INDE — CRISE RENCONTRE

SANITAIRE : MODI KAZUO ISHIGURO, PRIX

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Grande-Bretagne 4,60 £, Grèce
Afrique CFA 3400 F CFA, Algérie

TOM 850 XPF, Tunisie 7,20 DT.

Maroc 41 DH, Pays Bas 5,20 €,
5 €, Autriche 5,40 €, Canada
No 1592 du 6 au 12 mai 2021
courrierinternational.com
France : 4,50 €

ROYAUME-UNI
THE END ?
Volonté d’indépendance en Écosse, tensions
en Irlande du Nord et le pays de Galles qui
s’émancipe… Les élections locales
du 6 mai pourraient précipiter
l’éclatement du royaume.

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De la musique classique à la Fondue moitié-moitié, ce journaliste indien
est tombé sous le charme de la cité médiévale.
U n flot de musique classique dé-
ferle sur l’allée et sur les bancs,
me plongeant dans une transe
euphorique. Je suis en train
d’écouter un concert d’orgue
dans la cathédrale gothique St-Nicolas,
dont la première pierre fut posée en 1283,
à Fribourg, ville suisse considérée comme
la “petite Rome” de l’époque médiévale et
haut lieu du catholicisme au sein de la Suisse
protestante.
Ce grand orgue n’est pas un instrument or-
dinaire. De grands noms de la musique tels
que Liszt s’y sont assis pour en jouer. Cet
instrument datant du XIXe siècle et comptant
7 800 tuyaux est l’œuvre du facteur d’orgues
Aloys Mooser, et il lui aura fallu dix années
pour en achever la fabrication. Les vitraux
de l’église, aux teintes chatoyantes, consti-
tuent une somptueuse collection d’œuvres
d’art à part entière. Dessinés par le peintre
polonais Jozef Mehoffer dans le style Art
nouveau et élaborés par des artisans locaux
entre 1896 et 1936, ils représentent des
scènes bibliques particulièrement vivantes.
— R É A L I S É PA R L’A G E N C E C O U R R I E R I N T E R N AT I O N A L I N D É P E N DA M M E N T D E L A R É DA C T I O N —
FRIBOURG, LA PETITE ROME
LA VILLE DES PONTS
Je déambule avec Alicia Daguet, notre guide,
dans les ruelles pavées de la vieille ville, dé-
couvrant au passage des fontaines du
XVIe siècle ornées de beaux parterres de fleurs,
des monastères et des églises. La ville compte
plus de deux cents façades gothiques : des
demeures construites en molasse, la pierre
locale, aux toits de tuiles pentus, et parfois
ornées de fresques murales. Les anciennes
maisons bourgeoises présentent des détails
intéressants, tels des grattoirs à chaussures
installés à l’extérieur ou des portes sculptées.
Avec leurs tourelles, leurs longs tronçons
de remparts et leurs tours-portes, les fortifi-
cations médiévales, édifiées au XIIIe siècle,
serpentent à travers la partie ouest de la ville.
La ville se trouve sur un plateau rocheux
entouré sur trois côtés de falaises abruptes,
lesquelles lui ont servi de défense naturelle
au fil des siècles. Nous prenons le funiculaire
plus que centenaire, qui fonctionne grâce à
l’énergie fournie par les eaux usées. C’est une
bénédiction pour les promeneurs aux pieds
fatigués de parcourir les rues escarpées de
la ville. Fribourg est surnommé la “ville des
ponts” : on en compte quatorze au moins qui
enjambent la Sarine et permettent ainsi de
relier la rive francophone et la rive germano-
phone. Le plus ancien d’entre eux est le pont
de Berne, entièrement recouvert de bois, et
qui mène à la rue des Forgerons.
Nous descendons la rue des Épouses, longue
de quinze mètres, et qui relie l’hôtel de ville
à la cathédrale de Fribourg. C’est par cette
artère que passaient les heureux mariés à
peine unis devant Dieu. Sur une pancarte, on
peut lire (en français) : “Voici la rue des épouses
fidèles et aussi le coin des maris modèles”, et,
de l’autre côté (en allemand ) : “Homme,
réjouis-toi du mariage. Demain ce sera ta
femme qui portera le pantalon !”
UNE BALADE ARTISTIQUE
Je visite l’hôtel Ratzé, un édifice vieux de
quatre cents ans, puis, à côté, l’arsenal, et en
face l’abattoir – tous deux datant du
XIXe siècle. Ces trois bâtiments hébergent
aujourd’hui le Musée d’art et d’histoire. Je
remonte le temps en m’émerveillant devant
les expositions d’art religieux du XVIe siècle
ainsi que devant diverses peintures, tapisse-
ries et sculptures, lesquelles me donnent un
aperçu de l’importance de Fribourg au Moyen-
ILLUSTRATION © VÉRANE COTTIN/ PONT DE LA VILLE DE FRIBOURG © FRIBOURG RÉGION / GRAPHISME : LILIKLIK
Âge. À deux pas de là se trouve l’Espace Jean
Tinguely - Niki de Saint Phalle, qui abrite
aussi bien des œuvres de l’artiste suisse,
connu pour ses installations d’art cinétique
et résolument politique, que des sculptures
de sa femme – dont des Nanas, ces opulentes
figures féminines multicolores, entre autres
animaux et monstres surdimensionnés.
Fribourg est enfin un paradis pour les
gourmands. Les boulangeries y vendent une
spécialité locale : la Cuchaule AOP, un pain
brioché au safran que l’on consomme avec
de la moutarde douce de Bénichon. Au Café
du Midi, dont la décoration rappelle les
chalets suisses, nous dégustons une Fondue
moitié-moitié, qui combine le Gruyère AOP et
le Vacherin Fribourgeois AOP. Un serveur
suscite notre admiration lorsqu’il entonne pour
nous, de manière improvisée, une chanson en
romanche, la quatrième langue officielle de la
Confédération helvétique. Ce moment restera
longtemps gravé dans ma mémoire !
Times of India Travel par Kalpana Sunder
 4. Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021

LES CHOIX
avaient rejeté l’indépendance
DE “COURRIER” à une large majorité (55 %
CLAIRE CARRARD contre 45 %). Ce n’était peut-
être que partie remise. Entre-
temps, le Brexit est passé par là,
Royaume-Uni : et la gestion de la pandémie
the end ? n’a pas réconcilié les Écossais
avec le gouvernement de Boris
p.24 Johnson. Dans une tribune
remarquée, publiée début
janvier par plusieurs journaux
nouveau référendum.
Les Britanniques dans tous
leurs états : c’est un sujet
que nous suivons très
régulièrement à Courrier
international, en témoignent
les nombreuses unes que nous
y avons consacrées (sans parler
de celles sur le Brexit) ces
dernières années. Ce fut d’abord
le “Royaume désuni” (CI no 1175,
ne change au bout du compte ?
On peut raisonnablement
en douter. Le 3 mai, l’Irlande
du Nord a fêté (ou plutôt,
n’a pas fêté) ses 100 ans dans
un contexte électrique.
Les unionistes ne décolèrent
pas contre Londres et l’accord
commercial conclu avec l’UE,
qui “établit une frontière
douanière au milieu de la mer
être le plus surprenant,
au pays de Galles, le vent
est aussi en train de tourner.
“Pendant des décennies,
l’indépendance galloise est restée
une aspiration marginale, pour
ne pas dire excentrique. Plus
maintenant”, écrit The Observer.
L’idée de quitter le Royaume-
Uni séduit particulièrement
les jeunes.

C omme un air
de déjà-vu… Le 6 mai,
les Britanniques
sont appelés aux urnes un peu
partout dans le pays,
à l’occasion d’un “super jeudi”
électoral. Et c’est vers l’Écosse
que seront tournés tous
les regards. Si les nationalistes
au pouvoir l’emportent
largement, on devrait entendre
très vite reparler d’indé-
pendance. Avec ou sans l’accord
de Londres. C’est la différence
avec 2014, où le Premier
ministre britannique
de l’époque, David Cameron,
avait approuvé l’organisation
d’un référendum sur la question
(par l’accord d’Édimbourg, en
2012). À l’issue d’une campagne
mouvementée, les Écossais
au moment où le Royaume-Uni
quittait l’Union européenne,
la Première ministre écossaise,
Nicola Sturgeon, exprimait son
espoir de voir l’Écosse bientôt
rejoindre l’UE en tant que
“nation indépendante”. Il est vrai
que les Écossais ont
massivement voté pour
le maintien dans l’UE (62 %) en
2016, comme les Nord-Irlandais
d’ailleurs (56 % pour le
“Remain”). Et malgré sept ans
au pouvoir, la “reine d’Écosse”
peut compter sur son incroyable
popularité pour mettre fin
aux plus de trois cents années
d’union avec l’Angleterre,
souligne The Observer. Fin
2020, plus de vingt sondages
d’affilée donnaient d’ailleurs
le oui gagnant en cas de
daté du 9 mai 2013), autour
des fractures Nord-Sud et, déjà,
de la question écossaise, puis
“Écosse : To be or not to be”
(CI no 1245, daté
du 10 septembre 2014),
à l’occasion du premier
référendum sur l’indépendance.
Avant les élections de 2015,
c’est encore un portrait
désabusé du royaume que nous
avions dressé à partir de la
presse britannique : “Faut-il
sauver les Anglais ?” (CI no 1278,
30 avril 2015). Jusqu’à cette
une de 2019, “Royaume-Uni :
le naufrage”
– celui d’un pays devenu
ingouvernable (CI no 1482
du 28 mars 2019). Alors, cette
une viendra-t-elle s’ajouter
aux autres sans que rien
d’Irlande ; l’Irlande du Nord se
retrouve ainsi à moitié détachée
du Royaume-Uni, du moins aux
yeux des unionistes”, explique
The New Statesman. 
Autre nation en colère contre
Londres : l’Écosse, donc.
“Avons-nous vraiment besoin
d’être matraqués à coups d’Union
Jack en ce moment ?” écrit
le chroniqueur du National dans
un billet enflammé. “L’Écosse
a été arrachée de l’UE contre son
gré […] ; notre réputation a été
ternie sur la scène internationale,
nos exportations ont souffert, et
plusieurs secteurs de notre
économie [devront] se reconstruire
après la pire pandémie de
ces dernières décennies, tout
en ayant les mains liées.” Le ton
est donné. Enfin, et c’est peut-
“Royaume-Usé”, alertait
The Economist en une,
le 17 avril. Pour l’hebdomadaire,
“les liens qui unissent l’Angleterre,
le pays de Galles, l’Écosse
et l’Irlande du Nord n’ont,
de mémoire d’homme, jamais été
aussi distendus”. Le journal
prévient : “Si Boris Johnson
échoue [à recimenter le pays],
on ne se souviendra pas de lui
comme du dirigeant qui a libéré
le Royaume-Uni, mais comme
de celui qui l’a détruit.”
En couverture :
dessin de Ben Jennings,
Royaume-Uni, pour
Courrier international.
Kazuo Ishiguro : photo Andrew
Testa/The New York Times.
Inde : photo Prakash Singh/AFP.

Sommaire
DAVOR PAVELIC, CROATIE, IKON IMAGES

INDE p.10 BURKINA FASO P.22 LES SOURCES

“Modi a mis l’Inde Comment Chaque semaine, les journalistes

à genoux”
La déferlante de contaminations
qui touche le pays montre
les failles du système de santé
ÉCONOMIE P.32 indien. Elle accentue aussi
les inégalités et les tensions
HaitiPay, religieuses. Le Premier ministre,
Narendra Modi, risque fort
le djihadisme
s’est installé
Fin avril, trois Européens ont été
tués par des terroristes dans le sud
du pays. Un drame qui, selon El
Mundo, montre à quel point la chute
du régime de Blaise Compaoré,
de Courrier international
sélectionnent et traduisent des
articles tirés de plus de 1 500 médias
du monde entier. Voici la liste
exhaustive des journaux, sites
et blogs utilisés dans ce numéro :
Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. Aujourd’hui
au Faso Ouagadougou, quotidien.
The Daily Telegraph Londres, quotidien.
The Diplomat (the-diplomat.com)

jeune pousse d’y laisser des plumes. en 2014, a déstabilisé la région.

balayée par
les puissants
La start-up était pionnière
des solutions de paiement
mobile en Haïti. Mais elle
n’a pas fait le poids face aux
géants du secteur. Une
enquête de Rest of World.
Washington, en ligne. Financial Times
Londres, quotidien. Grist (gristmagazine.
com) Seattle, en ligne. The Guardian
Londres, quotidien. The History Magazine
(historic-uk.com/HistoryUK) en ligne.
CULTURE p.44 Los Angeles Times Los Angeles, quotidien.
El Mundo Madrid, quotidien. The National
Glasgow, quotidien. New Statesman
Kazuo Ishiguro ou l’écriture Londres, hebdomadaire. The Observer
Londres, hebdomadaire. El País Madrid,
comme un combat au sabre quotidien. El País América (elpais.com/
america/) Mexico, en ligne. La Repubblica
Le Prix Nobel de littérature se confie au Guardian. Il revient sur Rome, quotidien. Rest of World
(restofworld.org) New York, en ligne.
son processus d’écriture et sur les thèmes qui lui sont chers : l’exploration Le Temps Lausanne, quotidien. Il Venerdì
des sentiments et notre rapport à l’intelligence artificielle. di Repubblica Rome, hebdomadaire.
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021 5

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à découvrir une influenceuse ou un influenceur. 36. Portfolio. L’odyssée de Naomi
Isabelle Bouchery, François Burkard, Anne-Françoise Cochet, Antoine Cuny-Le Callet,
Cette semaine : Michael Sommer. Cet Allemand 40. Culture. Les tribulations
Marie Daoudal, Maddalena De Vio, Marion Doutreligne, Corinne Duqueyroix, William
Gazeau, Philippe Godefroy, Barbara Marty, Pauline Le Troquier, Micaela Neustadt,
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Blandine Mosnat, Astrid Mouget, Adrien Palluet, Anne Romefort, Valentin Scholz,
42. Idées. Quand moins c’est mieux
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David Eskenazy (david.eskezany@mpublicite.fr, 38 63) Directeur délégué Activités 44. La rencontre. Kazuo Ishiguro ou
programmatiques, AD Tech & Monétisation Sébastien Noel (sebastien.noel@
mpublicite.fr, 37 00) Directeur délégué, pôle Agences François de Ren (francois. l’écriture comme un combat au sabre
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6. Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
a ns
7 jours odnde ↙ Dessin de Kazanevsky,
le m Ukraine.
Afrique du Sud. de “chasse en boîte” [canned hunting], le
cub petting, qui consiste à ofrir aux tou-
ristes la possibilité de câliner des lion-
L’élevage de lions ceaux, le “volontourisme” auprès des lions,
ou encore la vente des os de lion à desti-
nation du marché asiatique.
bientôt interdit Depuis plusieurs années, de nombreux
militants dénoncent les pratiques du sec-
teur à coups d’enquêtes chocs, de rap-
ports scientiiques et d’actions en justice.
La chasse aux lions élevés en captivité et toute autre En révélant les dérives, les opposants au
exploitation commerciale de ces félins sont appelées secteur ont démonté les arguments d’une
à disparaître. Un tournant “sans précédent”. industrie qui présente l’élevage de lions
comme un moyen d’œuvrer à la conser-
vation de l’espèce. Pour le Daily Maverick,
la décision “suit la voie” ouverte par cette
large campagne qui avait déjà amené, en
2019, un tribunal sud-africain à déclarer
“inconstitutionnels” et “illégaux” les quotas
d’exportation d’os de lion.
Vie sauvage. Avec l’arrivée de la pan-
démie, les défenseurs des félins ont mis
l’accent sur les risques sanitaires de ces
élevages. En septembre 2020, Blood Lions
et World Animal Protection publiaient
ainsi un article scientiique, largement
repris par la presse, identiiant une soixan-
taine d’agents pathogènes (parasites, bac-
téries et virus) identiiés chez les lions et
transmissibles à l’homme. En décembre
2020, pour la première fois, l’industrie
du tourisme s’était associée aux militants
pour demander l’interdiction de l’élevage
de félins. La responsable de la Southern
African Tourism Services Association,
Keira Powers, estimait alors que la chasse
aux lions élevés en captivité et le “câli-
nage” des lionceaux risquaient de “souil-
ler” la réputation touristique de l’Afrique
P our le Daily Maverick, c’est un La décision intervient alors que l’Afrique
“séisme”. Pour Mongabay, site spé- du Sud “se débat avec son rôle de gardien de
cialisé dans l’actualité environ- certaines populations d’espèces menacées
nementale, une “décision historique”. Le parmi les plus importantes au monde”, rap-
2 mai, la ministre de l’Environnement pelle News24. “Si le pays a donné de la voix
du Sud alors que la plupart des visiteurs
“viennent dans le pays pour observer la vie
sauvage”, rapporte The Citizen.
Mais l’Afrique du Sud n’entend pas aban-
donner toutes les formes de chasse au lion.
sud-africaine, Barbara au niveau mondial pour “Les recommandations ne sont pas dirigées
Creecy, a annoncé l’in- mettre in au commerce contre l’industrie de la chasse”, a précisé la
terdiction prochaine Revue de corne de rhinocéros et ministre de l’Environnement. La chasse
de presse
de l’élevage de lions en d’ivoire, il est critiqué pour aux lions “sauvages” restera permise.
captivité et de l’exploita- autoriser la chasse aux “L’idée est de s’assurer que ceux qui sont inté-
tion de ces félins à des ins commerciales. lions et la vente de leurs os en Asie de l’Est.” ressés par la chasse aux animaux sauvages
Un “tournant sans précédent, qui vise à Suivant les recommandations du rap- authentique” auront accès à ce type d’ex-
repositionner l’Afrique du Sud en tant que port, la ministre de l’Environnement estime périence et “ne chasseront pas des animaux
leader de la protection de la vie sauvage”, que ces activités menacent la protection sortis d’une cage”, a-t-elle notamment expli-
résume le Daily Maverick. de l’espèce à long terme et nuisent à la
L’annonce du gouvernement sud-africain réputation de l’Afrique du Sud, au risque
qué au site Independent Online (IOL).
L’Afrique du Sud espère également créer
accompagne la publication très attendue de faire fuir les touristes. “C’est un change- des emplois en misant sur une industrie
d’un rapport de près de 600 pages rédigé ment de direction signiicatif, et ça va beau- touristique plus responsable.
par un comité d’experts, chargé depuis coup plus loin que ce que n’importe qui aurait Reste à traduire l’annonce en loi. “Il est
2019 d’examiner en profondeur l’élevage, pu imaginer il y a un an ou même six mois”, temps pour les ennemis d’hier, les ONG et
la chasse et le commerce des lions, mais réagit le directeur de l’ONG Blood Lions le secteur de la faune sauvage, d’enterrer la
aussi des éléphants, léopards et rhinocé- auprès du site Mongabay. hache de guerre”, conclut le site d’investiga-
ros en Afrique du Sud. L’adoption de la Au-delà de l’élevage en captivité des tion. Rien de moins évident : “La décision
proposition d’interdire l’élevage de lions lions, l’ensemble de la chaîne commer- va probablement amener le gouvernement à
et ses dérivés commerciaux est la plus ciale liée à cette activité est promis à la entrer en collision avec la puissante indus-
audacieuse dans un pays qui compte entre disparition. Sont concernés les très contro- trie de l’élevage de lions en captivité, qui pèse
8 000 et 12 000 lions élevés au sein de 360 versées chasses aux trophées d’animaux plusieurs millions de dollars”, prédit IOL.
à 450 structures, selon les estimations. élevés en captivité, connues sous le nom —Courrier international
Bannis de chez eux
AUSTRALIE — Face à la situation
sanitaire dramatique en Inde, le
gouvernement australien a pris
le 3 mai une décision radicale,
rapporte The Sydney Morning
Herald : “Toute personne ayant
séjourné en Inde dans les quatorze
jours avant celui de son arrivée en
Australie se verra refuser l’entrée”
sur le territoire de l’île-continent,
les contrevenants étant menacés
de “cinq ans de prison et d’amendes
pouvant atteindre les 66 000 dol-
lars [plus de 42 000 euros]”. Une
règle qui concerne aussi les
Australiens. Le quotidien de
Sydney s’en étrangle : “Le gou-
vernement a rendu criminel pour
certains de ses citoyens, qui ont
désespérément besoin d’aide, le fait
de rentrer chez eux.”
Le retour
des taureaux
ESPAGNE  —
“Les dix-neuf
mois d’attente
étaient deve-
nus éternels”,
s ou f f le L a
Razón le
3 mai. La
veille, le quotidien conservateur
et spécialiste de tauromachie était
aux premières loges pour assister
au retour de la corrida devant seu-
lement “6 000 chanceux” dans les
arènes de Las Ventas, à Madrid,
après un an et demi de pause.
L’événement a inalement eu lieu
“après des jours et des jours d’intense
polémique”, car il avait été lancé
par le gouvernement autonome de
Madrid, aux mains du Parti popu-
laire (de droite), ain de lever des
fonds en faveur des toreros, privés
d’activité par la crise sanitaire.
Échiquier
diplomatique
POLOGNE/RUSSIE — La partie
de jeu de dames entre la sex-
tuple championne du monde
russe Tamara Tansykkuzhina et
la Polonaise Natalia Sadowska,
disputée le 27 avril à Varsovie, “a
presque déclenché un incident diplo-
matique entre Varsovie et Moscou,
après qu’un membre polonais de
l’organisation a retiré le drapeau
de la joueuse russe”, rapporte The
Guardian. La raison : “L’Agence
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
mondiale antidopage [dont la
Fédération mondiale du jeu de
dames a signé le code] a interdit
aux athlètes russes de concourir
sous leurs couleurs nationales
lors des compétitions internatio-
nales jusqu’en décembre 2022”. Le
porte-parole du Kremlin Dmitri
Peskov a estimé que la défaite de
la joueuse russe était “largement
due à l’incident”.
Vendus
aux Américains
NOUVELLE-ZÉLANDE  — La
Fédération néo-zélandaise de
rugby a voté le 29 avril en faveur
de la vente d’une partie des droits
commerciaux liés à la marque
All Blacks au fonds d’investisse-
ment américain Silver Lake. Ce
dernier prévoit de mettre sur la
table 230 millions d’euros pour
conclure un accord qui, bien que
controversé au pays du rugby
roi, marquerait l’histoire de l’une
des sélections nationales les plus
célèbres du monde, écrit The New
Zealand Herald. En attendant, la
Fédération continuait de travail-
ler sur quelques points de désac-
cord avec le syndicat des joueurs.
L’impôt de trop
COLOMBIE  —
“La violence n’est
pas la solution”,
titrait le 2 mai
El Colombiano
sur une photo
d’émeutes
urbaines à
Medellín. Dix-huit manifestants
et un policier ont trouvé la mort
à travers le pays. À l’origine de
cette colère, un projet de réforme
fiscale considéré comme extrê-
mement défavorable à la classe
moyenne. Face à la pression de la
rue, le président Ivan Duque a fini
par retirer le projet, tandis que le
ministre des Finances, Alberto
Carrasquilla, annonçait le 3 mai
sa démission.
PARIS 89 FM
LAURENT BERTHAULT, FRÉDÉRIQUE LEBEL, CATHERINE ROLLAND
ACCENTS D’EUROPE
LUNDI AU VENDREDI 20H10
ISRAËL
Le drame du
mont Méron
était écrit
Quelques jours après
la bousculade mortelle
sur ce lieu de pèlerinage,
la presse israélienne
cherche les responsables.
Dans sa ligne de mire,
les leaders ultraorthodoxes.
D ans la nuit du 29 au 30 avril, lors du
pèlerinage orthodoxe annuel sur
le mont Méron, où se trouve selon
la tradition juive le tombeau du rabbin
Shimon Bar Yohaï, une bousculade liée
à un mouvement de foule a provoqué la
mort de 45 fidèles. La presse israélienne
s’est rapidement mobilisée face au deuil
national, revendiqué de manière osten-
tatoire par le Premier ministre sor-
tant Benyamin Nétanyahou. Dans
Yediot Aharonot, c’est Attila
Somfalvi qui a ouvert les hosti-
lités : “Nos gouvernants savent
que cette catastrophe était pré-
visible. ‘Ce n’est pas le moment de
chercher des boucs émissaires’, nous
dit-on. Eh bien si ! C’est précisément main-
tenant qu’il faut rechercher les respon-
sabilités et non dans quelques semaines,
quand l’émotion sera retombée. Dans ce
pays, éluder ses responsabilités est devenu
un sport national.”
Risques connus. Pour l’instant, le
Premier ministre Nétanyahou et la plu-
part des ministres du gouvernement sor-
tant tentent de faire
porter le chapeau à la
police nationale, et en
particulier à son officier
pour la Galilée, Shimon
Lavi. “C’est trop gros”, s’insurge Ben
Caspit dans Maariv, lequel rappelle qu’en
2008, 2011 et 2016 trois rapports suc-
cessifs de la Cour des comptes mettant
La radio mondiale en français
et 16 autres langues
7 JOURS. 7
religieux orthodoxes ashkénazes et séfa-
rades du tombeau de Shimon Bar Yohaï,
lesquels se livrent en outre entre eux une
guerre d’un autre âge”.
Dès 2014, rappelle encore Ben Caspit,
“la police montée avait dû intervenir pour
repousser la masse des pèlerins et le nombre
de ces derniers avait atteint en 2016 le chiff re
record de 223 000 fi dèles, soit quinze fois
l’affluence maximale recommandée par les
services de police, vu la vétusté du site et sa
situation à flanc de montagne.”
Autonomie politique. Pour Ha’Aretz,
la catastrophe du 29 avril est une illus-
tration tragique du délabrement du ser-
vice public dans l’Israël de ce xxie siècle.
Anshel Pfeffer estime que “le carnage du
Mont Méron rappelle à quel point le secteur
ultraorthodoxe est parvenu, comme nul
autre pareil – pas même les Arabes israé-
liens – à développer et à imposer une autono-
CARTOON MOVEMENT
mie jalouse face à des autorités israéliennes
qui ont renoncé à aller à l’aff rontement et à
faire respecter la loi et l’ordre. Cette auto-
nomie sans équivalent en Israël a fini par
se retourner contre le commun des fidèles,
que ce soit au tombeau du rabbin Shimon
ou en ce qui concerne la pandémie.”
Dans les colonnes du même journal,
Amos Harel, comme en écho, souligne que,
quatre jours avant la tragédie du mont
Méron et à la suite des demandes
de la police, du ministère de l’In-
térieur et du “Tsar” (surnom
donné à Nachman Ash, coor-
dinateur national anti-Covid),
la communauté druze, toujours
↑ Dessin d’Allan d’une loyauté sans faille à l’État d’Is-
McDonald, raël, “a renoncé à organiser le pèlerinage
États-Unis. annuel au tombeau du Nabi Shuaib [le
prophète Jéthro, beau-père de Moïse]”. Or
cette fête, la plus importante du calen-
en garde contre les risques représentés drier druze, “attire d’habitude plusieurs
par la vétusté du lieu saint ont été dépo- dizaines de milliers de fidèles”.
sés sur le bureau du Premier ministre. Contrairement à leurs concitoyens
“Ces rapports ne se contentaient pas de druzes, les responsables ultraorthodoxes
tirer la sonnette d’alarme, mais s’inquié- n’ont écouté que leur intérêt financier et
taient aussi de l’absence totale de coor- politique. Rien de surprenant, conclut
dination entre, d’une durement Amos Harel. “Qu’il parvienne ou
part, plusieurs minis- non à rempiler au poste de Premier ministre,
Revue tères, pour la plupart la catastrophe du mont Méron est une illus-
de presse
détenus par des ultra- tration sinistre de l’Israël en lambeaux que
orthodoxes, et le Likoud laisse Nétanyahou après deux décennies d’un
[le parti nationaliste du Premier ministre], pouvoir se défendant bec et ongles contre
et, d’autre part, les ministères en question la loi et se reposant sur ses obligés et alliés
et les autorités locales, ces dernières se ultraorthodoxes.”
heurtant à la résistance des responsables —Courrier international
En partenariat avec
8. 7 JOURS Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021

7 jours a nce
en fr

Haute À quatre mains ILS PARLENT

tension PALESTINE  — À l’a ide de
DE NOUS
TAÏWAN  — l’intelligence artificielle, des
L’ î l e e s t scientifiques de l’université de IÑAKI GIL, correspondant parisien et directeur adjoint d’El Mundo

devenue
“ l ’e n d r o i t
le plus dan-
ge r e u x du
monde”,
s’a la r me
l’hebdoma-
daire britannique The Economist
sur la couverture de son édition
du 1er  mai. Selon lui, “l’ambi-
guïté stratégique” qui, depuis
longtemps, caractérise le pays,
considéré par la Chine comme
une province rebelle, est en train
de voler en éclats. Et les États-
Unis redoutent désormais de ne
plus être en mesure d’empêcher
la Chine, dont la montée en puis-
sance militaire a commencé il
y a vingt-cinq ans, d’annexer
Taïwan par la force. Face à cette
situation, affirme le magazine,
Taïwan et les États-Unis doivent
s’assurer que la guerre reste “un
pari trop risqué” pour Pékin.
Petits rats
ÉTATS-UNIS — Si la pandémie
de Covid-19 a déclenché un
“baby-flop” dans de nombreux
pays développés, la fermeture
de la scène artistique a parfois
produit l’effet inverse, selon
The New York Times. Le quoti-
dien cite une danseuse du New
York City Ballet qui, lassée de
cet arrêt forcé, a choisi de suivre
l’exemple d’autres femmes de la
compagnie et d’avoir un enfant
pendant cette période où gros-
sesse et accouchement n’avaient
pas de conséquences sur ses
prestations : “Je ne pensais pas
être prête [à avoir un enfant], mais
l’idée de le faire à ce moment-là
réglait tous mes problèmes.”
Groningen, aux Pays-Bas, ont
percé l’un des secrets des rou-
leaux de la mer Morte. Une tech-
nologie a permis de dépasser les
limites de l’analyse de l’écriture
par l’œil humain. Alors que l’idée
d’un auteur unique prévalait
jusqu’à maintenant, “les études
ont révélé”, rapporte The Times
of Israël, que deux scribes “qui
essayaient d’harmoniser leurs
styles […] étaient apparemment à
l’origine de l’un des manuscrits”,
découverts entre 1947 et 1956
dans les grottes de Qumrân,
en Cisjordanie, et considérés
comme la plus ancienne version
des textes bibliques.
La carotte
et le bâton
BELGIQUE —
Après plus
d’un an
de conf i-
nements,
couvre-feux
et gestes bar-
rières, il est
de plus en
plus difficile pour les autorités
d’obtenir l’adhésion des popu-
lations aux mesures restrictives
contre la pandémie de Covid-19,
observe Le Vif, qui se penche
sur les outils dont disposent les
autorités pour garder le contrôle
de la situation. Avec une conclu-
sion illustrée en couverture le
29 avril : l’acceptation de cer-
taines revendications du peuple
constituera “une grosse carotte
pour nourrir le loyalisme”. Mais
il doit aussi y avoir la menace de
sanctions, autrement dit d’un
“solide bâton”.
“La droite est bien vivante,
mais son parti est moribond”
L’annonce du pacte Macron-Muselier en Paca avant les régionales
a fait l’effet d’une bombe dans les rangs des Républicains. Mais
au fond, le problème de la droite se situe ailleurs, assure Iñaki Gil.
Le 2 mai a été rendu public l’accord conclu
entre La République en marche (LREM)
et Renaud Muselier, le président sortant
Les Républicains (LR) de la région Paca,
en vue des régionales. Peut-on dire que,
ce jour-là, la droite française est
définitivement morte ?
La droite est bien vivante mais le parti
de la droite est moribond. Par manque
d’idées nouvelles, de stratégie et surtout
de leadership. En quoi un accord du parti
LREM de Macron avec LR en Paca est-il
pire que celui, en Bourgogne,
des Républicains avec Dupont-Aignan,
un antieuropéen ? Le problème de la droite,
c’est qu’il y a trop de droites, il n’y a aucun
parti qui rassemble tous ces gens qui
pensent de la même façon. Le problème
ne se situe donc pas en Paca ou dans
une des régions, mais dans le fait qu’il n’y a
pas de leader. À mon avis, il faudra
quelqu’un hors appareil pour unifier le tout,
un Michel Barnier par exemple.
Déstabiliser la droite républicaine avec
le risque de voir élire le candidat
du Rassemblement national en Paca,
qu’est-ce que cela traduit de l’état d’esprit
d’Emmanuel Macron ?
En 2015, quel a été le score du FN en Paca ?
Marion Maréchal a obtenu 40 % au premier
tour. Le même risque existait déjà. Macron
aime prendre des décisions inattendues.
On l’a appelé “le hardi”, n’est-ce pas ? C’est
son côté bonapartiste.
TWITTER @INAKI_GIL
Cette stratégie de brouiller les lignes entre
les partis, gagnante en 2017, peut-elle
fonctionner en 2021 pour les régionales et,
surtout, en 2022 pour la présidentielle ?
On est déjà dans une logique présidentielle.
Les régionales n’intéressent que les partis
politiques et les journalistes qui écrivent
sur le sujet. À quoi sert une région
en France ? Pendant la crise du Covid,
on a entendu parler du président,
du gouvernement, des préfets et des maires.
Qu’ont fait les régions ?
Le LREM des échéances électorales
de 2022 sera-t-il le même qu’en 2017 ?
LREM ? En 2017, il n’existait pas. En 2022,
il n’existera pas plus. Ce parti n’est que
le supplétif du président. Prenons l’exemple
de la crise sanitaire. La gestion politique est
tellement verticale, tellement personnalisée
et focalisée sur Emmanuel Macron que
personne d’autre ne peut exister à côté
de lui. La vraie question est de savoir si
le président est le même aujourd’hui qu’en
2017, et la réponse est non. Évidemment,
il s’est droitisé. Y compris sur le plan
du personnel politique : après Christophe
Castaner, il a nommé Gérald Darmanin
au ministère de l’Intérieur. En 2017,
Macron, c’était l’homme nouveau, c’était
attirant. Cette fois-ci, en 2022, on regardera
davantage son bilan. Je dirais qu’il n’est
pas mauvais, mais ça sera moins
confortable pour lui que la dernière fois.
—Propos recueillis par
Courrier international

Quid de la Fondation Gates ?

