recon-
naissent que, douze mois plus
tard, presque aucun des nouveaux
acheteurs de brut russe ne s’en
procure à moins de 60 dollars
le baril. “Au premier trimestre,
le plafond a bien fonctionné ; au
deuxième trimestre, la Russie a
commencé à trouver des moyens de
le contourner ; au troisième, il avait
pour ainsi dire vécu ; et en ce dernier
trimestre, c’en est définitivement
fini”, commente Maximilian Hess,
fondateur d’Enmetena Advisory,
un cabinet d’analyse des risques
politiques.
Cette violation presque uni-
verselle de la limitation du prix
du brut russe a été rendue pos-
sible par des lacunes dans son
application, mais aussi parce que
Moscou est parvenu à développer
ce réseau de navires qui, comme
l’Astro Sculptor, transportent son
pétrole hors d’atteinte du G7.
Geoffrey Pyatt, sous-secrétaire
d’État adjoint aux Ressources
énergétiques américain, expli-
quait récemment au Financial
Times : “Le marché mondial du
brut, qui était devenu très perfor-
mant et cohérent, est aujourd’hui
en train de se scinder, avec d’un
côté la flotte de l’ombre, et de l’autre
celle des gentils.”
La Kiev School of Economics
(KSE) [université ukrainienne],
qui a étudié le contournement
du plafond, estime qu’en octobre,
99 % des exportations maritimes
de brut russe ont été vendues plus
de 60 dollars le baril. Et que 71 %
Pétrole russe : l’Inde remplace l’Europe
Exportations maritimes de brut russe (en millions de barils par mois)
Inde Chine Turquie
24 février 2022
120
Invasion
de l’Ukraine
100
80 Union
européenne
60
40
20
0 est difficile de faire rentrer le génie
2022
SOURCES : “FINANCIAL TIMES”, KPLER (EXPORTATIONS DE L’OURAL, DE L’ESPO – SIBÉRIE ORIENTALE,
OCÉAN PACIFIQUE –, DE RUSSIE OCCIDENTALE ET DE NOVY PORT).
de ces livraisons ont impliqué des
navires et des prestataires de ser-
vices de pays hors du G7, contre
seulement 20 % en avril 2022.
La société d’analyse de don-
nées [belge] Kpler répartit les
navires qui transportent le
pétrole russe en trois grands
groupes : des bateaux qui appar-
tiennent à la Russie ; ce que l’on
appelle la “flotte noire”, des
pétroliers qui transportaient
jusqu’alors du brut vénézuélien
ou iranien en dépit des sanc-
tions [occidentales contre ces
deux pays] ; et la “flotte grise”
constituée depuis l’invasion. En
novembre, pour la première fois,
la flotte grise a transporté plus
de la moitié des exportations de
pétrole à partir de l’ouest de la
Russie, d’après Kpler.
Pavillon libérien. Les navires
des flottes noire et grise, parfois
surnommés collectivement “flotte
de l’ombre”, se servent de struc-
tures de propriété opaques, par
le biais de juridictions offshore
garantissant le secret des affaires,
afin de compliquer l’imposition
de sanctions aux propriétaires
bénéficiaires.
L’Astro Sculptor, vendu en 2022
et rebaptisé Amber 6, est un
exemple caractéristique de flotte
grise. Le pétrolier, qui n’est plus
grec, est géré par une entreprise
chinoise de la ville de Dalian,
navigue sous pavillon libérien
et n’est plus assuré par un pres-
tataire occidental.
En novembre, les navires
enregistrés en Grèce étaient
encore les deuxièmes principaux
convoyeurs de brut russe, mais
Union européenne Autres
Sanctions
sur le pétrole
Inde
2023
↙ “Embargo européen
sur le pétrole russe”.
Dessin de Del Rosso, Italie.
leur chargement de 16 millions de
barils fait pâle figure à côté des
28 millions de barils embarqués
par des pétroliers enregistrés aux
Émirats arabes unis et des 23 mil-
lions transférés par des bateaux
exploités par la Chine et Hong
Kong, montre l’analyse des listes
d’immatriculation des navires
réalisée par le Financial Times.
“Au cours du premier semestre
de 2023, le plafonnement des prix
n’a pas vraiment été soumis à forte
pression, parce que les prix étaient
bas, mais, depuis l’été, la flotte grise
de la Russie lui a permis de tirer
profit de la hausse mondiale des
prix, constate Matthew Wright,
analyste chez Kpler. La grande
inconnue, maintenant, c’est ce que
vont faire les États-Unis contre
ces navires.”
Geoffrey Pyatt assure que le
gouvernement américain surveille
“intensément” la flotte grise, et
cherche des moyens de la rendre
“moins efficace et moins opération-
nelle”. En octobre, Washington
a imposé des sanctions ciblées à
deux sociétés, l’une enregistrée
L’objectif était
de saper la capacité
du Kremlin à
financer sa guerre
en Ukraine.
en Turquie, l’autre aux Émirats
arabes unis, sa première mesure
d’application des règles. Chacune
de ces entreprises était proprié-
taire d’un navire qui avait fait
appel à des prestataires de ser-
vices américains tout en livrant
du pétrole russe acheté à un prix
supérieur au plafond, selon les
autorités américaines.
Le problème, pour les États-
Unis comme pour leurs alliés,
c’est qu’une grande partie du
nouveau réseau du brut russe
n’a pas besoin d’intermédiaires
occidentaux. “La Russie a vrai-
ment réussi à développer sa propre
flotte, à trouver des assurances
alternatives, à bâtir un écosystème
pour l’aider à transférer son brut et
ses produits pétroliers, décrit Ben
Cahill, du Centre des études stra-
tégiques et internationales [CSIS,
un centre de recherche améri-
cain], qui a étudié les sanctions
occidentales contre Moscou. Il
dans sa lampe.”
—Tom Wilson et Chris Cook,
publié le 10 décembre 2023
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024 TRANSVERSALES. 41

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Rendez-vous en terre métallique

Lancée en octobre, la mission spatiale Psyché doit permettre d’aller pour la première fois à la rencontre d’un astéroïde métallique.

13 OCTOBRE 2023 MAI 2026 AOÛT 2029 NOVEMBRE 2031

Décollage Une fois dans l’espace, L’engin entre dans le champ Avant d’atteindre Arrivée Satellisation autour Fin de
de la fusée la sonde se sépare gravitationnel de Mars Psyché, la sonde en orbite de l’astéroïde. Pour effectuer la mission,
Falcon Heavy de la fusée et déplie puis en sort. Il utilise passe 100 jours de Psyché. les mesures, la sonde se place mise hors
de SpaceX, les panneaux solaires la gravité de la planète en phase successivement sur quatre service.
transportant la qui fourniront la puissance pour augmenter sa vitesse d’approche. orbites différentes qui sont
sonde de la Nasa nécessaire à l’alimentation et régler sa trajectoire Elle mesure l’axe de plus en plus proches de
depuis le centre du moteur ainsi qu’au de manière à croiser l’orbite de rotation Psyché. À chaque orbite, les
spatial Kennedy, fonctionnement des de l’astéroïde Psyché autour de l’astéroïde. instruments à bord envoient
en Floride. instruments scientifiques. du Soleil. des données à la Terre.

Composé d’un bus

(corps), de deux
panneaux solaires en
25 m croix et d’une charge
AOÛT 2029 utile d’instruments, il
Arrivée en orbite utilisera la propulsion
Satellisation de Psyché électrique solaire
autour de Psyché, 7m (faible poussée)
prise de mesures pour se rendre
PSYCHÉ
vers l’astéroïde et
3m se mettre en orbite
autour de celui-ci.

MAI 2026 MARS

Accélération
et modification Orbite A | Caractérisation de la surface
de trajectoire TERRE (6 jours)
à l’aide Orbite B | Premières images en couleur
du champ SOLEIL et cartographie de la surface
gravitationnel 13 OCTOBRE (B1 : 92 jours - B2 : 100 jours)
2023
de Mars Orbite C | Étude de la gravité (100 jours)
Lancement

SOURCES : ARIZONA STATE UNIVERSITY (https://psyche.asu.edu/), NASA

Orbite D | Cartographie de la structure
interne (100 jours)
A

Diamètre | 226 km
Superficie | 165 800 km² B
Densité estimée C
NOVEMBRE 2031 de 3 400 à 4 100 kg/m³
Fin de la mission, Psyché suit une orbite
D
mise hors service dans la partie extérieure
de la ceinture principale
d’astéroïdes, à une distance
moyenne du Soleil de
3 unités astronomiques (UA) ;
Note : les échelles de distance
et de taille ne sont pas respectées. la Terre orbite à 1 UA.

