NOTRE NOUVEAU

ATTENTAT EN RUSSIE
Hors-série Avril-mai 2024

HORS-SÉRIE ROPE
EN VENTE CHEZ VOTRE
MARCHAND DE JOURNAUX
EU
ATTENTION,
FRAGILE élargissement,
Guerre en Ukraine, migratoire,
crise agricole, crise droite…
montée de l’extrême
Les défis qui ébranlent
l’Union européen
vus par la presse
ne
étrangère.
LA FAILLITE DU SYSTÈME POUTINE

Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Pays-Bas 6 €, Portugal cont. 5,60 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,95 $CAN,

Afrique CFA autres 3600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,60 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 10 DT,

No 1743 du 28 mars au 3 avril 2024

Japon 1100 ¥, Maroc 48 DH,

Grèce 5,90 €, Italie 5,60 €,
Grande-Bretagne 5,6 £,
courrierinternational.com
France : 4,90 €

NÉTANYAHOU
LE PIRE ENNEMI
D’ISRAËL ?
La stratégie jusqu’au-boutiste
du Premier ministre fait d’Israël un État paria.
Les analyses de la presse étrangère.

M 03183 - 1743 - F: 4,90 €

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 Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
LES CHOIX
DE “COURRIER”
CLAIRE CARRARD
Nétanyahou,
le pire ennemi
d’Israël?
B
enyamin Nétanyahou est
devenu un fardeau pour
Israël. Il l’expose à des
risques stratégiques qui
pourraient lui coûter très cher” :
voilà ce qu’écrit Ha’Aretz dans
son éditorial daté du mardi
26 mars, jour de notre bouclage.
Trop tard pour que l’article soit
intégré à notre dossier, mais
le ton est donné. Pour le grand
quotidien de gauche israélien,
le Premier ministre “mène
Israël à sa perte” et nuit
délibérément aux citoyens
israéliens. Il doit démissionner.
La veille, et pour la première
fois, le Conseil de sécurité de
l’ONU avait adopté un texte
appelant à un cessez-le-feu
immédiat à Gaza, et ce grâce
aux Américains, qui n’y ont pas
mis leur veto. Une autre
RUSSIE p.10
Un pays en état
de choc
Le 22 mars, la Russie
a connu l’attaque la plus
meurtrière de son histoire.
DESSIN DE LAUZAN, CHILI
L’attentat du Crocus City
Hall, revendiqué par
Daech au Khorasan, révèle
les failles de sécurité d’un
régime obsédé par l’Ukraine.
première, et non des moindres
au vu du soutien jusque-là
indéfectible à l’État hébreu
affiché par l’administration
Biden. Mais le vent tourne.
Mi-mars déjà, le chef de file de
la majorité au Sénat américain,
Chuck Schumer, avait sonné la
charge et “accusé Nétanyahou
de faire passer sa survie politique
avant l’intérêt supérieur de son
pays”, rappelle David Hearst
dans Middle East Eye. Chuck
Schumer est le plus haut
responsable juif aux États-Unis,
explique le journaliste, et sa
voix compte particulièrement.
“Israël ne peut pas survivre s’il
devient un paria”, avait encore
asséné le démocrate. Il n’est pas
le seul à employer la formule.
Près de six mois après les
attaques terroristes du Hamas,
le 7 octobre, le jusqu’au-
boutisme de Nétanyahou, au
prétexte de vouloir éradiquer
à n’importe quel prix le Hamas,
a fini par retourner l’opinion
mondiale. Un aveuglement qui
pourrait menacer à terme la
sécurité même d’Israël,
constate la presse étrangère.
Dans ces conditions, et alors
ÉQUATEUR p.16
Les Galápagos, Les maisons
une “station-service” rétrécissent
clandestine Fini les villas
surdimensionnées, constate
L’archipel est devenu une escale
pour les passeurs, raconte
The Washington Post. En route
vers le Mexique sur des hors-bord,
ils s’y ravitaillent en essence.
Et déstabilisent peu à peu la société.
SAINTE HORREUR À NOLLYWOOD
Depuis les années 1990,
l’industrie nigériane du cinéma
multiplie les productions
mettant en scène la lutte des
forces du bien contre l’appât
du gain et l’appel de Satan,
comme le raconte le site
américain New Lines Magazine.
que les négociations pour
un cessez-le-feu piétinent,
il nous paraissait plus qu’urgent
de monter ce dossier.
Alors que la guerre aveugle
menée par Israël a déjà fait
plus de 32000 morts, dont
13600 enfants, selon l’Unicef
– “La bande de Gaza est
aujourd’hui l’endroit le plus
dangereux du monde pour un
enfant”, dénonçait récemment
l’organisation –, plus
de 1 million de personnes sont
menacées de famine à court
terme dans la bande de Gaza.
“Dans le nord de Gaza, il n’y a
pratiquement aucune nourriture
disponible. Les gens ont recours à
la nourriture pour animaux, aux
graines pour oiseaux pour rester
en vie. Certains n’ont plus que
de l’herbe à manger”, écrivait
récemment le responsable
d’une organisation caritative
dans The Guardian.
Des bilans désormais
insupportables aux yeux d’une
très large partie du monde. Plus
rien ne peut excuser ce qui se
passe à Gaza ni l’acharnement
de Nétanyahou. “La perte du
soutien de l’opinion publique en
Sommaire
ÉTATS-UNIS p.18
The New York Times
dans l’Oregon. Compte tenu
de la flambée des prix des
logements, les promoteurs
américains se remettent à bâtir
des maisons de taille modeste.
Occident, les accusations
de génocide portées devant la
Cour internationale de justice,
l’érosion du consensus au sein
du peuple juif et la nervosité des
partenaires financiers de l’État
hébreu sont autant d’éléments
qui laissent présager une défaite
stratégique pour Israël”,
avance Middle East Eye.
Dans Ha’Aretz encore,
le journaliste Alon Pinkas
explique pourquoi cette guerre
est, en fait, un aller simple vers
l’“isolement d’Israël”. Dans
The Jerusalem Post, Douglas
Bloomfield se demande, lui,
si Gaza n’est pas “le Vietnam
d’Israël”. Le 12 mars,
l’organisation Commanders
for Israel’s Security, qui
rassemble plus de 500 anciens
responsables sécuritaires
israéliens, s’est fendue d’une
lettre encore plus explicite,
relayée par The Times of Israel,
accusant Nétanyahou et ses
alliés extrémistes de saper
la sécurité de l’État hébreu.
Aujourd’hui, c’est une autre
menace qui pèse sur
Nétanyahou : le débat autour
du statut particulier des
p.38
PLAY NETWORK STUDIOS
360°
3
ultraorthodoxes dans la société
israélienne, explique quant
à lui Yair Rosenberg dans
The Atlantic. Les haredim sont
en effet exemptés du service
militaire depuis 1948.
Une exception de plus en plus
contestée en Israël, y compris
au sein de l’extrême droite,
qui pourrait faire imploser
la coalition au pouvoir.
“À l’heure actuelle, je crains
qu’Israël ne soit davantage
synonyme de forteresse que de
douceur du foyer. Ce pays n’off re
ni sécurité ni bien-être, et mes
voisins expriment souvent des
doutes et des exigences à l’égard
des pièces et des murs du foyer en
question, voire de son existence
même”, écrivait récemment
l’écrivain David Grossman
dans une tribune publiée par
The New York Times et que
nous avons traduite en français.
Un texte à relire absolument.
En couverture :
Israël : dessin de Bertrams
paru dans De Groene
Amsterdammer, Pays-Bas.
Russie : photo Nanna Heitmann/
The New York Times.
LES SOURCES
Chaque semaine, les journalistes
de Courrier international sélectionnent
et traduisent des articles tirés de plus
de 1500 médias du monde entier. Voici
la liste exhaustive des journaux, sites et
blogs utilisés dans ce numéro :
Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. The Atlantic
Washington, mensuel. Bloomberg.com
(bloomberg.com) New York, en ligne.
The Caravan New Delhi, mensuel. Diário
de Notícias Lisbonne, hebdomadaire.
Le Djely (ledjely.com) Conakry, en ligne.
Financial Times Londres, quotidien.
Le Lynx Conakry, hebdomadaire. Middle
East Eye (middleeasteye.net) Londres, en
ligne. New Lines Magazine (newlinesmag.
com) Washington, en ligne. New
Statesman Londres, hebdomadaire.
New York Magazine New York, bimensuel.
The New York Times New York, quotidien.
The Observer Londres, hebdomadaire.
Politiken Copenhague, quotidien.
Respekt Prague, hebdomadaire. Le Soir
Bruxelles, quotidien. The Straits Times
Singapour, quotidien. Süddeutsche
Zeitung Munich, quotidien. The Times
Londres, quotidien. La Vanguardia
Barcelone, quotidien. The Washington
Post Washington, quotidien.
4. Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : La Société éditrice du Monde
7 jours dans le monde Israël. Menaces sur la coalition Président du directoire, directeur de la publication :
François-Xavier Devaux
6. Sénégal. Une si belle exception
de Nétanyahou
Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
démocratique Dépôt légal Mars 2024. Commission paritaire no 0727 c 82101.
D’un continent à l’autre Après le vote d’une résolution à l’ONU exigeant un “cessez-le-feu immédiat” ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France

10. Russie. Un pays en état dans la bande de Gaza, un ministre centriste a démissionné et le gouvernement Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site web
de choc israélien semble tanguer. Suivez sur notre site l’évolution de la guerre www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com
Directrice de la rédaction Claire Carrard Rédactrices en chef Virginie Lepetit,
14. Inde. Exercice de démocratie entre Israël et le Hamas avec les analyses et reportages de la presse étrangère. Claire Pomarès Rédacteurs en chef adjoints Luc Briand, Raymond Clarinard, Nicolas
Coisplet, Matthieu Recarte Conception graphique Javier Errea Comunicación
dans un bidonville
15. Haïti. “Il faudra négocier Attentat de Moscou. La main de l’Ukraine, édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde
François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,

vraiment ?
16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
avec les gangs” Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique), Sasha
Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène Bienvenu
16. Équateur. Les Galápagos, (Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros
“station-service” Contraint de reconnaître le caractère islamiste de la tuerie du 22 mars, Poutine (Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie),

des trafiquants de drogue n’en démord pas et accuse l’Ukraine de complicité afin de masquer l’échec Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Guillaume Narguet
(République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,