ÉTATS-UNIS — Après vingt-sept
ans de mariage, Bill et Melinda
Gates ont annoncé divorcer le
3 mai. “L’annonce a fait l’effet d’un
séisme dans le monde de l’huma-
nitaire”, a réagi la chaîne NBC
News sur son site Internet. Car
le couple, un des plus riches au
monde, a créé en 2000 une fonda-
tion à son nom qui est “considérée
comme l’organisation philanthro-
pique la plus importante des vingt
dernières années”. Le cofonda-
teur de Microsoft et son épouse
ont ainsi financé, à hauteur
d’une cinquantaine de mil-
liards de dollars et partout
sur la planète, des causes
telles que la santé, le déve-
loppement, l’éducation ou le
changement climatique. Pour la
seule lutte contre la pandémie
de Covid-19, ils ont déboursé
un milliard de dollars depuis un
an. Si le communiqué des Gates
← Bill Gates. assure que leur divorce ne pèsera
Dessin de Glez pas sur le fonctionnement de leur
paru dans le fondation, “il soulève néanmoins
Journal du jeudi, des questions sur le sort de leur
Ouagadougou. fortune”, relève The New York
Times. “Leur divorce pourrait
avoir d’énormes répercussions sur
la fondation et son travail à travers
le monde”, estime ainsi Rob Reich,
professeur de sciences politiques
à l’université Stanford. Sur le site
de  CNN, la chroniqueuse Jill
Filipovic redoute même de voir
la fondation “se fracturer”.
—Courrier international
 À nos lecteurs

C
’est un bien étrange trentième anniversaire qu’a célébré Courrier international en 2020. D’un côté la
crise sanitaire et la crise économique qui s’est ensuivie, de l’autre une extraordinaire mobilisation de
l’équipe et le soutien croissant de nos lecteurs, qui nous ont permis de sortir de cette année si parti-
culière par le haut.
C’est parce que cette année a été si particulière, pour nous comme pour vous tous, que nous avons décidé, pour
la première fois, de publier nos résultats. Courrier international vit pour l’essentiel du soutien de ses lecteurs, et il
nous a paru normal de vous rendre des comptes en toute transparence. Nous le ferons désormais chaque année.
Courrier n’a jamais compté autant d’abonnés
Porté par la très forte croissance des abonnements numériques pendant le premier coninement, Courrier inter-
national n’a jamais compté autant d’abonnés. Vous êtes désormais plus de 160 000 à recevoir chaque semaine
notre magazine dans votre boîte aux lettres ou à accéder à la partie payante de notre site. Le précédent record
(147 000 abonnés) datait de 2009, au lendemain de l’élection d’un certain Barack Obama. Avec 57 000 abon-
nés numériques à la in de février, Courrier international est aujourd’hui le leader des magazines français sur ce
mode de difusion.
Enin, malgré la fermeture de nombreux points de vente en lien avec la crise sanitaire et la liquidation de Presstalis,
principal distributeur de la presse en France, les ventes au numéro de l’hebdomadaire sont, elles aussi, repar-
ties à la hausse (+11 %).
Ces excellents résultats nous ont valu, la semaine dernière, la remise d’une étoile de l’ACPM (l’organisme qui cer-
tiie la difusion de la presse en France) pour la plus forte progression de difusion parmi les titres de la presse
hebdomadaire.
Un résultat en hausse de 25 %
Ce soutien grandissant que vous nous témoignez et dont nous vous remercions sincèrement est le véritable
moteur de l’entreprise Courrier international.
En efet, 83 % du chifre d’afaires de la société est issu des ventes au numéro et des abonnements. La publicité
ne représente que 7 % de nos revenus ; nos éditions étrangères (en Belgique, aux Pays-Bas, au Portugal et au
Japon) et l’activité de l’Agence Courrier international, 2 %. Les 8 % restants proviennent des ventes par tiers,
subventions, fondations, échanges…
Au total, Courrier international a réalisé en 2020 un chifre d’afaires de près de 22 millions d’euros, pour un
résultat opérationnel de 1,3 million d’euros, en hausse de 25 % sur une année. Pour la sixième année consécu-
tive, le résultat net est positif, à 922 000 euros.
Ces chifres sont en phase avec ceux du groupe Le Monde, auquel nous appartenons, et qui aiche en 2020 un
résultat opérationnel de 17 millions d’euros pour un résultat net de 8,3 millions d’euros. Fort de cette réussite,
le groupe a annoncé, le 14 avril, la création du Fonds pour l’indépendance de la presse, qui détiendra les parts
qui appartiennent aujourd’hui à Xavier Niel et qui consolidera ainsi l’indépendance du groupe.
De nouveaux projets à venir
Ces excellents résultats nous permettent de nous projeter sereinement dans l’avenir et de faire évoluer notre
ofre éditoriale, ain de vous apporter, chaque jour sur notre site et chaque semaine dans notre hebdomadaire,
ces informations venues du monde entier que vous ne lirez nulle part ailleurs.
Depuis le début de cette année, de nouveaux rendez-vous ont ainsi vu le jour. Sur notre site, chaque samedi, la
Pilule philosophique et le Courrier des recettes ; chaque lundi, le portrait d’une inluenceuse ou d’un inluenceur
qui fait bouger les lignes dans son pays. Autre nouveauté, une fois par mois dans votre boîte e-mail, le Courrier
des idées, qui s’empare des grands débats qui agitent le monde intellectuel hors de nos frontières.
De nouveaux projets sont en gestation. Un podcast autour de la traduction et des “mots des autres” est en pré-
paration pour les tout prochains jours, ainsi qu’une newsletter hebdomadaire sur la France vue de l’étranger.
Nous préparons enin un tout nouveau site, qui devrait être mis en ligne avant la in de l’année. Nous vous en
dirons plus très prochainement.
Que vous soyez récents convertis ou soutiens de toujours, tout cela n’aurait pas été possible sans votre coniance.
Nous nous joignons à toute l’équipe pour vous en remercier et nous continuerons à faire tout notre possible
pour nous en montrer dignes.
—Claire Carrard (directrice de la rédaction) et Arnaud Aubron (président du directoire)
10. Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
d’un
continent
à l’a ut r e. Amériques...... 14
France ......... 17
—The Diplomat
Washington
asie Europe ......... 18
Moyen-Orient... 19
Afrique ....... 22
U n tsunami de cas de Covid
s’abat sur le deuxième pays
du monde en nombre d’ha-
bitants, et les Indiens sont plon-
gés dans un chaos sans précédent.
Les corps s’entassent dans les
rues, les familles peinent à trou-
ver des lieux de crémation pour
leurs défunts, on monte à la hâte
des bûchers là où l’on peut. Une
Covid-19. “Modi grave pénurie d’oxygène frappe
tout le pays, un véritable cauche-
mar pour le système de santé.
D’innombrables images nous
a mis l’Inde
parviennent, qui dressent une
longue liste de mauvais traite-
ments et de dénis de justice dont
le traumatisme est appelé à mar-
quer longtemps les mémoires.
à genoux” Cette catastrophe humaine des-
sine un atroce portrait de l’Inde,
où beaucoup sont abandonnés à la
mort, où les familles doivent sup-
plier le personnel hospitalier pour
Hôpitaux et morgues surchargés, pénuries que soient pris en charge leurs
de médicaments et d’équipements : la déferlante proches gravement malades.
Alors même que le nombre de
de contaminations qui touche le pays montre cas grimpait en lèche, le Premier
FOCUS les failles du système de santé indien. Elle accentue ministre Narendra Modi est
resté dans le déni. Le chef de
aussi les inégalités profondes et les tensions religieuses. l’État a organisé des meetings
monstres sans se soucier du port
Une situation dans laquelle le Premier ministre indien, Narendra du masque, il se moque visible-
Modi, et son gouvernement risquent de laisser des plumes. ment des consignes de distan-
ciation et affiche son soutien
aux grands rassemblements en
remerciant la foule d’être venue
nombreuse. Son gouvernement a
encouragé des milliers de pèle-
rins hindous à se masser sur les
rives du Gange pour la grande fête
Kumbh Mela, qui a duré de lon-
gues semaines de janvier à avril.
Des erreurs colossales et parfai-
tement évitables ont été com-
mises à cause de la nonchalance
de ce gouvernement à l’égard du
virus, de l’absence d’anticipation,
du manque d’aides sociales et de
l’irresponsabilité des autorités.
L’Inde est détentrice d’un
record mondial, celui du plus
grand nombre de nouveaux cas
quotidiens de Covid-19, et c’est
un triste record qu’elle bat elle-
même chaque jour ces derniers
temps [le 3 mai, le pays a enre-
gistré plus de 350 000 nouvelles
infections et a dépassé les 20 mil-
lions de cas depuis le début de
la pandémie]. Le nombre de
décès quotidiens n’y a jamais
été aussi élevé depuis le début
de la pandémie.
“Il n’y a pas de lits dans les hôpi-
taux, constatait ce jour-là Pradeep
Sharma devant l’hôpital Vimhans
Nayati, à New Delhi. Je viens d’ar-
river pour me renseigner pour mon
frère de 46 ans, qui vient d’être
testé positif à l’hôpital Dheendyal,
à West Delhi. Là-bas non plus ils
n’ont plus de places.” Il a fondu
en larmes : “Je ne sais plus quoi
faire.” “Il lui fallait du remdesivir
[un antiviral utilisé dans le traite-
ment du Covid-19 mais déconseillé
par l’OMS] car il avait des caillots
dans les poumons. L’hôpital n’en a
pas, les pharmacies non plus. Il n’y
a plus de remdesivir nulle part à
Delhi. J’ai déniché moi-même six
lacons au marché noir”, raconte
Pradeep Sharma.
En mars dernier encore,
Modi se félicitait que son pays
soit la “pharmacie du monde”.
Aujourd’hui l’Inde n’est même
pas capable de fournir des médi-
caments essentiels à ses propres
citoyens. Selon certaines infor-
mations, la police de Delhi
aurait procédé à l’arrestation
d’un grand nombre de phar-
maciens qui stockaient illégale-
ment du remdesivir dans le but
de le revendre au marché noir.
La première vague passée,
le gouvernement indien s’est
empressé de déclarer qu’il avait
remporté la victoire sur le virus,
minimisant la gravité de la pan-
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
démie au lieu de continuer le
combat. Mais aujourd’hui, les
pénuries de médicaments et
d’oxygène mettent le système
de santé à genoux.
Le 21 avril à l’aube, le frère de
Pradeep Sharma est décédé à
l’hôpital. “Mon frère est mort à
4 heures du matin. L’hôpital ne m’en
a pas informé, il y avait 30 autres
familles dont un proche venait de
mourir. J’étais en colère, je voulais
parler à la direction, car je n’arri-
vais pas à savoir où se trouvait la
dépouille de mon frère. Mais je me
suis fait bousculer par les vigiles
qu’emploie l’hôpital. Quand j’ai
enin trouvé la chambre mortuaire,
j’ai découvert des tonnes de cadavres
entassés, par manque de place. Le
corps de mon frère était là, sous
un drap blanc. J’ai dû enjamber
d’autres corps pour arriver auprès
de lui. J’ai dû conduire son corps au
lieu de crémation désigné par l’hô-
pital, dans une de ses ambulances,
je n’avais pas le droit de faire autre
chose. Mais le crématorium était
à court de bois. Nous avons nous-
“Partout les cadavres
s’entassent. Comment
en sommes-nous
arrivés là ?”
Puja,
HABITANTE DE NEW DELHI
mêmes ramassé des herbes sèches
pour la crémation de mon frère.”
Alors que nous travaillions sur
cet article, le 24 avril, le père de
Pradeep Sharma est mort à son
tour, lui aussi du Covid-19. “Il
n’y a plus de place nulle part, on
m’a demandé de garder le corps
deux jours chez moi. Je suis sur
liste d’attente. Personne n’a voulu
m’aider à le transporter, de peur
de se faire contaminer. Mes amis,
mes proches, tous ont refusé de le
toucher. Il n’y a pas de place à la
morgue. Le corps de mon père res-
tera à la maison tant que je n’au-
rai pas trouvé de solution.”
Ces morts brutales de mil-
liers d’Indiens pauvres ne sont
pas la conséquence de la seule
pandémie. Elles sont le produit
de la négligence et de l’incurie
générales du système de santé
– un système sourd aux besoins
de la population la plus défa-
vorisée. “Partout les cadavres
s’entassent. Tous les gens que je
connais sont contaminés, moi
aussi, ma ille aussi. Comment
en sommes-nous arrivés là ? s’ef-
fraie Puja, une habitante de
Delhi. Modi a mis l’Inde à genoux.”
Puja tient un commerce depuis
chez elle, sans être déclarée, et
elle n’a bénéicié d’aucune pro-
tection sociale durant la pre-
mière vague de la pandémie. Ses
commandes ont sensiblement
diminué, et elle a dû emprun-
ter de l’argent à des amis pour
payer ses employés, qui appar-
tiennent à des classes margina-
lisées et risquent de perdre leur
logement. “Je n’ai plus d’économies,
je n’ai pas de quoi payer les études
de mes illes, s’inquiète Puja. Le
gouvernement Modi n’en a pas fait
assez pour les femmes dans ma
situation. Nous avons été livrées à
nous-mêmes, sans aide de l’État.”
Parallèlement, Puja a aussi
découvert qu’elle avait des
tumeurs bénignes à l’abdomen.
“J’attendais que l’argent rentre
pour pouvoir payer l’opération
d’ablation.” Quand elle a enin
réuni les fonds, la deuxième vague
avait commencé, et Puja n’était
plus prioritaire à l’hôpital : elle
devra maintenant attendre que
la situation se normalise pour
avoir accès aux soins.
Face à pareille situation d’ur-
gence, il était essentiel de pro-
poser une réponse à la crise
qui ne laisse personne de côté.
Pourtant la pandémie a frappé
certaines populations bien plus
que d’autres, et les mesures de
protection sociale mises en
place par le gouvernement du
Bharatiya Janata Party [BJP]
ne tiennent pas compte des
besoins propres aux femmes
et aux minorités. Les preuves se
multiplient, qui montrent que
la crise humanitaire a encore
creusé les inégalités, et de façon
insidieuse, et qu’elle a exacerbé
les injustices dont soufrent les
femmes et les musulmans en
Inde. Leur sort déjà peu favo-
rable a empiré sous l’efet du
virus, avec des conséquences
terribles pour leur santé et leur
situation économique.
Un rassemblement religieux
organisé par la Tablighi Jamaat
[une organisation islamiste pro-
sélyte qui a réuni plusieurs mil-
liers d’adeptes à Delhi entre le 13
et le 15 mars], montré du doigt par
Modi et ses partisans, a encore
accentué l’hostilité envers les
musulmans, déplore ce vendeur
ambulant à New Delhi : “Plus per-
sonne ne voulait nous acheter nos
légumes au motif que nous sommes
↙ Crémation des victimes du Covid-19 au crématorium de Gazipur, le 28 avril, à New Delhi.
musulmans, car Modi nous accuse
de répandre le virus. Personne n’a
pourtant rien dit contre les hindous
après les énormes rassemblements
qu’il y a eu, et qui sont peut-être à
l’origine de tout ça.”
Aujourd’hui, le gouverne-
ment de Modi doit tout mettre
en œuvre pour faire baisser
les chifres du Covid, car le pic
n’est pas encore atteint. Face aux
souffrances dont témoignent
les Indiens, impossible de ne
pas penser que la crédibilité de
Modi en pâtit.
Sur les réseau x sociau x,
les hashtags #ModiResign
et #ModiMadeDisaster
Sur les réseaux
sociaux, les hashtags
#ModiResign et
#ModiMadeDisaster
gagnent du terrain.
[“#ModiDémission” et
“#ModiArtisanDuDésastre”]
gagnent du terrain. La peur
grandit chez les Indiens, et pas
seulement pour leur santé. Les
retombées politiques de cette
tragédie incontrôlable risquent
fort d’alimenter la colère dans
cette population en soufrance.
Le Premier ministre jouis-
sait jusqu’à présent d’une telle
popularité, dans ce pays majori-
tairement hindou, qu’il est sans
doute trop tôt pour l’estimer
vaincu. Mais comme les médias
s’en font l’écho, il tombe dans
l’estime de nombreux Indiens,
et nul ne peut l’ignorer. La crise
humanitaire, terrible, sonne aussi
en Inde l’heure d’une prise de
conscience.—
Publié le 26 avril
SOURCE
THE DIPLOMAT
Washington, États-Unis
the-diplomat.com
Lancé en 2002, The Diplomat  nombre d’échantillons de l’état
est un magazine numérique
désormais basé aux États-Unis
(après l’avoir été à Sydney
puis Tokyo) qui couvre
principalement l’actualité
de la région Asie-Paciique.
Son équipe de journalistes
traite de sujets géopolitiques,
ceux qui concernent la défense
et le renseignement,
l’environnement et la culture.
Photo de Raj K Raj/Hindustan Times/Shutterstock/SIPA
Une réalité sous-estimée
1,4 Nombre de nouveaux cas
quotidiens de Covid-19 en Inde
1,2
(modèle ICL, en millions)
1
0,8
0,6
0,4
0,2
0
2020
En rouge, les estimations du nombre réel de cas. La surface colorée correspond à un intervalle
d’incertitude de 95 %. En noir, les cas confirmés par un test.
Les mutations du virus
n’expliquent pas tout
●●● Avec un nombre
de cas quotidiens conirmés
dépassant les 300 000 depuis
la in avril, l’Inde est frappée
par un rebond épidémique
d’une ampleur qui stupéie
les scientiiques. D’autant
que les chifres annoncés sont
probablement sous-estimés,
d’après le modèle des
chercheurs de l’Institute for
Health Metrics and Evaluation
de l’université de Washington
(voir graphe). La concomitance
de cette nouvelle vague
avec la détection d’un nouveau
variant – appelé B.1.617 –
donne à certains l’impression
qu’il y a un lien de cause à efet
entre les deux. D’autant que,
d’après Sujay Shad, chirurgien
cardiaque à l’hôpital Sir Ganga
Ram à Delhi, cité par le New
York Times : “l’actuelle vague
de Covid présente un tableau
clinique différent [de la
première]. La maladie atteint
de jeunes adultes, des familles
entières. C’est quelque chose
d’entièrement nouveau.
Des bébés de deux mois sont
infectés.” Pour autant, B.1.617
ne serait pas le variant
dominant dans le pays.
S’il a été détecté dans un grand
central du Maharashtra, c’est
le variant dit “britannique”
B.1.1.7 qui est en augmentation
rapide à New Delhi, d’après le
New York Times. Mais là
encore, diicile de se faire une
idée précise sur la nature des
variants qui circulent. “Le pays
ne séquence qu’environ 1 %
des échantillons viraux, alors
que 5 à 10 % sont nécessaires
ASIE. 11
17 avril 2021
Estimation
haute
SOURCES : OURWORLDINDATA.ORG, ICL (2021), JHU (2020)
1,55 million
Estimation
moyenne
1,02 million
Estimation
basse
585 815
Cas confirmés
204 171
2021
pour correctement décrire la
situation”, relève Le Temps. En
l’état actuel des connaissances,
rien ne permet de dire que la
lambée épidémique indienne
est le résultat de l’émergence
de nouveaux variants. On sait
néanmoins que B.1.617 possède
“quinze mutations qui amènent
des changements dans
ses blocs d’acides aminés”,
rapporte le site indien Mint.
“Ces mutations sont
préoccupantes, car elles
présentent des similarités
avec celles conférant
une transmissibilité accrue,
et certaines se traduisent par
une moindre neutralisation (du
virus par les anticorps), ce qui
pourrait avoir un impact sur nos
mesures, dont la vaccination”,
explique Maria Van Kerkhove,
une responsable de l’OMS,
citée par Le Temps. Dans
une lettre ouverte adressée
au British Medical Journal et
publiée le 26 avril, des médecins
airment qu’“il faut mettre in
aux grands rassemblements”
en Inde. Ils estiment que
l’État fédéral devrait envisager
de repousser les élections
en cours dans plusieurs États
et reconiner. À leurs yeux,
“les diicultés sont presque
insurmontables”. D’autant que
le pays, qui au 30 avril n’avait
vacciné entièrement que
2 % de sa population (moins
de 10 % ont reçu la première
dose), se retrouve désormais
à court de vaccins. À Bombay,
la plus grande ville du pays,
les 94 centres de vaccinations
ont été fermés le 30 avril
et pour au moins trois jours.
12. EUROPE
ASIE FOCUS INDE Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021

↙ Les hôpitaux sont débordés, et des malades du Covid-19 reçoivent de l’oxygène à l’extérieur,
le dimanche 25 avril, à New Delhi. Photo d’Atul Loke/The New York Times

Le naufrage de l’Inde est “la

Par la suite, enfi n, le leader
L’heure de vérité nationaliste s’est résigné à
“annuler la dernière étape de sa
a sonné pour le régime campagne électorale” au Bengale-
Occidental, comprenant qu’il
était rattrapé par la pandémie.
Qu’il paraît loin, le temps où
Pour la presse indienne, le dirigeant nationaliste son parti, le BJP, était prêt à
hindou a eu le tort de ne pas écouter les scientifiques dresser un arc de triomphe à
et de pratiquer depuis sept ans une politique son héros et déclarait “la vic-
toire” de l’Inde contre le coro-
d’un cynisme absolu. navirus, saluant “avec fierté” le
leadership “compétent et vision-
naire” d’un Premier ministre
conséquence inévitable du soutien
aveugle” accordé depuis 2014
par la population “à un gouver-
nement anti-intellectuel”. La car-
rière politique de Modi est “un
monument de trahison”. “Tout au
long de sa carrière, il a fait preuve
d’un appétit insatiable pour empri-
sonner et menacer ses propres
citoyens, pour les laisser mourir
sous sa surveillance, sans accep-
ter la moindre responsabilité”,
dénonce Vidya Krishnan.
Modi a demandé au peuple
indien “de fermer les yeux sur les
eff usions de sang au Cachemire, les
Qu’il paraît loin,
le temps où le BJP
saluait le leadership
“compétent et
visionnaire” de Modi.
viols collectifs de femmes, les lyn-
chages de minorités musulmanes,
les atrocités commises contre les
Dalits (anciennement appelés
‘intouchables’) et le spectre des
camps de détention dans l’Assam.”
Ces sept dernières années, le
cynisme de cette politique “a
fait oublier l’état des infrastruc-
tures de santé”, comme si les vies
“ne comptaient pas”. La vérité est
en train d’éclater au grand jour.
—Courrier international
Une
retentissante
défaite
électorale
●●● Les élections
régionales qui se sont
déroulées depuis fin mars,
en Inde, se sont soldées,
dimanche 2 mai, par
un échec retentissant
pour le parti de Narendra
Modi : le BJP a subi
une large défaite
au Bengale-Occidental, État
de 96 millions d’habitants
dont la capitale est
Calcutta. Dans cet ancien
bastion communiste
où la proportion
de musulmans, à 35 %,
est plus forte qu’ailleurs,
c’est le Trinamool
Congress (TMC) de Mamata
Banerjee qui a remporté
près des trois quarts des
sièges. Celle-ci dirigera
donc cet État pour
un troisième mandat
consécutif. “Les électeurs
ont rejeté de façon
retentissante l’alternative
clivante offerte par le BJP.
Des leaders régionaux
forts vont désormais
mettre la pression
sur le gouvernement Modi,
mais pour l’instant

L a grande crise nationale payer aux populations des États-

que traverse l’Inde s’ac- Unis, du Brésil et, jusqu’à récem-
compagne d’un appel des ment, du Royaume-Uni, “le prix
responsables politiques à l’unité. de l’excès de confiance de leurs
“Nous devrions tous nous taire. dirigeants”. C’est la même chose
admiré, paraît-il, par le monde
entier. C’était en février.
Maintenant, c’est “la chambre
des horreurs”, observe Vidya
Krishnan, journaliste au mensuel
il faut combattre le virus
et sauver des vies”,
estime l’Indian Express.
“Alors que l’exécutif affronte
le défi d’une urgence
Or, en démocratie, l’analyse et le aujourd’hui en Inde. Et Narendra The Caravan. En 2020, Narendra de santé publique
questionnement ne s’arrêtent pas” Modi en a pris conscience. Modi avait imposé un confine- sans précédent,
par décret, explique Shekhar Trois indices montrent que le ment très dur au sous-continent, ses maladresses
Gupta, rédac- vent a tourné. “sans consulter les scientifiques”, et ses abdications,
teur en chef du Le 18 avril, son ajoutant une crise économique ainsi que le terrible
site d’informa- Revue prédécesseur et humanitaire à l’urgence bilan qu’elles
tion The Print. de presse de gauche, médicale de l’époque. entraînent, ne sont
Comme tous Ma nmoha n Depuis que la deuxième vague que trop visibles”,
les digeants Singh, lui a a commencé, “il n’a pas davan- reprend le journal,
autor ita i res, de T r u mp à donné des conseils pour sauver le tage pris conseil auprès de la Task à l’issue d’un scrutin
Bolsonaro, en passant par pays de la catastrophe sanitaire. Force” supposée l’aider dans où le BJP disposait pourtant
E rdo g a n e t Né t a ny a hou , Dès le lendemain, le gouverne- ses décisions. “Le chagrin des ressources”.
d’“immenses ressources”
Narendra Modi “n’admet jamais ment Modi annonçait suivre ces citoyens indiens n’a d’égal que la Le Bengale-Occidental, lui,
un échec, un revers, ou tout ce recommandations, sur l’accélé- conscience qu’ils ont d’être livrés restera comme “l’État
qui ressemble à une défaite, aussi ration de la vaccination notam- à eux-mêmes”, le chef du gou- qui a dit non” à Modi.
minime soit-elle”. Le Premier ment. “Ce n’est pas le signe d’un vernement leur ayant demandé,
ministre indien fait en sorte pouvoir fort”, estime Shekhar “sans aucun sens de l’ironie”, de se
de “ne jamais avoir l’air de ciller”. Gupta. Puis le 20 avril, dans une constituer en petits comités dans
S’il reconnaissait ses erreurs, allocution télévisée inhabituel- leur quartier ou leur immeuble
cela reviendrait à “admettre lement brève, Narendra Modi pour combattre le fléau. C’est ← “Donnez-moi votre voix,
qu’il est un être humain comme est apparu “la mine sombre” et donc sur les réseaux sociaux je vous donnerai
les autres et non une figure divine”. s’est abstenu “de ses promesses et que l’entraide s’organise, sans de l’oxygène.” Dessin
L’épidémie de Covid-19 a fait exhortations habituelles”. le concours de l’État. de Mir Suhail , États-Unis.
 FESTIVAL
INTERNA-
TIONAL
DE JOUR-
NALISME
9, 10, 11 juillet 2021

Couthures-sur-Garonne

REJOIGNEZ-NOUS CET ÉTÉ !