COURRIER INTERNATIONAL. Cette infographie a été d’explorer l’astéroïde métallique du même nom. Selon la Nasa,
La source conçue et réalisée par notre infographiste Catherine Doutey. ce corps en forme de patate est “l’un des plus intrigants
Elle s’appuie notamment sur des données de l’agence spatiale de la ceinture principale d’astéroïdes”, cette formation située
américaine à l’origine de la mission Psyché, dont l’objectif est entre Mars et Jupiter et constituée de milliards d’astéroïdes.
 42. Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

360
AIWA Spécial

001 CRÉDIT
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024 360o. 43

Cap sur Dajia !

Mazu, déesse taoïste
de la mer, est vénérée
aussi bien dans l’est
de la Chine que
dans cette bourgade
taïwanaise que nous
vous emmenons
explorer (p. 46-47).
Sur les plans
gastronomique (p. 48-49)
et culturel (p. 52 et 54),
l’île veille cependant
à marquer sa différence
avec sa puissante
voisine. Même si
l’ombre de Tchang
Kaï-chek, président
de 1950 à 1975, vient
souligner la fragilité
de cette identité
encore en devenir
(p. 50-51).

← La photographe taïwanaise
Chia Huang use de collages
dans son travail. Elle inscrit aussi
parfois sur ses œuvres, comme
sur cette carte de l’île, datant
de 2019, les pensées et ressentis
que lui inspire tel ou tel lieu.
Photo Chia Huang
44. 360o Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

Rivages
intimes
La photographe taïwanaise Chia
Huang a arpenté la côte ouest de
son île, face à la Chine. Ses collages
recèlent une tension sourde et
entremêlent vitalité et mélancolie.

T
out a commencé lorsque Chia Huang
a retrouvé dans ses affaires d’enfance
une carte géographique de Taïwan. La
photographe décide alors, en 2017, de
commencer à explorer, à partir de la
capitale, le littoral ouest du pays, face
à la Chine. Sa série Rivage présente des lieux
ainsi qu’une société aux multiples facettes et
à l’histoire moderne complexe.
Certaines de ses photos sont faites de col-
lages mêlant cartes, portraits, paysages, ins-
criptions. “L’idée du collage fait écho au paysage
taïwanais. Dans les rues, je vois le collage de
traces de vies : on y laisse un canapé, un lit ou
une voiture remplie d’affaires comme si c’était un
garage”, explique la photographe, aujourd’hui ↑ Carte du comté
âgée de 33 ans. de Yunlin (2021). Ce
Son départ, en 2015, pour la France, où elle se collage inclut une photo
forme à la Villa Arson de Nice puis aux Beaux- de la déesse Mazu.
Arts de Paris, lui a donné du recul. “En revenant
à Taïwan, cette manière particulière d’occuper → La centrale électrique
l’espace m’a paru plus évidente.” de Tunghsiao, dans le
Sa série révèle aussi une côte polluée, constel- nord-ouest de Taïwan
lée de sites industriels, avec peu de plages de (2020).
loisirs, et barrée de pierres pour la protéger Photos Chia Huang
des vagues. De ces paysages se dégage parfois
une impression d’inhospitalité, qui contraste
avec la légèreté d’un mode de vie au grand air.
Une inhospitalité qui tranche aussi avec le
foisonnement de la société que Chia Huang
donne à voir dans ses collages. L’un d’eux (ci-
TAIWAN

contre) met en scène un pèlerinage dans la

ville de Beigang. C’est l’une des deux grandes
processions menées sur l’île en hommage à
Mazu, la déesse protectrice des marins. “Chaque
année, pendant plusieurs jours, tout le monde
marche ensemble.”
—Courrier international
 Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024 360o. 45

←← Piscine d’eau
de mer à Waimushan,
au nord de Taipei
(2019).

← Les douches d’une

station balnéaire
abandonnée (2022).

↓ Sur le rivage de
Tunghsiao (2021).
Chia Huang a écrit,
entre autres : “L’eau
est grise, n’y risquez
pas un orteil.”
PHOTOS CHIA HUANG
46. 360o Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

Dajia, la petite ville

l’Économie a choisi Dajia, dans l’arrière-pays de
Taichung, comme site destiné à accueillir un parc
industriel baptisé Les Lionceaux de Taichung,

“qui dompte les vagues”

déclenchant un boom manufacturier.
Chen Kao-feng, le patron du café Brewband
[un célèbre établissement de Dajia], était encore
tout jeune en 2000. Mais il a encore gravé en
tête l’image de ses parents, ouvriers dans une
usine de plastique, qui, tôt le matin, quittaient
Cette bourgade de la côte ouest de Taïwan est connue dans toute l’île la maison pour ingurgiter un bol de riz au lard
pour son pèlerinage en l’honneur de Mazu, la déesse taoïste de la Mer. chez un vendeur de petits déjeuners installé sous
SUR NOTRE SITE un grand banian – une manière rapide de faire le
Mais elle a bien d’autres atouts à faire valoir. Découverte. courrierinternational.com plein d’énergie avant d’aller trimer à la chaîne.

En 2023, Courrier Onctueux taro. Responsable des ateliers édu-

—Verse, extraits (Taipei) des trains y est peu élevée – le visiteur distrait international a lancé catifs Manhuotianpin, Chen Yi-shan raconte,
est donc vivement invité à bien vérifier quelle un nouveau format pour sa part, que son père travaillait dans le

L
e visiteur qui arrive à Dajia en hiver ligne il désire prendre. baptisé Courrier commerce de bagages. À l’époque, la région
risque d’être surpris par la brise marine Et même si vous venez à Dajia en train à grande Stories, plus ludique de Dajia était célèbre pour son industrie de la
qui peut le frapper au visage à la sortie vitesse [une autre possibilité, plus récente], et pédagogique, sous-traitance dans le secteur des valises et des
de la gare. De cette petite ville, pourtant vous devrez prendre à Taichung une navette disponible sur notre articles de maroquinerie. Yi-shan se souvient
proche de la côte, il n’est pas toujours qui mettra une quarantaine de minutes pour site et notre des camions qui se garaient directement devant
possible d’apercevoir la mer. Mais, en arriver à bon port. De fait, Dajia peut sembler application. Cette l’entrepôt familial sur la rue Dama pour char-
hiver, on y est enveloppé par la mousson qui d’un accès peu pratique de nos jours… Mais il semaine, lui aussi ger les marchandises depuis le premier étage.
souffle un vent de nord-est. y a un siècle, sa situation géographique en fai- se met aux couleurs À partir de la fin des années 1980, de nom-
Ce vent est sec, et, vers la fin de l’année, sait une plaque tournante indispensable de de Taïwan et se lance breuses industries qui employaient beaucoup de
des gens ont pour habitude de venir brûler du l’import-export. dans un voyage main-d’œuvre ont été délocalisées en Asie du
papier-monnaie [dans le cadre du culte des Situé sur le cours inférieur des fleuves Dajia et en cinq étapes sur Sud-Est et en Chine populaire afin de réduire
ancêtres] dans les cimetières du mont de l’En- Da’an, le bassin de Dajia est une plaine alluviale. l’archipel. L’occasion, les coûts. Les marques qui sont restées sur place
clume (Tiezhenshan), situé au nord-est de Dajia. En 1731, un port fluvial a été créé sur le fleuve par exemple, de ont dû s’adapter, notamment en fabriquant des
Le risque, c’est que ces vents forts provoquent Da’an, à un emplacement crucial pour desser- rencontrer Jay Chou, produits à plus grande valeur ajoutée.
des incendies en dispersant des étincelles à la vir la partie centrale de l’île. Envasé, il a vu son le roi d’un courant C’est le cas de l’entreprise de cycles Jian’ante,
moindre négligence. Et de fait, quasiment activité décliner mais il s’est transformé musical en vogue, connue à l’étranger sous la marque Giant Bicycles,
chaque année, selon les habitants des en un endroit idéal pour faire du surf ou la mandopop. fondée à Dajia en 1972. Elle s’est considérablement
environs, la montagne est en flammes. déguster des fruits de mer. développée ces cinquante dernières années, avec
En 2022, on a fêté le centième anniver- Le groupe de rock taïwanais Sorry l’implantation, dans les environs, d’ateliers de
saire de l’ouverture de la ligne de chemin Youth s’est d’ailleurs inspiré du nom montage de vélos et de pièces détachées. De ce
de fer du littoral, construite [sur la côte VOYAGE d’un restaurant de fruits de mer près du fait, le lieu est devenu un pôle d’activité réputé
ouest, dans la région de Dajia]. En 1919, port de Da’an pour concevoir son pre- dans le secteur des cycles, attirant dans la région
à la faveur de l’essor des échanges économiques mier album, Sea Food. Originaire de Dajia, le de nombreux jeunes qui viennent y travailler
mondiaux, Taïwan s’est en effet mis à exporter bassiste du groupe, Giang Giang, recommande et y habiter. Un autre fleuron de la région est la
en masse ses produits agricoles et industriels. vivement d’aller goûter une friture de sillagos, marque de sacs en toile Yifan Canvas.
Le train de montagne, qui passe par l’intérieur un poisson au goût subtil, qu’on prépare ici Au-delà de son industrie, la région de Dajia est
TAIWAN