18. États-Unis. Les maisons

de sa politique sécuritaire. Retrouvez sur notre site l’analyse du quotidien en exil Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie
centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
Novaïa Gazeta et les dernières informations concernant cet attentat sanglant.
rétrécissent 16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),
Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57), Diego Legrand
20. Turquie. L’envie d’ailleurs
Hongrie. Le petit cinéma qui ne veut pas
(Colombie, Venezuela, Équateur), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier
(Canada), Mathilde Guillaume (Argentine) Asie Daniel Bastard (chef de service,
se propage
de dernière séance
Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang
22. France. Les Français Zhulin (Chine), Carole Dieterich (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie),
Jeong Eun-jin (Corées) Yuta Yagishita (Japon) Moyen-Orient Bachir El-Khoury (chef
préfèrent perdre leur temps de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie, Palestine, Irak), Pascal Fenaux (Israël),
C’est le dernier cinéma de village hongrois qui accueille encore du public Ahmad Parhizi (Iran), Raphaël Boukandoura (Turquie), Philippe Mischkowsky (pays
plutôt que leur argent du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent Barros (Afrique
tout au long de l’année. Certains parcourent 70 kilomètres pour en profiter.
23. Alimentation. Manger lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique australe et
Un journaliste de Magyar Hang s’est rendu dans le bourg de Bölcske Afrique de l’Est), Agnès Faivre (Afrique de l’Ouest) Transversales Pascale Boyen
patriotique, une obsession (chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef de rubrique,
pour tenter de comprendre ce succès. Sciences et Signaux, 16 15), Marine Cygler (Sciences et environnement), Annick
24. Afrique. Le rêve Rivoire (Économie) Magazine 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32),
Hugo Florent, Oumeïma Nechi Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
américain des Guinéens
Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Mélanie Chenouard (chef d’édi-
passe par le Nicaragua L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions tion), Adrien Oster (chef d’édition) éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet,

À la une
poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. Gabriel Hassan, Carole Lyon, Hoda Saliby, Emmanuelle Bour (SME) Courrier
Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
26. Israël contre le reste du monde Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz (chef de
service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais,
Twitter, Instagram et Pinterest.
Transversales espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
(anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand),
34. Économie. La crise Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan, russe), Leslie Talaga (anglais,
chez Boeing affecte tout le secteur
Notre nouveau
espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle
Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort
35. Environnement. Hors-série Avril-mai 2024

Direction artistique Alice Andersen Maquette Cécile Chemel (première

Le Groenland verdit à vue d’œil
hors-série
maquettiste), Denis Scudeller, Gilles de Obaldia Cartographie Paul Gallet
Infographie Catherine Doutey Web design et animation Alexandre Errichiello
36. Sciences. Du plastique jusque (chef de service), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet Iconographie
dans les fœtus Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline
Merrien (colorisation), Astrid Mouget Agence courrier Patricia Fernández

ROPE
Pérez (directrice du développement et de la communication, 17 37), Jessica
360°
38. Cinéma. Sainte horreur
Guerre en Ukraine, élargissement, EU
ATTENTION,
Robineau (16 08), Alizée Marchal (17 38), Florent Normand
Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
crise agricole, crise migratoire, montée FRAGILE fabrication, 4535) Impression, brochage, routage: Maury, 45330 Malesherbes
à Nollywood de l’extrême droite… Les défis , élargissement,
Guerre en Ukraine migratoire,
Ont participé à ce numéro Solal Abélès, Nell Antona, David Asta, Étienne
crise agricole, crise e droite…

42. Culture. La joyeuse qui ébranlent l’Union européenne

montée de l’extrêm
Les défis qui ébranle
nt
l’Union européenne re.
Bianchi, Jean-Baptiste Bor, Chloé Boyer, Solène Cahon, Mélissa David, Corinne
la presse étrangè
Duqueyroix, Dorian Gallais, Philippe Godefroy, Pierre Kadlub, Hong-Kyung Kang,
démesure du “mor lam”
vus par

vus par la presse étrangère. Valentine Morizot, Diane Perpère, Christina Reimer, Sébastien Rouet, Isabelle
44. Littérature. Ces auteurs Taudière, Maddalena de Vio
Publicité MPublicité, 67-69, avenue Pierre-Mendès-France CS 11 469, 75707
danois qui préfèrent l’anglais Paris Cedex 13, tél. : 01 57 28 20 00 Directrice générale Élisabeth Cialdella
46. Histoire. Augustin Mouchot, EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX (elisabeth.cialdella@mpublicite.fr, 39 68), Directeur de la publicité David
Delannoy, Directeur délégué au digital Martin Clamart (martin.clamart@
pionnier oublié de l’énergie mpublicite.fr), Directeur délégué, pôle Agences François de Ren (francois.
deren@mpublicite.fr, 30 21), Directeur délégué, pôle Opérations spéciales
Steeve Dablin (steeve.dablin@mpublicite.fr, 38 84)
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Le numéro de SIREN de Goodvest SAS est le suivant : 889263117.
6.
a ns
7 jours odnde
le m
Sénégal.
Une si belle exception
démocratique
La victoire de Bassirou Diomaye Faye à la présidentielle
du 24 mars déjoue les prévisions catastrophistes suscitées par
les manœuvres de Macky Sall, se réjouit ce journal guinéen.
—Le Djely (Conakry)
D
e quelque bord que l’on soit, on n’a
pu qu’éprouver du soulagement et
même une fierté certaine après
que, dans l’après-midi d’hier, [le candi-
dat du pouvoir] Amadou Ba a reconnu
sa défaite. Ce geste empreint de galan-
terie, épilogue d’un processus électoral
qui semblait pourtant mal embarqué,
achevait de convaincre que c’en était
fini des appréhensions et des légitimes
craintes qu’on nourrissait au sujet de la
présidentielle sénégalaise.
Le pays de la Teranga venait ainsi de
déjouer toutes les prévisions catastro-
phistes qui avaient été suscitées par les
manœuvres et autres entêtements de
ces dernières semaines du président sor-
tant. En soi, Macky Sall aura démontré
qu’il n’est différent ni d’Alpha Condé
ni d’Alassane Ouattara. Comme eux, il
aurait bien voulu demeurer encore à la
tête du Sénégal, ou à tout le moins choi-
sir lui-même son successeur. Mais des
paramètres propres à son pays et à ses
adversaires l’en ont empêché. Et c’est tant
mieux pour la jolie exception sénégalaise.
Quel paradoxe ! Macky Sall aura usé de
toute la détermination qu’il pouvait pour
empêcher [l’opposant] Ousmane Sonko
et les siens de lui succéder. Pourtant, il
est bien un des artisans de l’arrivée de
Bassirou Diomaye Faye au pouvoir. La
popularité qui a conféré la victoire dès
le premier tour au candidat de l’ex-Pastef
[Patriotes africains du Sénégal pour le tra-
vail, l’éthique et la fraternité, parti dis-
sous par le gouvernement sénégalais en
juillet 2023] est directement proportion-
nelle au martyre que le président sortant
a fait vivre à Sonko.
Ces dernières années, l’acharnement
du pouvoir sénégalais contre les leaders
du Pastef était tel que le peuple a fini
par prendre fait et cause pour la victime.
D’autant que, malgré les coups qu’on
lui assénait, Ousmane Sonko refusait
d’abdiquer. Sous d’autres cieux, on y aurait
vu un jusqu’au-boutisme et une radica-
lité dont il faut peut-être se méfier. Mais
les Sénégalais, eux, y ont vu une héroïque
résistance à entretenir.
Karim Wade rendu inopérant [sa can-
didature a été invalidée], Khalifa Sall,
lui aussi, sérieusement affecté [par une
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
↙ Des partisans de Diomaye, devant son QG,
à Dakar, le 24 mars, dans l’attente des résultats
de l’élection. Photo Mosa’ab Elshamy/AP Photo/Sipa
condamnation pour corruption], les
Sénégalais devaient faire une sorte de
haie autour du seul leader susceptible de
les débarrasser de Macky Sall quand le
moment viendrait. L’arrogance et la provo-
cation dont le régime Macky a fait montre
au cours des trois dernières années ont
poussé ses compatriotes à lui tourner le
dos, à lui et à tous ceux de son camp. C’est
pourquoi la cuisante défaite d’Amadou Ba,
c’est aussi la sienne. Comme poussé par un
mauvais sort, il a réuni toutes les condi-
tions de son échec et de celui de son camp
politique. Et bien sûr, Sonko et Diomaye
en ont intelligemment profité.
Front commun. Ils pouvaient compter
sur des Sénégalais qui ont du vécu et de
l’histoire. Un peuple sénégalais qui avait
déjà octroyé une victoire à Abdoulaye
Wade face à Abdou Diouf. Le même peuple
qui n’avait pas hésité cependant, en 2012,
à se dresser contre le même Wade au
profit de Macky Sall. Ces précédents, ce
sont des repères qui guident les peuples.
Parce qu’ils finissent par façonner une
identité. Des Sénégalais qui, confrontés
à l’injustice et à l’abus, savent faire front
commun. D’autant que la majorité par-
tage justement les fléaux de la misère, de
la précarité, du chômage et de l’absence
de perspectives. Ce qui les prédispose à
bien accueillir les promesses de rupture
et de changement du camp Sonko.
Bref, il ne serait pas juste de prétendre
qu’Ousmane Sonko et Diomaye Faye n’ont
aucun mérite dans l’éclatante victoire que
vient de remporter le second. Ils ont le
mérite d’avoir entretenu le rêve du chan-
gement. Ils ont aussi le mérite d’y avoir
cru jusqu’au bout. Surtout si l’on tient
compte de leur jeune âge. Mais ils ont
surtout le mérite d’avoir été à l’endroit
qu’il fallait quand il le fallait. Pour eux,
les planètes étaient plutôt alignées. Parce
qu’ils affrontaient un président entêté
dans un pays où les citoyens et les ins-
titutions éprouvent une fierté particu-
lière à défendre les acquis démocratiques.
—Boubacar Sanso Barry,
publié le 26 mars
SOURCE
LE DJELY
Conakry, Guinée
ledjely.com
Créé en 2015, Le Djely
(“Le griot” en langue
mandingue) est un site
d’information
sur la Guinée, l’Afrique
et le monde. Promouvant
le débat d’idées, le média
revendique son indépendance
et son impartialité.
À la une
“DIOMAYE, LE PLÉBISCITE”
s’enthousiasme le magazine
sénégalais L’Obs au lendemain
du premier tour de la
présidentielle, le 24 mars,
qui commente “un scrutin
aux allures de référendum”.
Le dépouillement était
toujours en cours au moment
où nous finalisions ces pages,
mais les premières tendances
donnaient Bassirou Diomaye
Faye en tête avec 57 % des
suffrages, contre 31 %
à Amadou Ba, qui a reconnu
sa défaite.
Le président
de la rupture
●●● Tout est allé très vite pour
celui que Guinée News qualifie
d’“outsider” et d’“illustre inconnu”.
À peine sorti de la prison
où il venait de passer un an pour,
entre autres, “diffusion de fausses
informations”, Bassirou Diomaye
Faye va, à 44 ans, devenir le plus
jeune président sénégalais de
l’histoire et le plus jeune dirigeant
en exercice du continent africain.
Quelques heures après l’annonce
de sa victoire, celui qui se présente
comme “le candidat de la rupture”
a livré un discours d’apaisement
et de réconciliation. Inspecteur des
impôts de formation, le bras droit
d’Ousmane Sonko fait face à de
nombreux défis. Le plus urgent,
pour le site burkinabè Wakat Séra,
“sera de recoller les morceaux
du tissu social sénégalais,
en délicatesse, de réconcilier
les Sénégalais avec leurs
dirigeants, de combler le déficit
de confiance entre le justiciable
et sa justice, souvent prise en otage
par les politiques, et surtout de
dégager des perspectives d’emploi
pour une jeunesse en proie
au chômage et au désespoir, et qui
préfère, de plus en plus, les lames
de la mer aux larmes de la mère !”
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
Les arrestations fédéral de Rio, et l’ancien chef
de l’espoir de la police civile régionale, un
temps chargé de l’enquête. Un
BRÉSIL — “grand jour pour la démocratie”,
Si x a ns et a réagi la famille de Marielle
dix jours que Franco. Mais de nombreuses
cette ques- zones d’ombre restent encore à
tion revenait élucider concernant le meurtre,
de façon lan- note le quotidien carioca.
cinante : qui
a ordon né
l’assassinat Sains et saufs
de Marielle
Franco, NIGERIA — Les autorités avaient
cette conseillère municipale annoncé que 287 enfants et
de Rio de Janeiro, figure de leurs professeurs de l’école LEA
la gauche locale, exécutée le Kuriga, dans la ville de Kaduna,
14 mars 2018 avec son chauffeur, dans le centre du pays, avaient
Anderson Gomes? L’arrestation, été kidnappés le 7 mars. “Leurs
le 24 mars, de trois hommes ravisseurs ont ensuite demandé
soupçonnés d’être les com- une rançon de 1 milliard de nairas
manditaires du meurtre pour- [650 000 euros] pour leur libéra-
rait enfin apporter une réponse tion, fixant la date limite de paie-
à cette question. Elle réjouit le ment au 27 mars”, indique Punch.
quotidien centriste O Dia, qui Le nombre d’élèves enlevés s’éle-
titre : “Justice et espoir, enfin”. Les vait en réalité à 137 et toutes les
trois suspects sont deux frères, victimes ont été secourues par
respectivement conseiller du l’armée le 24 mars. Sans officielle-
Tribunal des comptes et député ment avoir versé de rançon.
JE LÈGUE AU
Je confie mon dernier projet
à celles et ceux qui sauront
prendre soin du monde.
Depuis près de cinquante ans, les équipes du Gret agissent dans
une trentaine de pays à travers le monde sur tous les terrains de
la solidarité, pour lutter contre la pauvreté, réduire les inégalités et
préserver l’environnement. Les legs et assurances-vie sont des ressources
formidables pour nous permettre de construire, avec et pour les personnes
les plus vulnérables, des sociétés plus justes et plus durables.
7 JOURS. 7
Grippe aviaire identifiées”, précise le journal. Un nouveau
chez les bovins Les animaux pourraient avoir
été contaminés par des oiseaux
Premier ministre
ÉTATS-UNIS — “Une forme haute- sauvages. Ces infections font PORTUGAL
ment mortelle de la grippe aviaire suite à la détection, la semaine — C’est “avec
a été confirmée chez des bovins au précédente, dans le Minnesota, seulement
Texas et au Kansas”, indique The de la grippe aviaire chez des quelques
New York Times le 25 mars, en chèvres. Pour l’heure, a toutefois heures de
reprenant une communication déclaré Stacey L. Schultz-Cherry, sommeil”
du ministère de l’Agriculture. virologue au St. Jude Children’s derrière lui
“C’est la première fois que des Research Hospital de Memphis, que Luís
vaches infectées par le virus sont “il n’y a pas lieu de paniquer”. Montenegro
s’est rendu le 21 mars à Bruxelles
pour y rencontrer la présidente
175
de la Commission européenne,
Ursula von der Leyen, en sa qua-
lité de nouveau Premier ministre
du Portugal, rapporte l’hebdo-
madaire lisboète Expresso, qui,
MILLIONS DE DOLLARS, c’est le montant de la caution que sur sa une, évoque “une victoire
Donald Trump devra verser dans le cadre de sa condamnation amère”. Après la courte victoire
pour fraudes financières. Le 25 mars, la cour d’appel de New York de son Alliance démocratique
a réduit la somme initiale, qui était de 454 millions de dollars, aux élections législatives du
et a donné dix jours à l’ancien président pour réunir la nouvelle 10 mars (80 députés sur 230), le
somme. “Une victoire cruciale, écrit The Wall Street Journal. dirigeant est en effet contraint
Toutefois, Trump fait toujours face à des difficultés judiciaires de former un gouvernement
sur d’autres fronts : le même jour, un juge chargé d’une autre minoritaire. Et il devra aussi
affaire pénale concernant des versements à l’actrice porno composer avec une extrême
Stormy Daniels a fixé la date du procès au 15 avril.” droite en nette progression.
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8. 7 JOURS Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024