festivalinternationaldejournalisme.com

UN ÉVÉNEMENT GROUPE LE MONDE

14. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
États-Unis.
Joe Biden, progressiste
décomplexé
Depuis son arrivée à la Maison-Blanche, le président américain ose ce que ses
prédécesseurs Bill Clinton et Barack Obama n’ont pas tenté : gouverner à gauche
et redonner à l’État fédéral une place centrale dans la vie des Américains.
—Los Angeles Times
Los Angeles
T out au long de la cam-
pagne présidentielle, les
sondeurs des deux camps
l’ont répété : Joe Biden était un
“célèbre inconnu”. Si les élec-
teurs connaissaient celui qui
fut vice-président d’Obama et
sénateur pendant près de qua-
rante ans, ils peinaient à cerner
ce qu’il incarnait.
Cent jours après son inves-
titure [le 20 janvier 2021], les
contours se précisent, et l’image
qui se dessine a de quoi décon-
certer la plupart des observa-
teurs qui l’ont toujours vu évoluer
essentiellement au centre.“Si je
m’attendais à ce que Biden soit
un président transformateur ?
Cette hypothèse m’aurait fait
rire, reconnaît Cornell Belcher,
un stratège démocrate. Quelle
erreur !”
En ces premiers mois de
mandat, c’est un progressiste
qui dirige le pays, et sensible-
ment plus à gauche que ses pré-
décesseurs démocrates sur la
question de la place de l’État
fédéral. Avec des initiatives telles
que le renforcement des aides
aux familles (avec l’objectif de
réduire de moitié la pauvreté
chez les enfants), la réduction
drastique des émissions de gaz à
efet de serre et l’augmentation
“Pour beaucoup,
‘Uncle Joe’ est une
figure rassurante.”
Cornell Belcher,
STRATÈGE DÉMOCRATE
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
considérable des dépenses d’in-
vestissement, Joe Biden va bien
au-delà de tout ce qu’ont ambi-
tionné les précédents gouverne-
ments démocrates. “L’État qui
agit pour les citoyens, c’est une idée
qui avait été mise au rancart, rap-
pelle Sean Wilentz, historien à
Princeton. Lui entend la remettre
au goût du jour.”
Les républicains, eux, accusent
Biden de multiplier les effets
d’annonce. “Il avait promis de
se placer au-dessus des partis, de
travailler avec les parlementaires
républicains. Pour l’heure, ses pro-
messes sonnent creux”, dénonçait
in avril Mike Johnson, député
de la Louisiane, inaugurant une
salve de critiques contre le gou-
vernement. Un argumentaire
qui ne prend pas tellement.
Les républicains trouvent en
revanche plus d’écho quand ils
concentrent leurs attaques sur
la gestion de la crise créée par
l’alux de migrants à la fron-
tière mexicaine.
Le volontarisme de Biden
est au fond un pari qui prend
à rebours un principe cher à
ses deux prédécesseurs démo-
crates. Barack Obama et Bill
Clinton ont pris grand soin de
ne pas aller trop loin pour ne
pas risquer de s’aliéner les cen-
tristes. Biden, lui, prend leur
exact contre-pied, partant du
principe que ces temps troublés
rendent l’électorat mieux disposé
envers l’action publique. “Les
Américains, j’en suis convaincu,
attendent aujourd’hui de l’aide
de leur gouvernement, a-t-il ainsi
déclaré quelques semaines après
son investiture, le plus grand
risque aujourd’hui, ce n’est pas
de trop en faire, mais de ne pas
en faire assez.”
Des propos qui ont donné le
ton de ses premières grandes
actions, à commencer par son
refus de revoir à la baisse son
plan de relance de 1 900 mil-
liards de dollars après qu’un
groupe de républicains modé-
rés a avancé une contre-pro-
position qui en aurait divisé le
montant par trois. Cette déci-
sion a “envoyé un message” pour
les batailles législatives à venir.
Apaisement. Si les électeurs ne
s’attendaient sans doute pas à un
programme aussi à gauche, pour
l’heure à en croire les derniers
sondages, ils apprécient : près
des deux tiers des Américains,
et même environ un tiers des
républicains, approuvent le plan
de relance. La pandémie a rendu
de nombreux électeurs plus favo-
rables à l’intervention de l’État,
voilà sur quoi tablent les stra-
tèges démocrates. Et Joe Biden
est passé maître dans l’art d’avan-
cer des idées progressistes sans
que l’électorat centriste se sente
menacé, analyse Cornell Belcher,
“Pour beaucoup, ‘Uncle Joe’ est une
igure rassurante, c’est un facteur
à ne pas sous-estimer. Les gens
laissent plus volontiers le béné-
ice du doute à un homme blanc
d’âge avancé.”
Alors même qu’il mène une
politique engagée, le président
est aussi parvenu à ramener un
peu de calme dans le débat poli-
tique à Washington. Et dans
les deux camps, les spécialistes
↙ Joe Biden. Dessin
de Del Rosso, Italie.
s’accordent à dire que cet apai-
sement le sert. Même si Biden
risque, ce faisant, de se priver
de la ferveur qui, bien souvent,
aide une présidence à traverser
les tempêtes.
“Si Biden a une forte cote de popu-
larité, estime Anna Greenberg,
sondeuse pour les démocrates,
c’est notamment parce qu’il s’at-
tache à faire exactement ce qu’il
avait promis pendant sa campagne :
vacciner, élargir les aides liées à la
crise du Covid, relancer l’économie.
Dans une certaine mesure, il laisse
son travail parler pour lui. Mais le
risque, c’est de ne pas tisser avec
l’électeur ces liens étroits qui peuvent
le sauver en cas de coup dur.”
Il fait preuve
d’une constance
qui tranche avec
l’image du bavard
doublé du gaffeur.
Or le président n’est pas en soi
une igure fédératrice. “Biden
n’incarne pas le Parti démocrate,
résume Julia Azari, professeure
de sciences politiques à l’univer-
sité Marquette, à Milwaukee.
Les hommes blancs d’un certain
âge représentent statistiquement
une part très faible de la coalition
démocrate.” En tant que premier
président noir, Obama incar-
nait le changement, ce qui lui a
attiré la sympathie de l’électo-
rat démocrate, poursuit Azari.
Pour rallier ces mêmes démo-
crates, Biden doit tenir ses pro-
messes. Il a replacé “au cœur de
l’action politique la relation avec
l’électorat”. Ainsi, ses nomina-
tions au gouvernement et à des
postes fédéraux ont été placées
sous le signe de la diversité, et il
a tenu à assurer l’équité raciale
et ethnique pour les vaccina-
tions contre le Covid-19.
Reste à savoir s’il sera capable
de tenir les grands engagements
démocrates, au-delà de son plan
de relance. On ne sait pas quelle
énergie il est prêt à consacrer
aux mesures concernant l’im-
migration, la réglementation
des armes à feu et la réforme
de la police.“Ce qui nous inté-
resse tous le plus, ce sont les cent
prochains jours, estime Frank
Sharry, directeur général d’Ame-
rica’s Voice [La voix de l’Amé-
rique], une association qui milite
pour les droits des immigrants.
L’équipe au pouvoir doit décider si
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021 AMÉRIQUES. 15

elle va vraiment se battre pour leur

régularisation.”
La Chambre des représentants
L’ambitieux plan du président Contrepoint. Une
Répartition du budget du plan de relance de Joe Biden
a adopté deux projets de loi qui
devraient permettre de régulari-
ser environ 4,5 millions de clan-
(sur le graphique, montants en milliards de dollars)

INFRASTRUCTURES SOUTIEN AUX FAMILLES

politique d’assistanat
destins sur les 11 millions qui 2 288 milliards de dollars 1 886 milliards de dollars
vivent illégalement aux États- Pour le Wall Street Journal, la gabegie dépensière de
Unis. Pour faire ratifier par le CHANTIERS DE TRANSPORTS CRÉDITS ÉDUCATION Joe Biden ne fera que rendre la classe moyenne accro
Sénat un tel dispositif, il fau- CONSTRUCTION 621 D’IMPÔT 511 aux subventions de l’État fédéral en biberonnant
drait sans doute contourner les ET SERVICES 800
règles de la chambre haute, qui
PUBLICS les Américains “du berceau jusqu’au tombeau”.
689
requièrent 60 voix pour l’adop-
tion de la plupart des textes.

Succès. Jusqu’à présent, Biden

L e gouvernement Biden mul-
tiplie les offensives de gauche,
l’aide sociale, les subventions
pour la garde des enfants ou les
SOURCES : “THE NEW YORK TIMES”, LA MAISON-BLANCHE

se donne le temps de la réflexion s’alarme dans un éditorial logements sociaux. “Toutes ces
et s’en tient à quelques priori- EMPLOI ET SOINS À le Wall Street Journal, la dernière mesures, prises il y a des décen-
tés, principalement la pandémie INNOVATION DOMICILE en date est un plan de 1 900 mil- nies, ne devaient-elles pas mettre
et la reprise économique, fai- 578 400 AIDES AUX ENFANTS liards de dollars à destination des fin à la pauvreté ? Pourquoi les mil-

IRS*
sant preuve d’une constance qui ET AUX FAMILLES familles”, que Joe Biden a présenté liers de milliards alloués à ces pro-
tranche avec l’image qui a long- 495 80 dans ses grandes lignes durant grammes n’ont-ils servi à rien ? Et
temps été la sienne, celle d’un son discours devant le Congrès, si cela n’a pas fonctionné, pourquoi
bavard doublé d’un gaffeur. D’ores le 28 avril, pour marquer les cent renchérir ?”
et déjà, il peut se targuer d’un * Équivalent du Fisc. premiers jours de son mandat. La stratégie actuelle consiste
réel succès dans la lutte contre Note : Le montant total des crédits d’impôt (800 milliards) se subdivise en deux parties : 600 milliards
d’allègements fiscaux (enfant à charge, revenus du travail et frais de garde d’enfant ou prise en charge “Il est plus juste de dire qu’avec en substance pour le quotidien
la pandémie. Plus de la moitié d’une personne dépendante) et 200 milliards pour réduire le coût de la couverture maladie dans le cadre
de l’Affordable Care Act (loi sur la protection des patients et les soins abordables).
ce plan la classe moyenne vivra financier “à verser des allocations
de la population adulte a reçu aux crochets de l’État du berceau à toute la classe moyenne pour que
au moins une dose de vaccin, au tombeau”, assène le quotidien les familles deviennent accros au
et le nombre de morts liés au temps à s’attaquer entre eux, au estime Trippi. Dans les deux cas, conservateur dans un éditorial gouvernement fédéral et au Parti
Covid-19 a fortement diminué. Un lieu de ferrailler contre le gouver- les électeurs nourrissaient des sévère. “On serait tenté de juger cette démocrate. La Maison-Blanche est
tel résultat a contribué à relancer nement”, souligne Alex Conant, attentes modestes, ils voulaient somme hallucinante, mais est-on d’ailleurs peu transparente sur la
l’économie et fait renaître l’opti- stratège républicain. juste le retour à un certain niveau encore à 2 000 milliards près ? question du financement, elle affirme
misme. La part d’Américains qui Avec le succès de la campagne de compétence. Jerry Brown a eu En comptant les mesures liées au qu’augmenter les impôts des plus
affirment que le pays est sur la de vaccination et l’adoption de tôt fait de dépasser ces attentes, Covid-19 et aux énergies vertes, au fortunés et renforcer les contrôles
bonne voie atteint des sommets, son plan de relance, Biden est et Biden a fait de même. prétexte de rénover les ‘infrastruc- du fisc suffiront. Mais c’est faux”,
ce qui a pour effet de maintenir parvenu à combler les attentes Les partisans de Biden affir- tures’, nous en sommes à 6 000 mil- assène le journal.
l’unité du Parti démocrate. des électeurs qui, depuis une ment que cette image de com- liards de dollars en cent jours”, Et de détailler l’impact finan-
“Le succès appelle le succès”, com- décennie, subissaient les consé- pétence est capitale. C’est l’une détaille le journal. “Et cela sans cier des mesures du président
mente Lanae Erickson, de l’or- quences de l’impasse politique à des principales raisons pour les- compter le budget fédéral habituel, démocrate : “L’expansion perma-
ganisation démocrate centriste Washington, affirme le stratège quelles les problèmes à la fron- supérieur à 4 000 milliards de dol- nente du crédit d’impôt par enfant
Third Way [Troisième voie]. Les démocrate Joe Trippi. Après les tière placent Biden dans une lars chaque année.” à charge coûtera 1 600 milliards
démocrates de tous bords sont quatre années de chaos de la situation compliquée. Non seu- de dollars sur dix ans. Or, selon la
“extrêmement motivés” de voir présidence Trump, Biden était lement les images d’adolescents Déjà vu. Mais le coût de ces Maison-Blanche, la mesure ne coû-
Biden réussir, car ils savent que confronté à une situation com- entassés dans des centres de mesures, si exorbitant soit-il, n’est tera que 420 milliards de dollars,
leur propre survie politique en parable à celle de Jerry Brown rétention ravivent les inquié- pas le principal problème selon le mais c’est parce que le gouverne-
dépend. En revanche, côté républi- lorsqu’il a succédé, en 2010, à tudes de la population quant à Wall Street Journal : “Le plus dange- ment ne raisonne que sur quatre
cain, les divisions persistent.“Les Arnold Schwarzenegger au poste l’immigration illégale, mais ces reux, c’est d’associer l’argent public ans, jusqu’en 2025. Les dépenses
républicains passent beaucoup de de gouverneur de Californie, scènes chaotiques risquent de […] à toutes les grandes décisions de la liées à ce genre d’exemptions aug-
saper la crédibilité d’un gouver- vie des citoyens. L’objectif est de déve- mentent lentement, puis explosent
nement qui se targue d’une ges- lopper l’État providence de manière à moyen terme, tandis que les aug-
tion mesurée, dédramatisée. Les à ce que les Américains dépendent mentations d’impôts sont immé-

52%
difficultés à la frontière viennent
aussi rappeler avec quelle facilité
des événements peuvent boule-
verser l’ordre du jour d’un pré-
sident. La grande question que
C’EST LA PART DES AMÉRICAINS se posent les électeurs est la sui-
qui approuvent la façon dont Joe Biden mène les affaires du pays vante : “Est-ce que vous avez obtenu
depuis son entrée en fonction à la fin de janvier, d’après une des résultats ?” Un président ne
enquête menée pour le Washington Post et la chaîne ABC dispose que d’un temps limité
et diffusée le 25 avril. Une note “tiède”, juge le diffuseur sur son pour répondre à cette question.
site Internet, alors que la moyenne pour les cent premiers jours Or, comme le souligne Joe Trippi :
était de 66 % pour les 13 autres présidents qui se sont succédé “Biden mesure mieux que n’importe
depuis 1945. Les explications, selon ABC : une “partisanerie lequel de ses prédécesseurs combien
intense” divisant démocrates et républicains, mais aussi il dispose de peu de temps.”
la dislocation économique, les conséquences de la pandémie —David Lauter
et la vision de Biden sur la taille et le rôle du gouvernement. Publié le 24 avril
des pouvoirs publics et de la classe
politique dans tous les domaines où
ils n’interviennent pas déjà.”
Pour le quotidien conservateur,
les points presse de la Maison-
Blanche “sont autant de déclara-
tions d’amour à l’État providence
et à ses éléments de langage sucrés
comme les ‘soins de santé abor-
dables’, la rémunération des arrêts
maladie et congés parentaux, la
‘maternelle pour tous’ et les investis-
sements dans le soin aux personnes.
Mais n’est-on pas déjà passé par là ?”
s’interroge le journal, en citant,
pêle-mêle, les bons alimentaires,
diates et n’apporteront pas les
recettes attendues.”
Et le Wall Street Journal de
conclure : “Les nouveaux impôts
sont destructeurs, mais leur impact
ne se fera pas sentir tout de suite,
en raison de la reprise économique
à l’issue de la pandémie. Le Parti
républicain ne doit pas négliger les
hausses d’impôts et de dépenses, mais
il doit surtout dénoncer le fait que
cette loi mette les bouchées triples
pour instaurer un État providence
qui méprise la dignité de travailler
et qui mettra les Américains sous
tutelle du gouvernement.”—
16. AMÉRIQUES
VENEZUELA-COLOMBIE
Une frontière qui sent
la poudre
L’armée vénézuélienne a lancé une offensive
contre des groupes dits “irréguliers” et provoqué
la fuite de milliers de civils vers la Colombie.
Les deux pays s’accusent mutuellement
de surenchère militaire.
—El País América (extraits)
Mexico
D es combats incessants
ont lieu dans l’ouest du
Venezuela, dans l’État
d’Apure, sur les rives de l’Arauca,
fleuve frontalier avec la Colombie,
une frontière très poreuse. Sur le
terrain, des tirs ont été échangés
entre des soldats vénézuéliens et
des “irréguliers” supposés appar-
tenir à des groupes dissidents
des Farc (Forces armées révo-
lutionnaires de Colombie – lire
encadré ci-contre). Des avions
ont survolé la zone, des blin-
dés ont été déployés, des ren-
forts ont été envoyés, tant des
militaires que des membres des
Forces d’actions spéciales de la
police bolivarienne, une unité
très controversée – soupçonnée
de violences contre des civils. Des
milliers de Vénézuéliens ont dû
fuir vers la Colombie en raison
de cette violence. En Colombie,
dans la ville frontalière d’Arau-
quita, plus de 5 000 personnes
s’entassent dans des tentes
humanitaires.
Historiquement, les relations
sont tendues entre le Venezuela
et la Colombie. Elles se sont enve-
nimées récemment en raison
de cette crise frontalière. Des
dizaines d’ONG, ainsi que des
membres de la société civile, ont
exigé des Nations unies qu’elles
envoient un émissaire pour réta-
blir le dialogue entre les deux
pays. “La Colombie et le Venezuela
ne peuvent pas prendre prétexte
des événements de l’Apure et de
l’Arauca pour se livrer à une esca-
lade”, soulignaient ces ONG il y a
peu dans le communiqué qu’elles
ont adressé au secrétaire géné-
ral de l’ONU, António Guterres.
Médiation. Le ministre des
Aff aires étrangères vénézué-
lien, Jorge Arreaza, a qualifié
la Colombie de “narco-État” et
a lui aussi demandé une média-
tion des Nations unies pour faci-
liter la communication entre
les deux pays. La vice-prési-
dente de la Colombie, Marta
Lucía Ramírez, a réagi en ces
termes : “Le régime d[u prési-
dent vénézuélien] Nicolás Maduro
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
↙ “Messieurs, votre table est prête !”
Sur la table : dialogue. Dessin d’Arcadio
paru dans La Prensa Libre, Costa Rica.
représente une menace pour la institutionnelle prolongée au est lié directement à la rupture
sécurité régionale.” Elle a par ail-
leurs rappelé la complicité sup-
Venezuela. Nicolás Maduro, au
pouvoir depuis 2013, a réduit sa
des relations entre les deux pays,
fait valoir Socorro Ramírez. Une
posée du régime vénézuélien avec
le trafic de drogue, une partie des
dissidents des Farc et la guérilla
marge de manœuvre diploma-
tique, accusé de commettre des
violations des droits de l’homme
situation dont bénéficient les
groupes armés qui contrôlent les
points de passage clandestins et
colombienne de l’Armée de libé- et de bloquer la moindre négocia- en tirent profit.
ration nationale (ELN), toujours tion avec l’opposition. De son côté, La crise frontalière a réduit
en activité. “Ce que nous vivons, Iván Duque persiste à condamner à leur plus faible niveau depuis
c’est une guerre entre mafieux, a-t- le régime chaviste. D’où la perti- vingt-cinq ans les échanges com-
elle poursuivi. Et dans la région, nence d’une médiation interna- merciaux entre la Colombie et le
le voisin gênant, c’est Maduro et tionale. “Sans coopération entre le Venezuela. “Il n’est pas possible
sa dictature.” La haute-commis- Venezuela et la Colombie, la situation qu’il n’y ait aucune forme de dia-
saire des Nations unies aux droits à la frontière va s’aggraver à court logue entre deux pays si liés l’un à
de l’homme, Michelle Bachelet, terme, ce qui aura des conséquences l’autre”, a ajouté Socorro Ramírez.
s’est dite préoccupée par l’offen- dramatiques pour les populations, —Florantonia Singer
sive vénézuélienne : “Les aff ron- sans parler du risque d’escalade Publié le 26 avril
tements ont entraîné la fuite de dans la confrontation”, mettent
milliers d’habitants de la zone qui en garde dans un communiqué
ont dû franchir la frontière, des exé- une soixantaine d’ONG colom- Contexte
cutions sommaires ont été signalées, biennes et vénézuéliennes.
enfin des journalistes et des défen-
seurs des droits de l’homme ont été
Plus de 5 millions de personnes
vivent de part et d’autre de la fron-
Combats,
arrêtés.” Depuis Miraflores, le tière. La Colombienne Socorro réfugiés
palais présidentiel vénézué- Ramírez, ancienne membre de la
lien, et la Casa de Nariño, Commission présidentielle d’in- et cocaïne
son équivalent colombien, tégration et des affaires fron- ●●● Le 21 mars, Caracas
on s’accuse mutuellement talières entre la Colombie et le a lancé une offensive
d’attiser une confronta- militaire dans la région
tion militaire. “Ce que nous vivons, frontalière entre l’État
Entre les deux pays, les c’est une guerre d’Apure et le département
tensions se sont accrues entre mafieux.” colombien d’Arauca.
jusqu’à la crise de 2018, avec le Marta Lucía Ramírez, VICE- Une offensive contre
changement de gouvernement en PRÉSIDENTE DE LA COLOMBIE des “ g r o u p e s i r r é g u li e r s
Colombie et la réélection contes- d’a s s a s sin s e t d e
tée de Nicolás Maduro, réélection Venezuela, souligne que l’ouver- n a r c o tr a fi q u a n t s v e n u s
qui n’a pas été reconnue par une ture des sept postes-frontières d e   C o l o m b i e ”    – selon
cinquantaine de pays de la com- existants doit être le point de les mots du président
munauté internationale du fait de départ pour sortir de l’impasse. Nicolás Maduro. Le 27 avril,
fraudes présumées. En 2019, le Un autre aspect essentiel est la l’armée faisait état
soutien du président colombien
Iván Duque à l’“intérim présiden-
tiel” de l’opposant Juan Guaidó
a conduit à la rupture définitive
des relations diplomatiques.
médiation. “Les bons offices des
Nations unies ont existé dans tous
les conflits”, observait récemment
Socorro Ramírez lors d’un forum
organisé par le groupe de réflexion
d’un bilan de 16 morts
parmi ses troupes.
Mais de quels “groupes
irréguliers” parle-t-on ?
Les Farc (Forces armées
Résultat, entre autres : près de International Crisis Group. Elle révolutionnaires de
2 millions de Vénézuéliens émi- estime qu’il existe des méca- Colombie) ont signé
grés en Colombie se sont retrou- nismes pour intervenir dans cette en 2016 un accord de paix
vés sans services consulaires. crise, sans avoir à passer par le avec Bogota mais
Et le conflit entre les deux Conseil de sécurité de l’ONU. Le certaines dissidences
pays se ressent de la crise regain de violence à la frontière ont repris le combat depuis
lors. Des dissidences qui
Combats récents
se battent aussi entre
Mer des Caraïbes elles, souvent pour capter
les ressources financières
Maracaibo Caracas du trafic de cocaïne.
10 ° N Quoi qu’il en soit, l’afflux
Lac
a
de réfugiés qui fuient
id
Maracaibo
ér
V EN EZ U EL A les combats vers le côté
M
de
n d e s o r i e nta l e s
èr
e ÉTAT D’APURE colombien ne cesse pas.
ill Orénoque D’autant que l’armée
o rd
C La Victoria
COLOMBIE uca
vénézuélienne s’en
Ara prendrait aussi aux civils,
Rio
COURRIER INTERNATIONAL
Medellín Arauquita
selon un rapport du
des A
26 avril de l’ONG Human
DÉPT D’ARAUCA
l è re
Rights Watch repris par
rd i l
Bogota 300 km
l’hebdomadaire Semana.
Co
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021 D’UN CONTINENT À L’AUTRE. 17

france
Justice. Brigades Trop nombreux ont été (et sont
encore) ceux qui tentent de défor-
mer la réalité des faits, de nier
et méritée, le tohu-bohu média-
tique autour de son débarque-
ment en Italie était une véritable
Contexte

rouges : la plaie
ou de minimiser la vérité histo-
rique du terrorisme des Brigades
rouges ; ceux qui ne veulent pas
que la lumière soit faite sur ces
se referme enfin pages de l’histoire. Les arresta-
tions du mercredi 28 avril vont
dans le sens des efforts de ceux
qui, à l’inverse, cherchent la vérité.
Sept Italiens, condamnés en Italie pour des actes de L’accomplissement de la justice
terrorisme commis dans les années 1970-1980, ont est une étape indispensable pour
été arrêtés en France. Une étape qui va permettre maintenir ou rétablir une relation
à l’Italie de tourner la page, estime cette journaliste. de confiance entre citoyens et
institutions. Cette obligation de
rendre des comptes s’inscrit dans
le principe de l’égalité devant la
loi et, quand la violence ébranle
le pays, il faut qu’il y ait recon-
—La Repubblica Rome, Italie discrétionnaire, le favoritisme, le naissance, sanction et réparation.
honte [le ministre de la Justice,
Alfonso Bonafede, et le ministre La fin de
de l’Intérieur, Matteo Salvini,
s’étaient rendus à l’aéroport pour
la “doctrine
“accueillir” Battisti, arrêté en
Bolivie et rapatrié en Italie].
Dans le tumulte des années 1970,
des millions d’Italiens ont fait de la
Mitterrand”
●●● En 1985,
le président socialiste
politique non violente, à travers les François Mitterrand
manifestations, la désobéissance s’engage oralement
civile, les batailles juridiques, à ne pas extrader
les investigations et la contre- les anciens activistes
information. En usant de leur italiens d’extrême gauche
corps, de leur voix et de leur intelli- réfugiés en France ayant
gence plutôt que d’un pistolet P38. renoncé à la lutte armée,
à l’exception de ceux
Voie des armes. Pourquoi donc qui auraient commis
les derniers représentants de cette des crimes de sang. 
Mais en profitant d’une