des terres, étant incapable d’acheminer autant comme nulle part ailleurs. aussi connue pour son taro [une plante dont on
de marchandises du sud vers le nord, le gou- À la suite de l’ouverture du port de Da’an, le consomme notamment les tubercules, comme
vernement japonais [qui a occupé l’île de 1895 bassin de Dajia était en tout cas progressivement des pommes de terre]. Le taro bénéficie ici d’un
à 1945] a décidé de créer un nouveau tronçon devenu le poumon économique de la région, au environnement optimal, avec les vents tumul-
le long de la côte. point que la ville de Dajia a été construite par la tueux de la mousson d’hiver qui fouettent les
Partie du nord, la voie ferrée se scinde donc à population locale autour du temple Jenn Lann. terres sablonneuses à la confluence des deux
la gare de Zhunan en deux lignes, l’une littorale À partir de 1905, cependant, le gouvernement cours d’eau. En abaissant rapidement la tempé-
et l’autre montagnarde, qui se rejoignent ensuite japonais a lancé un programme de rénovation rature du sol, ces vents froids favorisent un lent
à la gare de Changhua [où la voie montagnarde urbaine qui a abouti à la démolition de nombreux mûrissement du taro, ce qui rend sa chair déli-
se prolonge vers le sud de l’île]. La fréquence bâtiments anciens. Puis, en 1975, le ministère de cate, farineuse à souhait et d’une belle couleur
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
← De gauche à droite : Mazu et le temple Jenn Lann. Au-delà du riche
Tsai Yi-jun (à gauche), tissu socio-économique de la région, c’est bien
la patronne du café souvent ces deux noms qui viennent d’abord
Savage Xiaozhu, à l’esprit.
à Dajia. Le temple Le temple Jenn Lann est avant tout un lieu
Jenn Lann. Le taro, de culte local. L’histoire raconte qu’en 1730 un
spécialité locale. certain Lin Yongxing a quitté l’île de Meizhou,
Le café Brewband, dans la province chinoise du Fujian, pour venir
prisé de la jeunesse. s’installer à Dajia. Il a alors apporté une statue
Photos Zhang Jinrui/ de la divinité du temple ancestral Tianhou [le
Verse temple de l’Impératrice céleste, un autre nom
de la déesse taoïste Mazu, vénérée en Chine de
l’Est et à Taïwan]. C’est en son honneur qu’il a
édifié un petit oratoire en 1732, lequel est devenu
un lieu de prière où les fidèles venaient en masse
blanche, délicatement marbrée. Servi en soupe, brûler de l’encens [en l’honneur des ancêtres].
ce taro est d’une onctuosité incomparable. Quelques années plus tard, des fidèles ont fait
Au-delà des atouts que lui confère naturel- don d’un terrain pour y construire un temple,
lement son environnement géographique, le lequel a été officiellement baptisé temple Jenn
taro de Dajia doit également son succès à de Lann [aussi orthographié Zhenlan, “qui dompte
vives campagnes de promotion. En 1984, le gou- SOURCE les vagues”]. Les habitants de la région, dont
vernement de Taïwan, confronté à une crise la vie dépend des caprices de l’océan, ont ainsi
de surproduction du riz, a décidé d’encoura- VERSE pu, au fil des générations, venir en ces lieux
ger les agriculteurs à se tourner vers d’autres Taipei, Taïwan demander la bénédiction de la déesse pour
cultures. Grâce à des mesures incitatives, des Bimestriel rentrer chez eux sains et saufs.
centaines d’hectares de champs, dans la région verse.com.tw Tsai Yi-jun, la patronne du café Savage Xiaozhu,
de Dajia, ont ainsi été convertis en très peu de Ce magazine a été créé raconte que, quand elle était petite, sa grand-
temps à la culture du taro. en 2020 par le mère l’emmenait prier au temple Jenn Lann.
Dans l’esprit de beaucoup de Taïwanais, Taïwanais Zhang Tiezhi, Depuis, dès qu’elle est malade ou doit subir une
le mot “taro” a peu à peu été associé à Dajia. écrivain renommé opération, elle va demander la bénédiction de
Et, localement, le tubercule a pris une place et chroniqueur. Mazu. Le bassiste Giang Giang explique, pour
croissante. Selon un rapport du bureau du dis- “Nous recensons et sa part, que lorsqu’il croise sur son chemin un
trict de Dajia, en 2021, 60 % des champs consa- interprétons le paysage temple en l’honneur de Mazu, il ne va pas y prier,
crés à la culture maraîchère étaient plantés culturel taïwanais “parce que ce n’est pas ma déesse Mazu, précise-t-il.
en taro. Aujourd’hui, les enseignes de bubble contemporain et Ma Mazu à moi, elle est à Dajia.”
tea proposent massivement des mets sucrés recherchons ce qui fait Dans les années 1970, ce temple a connu
comme des boulettes ou de la pâte de taro, l’esprit de Taïwan quelques menues évolutions : son conseil
et la mention “originaire de Dajia” est quasi- à l’époque actuelle”, d’administration a décidé de gérer les affaires
ment devenue une norme apposée sur chaque promet la publication. du temple comme une entreprise moderne. Il
boisson à base de taro. a, en particulier, invité sur place spécialistes,
Enfin, pour beaucoup de Taïwanais, on ne écrivains et universitaires pour qu’ils publient,
saurait parler de Dajia sans évoquer la déesse dans la presse grand public, des articles pré-
sentant les bienfaits obtenus grâce à la déesse
Mazu de Dajia. C’est aussi à cette époque que
le temple de la ville a été le premier à accueillir
une statue de la déesse en provenance de l’île
Le mot chinoise de Meizhou, avant même l’officialisation
“HUANDAO”
Ce mot désigne un “rite de passage ou un défi personnel
pour de nombreux Taïwanais qui veulent découvrir À visiter
toutes les splendeurs de leur île”, explique The Straits
Times. Il signifie “boucler le tour de l’île”. À pied LE BEITOU HOT SPRING MUSEUM
ou à vélo, en train ou en voiture, cette tradition a été Région volcanique, le nord de Taïwan abrite un très
popularisée par le film Island Etude, sorti en 2006 grand nombre de sources chaudes riches en soufre.
(inédit en France). “D’après un dicton bien connu, le plus Les Japonais, durant leur occupation de l’île,
beau paysage de Taïwan n’est autre que sa population, de 1895 à 1945, y ont développé la pratique des bains
et c’est effectivement ce que nous avons ressenti thermaux (onsen). Elle reste prégnante aujourd’hui.
pendant notre voyage”, confie au quotidien de Singapour Le district de Beitou, dans le nord de Taipei,
Huang Li-ping, lancée dans un parcours à pied abrite ainsi le Beitou Park, où hôtels et installations
de quelque 1 000 kilomètres avec ses deux filles. thermales sont encore aujourd’hui légion.
Elles “m’étonnent tous les jours : elles prennent Le Beitou Hot Spring Museum permet d’explorer
de l’assurance, parlent avec les gens”, confie cette mère cette culture : il a été aménagé en 1998 dans
de 51 ans. À 50 ans, Chen Kuei-fang a, quant à elle, une maison de bains publics construite en 1913
fait deux huandao. Le premier en train, le second par les Japonais, rapporte le Bangkok Post.
à pied, pour explorer la campagne et la gastronomie. Tout de briques rouges et de bois, l’établissement
“C’est mon pays, je voulais fouler les moindres recoins constitue l’un des rares vestiges architecturaux
de son sol”, affirme cette illustratrice. de la période coloniale, précise le Straits Times.
360o. 47
COURRIER INTERNATIONAL
CHINE Taipei
Dajia Zhunan
TAÏWAN
Da’an
Dajia
Détroit Dajia
de Taïwan TAÏWAN
Taichung
TAÏWAN
Changhua
20 km
Lignes de chemin de fer Zhunan-Changhua
des échanges entre Taïwan et la Chine popu-
laire [en 1987]. Ce fut un petit événement, dont
on conserve de précieuses archives visuelles
grâce à un documentaire tourné en 1974, inti-
tulé La Déesse Mazu de Dajia retrouve son foyer.
Ferveur nationale. Pendant mon enfance, le
jour du départ de la procession, mes parents
nous emmenaient toujours, ma sœur et moi, au
temple de Tzu Yun Yen, dans la ville voisine de
Qingshui. Là-bas, les gens se pressaient devant
les points de ravitaillement tard dans la nuit.
Une fois bien rassasiés, nous rentrions sage-
ment à la maison. Depuis cette époque, l’idée
ne m’était jamais venue d’accompagner Mazu
tout le long de son trajet. Et puis en 2018, après
avoir postulé pour être doctorante, je suis allée
implorer la déesse avec ferveur. Une fois mon
examen réussi, j’ai décidé de suivre la procession
en entier en signe de reconnaissance.
D’après Giang Giang, beaucoup de gens sont
comme moi : ils participent à cette proces-
sion pour la remercier d’avoir exaucé un vœu.
Lui-même a commencé à la suivre en 2010.
Rares étaient alors les jeunes qui défilaient à
ses côtés, ce qui lui avait valu d’être d’autant
mieux accueilli par les habitués. “Il existe bien
sûr une part sombre dans la nature humaine,
mais ce pèlerinage est une expérience fantastique,
car il permet, pendant dix jours, de côtoyer des
gens dénués de toute mauvaise intention. J’y vais
chaque fois que j’en ai l’occasion.”
Le pèlerinage de Dajia est, certes, une belle
expérience personnelle. Mais, depuis que le culte
rendu à la déesse Mazu ne se limite plus à la petite
ville, c’est aussi devenu un événement d’am-
pleur nationale, suivi dans ses moindres détails
par un large public dans tout le pays. Victime
de son succès, la procession [qui depuis 1999
s’accompagne d’autres festivités, incluant
randonnée cycliste et concours de danse
de rue, de peinture ou de photographie]
suscite aujourd’hui des réactions parfois
mitigées dans la population locale. Depuis
leur plus tendre enfance, les habitants de
Dajia ont développé un lien intime avec
la déesse Mazu. Être témoin de l’exploi-
tation commerciale qui est faite du fes-
tival ne peut que plonger certains d’entre
eux dans une infinie perplexité.
—Chen Hsiang-jin,
publié le 24 avril 2023
48. 360o Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