ROYAUME-UNI

LE DESSIN
DE LA SEMAINE
La princesse de Galles ou le
La poigne de fer chinoise
miroir d’une nation malade
Dans une vidéo diffusée le 22 mars, Kate Middleton a dévoilé
qu’elle souffrait d’un cancer. Le point final de plusieurs semaines
de rumeurs à propos de son état de santé, note ce chroniqueur.

—New Statesman (Londres) pénible. Comme les propos [du penseur

L
a princesse de Galles souffre d’un
cancer. Ce qui ne fait qu’accroître
le sentiment que la maison des
Windsor traverse une période difficile. Pas
CARTOON MOVEMENT
conservateur] Roger Scruton : “En tant que
‘symbole de la nation’, le monarque sauve le
peuple du morne quotidien politique pour lui
révéler d’où il vient et pourquoi il est qui il
est. C’était pour cette raison que les Anglais

une annus horribilis, mais plusieurs d’affilée.
Crise après crise, maladie après mala-
die, décès après décès. Le prince Harry
diffuse des podcasts aux États-Unis. Le
prince Philip est mort. Le prince Andrew
est, lui, toujours en vie, péniblement. Le roi
HONG KONG — “Quatre jours après avoir été approuvée à l’unanimité par suit un traitement pour son propre cancer,
un Parlement sans opposition, écrit le site Hong Kong Free Press, la loi sur et sa reine est à peu près aussi populaire
la sauvegarde de la sécurité nationale est entrée en vigueur” le 23 mars. auprès du public qu’une éruption de zona.
Ce nouveau texte vient compléter celui de 2020, adopté après d’immenses Depuis trois mois, la réputation du prince
manifestations prodémocratiques. Il ajoute des infractions passibles de la William est salie par des rumeurs [d’in-
réclusion à perpétuité comme la trahison, l’insurrection ou encore l’ingérence fidélité, de négligence] sur les réseaux
extérieure. John Lee, chef du gouvernement de Hong Kong, a estimé que la loi sociaux. Rares sont ceux qui, dans le pays,
serait un gage de sécurité. Ce dont ce cartooniste portugais semble douter. continueront à avoir de lui l’image qu’ils
en avaient auparavant. William n’a pas la
foi, contrairement à son père, sa grand-
mère et le père de cette dernière. Les
Le mirage des Démission surprise ↑ “… Si je me événements du 22 mars pourraient bien
antidiabétiques IRLANDE — Leo Varadkar a pris
sens plus en
sécurité ?”
l’obliger à retourner à l’église.
L’histoire de Kate Middleton illustre par-
considéraient le monarque à la fois comme
un homme ordinaire et comme la manifesta-
tion de leur propre identité, symbole consa-
cré du pays lui-même.”
Scruton avait vu juste, mais sans doute
pas comme il l’aurait pensé. La royauté est
vraiment le miroir de la nation. En partie
délabrée, malade, traînée dans la boue.
Quelque chose de grand qui a été réin-
venté sous les formes les plus vulgaires qui
se puissent imaginer. Un symbole qui n’a
plus rien de consacré. Mais qui reste juste.
Dans les jours qui viennent, on entendra
bien des discours grandiloquents au sujet
de Kate Middleton. Tous seront creux. Seul
notre comportement de parasites explique
qu’elle ait fait cette annonce.
—Will Lloyd,
publié le 22 mars