S
compromis politique et l’hypocri- La vérité doit être établie, ainsi poignée d’individus (les terroristes
ept anciens membres des sie. Ce qui est anormal, ce ne sont que les responsabilités, et donner et leurs soutiens) devraient-ils interprétation élargie
Brigades rouges [et d’autres pas ces arrestations, c’est la sur- lieu aux conséquences prévues par passer entre les mailles du filet et de cette “doctrine”,
groupes d’extrême gauche] vivance aberrante de la “doctrine voir leurs condamnations annu- certains activistes ayant
ont été arrêtés, enfin [le 28 avril], Mitterrand” [lire ci-contre]. Ce qui La vérité doit être lées, au seul motif qu’ils étaient commis des homicides
plusieurs décennies après des est anormal, c’est le fait qu’il ait en petit nombre, alors qu’ils ont ont pu rester en France
crimes pour lesquels ils avaient fallu toutes ces années, tous ces
établie et donner lieu choisi la plus antidémocratique pendant de nombreuses
été condamnés de manière efforts, pour débloquer la situation. aux conséquences des voies, celle de la clandesti- années, le cas le plus
irrévocable [deux autres ter- Ce qui est anormal aussi, c’est prévues par la loi. nité, des armes, du terrorisme célèbre étant celui
roristes se sont rendus à la jus- le bataillon d’intellectuels fran- et de l’intimidation (“En frapper de Cesare Battisti.
tice française un jour plus tard]. çais qui – avec à leur suite tout la loi. L’éventuelle clémence – sous un pour en éduquer cent”) [phrase À partir de 2002,
Les vieilles photos qui un pan insoupçonné la forme d’un allégement de peine, de Mao Zedong, reprise comme des extraditions ont été
tapissent les principaux de l’opinion française – d’une assignation à résidence ou slogan par les Brigades rouges] ? autorisées par Paris,
sites d’actualité évoquent traitent les anciens ter- d’autres avantages encadrés par Cette justice qui avance lente- mais les arrestations
des fantômes du passé roristes italiens comme la loi – ne doit intervenir que dans ment mais sûrement n’est pas de ce mois d’avril
et posent des questions OPINION de pauvres victimes de un second temps. L’histoire et le rendue seulement pour les vic- représentent un vrai
qui dérangent : quel sens persécutions politiques, profil de la ministre italienne de times, mais pour tous ceux qui, changement de cap
donner à ces arrestations tardives, dénaturant sans vergogne notre la Justice, Marta Cartabia, sont à l’époque, n’ont pas dévié de leur de la part de la France. 
après tout ce temps, alors que les histoire et la teneur des procès, une garantie supplémentaire du ligne, endurant la fatigue et les Un revirement qui,
intéressés ont cessé de sévir depuis étalant leur ignorance des recons- fait que cette affaire délicate sera frustrations qui allaient avec la selon la presse italienne,
belle lurette ? S’agit-il vraiment de titutions pourtant nombreuses de traitée avec pondération et pratique démocratique. La justice serait également lié
justice ou d’une vengeance tar- cette période. Alors même que leur discernement, sans embal- oui, la vengeance non. aux bonnes relations
dive à l’encontre d’individus qui coqueluche, l’ancien membre des lement. Car, si l’arresta- —Benedetta Tobagi entre le président
ont refait leur vie ? L’Italie est un Prolétaires armés pour le com- tion de Battisti était juste Publié le 28 avril du Conseil transalpin
drôle de pays, sans aucun doute, munisme (PAC) devenu écrivain, Mario Draghi
où l’histoire du terrorisme reste Cesare Battisti, après son arres- et Emmanuel Macron.
arrimée à l’actualité, notamment tation, leur avait déjà opposé, à
parce que le temps de la justice est tous, un cinglant démenti [en
souvent anormalement long, ici. reconnaissant en 2019 sa respon- L’auteure
Mais ceux qui se souviennent sabilité dans quatre homicides].
des taches de sang sur les trot- BENEDETTA
toirs et du décompte quasi jour- TOBAGI
nalier des morts et des blessés à la → Dessin Cette journaliste
fin des années 1970, tout comme de Beppe et écrivaine italienne
ceux qui ont été touchés directe- Giacobbe, est la fille de Walter
ment par le terrorisme, dans leur Italie. Tobagi, journaliste
chair ou dans leur entourage, du Corriere della Sera
ont éprouvé un soulagement à assassiné en 1980,
l’annonce de cette nouvelle, et à Milan, par le groupe
même une certaine satisfaction. terroriste d’extrême
Car cette justice, si tardive et si gauche Brigata
parcellaire soit-elle, c’est aussi XXVIII marzo.
pour tous les Italiens qu’elle est
rendue, et pas seulement pour les
victimes et les survivants.
De fait, elle panse une plaie qui
empestait l’arbitraire, le pouvoir
18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
europe
Société. Toute l’Italie
sur une aire d’autoroute
Célèbre aire de repos située près de Bologne, le Cantagallo est une cité en
miniature qui rassemble restaurants, magasins et même un sanctuaire. Un
microcosme où se croisent les destins humains, qui survit, malgré la pandémie.
—Il Venerdì di
Repubblica (extraits) Rome
C
De Casalecchio di Reno
onstantin, chaufeur rou-
tier roumain, attend que le
cuisinier inisse de retour-
ner ses pappardelle alla Regina et
les mette en barquette. “Je vais les
manger dans ma cabine. Je n’aime
pas trop être au milieu des autres.
Mais avec un plat chaud de pâtes
par jour, ça devrait aller.” Il y a
des dizaines de tables au restau-
rant La Fucina, mais une seule est
occupée par deux convives, atta-
blés devant un demi-poulet et des
pommes de terre.
La preuve que le Covid est bel et
bien en train de changer le monde.
Ici, il y a à peine un peu plus d’un
an, on faisait la queue même pour
acheter des cigarettes.
Aujourd’hui, devant la café-
téria de l’aire de Cantagallo
Ouest, il n’y a qu’une dame polo-
naise, Anastazja : “Je dois aller au
Cantagallo Est. Le camion ne va pas
tarder à passer.” Elle porte une
énorme valise. “J’envoie au pays
tout ce dont mon mari et nos enfants
ont besoin. Le camion fait le trajet de
Rome à Cracovie. Demain matin, la
valise sera chez moi, là-bas.”
“Le plus grand d’Europe”. Les
parkings, les bars et les restaurants
sont pratiquement déserts, mais
il n’y a pas de quoi s’afoler. Ici, en
attendant la in de la pandémie,
les employés n’ont pas l’intention
de céder, même s’ils sont deux fois
plus nombreux que les clients. Si
on baisse le rideau, on ne sait pas
quand on pourra le relever. Et on
ne peut pas non plus abandon-
ner cet Autogrill, chaîne de res-
taurants d’autoroutes italiennes
qui par extension désigne désor-
mais les aires d’autoroute dans leur
ensemble. Le jour de son inaugu-
ration, un 29 avril, il y a soixante
ans, il avait été présenté comme
“le plus important d’Italie et le plus
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
grand d’Europe”. Le passé peut
parfois raviver l’espoir, et depuis
les grandes baies vitrées surplom-
bant les voies de l’autoroute A1, on
voit déiler, comme dans un ilm,
l’histoire de l’Italie.
Tout a commencé par une béné-
diction du cardinal de Bologne,
Giacomo Lercaro. “Jésus aussi,
dans la parabole du bon Samaritain,
a parlé d’une petite auberge sur la
route de Jéricho, avait déclaré Son
Éminence. Mais ici, tout est plus
grand, plus moderne.” Un restau-
rant de deux cents couverts, où
les sfogline, ou dames “pastières”,
préparaient devant vous les tortel-
lini et les tagliatelle. On pouvait
y aller manger sans prendre l’au-
toroute, en franchissant un tour-
niquet. On trouvait aussi ici une
chapelle inaugurée le 15 avril 1966.
“J’étais également présent,
ce jour-là, se souvient monsei-
gneur Ernesto Vecci, qui était alors
évêque auxiliaire de Bologne. Cet
Autogrill ressemblait vraiment à
↙ Une photo d’archives du Cantagallo, anciennement appelé
Mottagrill (Archivio Bega Milano), inauguré le 29 avril 1961.
Photo archives Bega Milano/Massimiliano Neri
une petite ville. En plus de la cha-
pelle où l’on célébrait la messe tous
les dimanches à 11 heures, il y avait
le bureau de poste, une antenne de
l’Oice du tourisme, la librairie et le
kiosque à journaux. Il y avait aussi
une grande boutique L’Oréal, où
se pressaient les jeunes illes et où
[le célèbre présentateur télé italo-
américain] Mike Bongiorno faisait
la publicité. J’avais trente ans et je
me demandais : que dirait le car-
dinal de cet étalage de produits de
beauté ? On aurait dit qu’il avait
lu dans mes pensées. ‘Ne t’en fais
pas, m’a t-il dit, dans la Bible il y a
aussi beaucoup de passages qui
parlent de coifures féminines et
de maquillages.’”
Expérience. Aller au restaurant
du Cantagallo devient bientôt une
mode. On laissait la Fiat 600 ou
le scooter Lambretta dehors, sur
le parking, et pendant quelques
heures on vivait l’expérience de
l’autoroute sans payer le péage.
Tout le monde venait faire un
tour dans le Restoroute le plus
célèbre d’Italie. Pour la visite de
Sophia Loren, le restaurant crou-
lait sous les leurs. Pratiquement
tous les soirs, on voyait déiler
des acteurs et des chanteurs, de
Roberto Benigni à Gianni Morandi,
jusqu’au secrétaire du Parti com-
muniste [de 1972 à 1984] Enrico
Berlinguer, qui venaient dégus-
ter des lasagnes ou des tortellini.
Mais à la in juin 1973, le jour
où ils ont vu débarquer Giorgio
Almirante [représentant du
Mouvement social italien (MSI),
extrême droite], l’ensemble des
150 employés se sont mis en grève,
refusant de lui servir un café. Le
lendemain, un groupe de fascistes
a fait une descente pour vandali-
ser le bar et le restaurant.
“Nous avons été les premiers à
associer notre cuisine au terroir, rap-
pelle Demetrio Chiurco, respon-
sable des franchises Autogrill. Au
Cantagallo, par exemple, nous avons
toujours mis en valeur l’excellence
locale. Au cours de la première année
d’exploitation, des centaines de mil-
liers de voyageurs ont vu comment
on fabriquait les tortellini. Et lorsque
l’on tranchait les grandes morta-
delles, ou que l’on ouvrait les meules
de parmesan, c’était un grand spec-
tacle. Les Américains ilmaient avec
leurs caméras super 8. Le Cantagallo
a été et reste une communauté. Au
bar, on retrouvait l’ambiance des
cafés de village : on y trouvait les
mêmes serveurs pour faire un bout
de conversation devant un café. Et
cela valait aussi bien pour le camion-
neur parti de Varsovie que pour le
cycliste arrivé de Sasso Marconi [près
de Bologne]. Après le déjeuner, beau-
coup de gens prennent des photos et
des selies avec les monts Apennins
en toile de fond.”
L’autoroute est un territoire
vierge, et donc idéal pour fonder
les nouvelles villes, emblème
d’une nouvelle civilisation de la
consommation. Consommation
et vitesse, mais pas seulement. Au
Cantagallo, on trouve aussi une
surprise : l’église Sant Angelo est
devenue un petit sanctuaire, où
les voyageurs déposent dans une
urne transparente des “intentions
de prières”. Ces billets sont rele-
vés le dernier samedi de chaque
mois et lus dans l’église voisine de
San Biagio. “Il y en a plus de deux
mille par an, airme le curé de la
paroisse. Et bien que la circulation
sur l’autoroute soit réduite au mini-
Depuis les baies
vitrées surplombant
l’autoroute A1,
on voit défiler
l’histoire du pays.
mum, leur nombre n’a pas diminué.
Beaucoup sont écrits par des auxi-
liaires de vie étrangères, qui prient
pour leurs enfants laissés au pays,
pour le mari au chômage.”
Le Cantagallo est le grand point
de ralliement de ces femmes.
Elles attendent les autocars et les
camions venus du Sud, et partent
en direction de l’Autriche, de la
Slovénie, puis vers tous les pays
de l’Est.
Chaque mois, Carla lit avec
un groupe de prière les inten-
tions de prières dans l’église de
San Biagio. “Mon papa est main-
tenant là-bas auprès de toi.” “Je
t’adresse cette prière pour mon oncle
qui est monté au Ciel.” Bon nombre
de camionneurs italiens et étran-
gers déposent également des bil-
lets : “De Palerme à Monaco, depuis
la Bavière. Protège-moi, fais que je
retourne chez moi, dans ma famille.”
Anastazja est arrivée sur l’aire
du Cantagallo Est. “Le camion
vient de passer. Maintenant, j’at-
tends ma belle-sœur. Elle ne va pas
tarder. La prochaine fois, j’espère
moi aussi monter dans le camion.
Ça fait deux ans que je ne suis pas
rentrée chez moi.”
—Jenner Meletti
Publié le 16 avril
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
moyen-
orient
Israël. Rififi autour
de l’aide militaire
américaine
Depuis 1948, l’État hébreu a reçu 146,2 milliards de
dollars d’aide des États-Unis, dont une quarantaine
de milliards pour la défense. Aujourd’hui, des voix
s’élèvent au sein du Congrès américain pour
réclamer un meilleur contrôle de cette subvention.
—Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv
L a députée Betty McCollum,
une élue démocrate du
Minnesota, et quinze
autres signataires viennent de
soumettre la proposition de loi
H.R.2407, de son intitulé com-
plet : “Loi sur la promotion des
droits de l’homme pour les enfants
palestiniens vivant sous occupa-
tion militaire israélienne”. Sous
cet intitulé long et a priori anodin,
la députée démocrate s’inquiète
du fait que, depuis l’an 2000,
CARTOON MOVEMENT
quelque 10 000 mineurs palesti-
niens ont été incarcérés sans incul-
pation. Malgré des clariications et
des explications selon lesquelles
il ne “conditionne pas l’aide améri-
caine à Israël” ou ne comporte pas
de sanctions ad hoc, le texte de la
proposition de loi appelle néan-
moins à un rôle accru du Congrès
dans le contrôle des ventes d’armes
qu’Israël acquiert grâce à l’aide
généreuse des États-Unis.
A priori, rien de neuf sous le
soleil. D’une part, la députée
McCollum a déjà présenté un
D’UN CONTINENT À L’AUTRE. 19
↙ Dessin de
Jean-François Rochez,
Belgique.
projet de loi similaire (H.R.43910) comme un “inancement militaire
à la in de la précédente législature, étranger” et les cinq autres mil-
juste avant les élections de 2020. liards sont des crédits afectés à
D’autre part, ces dernières années, la défense antimissile.
américain à Israël. En 1963, le
président démocrate John F.
Kennedy ne se faisant plus d’il-
lusions sur le président égyptien
plusieurs élus de la Chambre et du L’aide accordée à Israël par l’ad-
Sénat, comme le sénateur Bernie ministration Obama est la plus
Sanders, la députée propalesti- importante de toute l’histoire amé-
Gamal Abdel Nasser, il autorisa la
vente à Israël de ce qui était alors
un leuron de l’armée américaine,
nienne Alexandria Ocasio-Cortez ricaine et surpasse celles accordées
et l’ancien député Beto O’Rourke, pour 2009-2018 par le président
se sont eux aussi penchés sur la George W. Bush (30 milliards de
question de la super- dollars) et pour 1999-
le missile antimissile Hawk. Puis
le président démocrate Lyndon
Johnson autorisa la vente à Israël
des avions d’attaque A-4 Skyhawk
vision des ventes 2008 par le président (en 1966) et F-4 Phantom (en
d’armes à Israël. Bill Clinton (27 mil- 1967). Cependant, si importants
Long temps mar- liards de dollars). fussent-ils, ces développements ne
ginale, l’idée d’un DÉCRYPTAGE En outre, lorsque relevaient pas encore d’une aide
contrôle parlemen- en 2014, Israël a eu globale intégrée, mais de simples
taire sur les ventes d’armes com- besoin d’une aide supplémentaire petits arrangements stratégiques.
mence donc à faire des émules pour développer son système anti-
au sein du Congrès. missile Kipat Barzel [Dôme de Basculement. Finalement, ce
Pour autant, le projet de loi de Fer], l’administration Obama a n’est qu’en 1973 que survint le bas-
McCollum ne menace pas Israël accordé une aide supplémentaire culement décisif, au lendemain
de sanctions et ne conditionne pas de 225 millions de dollars, Joe de la guerre du Kippour [1973],
davantage l’aide militaire amé- Biden, alors vice-président, ayant lorsque le président républicain
ricaine à un changement de la joué un rôle central en mobilisant Richard Nixon décida de contri-
politique israélienne à l’égard des des représentants clés du Congrès, buer à la reconstitution et à la
Palestiniens. Le texte demande démocrates comme républicains. modernisation de Tsahal. C’est
simplement que le département Il est important de préciser que donc sous Nixon que l’aide mili-
d’État américain dépose un rap- 95 % de cette aide militaire restent taire des États-Unis devint mas-
port annuel au Congrès dans lequel aux États-Unis. Cela signiie qu’Is- sive et structurelle (3 milliards
serait précisée la part de l’arme- raël acquiert ses armes et sa tech- dollars par an) et permit à Israël
ment d’origine américaine dans les nologie directement auprès des d’accéder à la technologie améri-
actions menées par Israël dans les constructeurs américains. caine de pointe.
Territoires [Cisjordanie]. A u t r e p r é c i s ion , e nt r e Peut-être la proposition de loi
1971 et 2007, Israël recevait cette de la députée McCollum sera-t-
Impraticable. Mais cette simple aide militaire à titre d’“aide civile” elle bientôt oubliée. Ou peut-être
demande est déjà en soi imprati- pour un montant annuel de 1,2 mil- Israël ne sera-t-il bientôt plus la
cable. Un survol de la Cisjordanie liard de dollars. Entre 2001 et 2007, vache sacrée de la vie parlemen-
par un F-16 de fabrication améri- cette “aide civile” a été progres- taire américaine. Les Israéliens se
caine constitue-t-il une contribu- sivement supprimée pour laisser rendront alors peut-être compte
tion à “l’occupation” ? De même, place aux protocoles décennaux que Nixon, détesté pour son anti-
en matière de recours aux rensei- actuellement en vigueur et dont sémitisme, et Obama, honni pour
gnements glanés par de la tech- le montant illustre l’importance son opposition systématique à
nologie américaine, comment du soutien américain à la sécu- Nétanyahou, furent en réalité
établir une distinction entre la rité d’Israël ainsi que la volonté leurs deux plus solides alliés.
lutte contre le terrorisme et la per- de Washington de concrétiser sa —Alon Pinkas
pétuation du contrôle israélien sur promesse de maintenir et d’en- Publié le 28 avril
la Cisjordanie ? Enin, il est peu tretenir l’avantage militaire qua-
probable que cette proposition litatif d’Israël.
de loi fasse l’objet d’un vote. Et si Pourtant, il n’en a pas tou- L’auteur
tel devait être le cas, ses chances jours été ainsi. Certes, depuis
de réussite sont proches de zéro, 1948 [création de l’État hébreu], ALON PINKAS
comme en témoigne le fait que les États-Unis accordent une Diplômé de l’université
331 élus de la Chambre des repré- aide militaire à Israël, mais de  Georgetown, cet ancien
sentants (75 %) ont déjà cosigné cette dernière a longtemps eu diplomate israélien a été aussi
une lettre initiée par l’Aipac [lobby une portée limitée, Washington le  conseiller en politique
pro-israélien] pour s’y opposer. ayant d’abord tenté d’établir une
C’est un fait, Israël est le plus alliance proaméricaine dans le
grand bénéiciaire du monde de monde arabe dans le but de
l’aide militaire américaine. Depuis contenir l’Union soviétique.
1948, Israël a reçu 146,2 milliards C’est ainsi qu’en 1956 la guerre
étrangère de deux Premiers
ministres de l’État hébreu :
Shimon Pérès et Ehoud Barak.
Et chef de cabinet de deux
ministres des Afaires
de dollars d’aide globale des États- de Suez [intervention tripartite étrangères : David Levy
Unis. Le programme d’aide actuel, britannique, française et israé- et  Shlomo Ben-Ami. En 2000,
38 milliards de dollars étalés sur lienne en Égypte] entraîna une Il  fait partie de la délégation
dix ans, a fait l’objet d’un proto- grave détérioration des relations israélienne dans les négociations
cole signé par le président Barack israélo-américaines. de paix avec la Syrie. Alon Pinkas
Obama en 2016 et est entré en Il fallut attendre les années collabore notamment avec
vigueur en 2019. Sur cette somme, soixante pour assister à une le quotidien israélien
33 milliards de dollars sont déinis relance du soutien militaire de  gauche Ha’Aretz.
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Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
TURQUIE
Gamal Abdel Nasser. Après la nationalisa-
Le triomphe d’Erdogan tion du canal de Suez en 1956, Nasser avait
hypnotisé l’ensemble de la région avec ses
hors de ses frontières utopies nationalistes panarabes, jusqu’à
la défaite face à Israël en 1967, durant la
guerre des Six-Jours.
Pourquoi, alors qu’il est en perte de vitesse dans son pays, L’expansion des ambitions d’Erdogan
le président turc demeure-t-il populaire dans le monde arabe ? par-delà les frontières de son pays s’ex-
plique en partie par les troubles qui ont
agité le monde arabe ces dix dernières
années. Mais également par l’absence
frappante d’un commandement sunnite,
alors que l’Iran est en train de créer un
axe chiite au Levant, qui s’étend jusqu’à
la Méditerranée. Les rêves d’Erdogan au
sujet des anciens territoires ottomans et
la série de soulèvements régionaux qui ont
propulsé les partis islamistes sur le devant
de la scène semblent être à l’origine de son
désir de devenir le chef suprême de la com-
munauté sunnite.
Usage de la force. À l’automne 2011, en
plein cœur du printemps arabe, la venue
d’Erdogan à Tunis, au Caire et à Tripoli a
marqué une avancée triomphale. Si le coup
d’État égyptien de 2013 contre les Frères
musulmans, soutenus par Ankara, et la
décennie de guerre civile en Libye et en
Syrie a assombri le rayonnement d’Erdo-
gan, ils n’ont pas sui à l’éclipser totalement.
Le brusque virage amorcé par Erdogan
vers la concentration des pouvoirs, avec la
mise à l’écart du parlement pour régner en
sultan des temps modernes, l’épuration du
CARTOON MOVEMENT
gouvernement et des partis et la répression
de l’opposition, vient entacher sa réputa-
tion. Mais ces fautes sont atténuées par le
putsch avorté de 2016, qui a fait descendre
ses partisans dans la rue et dans lequel
de nombreux Turcs et Arabes voient une
implication des États-Unis et de l’Union
—Financial Times (extraits) Londres sur les terres arabes pendant plus de quatre
siècles, puisse jouir d’une telle considéra-
A près presque vingt ans au pou- tion. C’est doublement vrai dans le cas d’Er-
voir, d’abord en tant que Premier dogan, qui se laisse régulièrement aller à
ministre, puis en tant que président, des fantasmes néo-ottomans.
Recep Tayyip Erdogan domine aujourd’hui Mais Arab Barometer, un réseau de cher-
la Turquie moderne. La fascination qu’il cheurs reconnu dans une région aux statis-
suscite dans son pays soufre toutefois tiques généralement douteuses, annonce
de son autoritarisme et de son incapacité régulièrement de très bons résultats [en
croissante à assurer la prospé- matière de popularité] pour
rité de son électorat croyant et Erdogan, et vient tout juste d’in-
conservateur. Lors des élections
municipales de 2019, son parti
terroger plus de 20 000 personnes
qui ont conirmé cette tendance.
a perdu les principales villes du ANALYSE Le président turc devance large-
pays, dont Istanbul et Ankara, ment ses principaux rivaux régio-
preuve qu’Erdogan n’est pas invincible. naux, le prince héritier et dirigeant de facto
Pourtant, même si Erdogan fascine de d’Arabie Saoudite, Mohammed ben Salmane,
moins en moins en Turquie, il demeure de et le guide suprême d’Iran, l’ayatollah Ali
loin le dirigeant le plus populaire dans la Khamenei. Si certaines causes possibles
majeure partie du monde arabe, si l’on en de ce phénomène sont positives, d’autres
croit un sondage publié la semaine dernière sont plus inquiétantes. Les citoyens arabes,
www.ecole3a.edu
par Arab Barometer. Ce résultat peut sem- qui se trouvent si souvent déresponsabili-
bler paradoxal. Pour de nombreux experts, sés par des dirigeants autoritaires, ont un CAMPUS LYON • PARIS
il était inimaginable qu’un dirigeant turc, certain faible pour les héros populistes, RENNES • TOULOUSE
héritier de l’Empire ottoman qui a régné comme le légendaire président égyptien
MOYEN-ORIENT. 21
↙ Recep Tayyip Erdogan.
Dessin de Fares Garabet, Allemagne.
européenne. L’opinion publique régionale
montre également une certaine admiration
envers le penchant croissant d’Erdogan
pour l’usage de la force, et son opposition
à Israël et aux États-Unis. Grâce à l’armée
turque, appuyée par des drones, des milices
et des mercenaires, il a inversé le cours de
la guerre civile en Libye, a aidé l’Azerbaïd-
jan à reconquérir le Haut-Karabakh et s’im-
plante désormais dans le nord de la Syrie,
où il repousse les combattants kurdes, alliés
des États-Unis.
Là où Ankara ne voit que l’expression
légitime de son inluence, ses alliés de
l’Otan craignent une campagne néo-otto-
mane visant à assurer l’hégémonie de la
Turquie dans la région.
En matière de soft power, Erdogan s’ap-
puie notamment sur les feuilletons télévi-
sés populaires, dont l’intrigue est souvent
liée à l’Empire ottoman. Mais d’autres
manœuvres – comme la reconversion en
mosquée de la basilique Sainte-Sophie,
cette église byzantine convertie une pre-
mière fois en mosquée, avant de devenir
un musée en 1934 – se révèlent plus perni-
cieuses. Elles renforcent l’identité natio-
naliste du régime, construite autour du
sunnisme, de l’identité turque et d’un
islam fort.
Dans la course au pouvoir religieux et
régional, la Turquie d’Erdogan a bien meil-
leure réputation que les régimes théocra-
tiques d’Arabie Saoudite et d’Iran. On peut
toutefois craindre qu’Ankara vienne ali-
menter le courant empoisonné qui déi-
gure le Moyen-Orient. Or, la région doit
absolument s’extirper du bourbier des
conlits sectaires, qu’ils soient paramili-
taires ou par alliés interposés.
—David Gardner
Publié le 27 avril
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22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
BurkinaFaso. Comment
le djihadisme s’est installé
Fin avril, trois Européens ont été tués par des terroristes dans le sud-est
du pays. Un drame qui vient rappeler à quel point la chute du régime de
Blaise Compaoré a déstabilisé la région depuis 2014.
—El Mundo Madrid
L
es Européens ne prêtent
généralement pas grande
attention aux pays du
Sud. Quand ils le font, ils s’in-
téressent beaucoup moins aux
causes des événements qu’à
leurs conséquences. C’est le cas
quand nous voyons des milliers
de Subsahariens arriver en canot
de fortune, des hors-bord tra-
verser le détroit de Gibraltar
avec des chargements de drogue,
ou des coopérants et des diplo-
mates quitter leurs fonctions
parce que leur sécurité n’est pas
assurée. Tous ces problèmes
ont pourtant pour origine un
même mal, un même contexte :
celui d’États en faillite qui ne
contrôlent plus leur territoire
au-delà de leur capitale.
Le Burkina Faso fait partie de
ces pays qui chancellent, dans
cette arrière-cour de l’Europe
qu’est le Sahel. Une région à seu-
lement quatre heures d’avion qui
chaque jour échappe un peu plus
aux États pour tomber en de très
mauvaises mains. Le djihadisme,
incarné par différents groupes
qui tantôt s’unissent tantôt s’af-
frontent, contrôle d’ores et déjà
une zone qui englobe certaines
parties du Niger, de la Mauritanie
et du Mali. Le Burkina Faso est
le dernier pays en date à être
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
tombé. L’assassinat [annoncé
mardi 27  avril] des journa-
listes espagnols David Beriáin
et Roberto Fraile [ainsi que du
travailleur humanitaire irlandais
Rory Young, qui les accompa-
gnait] vient tragiquement rappe-
ler à quel point ces groupes armés
savent s’adapter et restent actifs,
eux qui sont capables d’écraser
un convoi de 40 militaires et
de lancer des attaques contre
L’assassinat
de ces hommes
démontre l’ampleur
du recul des armées
régulières au Sahel.
↙ Dessin de Del Rosso,
Italie.
des bases plus peuplées encore,
comme ils l’ont fait au Niger ou
au Mali.
Cette attaque au Burkina est
révélatrice. Les hommes de l’ar-
mée burkinabée sont mal payés,
et leur discipline et leur loyauté
ne tiennent souvent qu’à un fil.
Face à ce type d’offensive, ils ne
risquent pas leur vie et fuient à
la première occasion : cette fois
encore, la plupart se sont enfuis
dès qu’ont retenti les premiers
tirs. Sur place, des pays étran-
gers – dont la France – apportent
leur soutien militaire à la lutte
contre le djihadisme, mais les
résultats sont mitigés.
L a mor t de B e r i á i n e t
Fraile donne à penser que les
Européens n’étaient pas l’objec-
tif des assaillants et qu’ils ont au
contraire été pris sous les feux
croisés d’une attaque qui enten-
dait tuer le plus de soldats pos-
sible [lire l’encadré ci-contre].
Pour les milices djihadistes au
Sahel, les enlèvements d’Occi-
dentaux sont une industrie très
lucrative.
Rançons. Des dizaines de coo-
pérants, de religieux et de diplo-
mates étrangers ont ainsi été
séquestrés par ces katibas dans
les déserts du nord du Mali,
véritables no man’s land sous
le contrôle de tribus touaregs
et autres personnages troubles.
L’État espagnol était parvenu
en 2012 à faire libérer trois
d’entre eux, au terme de deux
cent soixante-dix jours de cap-
tivité. Autant dire que les djiha-
distes savent que l’Espagne paie,
et grassement, pour ses ressor-
tissants. Dans ces régions tran-
sitent aussi des trafiquants de
drogue qui acheminent vers le
détroit de Gibraltar les char-
gements de cocaïne récupérés
sur les côtes de Guinée-Bissau.
Les trafiquants d’êtres humains
et leurs mafias empruntent les
mêmes itinéraires. L’abandon
de ces déserts est tel qu’il n’y
a personne ici pour mettre un
frein au crime.
L’assassinat de Beriáin et
Fraile  démontre aussi l’am-
pleur du recul des armées régu-
lières au Sahel. Les terroristes
du Groupe de soutien à l’islam
et aux musulmans [GSIM, lié
à Al-Qaida] peuvent attaquer
où ils le veulent, quand ils le
veulent. Cela n’a pas toujours été
le cas. En 2010, les Occidentaux
À la une
DES HABITUÉS DES
TERRAINS PÉRILLEUX
“Le journalisme pris pour
cible”, s’émeut le quotidien
espagnol El Diario Vasco
(basé dans la ville basque
de Saint-Sébastien), mercredi
28 avril. “David Beriáin
et Roberto Fraile formaient
le tandem parfait pour aller
sur le front et, surtout, c’étaient
des bons gars.” La veille,
les corps des deux journalistes
espagnols ont été retrouvés
criblés de balles après
plusieurs heures de recherche,
dans la forêt de Pama,
une réserve naturelle du sud-
est du Burkina Faso. Habitué
des terrains périlleux, le duo
réalisait un documentaire
sur la lutte contre
le braconnage dans cette
région où sévissent plusieurs
groupes armés (lire ci-contre).
Les deux journalistes étaient
accompagnés d’une patrouille
composée de militaires,
de forestiers et de membres
d’une ONG américaine,
Chengeta Wildlife. Selon
les autorités burkinabées,
leur convoi est tombé par
hasard sur une position
djihadiste, qui a ouvert le feu.
Les échanges de tirs ont duré
trois heures. Le président
de l’ONG, l’Irlandais Rory
Young, fait également partie
des victimes, tandis
qu’un militaire burkinabé
est toujours porté disparu.
pouvaient encore tailler la route
sac au dos au Burkina Faso sans
craindre les vols ni les enlève-
ments. Le pays était le plus sûr
de la région et, avec ses beaux
paysages prédésertiques et ses
tribus nomades, il pouvait se
rêver en grande destination tou-
ristique. Alors que dès 2011, la
guerre contre le terrorisme met-
tait le Mali, le Niger et le nord du
 Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021 AFRIQUE. 23

↙ Dessin de Glez paru

dans le Journal du Jeudi,
Ouagadougou.

Nigéria à feu et à sang, le “pays
des hommes intègres” devenait
une oasis de paix et de sécurité.
Le pays pouvait compter pour sa
protection sur le rôle de média-
teur joué par Blaise Compaoré,
indéboulonnable dictateur qui
faisait l’intermédiaire entre les
groupes salafistes du Sahel et
les pays occidentaux – moyen-
nant de juteuses commissions
et la garantie que son terri-
toire ne serait pas ciblé. C’est à
Ouagadougou que se négociaient
libérations d’otages et cessez-
le-feu. En échange, Al-Qaida et
ses affidés épargnaient le pays.
“C’est la seule raison pour
laquelle les coopérants occiden-
taux enlevés au Mali, au Niger ou
en Mauritanie étaient libérés au
Burkina et remis à leur gouver-
nement”, confi rme une source
proche du renseignement et
spécialiste du Sahel. Mais voilà,
Blaise Compaoré a été renversé
en 2014 [après vingt-sept ans au
pouvoir] par un soulèvement
populaire exigeant plus de démo-
cratie – une catastrophe pour la
sécurité du pays.
les expatriés aimaient devenues certaines parties du
aller voir les matchs Burkina Faso. Malheureusement,
de foot des cham- la barbarie a pris le dessus, cette
pionnats européens) fois sur le bon sens et l’humanité.
et à plusieurs autres éta- Il reste désormais les interro-
blissements du quartier. gations sur les auteurs de cette
L’inter vention des mortelle agression. Le commando
forces de l’ordre qui a mené le raid contre la bri-
a permis la gade était-il constitué de bracon-
libération niers ? Sentant leur “business”
d e plu s d e menacé, ces chasseurs “hors-la-
120 personnes loi” s’en seraient-ils pris aux chas-
prises en seurs d’images ? S’il est vrai que
otage et s’est des braconniers peuvent s’avérer
soldée par la mort téméraires, il est peu probable
de quatre terroristes qu’ils aient envie de s’attaquer
qui n’avaient pas aux forces armées nationales.
hésité à attaquer
l’hôtel le plus sur- Le monstre est là,
veillé de la capitale tapi dans l’ombre.
burkinabée, lieu habi-
tuel de réunion des responsables Il peut sévir à tout
militaires des Nations unies. Le moment, de façon
bilan de l’attentat fut de 27 morts, sanglante et hideuse.
de 18 nationalités différentes.
Des terroristes ? Ceci est
Fondamentalisme. Dans plus plausible. Une intrusion
les villages un peu partout au dans “leur territoire” peut
Burkina Faso, les églises sont à
l’abandon. Longtemps, il y a eu Des forêts devenues avoir fait grimper le thermo-
mètre de leur colère au point de
des missionnaires chrétiens, et faire passer de vie à trépas les

Le Covid-19 est venu

achever l’économie,
qui voit fuir
les investissements
étrangers.
Dès lors, les attentats ont com-
mencé, tel en janvier 2016 celui
de l’hôtel Splendid, un quatre-
étoiles prisé des Occidentaux,
sur l’avenue Kwame-Nkrumah,
au cœur du quartier finan-
cier de Ouagadougou, où des
hommes armés ont fait irrup-
tion après l’explosion d’une voi-
ture piégée. Les terroristes s’en
sont pris simultanément au café-
restaurant Le Capuccino (où
MALI
RÉ
ils avaient des fidèles dans tous
les villages. Les poisons du fon-
damentalisme et de la peur font
leur œuvre.
Aujourd’hui, le Burkina, l’un
des cinq pays les plus pauvres du
monde, est pris dans une spirale
de radicalisation qu’alimentent
la misère et l’absence d’avenir.
La pandémie de Covid-19 est
venue achever l’économie, qui
n’a pas de vaccins à injecter et
qui voit fuir les investissements
étrangers. Dans ce panorama, le
djihad apparaît comme un virus
plus contagieux encore, qui peut
engloutir dans une spirale de
haine et d’ignorance.
—Alberto Rojas
Publié le 28 avril
NIGER
La “triple frontière”,
épicentre des dernières
attaques terroristes
zones de non-droit “visiteurs”. L’acronyme GSIM
[Groupe de soutien à l’islam et
aux musulmans, l’un des groupes
L’attaque a eu lieu dans une forêt située près terroristes les plus actifs au Sahel,
de la frontière béninoise, où des Français avaient affilié à Al-Qaida] est encore
évoqué. Toutefois, on se demande
été enlevés il y a deux ans. De vastes territoires
pourquoi ils auraient préféré
qui désormais échappent entièrement à l’État, le chemin de la mise à mort à
déplore cet éditorialiste burkinabé. la réclamation de rançon ? Et
jusque-là, pourquoi n’y a-t-il pas
de revendication de cette tuerie ?
—Aujourd’hui au Faso Il y eut certes une bravade de la Les enquêtes des forces armées
Ouagadougou part des assaillants, qui ont osé pourraient-elles apporter plus
attaquer l’escorte de ces trois de réponses ?
T rois blessés. Un Burkinabé
toujours porté disparu. Et
surtout, trois morts. Des
expatriés. La foudre des forces
du mal a été terrible pour la bri-
Occidentaux, mais il y eut aussi
risque non calculé en allant dans
ce no man’s land.
Mais l’on parle de journalisme
et de journalistes. Ce métier est
En attendant, cet événement
est un brutal rappel à l’horrible
réalité terroriste qui sévit au
Burkina Faso. Et la tragédie de
ce 27 avril 2021 vient allonger la
gade antibraconnage et pour ses pétri dans la témérité, dans la liste des suppliciés de ce genre
visiteurs. Ce trio malheureux conviction en des principes et dans l’est du Burkina.
aura eu moins de chance que les en leur défense, parfois au péril Le monstre est toujours là, tapi
deux touristes français enlevés du souffle de vie. La lutte anti- dans l’ombre. Il peut sévir à tout
et retrouvés vivants le 10 mai braconnage est une cause noble moment, de façon brutale, san-
2019 au Bénin. que les journalistes avaient glante et hideuse. À l’évidence,
On pourrait soliloquer sur ce apparemment épousée. Mener le pays seul ne pourra pas lutter
que faisaient ces hommes dans un un documentaire sur le phéno- contre ce phénomène et n’im-