La noblesse retrouvée
possède sa tribu, Akoy Piyaw Pacidel récite le
vieil adage selon lequel “il faut seulement dix
Amis pour récolter ce qu’il y a à récolter sur tout

des saveurs autochtones

un versant de montagne”.
Il aura pourtant fallu que s’écoule une bonne
partie de l’histoire moderne de Taïwan avant
que la majorité chinoise de la population, arri-
vée pour l’essentiel après la fin de la guerre civile

TAIWAN
chinoise, en 1949, apprenne à apprécier comme
De plus en plus de chefs vont chercher l’inspiration du côté il convient l’abondance qu’offrent son île et l’ex-
des tribus indigènes, autrefois majoritaires sur l’île. En reprenant pertise de ceux qui savent où la trouver.
“Les peuples autochtones et leur culture sont
leurs ingrédients et leurs savoir-faire, ils aident à renouveler encore aujourd’hui marginalisés, ils ne repré-
la gastronomie locale et à la différencier de la cuisine chinoise. sentent que 2 % de la population, explique Liz Kao,
chroniqueuse culinaire et fondatrice d’un site
Internet appelé Taster. Pourtant, ils ont joué un
—Nikkei Asia, extraits (Tokyo) Piyaw Pacidel. Chef depuis l’âge de 16 ans, il a rôle important pour ce qui est d’établir l’ethnicité
ouvert Wamaki (un nom que l’on pourrait gros- distincte de Taïwan par rapport à la Chine. Cela