INDE — “Le
médicament
mira cl e ”,
annonce à sa
une l’édition
du 25 mars
d’India
Today, sous
l’image d’un
comprimé en forme de pèse-
personne portant l’inscription
“sémaglutide”. Ce terme désigne
le principe actif de nouveaux
médicaments comme l’Ozempic,
commercialisé par le géant phar-
maceutique danois Novo Nordisk
originellement pour combattre le
diabète. Mais, rappelle l’hebdo-
madaire, “au lieu d’être utilisé pour
le traitement du diabète et de l’obésité
clinique, il est désormais acheté pour
perdre du poids par coquetterie”.
L’Inde est un marché cible, avec
101 millions de diabétiques et
136 millions de prédiabétiques.
Près du quart des Indiens sont en
surpoids ou obèses, et la moitié
souffrent d’obésité abdominale.
la presse au dépourvu le 20 mars.
Dans une allocution, le Premier
ministre a communiqué son sou-
hait de quitter la tête du gouver-
nement dans les plus brefs délais.
“Je ne suis plus l’homme de la situa-
tion”, a-t-il justifié. “L’annonce
inattendue intervient à l’issue de
plusieurs semaines de turbulences,
analyse l’Irish Examiner. Le
8 mars, les électeurs lui ont infligé
un revers cinglant lors de deux réfé-
rendums constitutionnels.” Plus
jeune chef du gouvernement de
l’histoire de la République d’Ir-
lande au moment de son acces-
sion au pouvoir en 2017, à l’âge
de 38 ans, le dirigeant de centre
droit “était accusé d’être déconnecté
des préoccupations des citoyens”,
note The Irish Times à Dublin.
Visage d’une Irlande moderne,
premier chef de l’exécutif gay et
issu d’une minorité ethnique,
Varadkar devrait, sauf cata-
clysme, être remplacé le 9 avril
par son ministre de l’Enseigne-
ment supérieur, Simon Harris.
Sur le bras : faitement le sens même de la monarchie au
Nouvelle loi. xxie siècle. Une femme atteinte d’une mala-
Dessin de die grave, qui a réclamé que l’on respecte sa
Rodrigo de vie privée de la façon la plus élémentaire, a
Matos, été contrainte, le vendredi 22 mars au soir,
Portugal. d’exhiber son dossier médical devant les
caméras pour un public international, afin
de le divertir. Dans les trois mois qu’il nous
a fallu pour en arriver là, toute sa famille a
vu son intégrité, son bon sens et sa morale
remis en cause. Ce ne sont pas les Windsor
qui nous gouvernent. C’est nous qui les
possédons, soyons francs.
Le décès de la reine Élisabeth II, en sep-
tembre 2022, aurait pu inciter la Grande-
Bretagne à s’interroger sur sa foi en l’idée
monarchique. Un long règne s’achevait, il
serait suivi d’un autre, plus court. Au lieu
de cela, nous avons fait la queue [pour
voir le cercueil].
Ailleurs qu’au Royaume-Uni – surtout
aux États-Unis –, on se demande souvent
à quoi nous pouvons bien jouer, à entre-
tenir une bande de snobinards coiffés de
métal précieux tout en les laissant gamba-
der dans des demeures entourées de vastes
parcs. Bien des théories ont été écrites sur
la royauté. Dont la lecture est généralement
À la une
“KATE, TU N’ES PAS
SEULE”, lançait le tabloïd
The Sun le 23 mars. Les journaux
populaires britanniques ont fait
preuve d’une inhabituelle retenue
depuis l’opération abdominale de
la princesse de Galles, en janvier.
Aucune photo de paparazzi n’a été
publiée dans leurs colonnes, tandis
que des journalistes ont multiplié
les chroniques appelant au respect
de sa vie privée, alors que les
rumeurs et les théories du complot
prospéraient sur les réseaux
sociaux en raison de son absence
prolongée de la vie publique.
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10.

d’un
continent
à l’a ut r e. Asie ........... 14

europe
Amériques...... 15
Moyen-Orient... 20
France ......... 22
Afrique ....... 24

Russie. Un pays
en état de choc
Le 22 mars au soir, la Russie a connu l’attaque la plus
meurtrière de son histoire. L’attentat du Crocus City Hall,
revendiqué par l’EI-K, révèle les failles de sécurité
FOCUS d’un régime obnubilé par l’Ukraine.

L’échec du Avec Poutine, une telle chose

est hors de question. Dans les
serait-ce qu’un pouce de ter-
rain à ses ennemis a été officia-
des revendications politiques,
espérant contraindre le Kremlin

tout-répressif
années qui ont suivi, il a réagi à
tout nouvel attentat terroriste en
imposant toujours plus de res-
trictions. Par conséquent, il est
Vladimir Poutine a érigé un mur protecteur autour aujourd’hui impossible que ses
des services de sécurité, piliers de sa conception services et lui soient soumis à la
du pouvoir. Mais l’attaque du 22 mars démontre les pression de l’opinion publique
pendant ou après un attentat.
limites de cette vision, avance ce journaliste en exil. Une censure sévère de l’in-
formation sur les attentats ter-
roristes s’est mise en place.
—The Observer (Londres) pire façon de gérer les terro- J’ai fait l’objet d’une enquête
lisé à l’aide d’une loi capitale “sur
la lutte contre le terrorisme”,
qui s’est substituée à la loi votée
en 1998, sous Eltsine. La nou-
velle version propose une défi-
nition frappante du terrorisme :
“Le terrorisme est une idéologie de
la violence et un moyen d’influen-
cer la prise de décision des insti-
tutions gouvernementales, locales
ou internationales, au moyen de
l’intimidation de la population
à négocier. Par la suite, ils sont
passés à des actes de terreur
brutale et aveugle, sachant que
le Kremlin de Poutine ne répon-
drait à aucune revendication.
Les groupes terroristes du
Caucase du Nord ont commencé
par tuer des membres des ser-
vices de sécurité, mais se sont
ensuite mis à massacrer la popu-
lation en faisant sauter un aéro-
port de Moscou [en 2011] et en

Q
uand Vladimir Poutine est
arrivé au pouvoir en 2000,
il a aussitôt annoncé la
couleur : face au terrorisme, il
ne ressemblerait en rien à ses
prédécesseurs, Boris Eltsine et
Mikhaïl Gorbatchev.
Cette différence était censée
se manifester dans sa volonté
affichée de ne jamais céder aux
pressions. Comme nombre d’of-
ficiers formés au KGB et trau-
matisés par l’effondrement de
l’Union soviétique, Poutine était
persuadé que l’État russe était
si fragile qu’il pouvait s’écrou-
ler à tout moment s’il reculait
d’un pouce devant ses ennemis.
Pour ses amis du KGB et lui, la
ristes était de faire comme Viktor
Tchernomyrdine, alors Premier
ministre de Boris Eltsine, qui,
en 1995, avait eu un célèbre entre-
tien téléphonique avec un chef
terroriste afin de sauver la vie
des otages dans un hôpital de
Boudionnovsk.
Diffusé en direct à la télévision
russe, l’appel de Tchernomyrdine
avait abouti à la libération de
femmes et d’enfants, et avait
mis fin à la première guerre de
Tchétchénie, ce qui avait été
vécu comme une humiliation
par l’armée russe. Et cela avait
aussi entraîné un douloureux
examen de conscience dans les
services de sécurité et les forces
spéciales russes.
du FSB (les services fédéraux
de sécurité) pour la première
fois après avoir publié un article
critique sur une opération du
FSB en octobre 2002, quand
plus de 1 000 personnes ont été
prises en otage dans un théâtre
de Moscou. Cette opération spé-
ciale s’est conclue par des pertes
terribles, plus de 130 otages, la
plupart tués par un gaz utilisé
par le FSB.
Toute critique de la réaction
des services russes était pros-
crite, et il est devenu complè-
tement absurde d’espérer de la
Douma qu’elle fasse la lumière
sur les événements.
En 2006, le refus obsession-
nel de Poutine de céder ne
et/ou d’autres formes d’actions
violentes illégales.”
Le FSB a souvent
échoué dans le
travail de la collecte
de renseignements.
Cette loi mettait en particulier
l’accent sur la notion que le terro-
risme avait pour cible l’État russe,
alors que celle de 1998 le définis-
sait comme visant les civils. Les
services de sécurité russes ont
compris le message, tout comme
les groupes terroristes. Dans
les années 1990 et au début des
années 2000, les terroristes pre-
naient des otages et émettaient
attaquant les transports publics.
Poutine est quelqu’un de très
systématique. Tout au long de
son règne, il s’en est tenu à sa
politique, qui consiste à proté-
ger ses services. Il a veillé à ce
que le FSB, le successeur du KGB
– son investissement favori, et
le plus durable –, soit copieuse-
ment pourvu en ressources, et à
ce qu’il soit complètement imper-
méable aux critiques.
Ce qui en a profondément
affecté la culture en tant que
principal service russe de sécu-
rité responsable de la lutte contre
le terrorisme. Le FSB est devenu
très efficace et novateur dans
le domaine de la répression.
Aujourd’hui, les services de