BURKINA FASO Parc recoin aussi retranché du Burkina mène qui dépouille l’écorce ter- porte quelle nationalité sur la
IO
G

MALI Ouagadougou N du W
D E L’ E S T Faso, et surtout réputé être un restre de ses habitants animaux planète peut être touchée par
Fada N'Gourma Réserve repaire pour les brigands et aussi et ensuite le rendre public pour- les languettes volcaniques de ces
Natiaboani de Pama NIGERIA
Bobo-
Dioulasso
les terroristes de tout poil qui pul- rait sans doute aider à faire bouger terroristes. La nécessaire union
BÉNIN lulent dans ces lieux où le cou- des lignes et accentuer les actions des forces et la collaboration des
COURRIER INTERNATIONAL

Trois Occidentaux
vert végétal leur sert de refuge pour en venir à bout. populations pour venir à bout de
enlevés, puis tués Deux touristes et de protection. Ils étaient sans aucun doute cette pieuvre aux immenses ten-
français enlevés dans
le 27 avril 2021
le parc national S’y aventurer même sous pro- au courant des risques courus tacules sont plus que d’actualité.
CÔTE D’IVOIRE
GHANA de la Pendjari en 2019 tection, comme ce fut le cas pour en s’aventurant dans ces refuges —Ahmed Bambara
200 km TOGO
ces trois tués, paraît périlleux. de serpents venimeux que sont Publié le 28 avril
24. Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021

à la une

ROYAUME-UNI
THE END ?
Brexit en janvier, centenaire de la création de l’Irlande du Nord
sur fond de tensions communautaires le 3 mai, élections cruciales
pour l’avenir de l’Écosse le 6 mai : le Royaume-Uni tangue
en ce début d’année. Même les Gallois, jusque-là discrets
sur la question, commencent à songer à la sécession.
Dans un contexte où plus de la moitié des Britanniques estiment
que leur pays n’existera plus sous sa  forme actuelle d’ici
dix ans, la dislocation est-elle encore évitable ?
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021 25

Londres nous fait honte ! Contrepoint la Première ministre d’Écosse,

L’indépendance
est un leurre
●●● Les Écossais souhaitent-ils
Dans un billet enflammé, ce chroniqueur appelle les Écossais réellement s’embarquer dans
à voter pour les indépendantistes, le 6 mai. Pour lui, continuer une procédure de divorce longue
et fastidieuse ? “La nation
à endurer le mépris de Westminster et la perte d’influence ne dispose ni d’une banque
internationale provoquée par le Brexit est inenvisageable. centrale, ni d’une monnaie
propre, ni de services
de renseignements, ni d’armée”,
liste The Times. En cas
—The National Glasgow Nous pourrions plutôt nous concentrer sur de sécession, Édimbourg
les moyens de récupérer notre citoyenneté serait donc contraint de créer
uissiez-vous vivre à une “époque inté- de l’UE. Nous pourrions veiller à nous doter “ses principales institutions
Nicola Sturgeon, espère la tenue
d’un plébiscite d’ici à 2023.
Au pays de Galles, les travaillistes
sont bien partis pour rester
majoritaires au Senedd, l’organe
législatif local, mais les sortants
pourraient bien avoir besoin
des élus du parti indépendantiste
Plaid Cymru (“Parti du pays
de Galles”) pour gouverner.
Dans ces deux nations,
les prérogatives du gouvernement
“dévolu” sont nombreuses,
rappelle le quotidien,
“des transports au logement
en passant par la santé”
– y compris la lutte contre

P ressante”. Il s’agit sans doute de la béné- d’un système de santé public inancé comme
diction la plus ambiguë qui soit. On la il convient. Nous pourrions accorder la prio-
présente souvent comme une malédic- rité aux “bébés, pas aux bombes” [un des slogans
étatiques” et de “négocier
en parallèle des accords majeurs
avec Londres”. À côté, “les
la pandémie de Covid-19.
Enin, en Angleterre, plusieurs
scrutins locaux sont prévus,
tion chinoise, mais en réalité, rien n’est du Parti national écossais, au pouvoir]. Nous discussions relatives au Brexit notamment le renouvellement
moins sûr. Quelle qu’en soit l’origine, pourrions nous opposer aux réductions de l’aide feraient igure de promenade des maires de plusieurs aires
bien des Écossais ne peuvent qu’y songer ces internationale. Nous pourrions accueillir les de santé”, raille le journal métropolitaines, dont celle
temps-ci, surtout ceux qui penchent en faveur immigrés au lieu de les refouler. Nous pour- conservateur. Au fond, les de Londres, où le travailliste
de l’indépendance. Pour le meilleur rions faire tout un tas de choses Écossais “resteraient dépendants Sadiq Khan s’attend à être
ou pour le pire, nous vivons efecti- pour améliorer notre sort et celui du reste du Royaume-Uni réélu confortablement.
vement à une époque intéressante. des autres. Au lieu de cela, on nous pendant des années”, assure
Il y a peu encore, on pouvait croire drape dans l’Union Jack. même le quotidien. “Aucun
que l’Écosse était entre de bonnes Qu’ont donc à offrir à l’Écosse État ne peut se targuer d’être Définition
mains au sein du Royaume-Uni. Le BILLET les partis du Royaume-Uni, à part réellement indépendant de nos
pays n’était peut-être pas des plus des drapeaux, des insultes et des
attrayants, mais il avait l’air de tenir debout. promesses creuses ? Nous proposent-ils une
jours. Que ce soit en matière
de douanes, d’espace aérien
“Dévolution”
C’est peut-être ça qui l’a sauvé lors du référen- quelconque vision positive ? Alimentent-ils le ou de stockage des données, ●●● Forme de décentralisation,
dum sur l’indépendance de 2014, les électeurs potentiel de l’Écosse ? Nous laissent-ils espé- la coopération est obligatoire, la dévolution consiste
indécis préférant un mal connu à un avenir rer des lendemains qui chantent ? Ou limitent- insiste The Times. Dans au Royaume-Uni
inconnu. Mais que s’est-il passé depuis ? ils leurs ambitions pour l’Écosse par principe, ce contexte, l’Écosse aura en un transfert de pouvoirs
L’Écosse a été arrachée à l’UE contre son gré de peur que trop de succès ne renforce encore besoin de l’appui de Londres” et de compétences étatiques
[en 2016, la nation a voté pour rester dans le le sentiment indépendantiste ? indéiniment. vers les nations constitutives
bloc, tout comme l’Irlande du Nord ; le pays de Il est essentiel de s’assurer une majorité du pays. Le mouvement
Galles et l’Angleterre ont voté pour la sortie], en faveur de l’indépendance au mois de mai, a connu une nette accélération
notre peuple privé de la citoyenneté européenne non seulement au nom des possibilités qu’elle Repères sous Tony Blair, à la in
et du droit de vivre, travailler et étudier dans représente, mais parce que toute autre solution des années 1990. Depuis,
toute l’Europe. Notre réputation a été ternie est impensable. Nous allons voter en somme l’Écosse, le pays de Galles
sur la scène internationale, nos exportations pour gagner ou perdre notre indépendance, Un “super jeudi” et l’Irlande du Nord se sont
ont soufert, et plusieurs secteurs de notre c’est aussi simple que ça. Alors, oui, sans doute
économie sont désormais confrontés à la pers- aucun, nous vivons à une époque intéressante.
à enjeu ainsi dotés d’un Parlement
et d’un exécutif local aux
pective de devoir se reconstruire après la pire Qui risque fort de l’être encore plus après le ●●● Les Britanniques sont prérogatives plus ou moins
pandémie de ces dernières décennies tout en 6 mai. Faisons en sorte qu’elle le soit pour les appelés aux urnes un peu importantes. L’Écosse gère,
ayant les mains liées. Et dans le même temps, bonnes raisons, quand nous aurons entre nos partout dans le pays, ce 6 mai, par exemple, son propre
quand nos représentants élus ont exprimé leur mains l’avenir de notre pays. à l’occasion d’un “super jeudi” système judiciaire,
mécontentement à Westminster, ils ont fait —Phil Paterson électoral. En Écosse, contrairement au pays
l’objet de moqueries. Publié le 4 avril les électeurs renouvellent de Galles. D’autres pouvoirs,
On a traité l’Écosse de pays arriéré sur le le Parlement de Holyrood. comme la politique
plan économique, de régime de parti unique, Au pouvoir depuis 2007, le Parti étrangère, restent
de république bananière. Nos eforts pour faire SOURCE national écossais (SNP) devrait “réservés” à Westminster
face au Covid-19 ont été tournés en dérision, aisément obtenir la majorité, et au gouvernement
tandis que des représentants de l’État britan- THE NATIONAL condition incontournable pour britannique.
nique sapaient nos règles de coninement, se Glasgow, Écosse l’organisation d’un deuxième
rendaient chez nous pour des tournées et des Quotidien référendum sur l’indépendance.
opérations de relations publiques dans l’espoir thenational.scot “Pour beaucoup, il s’agit
d’accroître la visibilité de l’establishment londo- Ce quotidien écossais a été de l’élection la plus importante
nien et d’éveiller un sentiment d’appartenance à lancé le 24 novembre 2014, depuis la création de Holyrood, ← Dessin de Morten
l’espace britannique que la plupart d’entre nous dans la foulée du référendum en 1999”, conirme The Times. Morland, paru
n’éprouvent tout simplement pas. L’Écosse a-t- sur l’indépendance écossaise. Malgré un refus catégorique dans The Spectator,
elle vraiment besoin d’être matraquée à coups Le journal se veut “le porte- de Londres jusqu’à présent, Londres.
de drapeaux Union Jack en ce moment ? drapeau de l’indépendance”.
26. Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021

contre les addictions de 47 millions de livres [environ

54 millions d’euros]”. Les inégalités scolaires entre
riches et pauvres, elles, demeurent “honteuses”.
Une fois le constat posé, “comment expliquer que
les Écossais aiment toujours autant leur Première
ministre ?” s’interroge The Spectator, incrédule.
Longtemps considérée comme “froide”, la diri-
geante a su au il du temps “maîtriser l’art de com-
← Nicola Sturgeon
muniquer et d’entrer en empathie avec des inconnus,
et Alex Salmond.
et plus généralement avec la population”. Illustration
Sur le badge, le logo
durant la pandémie : “La gestion calme et mesurée
du Parti national
de Sturgeon face à la crise sanitaire, par opposition à
écossais (SNP).
l’arrogance brouillonne de Boris Johnson, lui a valu
Dessin de Morten
des amis et a inluencé des gens, concède l’hebdo-
Morland paru dans
madaire conservateur. Elle respire la coniance et
The Times, Londres.
dans leur ensemble les électeurs lui font coniance.”
Et qu’importe si le taux de mortalité enregis-
tré dans la nation est plus élevé qu’en Irlande
du Nord, ou que la réussite actuelle de la cam-
pagne vaccinale soit le fait du gouvernement
↓ Dessin de central, à Londres, grince The Economist. Les
Sergueï Tiounine, paru Écossais rencontrés par l’hebdomadaire londo-
dans Kommersant, nien n’en démordent pas, “même
Moscou. ce monsieur furieux que son pub
soit toujours fermé à cause des res-

NICOLA STURGEON,
trictions” : leur chef de gouver-
nement, aujourd’hui âgée de
50 ans, a fait un bon tra-

REINE D’ÉCOSSE
vail et mérite d’être recon-
duite. “Quand les élections
deviennent des référendums
sur l’avenir d’un pays, assure
le magazine, les électeurs ne
se soucient pas trop du reste.”
Première ministre de la nation depuis 2014, la dirigeante du Parti —Courrier international
national écossais jouit d’une popularité sans égale. Pour ses électeurs,
son bilan en demi-teinte semble secondaire par rapport à l’objectif
ultime de l’indépendance, constate la presse britannique.

iicile de se frayer un chemin jusqu’à “Cette conviction ne l’a pas quittée.” Sa volonté de

D Nicola Sturgeon pendant ses déplace- mettre in aux plus de trois cents années d’union
ments de campagne. “Il faut d’abord écar- avec l’Angleterre semble d’ailleurs à portée de
ter les admirateurs et les chasseurs de selie”, main. En in d’année 2020, plus de vingt son-
explique The Observer. “Certains sont dages d’ailée donnaient le oui gagnant en cas
même au bord des larmes”, jure l’hebdo- de nouveau référendum. Un scrutin que Sturgeon
madaire londonien. Après sept années compte bien obtenir après avoir ralé
au pouvoir (quatorze ans au total une nouvelle majorité le 6 mai – rela-
pour son parti), la Première ministre tive plutôt qu’absolue, d’après les der-
demeure incroyablement populaire nières intentions de vote.
auprès des électeurs. Rien ne semble Sur la scène intérieure, pourtant, le
pouvoir entamer son aura. Pas même PORTRAIT bilan de cette ancienne avocate, issue
la remise en cause de son intégrité de la classe ouvrière écossaise, fait l’ob-
dans une afaire l’opposant à son prédécesseur jet de nombreuses critiques. “Depuis leur arrivée
(lire page 27, “Une vengeance nommée Alba”). au pouvoir, en 2007, les nationalistes parlent de créer
“Compatissante mais calculatrice, magnanime une Écosse plus juste, plus progressiste, mais en réa-
mais prête à assener un coup bas, Nicola Sturgeon lité ils cherchent avant tout à convaincre les Écossais
a toujours été une personnalité politique complexe”, les plus aisés – ceux qui ont le plus de chances de voter
relève le Financial Times. Entrée au Parti natio- aux élections – de rester idèles au SNP”, s’agace le
nal écossais (SNP) en 1987, “alors qu’elle était encore quotidien The Scotsman. Certes, le parti pro-
une lycéenne timide de 16 ans”, la native d’Irvine, indépendance a rendu l’université gratuite et
au sud-ouest de Glasgow, considère très vite l’in- œuvré en particulier pour les droits des femmes.
dépendance comme la seule réponse valable à Mais dans le même temps, alors que la nation
“la mise en application des politiques de droite de traverse une grave crise liée à la consommation
Margaret Thatcher à un électorat écossais plutôt de drogue, “entre 2015 et 2019, le gouvernement
orienté à gauche”, explique le journal inancier. Sturgeon a réduit le inancement des services de lutte
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021 ROYAUME-UNI : THE END ? 27

Un royaume, quatre nations Décryptage

Shetland
IRLANDE DU NORD
Population :
(Écosse)
ÉCOSSE Une vengeance nommée Alba
1 885 400 hab. Population :
5 463 300 hab. ●●●“C’est un héros de notre Nicola Sturgeon, elle, ressort
€ PIB par hab. : mouvement et un farouche de cet épisode égratignée
29 889 euros Orcades
(Écosse) € PIB par hab. : défenseur de notre nation.” mais blanchie par un rapport
Parlement local* : 34 120 euros À la fin de 2014, le Premier publié en mars : il lui était
Assemblée d’Irlande Parlement local* : ministre d’Écosse Alex reproché d’avoir menti
du Nord, à Belfast. Parlement écossais, Salmond tire sa révérence. à propos de sa connaissance
Le pouvoir est à Edimbourg. Nicola Sturgeon, sa protégée des faits reprochés à son
partagé entre Le Parti national au sein du Parti national prédécesseur. Peu importe,
unionistes écossais détient écossais (SNP), le remplace. Salmond ne décolère pas.
et nationalistes. la majorité. Et lui rend un vibrant ll accuse l’entourage
ÉCOSSE
* renouvelé en 2022. * renouvelé le 6 mai. hommage. Le tandem a bien de la Première ministre d’avoir
failli conduire le pays vers monté les accusations
Édimbourg l’indépendance quelques de harcèlement “pour le salir
PAYS DE GALLES ANGLETERRE semaines plus tôt – une et empêcher son retour
sécession finalement rejetée en politique”, relate le Daily
Population : YA U M E- Population :
3 139 000 hab. RO U 56 286 961 hab. le 18 septembre par 55 % Record. Épilogue fin mars :
N des électeurs. Salmond lance un nouveau
IRLANDE
€ PIB par hab. : DU NORD Belfast € PIB par hab. : Mais sept ans plus tard, le ton parti indépendantiste baptisé
I

27 454 euros ÎLE

Parlement local* :
Senedd Cymru, IRLANDE
à Cardiff.
Le Parti travailliste
détient la majorité.
* renouvelé le 6 mai.
Londres
SOURCE POUR LE PIB : OFfiCE FOR NATIONAL
37 795 euros a radicalement changé entre “Alba” (le mot gaélique pour
DE MAN Pas de Parlement le mentor et l’élève. “Les deux désigner l’Écosse). L’objectif,
Manchester local. politiciens écossais les plus jure-t-il, contribuer
Dublin Liverpool influents de l’ère moderne à “une supermajorité”
Bala s’entredéchirent”, résume parlementaire en faveur
le Financial Times. La guerre de la sécession, et non
Birmingham
PAYS DE intestine est complexe. pénaliser le SNP. D’après
GALLES ANGLETERRE “Presque incompréhensible”, les derniers sondages relayés
Cardiff soupire The Independent. par ce quotidien écossais,
Londres À l’origine de l’affaire, la nouvelle formation

Population : des accusations de politique, “qui souhaite

8 908 081 hab. harcèlement sexuel portées un référendum le plus tôt
€ PIB par hab. : contre Salmond en 2018 possible”, semble surtout
STATISTICS. CHIFFRES DE 2018

62 972 euros et en 2019. Une enquête bien partie pour rafler

La mairie* est dirigée
par Sadiq Khan
(travailliste).
* renouvelée le 6 mai
gouvernementale et plusieurs sièges jusqu’à
FRANCE un procès plus tard, l’homme présent promis aux troupes
ÎLES ANGLO-
NORMANDES politique est acquitté. de Nicola Sturgeon…
200 km

Enjeux

À la une Tant qu’Élisabeth est sur le trône…

●●● Le décès du prince
Philip, duc d’Édimbourg,
le 9 avril, a renforcé
un sentiment latent outre-
Manche : une ère
de la monarchie britannique
touche à sa fin. Si l’aura
de la famille royale a été
“TO BE OR ternie depuis des décennies
NOT TO BE” par une succession
Lors du référendum de scandales, Élisabeth II,
du 18 septembre 2014, âgée de 95 ans, jouit encore
les Écossais avaient d’une grande popularité.
rejeté l’indépendance Y compris en Écosse, où
(avec 55 % de non). la famille royale possède
Courrier international notamment le château
avait alors consacré de Balmoral. “Mais son décès
un numéro spécial entraînera forcément une
à l’identité écossaise, discussion au sujet de l’avenir
à relire sur notre site.
de la monarchie, souligne
The Sunday Times.
Pour les Écossais, ce débat
sera indissociable de celui
sur l’indépendance.”
Quand certains nationalistes
écossais estiment dans
The National “que la nation
devra se débarrasser des
reliquats de trois cents ans
de domination britannique
et devenir une république”,
d’autres demeurent attachés
à l’institution. Une chose
est sûre, tranche The Sunday
Times : la question ne fait
pas vraiment figure de priorité
dans le camp de
Nicola Sturgeon.
28. À LA UNE
Irlande du Nord : cent ans
sur un baril de poudre
Un siècle après la partition de l’Irlande – une “folie totale” –,
les unionistes nord-irlandais se sentent trahis par Londres, comme
l’ont prouvé les émeutes d’avril. À terme, la réunification de l’île
est inéluctable, juge cet hebdomadaire de gauche britannique.
—New Statesman Londres
es violences qui ont récemment eu lieu à
L Belfast rappellent les images des jours les
plus sombres des Troubles [1968-1998]. Un
mécontentement incendiaire lottait dans
l’air pendant que la police se faisait atta-
quer, que les jeunes lançaient des cocktails
Molotov et qu’un bus à impériale se faisait incen-
dier. Les vains appels au calme des politiques
ne faisaient que renforcer cette atmosphère.
Ironie amère, ces scènes se déroulaient le long
des fameuses lignes de paix qui séparent les com-
munautés catholique et protestante de la ville.
L’accord du Vendredi saint de 1998 était censé
mettre un terme à ce genre de chose, mais les
divisions demeurent aussi vives qu’auparavant
dans une grande partie de l’Irlande du Nord. La
crise actuelle s’explique avant tout par le fait
que les unionistes purs et durs ont l’impression
d’avoir été trahis sur deux points.
Le premier est la partialité de la police, illus-
trée par son refus de sanctionner les vieux
dirigeants républicains qui ont violé les règles
sanitaires pour assister aux obsèques de Bobby
Storey, un ancien de l’IRA [Armée républicaine
irlandaise], en juin 2020.
“Quel pays horrible.” L’autre est l’accord com-
mercial conclu avec l’UE à la suite du Brexit :
contrairement aux promesses faites par Boris
Johnson, il établit une frontière douanière au
milieu de la mer d’Irlande ; l’Irlande du Nord se
retrouve ainsi à moitié détachée du Royaume-
Uni, du moins aux yeux des unionistes. Leur
désillusion grandit quant aux efets du Brexit.
Le Loyalist Communities Council – qui regroupe
des organisations paramilitaires comme l’Ulster
Volunteer Force et les Red Hand Commandos –
a annoncé le mois dernier retirer son soutien à
l’accord du Vendredi saint. Dans le même temps,
des gangs loyalistes encourageaient l’anarchie
chez les jeunes protestants défavorisés.
Il serait cependant trop supericiel d’attri-
buer l’origine des émeutes à des événements
précis et récents : les racines du mécontente-
ment sont bien plus profondes. La réalité, c’est
que l’Irlande du Nord est un État qui n’a jamais
véritablement fonctionné, car il est déchiré par
un goufre infranchissable entre deux traditions
opposées. L’accord du Vendredi saint a posé un
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
même l’existence d’une petite majorité en faveur de
l’uniication. Les unionistes savent que la plupart
des gens et des personnalités politiques britan-
niques n’éprouvent aucun attachement sentimen-
tal pour l’Ulster et seraient ravis de s’en séparer
dès demain. “Donnez-moi un grand whisky. Quel
pays horrible”, avait déclaré Reginald Maudling,
le ministre l’Intérieur conservateur, après s’être
rendu sur place au début des Troubles, en 1970.
Ils sont nombreux à Westminster à être de cet
avis aujourd’hui.
Mentalité d’assiégé. Voilà pourquoi les unio-
nistes sont saisis d’une inquiétude fébrile. Leur
âme est rongée par la peur qu’on se débarrasse
d’eux. J’ai grandi en Irlande du Nord au plus fort
des Troubles et je n’ai cessé de voir cette menta-
pansement sur les blessures du confessionna- lité d’assiégé, même au sein de ma propre famille.
lisme mais ne les a pas guéries. Il est de bon ton Au début des années 1970, mon grand-père, un
dans certains cercles politiques britanniques homme d’afaires respectable qui avait dirigé un
d’évoquer notre “précieuse Union”, mais il n’y
a rien de précieux dans l’appartenance de l’Ir-
lande du Nord au Royaume-Uni. Elle a provo-
conseil municipal unioniste, soutenait l’Ulster
Vanguard, un mouvement controversé qui
organisait de grands rassemblements
qué un conlit mortel et donné lieu à des aides pour aicher son soutien incondition-
généreuses. Margaret Thatcher a un jour pro- nel à l’Union et dont le chef, William
clamé que l’Irlande du Nord était “aussi britan- Craig, déclarait  : “Nous sommes prêts
nique que Finchley” – cette banlieue du nord de à tirer et à tuer.” On pouvait trouver
Londres où se trouvait sa circonscription élec-
torale –, mais c’était une remarque stupide :
contrairement à ce qui se passe en Ulster, plus
40 % de la population de Finchley n’éprouve
pas d’allégeance pour un autre pays.
L’accord sur le Brexit et la méiance des unio-
nistes vis-à-vis des militants nationalistes ne sont
que les symptômes de l’afaiblissement des liens
entre l’Ulster et le Royaume-Uni. Les dernières vio-
lences sont un spasme de rage contre le cours de
l’histoire, qui va vers l’unité irlandaise, parce que
l’évolution démographique est favo-
rable aux catholiques et parce que
le gouvernement d’Irlande
du Nord a accumulé les
échecs. Un sondage réa-
lisé par le pair conserva-
teur Michael Ashcroft en
septembre 2019 montrait
CARTOON MOVEMENT
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
le même fondamentalisme chez certains élèves
de mon école de l’ouest de l’Ulster, qui avaient
rejoint la sinistre Third Force, une milice loya-
liste, au début des années 1980.
Cependant, la vraie tragédie de l’histoire
moderne de l’Irlande, ce n’est pas que les gou-
vernements qui se sont succédé à Londres se
soient plu à trahir l’Ulster, mais qu’ils aient tou-
jours cédé à l’unionisme. Si la Grande-Bretagne
avait rejeté la partition au début du xxe siècle, on
aurait pu éviter une grande partie des frictions
et des bains de sang qui ont suivi. La création
du mini-État d’Irlande du Nord a été une erreur
calamiteuse : elle a placé un baril de poudre au
milieu des îles Britanniques.
Le 3 mai marque le centenaire de l’Irlande du
Nord. Celle-ci voit le jour à la suite de la loi sur
le gouvernement de l’Irlande de 1920, qui éta-
blit un gouvernement décentralisé à Belfast et à
Dublin. Le mouvement républicain, qui mène à
Contrairement aux promesses
faites par Boris Johnson, l’accord
post-Brexit conclu avec l’UE
établit une frontière douanière
au milieu de la mer d’Irlande.
l’époque une guérilla féroce pour l’indépendance
totale de l’Irlande, la rejette, mais les unionistes
de l’Ulster l’acceptent, car ils y voient le moyen
de maintenir le territoire sous administration
britannique. Les douleurs de l’enfantement du
gouvernement d’Irlande du Nord n’auraient pas
pu être plus terribles et ont donné le ton à une
violence qui se poursuit encore.
Dans l’atmosphère d’insurrection qui sub-
merge l’ensemble de l’Irlande, l’Ulster connaît
des afrontements graves et un fanatisme qui
frappe en général les catholiques. Entre juillet
1920 et juillet 1922, 557 personnes trouvent la
mort ; 54 % d’entre elles sont catholiques, alors
que ceux-ci ne représentent que 35 % de la popu-
lation de l’Irlande du Nord. Rien qu’à Belfast,
11 000 catholiques sont chassés de leur emploi à
cause de leur religion. Cette oppression est ali-
mentée par le Special Constabulary, une force
de police auxiliaire en grande majorité protes-
tante crée par James Craig, le nouveau Premier
ministre, un orangiste [membre de l’Ordre protes-
tant d’Orange] pur et dur. Le Manchester Guardian
écrit alors de cette campagne anticatholique : “La
fureur des Orange Specials et de la populace oran-
giste s’abat nuit et jour sur ces malheureux.”
La création agitée de l’Irlande du Nord repré-
sente le point culminant de la stratégie désas-
treuse que la Grande-Bretagne a adoptée vis-à-vis
de l’Irlande depuis la in de l’époque victorienne.
Londres a eu la possibilité d’accorder l’autonomie
à trois reprises avant la Première Guerre mon-
diale mais a échoué à chaque fois à cause de l’op-
position farouche des partisans de l’Union, alors
que l’Irlande était en très grande majorité favo-
rable à une autonomie parlementaire. La première,
menée par le Premier ministre libéral William
Gladstone en 1886, est brisée par une rébellion
au sein de son parti. Le deuxième projet d’au-
tonomie, encore de Gladstone, est adopté par
la Chambre des communes en 1893 mais rejeté
par la Chambre des lords. Près de vingt ans plus
tard, en 1912, le gouvernement libéral de Herbert
Asquith fait un troisième essai et les conserva-
teurs plongent à nouveau dans l’imprudence, la
cause unioniste étant alors portée par Edward
Carson, un brillant avocat dublinois.
Sans légitimité démocratique. Les unio-
nistes de l’Ulster importent d’Allemagne
25 0 00 fusils et 3 millions de cartouches en
vue de résister [à ce projet d’autonomie], mais
les conservateurs continuent à leur accorder
leur soutien. De la folie totale. L’autonomie
aurait pu permettre de garder l’Irlande au
sein de l’Empire, mais son rejet a inévitable-
ment poussé le nationalisme irlandais vers les
extrêmes du républicanisme, une évolution qui
a à son tour alimenté l’intransigeance unioniste.
Très désireux de mettre in au conlit épuisant
qui ravage l’Irlande après la Première Guerre
mondiale, le gouvernement de Lloyd George
opte pour la partition, mais ne fait que remettre
les Troubles à plus tard. Le concept est voué à
l’échec depuis le début, car il n’a ni légitimité
démocratique ni cohérence politique. Le mini-
État a beau être la création de l’unionisme de
l’Ulster, il ne regroupe pas les neuf comtés histo-
riques de la province parce que trois d’entre eux
– Donegal, Cavan et Monaghan – comptent une
forte majorité catholique. Et sur les six autres,
deux – Tyrone et Fermanagh – auraient dû pou-
voir rejoindre le nouvel État libre d’Irlande, car
Contexte
Le Brexit l’a tuée
●●● Elle a été victime “du crime
de l’Orient-Express, avec un paquet
d’empreintes digitales sur le poignard”,
ose le Belfast Telegraph. Première
femme à diriger l’Irlande du Nord, Arlene
Foster a annoncé, le 28 avril, son intention
de quitter la tête du Parti unioniste
démocrate (DUP) à la in de mai, et son
poste de Première ministre un mois plus
tard. La presse d’outre-Manche considère
que la dirigeante de 50 ans a été sacriiée
par son parti. Le Daily Mail rappelle
que sa décision survient au lendemain
de la publication d’une lettre mettant
en cause son leadership signée par les trois
quarts des élus DUP de l’Assemblée
d’Irlande du Nord. Pour les électeurs
unionistes, le parti s’est laissé berner
par Boris Johnson au sujet de la création
d’une frontière douanière entre l’Irlande
du Nord et le reste du royaume lors
des négociations avec l’UE sur le Brexit.
Selon The Guardian, sa famille politique
avait donc besoin d’un “bouc émissaire”
pour garder une “chance de tourner la page”.
ROYAUME-UNI : THE END ? 29
ils sont en majorité catholiques : 45 % seulement
À la une de la population de Derry, la deuxième ville d’Ir-
lande du Nord, sont protestants. Les unionistes
de l’Ulster, dirigés par James Craig, jugent cepen-
dant qu’un mini-État de quatre comtés ne serait
pas viable et Londres cède malgré l’injustice la-
grante de cette décision.
L’Irlande du Nord aurait pu fonctionner malgré
ce contexte peu prometteur si son gouvernement
avait été ouvert, tolérant et pluraliste. “Assurons-
nous dès le début que la minorité catholique n’ait
“Royaume-usé”, rien à craindre de la majorité protestante”, déclare
alertait le 17 avril Edward Carson, qui a décliné le poste de Premier
The Economist. ministre. Or l’homme qui occupe le poste, James
Pour l’hebdomadaire Craig, mène l’Irlande du Nord dans la direction
londonien, “les liens opposée. Il fait du mini-État un bastion de parti
qui unissent pris institutionnel grâce au charcutage électoral.
l’Angleterre, le pays Stormont [siège du Parlement nord-irlandais]
de Galles, l’Écosse est “un Parlement protestant et un État protes-
et l’Irlande du Nord tant”, déclare-t-il. Basil Brooke, l’un de ses suc-
n’ont, de mémoire cesseurs [entre 1943 et 1963], airme ièrement
d’homme, jamais été dans les années 1930 qu’il n’emploiera jamais de
aussi distendus”. catholique “chez lui”. Il enfonce le clou en soute-
Si le magazine milite nant que les catholiques sont fermement décidés
pour “la survie “à détruire le pouvoir et la constitution de l’Ulster”.
du Royaume-Uni”, Cette opinion est dans la ligne de celle de la majo-
indispensable pour rité de la population unioniste.Terence O’Neill
conserver un poids [1963-1969] tente d’adopter une approche plus
important sur la scène libérale, mais il est chassé du Parti unioniste
internationale, “le fait d’Ulster pendant que l’Irlande du Nord sombre
que l’avenir du pays dans un conlit sanglant provoqué par le ressen-
soit entre les mains timent des catholiques devant leur manque de
peu iables de Boris droits civiques élémentaires.
Johnson n’inspire pas Plus de cinquante ans plus tard, l’Irlande du
vraiment la coniance”. Nord demeure coincée dans un tourbillon d’hosti-
Le conservateur a été lités. Voilà pourquoi les commémorations du cen-
élu “pour mettre tenaire sont si discrètes. L’assemblée d’Irlande du
en œuvre le Brexit mais, Nord a refusé d’y consacrer le moindre fonds et le
ce faisant, il a mis gouvernement conservateur [de Boris Johnson]
en danger l’intégrité s’est contenté d’allouer 1 million de livres à une
du Royaume-Uni”.
Et le journal d’avertir :
série de petits événements, entre autres un concert
et un salon où les entreprises d’Irlande du Nord
“La tâche la plus présenteront leurs produits et services à Londres.
importante du reste Brandon Lewis, le secrétaire d’État pour l’Irlande
de son mandat du Nord, a déclaré que grâce au centenaire “la
consiste à recimenter population d’Irlande du Nord allait pouvoir tirer
le pays. S’il échoue, parti de son sens du collectif et des immenses réali-
on ne se souviendra sations accomplies au cours des décennies”.
pas de lui comme Des propos orwelliens dont les violences de
du dirigeant qui Belfast ont montré le ridicule. Pour le centième
a libéré le Royaume-Uni, anniversaire de l’État divisé qu’ils ont créé, les
mais comme celui unionistes de l’Ulster, loin de se réjouir, ont l’im-
qui l’a détruit.” pression angoissante que la in est proche. Elle
risque d’ailleurs d’arriver rapidement si le gou-
vernement britannique se sent obligé d’organiser
un référendum sur la réuniication. L’accord du
← Dessin de Vendredi saint de 1998 prévoit en efet un scru-
Daniel Murphy, tin en ce sens s’il “apparaît probable que la majo-
Irlande. rité des votants exprimera le souhait que l’Irlande
du Nord cesse de faire partie du Royaume-Uni”. À
en juger par les derniers sondages et la coniance
des nationalistes et des républicains, on en est
très près. Cette expérience constitutionnelle ratée
sera peut-être bientôt terminée – et la propen-
sion des unionistes à de l’autodestruction aura
fortement contribué à sa in.
—Leo McKinstry
Publié le 14 avril
30. À LA UNE
LE RÉVEIL DU DRAGON GALLOIS
Au pays de Galles, l’idée de quitter le Royaume-Uni est longtemps
restée une aspiration minoritaire, cantonnée aux régions où le gallois
est la langue dominante. Mais elle se propage aujourd’hui,
en particulier chez les plus jeunes.
—The Observer Londres
D
ans le village, il y avait un chœur ; il y avait
un groupe folklorique, avec une harpe, qui
avait gagné des prix ; il y avait une chapelle.
Et toute cette culture a juste ini sous l’eau.
Ce que vous voyez ici, c’est le cimetière d’une
communauté galloise.” Plus d’un demi-siècle
plus tard, Elwyn Edwards éprouve encore un
vif sentiment d’injustice quand il contemple la
vallée de Tryweryn, dans le nord-ouest du pays
de Galles, où le village prospère de Capel Celyn
a été délibérément submergé en 1965.
Sur ordre de Westminster, cette bourgade
pittoresque a été sacriiée pour créer un réser-
voir d’eau potable destinée à Liverpool, à près
de 70 kilomètres de là. Les habitants de Capel
Celyn avaient protesté, et les députés gallois
s’étaient farouchement opposés à la décision à
la Chambre des communes. Edwards, qui avait
13 ans à l’époque et vivait à quelques kilomètres
du site, avait participé aux manifestations et se
souvient de la colère des gens.
“L’engloutissement” de Capel Celyn a claire-
ment montré qui avait le pouvoir dans la Grande-
Bretagne des années 1960, et il a ce faisant donné
naissance au nationalisme gallois moderne. En
1966, Gwynfor Evans a été le premier candidat
du Plaid Cymru (Parti du pays de Galles) élu à
Westminster en remportant la circonscription de
Carmarthen. Les panneaux indicateurs bilingues
se sont mis à faire partie du paysage. La dévolu-
tion [voir la déinition p. 25] et l’idée d’une assem-
blée galloise ont politiquement fait leur chemin,
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
afaires galloises du Parlement britannique que
le Royaume-Uni était “ini en tant que tel”. Il fau-
drait se doter d’une autre architecture institution-
nelle, a-t-il expliqué, qui “reléterait une association
volontaire entre quatre nations”. Quand le chef de
ile des travaillistes gallois, traditionnellement
unioniste, émet un avertissement aussi sévère,
peut-être est-il temps que les autres Britanniques
← Arlene Foster, lui accordent toute leur attention.
Mark Drakeford Mabon ap Gwynfor est le candidat du Plaid
et Nicola Sturgeon Cymru aux prochaines élections dans la cir-
en visioconférence. conscription rurale de Dwyfor Meirionnydd, qui
“On dirait bien englobe la ville de Bala et la vallée de Tryweryn.
que Boris [Johnson] Petit-ils du précurseur Gwynfor Evans, il est né
a disparu”, constate dans un milieu de tradition nationaliste qui a la
cette dernière. région pour ief. Bala compte 80 % de locuteurs
Dessin de Peter du gallois. Un drapeau catalan lotte dans la
Schrank paru grand-rue, tout près d’une librairie indépendante
dans le Business Post, qui propose des ouvrages sur le républicanisme
Dublin. irlandais, ainsi que l’édition du printemps de Yes
Cymru, une feuille d’information indépendantiste.
Quand il est question de les laisser gérer leurs
afaires, commente Mabon ap Gwynfor, “on répète,
comme on l’a toujours fait, aux Gallois qu’ils sont trop
pauvres, trop bêtes et trop petits”. Mais les événe-
ments en Écosse et l’attitude remarquée du gou-
vernement gallois pendant la pandémie ont élargi
le champ des possibles. Dans sa grande majorité,
l’opinion publique galloise a préféré l’approche
prudente de Drakeford à l’attitude plus libertaire
de Boris Johnson quand il s’est agi d’assouplir
les restrictions. Reste qu’il est diicile de savoir
dans quelle mesure les travaillistes gallois – qui
dominent largement le paysage politique depuis
jusqu’à devenir réalité en 1999. Edwards, lui, a ini la dévolution – en récolteront les fruits.
par entrer au conseil municipal de la ville voisine
de Bala sur une liste du Plaid nationaliste. Mais “Il y a actuellement beaucoup
pendant des décennies, l’indépendance galloise d’inconnues dans la politique
est restée une aspiration marginale, pour ne pas
dire excentrique. Plus maintenant. galloise. Le Brexit a tout fait
Alors que Londres s’engage sur un chemin voler en éclats.”
cahoteux, entre les retombées du Covid et du Carwyn Tywyn,
Brexit et l’appel à un nouveau référendum sur SPÉCIALISTE DU NATIONALISME GALLOIS
l’indépendance en Écosse, les élections munici-
pales décentralisées du 6 mai vont permettre de
→ “J’ai trop hâte !”
mieux comprendre ce qui attend le Royaume-Uni
pense Boris Johnson.
durant ce voyage. Et c’est peut-être le parcours du
Sur la banderole :
pays de Galles qui sera le plus étonnant de tous.
“Réouverture du pub
le 12 avril”. Dessin
Révolution culturelle. Selon un sondage réalisé
de Peter Schrank
en mars dernier, 39 % des Gallois seraient désor-
paru dans le Business
mais favorables à l’indépendance, un chifre record.
Post, Dublin.
Il y a encore six ans à peine, l’idée ne séduisait que
3 % de l’électorat. Et elle attire 60 % des 18-24 ans,
dont plus de 80 % sont en faveur de davantage
d’autonomie pour le Senedd, le Parlement gallois.
Il est de plus en plus courant de voir des célébri-
tés épouser la cause nationaliste.
Le pays de Galles n’en est encore qu’au tout
début de son débat sur la séparation. En termes
pratiques, la population, qui représente un tiers
de celle de Londres, serait confrontée à d’énormes
déis. Mais une révolution culturelle est à l’œuvre,
et elle s’est déroulée à l’insu du grand public, tandis
que la politique britannique était dominée d’abord
par le Brexit, puis par la pandémie. En mars,
Mark Drakeford, Premier ministre travailliste
du pays de Galles, a déclaré à la commission des
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021 ROYAUME-UNI : THE END ? 31