A
première vue, Wamaki ressemble à sièrement traduire par “sushis des tribus”) il y a eu pour effet de donner encore plus de légitimité
n’importe quel autre bar à sushis de a environ cinq ans, conscient qu’il prenait “de à la cuisine taïwanaise.”
Taipei. On y trouve un long comptoir gros risques”.
en bois et plusieurs tables séparées Maintenant que ses créations uniques bénéfi- Découvertes. D’après André Chiang, un chef
par des tentures, elles-mêmes ornées cient du sceau d’approbation du Guide Michelin taïwanais formé en France et qui est revenu
d’éléments de calligraphie. Il s’en et qu’elles sont appréciées par des restaurateurs dans son pays natal pour ouvrir RAW, un éta-
distingue cependant par le fait que les pièces de innovateurs comme Frank Liu, du restaurant blissement expérimental [de Taipei] qui s’est
poisson que l’on sert ailleurs crues Orchid [une autre table de Taipei], vu décerner deux étoiles au Michelin, “la cui-
ou saisies rapidement sur des braises Akoy Piyaw Pacidel est libre d’offrir sine autochtone est particulièrement audacieuse et
ardentes sont ici accompagnées de à ses convives des grains du fruit directe, et nous avons la chance d’avoir sur notre
petites garnitures comme le maqaw de la kochia, qu’il présente comme petite île un grand nombre de tribus qui ont toutes
– qu’on appelle aussi litsée ou poivre GASTRONOMIE une sorte de caviar autochtone, ou leur style de cuisine. Ça fait partie de nos racines.”
verveine –, les baies de frêne épineux d’ajouter à ses plats des sels sulfu- Les zones touristiques, comme le lac du Soleil
et de sumac vinaigrier, ou encore la poudre reux qui lui rappellent les sources chaudes des et de la Lune [dans le centre], et les villes où les
d’une algue surnommée “larme de Dieu” parce terres tribales. ↙↓ Une assiette populations tribales sont plus importantes que
qu’elle n’apparaît qu’après la pluie. Le chef propose aussi à ses clients ce qu’il d’herbes et la moyenne, comme Hualien [sur la côte est],
Une bonne partie de ces ingrédients, et il décrit comme “une soupe revigorante Red Bull”, de légumes verts comptent depuis longtemps des restaurants dits
en existe bien d’autres, sont récoltés dans les qui contient de la perche commune sauvage et indigènes que le chef “autochtones”, mais ces établissements n’offrent
forêts de montagne par les Amis, qui forment des baies de goji, ou encore des tranches de venai- Wes Kuo (ci-dessous) généralement que des pièces de gibier grillées
la plus grande des 16 tribus austronésiennes son saignantes que lui rapporte un confrère ami propose dans sur le barbecue et accompagnées de légumes
présentes à Taïwan. qui détient le permis nécessaire pour chasser son restaurant racines riches en féculents.
Le chef propriétaire qui manipule les cou- sur les terres tribales. Fier de la connaissance Embers, à Taipei. Les découvertes culinaires de plus grande
teaux se présente sous son nom tribal, Akoy millénaire de la flore et de la faune locales que Photos Courtesy Embers envergure sont largement attribuables à la
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
quête de nouvelles saveurs entreprise par une
communauté de gastronomes. “Il y a cinq ans,
personne ne parlait de vin de millet ou de poivre
maqaw ou de la manière de trouver des fournisseurs,
raconte André Chiang. Cette prise de conscience
récente de la valeur des aliments autochtones a été
impulsée d’en haut, certes, mais elle se généralise
de plus en plus.”
On peut maintenant se procurer des épices et
des sauces autochtones dans une boutique arti-
sanale aménagée dans l’ancienne usine de tabac
qui accueille aujourd’hui, dans la capitale, le
Songshan Cultural and Creative Park [un espace
qui depuis 2011 réunit des ateliers de design, des
boutiques branchées, des espaces d’exposition
et des cafés]. Le restaurant Embers, également
à Taipei, illustre encore mieux la popularité
des traditions autochtones. L’établissement,
qui sert des produits locaux, a reçu une étoile
verte Michelin, une distinction attribuée aux
restaurateurs qui mettent l’accent sur la dura-
bilité. Au milieu de la salle à manger se dresse
une installation sculpturale faite de panneaux
de cèdre courbés qui rappelle les abris qu’utili-
saient traditionnellement les chasseurs autoch-
tones. “Nous sommes tous des migrants sur cette
belle île”, affirme le fondateur d’Embers, Wes Kuo.
Quand on lui demande de parler de son menu,
le chef propriétaire nous montre un des rares
exemplaires de l’édition anglaise d’un ouvrage
intitulé Edible Wild Greens of Taiwan’s Pangcah
People [“Les légumes sauvages comestibles du
peuple pangcah de Taïwan”, inédit en français ;
Pangcah est un autre nom donné aux Amis].
L’ouvrage porte sur plus de 200 espèces de
plantes et leurs utilisations, parmi lesquelles
plusieurs feuilles, tiges et herbes que l’on trouve
en ville. C’est une véritable mine d’or culinaire
pour Wes Kuo, et sa publication a marqué un
tournant dans la promotion mondiale de la
cueillette sauvage.
“Nous avons un grand
nombre de tribus qui ont
toutes leur style de cuisine.
Ça fait partie de nos racines.”
André Chiang,
CHEF ÉTOILÉ TAÏWANAIS
Son autrice, Dongi Kacaw, d’origine ami, étudie
les aliments autochtones depuis plus de vingt-
cinq ans et s’emploie à les faire connaître. Elle
dirige aujourd’hui, à Hualien [sur la côte est],
l’Indigenous Wild Vegetable Center, un espace
communautaire qui bénéficie de l’appui du gou-
vernement. À Hualien, “même le maire mange des
légumes sauvages”, dit-elle fièrement. Professeure
et leader du mouvement “slow food” à Taïwan,
Dongi Kacaw est considérée comme un trésor
national par nombre de ses compatriotes.
Le plus gourmet des restaurants autochtones
qui ont fait leur apparition sur l’île s’appelle
Akame, ce qui veut dire “gril”, et il a été ouvert il
y a quatre ans par Alex Peng, un Rukai qui a été
apprenti pendant plusieurs années dans le res-
taurant singapourien d’André Chiang. C’est d’ail-
leurs à l’instigation de ce dernier qu’Alex Peng
360o. 49
À boire
HUIT SPIRITUEUX
ET LEURS HISTOIRES
“La première bande dessinée
sur le dijiiu de Taïwan est née !” SAKÉ NON JAPONAIS
se réjouit le média taïwanais Depuis les temps de la colonisation japonaise
Shangxiayou Xinwen (News (1895-1945), le Japon et Taïwan cultivent
& Market). Sous un titre signifiant des liens à la fois historiques et culturels.
“Le goût de l’île pompette”, Symbole de ces relations, le saké japonais
cet ouvrage en deux tomes, gagne en popularité auprès des jeunes
sorti en 2023, relate l’histoire Taïwanais, à tel point que deux d’entre eux,
de l’alcool de riz local et, Yongxu Ren et Hezeng Ma, ont commencé
entre deux anecdotes, “dépeint à en produire en 2022 dans le comté de Yilan
les hauts et les bas traversés (nord-est de l’île), rapporte le Nihon Keizai
par les producteurs”. Il résulte Shimbun, un quotidien économique
de recherches menées sur le terrain par Chou Teh Hao, de Tokyo. Pour ce faire, ils se servent même
PDG de la maison d’édition Juchang Wenhua, à Taipei, d’une variété de riz développée pendant
avec sa collègue éditrice Ho An-Yun. Nous parcourons la colonisation pour “honorer l’histoire
l’île en compagnie d’un héros nommé A. Chuan, propriétaire des anciens qui ont créé un riz adapté à notre
d’un bar mobile qui donne son nom à la bande dessinée. climat”, raconte Ren au journal. Ayant réussi
Au fil des rencontres, celui-ci déguste diverses variétés leur premier pari, ils rêvent de fabriquer
de dijiu, mais aussi du rhum ou de la liqueur de poire produits du saké avec d’autres variétés de riz et
localement, et raconte huit histoires au total, dessinées d’exporter un jour leur production au Japon.
par sept artistes. “Chaque histoire traite d’un thème
différent, comme la démence ou l’homosexualité”,
et chaque dessinateur, avec son style, “met en avant les
qualités d’un alcool donné”, résume Shangxiayou Xinwen.
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
a décidé de rester fidèle à ses origines et de par- La saga du bubble tea,
semer ses créations fusion de fleurs et d’herbes ou comment la gastronomie
sauvages. Il y a aussi quelque chose d’authen- taïwanaise a conquis
tique dans l’emplacement d’Akame : l’établisse- le monde Apparu dans
ment est situé loin de la ville de Kaohsiung [dans les salons de thé de Taïwan,
le sud de l’île], dans le village reculé de Wutai, dans les années 1980, ce thé
où il est préférable de prévoir de passer la nuit. glacé aux perles de tapioca
André Chiang est aussi très fier d’un pro- est aujourd’hui consommé
duit unique qu’il a passé cinq ans à dévelop- dans le monde entier.
per en partenariat avec le peuple taiya à Yilan, D’autres mets ont suivi la
où il vit, une région pittoresque située près de même voie, dont les brioches
Taipei. “Vous avez devant vous le premier ‘cham- gua bao, raconte, dans
pagne’ du monde produit sans raisin. Il est fait à le quotidien britannique
base de millet”, explique le chef. Le nom donné The Guardian, la critique
à la boisson – alih, ou “ailes” en langue autoch- culinaire Clarissa Wei.
tone – fait référence à une histoire locale selon
laquelle c’est un oiseau indigène qui aurait
d’abord apporté des grains de millet aux tribus À grignoter
affamées. L’alih est conservé dans des bouteilles
noires ornées de totems tribaux. Les 600 bou- LES CRÊPES DE GRAND-PÈRE CHEN
teilles qui sont produites tous les deux mois C’est “l’un des en-cas les plus mystérieux de Taïwan”,
sont rapidement épuisées. vendu dans une petite boutique sans enseigne à côté
Chez Embers, chaque convive reçoit mainte- de la gare Linguang de Taipei, raconte le magazine
nant une feuille de bétel à chiquer. Ce n’est pas taïwanais Verse. La saveur de ces crêpes traditionnelles
suffisant pour noircir les dents et on a veillé à (shaobing) est en tout cas telle qu’elle oblige l’écrivain
lui donner un goût plus accessible – la feuille est Liu Ka-shiang à “franchir souvent tôt le matin”
farcie d’une olive locale et accompagnée d’une la montagne le séparant de l’échoppe. Aux fourneaux :
sauce sirupeuse –, mais les touristes peuvent “grand-père Chen”, 78 ans, passé maître “depuis plus
ainsi faire l’expérience d’une tradition séculaire. de quarante ans” de la cuisson au charbon de bois et
“À Taïwan, tout le monde devrait être accueilli à la de la préparation de nouilles maison. Et de la confection
manière autochtone”, insiste Wes Kuo. de crêpes moelleuses et croustillantes, donc. Le secret
—John Krich, de fabrication lui a été transmis par un oncle originaire
publié le 8 juin 2023 du nord de la Chine, précise Verse.
50. 360o Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

L’étoile ternie
de Tchang Kaï-chek
Ce chef militaire, qui a présidé Taïwan de 1950 à 1975, a imposé
l’autonomie de l’île vis-à-vis de Pékin. Une journaliste malaisienne
explore les traces qu’il a laissées à Taipei. Elle pressent vite,
même si elle ne le dit qu’à demi-mot, les ambiguïtés de son héritage.