renseignement et de sécurité
russes sont des experts mondiaux
de l’assassinat et de la torture.
La société russe a été témoin de
bien d’exemples récents : la mort
atroce d’Alexeï Navalny en février,
le sort des prisonniers politiques,
l’exécution le mois dernier d’un
transfuge russe en Espagne, et
l’attaque au marteau contre un
exilé politique en Lituanie.
Le FSB est également assez
compétent quand il s’agit d’en-
quêter après les attentats, grâce,
entre autres, à la vidéosurveil-
lance, associée à une technologie
de reconnaissance faciale dernier
cri. Nous l’avons vu quand le FSB
a réagi à l’attentat du Crocus City
Hall à Moscou. Quatre auteurs
présumés ont été identifiés, tra-
qués et interpellés en moins de
vingt-quatre heures. Et, bien sûr,
ils ont été promptement tortu-
rés – les forces spéciales ont tran-
ché l’oreille d’un des suspects et
l’ont obligé à la manger, le tout
enregistré et aussitôt transmis
à des médias pro-Kremlin.
Mais ce ne sont pas ces qua-
lités qui permettent d’éviter les
attentats, et le FSB a régulière-
ment échoué dans le travail de
la collecte de renseignements,
parce qu’il lui faudrait pour cela
disposer d’autres capacités : le
partage de l’information entre
services, tant nationaux qu’étran-
gers, et la confiance entre lesdits
services et en leur sein même.
Et il faudrait aussi qu’ils bénéfi-
cient de la confiance de la popu-
lation, et qu’ils soient prêts à dire
des choses fort désagréables aux
généraux – voire au dirigeant de
la Fédération.
Dans ce pays où toutes les
libertés sont interdites et où le
débat politique est lourdement
censuré, les services de sécurité
nationaux n’inspirent aucune
confiance. Certes, la popula-
tion harcelée emboîtera le pas à
la rhétorique du gouvernement,
mais la peur et la méfiance ont
d’ores et déjà engendré toutes
sortes de théories du complot,
qui mettent en doute et sapent
tout ce que le Kremlin a déclaré
sur l’attentat du 22 mars.
Voilà le problème auquel il est
confronté au lendemain de l’at-
tentat : il y a des limites à ce que
peuvent accomplir la technologie
de la surveillance omniprésente,
la force brute et la répression.
—Andreï Soldatov,
publié le 24 mars
Repères
L’attentat du 22 mars
● 137 morts. Dans la soirée
du vendredi 22 mars,
des hommes armés en tenue
de camouflage ouvrent le feu
et déclenchent un incendie
dans une grande salle
de concert de la banlieue
de Moscou, avant de prendre
la fuite. Selon le dernier bilan,
au moins 137 personnes ont été
tuées et 145 blessées. La tuerie
est revendiquée dans la foulée
par l’EI-K, la branche afghane
de l’État islamique. Bien que
des responsables américains
confirment la crédibilité
de cette revendication,
les autorités russes n’ont
toujours pas reconnu
l’implication du groupe dans
cet attentat, que le tabloïd
de Moscou Komsomolskaïa
Pravda qualifie de
“plus horrible de l’histoire
contemporaine de la Russie”.
● Vladimir Poutine
s’exprime après les
arrestations. Le FSB annonce
le 23 mars avoir arrêté dans
la région de Briansk, à
environ 400 kilomètres
au sud-ouest de Moscou,
11 personnes en lien avec
l’attentat, dont les quatre
assaillants présumés.
Tous sont des ressortissants
étrangers, notamment des
Tadjiks, selon l’agence
de presse Tass. Le président
russe, Vladimir Poutine,
Réactions
La presse ukrainienne démonte la théorie du complot
●●● Pointé du doigt par
Moscou immédiatement
après les attaques, Kiev a
nié immédiatement toute
implication dans l’attentat
du Crocus City Hall. Et la
presse ukrainienne a aussitôt
vivement réagi face à
cette piste jugée absurde.
Quelles que soient les
intentions de Moscou en
incriminant Kiev, cette version
des faits paraît peu crédible à
Andriy Ioussov, porte-parole
du renseignement militaire
s’exprime dans une allocution
télévisée près de dix-neuf
heures après le drame.
Il ne prononce pas un mot
sur la revendication de l’État
islamique, et indique en
revanche que “les quatre
auteurs directs [de l’attentat]
se dirigeaient vers l’Ukraine”.
“Un passage avait été préparé
du côté ukrainien pour
[leur permettre de] franchir
la frontière”, ajoute
le président russe.
● Diversion vers l’Ukraine.
Kiev nie toute implication
dans cette attaque. “L’Ukraine
n’a jamais eu recours à
des méthodes terroristes”,
déclare très tôt le conseiller
présidentiel Mykhaïlo Podoliak
sur X. Il avoue toutefois
craindre que la Russie
n’en fasse un prétexte pour
intensifier ses attaques
dans son pays. De fait, avant
la revendication par l’EI-K,
le numéro deux du Conseil
de sécurité russe, Dmitri
Medvedev, a menacé l’Ukraine
et promis d’“annihiler” ses
dirigeants s’il s’avérait qu’ils
étaient liés à cette “atrocité”,
rapporte Al-Jazeera.
“La Russie a encore intensifié
ses attaques contre
les infrastructures critiques
de l’Ukraine”, a rapporté le
quotidien Kyiv Independent
dimanche 24 mars.
ukrainien cité par le site
Obozrevatel : “Pas besoin
d’être un spécialiste des
questions de sécurité, dit-il.
Depuis plus de deux ans
que dure la guerre totale,
le territoire frontalier est
saturé par l’armée, les forces
spéciales et les forces
de l’ordre ennemies.”
Pour le site ukrainien,
cette version de l’histoire
est un “nouveau conte de la
propagande russe”. Le but :
“discréditer l’Ukraine et saper
EUROPE. 11
● Les suspects au tribunal.
Au terme d’une journée
de deuil national en Russie,
le 24 mars, les quatre
assaillants présumés
de l’attaque sont arrivés tard
au tribunal de Moscou. Ils ont
admis leur culpabilité et été
inculpés d’actes de terrorisme.
“Ils ont été torturés pendant
leur interrogatoire”, souligne
le site russe en exil Meduza.
“Ils ont été traînés devant la
cour, d’abord les yeux bandés,
puis le visage découvert,
avec des signes de gonflement
du visage et des oreilles,
l’un d’entre eux était même
dans un fauteuil roulant”,
décrit le quotidien italien
Corriere della Sera.
● La piste de l’État
islamique remise en
question. Le 25 mars, la
porte-parole du ministère
des Affaires étrangères russe,
Maria Zakharova, a remis en
question les affirmations
américaines selon lesquelles
l’État islamique serait
responsable de l’attentat,
relaie The Guardian.
“Attention – une question à la
Maison-Blanche : êtes-vous sûr
que c’est Isis [acronyme anglais
de l’État islamique] ? a-t-elle
interrogé, accusant les
États-Unis d’utiliser l’État
islamique pour couvrir
ses “protégés” à Kiev.
le soutien de l’étranger en
accusant Kiev de terrorisme”,
constate le journaliste
et≈expert Iouriy Boutoussov,
dans des propos repris par
le site du quotidien de Lviv
Vyssokiy Zamok.
Une revue de presse à lire
dans son intégralité sur
notre site.
↖ Devant le Crocus City Hall,
en périphérie de Moscou,
le 24 mars. Photo Nanna
Heitmann/The New York Times
12. EUROPE
L’EI-K, une filiale
de Daech de plus
en plus violente
Pakistan, Iran, et désormais la Russie : le groupe
État islamique au Khorasan, basé en Afghanistan,
s’oppose frontalement aux dirigeants talibans
et cible de plus en plus les pays étrangers.
—The New York Times
(New York)
L
es talibans sont sans
doute les mieux placés
pour savoir à quel point
la branche de l’EI en Afghanistan
est un ennemi impitoyable.
Si la plupart des Occidentaux
considèrent les talibans, qui
ont repris le pouvoir en 2021,
comme un mouvement islamiste
extrémiste, l’État islamique au
Khorasan (EI-K), cette branche
de l’EI qui serait responsable de
l’attentat terroriste dans la ban-
lieue de Moscou vendredi, juge
au contraire le gouvernement
taliban trop tiède.
L’État islamique au Khorasan
est le grand rival des talibans
en Afghanistan. Ces dernières
années, l’EI-K a mené une série
d’attentats sanglants dans tout
le pays et déchaîné les violences
dans un double objectif : nuire
aux relations entretenues par les
talibans avec leurs alliés dans la
région et montrer que le gouver-
nement était incapable d’assurer
la sécurité des Afghans.
Déstabiliser. Dans les mois
qui ont suivi la prise de pouvoir
des talibans, l’EI-K a lancé des
attaques pratiquement tous les
jours contre les soldats talibans
aux barrages routiers et dans les
quartiers de la minorité hazara
du pays. En 2022, les terroristes
de l’EI-K ont attaqué l’ambassade
de Russie à Kaboul, ont essayé
d’assassiner des hauts diplomates
pakistanais en Afghanistan et ont
envoyé des assaillants armés dans
un hôtel de Kaboul très prisé des
ressortissants chinois. Avec tou-
jours le même objectif : déstabili-
ser le pays et anéantir la promesse
des talibans d’assurer la sécurité.
FOCUS RUSSIE
Récemment, les attaques
de l’EI-K sont devenues plus
ambitieuses et ont dépassé les
frontières de l’Afghanistan : un
attentat contre un rassemble-
ment politique dans le nord du
Pakistan en juillet a fait au moins
43 morts. En janvier, 89 per-
sonnes ont été tuées dans deux
attentats suicides en Iran. Et
dernièrement, selon les autori-
tés américaines, l’EI-K serait à
l’origine de l’attentat de Moscou,
qui a fait au moins 137 morts.
“L’EI-K est
depuis longtemps
dans une logique
de surenchère.”
Asfandyar Mir,
SPÉCIALISTE DE L’ASIE DU SUD
Ces derniers mois, l’EI-K
a menacé les a mbassades
chinoise, indienne et iranienne
en Afghanistan. Il a égale-
ment inondé le pays de propa-
gande antirusse, dans laquelle
il condamne le Kremlin pour
ses interventions en Syrie et
reproche aux talibans leurs rela-
tions avec les autorités russes,
présentées comme les ennemis
jurés des Afghans depuis l’inva-
sion soviétique.
“L’EI-K est depuis longtemps
dans une logique de surenchère,
explique Asfandyar Mir, spécia-
liste de l’Asie du Sud à l’Institut
américain de la paix. Il cherche