En 2016, lors des dernières élections au Senedd,
le Plaid avait ini en deuxième position, large-
ment distancé par les travaillistes, et le mieux
qu’il puisse espérer le 6 mai, c’est de grappil-
ler quelques sièges dans une assemblée qui en
compte 60 (et où il a actuellement 10 représen-
tants). Ce sera loin de suire pour imposer un
référendum sur l’indépendance. Mais pour gou-
verner, le Labour pourrait être amené à former
une coalition avec le Plaid, ce qui l’obligerait à
prendre en compte le sentiment nationaliste.
Résidences secondaires. D’après Carwyn
Tywyn, auteur spécialiste du nationalisme gallois,
“il y a actuellement beaucoup d’inconnues dans la
politique galloise. Le Brexit a tout fait voler en éclats.
Et il y a la pandémie, à cause de laquelle les gens ont
pu voir à quoi ressemblait une frontière bien réelle
entre l’Angleterre et le pays de Galles, avec la dévo-
lution de la santé publique. À cela s’ajoute l’évolution
de la situation en Écosse et en Irlande du Nord. C’est
comme une partie d’échecs extrêmement complexe.”
La région de Dwyfor Meirionnydd est l’une
des plus pauvres de Grande-Bretagne, assure ap
Gwynfor, mais les prix de l’immobilier crèvent le
Royaume-Uni comme si elle continuait d’appar-
Et les Anglais tenir à l’UE. Là encore, la politique pourrait ici
faire son œuvre, si un accord est trouvé avec l’UE
ain d’en inir avec les montagnes de paperasse
Londres dans tout ça ? qui entravent désormais les échanges commer-
ciaux entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du
Nord. Pour autant, le défaut qui entache le proto-
SADIQ KHAN cole perdurerait, et la province devrait continuer
FAVORI de se conformer aux règles du marché unique.
Frappée de plein fouet Il s’agit là de questions d’identité, au fond,
par le Brexit puis Pour éviter la dislocation et non de bricolages politiques éphémères qui
par la pandémie s’écroulent à chaque changement de gouverne-
de Covid-19, Londres
du Royaume-Uni, ce chroniqueur ment : faut-il donc envisager de les résoudre par
vacille. Pour avance deux solutions radicales : la création de nouvelles structures institution-
la première fois depuis accorder un référendum nelles ? Chaque fois que se pose ce débat majeur,
plus de trente ans, aux Écossais sans attendre et créer on semble oublier la pièce la plus importante du
la capitale britannique un Parlement d’Angleterre pour puzzle. Il est bien beau de proposer une nouvelle
devrait même perdre relation entre les diférentes parties du royaume,
des habitants en 2021. rééquilibrer les rapports de forces. mais encore faut-il qu’elle convienne au membre
“Nous sommes prédominant, à savoir l’Angleterre.
en pleine tempête”, Le fait est que si la dévolution, ou transfert des
concède Sadiq Khan, pouvoirs aux régions, a toujours été probléma-
maire de la ville, —The Daily Telegraph Londres tique, c’est parce qu’elle afaiblit les forces centri-
auprès du New pètes qui dans cette Union lient l’Angleterre au
ous voici à la veille de la plus grande crise reste. Là où les institutions uniient, les traditions

plafond, propulsés par le marché des résidences
secondaires. “Historiquement, on a toujours vu des
gens fortunés venir ici extraire les richesses avant de
repartir. Si on continue comme ça, le pays de Galles
se transformera en terrain de jeu pour les touristes
et en groupe électrogène pour les riches. Nous pro-
duisons de l’énergie grâce à l’eau et au vent pour
des régions plus aisées de Grande-Bretagne, et nous
servons de terrain de jeu pour les gens qui viennent
visiter, qui apprécient, et puis s’en vont. Mais ici,
il y a toutes ces communautés qui vivent, qui res-
pirent, qui ont de formidables traditions, qu’il faut
respecter, valoriser et aider à prospérer.” Il est sur
le point de partir pour sa tournée électorale ; sur
le pare-brise arrière de sa voiture, un autocollant
dit simplement : “Souvenez-vous de Tryweryn.”
—Julian Coman
Publié le 25 avril
N
Statesman. En dépit
de ces circonstances constitutionnelle de ces cent dernières
délicates, le travailliste années. Une victoire du SNP aux élections
devrait être reconduit législatives écossaises risque de venir ravi-
à une large majorité ver les appels à un nouveau référendum
par les Londoniens d’indépendance, ce à quoi Boris Johnson
ce 6 mai. “Il faut dire se refuse. Mai 2021 marque aussi le centenaire
que son principal de la partition de l’Irlande, un anniversaire qui
concurrent coïncide avec un regain de colère de la part des
conservateur l’aide unionistes nord-irlandais, qui se sentent trahis
bien en enchaînant par l’accord commercial post-Brexit. À l’approche
les déclarations de l’été, saison des déilés loyalistes en Irlande du
hasardeuses”, souligne Nord, ces tensions ne pourront que s’intensiier.
l’hebdomadaire Que faut-il faire ? Une réforme constitution-
de gauche. Face nelle s’impose-t-elle ou y a-t-il des solutions poli-
à ses détracteurs, qui tiques ? Deux décisions pourraient permettre de
lui reprochent d’avoir désamorcer les menaces les plus immédiates. La
“concrétisé peu première serait de prendre l’éventuelle victoire
de choses” depuis 2016, du SNP le 6 mai comme un mandat qui lui est
le successeur de Boris donné pour la tenue d’un nouveau référendum,
Johnson à la mairie et de permettre à Nicola Sturgeon de l’organiser.
vante la construction C’est que le contexte ne saurait être plus favo-
de milliers de rable pour les unionistes. Les électeurs écossais
logements sociaux savent qu’appartenir au Royaume-Uni a été un
et l’amélioration atout en cette pandémie et leur a permis d’obte-
de la qualité de l’air nir plus rapidement un vaccin. Ils savent qu’ils
dans le centre sont loin d’être lésés par le mécanisme d’ajus-
de la ville. tement du Trésor britannique, en vertu duquel
quand 100 livres de fonds publics sont distri-
bués à l’Angleterre, l’Écosse en reçoit 130. Ils ne
veulent pas rejoindre l’euro, ce qu’ils devraient
faire s’ils demandaient à adhérer à l’UE.
Autant d’arguments qui pourraient servir une
campagne organisée dans de brefs délais. À l’in-
verse, un référendum refusé, et c’est un tout autre
scénario que l’on va retenir, celui d’un dirigeant
conservateur anglais qui bafoue le droit à l’auto-
détermination de l’Écosse. Ceux qui pressent
Boris d’y réléchir doivent mesurer à quel point
cette ligne est impossible à tenir, et ce avant que
ne soit dilapidé l’avantage actuel des unionistes.
Le second problème peut être résolu par la
dénonciation du protocole sur l’Irlande du Nord,
c’est-à-dire en cessant de traiter une partie du
et l’histoire propres à chacune des composantes
du royaume tirent dans le sens opposé, jusqu’à
parfois rompre totalement les liens, comme en
1921 avec la partition de l’Irlande.
Sous le tapis. La dévolution a érodé le ciment
qui fait tenir l’ensemble, et de façon irréversible.
Mais il est encore possible d’empêcher que tout
ne vole en éclats, et il faut pour cela se pencher
sur la “question anglaise”. Si forte que soit l’iden-
tité anglaise, les Anglais n’en font guère étalage.
Ce vendredi 23 avril, c’était la Saint-Georges,
et s’il y avait bien des événements organisés un
peu partout (plus que dans ma jeunesse, d’ail-
leurs), les manifestations publiques d’Englishness
sont souvent regardées de travers, quand à l’in-
verse tout Irlandais et tout Écossais est, semble-
t-il, tenu de porter ses origines en bandoulière.
Il faudrait pouvoir soumettre, par référendum,
la création d’un Parlement anglais et le remplace-
ment de la Chambre des lords par une assemblée
nationale élue. Cela contribuerait-il à la consoli-
dation d’un nouveau cadre constitutionnel ? Ou
bien tout volerait-il en éclats sous le poids de l’An-
gleterre, de sa taille et de sa domination ? Je n’ai
pas la réponse. Mais c’est une option à envisager.
Boris Johnson, pas plus que ses prédécesseurs,
ne souhaite prendre ce chemin : il compte sur
une défaite du SNP en Écosse et sur un été plu-
vieux en Irlande du Nord pour étoufer ces pro-
blèmes pressants. Pourtant, dans leur programme
de 2019, les conservateurs promettaient la créa-
tion d’une commission constitutionnelle char-
gée de se pencher sur les diicultés créées par
la dévolution, le Brexit, et j’en passe.
Les événements se sont chargés de mettre
cette promesse sous le tapis, et nul ne semble
pressé d’aller l’en extraire. Boris Johnson ten-
tera d’avancer sur ce terrain miné sans poser le
pied sur un détonateur. Il lui faudrait pour cela
une carte – pour l’heure, il n’en a pas.
—Philip Johnston
Publié le 20 avril
32.
tra n s-
versales.
économie
T_001 titre
HaitiPay, jeune pousse ouv
titre ouv
haïtienne balayée ital
par
italique les
T_001 puissants
T_001 Chapeau ouverture, T_001 chapeau ouverture
Chapeau ouv gras ibusaped ut quiae sa
volorerchil et odi cuptis illignisit aut omnisque
Fintech. Née après le tremblement de terre de 2010,
la start-up était pionnière des solutions de paiement
mobile dans l’île. Mais elle n’a pas fait le poids
face aux géants du secteur. Elle mise désormais
sur la diaspora pour se développer.
—Rest of World (extraits)
New York
D epuis sa maison à Port-
au-Prince, Pascale Elie
a vu sa ville natale s’ef-
fondrer sous ses yeux. Le puis-
sant séisme qui a frappé Haïti en
2010 a laissé la capitale en ruine.
Cette économiste, qui travaillait
alors pour une compagnie d’as-
surances, a ensuite vu le système
financier de son pays s’effondrer.
Plus d’un tiers des agences
bancaires ont disparu du jour
au lendemain. Et même si seuls
10 % des Haïtiens possédaient
un compte, d’interminables files
d’attente se sont rapidement for-
mées devant les quelques agences
encore debout. Le réseau élec-
trique, déjà fragile, est tombé
en panne, plongeant des mil-
lions de personnes dans l’obs-
curité. L’aide internationale s’est
longtemps fait attendre, la dis-
tribution d’argent liquide par
les moyens traditionnels étant
devenue très difficile et longue
à mettre en place. En moyenne,
les habitants ont dû attendre
douze jours pour recevoir des
fonds d’urgence alors qu’Haïti
connaissait sa plus grave crise
humanitaire du XXIe siècle.
Pascale Elie a alors décidé de
démissionner pour se consacrer
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
↙ Dessin de Davor Pavelic,
Croatie
Techno ........34
Économie
Signaux
......14
Sciences.......35
.......20
les obstacles administratifs que
rencontre une start-up cherchant
HaitiPay qui dominent la fintech
sur l’île. Les porte-monnaie numé-
Écologie.......24 à se faire une place dans un sec- riques sont désormais solidement
Signaux .......30 teur fortement réglementé. Puis, ancrés dans l’économie, majori-
quand elle s’est mise en quête de tairement informelle, du pays.
clients, elle a dû rivaliser avec des Mais contrairement au mythe de
T_001 concurrents établis depuis des
générations mais peu au fait du
fort potentiel des technologies
l’entrepreneur parti de rien qui
fait trembler les géants, dont est
imprégnée la culture start-up, le
financières. Si les choses s’étaient
passées conformément au mythe
classique de la Silicon Valley, l’in-
novation de rupture et la persé-
marché local a été capté par l’esta-
blishment financier – l’oligarchie
des banques et des entreprises
de télécommunications –, qui a
vérance de Pascale Elie auraient su profiter d’une réglementation
dû suffire pour qu’elle s’impose
face aux acteurs traditionnels.
Pourtant, dix ans plus tard, ce
ne sont pas les pionniers comme
archaïque et du manque d’accès
aux financements.
Trois jours après le séisme, la
Fondation Bill & Melinda Gates
entièrement à la recherche d’une
solution. Elle fonde une entre-
prise de technologie financière
(ou fintech), baptisée HaitiPay,
et lance Lajan Cash, un système
de paiement mobile novateur
permettant à toute personne
ayant un téléphone portable
de recevoir et de transférer
de l’argent, de faire des achats
dans des commerces de quar-
tier ou de recevoir de l’argent
de l’étranger. Il suffit de taper
un numéro court pour envoyer
des demandes de transfert ou de
paiement depuis le téléphone,
sans connexion Internet. Dès
sa création, HaitiPay garantit la
traçabilité de tous les paiements
et leur disponibilité auprès de
toutes les institutions finan-
cières du pays, un niveau d’in-
teropérabilité exceptionnel à
Haïti. Il s’agissait d’un des pre-
miers services de ce genre sur
l’île. Une entreprise innovante
s’attaquait à une industrie sclé-
rosée et inefficace. “Je me suis
dit que c’était ce que j’allais faire
pour le restant de mes jours”, se
souvient Pascale Elie.
À première vue, la mission
qu’elle s’était fixée avait tout d’un
conte de fées propre à la Silicon
Valley. Dès le départ, alors qu’elle
ne songeait qu’à créer son entre-
prise, elle a dû surmonter tous
 Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
est arrivée avec des millions de
dollars d’aide. Moins de six mois
plus tard, elle proposait, en par-
tenariat avec l’Agence américaine
pour le développement interna-
tional (USAID), 10 millions de
dollars pour mettre au point des
solutions de paiement mobile
permettant de fluidifier la dis-
tribution de fonds. Quatre mil-
lions de dollars seraient d’abord
partagés entre les deux sociétés
présentant les meilleurs pro-
jets ; le reste irait aux gagnants
dès lors qu’ils auraient réalisé
au moins 100 000 transactions
dans le pays. Il ne suffisait pas
de proposer des solutions inno-
vantes, il fallait aussi être en
capacité de transférer de l’argent
au plus vite et à une importante
base d’utilisateurs.
L’annonce de la fondation amé-
ricaine mettait l’accent sur un cas
d’école que Pascale Elie avait elle-
même repéré quelques mois plus
tôt : M-Pesa. Ce système kényan
de paiement et de transfert d’ar-
gent, fort de 9 millions d’utilisa-
teurs, se posait en modèle pour
le secteur émergent de la fintech
à Haïti. À l’époque, le succès de
cette start-up africaine contras-
tait nettement avec les centaines
de solutions de banques mobiles
qui ne parvenaient pas à élargir
leur base au-delà d’un cercle res-
treint d’utilisateurs. M-Pesa avait
rapidement braqué les projec-
Les porte-monnaie
numériques sont
désormais solidement
ancrés dans
l’économie du pays.
teurs sur l’Afrique de l’Est, qui,
IKON IMAGES
en 2011, concentrait 80 % des
transactions mobiles à l’échelle
mondiale. Le “modèle M-Pesa”
semblait montrer la voie pour
sortir Haïti de la ruine fi nan-
cière, les téléphones portables
apparaissant comme un par-
fait substitut aux infrastruc-
tures défaillantes du pays.
Presque tous les Haïtiens
savaient comment se
servir d’un téléphone
portable et la plu-
part des foyers pos-
sédaient au moins
un appareil.
En exigeant
100 000 tran-
sactions en
six mois, la
DANS NOS
ARCHIVES
courrierinternational.com
“Un frigo solaire pour
l’Afrique coupée
du réseau électrique”.
La société brésilienne
Youmma propose
un réfrigérateur pour
ceux qui n’ont pas accès
au réseau électrique.
Une innovation remarquée
par CNN.
Fondation Gates et l’USAID
avaient placé la barre très haut.
Sans surprise, les deux vain-
queurs ont été des sociétés déjà
bien établies, le jamaïcain Digicel
et son principal rival, l’améri-
cain Voilà. Ensemble, les deux
géants comptabilisaient déjà
plus de trois millions d’abonnés
portables sur l’île. Par la suite,
ils fusionneraient pour devenir
la société de technologie finan-
cière la plus puissante de Haïti :
MonCash.
Le triomphe de MonCash a
révélé un aspect de son modèle
qui avait échappé aux obser-
vateurs. Les services de tran-
sactions mobiles dans les pays
émergents d’Afrique de l’Est
ou à Haïti n’ont pas seulement
réussi en raison de leur carac-
tère particulièrement innovant.
Leur succès dépendait surtout du
contexte local spécifique et de
leur capacité à passer à l’échelle
supérieure. “M-Pesa s’appuyait sur
quelque chose auquel les Kényans
étaient habitués : envoyer des don-
nées mobiles en guise de paiement
plutôt qu’utiliser des services de
transfert d’argent comme [l’amé-
ricain] Western Union”, explique
Erin Taylor, anthropologue spé-
cialisée dans les questions écono-
miques et qui a travaillé sur les
premiers services de paiement
mobile à Haïti. Ce n’est toute-
fois qu’après avoir reçu le soutien
de grandes entreprises interna-
tionales que M-Pesa s’est vrai-
ment imposé. La clé de son succès
n’était pas l’innovation de rup-
ture qu’elle apportait, mais son
alliance avec Safaricom, filiale
locale du géant des télécommu-
nications Vodafone.
Grâce à leurs puissants alliés,
M-Pesa et MonCash ont pu s’ap-
puyer sur les réseaux de télécom-
munications existants et traiter les
transactions à un coût proche de
zéro pour les utilisateurs. Grâce
à sa base existante de clients,
MonCash a pu diffuser largement
ses services. Les clients déjà abon-
nés à l’opérateur Digicel avaient
facilement accès à son service
de porte-monnaie numérique.
L’entreprise avait les moyens d’en-
voyer des agents à Port-au-Prince
et dans d’autres villes d’Haïti pour
expliquer aux gens le fonction-
nement de cette monnaie élec-
tronique, en leur distribuant des
brochures et des bandes dessinées
rédigées en créole. Elle a ainsi rapi-
dement atteint l’objectif fixé par
la fondation Gates et l’USAID.
L’adoption massive de cette
solution a renforcé les acteurs
dominants et laissé peu de place
aux outsiders comme HaitiPay.
Pascale Elie a alors compris que
ce n’était pas le “modèle M-Pesa”
qui lui assurerait le succès à Haïti :
il ne suffisait pas d’être le premier
sur le marché, il fallait aussi être
gros. MonCash s’est développé
en s’appuyant sur les infrastruc-
tures existantes du principal opé-
rateur de télécommunications.
“Les gens nous demandaient si nous
étions comme Digicel, se souvient
Pascale Elie. Mais nous étions là
avant eux !” Le service Digicel-
MonCash s’est développé quinze
fois plus vite qu’HaitiPay durant
les années 2010, pour compter
plus de 1,5 million d’utilisateurs,
contre 100 000 pour HaitiPay.
Pour ne rien arranger, Pascale
Elie ne se battait pas seulement
contre les géants des télécommu-
nications. D’après la loi haïtienne,
elle n’avait même pas le droit de
rivaliser seule avec eux. Tout ser-
vice basé sur de la monnaie élec-
tronique devait être adossé à un
partenaire bancaire. HaitiPay a
donc dû repousser le lancement
de son offre pour négocier avec
ses concurrents. Ce n’est qu’au
bout de deux ans d’attente qu’elle
a reçu le tampon d’approbation
d’un partenaire.
Pour garantir le
succès, il ne suffit pas
d’être le premier
sur le marché, il faut
aussi être gros.
TRANSVERSALES.
Imperturbable, elle s’ins-
talle néanmoins dans un petit
bureau à Port-au-Prince et met
au point un système opérationnel,
malgré les coupures de courant
ou le prix élevé d’une connexion
Internet. Si sa solution évite toute
dépendance à une connexion
Internet, HaitiPay a néanmoins
besoin d’un accès au réseau télé-
phonique – accès assuré naturel-
1,2 million d’Haïtiens
vivent en Floride
ou à New-York :
un marché ignoré
par la concurrence.
lement par ses rivaux Digicel et
NatCom. Les entreprises basées
sur des services mobiles comme
le sien doivent négocier avec le
duopole local afin de garantir le
bon fonctionnement de leurs opé-
rations. “Il faut faire alliance avec
l’un ou l’autre”, confirme Clifford
Reginald Nau, responsable d’Al-
pha Haïti, un incubateur pour les
entreprises de la tech. Pour per-
mettre aux clients des deux opé-
rateurs d’avoir accès à son service,
Pascale Elie s’allie avec les deux.
Une fois sa clientèle laborieuse-
ment constituée, HaitiPay a béné-
ficié de la vague de la fintech, qui
a fini par déferler sur les Caraïbes.
Le secteur en pleine croissance a
vu émerger de nouveaux géants
valorisés à 10 milliards de dollars,
révolutionnant tous les services,
du microcrédit à la banque numé-
rique. En 2014, Pascale Elie reçoit
une subvention de 500 000 dol-
lars de l’USAID pour étendre ses
activités. Jusqu’en 2018, HaitiPay
pouvait compter sur le soutien de
deux incubateurs locaux, Banj et
Alpha Haïti. Mais les investis-
seurs restent réticents, si bien
que l’entrepreneuse envisage à
présent de prendre un nouveau
virage ambitieux.
Loin de son île, elle se prépare
pour un nouveau round de discus-
sions avec des investisseurs amé-
ricains. Elle a déjà enregistré son
entreprise dans le Wyoming et
espère bénéficier du dynamisme
du premier marché mondial de
la fintech et de ses investisseurs
hyperactifs. Sauf que Pascale
Elie ne lorgne pas les investis-
seurs traditionnels. Elle pense
que la diaspora de 1,2 million
d’Haïtiens vivant en Floride ou à
New York pourrait bien être l’in-
grédient manquant à sa recette
33
haïtienne d’une fintech à succès.
Ce segment de marché largement
ignoré par ses grands concurrents
haïtiens génère pourtant près de
3 milliards de dollars d’envois
de fonds, soit près d’un tiers du
PIB d’Haïti [en 2018]. Les opéra-
teurs de télécoms n’ont pas conçu
leurs services pour accepter des
transactions de l’étranger et les
banques locales ne traitent que
15 % de ces opérations. Le reste
est entre les mains des intermé-
diaires traditionnels. Pascale
Elie fait donc un double pari
en misant sur la diaspora pour
que celle-ci finance sa start-up
et devienne le pilier de l’expan-
sion d’HaitiPay sur le marché
des transferts d’argent.
En sortant de son île, Pascale
Elie va se retrouver en compéti-
tion avec des géants étrangers
comme Western Union, qui
domine le marché des trans-
ferts d’argent dans les Caraïbes
depuis des générations. Elle se
prépare d’une certaine manière
à devoir de nouveau franchir
tous les obstacles de la fintech :
la bureaucratie, le financement,
le modèle disruptif pour coller
aux attentes des utilisateurs,
le besoin de former une base
de clients fidèles. Optimiste,
elle reste convaincue que sa
recette marchera et que le conte
de fées deviendra réalité, dès
qu’elle obtiendra ses premiers
fi nancements aux États-Unis.
“C’est seulement le financement
qui nous limite face aux géants”,
constate-t-elle.
—Priscila Bellini
Publié le 1er mars
SOURCE
REST OF WORLD
New York
restofworld.org
Ce site d’information couvre
les “confrontations entre
la technologie, la culture
et  l’expérience humaine”. Doté
du statut d’organisme à but
non lucratif, il a été fondé
en mai 2020 par Sophie
Schmidt, fille d’Eric Schmidt,
ex-PDG de Google.
Rest of World traite l’actualité
de la technologie et son
influence sur des pays qui sont
hors des radars médiatiques.
L’équipe est composée
d’une  trentaine de personnes.
 34. TRANSVERSALES
TECHNO
À Genève, le vent
de Mars souffle
sur les drones
Mécanique. Ingenuity, le premier drone à avoir
volé sur Mars, a été testé grâce à des souffleries
d’un genre nouveau. Reportage à Genève dans
le laboratoire qui a développé cet équipement.
IKON IMAGES
—Le Temps Lausanne
A u cœur de la Haute École
du paysage, d’ingénierie
et d’architecture (Hepia)
de Genève se trouve un labora-
toire spécialisé dans le monde
des drones. Sur une table, à côté
d’un ingénieur concentré sur son
ordinateur, l’un de ces robots
volants, en pièces détachées,
attend patiemment d’être recons-
truit. Un autre, large de 1 mètre et
dépourvu d’hélice, est accroché
au plafond. Derrière, un bassin
d’eau stagnante de 14 mètres
est prêt à accueillir un drone
sous-marin.
Ici, on étudie la dynamique des
luides. “On aime les machines qui
volent, qui lottent et qui plongent”,
rigole Flavio Noca, professeur en
aérodynamique à Hepia, qui dirige
le laboratoire. Dans ses mains,
il tient un carré de neuf petits
ventilateurs d’ordinateur encas-
tré dans une pièce de métal. Cet
étrange assemblage est le premier
prototype d’un type de soulerie
modulaire imaginé il y a six ans.
Aérodynamique. Aujourd’hui
composée de centaines voire de
milliers de ventilateurs, l’inven-
tion a récemment participé à l’éla-
boration d’Ingenuity, le premier
drone sur Mars. Et justement,
tester l’aérodynamique d’une
telle machine en reproduisant
l’atmosphère martienne n’est
pas une mince afaire. Ingenuity
n’aurait probablement jamais
mis les pieds sur la planète rouge
sans la soulerie des ingénieurs
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
d’Hepia. Mais revenons d’abord
en 1908, lorsque tout commence.
Gustave Eiffel, créateur de la
tour du même nom, fabrique la
première soulerie. “Elle consis-
tait en une unique hélice, explique
Flavio Noca. Le modèle d’avion est
ixé sur un bras mécanique et l’aé-
rodynamique est testée par un vent
uniforme.”
Une technique simple qui est
toujours utilisée depuis. “Le souci,
c’est qu’une seule turbine ne peut pas
imiter les rafales de notre atmos-
phère.” Le système fonctionne
pour des avions, mais avec l’ar-
rivée des drones, plus petits et
donc plus sensibles aux vents, ce
n’est plus suisant.
“En contrôlant la
puissance de chaque
ventilateur, on peut
recréer des conditions
réelles de vol.”
Guillaume Catry,
INGÉNIEUR
En 2015, Flavio Noca a une
illumination en observant les
mouettes faire du surplace dans
les bourrasques au bord de la mer.
“Je me suis dit qu’on devrait fabri-
quer une soulerie dans laquelle
le drone n’est pas ixé sur un bras,
mais vole immobile contre les vents
artiiciels”, se rappelle-t-il. En
rentrant en Suisse, il se met au
travail avec Guillaume Catry,
ingénieur mécanique diplômé
de l’EPFL [École polytechnique
fédérale de Lausanne], qui venait
de commencer à travailler dans
le laboratoire d’Hepia.
Guillaume Catry a alors une
autre idée : et si, au lieu d’avoir
une seule hélice, il y en avait plu-
sieurs, qui peuvent tourner indé-
pendamment pour imiter des
rafales chaotiques. Le premier
prototype de neuf ventilateurs
est donc construit, et il fonc-
tionne à merveille.
“Il faut imaginer les ventila-
teurs comme des pixels, explique
Guillaume Catry. Sur un écran,
chaque pixel peut être contrôlé pour
qu’ensemble ils donnent une image.
C’est la même chose pour notre souf-
lerie. En contrôlant la puissance de
chaque ventilateur, on peut recréer
des conditions réelles de vol.”
L’idée fait mouche, le Jet
Propulsion Laboratory de la
Nasa en Californie s’intéresse
de près à l’invention. En 2017, les
ingénieurs lancent leur start-up
↙ Dessin de Gary Waters,
Royaume-Uni.
WindShape et mettent au point
une soulerie de 3 mètres sur 3,
composée de 1 300 ventilateurs,
qu’ils envoient aux États-Unis.
Ingenuity a été testé à l’aide de
ce système.
À Genève, l’heure est à présent
à la démonstration. Au fond du
laboratoire, un drone équipé de
capteurs de mouvement est posé
au sol, attendant le décollage. En
face de lui une “petite” soule-
rie de 162 ventilateurs démarre
doucement. Un écran posé à côté
montre en temps réel la position
du drone et la force des vents qui
s’échappent.
Le drone décolle et les rafales
de vent s’intensiient, pouvant
aller jusqu’à 50 kilomètres par
heure. Sous le bruit assourdis-
sant des ventilateurs tournant à
plein régime, la petite machine
volante lutte pour rester stable.
C’est dans des conditions
presque similaires qu’Ingenuity a
été mis à l’épreuve. “Évidemment,
la Nasa a dû recréer l’atmosphère
martienne, explique Flavio Noca.
Tout le système de test était fermé
hermétiquement, pour recréer la
pression atmosphérique de Mars,
qui est 100 fois moins élevée que
la nôtre.”
La basse pression de la sur-
face de la planète rouge signi-
ie des vents moins violents que
sur Terre. “Nous devons tout de
même être sûrs que le drone pourra
voler sans problème, airme Flavio
Noca. Il n’y a pas la possibilité de
le réparer ou de faire des modii-
cations sur Mars.”
Briques de Lego. Ingenuity
a décollé le 19 avril. Le vol s’est
déroulé sans accroc.
Aujourd’hui, l’invention du
laboratoire genevois fait le tour
du monde. Des caractères japo-
nais décorent le logo de la petite
soulerie de l’atelier, souvenir
d’un voyage au pays du Soleil-
Levant. L’appareil est aussi passé
par Boston, Las Vegas ou encore
Paris pour des démonstrations.
Les ingénieurs ont fabriqué
des machines similaires qui
sont maintenant à Singapour,
en France mais également à
l’EPFL. Il faut environ trois mois
pour fabriquer une soulerie de
la même taille que celle du Jet
Propulsion Laboratory. Malgré
cela, la demande est forte.
“Notre technique est modu-
laire, comme des briques de Lego,
et peut s’agrandir, se compléter au
il du temps et des moyens”, ajoute
Guillaume Catry. L’équipe vou-
drait en faire une version en forme
de globe, au sein de laquelle le
drone, enfermé au centre, rece-
vrait des rafales dans tous les
sens. Pour ce faire, ils travaillent
en partenariat avec l’EPFL ain
de créer des algorithmes capables
de simuler les vents naturels de la
manière la plus réaliste possible.
“Que ce soit pour la science,
le transport de ressources et de
matériels, ou même le transport
humain, les drones font partie de
notre avenir”, précise Flavio Noca.
En fabriquant ces souleries de
test, les ingénieurs espèrent accé-
lérer la création d’une certiication
pour les drones, qui n’existe pas
encore sur le marché. Un tel docu-
ment pourrait permettre d’as-
surer la confection de machines
sûres et plus rassurantes aux yeux
de la population.
—Mattia Pillonel
Publié le 19 avril
Contexte
●●● “Ingenuity marque
l’histoire de l’exploration
spatiale”, écrivait le New
York Times le 19 avril.
Ce jour-là, le petit drone
hélicoptère de la Nasa
survolait le sol martien,
devenant le premier engin
construit par l’homme
à efectuer ce type
d’opération sur une autre
planète que la Terre.
Ce déplacement n’a duré
qu’une trentaine de
secondes, à une altitude
de trois mètres. Depuis,
Ingenuity a efectué trois
autres vols, parcourant
des distances chaque fois
plus grandes. Le 30 avril,
pour son quatrième
décollage, le drone d’une
masse de 2 kilos a atteint
la vitesse de 13 km/h.
C’est plus que ce qui avait
été testé sur Terre – grâce
notamment à la soulerie
de WindShape –
dans des conditions
reproduisant celles
de la planète rouge.
La Nasa a annoncé que
le drone pourra voyager
aux côtés du rover
Perseverance pour prendre
des images aériennes.
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021 TRANSVERSALES. 35