—The Star, extraits (Petaling Jaya, Malaisie) En 1949, Taïwan a fait la une des journaux
du monde entier quand Tchang, ayant perdu

T
chang Kaï-chek est notre héros national. la guerre civile contre les forces communistes
Beaucoup de gens viennent à Taïwan du de Mao Zedong, a quitté la Chine continentale
monde entier juste pour en savoir plus pour installer sur l’île son gouvernement en exil
sur sa vie palpitante et découvrir son de la république de Chine.
héritage”, m’explique mon guide, Kim, Président de Taïwan pendant les quelques
alors que nous nous dirigeons vers le décennies qui ont suivi [de 1950 à 1975], Tchang
mémorial Tchang Kaï-chek, un monument de a mis en place une démocratie politique [ce point
Taipei, la capitale de Taïwan. En général, c’est la est faux, voir p. 51] et de nombreuses réformes
première étape des visites officielles des dirigeants sociales et économiques, qui ont fait du pays
internationaux et des gens de passage qui, comme un des “quatre tigres asiatiques” aux côtés de
moi, sont férus d’histoire. Singapour, de Hong Kong et de la Corée du Sud.
Blottie au cœur d’un vaste parc, la structure Taipei n’en est pas que la capitale politique,
octogonale de marbre blanc, coiffée d’un toit en mais aussi le centre commercial, historique et
pagode fait de verre bleu, attire l’attention de artistique. Outre les souvenirs liés à Tchang
loin. On accède à son grand hall par un escalier Kaï-chek, la ville, qui compte environ 2,7 mil-
de 89 marches, chiffre qui correspond à l’âge du lions d’habitants, s’enorgueillit de bien d’autres
dirigeant à sa mort. À l’intérieur se dresse une attractions touristiques, telles que des temples, porcelaine, des bronzes, de la calligraphie, des
statue de lui en bronze, gardée par des sentinelles des monuments, des musées de niveau mondial, livres et des documents. Bien des amoureux des
à l’air sévère qui sont relevées toutes les mais aussi de grands parcs, des centres arts remercient Tchang d’avoir apporté ces col-
heures à l’occasion d’une cérémonie où commerciaux rutilants, de fabuleux lections artistiques à Taïwan et de les avoir ren-
ils font tournoyer leurs fusils. marchés nocturnes, sans parler de sa dues accessibles au public. Sinon, elles seraient
“Pour nous, ce n’est pas seulement un gastronomie irrésistible. restées dissimulées dans les caves de la Cité
mausolée, c’est aussi un lieu de pèlerinage”, HISTOIRE Tchang avait toujours rêvé de faire interdite à Pékin.
me dit Kim. Ce que prouve la longue de Taipei une cité internationale ultra- Les réflexions de Kim me donnent envie de
file d’attente à l’entrée de l’édifice. Sous le hall moderne, et, quand on déambule dans les rues, me plonger dans ces trésors. Mais, comme il
se trouve un musée, plein à craquer de souve- on voit sans peine comment ses projets sont fallait s’y attendre, il est impossible de tout
nirs soigneusement rassemblés, qui, d’une part, devenus réalité. La ville s’est développée à une voir en une fois. Alors, comme tant de visi-
fournissent des informations intéressantes sur échelle ahurissante, que l’on peut idéalement teurs qui ne sont venus que pour un court
sa vie et, d’autre part, brossent aussi un superbe contempler depuis le 89e étage de Taipei 101, séjour, j’en découvre les pièces les plus emblé-
tableau de l’histoire de Taïwan et de son déve- une tour de 508 mètres qui a détenu le titre de matiques – parmi lesquelles un chou taillé dans
loppement sous son égide. plus haut bâtiment du monde jusqu’en 2010. de la jadéite, qui exploite les tons naturels de
Durant mon séjour ici, j’ai beaucoup appris sur Le panorama à 360 degrés se déploie à perte la pierre pour recréer le légume.
l’homme vénéré en tant que “père de la nation” à de vue, ponctué de plusieurs gratte-ciel à l’ar- Tout en savourant les beautés de Taipei, je
Taïwan, comme Gandhi en Inde ou Hô Chi Minh chitecture novatrice, symboles de la croissance me demande si Tchang suscite toujours autant
au Vietnam. Plus tard, nous visitons sa maison, qu’a connue la ville ces dernières années. d’admiration qu’autrefois chez les Taïwanais.
où, une fois encore, la présence d’une foule nom- En redescendant de la hauteur, Kim me raconte La question me taraude d’autant plus que j’ai
breuse qui se promène à l’extérieur est la preuve que, quand Tchang a quitté les côtes de la Chine découvert que le nom de la place sur laquelle se
de sa renommée, même quarante-sept ans après continentale, il a emporté avec lui 10 000 caisses situe son mémorial a changé de nom. Autrefois
sa mort, en 1975. contenant certaines des œuvres d’art les plus place Tchang Kaï-chek, c’est aujourd’hui la place
Baptisé “Ilha Formosa”, la “belle île”, par des raffinées et les plus fragiles, des peintures, de la Liberté. Son anniversaire aussi n’est plus
TAIWAN

navigateurs portugais au xvie siècle, Taïwan, des calligraphies, des poteries, mais aussi des un jour férié officiel.
un archipel de l’est de l’Asie, a été successive- sculptures et des incunables. Plusieurs de ces “Alors, est-ce que sa popularité diminue avec le
ment dominé par les Néerlandais, les Chinois caisses auraient été perdues pendant le tran- temps ?” J’interroge Kim autour d’un café pris
et les Japonais à partir du début du xviie siècle. sit, mais ce qui a pu être récupéré constitue au luxueux Grand Hotel – le premier hôtel
En 1945, à la fin de la Seconde Guerre mon- une des plus belles et des plus rares collections cinq étoiles du pays, où Tchang et son épouse
diale, les Chinois – gouvernés à l’époque par d’œuvres chinoises, allant du néolithique à la accueillaient souvent des hôtes de marque.
Tchang Kaï-chek et son parti, le Kuomintang dynastie Qing. Il ne répond pas, et donc, c’est à moi d’en déduire
(KMT) – ont repris le contrôle de cette île, La plupart sont aujourd’hui exposées dans l’en- ce que je veux.
qui se situe à près de 160 kilomètres du litto- ceinte du musée national du Palais, et incluent —Sandip Hor,
ral sud-est de la Chine. des tableaux, des vases et de la vaisselle en publié le 6 janvier 2023
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
← Depuis 2000,
le parc Cihu, à
Taoyuan (Nord),
rassemble 152 statues
de Tchang Kaï-chek
venues de toute l’île.
Elles étaient
autrefois exposées
dans des écoles
et divers organismes
gouvernementaux.
Photo Chris Stowers/
Panos-REA
En bref
DANS LA TÊTE DU GÉNÉRALISSIME
En octobre 2023, Academia Historica, l’organisme taïwanais
chargé des archives des anciens présidents, a entrepris de
publier les journaux intimes de Tchang Kaï-chek. La conclusion
d’une bataille juridique de vingt ans avec la Hoover Institution,
aux États-Unis, qui était entrée en possession de quantité
de documents importants sans l’aval des héritiers. Academia
Historica espère pouvoir “aider les Taïwanais à mieux
comprendre les pensées et les actes de Tchang Kaï-chek” et jeter
un pont entre ceux qui voient en lui un sauveur et ceux pour
qui c’est un dictateur, explique le South China Morning Post.
À LIRE
“C’est le premier roman graphique
à raconter la vie de victimes de la
‘terreur blanche’”, écrit le Taipei Times.
Le 12 janvier, la traduction du quatrième
et dernier volume du Fils de Taïwan
paraît en France (éd. Kana). Écrite
par la poétesse Yu Pei-yun et dessinée
par Zhou Jian-xin, la saga relate l’histoire
vraie de l’éditeur Kunlin Tsai.
Né en 1930 dans une île de Formose sous domination japonaise,
il a été aux avant-postes de l’histoire tumultueuse de Taïwan.
De 1950 à 1960, jugé “rouge”, il a été envoyé en colonie
pénitentiaire sur l’île Verte (sud-est de l’archipel). Il est
par la suite devenu un militant pour les droits de l’homme.
Kunlin Tsai est mort à l’automne dernier, à l’âge de 93 ans.
La “terreur
blanche”,
ce passé qui
ne passe pas
Cette période de dictature
implacable, ouverte sous
Tchang Kaï-chek, reste
un aspect tabou de l’histoire
de l’île. Statues, monuments,
théâtre… Taïwan est toujours
à la recherche de sa mémoire.
F
in décembre 2023, dans la médiathèque
d’un lycée de Yuanlin, une ville de l’ouest
de Taïwan. Devant leurs camarades, des
lycéens interprètent des scènes de théâtre
immersif où ils endossent, à tour de rôle, des
rôles de victimes ou de bourreaux. C’est la
Radio nationale de l’éducation (RNE), une
station de service public, qui a enregistré la
scène, reproduite sur le site Yahoo ! Taïwan.
“Nous espérons, en utilisant le théâtre et l’art,
que les enseignants et les élèves qui ont regardé
la pièce aient l’impression d’avoir été personnel-
lement témoins de la ‘terreur blanche’”, explique
le metteur en scène Xu Yingxiang, lui-même
ancien élève du lycée.
“Terreur blanche”, le mot est lâché. C’est un
angle mort de l’histoire chinoise. Au moment
où la folie des politiques maoïstes s’abattait en
Chine populaire, une “autre Chine”, gouvernée
à Taïwan par Tchang Kaï-chek, était l’objet
d’une implacable dictature qui a perduré
de 1949 à 1987. La RNE poursuit : “Les jeunes
générations ne connaissent pas bien cette
période. C’est pourquoi le lycée de Yuanlin
a voulu utiliser des moyens créatifs pour
aider les élèves à comprendre l’histoire
de l’autoritarisme dans notre pays et
à réfléchir à l’orientation future de la
justice de transition.”
Les chiffres des historiens doivent
être affinés : près de 4 000 individus
auraient été exécutés ; on compte
entre 140 000 et 200 000 personnes
maintenues en détention arbitraire,
dont au moins 30 000 sont mortes
de mauvais traitements.
Surtout, cet épisode est l’arché-
type d’un passé qui ne passe pas :
“En Allemagne, il y a peut-être des gens
qui vénèrent encore Hitler. Mais l’État ne
dépense pas d’argent public pour leur faire
plaisir”, tranche Chen Jun-hong, professeur
de droit à l’université Soochow de Taipei,
cité dans un récent article du site Hong Kong
360o. 51
Free Press (HKFP). Il fait référence à l’im-
mense statue de Tchang Kaï-chek qui se dresse
devant le mémorial construit à sa mémoire au
cœur de Taipei.
HKFP était présent le 30 novembre dernier,
lorsqu’une cinquantaine de personnes ont
envahi les marches du mémorial en brandis-
sant des images des victimes de la “terreur
blanche”. “L’auteur de ces crimes ne devrait pas
avoir un monument au milieu de Taipei, explique
l’une des manifestantes, citée par le site hong-
kongais. Cet endroit devrait être détruit.”
Détruire cette statue n’est certainement pas
du goût de tous les Taïwanais, poursuit HKFP,
qui a rencontré Alexander Huang, le directeur
des relations internationales du Kuomintang
(KMT), le parti qui dirigeait Taïwan durant
les années de la “terreur blanche”. “Je sais
que des innocents ont été touchés, reconnaît-il.
Mais nous ne devrions pas nous concentrer sur
la courte période de la ‘terreur blanche’ pour éli-
miner toute la contribution de Tchang Kaï-chek à
la république de Chine. C’est tout de même lui qui
a mené notre pays à la victoire durant la Seconde
Guerre mondiale.”
C’est du moins la version que des millions
de Taïwanais ont apprise à l’école. En paral-
lèle, toute forme de dissidence, avérée ou pré-
sumée, devait être considérée comme une
œuvre des “rouges”, de l’ennemi communiste.
Et, dans le contexte de la guerre froide, devait
être tuée dans l’œuf.
Sans explication. C’est ce qui est arrivé à
Fred Chin, aujourd’hui âgé de 74 ans, qu’a ren-
contré HKFP. En 1970, alors jeune étudiant,
il a été réveillé dans son dortoir au milieu de
la nuit. Embarqué sans explication, il a été
battu, torturé et forcé de signer une fausse
confession affirmant qu’il était un sympathi-
sant communiste. Puis envoyé en prison : “Je
suis resté un an et demi dans cette cellule, dans
le noir complet. J’étais comme mort à l’intérieur,
sans le moindre espoir.”
Il sera ensuite transféré vers une sorte de
bagne, l’île Verte, située au sud-est de l’île prin-
cipale de Taïwan. Fred Chin y restera encore
neuf ans. Sans le moindre procès.
Aujourd’hui, le lieu a changé de vocation .
“La plateforme de réalité virtuelle du parc de l’île
Verte vous fait vivre les grandes heures de la ‘ter-
reur blanche’”, titrait, le mois dernier, le quo-
tidien Ziyou Shibao. “Technologie optique avec
balayage numérique… Depuis son ordinateur ou
son portable, on peut désormais marcher dans
les salles de détention et les couloirs de la prison.”
Le directeur du parc explique : “Avec cette visite
virtuelle, l’idée est de rétablir une réalité concrète
sur cette période de l’histoire. Nous espérons aussi
qu’à travers cela nous pourrons apporter un peu
de réconfort à ceux qui en ont souffert.”
Quarante-trois ans après, Fred Chin, lui,
ne sait toujours pas pourquoi il a été arrêté.
Il a, selon HKFP, abandonné l’idée de retrou-
ver les responsables. “J’ai juste arrêté de faire
des cauchemars”, résume-t-il. Le début d’une
mémoire retrouvée.
—Courrier international
52. 360o Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024