à surpasser ses rivaux djihadistes
en menant des attentats plus ambi-
tieux afin de se distinguer et de s’af-
firmer comme la figure de proue du
combat djihadiste mondial.”
L’EI-K a été créé en 2015 par
d’anciens combattants talibans
pakistanais, idéologiquement
proches et alliés des talibans en
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
Afghanistan.
L’idéologie de
l’EI-K s’est rapi-
dement répan-
due parce que de
nombreu x v il-
lages de l’est de
l’Afghanistan et du
Pakistan sont adeptes
d’un islam salafiste, la
même branche de l’islam sun-
nite que l’État islamique. Les
talibans suivent principalement
l’enseignement de l’école hanafite.
Depuis sa création, l’EI-K s’op-
pose aux talibans et cherche à
contrôler des territoires dans
l’est de l’Afghanistan. Après l’ar-
rivée des talibans au pouvoir, il
a reproché au nouveau gouver-
nement de ne pas avoir mis en
place une véritable charia. Dans
sa propagande, l’EI-K critique
également violemment les tali-
bans pour leur volonté de dia-
logue diplomatique avec des pays
non musulmans comme les États-
Unis et la Russie, ce qui est selon
eux une trahison de la cause dji-
hadiste internationale.
Avant 2021, lors de la guerre
en Afghanistan menée par les
États-Unis, les frappes aériennes
américaines et les raids des com-
mandos afghans avaient réussi
à contenir l’EI-K dans l’est de
l’Afghanistan. Mais après le
retrait des troupes occidentales,
la présence de l’État islamique
s’est étendue pratiquement à l’en-
semble des 34 provinces du pays,
selon la Mission d’assistance des
Nations unies en Afghanistan.
Depuis leur prise de pouvoir,
les talibans ont traqué sans
relâche l’EI-K avec des méthodes
souvent impitoyables. Grâce à ces
efforts, ils ont réussi à empêcher
le groupe de gagner du terrain
en Afghanistan et ont poussé
de nombreux combattants à se
replier au Pakistan. L’année der-
nière, les forces de sécurité tali-
banes ont éliminé au moins huit
chefs de l’EI-K dans le pays, selon
les autorités américaines.
Cette répression suscite l’in-
quiétude des associations de
défense des droits de l’homme.
Selon elles, les forces de sécu-
rité talibanes pratiquent des
exécutions sommaires et font
disparaître de force les per-
sonnes soupçonnées d’apparte-
nir à l’État islamique dans l’est de
l’Afghanistan, bastion historique
de ce groupe terroriste.
La veille de l’attentat
près de Moscou,
le groupe avait
commis un attentat
suicide à Kandahar.
Par ail-
leurs, les
obser va-
teurs de
l’ONU
affirment
que ces opé-
rations antiterro-
ristes contre l’EI-K “visent
apparemment surtout à écarter
la menace qu’il représente sur le sol
afghan et non à l’international”.
Mais même si les cellules de
l’EI-K sont dans le viseur des
forces de sécurité talibanes,
le groupe résiste et reste actif
en Afghanistan, au Pakistan et
en Iran. La veille de l’attentat
près de Moscou, le groupe avait
commis un attentat suicide à
Kandahar, en Afghanistan – le
berceau du mouvement taliban.
Le message était clair : les sol-
dats talibans ne sont nulle part
en sécurité.
Nouvelle stratégie. “Le succès
des talibans afghans n’a pas atté-
nué la menace que représente l’État
islamique au Khorasan, estime
Riccardo Valle, directeur de
recherche au Khorasan Diary, un
site Internet situé à Islamabad,
la capitale du Pakistan. Il a sim-
plement contraint l’État islamique
à repenser sa stratégie militaire.”
Désormais, au lieu de s’en
prendre à de simples soldats et
policiers, l’EI-K préfère orga-
niser des attentats de plus
grande ampleur en Afghanistan
et à l’étranger, affirment les
spécialistes.
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
↙ Dessin de Lauzan,
Chili.
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Pourquoi l’EI-K menace
la Russie “L’EI-K est obsédé
par la Russie depuis deux ans”,
selon Colin P. Clarke,
un analyste américain cité par
le New York Times. “L’EI-K
accuse la Russie d’avoir du
sang musulman sur les mains,
avec ses interventions
en Afghanistan et en Syrie”
en soutien aux talibans et
à Bachar El-Assad. Selon
Michael Kugelman, un autre
analyste cité par le quotidien
britannique The Telegraph,
“le groupe compte également
dans ses rangs un certain
nombre de militants d’Asie
centrale qui ont leurs propres
griefs à l’égard de Moscou”.
De fait, “le Tadjikistan,
frontalier de l’Afghanistan,
est l’un des points chauds
du terrorisme islamiste dans
l’espace post-soviétique, note
de son côté El País. Le Kremlin
Sa propagande cherche égale-
ment à faire passer les talibans
pour des lâches “qui trahissent
l’histoire de l’Afghanistan et leur
religion en se liant d’amitié avec
leurs anciens ennemis”, affi rme
Valle.
Ces discours alimentent de
nouvelles craintes, celles d’at-
tentats perpétrés non pas par
des membres de l’EI-K mais par
des fanatiques inspirés par leur
propagande. Leur but est éga-
lement d’isoler les talibans des
grandes puissances comme la
Russie, la Chine et l’Iran, qui
se sont récemment rapprochées
des autorités talibanes.
Si aucun pays n’a officiellement
reconnu le gouvernement taliban,
la Russie a accepté la présence
fournit un soutien militaire
à Douchanbé [la capitale
tadjike] pour contrôler
les groupes extrémistes
qui traversent la frontière,
et le risque d’attaques
est une préoccupation
qui revient souvent lors des
réunions de l’Organisation
du traité de sécurité
collective (OTSC),
l’équivalent russe de l’Otan.”
Une revue de presse à lire
dans son intégralité sur
notre site.
Regain de racisme contre
les Tadjiks Les suspects
arrêtés par les autorités
russes seraient tous les
quatre originaires du
Tadjikistan, avancent
plusieurs tabloïds russes.
De quoi alimenter encore le
racisme qui sévit déjà en
Russie, où de nombreuses
personnes originaires de
cette ancienne république
soviétique vivent et
travaillent dans des
conditions très précaires,
note le quotidien italien
La Stampa.
Un article à lire traduit
en français sur notre site.
d’un attaché militaire taliban à
Moscou ce mois-ci. La Chine a
également agréé un ambassa-
deur taliban à Pékin. Deux ini-
tiatives considérées comme des
preuves de confiance.
Après l’attentat de Moscou,
Abdul Qahar Balkhi, porte-parole
du ministère des Affaires étran-
gères afghan, a déclaré dans
un communiqué diffusé sur
les réseaux sociaux : [le pays]
“condamne avec la plus grande fer-
meté l’attentat terroriste perpétré
à Moscou” et “le considère comme
une violation flagrante de toutes les
lois humaines”.
Et d’ajouter : “Les pays de la
région doivent adopter une posi-
tion commune, claire et résolue pour
lutter contre de tels événements
LES SENTINELLES
“COMMENT FINANCER UN MONDE PLUS JUSTE ?” NOTRE NOUVELLE SÉRIE
À ÉCOUTER SUR NOTRE SITE ET SUR VOTRE APPLICATION DE PODCAST.
EUROPE. 13
Vu de Russie. “Le plus mais il aborde ensuite la question
de la responsabilité de cet atten-
tat, revendiqué à deux reprises par
dur est encore à venir”
la branche afghane de l’organi-
sation terroriste État islamique.
Alors que la plupart des res-
ponsables russes, à commencer
par Vladimir Poutine, ont semblé
La presse russe pleure les victimes de l’attentat. vouloir ignorer ces revendications
Les autorités accusent l’Ukraine, mais la piste pour mieux accuser l’Ukraine,
de l’attaque islamiste devrait être prise au sérieux, Moskovski Komsomolets prend
cette organisation terroriste au
estime quand même la presse officielle. sérieux. “Ce n’est pas un tigre de
papier comme on a pu le lire”, dit-il,
L
en rappelant ses récents faits
undi 25 mars, la presse Komsomolskaïa Pravda. Âgé de d’armes et son animosité à l’égard
populaire russe avait 15 ans, ce jeune homme d’origine de la Russie.
encore les yeux sur le kirghize se faisait de l’argent de “Si la principale menace pour
compteur macabre des victimes poche en travaillant au vestiaire notre pays est constituée aujourd’hui
de la fusillade du 22 mars dans le de l’auditorium. Pendant une par l’ennemi X [l’Ukraine], il ne faut
Crocus City Hall de Moscou, un demi-heure, il a fait sortir des pas oublier l’existence de l’ennemi Y
multiplexe géant à la périphérie de gens par une porte dérobée au [l’EI]”, écrit-il. “Nous sommes
la ville. On dénombre 137 victimes, péril de sa vie. bien en état de guerre. Nous ne
dont trois enfants, et quelque menons pas une, mais plusieurs
180 personnes toujours hospitali- Hommage. Dimanche 24 mars, guerres”, conclut-il en rappelant
sées, certaines dans un état grave, le deuil national décrété par les propos récents du porte-parole
rappelle le quotidien proche du Vladimir Poutine a culminé à du Kremlin, Dmitri Peskov, qui
pouvoir Komsomolskaïa Pravda. Moscou sur le site même de l’at- reconnaissait que, trois ans après
Ce qui en fait l’attentat le plus taque, où une cérémonie a eu lieu l’invasion de l’Ukraine, il est peut-
meurtrier qu’ait connu la capitale le soir à la mémoire des victimes, être temps de nommer les choses
russe à ce jour, dépassant même raconte le quotidien Izvestia. Des par leur nom.
en nombre de victimes la tuerie images de grues en plein envol —Courrier international
dans le théâtre de la Doubrovka, ont été projetées sur un mur, en
en 2002, à la suite d’une attaque présence de vedettes de la pop
suivie d’une prise d’otages par un et du show-business ainsi que Dernière
groupe de terroristes tchétchènes. des membres du groupe Piknik, minute
Comme d’autres journaux qui devait se produire le jour
semi-officiels russes, du drame, poursuit ● Vladimir Poutine impute
Komsomolskaïa Pravda le journal. Des mil- l’attentat de Moscou
rend un hommage liers de Moscovites à des islamistes radicaux.