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Des millions de vaccinés, et moi, et moi, et moi

Jusqu’à présent, c’est essentiellement la population des nations les plus riches qui a bénéficié des doses de vaccins anti-Covid.

Vaccin contre le Covid-19 : nombre de doses administrées

AMÉRIQUE Ces chiffres englobent les premières et secondes injections
DU NORD (sauf précision, les données sont en millions).

Population totale Nombre de doses administrées (chiffres au 28 avril 2021)

590 millions
de personnes
Au moins un milliard de doses ont été administrées dans le monde.
749
269 millions
de doses
EUROPE
RUSSIE
150
420
430
214 19
AMÉRIQUE MOYEN-ORIENT
DU SUD

1,34 milliard
59
72
1,44 milliard

AFRIQUE CHINE

17
244
ASIE
(dont Chine continentale,
Hong Kong, Macao
et Taïwan)
4,64 milliards

506

SOUTH CHINA MORNING POST. Ce quotidien de Hong Kong, périodiquement. Elle permet de constater que pas loin
récompensé maintes fois pour son travail graphique, de la moitié de la population d’Amérique du Nord a déjà été
La source publie régulièrement des infographies. Celle-ci est extraite vaccinée contre le Covid-19. Mais dans les régions les plus
d’une version interactive mise en ligne le 27 avril et mise à jour pauvres, comme en Afrique, on est loin du compte.
360
36. Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021

MAGAZINE
Les tribulations de Don Quichotte • Culture .... 40
Quand moins c’est mieux • Idées................. 42
La licorne, autre emblème de l’Écosse • Histoire 43
Kazuo Ishiguro • La rencontre .................. 44

L’odyssée
de Naomi
COURRIER INTERNATIONAL : Comment avez-vous ren-
contré Naomi Kay ?
SUZAN PEKTAS : Je connaissais les communautés afri-
caines d’Istanbul, je les voyais le dimanche dans leurs
vêtements les plus chics, en route pour la messe – ainsi
que je l’ai compris plus tard. Je cherchais le moyen d’en-
trer dans cette sous-culture urbaine. Un jour, une de
mes proches amies m’a invitée à un concours de beauté
organisé par des immigrés africains, dans un club afro
d’un faubourg de la ville.
Naomi était l’invitée d’honneur de la soirée, en tant
que dernière reine couronnée de ce concours. J’ai été
très impressionnée par l’organisation de la cérémonie,
le tapis rouge, les poses sous les projecteurs. Comme
une illusion paradisiaque. Quelques heures plus tard,
j’ai rencontré Naomi, une jeune femme aussi belle que
vive, avec qui le courant est tout de suite passé. Cette
nuit-là, nous avons eu une longue et fascinante conver-
sation à propos de ses rêves. Elle m’a invitée chez elle
↑  Dans une école de Makeni, en Sierra Leone, que soutient la Nakaf, et j’ai pris mes premiers clichés d’elle.
une ONG fondée par Naomi Kay.
→  Naomi Kay dans le quartier d’Istanbul où elle réside. Le quotidien stambouliote de Naomi est jalonné
d’obstacles…
Si vous regardez bien, vous verrez que l’enjeu sous-
jacent de cette série est la question de l’identité : ce
que c’est qu’être noire, femme, immigrée… Le mal du
pays et les diicultés du quotidien à Istanbul ne font
qu’exacerber ce questionnement. La perception des
SUZAN PEKTAS

migrantes dans cette ville s’accompagne parfois d’une

PORTFOLIO forte sexualisation. Il est indéniable que les codes sociaux
et la religion jouent un rôle majeur. Naomi a été → 38
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021 360o. 37

La photographe
Née en Bulgarie, Suzan elle est photographe particulièrement
Pektas a grandi dans professionnelle aux portraits,
les Balkans et est depuis quelques années. souvent de femmes,
aujourd’hui installée Ses projets mêlent et aux thèmes
à Istanbul, en Turquie. art visuel et documentaire. de la migration
Autodidacte, Elle s’intéresse et de la ville.

C’est un portrait plein d’énergie et un travail au long cours. La photographe 

Suzan Pektas suit la Sierraléonaise Naomi Kay dans ses allers-retours entre
son pays natal et Istanbul, où celle-ci vit désormais.
38. 360o Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021

36 ← confrontée chaque jour au racisme, sous une forme

ou une autre. Elle le dit clairement : “Je voudrais que
les gens voient la personne derrière les vêtements parfois
flamboyants. Je veux qu’ils ressentent qui je suis réellement
quand ils me croisent.”
Au cours de ce projet, nous n’avons pas seulement parlé
de ses rêves, mais aussi de ses problèmes, des obstacles
auxquels elle est confrontée, des sujets diiciles à vivre
au plan des émotions. Je voudrais que ces images soient
aussi ses porte-voix.

Qu’avez-vous découvert au contact de Naomi ?

Laissez-moi d’abord vous expliquer ce qu’est la pho-
tographie pour moi. Prendre des photos est une façon
de me rappeler qui je suis, quelle est ma perspective.
Elle me permet d’explorer diférentes facettes de mon
identité, en tant qu’immigrée [venue de Bulgarie], mère,
femme et individu. Le sentiment d’appartenance est
aussi un sujet sur lequel je travaille depuis longtemps.
L’essence de mon travail est d’établir une connexion
au plan émotionnel. Je veux que mes images aient de
la profondeur, qu’elles aient un efet transformateur
sur ma vie. Je me transforme en permanence parce
que j’apprends constamment, grâce aux expériences
directes que je vis avec mes sujets.
Ce projet est bâti autour des infatigables eforts de
Naomi pour tracer sa voie. Plus je découvrais les difé-
rentes facettes de sa vie – notamment son engagement
en faveur des illes issues de milieux pauvres au Sierra
Leone [via son ONG Nakaf Foundation, pour “Naomi
Kay Foundation”] –, plus j’appréciais cette femme
forte qui répète toujours, sans la moindre hésitation :
“Je suis là.”—
Propos recueillis par Courrier International ↑ Naomi Kay est friande des fêtes organisées l’été sur le Bosphore. En arrière-plan, Sainte-Sophie.

SUZAN PEKTAS

↑ Dans une église du quartier stambouliote de Kurtulus, lieu de culte et de rencontre

pour les immigrés africains. ↗ Naomi Kay est une couturière autodidacte et passionnée,
ses vêtements sont à la fois une source de revenu et un mode d’expression.
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021 360o. 39

↑ À Freetown, capitale de la Sierra Leone. Naomi Kay est au centre. Pour Suzan Pektas, “cette photo montre la personnalité matriarcale de Naomi”.
↓ À Istanbul, Naomi Kay, à droite, avec une amie. La sororité est une notion très importante pour elle. ↘ Naomi Kay aux côtés de Lusine Kallon,
ministre de la Jeunesse sierraléonaise, au Siaka Stevens Stadium de Freetown. Le travail de son ONG Nakaf a été remarqué par les autorités du pays.
40. 360o
culture.
Les tribulations
de “Don Quichotte”
en Chine
En 1922, le classique de Cervantès a été traduit
en chinois par un passionné qui ne maîtrisait pas
l’espagnol. Sa version, agrémentée d’ajouts
et d’adaptations, vient d’être traduite en castillan.
Histoire d’une redécouverte.
—El País Madrid
D ans un village de la Manche dont je
ne citerai pas le nom, à mi-chemin
entre l’Aragon et la Castille, vivait
un homme attaché aux vieilles traditions,
armé d’une lance et d’un bouclier, au cheval
rapide et au chien de chasse.” Ainsi com-
mence un récit qui n’est pas exactement
Don Quichotte… mais qui l’est tout de même.
Il s’agit de Moxia Zhuan. L’histoire du che-
valier enchanté, la première traduction en
mandarin du roman de Cervantès [1547-
1616], parue en Chine il y a quatre-vingt-
dix-neuf ans. Une version très particulière.
Son auteur, le lettré Lin Shu [1852-1924], ne
parlait ni castillan ni aucune autre langue
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
↙ Dessin d’Angel Boligán paru
dans El Universal, Mexico.
étrangère. Aujourd’hui, près d’un siècle l’aspiration à la liberté de la bergère Marcela
plus tard, cette traduction est publiée ou le combat contre les moulins. Dans le
pour la première fois en espagnol. même temps, une réalité parallèle s’invite
Au début du xxe siècle, la Chine était dans le roman. Ainsi, le curé perd sa sou-
en pleine effervescence politique, éco- tane en chemin pour devenir un simple
nomique et culturelle. Le système impé- médecin, et “la piété filiale, si appréciée en
rial s’était effondré, laissant place [en Chine, se glisse entre les pages. Quant aux
1912] à la république. Étudiants et intel- enchanteurs ébouriffés, à califourchon sur des
lectuels, regroupés [à partir de 1919] au nuages, accompagnés d’une brume glacée, qui
sein du Mouvement du 4 mai, exigeaient poursuivent le héros, ils ressemblent plus à des
des réformes. Les puissances occiden- immortels taoïstes qu’à des nécromants”, sou-
tales avaient arraché à la ligne Alicia Relinque, profes-
Chine d’énormes morceaux LITTÉRATURE seure à l’université de Grenade.
de territoire [attribués par Désormais, ce jeu de miroirs
les Alliés à l’empire du Japon, alors même littéraire prend un tour quasi borgésien :
que les Chinois avaient aidé à combattre sur la proposition de celle qui était alors la
l’Allemagne à partir de 1917]. Au milieu directrice de l’Institut Cervantès de Pékin,
de cette agitation, Lin Shu, un réfor- Inma González Puy, Alicia Relinque vient
mateur épris du chinois classique, avait de traduire en castillan l’œuvre de Lin,
entrepris de traduire des œuvres étran- dans une édition réalisée avec le concours
gères. Il espérait ainsi doter la Chine de de l’institution culturelle espagnole. La
nouveaux outils de connaissance qui lui double édition, pour le marché espagnol
permettraient de renouveler sa propre et latino-américain, a été confiée à Ginger
littérature. À cette époque, seule l’élite Ape Books & Films et Mil Gotas, et pour
qui avait voyagé et connaissait les lan- le marché chinois à Commercial Press.
gues étrangères pouvait approcher les “J’ai été étonnée de me rendre compte que le
ouvrages d’autres cultures. Chevalier enchanté ressemblait bien plus au
Ne connaissant que le chinois, le prolifique
Lin [il s’est attaqué au total à 180 romans Qu’aurait pensé
occidentaux] travaillait avec des collabora- Cervantès ? Il n’avait
teurs bilingues. Pour traduire le Quichotte,
une œuvre alors ignorée en Chine, il eut
pas une très haute opinion
recours à son ami Tchen Jialin, qui par- des traductions.
lait anglais. À partir de versions anglaises
rédigées au xviie siècle, et qui déjà n’étaient Quichotte que ce que nous pensions, explique
pas très fidèles à l’original, Tchen va lui la sinologue par téléphone. On a affaire à
raconter les aventures de l’ingénieux un arrière-petit-fils de don Quichotte, pour
Hidalgo en baihua, ou chinois vernaculaire. ainsi dire. Il est passé par tant de mains et
Lin Shu transpose cette version (seu- tant de périodes : dès le xviie siècle, il se trans-
lement la première partie du Quichotte forme en Angleterre, puis en Chine. Le plus
[publiée en Espagne en 1605, dix ans étonnant est que malgré tout il ressemble tel-
avant un second tome]) en mandarin lement à son aïeul… Il y a une certaine distor-
classique (wenyan). Une langue dif- sion, des épisodes abrégés. Lin y mêle parfois
férente de l’idiome parlé, tant ses opinions, mais beaucoup moins qu’on ne
par le vocabulaire que par la l’a dit, ce qui est également étonnant.”
syntaxe. Il en résulte une Dans sa traduction, en effet, Lin Shu
œuvre qui fait revivre intègre parfois ses propres commentaires
la passion du “cheva- – ainsi, une digression sur la signification
lier à la triste figure” des révolutions, le terme “révolution” étant
– que Lin décide d’ap- [dans son acception chinoise moderne]
peler Quisada, et non un néologisme emprunté au japonais –
[Alonso] Quijano –, le et va jusqu’à introduire des passages de
bon sens de Sancho, son cru. Dans l’original, Sancho se fait
voler son bourricot, et au chapitre sui-
vant, sans explication, il réapparaît sur la
même monture. “Lin y trouve à redire et il
invente une scène où l’âne s’échappe, puis finit
par retourner auprès de l’écuyer, et les deux
amis se retrouvent avec eff usion”, raconte
l’universitaire. L’abondant recours du
traducteur chinois aux chengyu, les pro-
verbes du mandarin, contribue à donner
une coloration chinoise à ce héros espa-
gnol par excellence.
Cet “arrière-petit-fils” a une personna-
lité un peu différente de celle de son pré-
décesseur. “C’est un homme un peu dépassé
par les événements, presque mélancolique.
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
Quelqu’un de très respectueux du passé, ce
qui ne manquait pas d’être très attrayant en
Chine, ajoute Relinque. On a l’impression
que, même si d’autres personnages se moquent
de lui, il a toujours une image de respectabi-
lité aux yeux des autres. Il est aussi moins
sardonique que dans l’original, plus direct.”
L’Histoire du chevalier enchanté a été bien
accueillie par les lecteurs. Dix ans après sa
parution, la maison d’édition en réimpri-
mait des exemplaires. Mais Lin, d’abord
couvert d’éloges pour avoir divulgué des
œuvres occidentales auxquelles les Chinois
n’auraient pas pu accéder autrement, était
tombé en disgrâce parmi ses contempo-
rains intellectuels. Son attachement à la
langue classique, décriée dans ces cercles,
lui valait d’être très critiqué. D’autres édi-
tions du Quichotte paraissent ensuite, fai-
sant appel à d’autres traducteurs.
La igure du Quichotte va faire son chemin
en Chine. Le Mouvement du 4 mai [asso-
cié plus largement à celui pour la nouvelle
culture (1915-1925), s’intéresse au person-
nage. Lu Xun [1881-1936], le père de la lit-
térature moderne chinoise, s’inspirera de
l’Ingénieux Hidalgo pour écrire l’une de ses
œuvres les plus célèbres, La Véritable Histoire
d’Ah Q, dont le protagoniste exprime ingé-
nument une dure critique – aujourd’hui
plus que jamais d’actualité – de la société
chinoise de son temps.
Sans Lin et d’autres traducteurs de
l’époque, note Relinque, “la littérature occi-
dentale n’aurait pas été accueillie comme elle
l’a été. La langue n’aurait pas été transfor-
mée. Le baihua n’aurait pas pu se frayer un
chemin.” Elle ajoute : “Même si ses traduc-
tions sont critiquées, on reconnaît à Lin un
rôle fondamental dans cette période char-
nière qui a vu la Chine passer de l’ancien
monde au monde moderne.”
Qu’aurait pensé Cervantès de ce descen-
dant du Quichotte aux traits chinois, mais
manifestement apparenté à lui ? L’écrivain
n’avait pas une très haute opinion des
traductions, qu’il ne jugeait appropriées
que pour les langues nobles. Mais celle-
ci “l’aurait à tout le moins amusé”, pense
l’universitaire.
En fait, le manchot de Lépante a même
semblé prédire, en plaisantant, ce qui allait
se passer. Dans le prologue de la seconde
partie, il écrit qu’il a reçu une missive
de l’empereur de Chine le suppliant de
lui envoyer un exemplaire de son œuvre
“parce qu’il voulait fonder un collège où l’on
enseignerait la langue castillane, et il vou-
lait que le livre qu’on y utiliserait fût l’his-
toire de Don Quichotte”. En fait, il faudra
pour cela attendre trois siècles et le projet
d’un véritable don Quichotte chinois, aux
prises avec les moulins à vent de ses cri-
tiques, qui choisit le roman de Cervantès
pour faire connaître la littérature espa-
gnole dans son pays.
—Macarena Vidal Liy
Publié le 22 avril
COMMANDEZ
DÈS MAINTENANT
ARCHITECTURE
Le coup d’état
Des bureaux numérique
ouverts aux Internet menace-t-il la démocratie ?
quatre vents Le Net est désormais un espace régi par la loi
du plus fort, celle des géants de la tech –
Google, Amazon, Facebook et Apple.
Les espaces de travail en plein
air gagnent du terrain
aux États-Unis. L’essor
du télétravail et la crise sanitaire
accélèrent le mouvement.
L
’expression open space (“espace
ouvert”) prend un sens soudain
plus littéral. “La vie de bureau est
sur le point de migrer à l’extérieur”, pro-
phétise Fast Company. Le magazine
économique américain en veut pour
€
preuve la multiplication des projets en 8,5d0e port
ce sens dans les carnets de commandes Frais erts
des architectes et designers américains. off
Vice-président du cabinet CallisonRTKL,
Marc Fairbrother explique que les pro-
priétaires d’immeubles de bureaux ont
compris tout l’intérêt qu’ils auraient à • Format : 230 mm x 297 mm • 76 pages
proposer aux employés un large “accès à
la lumière du jour et au grand air”.
Marc Fairbrother cite un projet qu’il
est en train de développer dans la ville BON DE COMMANDE
d’Arlington, en Virginie (adjacente à la À retourner accompagné de votre règlement à :
capitale fédérale Washington), pour l’en-
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tion de projet”. —
42. 360o
idées.
Quand moins
c’est mieux
Qu’il joue aux Lego ou qu’il conçoive des politiques
environnementales, le cerveau humain a tendance à privilégier
l’addition à la soustraction – à ajouter des infrastructures
plutôt qu’à en retrancher. Et si on changeait de réflexe ?
—Grist (extraits) Seattle
T andis que l’année dernière la pan-
démie de Covid-19 balayait les
États-Unis, Joe Biden, alors candi-
dat [à la présidentielle], a martelé un mes-
sage : “Build back better” [“Reconstruire
mieux”]. Le slogan se voit aujourd’hui
transposé à un projet visant à redres-
ser le pays après la récession causée par
le Covid, à lutter contre le dérèglement
climatique et à moderniser le réseau fer-
roviaire, les ponts et la distribution de
l’eau. Mais si cet ambitieux programme
[qui prévoit plusieurs milliards de dol-
lars d’investissements, lire aussi p. 14-15]
passait à côté d’une mesure plus simple
encore : celle qui consiste à se débarras-
ser de ce qui ne fonctionne pas ?
Le mot d’ordre de l’administration Biden
est révélateur de la manière dont nous
nous y prenons, en général, pour améliorer
une situation – par défaut, nous sommes
mus par l’envie d’entreprendre de grands
projets pour résoudre de grands pro-
blèmes. Or de récentes études montrent
que l’on a tendance à négliger l’option qui
consiste à retrancher quelque chose, lui
préférant celle d’ajouter, même lorsque
la solution la plus simple est la meilleure.
Certains spécialistes des sciences com-
portementales font ainsi valoir que la
méthode “soustractive” serait eicace
face à des problèmes planétaires comme
le dérèglement climatique. “En ce moment
surtout, on déploie des eforts considérables
pour réparer ou reconstruire des infras-
tructures existantes. En somme on reste
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
dans le ‘business as usual’”, observe Erin
Sherman, vice-présidente d’Ideas 42, une
société de design comportemental. À ses
yeux, la suppression d’infrastructures
aurait au contraire de multiples bienfaits
pour l’environnement, qu’il s’agisse d’au-
toroutes, de digues ou de bitume.
Pour Leidy Klotz, auteur de Subtract : The
Untapped Science of Less [“Soustraire : la
science oubliée du moins”, non traduit en
français], l’illumination remonte à plusieurs
années, un jour où il construisait un pont
en Lego avec son ils Ezra. Une des piles
était plus courte que l’autre et Klotz s’est
mis en quête d’une brique pour la rehaus-
ser. Lorsqu’il s’est retourné, Ezra avait déjà
réglé le problème, en retirant tout bonne-
ment une brique de la pile la plus haute.
En créant de nouveaux
éléments, on introduit
plus de complexité
et d’incertitude.
Klotz, qui est professeur d’ingénie-
rie, a commencé à en discuter avec des
spécialistes du comportement de l’uni-
versité de Virginie [où il enseigne]. Il
cosigne à ce sujet une étude qui vient
d’être publiée dans la revue Nature. Au
cours de plusieurs expériences, les cher-
cheurs ont analysé la manière dont les
sujets résolvaient certains problèmes –
par exemple en jouant aux Lego, dans un
embouteillage lors d’une excursion d’une
journée à Washington, ou encore pen-
dant la préparation d’une recette alam-
biquée (comment modiier une recette
de croque-monsieur qui prévoit un ingré-
dient supplémentaire choisi au hasard,
comme de la vodka ou du chocolat, pour
citer les moins ragoûtants ?).
Ils ont ainsi découvert que les gens
pensaient rarement à retrancher quelque
chose. À moins qu’on ne leur rappelle
cette possibilité ou qu’on les aiguille, en
leur disant par exemple que l’ajout d’une
brique coûte 10 cents alors que le retran-
chement d’une brique est gratuit. “Ce que
montre notre étude, c’est que nous avons ten-
dance à laisser de côté tout un éventail d’op-
tions qui permettraient pourtant de régler
les problèmes”, résume Gabrielle Adams,
professeure de politiques publiques et de
psychologie à l’université de Virginie et
coauteure de l’étude.
Leidy Klotz estime qu’il faudrait ajouter
un quatrième “r” –  celui de “retrancher” –
au vieux slogan “réduire, réutiliser, recy-
cler”. “Réduire, réutiliser et recycler ne
suira pas à relever le déi du dérèglement
climatique, pour la bonne raison qu’on a
déjà dépassé notre quota d’émissions, juge-
t-il. ‘Retrancher’ devrait faire partie des
options sur la table, c’est même la première
chose qu’il faudrait envisager.” Qu’est-ce
que cela pourrait donner dans le monde
↙ Dessin de Vlahovic,
Serbie.
réel ? Cela pourrait consister à s’adap-
ter aux précipitations de plus en plus
torrentielles en débitumant partielle-
ment les zones inondables ou en y amé-
nageant des trous ain de permettre à la
terre d’absorber davantage d’eau. Cela
permettrait à des villes très artiiciali-
sées et sujettes aux inondations, comme
Houston, de mieux résister à des tem-
pêtes comme l’ouragan Harvey [qui a
inondé la ville en 2017]. Pour s’adapter
à la hausse du niveau de la mer, on pour-
rait également remplacer les digues (qui
aggravent parfois l’érosion du littoral) par
des “bandes côtières vivantes” composées
de plantes hydrophiles, de dunes de sable
et autres éléments naturels. Soustraire
peut aussi tout simplement consister
à supprimer une vieille voie rapide en
piteux état dans une ville, comme l’ont
fait Seattle et San Francisco, ménageant
ainsi de la place pour des parcs, des lignes
de transport en commun ou encore des
logements sociaux.
Il est évidemment plus facile de s’en-
thousiasmer pour une nouvelle technolo-
gie clinquante et tape-à-l’œil. En témoigne
l’existence des réfrigérateurs connectés.
Leidy Klotz cite la géo-ingénierie – le fait,
par exemple, d’utiliser des aérosols pour
rafraîchir la planète en bloquant les rayons
du soleil – comme exemple de solution
qui pourrait bien ne faire qu’aggraver la
situation. “Le cœur du problème du dérè-
glement climatique, c’est qu’on a détraqué
un système complexe qu’on ne comprend
pas”, dit-il. En créant de nouveaux élé-
ments, on ne fait qu’introduire plus de
complexité et d’incertitude.
Bien sûr, le monde réel n’est pas aussi
simple qu’une ville construite en Lego.
Un dispositif qui sert à réduire le CO2
à l’échelle mondiale peut ainsi consti-
tuer un ajout à l’échelle locale. Prenez
l’exemple d’une usine de piégeage du
carbone. “Selon la perspective que vous
adoptez, vous y verrez un retranchement
ou un ajout”, observe Gabrielle Adams.
Autrement dit, le retranchement est une
idée séduisante qui tend à se brouiller
quand on y regarde de trop près. Mais la
plupart des gens en saisissent l’essence.
Il existe une foule de truismes sur la
simplicité et le minimalisme, comme le
“less is more” ou le rasoir d’Ockham [un
principe de raisonnement qui accorde la
priorité aux hypothèses les plus simples].
Le conseil bien connu de Marie Kondo,
l’auteure [japonaise] devenue présenta-
trice de télévision qui aide les gens à faire
le vide chez eux, est de ne garder que des
choses qui “font naître de la joie”. Toute
la question, observe Leidy Klotz, est de
savoir comment s’en servir pour résoudre
des problèmes graves, et pas seulement
un problème de placard qui déborde.
—Kate Yoder
Publié le 16 avril
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
histoire.
La licorne,
cet autre emblème
de l’Écosse
Du XIIe siècle à nos jours —
Grande-Bretagne
Représenté enchaîné sur les armoiries
du Royaume-Uni, cet animal fabuleux
a longtemps été l’incarnation
du pouvoir écossais.
—The History Magazine (extraits)
Budleigh Salterton
Q uand on évoque l’Écosse et tous les sym-
boles culturels, les légendes et le riche
patrimoine de ce pays, à quoi pense-t-on en
premier lieu ? Au chardon, peut-être, au célèbre
tartan, aux emblématiques cornemuses ou même
au monstre du Loch Ness. Tout cela est justi-
ié, bien sûr, mais il en est pourtant un autre,
mystique, qui nous crève les yeux, une créature
mythologique associée à l’Écosse en tant que
↗ La licorne est symbole national depuis des siècles : la licorne.
débusquée, tapisserie La licorne était et est encore une créature dotée
en laine, soie, fils d’un formidable symbolisme, incarnation de la
d’or et d’argent, pureté et l’innocence, du pouvoir et de la féro-
de la série de cité. Tout au long de l’histoire, les licornes ont
La Chasse à la licorne hanté les contes de bien des civilisations. Dans
(1495-1505, Pays-Bas les traditions antiques, des Perses aux Égyptiens
méridionaux). et des Indiens aux Grecs, on trouve des descrip-
Photo Science Source tions de cette créature souvent parée de connota-
/ Akg-Images tions magiques. Même la Bible évoque un animal
baptisé “re’em”, associé par la suite à la licorne.
Si elle n’apparaît pas dans les innombrables
contes mythologiques grecs, elle est citée par les
philosophes et les auteurs, qui étaient convain-
cus de son existence. Le géographe grec Strabon
airmait que ces créatures vivaient dans la région
du Caucase, tandis que d’autres étaient persuadés
qu’elles résidaient en Inde. Où qu’elles aient pu
se trouver, une rencontre avec un tel animal était
considérée comme un événement exceptionnel
et mystique. Souvent associée à la lune, on attri-
buait à la licorne de grands pouvoirs de guérison.
Plus tard, au Moyen Âge, la licorne est devenue
un symbole de prédilection de l’art chrétien, et
même aujourd’hui elle continue de hanter l’ima-
ginaire des gens, génération après génération.
Le lien fondamental que l’Écosse entretient
avec la licorne vient de sa culture celte. Dans la
mythologie celtique, la licorne représentait l’in-
nocence et la pureté, tout en étant associée à la
chevalerie, la ierté et la bravoure. La première
trace d’une utilisation oicielle de la licorne en
tant que symbole date du xiie siècle, quand le roi
Guillaume Ier l’adopte pour les armoiries royales
de l’Écosse. Au xve siècle, sous le règne du roi
Jacques II, on voit aussi apparaître des pièces
de monnaie ornées de la licorne.
Objet de cérémonies. Les “croix de mercat”
[littéralement, les “croix de marché”, qui ser-
vaient à indiquer qu’une ville avait obtenu du roi,
d’un évêque ou d’un baron le droit d’organiser
une foire] qui se dressent dans bien des bourgs,
villes et villages d’Écosse incorporent également
le symbole de la licorne, gravée sur les piliers.
Ces croix servaient de point de ralliement pour
des cérémonies et revêtaient une grande impor-
tance pour les communautés qui en disposaient.
De plus en plus souvent adopté par les familles
nobles pour leurs blasons, sur autorisation spé-
ciale du monarque, l’animal emblématique devient
omniprésent, et il le restera même après l’union
historique des couronnes en 1603. Le 24 mars de
cette année, le roi Jacques VI d’Écosse est cou-
ronné roi d’Angleterre et d’Irlande, et il régnera
jusqu’à sa mort en 1625. Quand il hérite des
trônes anglais et irlandais, les armoiries royales
d’Angleterre fusionnent avec celles d’Écosse, et
celles d’Irlande y sont ajoutées. C’est ainsi que le
symbole du majestueux lion anglais s’est retrouvé
aux côtés de la licorne écossaise.
Encore aujourd’hui, il existe des versions dif-
férentes des armoiries royales, certaines conser-
vant un symbolisme écossais plus marqué, les
chardons et la licorne étant toujours présents
du côté gauche. Une chaîne d’or est utilisée
pour entraver la licorne, et c’est un des aspects
signiicatifs de l’héraldique. La chaîne est enrou-
lée autour de la bête, symbolisant peut-être le
formidable pouvoir de l’animal fabuleux, sou-
vent dépeint comme indomptable et puissant,
à moins qu’elle ne soit là pour prouver que les
rois écossais étaient capables, eux, de dompter
une créature aussi farouche.
La légende de la chasse à la licorne est un bon
exemple de la signiication culturelle de la licorne.
Elle a fait l’objet de séries de tapisseries, dont
une [à laquelle appartient la pièce ci-dessus] que
l’on peut admirer au Metropolitan Museum of
Art, à New York. Si l’œuvre a des origines fran-
çaises, elle dépeint la licorne enchaînée, comme
dans les armoiries royales. Empreinte de symbo-
lisme religieux, la légende montre le rôle crucial
joué par la créature dans diférentes cultures, où
elle servait à représenter quelque chose de “plus
élevé”, voire d’inatteignable.
L’animal mythique a laissé sa marque sur
l’Écosse moderne, qu’on la croise à l’entrée du
palais de Holyrood ou ièrement dressée devant
la chapelle de Sainte-Marguerite, sur le territoire
du château d’Édimbourg, gravée dans la pierre à
l’université Saint-Andrews, ou en tant que igure
de proue de la frégate HMS Unicorn à Dundee.
—Jessica Brain
Publié le 30 novembre 2020
SOURCE
THE HISTORY MAGAZINE
Budleigh Salterton, Royaume-Uni
historic-uk.com/HistoryUK
Cette publication en ligne du site
Historic UK déclare, non sans
humour, vouloir se consacrer
à “toutes ces histoires étranges,
atroces et passionnantes que
les manuels scolaires ignorent
le plus souvent”. Quant à ses
auteurs, ils se décrivent comme
de “lamentables binoclards
obsédés par l’histoire”.
44. 360o Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021