“Wave Makers”, Gros plan

une utopie très réaliste

VOUS AVEZ DIT “AIL GLACÉ” ?
Évincer la question chinoise ne permet
pas seulement à Wave Makers d’aborder
de front le harcèlement sexuel. Cela lui
donne aussi l’occasion d’“ouvrir une fenêtre
sur les particularités de la culture politique
Mise en ligne en avril 2023 sur Netflix, cette série taïwanaise taïwanaise”, considère Foreign Policy.
raconte une campagne électorale bien particulière, où les relations La série représente ainsi, dans une scène
étrange pour un spectateur sinophone,
avec la Chine ne sont pas un enjeu. Cela lui permet de mettre des participants à un meeting électoral
en lumière d’autres sujets, comme celui de la condition féminine. qui scandent le mot chinois signifiant
“ail glacé” : c’est, en argot taïwanais,
l’homonyme de “victoire”, s’amuse
—Los Angeles Times, extraits un équilibre entre leur vie personnelle et leur le magazine américain. Dans un autre
(Los Angeles) vie professionnelle, et sont confrontés à une registre, Wave Makers a le courage
perte de leurs idéaux. d’aborder, même fugacement, le sujet

R
umeurs de plagiat. Meetings électo- Quand le premier épisode s’est ouvert sur de la peine de mort, totalement tabou en
raux avec bâtons [applaudisseurs] un meeting à Taipei, Lee Meng-huah, 34 ans, a politique depuis la période de la dictature.
gonflables. Afters arrosés dans un pensé qu’on ne tarderait pas à parler du grand Et mentionne le sort des immigrés d’Asie du
bar à karaoké. Une série à succès de voisin. Elle a été agréablement surprise que ce Sud, longtemps marginalisés sur l’archipel :
TAIWAN