vibrant à tous ces sont venus allumer un Le président russe a reconnu
Russes lambda venus REVUE cierge, apporter des lundi 25 mars, pour la première
écouter un concert de DE PRESSE fleurs ou une peluche. fois, que l’attentat du 22 mars
rock patriotique et qui Et prier pour le repos au Crocus City Hall, près de
ont fait preuve d’un héroïsme des âmes des innocents tombés Moscou, avait été commis
inouï en sauvant bon nombre sous les balles des terroristes, par des “islamistes radicaux”,
de leurs compatriotes. Parfois lit-on encore. rapporte Radio Free Europe.
en se sacrifiant, comme Oleg, Dans un long article, un autre Il n’a toujours pas mentionné
41 ans, qui a trouvé le courage tabloïd moscovite, Moskovski l’État islamique, et n’a pas
de s’interposer entre les terro- Komsomolets, s’interroge sur les non plus dédouané l’Ukraine :
ristes et sa femme et sa fille, et “conséquences à long terme” de cet “Nous voyons aussi que les
qui est mort d’une balle dans le attentat. Le journal met en garde États-Unis tentent de
dos. Ou encore ce jeune homme dès le titre : “Le plus dur est encore convaincre leurs satellites et
en chaise roulante qui a fait la devant” pour la Russie. L’auteur d’autres pays du monde qu’il
même chose pour protéger sa de l’article fustige d’abord longue- n’y a soi-disant aucune trace
copine, au prix de sa vie. Mais ment l’Occident pour son aveu- de Kiev dans l’attaque terroriste
c’est l’histoire d’Islam Khalilov glement à soutenir l’Ukraine et de Moscou”, a en effet
qui fait le tour d’Internet, poursuit à croire sur parole ses dirigeants, poursuivi le président russe.
Des voix d’ailleurs pour
un monde en commun
UN PODCAST SIGNÉ
14. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
Inde. Exercice
de démocratie
dans un
bidonville
Ce journaliste indien a assisté à une séance
dans le parlement d’un bidonville en Inde
du Sud. Et en raconte les bienfaits pour
la communauté.
—The Caravan, extraits
(New Delhi)
C
’est un espace clos, caché
au croisement de
deux ruelles. En cette
fin d’après-midi se réunit le
parlement du bidonville de
Border Thottam, situé dans
le quartier de Triplicane, à
Madras. La séance se tient
dans le bureau d’un ancien
sangam [une association de
résidents, en tamoul]. Ce
parlement est composé
de deux organes, le
comité et le conseil.
Le premier est consti-
tué uniquement d’habitants du
bidonville, tandis que le conseil
comprend également des repré-
sentants de la municipalité de
Madras et du gouvernement de
l’État du Tamil Nadu.
La création du parlement de
Border Thottam s’inscrit dans le
cadre d’un projet pilote de réa-
ménagement des bidonvilles,
chapeauté, entre autres, par une
société d’urbanisme, Recycle Bin.
Celle-ci a eu l’idée d’introduire des
procédures parlementaires dans
les bidonvilles après en avoir visité
48 à Madras. La fondatrice de l’en-
treprise, Ganga Dileep, explique :
“Nous avons remis sur pied le sys-
tème des sangam en lui ajoutant une
mission de gouvernance.”
“La plupart des sangam étaient
inactifs, quand ils n’ont pas disparu
complètement, poursuit-elle. Mais
ils restent dûment enregistrés et dis-
posent d’un local. Ce sont ces locaux
que nous avons rénovés pour pou-
voir les utiliser.”
Le parlement se réunit une fois
par mois. Chaque séance permet
de passer en revue ce qui a été
réalisé le mois précédent, avant
d’établir la feuille de route du mois
suivant. Assez vite, de nombreux
jeunes du bidonville s’agglutinent
devant le local pour observer la
réunion, créant un petit buzz dans
la rue. On voit des habitantes du
quartier s’arrêter, en passant, pour
suggérer d’installer une pompe
à eau à tel endroit, demander de
réparer des nids-de-poule sur la
chaussée ou présenter d’autres
doléances. Tout est dûment noté.
Le programme se conforme
à un modèle de communication
directe entre les autorités et les
“L’objectif principal
est de faire émerger
des leaders au sein
de la communauté.”
Meenakshi Meera,
URBANISTE À RECYCLE BIN
habitants, pour
amener tout ce
petit monde à être
sur la même longueur
d’onde. “Les projets
[habituels] de dévelop-
pement dans les bidonvilles
concernent surtout le loge-
ment, à travers la suppression
des taudis, mais cela se fait au
détriment de la question de l’au-
tosuffisance de ces quartiers, peu
abordée”, regrette Meenakshi
Meera, de Recycle Bin. Elle déve-
loppe : “On réfléchit seulement à
fournir aux gens un abri à court
terme, mais pas à leur qualité de vie.”
“Notre dispositif de convergence
vise à rapprocher les autorités des
citoyens, poursuit l’ur-
baniste. L’objectif
principal est de faire
émerger des leaders
au sein de la communauté et de les
laisser prendre en charge leur propre
trajectoire de développement.”
Les membres du comité du
bidonville sont là pour représen-
ter différents secteurs, répartis
en programmes : l’Eco Bank s’oc-
cupe des questions d’hygiène, le
SHE Project donne la priorité à
l’émancipation des femmes, le
Kutty Project s’intéresse au bon
développement des enfants et
à leur éducation… Chaque pro-
gramme est associé verticale-
ment à une entité administrative
de l’État du Tamil Nadu ou à un
organisme municipal.
Le parlement fonctionne selon
un modèle qui va plus loin que
celui traditionnellement suivi par
les simples associations de rési-
dents : il repose sur une conver-
gence des points de vue et la
nécessité d’apporter des ser-
vices de qualité. “Le sangam a
installé des pompes à eau et fait
construire des routes pour nous,
international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
et il a aidé à nettoyer
toute la zone”, sou-
ligne Vasanthi, une
habitante du bidon-
ville âgée de 42 ans
qui, comme de nom-
breux résidents, utilise
encore le terme sangam
pour désigner leur parle-
ment : “Avant, il n’y avait qu’une
seule citerne d’eau pour tout le bidon-
ville. Aujourd’hui, on en a trois.”
Cependant, certains observa-
teurs restent sceptiques. Dans
un article publié en 2009, les
chercheurs néerlandais Joop De
Wit et Erhard Berner portent un
regard critique sur le développe-
ment urbain reposant sur des ini-
tiatives locales – en se basant sur
des études de cas de fédérations
de bidonvilles et d’alliances d’or-
ganisations communautaires dans
les villes indiennes de Madras,
Bombay et Bangalore.
Les auteurs s’interrogent sur
la légitimité de telles associa-
tions à représenter les plus dému-
nis, en particulier “si l’on se fonde
sur le taux de participation réelle
de la population des bidonvilles et
sur les avantages que les habitants
“Avant, il n’y avait
qu’une seule citerne
d’eau. Aujourd’hui,
on en a trois.”
Vasanthi,
HABITANTE DE 42 ANS
en retirent”. Dans bien des cas,
expliquent les chercheurs, ces
organisations sont en fait dirigées
par des élites locales. Et l’expres-
sion “organisation communau-
taire” est souvent “utilisée par une
bande d’entrepreneurs plus ou moins
véreux qui veulent s’approprier des
avantages sur le plan financier ou
des informations qui auraient pu
être partagées entre tous”.
Aux séances du parlement
de Border Thottam, un autre
élément qui saute immédiate-
ment aux yeux, c’est l’absence
de femmes dans la salle. “Il n’y a
que des hommes à la tête du comité,
confirme Kalyani, une habitante de
63 ans. Lorsque les gens se battent, les
femmes ne peuvent pas aller résoudre
les conflits.”
Pour Ganga Dileep, les causes
de ce phénomène sont à recher-
cher dans la tradition, qui veut
que les hommes restent en posi-
tion dominante dans les sangam :
“Le plus souvent, les thalaiva [les
↙ Dessin de Boligán paru dans
El Universal, Mexico.
dirigeants] sont des hommes. C’est un
point sur lequel nous ne sommes pas
encore intervenus, mais nous sommes
bien conscients que de nombreuses
femmes ont envie de tenir les rênes.”
Toujours est-il que, de l’aveu
des habitants de Border Thottam
que nous avons rencontrés, le
parlement offre de réelles pers-
pectives, qui dépassent la simple
prise en compte de leurs besoins
quotidiens. “Ce système est utile
non seulement pour les habitants,
mais aussi pour les services publics,
estime Kavipriyan, un inspecteur
de santé présent dans l’assemblée.
Il constitue un bon canal d’infor-
mation direct. Cela nous permet d’y
voir plus clair dans notre travail.”
Phase d’essai. Selon Naresh
Kumar, un ingénieur du service
des eaux de l’agglomération, “le
parlement peut aider les défavorisés
à gravir l’échelle sociale. Les gens
sont contents de sentir les pouvoirs
publics à leur côté. Cela permet de
veiller à ce que les problèmes soient
résolus immédiatement.”
Le programme est encore dans
une phase d’essai, mais il est
prévu de l’étendre à d’autres
bidonvilles de Triplicane. “S’il
est bien mis en œuvre, il y a huit
chances sur dix que ce modèle
fonctionne partout dans la ville”,
promet Naresh Kumar. Mais,
malgré les résultats positifs obte-
nus à Border Thottam, Meenakshi
Meera, de Recycle Bin, s’inquiète
des problèmes que l’élargisse-
ment de l’initiative à d’autres
bidonvilles pourrait entraîner :
“Il y a 48 bidonvilles dans la cir-
conscription. Les représentants
des services publics n’auront pas
les moyens physiques d’assister à
toutes ces réunions en un mois.”
—Anuj Sahebrao Rayate,
publié le 31 janvier
SOURCE
THE CARAVAN
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Mensuel, 20 000 ex.
caravanmagazine.in
Fondé en 1940, ce magazine
anglophone culturel et politique
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Il proposera dès avril 2024
des articles inédits en hindi.
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024 D’UN CONTINENT À L’AUTRE. 15