la rencontre.
L’écrivain britannique,
Prix Nobel de littérature,
vient de publier un roman,
Klara and the Sun, qui sortira
en France en septembre.
Dans cet entretien avec
le Guardian, il se confie
sur son processus d’écriture
et sur les thèmes qui lui sont
chers : l’exploration
des sentiments et notre rapport
à l’intelligence artificielle.

—The Guardian Londres

our la famille Ishiguro, le 5 octobre 2017 fut un

P
jour à marquer d’une pierre blanche. Après des
semaines de discussions, l’épouse de l’écrivain,
Lorna, s’était enfin décidée à changer de couleur
de cheveux. Calée dans le fauteuil d’un salon
de coiffure de Hampstead, non loin du quartier
londonien de Golders Green, où le couple habite depuis
des années, enveloppée dans sa blouse, elle a jeté un
coup d’œil à son téléphone. “Désolée, je vais devoir y aller,
a-t-elle annoncé à la coiffeuse qui s’occupait d’elle. Mon
mari vient de remporter le Nobel de littérature. Il va peut-être
avoir besoin de moi.”
Entre-temps, Kazuo Ishiguro paressait devant un petit
déjeuner tardif quand il a reçu l’appel de son agent. “C’est
le contraire du prix Booker [qu’il a obtenu en 1987], où il y a
d’abord une présélection, puis les finalistes. On entend le gron-
dement du tonnerre approcher, mais en général, la foudre
passe à côté. Avec le Nobel, c’est un éclair arrivé de nulle part
qui vous tombe dessus – bam !” Une demi-heure plus tard,
une foule de journalistes se pressait devant chez lui. Il a
appelé sa mère, Shizuko : “‘J’ai gagné le Nobel, Shon’, lui
ai-je annoncé. Étrangement, elle n’avait pas l’air plus sur-
prise que cela. Elle m’a répondu : ‘Je savais que tu l’aurais un
jour ou l’autre.’” Elle est décédée il y a deux ans, à 92 ans.
C’est à elle qu’il a dédié son nouveau roman (le premier
depuis qu’il a été nobélisé), Klara and the Sun [à paraître
en français aux Éditions Gallimard en septembre 2021],
consacré en partie au dévouement maternel. “Si je suis
devenu écrivain, c’est en grande partie grâce à elle”, confie-t-il.
Notre entretien se fait par Zoom interposé. Il s’est réfu-
gié dans la chambre d’amis, où les étagères sont remplies
de manuels scolaires de sa fille, Naomi. Son propre bureau

Kazuo Ishiguro est minuscule, explique-t-il, juste assez grand pour deux
tables de travail : l’une pour son ordinateur, l’autre avec
une écritoire – et personne n’a le droit d’y entrer.
En guise d’encouragement, il compare l’interview à

ou l’écriture comme un interrogatoire, citant une scène de La Taupe, de John

Le Carré, qui explique comment les agents du renseigne-
ment sont formés pour résister à la torture en préparant
plusieurs profils de personnages plausibles, “jusqu’à ce

un combat au sabre qu’ils ne soient plus qu’une tête hurlante”. Il se soumet tou-
tefois de bonne grâce aux questions, tant d’ailleurs qu’il
parle pendant plusieurs heures avec la prévenance minu-
tieuse que l’on attendrait de sa fiction.
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021 360o. 45

Dans la caste des nobélisés, à 62 ans, Kazuo Ishiguro

faisait plutôt igure de jeune blanc-bec. La précocité fait
partie intégrante du mythe Ishiguro : en 1983, à 27 ans,
il était le plus jeune écrivain sélectionné dans la liste des
meilleurs jeunes romanciers de la revue littéraire britan-
nique Granta (aux côtés de Martin Amis, Ian McEwan,
Jullian Barnes, entre autres), qui lui réserva encore une
place d’honneur la décennie suivante. Entre-temps, il
avait remporté le Booker Prize pour Les Vestiges du jour
[Les Presses de la Renaissance, 1990], magniiquement
porté à l’écran par James Ivory en 1993 dans une produc-
tion d’Ismail Merchant. Sa conviction selon laquelle la
plupart des grands romans ont été écrits par des auteurs
de 20 à 40 ans est entrée dans la légende littéraire. “C’est
[le romancier britannique] Martin Amis qui répète ça à qui
veut l’entendre, pas moi, assure-t-il en riant. Il s’est mis cette
idée dans le crâne et il n’en démord plus.”
Ishiguro reste toutefois persuadé que la trentaine est
la période cruciale pour un romancier : “On a besoin d’une
bonne part de cette puissance cérébrale.” (Ce qui ne pour-
“Qu’advient-il des choses Ce roman reprend bon nombre d’idées qui transpa-
raissaient déjà dans Auprès de moi toujours [Éditions
comme l’amour des 2 Terres, 2006], histoire de trois clones d’adolescents
dont les organes seront prélevés, ce qui les condamnent à
à une époque mourir avant la trentaine. “Ce n’est qu’une légère exagéra-
tion de la condition humaine : nous inirons tous par tomber
où nous changeons malades et par mourir un moment ou à un autre”, dit-il. Ces
deux romans envisagent l’hypothèse que la mort peut être
nos conceptions retardée, voire mise en échec par l’amour vrai, qui doit
être mis à l’épreuve et prouvé d’une façon ou d’une autre.
de l’individu humain ?” Un chantage de conte de fées qui apparaît également de
façon transparente à travers le déi que lance le batelier à
Axl et Beatrice dans son précédent roman, Le Géant enfoui
[Éditions des 2 Terres, 2015]. Cet espoir, même pour ceux
Bio express qui ne croient pas en une vie après la mort, “est l’une des
choses qui font de nous des êtres humains. Et qui peut être
1954 — Naissance de Kazuo fait aussi de nous des imbéciles. Ce n’est sans doute qu’un tas
Ishiguro à Nagasaki, au Japon. de bêtises sentimentales. Mais c’est très fort chez les gens.”
1960 — Arrivée à Guildford,
au Royaume-UnI. l ne s’excuse pas de ses répétitions, citant, en ciné-

rait mieux tomber pour Naomi qui, à 28 ans, a également
sorti son premier roman, Common Ground [“Terrain d’en-
tente”, non traduit en français], en mars 2021, au grand
ravissement de son père.) Quand quelqu’un le lançait sur
le Nobel, sa réponse était toujours la même : “Les écrivains
ont été récompensés par le Nobel à la soixantaine passée pour
des œuvres qu’ils avaient écrites à la trentaine. Aujourd’hui,
relève-t-il sèchement du haut de ses 66 ans, peut-être que
cela vaut pour moi, personnellement.”
Il reste le créateur suprême de mondes clos (la maison
de campagne, la pension), campant souvent ses person-
nages dans une sorte de coninement. Son attention pointil-
leuse aux détails du quotidien et son style d’une simplicité
presque ostentatoire contrebalancent des intrigues extra-
ordinaires et une intensité émotionnelle contenue. À ce
titre, Klara and the Sun ne fait pas exception.
Planté dans une Amérique indéinie, dans un avenir
indéterminé, ce roman porte – de prime abord – sur les
liens qui se tissent entre une “amie artiicielle”, Klara, et sa
propriétaire/protégée, l’adolescente Josie. Les robots intel-
ligents (ou “amis artiiciels”) sont désormais aussi répan-
dus que les aspirateurs, les manipulations génétiques sont
la norme et les progrès de la biotechnologie sont à deux
doigts de reproduire des êtres humains uniques.
“Ce n’est pas une chimère excentrique et improbable, pré-
cise l’écrivain. Nous n’avons pas encore pris conscience de tout
ce qui est déjà possible aujourd’hui.” La mention “Amazon
vous conseille” n’est qu’un début. “À l’ère du big data, nous
pourrions bientôt être en mesure de reconstituer à l’iden-
tique le caractère d’un individu de sorte qu’après sa mort il
continue à vivre, à se demander ce qu’il va maintenant bien
pouvoir commander en ligne, à quel concert il aurait envie
d’assister, et qu’on sache, autour de la table du petit déjeuner,
ce qu’il pense des manchettes de presse du jour”, poursuit-il.
Il s’est délibérément abstenu de lire le dernier roman
d’Ian McEwan, Une machine comme moi [ Gallimard, 2019]
ou celui de Jeanette Winterson Frankissstein [ Alto, 2021],
qui abordent également le thème de l’intelligence artii-
cielle, mais sous des angles très diférents. Klara est une
sorte de parent robotique, “digne de Terminator dans son
acharnement à s’occuper de Josie”, mais elle peut égale-
ment faire oice d’enfant de substitution : lorsque Josie
tombe malade, Klara est programmée pour la rempla-
cer. “Qu’advient-il des choses comme l’amour à une époque
où nous changeons nos conceptions de l’individu humain et
du caractère unique de l’individu ? s’interroge Ishiguro. Il y
avait cette question sur l’âme humaine – qui a toujours l’air
très ronlante : en a-t-on véritablement une ou pas ?”
1978 — Diplômé de l’université
de Kent en philosophie et
en littérature anglaise.
1983 — Obtient la nationalité
britannique.
1989 — Booker Prize pour
son roman Les Vestiges du jour.
1995 — Oicier de l’ordre
de l’Empire britannique.
2017 — Prix Nobel de littérature.
← Kazuo Ishiguro en 2016,
devant la machine à prédire
les tsunamis de son père,
l’océanographe
Shizuo Ishiguro.
Photo David Levene/
Guardian/Eyevine
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Dans l’édition du 2 mai de notre newsletter
mensuelle consacrée aux débats, nous explorons
notamment le thème de l’amitié. Avec comme
point de départ le roman de Kazuo Ishiguro
Klara and The Sun, dans lequel celui-ci
reprend un questionnement aussi ancien
que la philosophie : l’amitié est-elle une afaire
de choix ? ou de fatalité  ? Notre newsletter
prolonge ces rélexions avec celles de philosophes.
Elle propose aussi une invitation à soustraire
au lieu d’ajouter et un point de vue décapant
sur la chute de Rome. Et, comme toujours,
des suggestions de livres et de débats.
Pour toutes nos newsletters, une seule adresse :
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I
phile averti, la “continuité” de l’œuvre des grands
réalisateurs, et se plaît à prétendre que chacun de
ses trois premiers livres était fondamentalement une
réécriture du précédent. “Les romanciers littéraires
sont un peu sur la défensive quand on leur fait remarquer
qu’ils se répètent, dit-il. Je pense que c’est justiié : on remet
l’ouvrage sur le métier jusqu’à ce qu’il se rapproche à chaque
fois un peu plus de ce que l’on veut dire.” Pour contour-
ner le problème, dit-il, il modiie les lieux ou le genre.
“Le public est si attaché aux apparences qu’il est persuadé
que je me renouvelle”, s’amuse-t-il.
Or, pour lui, le genre est une sorte de voyage et il est
vrai qu’il ne s’est pas privé de passer de l’un à l’autre,
du roman policier avec Quand nous étions orphelins
[Calmann-Lévy, 2001], au drame d’époque des Vestiges
du jour, en passant par la fable kafkaïenne de L’Inconsolé
[Calmann-Lévy, 1997] et la science-iction dystopique
avec Auprès de moi toujours. À présent, comme l’indique le
titre Klara and the Sun, voilà qu’il pénètre ce qu’il appelle
“le pays des histoires pour enfants”. Mais, ne nous y trom-
pons pas : nous sommes toujours au pays d’Ishiguro.
Né d’une histoire qu’il avait inventée pour sa ille [Naomi]
quand elle était petite, le roman devait à l’origine être sa
première incursion sur le marché de la littérature enfan-
tine. “J’avais cette très jolie histoire, raconte-t-il. Je me suis
dit qu’elle se prêterait bien à l’une de ces adorables éditions
illustrées. Quand j’en ai parlé à Naomi, elle m’a jeté un regard
glacial et a tranché : ‘Tu ne vas quand même pas proposer
une histoire pareille à des petits enfants ! Tu vas les trau-
matiser.’” Il a donc décidé de l’écrire pour des adultes.
Il est toujours légèrement surpris par les réactions des
lecteurs sur son travail. “À vrai dire, j’ai été totalement décon-
tenancé d’apprendre que les lecteurs avaient trouvé Auprès
de moi toujours sinistre”, conie-t-il. Il a reçu une carte
postale du dramaturge Harold Pinter, qui, de son feutre
noir caractéristique, avait grifonné au dos : “J’ai trouvé
ça sacrément glaçant. Harold”, en soulignant “sacrément”.
“C’est censé être mon livre joyeux !”
Sa femme a toujours été sa première lectrice, et elle a
souvent eu, comme ce fut le cas pour Klara, “une inluence
considérable, qui n’a pas manqué de me désarçonner alors
que je pensais avoir mis le point inal”. Désormais, Naomi
lui tient également lieu de relectrice. Lorsqu’un écrivain
est aussi reconnu qu’il l’est maintenant, explique-t-il, les
relecteurs hésitent à toucher son texte, redoutant qu’il
ne claque la porte, “furibond”, pour se précipiter chez
un autre éditeur. “Je suis donc très reconnaissant d’avoir
dans ma famille ces deux critiques intransigeantes pour me
46. 360o
rendre ce service.” Les prix littéraires, dont il a remporté
un nombre “absurde”, “s’inscrivent dans un monde paral-
lèle, éloigné du mien”, dit-il. Même le Nobel. “Lorsque je suis
assis à ma table en cherchant la façon d’écrire quelque chose,
je suis à des années-lumière des prix. Je sais très bien quand
j’ai réussi mon coup et quand je l’ai raté.”
Chaque roman lui prend environ cinq ans : un long tra-
vail de recherche et de rélexion, suivi d’un rapide premier
jet, processus qu’il compare aux combats au sabre des
samouraïs. “On se jauge silencieusement pendant un temps
inini, généralement parmi des hautes herbes dansant sous le
vent et sous un ciel blafard. Vous êtes dans une concentration
de chaque instant et soudain, en une fraction de seconde, c’est
le déclic. On dégaine les sabres : tchac ! tchac ! tchac ! Et l’un
des guerriers tombe”, explique-t-il, brandissant un sabre
imaginaire devant l’écran. “Il fallait être exactement dans
le bon état d’esprit, et au moment où l’on dégainait son sabre,
on frappait juste : tchac ! Il fallait que ce soit le coup parfait.”
Enfant, quand il a débarqué au Royaume-Uni, les scènes
de duels des ilms de cape et d’épée d’Eroll Flynn le lais-
saient perplexe. “Cling, cling, cling… Les acteurs ferraillaient
pendant vingt minutes tout en devisant joyeusement, com-
mente-t-il. Il y a peut-être moyen d’écrire de la iction de cette
façon, en improvisant au fur et à mesure, mais ma philoso-
phie est autre : ne rien faire, laisser mûrir intérieurement.”
a mère d’Ishiguro était également une excellente
L
conteuse, qui aimait raconter des histoires de la
guerre (elle a été blessée par une tuile tombée
d’un toit dans le bombardement de Nagasaki)
et à jouer des scènes de Shakespeare autour de
la table familiale. Il garde précieusement un
exemplaire de Crime et Châtiment, de Dostoïevski, que
sa mère lui a ofert quand il avait 16 ans. “Pour contrer
mes tendances baba cool, elle me disait un truc du genre :
‘Tiens, tu devrais lire ça, ça va te remettre la tête à
l’endroit.’ Je l’ai donc lu et j’ai été captivé dès les premières
pages.” Dostoïevski est resté l’une de ses inluences les
plus marquantes. Sa mère lui a fait découvrir beaucoup
de grands classiques : “Elle a joué un rôle essentiel pour
convaincre un gamin qui n’avait aucune envie de lire et
préférait passer ses journées à écouter des disques qu’il y
avait peut-être quelque chose dans certains de ces livres.”
Ishiguro avait 5 ans quand sa famille a quitté le Japon,
en 1959, pour la ville de Guildford [banlieue cossue à une
cinquantaine de kilomètres au sud de Londres]. Son père,
Shizu, un océanographe de renom, avait un contrat de
deux ans avec le gouvernement britannique. Ishiguro
en parle comme d’un étrange mélange de génie scienti-
ique et d’ignorance puérile de tout le reste, et il s’en est
inspiré pour créer le personnage de Klara. Quand son
père a pris sa retraite, sa machine à prédire les tsunamis
est restée dans une remise au fond du jardin, jusqu’à ce
qu’en 2016 le musée des Sciences de Londres demande
à l’intégrer à sa nouvelle galerie des mathématiques.
“Comme lorsque Naomi est devenue une auteure publiée,
ça a été un moment de grande ierté pour moi.”
Ses parents lui ont acheté sa première machine à écrire
quand il avait 16 ans, mais il avait alors “de solides projets
pour devenir une rock star dès l’âge de 20 ans”. Plus précisé-
ment, il voulait être chanteur-compositeur, à l’instar de
son héros Bob Dylan, et il a écrit plus d’une centaine de
chansons dans sa chambre. Il continue d’écrire des textes,
collaborant avec la chanteuse de jazz Stacey Kent, et il pos-
sède aujourd’hui pas moins de neuf guitares. Il a accepté
un doctorat honoraire de l’université de Saint Andrews
en 2003 simplement pour ne pas rater l’occasion de ren-
contrer son héros, qui avait également été distingué cette
Courrier international — no 1592 du 6 au 12 mai 2021
“Ma mère a joué un rôle
essentiel pour convaincre
un gamin qui passait
ses journées à écouter
des disques qu’il y avait
peut-être quelque chose
dans certains livres.”
KAZUO ISHIGURO EN TROIS ŒUVRES
Lumière pâle sur les collines
(Presses de la Renaissance, 1984 ; réédition
Gallimard, 2009). Le premier roman de l’auteur,
paru au Royaume-Uni en 1982. Après le suicide
de sa ille aînée, une Japonaise installée en
Angleterre se replonge dans les souvenirs de sa vie.
Les Vestiges du jour
(Presses de la Renaissance, 1990 ; réédition
Gallimard, 2010) James Stevens, vieux majordome,
a passé sa vie à servir les autres, pendant
les années 1930. Les temps ont changé et il n’est
plus certain de satisfaire son employeur.
Il part alors en voyage vers Miss Kenton, l’ancienne
gouvernante avec laquelle il aurait pu faire sa vie.
Une histoire portée à l’écran par le réalisateur
James Ivory, en 1993.
Auprès de moi toujours
(Édition des 2 Terres, 2006 ; réédition
Gallimard, 2015) Kath, Ruth et Tommy ont été
élèves à Hailsham dans les années 1980-1990,
dans une école idyllique de la campagne anglaise,
où les enfants étaient éduqués dans l’idée
que leur bien-être personnel était essentiel
à la société. Des années plus tard, leur enfance,
apparemment heureuse, ne cesse de les hanter.
Ce roman d’anticipation a été adapté au cinéma
en 2010 par le réalisateur Mark Romanek.
SOURCE
THE GUARDIAN
Londres, Royaume-Uni
Quotidien, 134 443 ex. (2019)
theguardian.com
L’indépendance et la qualité caractérisent
ce titre né en 1821, qui abrite certains
des chroniqueurs les plus respectés
du pays. The Guardian est le journal
de référence de l’intelligentsia,
des enseignants et des syndicalistes.
Orienté au centre gauche, il se montre
très critique vis-à-vis du gouvernement
conservateur. Le journal a fait le choix
d’un site en accès libre, qu’il partage  —Propos recueillis par Lisa Allardice
avec son édition dominicale, The Observer.
année-là – “Je me serais retrouvé dans une pièce tapissée de
vert, endossant une toge en même temps que Bob Dylan !”
Mais le musicien a reporté sa visite à l’année suivante.
(“J’étais tout de même très heureux de le recevoir avec Betty
Boothroyd !” [igure de proue du Parti travailliste, siégeant
à la Chambre des lords.]) Alors que l’establishment gro-
gnait lorsque Dylan s’est vu décerner le Nobel de litté-
rature un an avant lui, Ishiguro était ravi. “Il le méritait
absolument, assure-t-il. D’après moi, des gens comme Dylan,
Leonard Cohen et Joni Mitchell sont en un certain sens autant
des littérateurs que des artistes interprètes, et je trouve que
c’est une bonne chose que le Nobel le reconnaisse.”
Sa conférence d’acceptation du prix Nobel, intitulée
“Ma soirée du xxe siècle et autres petites incursions”,
conclut précisément sur un appel en faveur d’un tel décloi-
sonnement des genres artistiques et, plus généralement,
d’une plus grande diversité littéraire. “Il ne suit pas de s’in-
téresser uniquement à la question de l’appartenance ethnique,
si cela autorise une variante de la vieille blague qui veut que la
BBC soit ouverte aux gens de toute croyance religieuse, toute
race et toute orientation sexuelle – à condition qu’ils sortent
d’Oxford ou de Cambridge”, précise-t-il.
Lorsqu’on le présente comme la “igure emblématique de
la Grande-Bretagne multiculturelle”, comme le it un ani-
mateur de télévision qui l’interviewait en 2016, il prend
toujours soin de souligner qu’il se sent “légèrement en
marge du débat” sur l’expérience coloniale anglaise telle
que la dépeignent les romans de Salman Rushdie ou de
V. S. Naipaul. “Il se trouve simplement que je suis quelqu’un
qui a l’air un peu diférent, et du coup on me met dans le même
sac que ces autres écrivains, soupire-t-il. Mais ce catalogage
ne va pas très loin. Si, en librairie, je me retrouve dans ces
rayons, c’est à cause de la jaquette [sur laquelle on voit son
visage].” Il aimerait voir davantage de diversité, ethnique
mais aussi sociale. Comme il le rappelle, il est lui-même
atypique parmi ses collègues de littérature contempo-
raine en ceci qu’il a fréquenté une école publique et l’une
des “nouvelles universités” [créées dans les années 1960].
S’il n’a pas son pareil pour décliner poliment les solli-
citations des journalistes, il veille à ne pas succomber au
“syndrome du Nobel” en pontiiant sur le monde. Il se décrit
comme “un écrivain épuisé d’une génération intellectuellement
épuisée”. Sa ille l’accuse, lui et ses confrères de la gauche
libérale, d’être indiférent à l’urgence climatique. “Je plaide
coupable sur ce point, concède-t-il. Je lui dis et lui répète que
ce n’est, en partie, qu’une question d’énergie, que les gens de
mon âge ont consacré tant de temps à s’inquiéter de la situa-
tion de l’après-guerre, de l’afrontement entre communisme
et capitalisme, du totalitarisme, du racisme et du féminisme,
que nous sommes trop fatigués pour nous attaquer à ça.”
Klara and the Sun est le premier roman dans lequel il
aborde la crise, mais il reconnaît que le format d’histoire
pour enfants lui a évité d’avoir à creuser trop loin le sujet.
Pour la première fois, l’avenir commence à l’inquiéter,
non seulement les conséquences du changement clima-
tique, mais aussi d’autres thèmes soulevés dans Klara and
the Sun : l’intelligence artiicielle, les manipulations géné-
tiques, le big data – “désolé de revenir là-dessus” – et leurs
répercussions sur l’égalité et la démocratie. “La nature
même du capitalisme est en train de changer, constate-t-il.
Je crains que nous ne maîtrisions plus ces choses.”
Il espère pourtant que Klara and the Sun sera accueilli
comme un “roman joyeux, optimiste”. Mais, comme tou-
jours avec Ishiguro, toute consolation se mérite. “En pré-
sentant un monde très diicile, vous pouvez montrer la clarté,
vous pouvez montrer le côté ensoleillé.”
Publié le 20 février
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