Netflix [mise en ligne en avril 2023] ne soit pas le cas. Ouvrière dans l’industrie phar- l’une des candidates à la présidence
décrit une campagne électorale taïwa- maceutique à Tainan, elle se dit indifférente à enregistre une vidéo avec un influenceur
naise sous tous ses aspects, en occultant une la politique, et généralement elle préfère les fic- taïwano-indonésien pour tenter d’élargir
question fondamentale : le débat sur la conduite tions coréennes à leurs équivalents taïwanais. son électorat ; en 2019, la présidente
à tenir vis-à-vis de la Chine. Mais, sur la recommandation de son mari, elle sortante, Tsai Ing-wen, avait fait de même
Pour certains fans de Wave Makers, c’est là que a regardé Wave Makers et s’est prise de sympa- avec un influenceur taïwano-thaïlandais.
réside une grande partie de l’intérêt de la série. thie pour les personnages.
“On est un peu dans un univers parallèle – à quoi Cette mère de deux enfants sait combien
ressemblerait la vie politique taïwanaise si la Chine il est compliqué de concilier vie profession-
n’était pas un problème ? commente Chieh-ting nelle et vie de famille, et elle se rappelle que,
Yeh, directeur d’US Taiwan Watch, dans une précédente entreprise où
un groupe de réflexion qui s’intéresse elle a travaillé, l’une de ses collabo-
aux relations entre Taïwan et les États- ratrices avait entamé une procédure “Nous avons beaucoup hésité à prendre cette déci-
Unis. C’est passionnant.” pour harcèlement sexuel. “La série se sion, reconnaît Chien. Ne pas aborder la question
La série suit le personnage de Weng concentre sur les problèmes qu’on ren- des relations avec la Chine, ce n’est pas réaliste.
Wen-fang, une militante du parti d’op- CULTURE contre dans notre vie de tous les jours, D’un autre côté, c’est délicat, parce qu’on ne veut
position, homosexuelle assumée, qui explique-t-elle. Si elle avait examiné pas qu’un camp ou l’autre ne regarde pas la série.
lutte pour son avenir en politique après avoir été les relations sino-taïwanaises ou la question de Et, une fois qu’on aurait abordé le sujet, les spec-
battue à des élections municipales. Elle devient l’indépendance de Taïwan, je pense que ça aurait tateurs ne se seraient intéressés à rien d’autre.”
l’amie d’une récente recrue, Chang Ya-ching, et délayé le propos.” En définitive, les autrices se sont efforcées
va soutenir la jeune fille dans sa plainte pour Laisser de côté toute référence au plus grand de garder un point de vue aussi apolitique que
harcèlement sexuel sur le lieu de travail en l’ai- problème politique auquel Taïwan est confronté possible. Tandis que le scénario initial mettait
dant à gérer les retombées d’une relation avec aujourd’hui n’allait pourtant pas de soi pour les ↑ Scènes de la série en scène un candidat et une candidate pour la
un homme politique en vue. D’autres, dans la scénaristes Chien Li-ying et Peng Wei-chao (plus Wave Makers. présidentielle, il a finalement été décidé que les
même équipe de campagne, ont du mal à trouver connue sous son nom de plume, Cynical Chick). Photos Netflix deux personnages seraient des femmes, → 54
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54. 360o
52 ← afin d’éviter toute comparaison directe
avec la présidente Tsai Ing-wen [élue en 2016,
réélue en 2020, elle ne peut se représenter cette
année pour un troisième mandat].
Même s’il se démarque du monde réel, Wave
Makers [a déjà eu] des répercussions sur la société
taïwanaise. Un mois après sa mise en ligne, la
série a contribué à faire naître un mouvement
de type #MeToo. Une ancienne membre du per-
sonnel du Parti démocrate progressiste [PDP,
au pouvoir], inspirée par la série, a accusé son
ancien supérieur hiérarchique d’avoir mal géré
une plainte pour harcèlement sexuel qu’elle
avait déposée en 2022. Plusieurs de ses col-
lègues avaient émis des accusations analogues
au sein du parti au pouvoir. Tsai s’est excusée
auprès des victimes en tant qu’ancienne pré-
sidente du PDP, et certains responsables mis
en cause ont démissionné.
Lai, le candidat à la présidence du PDP, a
déclaré que son parti appliquerait une poli-
tique de tolérance zéro vis-à-vis du harcèle-
ment sexuel, citant une réplique très connue
de Wave Makers dans ses excuses : “On ne va
pas laisser passer ça.” Hou Yu-ih, le candidat du
Kuomintang [KMT, opposition], a fait savoir
que son parti traiterait rigoureusement les
signalements de harcèlement sexuel.
En Chine continentale, où Netflix est interdit
et où Wave Makers est absent du plus grand site
de critiques de cinéma du pays, des publications
sur la série ont été vues plus de 110 millions de
fois sur les réseaux sociaux chinois avant d’être
censurées. Pour certains spectateurs, l’exis-
tence d’une fiction en chinois sur une élection
présidentielle fait ressortir les différences poli-
Un mois après sa mise
en ligne, Wave Makers
a contribué à faire naître
un mouvement de type
#MeToo.
tiques entre Taïwan et la Chine. Une personne
du Guangdong [une province du sud-est de la
Chine] a ainsi écrit sur la plateforme chinoise
Weibo : “Voir des gens à l’écran qui parlent chinois
et disent qu’ils se servent des élections pour défendre
leurs idées, dénoncer les inégalités sur le marché du
travail… On voit bien qu’un même contexte cultu-
rel a évolué de manière complètement différente
[à Taïwan et en Chine continentale].”
Chien et Peng ne s’attendaient pas à déclen-
cher un mouvement, ou à toucher des spec-
tateurs chinois, quand elles ont commencé à
écrire le scénario en 2019 [elles n’ont contacté
Netflix que quand la production a été bouclée,
financée avec l’aide de fonds publics taïwa-
nais] dans le but de mettre en lumière les pro-
blèmes des femmes. “En fait, notre série peut
faire savoir au reste du monde que Taïwan existe
vraiment, qu’il n’est pas juste un pion entre des
grandes puissances ou un fabricant de puces élec-
troniques”, conclut Peng.
—Stephanie Yang et David Shen,
publié le 13 juin 2023
Courrier international — no 1732 du 11 au 17 janvier 2024
Yellow,
nouvelle étoile
de la pop
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
La création ou
l’argent : le dilemme
des artistes taïwanais De son vrai nom Huang Xuan,
face à la Chine ce chanteur mêlant
Difficile de résister mandopop et électro pointue
à conquérir le large s’est imposé en 2023.
lucratif marché
chinois. Mais cela ne Son succès dépasse Taïwan.
va pas sans sacrifices
et compromissions
A
politiques, explique 30 ans, Huang Xuan est l’une des figures
le quotidien japonais les plus novatrices de la scène musicale en
Asahi Shimbun. Asie, avec sa fusion de mandopop (pop en
mandarin) classique et d’électro plus exigeante.
Connu sous le nom de scène “Yellow”, le jeune
Taïwanais “propose une pop subtile et créative,
qui aime à brouiller les frontières des genres
musicaux et qui trouverait parfaitement sa place
sur des playlists aux côtés de Moses Sumney ou
↗ Le chanteur Yellow Frank Ocean”, s’enthousiasme le South China
aux Golden Melody Morning Post (SCMP). Et le quotidien de Hong
Awards, à Taipei, Kong n’est pas le seul à admirer l’artiste, en
le 1er juillet 2023. vogue dans la région.
Photo Billy Dai/AP/Sipa Né dans une famille autochtone de Taïwan,
Huang Xuan a hérité sa passion de sa mère,
une chanteuse de gospel, et a composé dès
l’adolescence.
Signé à 17 ans chez Sony, le jeune chanteur
n’apprécie pas la pression des cadres qui le
poussent à produire une musique trop forma-
tée à son goût. Alors il “commence à sortir des
En bref
COUP DE PRESSION SUR LE ROCK TAÏWANAIS
“La Chine fait pression sur un groupe taïwanais pour
qu’il fasse des déclarations pro-Pékin”, a annoncé l’agence
de presse Reuters le 28 décembre. Formé à Taipei en 1997,
Mayday (Wu Yue Tian) est l’un des groupes de rock
les plus populaires en Asie et dans le monde sinophone.
Après des concerts à Shanghai, en novembre, il a été
accusé par un blogueur chinois de jouer en playback. Une
pratique qui, en Chine, passe pour “un acte de tromperie”,
passible d’une amende et d’une interdiction de scène,
note The Wall Street Journal. Le groupe a eu beau nier,
l’affaire a fait grand bruit et a immanquablement pris
un tour politique. Entre autres réactions, le vice-président
du Conseil des affaires continentales taïwanais, Zhan
Zhihong, a déploré, cité par Radio Taiwan International,
que Pékin ait coutume d’“obliger” artistes et sportifs
en vue à “se ranger à [ses positions] en échange de l’accès
au marché chinois”.
morceaux en ligne sous des pseudonymes – comme
‘Yellow Freak’ – où il est à la fois auteur, produc-
teur et chanteur”.
Il sort un premier album en 2020. Puis un
deuxième en 2021, Beanstalk : huit morceaux en
mandarin et en anglais qu’il décrit comme “un
dialogue avec lui-même”. L’album “plonge l’au-
diteur dans un périple sonore ininterrompu, où
les paysages électro bucoliques et sereins côtoient
des rythmes urbains enlevés ponctués de touches
de jazz, de soul, de folk et de variété, de funk sug-
gestif et de blues râpeux, autant de styles musi-
caux au service du désir d’infini de Huang et de
son voyage onirique”, souligne le SCMP.
Le disque se démarque du reste du paysage
musical de l’île et fait connaître l’artiste de la
presse locale. “Outre son style personnel bien à
lui, son apparence accrocheuse et son sens de l’hu-
mour, Huang Xuan déploie une palette musicale
très diversifiée, qui le rend encore plus populaire
auprès de la jeune génération, attachée à Internet”,
décrit le magazine culturel taïwanais Verse.
En 2023, Yellow accède à la célébrité en se
faisant notamment remarquer comme hôte
lors de la cérémonie musicale taïwanaise des
Golden Melody Awards : une “expérience miti-
gée”, explique-t-il au SCMP, étant donné
qu’il repart bredouille malgré deux
nominations.
L’année 2023 reste cependant celle
durant laquelle le chanteur polit
un style bien à lui, explique le
magazine de mode Tatler Asia,
lui aussi publié à Hong Kong,
estimant que l’artiste incarne
la notion d’“extraordinaire”.
“Que ce soit dans la musique
ou l’attitude publique, il est
difficile de trouver quelqu’un
qui ressemble [à Yellow].
Les médias [taïwanais]
sont tombés amoureux de
lui grâce à sa personnalité
audacieuse, forte et folle.”
—Courrier
international
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