amériques ↙ Dessin de Ramsés,

Cuba.

Haïti. “Il faudra seuls 400 policiers kényans envi- territoires était extrêmement quel sera l’état d’esprit des
ron sont prêts à intervenir. Donc, violente. Il s’agit donc peut-être Haïtiens ? Vont-ils se méfier,
si tout se passe bien, les Kényans uniquement d’une alliance de compte tenu du terrible précé-

négocier
pourraient [bientôt] arriver en convenance, qui va leur per- dent de l’épidémie de choléra
Haïti. mettre de revendiquer plus de apportée par les Casques bleus
Mais il s’agit là d’une solution ressources, voire de participer [présents de 2004 à 2017], qui

avec les gangs”

Pour Robert Fatton, spécialiste d’Haïti
à l’université de Virginie, “il est peut-être déjà
trop tard” pour rétablir le calme face aux gangs
dans un pays qui traverse un vide politique.
—New York Magazine,
extraits (New York)
Le Conseil doit choisir un Premier
ministre. Ce n’est pas facile car
à court terme et très optimiste. au gouvernement. a fait des milliers de morts
Il est également tout à fait pos- Reste à savoir si cette alliance au sein de la population haï-
sible qu’il soit déjà trop tard. sera durable et si elle va sur- tienne ? Ou leur priorité est
En d’autres termes, les gangs vivre à l’arrivée d’un contingent d’être en sécurité et de manger
pourraient mettre le pays à feu international en Haïti, avec des à leur faim ?
et à sang et placer au pouvoir hommes qui seront mieux équipés Les deux, à mon avis. Toute aide
quelqu’un de leur choix. D’après et mieux formés que les policiers humanitaire sera la bienvenue.
ce que m’ont dit des haïtiens. Cela pourrait En ce qui concerne une interven-
gens en Haïti, ils visent changer la donne, car tion militaire ou policière, c’est
le Palais national. S’ils la police haïtienne est autre chose. La condition préa-
prennent ce palais pré- impuissante. Ses poli- lable pour participer au Conseil
sidentiel, je ne sais pas ciers ne sont pas assez de transition était d’accepter la
ce qui va se passer. Il y INTERVIEW formés. Et d’après ce MMAS.
aurait alors deux enti- que j’ai compris, leurs Or nombre des participants
tés distinctes : l’une soutenue par armes ne sont pas aussi modernes de ce groupe avaient déclaré en
la violence des hommes armés que celles des gangs. Donc, face à public que jamais ils n’accepte-
et l’autre par la communauté une force mieux armée et mieux raient une intervention étran-
internationale. entraînée, il se peut que les gangs, gère. Et donc non seulement ils
ou du moins les jeunes qui en ont signé un accord validant la
Dans quelle mesure la commu- font partie, n’aient plus vraiment mission kényane, mais en plus
nauté internationale est-elle envie de se faire tuer pour Izo ils vont la superviser.
prête à coopérer avec les gangs? ou Barbecue. Mais ce sont des Actuellement, les autorités
Il faut négocier avec les gangs spéculations. ne cherchent même plus à faire
parce qu’ils sont les plus forts. croire qu’elles peuvent faire
Mais la communauté internatio- Quelle est l’ampleur des gangs quelque chose pour les réfu-
nale a fait savoir qu’elle ne vou- à Port-au-Prince ? giés de leur propre pays. Donc
lait pas des gangs à la table des Le nombre d’hommes armés reste si l’ONU apporte de la nourri-
négociations, ce qui est logique. flou. Certains avancent le chiffre ture et une aide, j’imagine mal les
Cependant, d’un autre côté, il de 20 000 hommes, d’autres de Haïtiens refuser. Mais accepter
faut être réaliste, ce sont eux 10000. C’est très difficile à savoir. n’est pas forcément cautionner.
qui contrôlent Port-au-Prince et —Propos recueillis
il faudra donc traiter avec eux, Et si l’ONU décide d’envoyer par Matt Stieb,
que cela plaise ou non. une mission humanitaire, publié le 18 mars
En ce qui concerne leurs
demandes, j’ignore ce qu’ils
veulent. Barbecue a l’air de
penser qu’il a la main, ce qui Jusqu’à quand va durer
est sans doute vrai, et donc il
est encore plus gourmand. Il avait
la vacance du pouvoir?
demandé la démission d’Ariel ●●● Plus personne n’était au pouvoir en Haïti lundi
Henry, il l’a eue. Et ensuite quand 25 mars, soit deux semaines après la démission
on lui a demandé ce qu’il vou- du Premier ministre, Ariel Henry, sous la pression

U
n conseil présidentiel
de transition composé
d’Haïtiens issus de la
classe politique est sur le point
d’être nommé afin de choisir un
nouveau dirigeant pour le pays
[lire encadré]. Reste à savoir ce
qu’il pourra faire pour mettre fin
à la vague de violences qui tra-
verse le pays. Nous nous sommes
entretenus avec Robert Fatton,
professeur à l’université de
Virginie et spécialiste d’Haïti,
pour avoir son avis sur la menace
représentée par les gangs.
Quelles sont les solutions qui
s’offrent au Conseil de transi-
tion désigné pour diriger Haïti?
les gangs – notamment celui de
Jimmy Chérizier, dit “Barbecue”–
ont été très clairs : ils n’accepte-
ront aucun type d’accord passé
à l’étranger [allusion à l’accord
de la Jamaïque du 11 mars, qui
prévoit la création du Conseil
de transition et la démission du
Premier ministre, Ariel Henry].
Que peut-on faire contre les
gangs? C’est encore flou. La pre-
mière hypothèse, c’est que la mis-
sion kényane va fi nir par être
déployée [le Kenya doit prendre la
tête de la Mission multinationale
d’appui à la sécurité, MMAS]. Or
ce contingent est plutôt réduit.
Il devait au départ compter
1000 policiers, ce qui est déjà peu,
mais d’après ce que j’ai compris,
lait, il a répondu : “Je me fiche
d’Ariel Henry, et je me fiche encore
plus de l’accord passé en Jamaïque.
Nous allons imposer notre propre
solution.” Voilà où l’on en est.
Les gangs ont uni leurs forces
au sein d’une coalition appe-
lée “Viv Ansanm” [“Vivre
ensemble”]. Quelle est la struc-
ture de ce groupe, et en quoi
diffère-t-il des précédentes
ententes entre gangs ?
C’est une alliance importante.
Il y a encore deux semaines, il
y avait deux principaux gangs,
qui s’aff rontaient : l’un dirigé
par Barbecue et l’autre par un
jeune homme du nom d’Izo. Et
la bataille pour le contrôle des
des pays de la Communauté des Caraïbes (Caricom)
et, surtout, des États-Unis. Le Conseil de transition
de neuf membres, qui doit jouer le rôle de présidence
de la République collégiale et nommer un Premier ministre,
n’a toujours pas pris ses fonctions. Des disputes internes
ont commencé pour savoir qui devait être nommé président
du Conseil. Quant à la Mission multinationale d’appui
à la sécurité (MMAS), financée par les États-Unis mais sous
l’égide du Kenya, qui devrait compter environ 5 000 hommes
au total (venus du Kenya, mais aussi du Bénin, du Tchad,
de la Barbade…), elle n’est toujours pas sur place.
À Port-au-Prince, la situation a empiré. Les gangs armés
profitent du vide de pouvoir pour poursuivre leur offensive.
“Des communes entières de la zone métropolitaine
de Port-au-Prince sont tombées aux mains des gangs”,
écrit le quotidien Le Nouvelliste. Le port et l’aéroport sont
toujours fermés. Les États-Unis et la France, entre autres,
ont commencé à évacuer leurs ressortissants. Plus
de 33 000 habitants ont fui de la capitale vers la province.
16. AMÉRIQUES
ÉQUATEUR
Les Galápagos,
“station-service” des
trafiquants de drogue
Situé à 1 000 kilomètres des côtes, l’archipel est devenu une escale
pour les passeurs. En route vers le Mexique sur des hors-bord,
ils s’y ravitaillent en essence. Et déstabilisent peu à peu la société locale.
—The Washington Post,
extraits (Washington)
D
arwin disait d’elle qu’elle
était la plus déserte des
îles des Galápagos. Une
sorte d’avant-poste extrater-
restre, fourmillant de tortues
géantes et d’iguanes marins
comme on n’en voit nulle part
ailleurs. Une terre faite de lave
et de cratères volcaniques encore
fumants. Aujourd’hui, plus de
100 000 touristes arpentent
chaque année les plages de sable
blanc de l’île Isabela.
Ceux qui viennent par les airs
débarquent à l’aérodrome José de
Villamil – une seule piste d’atter-
rissage, entourée de broussailles
[réservée aux vols entre les îles].
Le jour, la petite installation est
gérée par un seul employé. La
nuit, elle se retrouve plongée
dans le noir. Pas de caméra de
surveillance, aucun éclairage
ni veilleur pour garder la porte
d’entrée vers l’une des réserves
les mieux protégées de la planète.
C’est là que, un soir de jan-
vier 2021, le gérant de l’aéro-
port a surpris un bruit des plus
inattendus : le vrombissement
d’un petit avion se posant à l’im-
proviste. Affolé, le quinquagé-
naire a enfourché sa moto et s’est
précipité au poste de police. Le
temps que les forces de l’ordre
se rendent sur place, le Cessna
Conquest II avait été abandonné.
Ses occupants s’étaient volati-
lisés, laissant derrière eux huit
jerricans d’essence, dont cinq
encore pleins. Les autorités ont
immédiatement suspecté des
trafiquants de drogue.
Cette mystérieuse affaire
témoigne de la menace crimi-
nelle croissante qui plane sur
les Galápagos : l’archipel équato-
rien est en train de sombrer dans
le juteux trafic de stupéfiants
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
↑ Des gardes-côtes inspectent
un bateau soupçonné de faire
de la contrebande d’essence.
↗ Hilda Moscoso Espinoza,
dont le fils est devenu
dépendant à la cocaïne.
Photos Carolyn Van Houten/
The Washington Post
qui ravage une bonne partie de
l’Amérique latine. Sur le conti-
nent, à 1 000 kilomètres de là, les
organisations criminelles inter-
nationales travaillent main dans
la main avec les gangs locaux,
liés aux cartels mexicains, pour
acheminer leur drogue jusqu’aux
États-Unis et en Europe [en pas-
sant par le Mexique]. Et pour
cela, les passeurs ont besoin d’es-
sence. Ils ont donc fait de l’archi-
pel leur point de ravitaillement
secret, véritable station-service
clandestine du Pacifique.
La découverte du Cessna
signifiait- elle que les cartels
avaient débarqué sur l’île Isabela ?
C’est ce que redoutait l’employé
de l’aérodrome. L’engin avait été
remorqué à l’écart de la piste et
abandonné dans un coin. Mais,
deux mois plus tard, une nouvelle
surprise attendait le gardien à son
arrivée. “J’ai dû aller me passer un
peu d’eau sur le visage pour m’as-
surer que je n’étais pas en train de
rêver”, a-t-il raconté à la police.
L’avion fantôme s’était volatilisé.
Pour éviter les contrôles, de
nombreux trafiquants empruntent
désormais un itinéraire détourné,
qui contourne les Galápagos par
le sud-ouest. On le surnomme le
“chemin désert”, car il traverse
des étendues maritimes sans âme
qui vive. Grâce à leurs vedettes et
leurs sous-marins, les passeurs
peuvent naviguer pendant près de
quatorze jours sans escale, selon
la marine équatorienne.
Saisies record. En 2023,
25 tonnes de cocaïne ont été
interceptées dans les environs de
l’archipel (dont 9 durant le seul
mois de novembre), soit 150 %
de plus que l’année précédente.
En 2019, les saisies n’avaient pas
dépassé 1 tonne.
Depuis de nombreuses années,
le gouvernement équatorien
subventionne le carburant des
bateaux de pêche artisanale, dans
l’espoir de préserver le maigre
gagne-pain des pêcheurs. Mais,
depuis quelque temps, ces der-
niers profitent bien souvent des
aides publiques pour se lancer
dans le trafic d’essence, plus lucra-
tif. Beaucoup préfèrent garder
leur carburant, acheté en toute
légalité à tarif préférentiel, pour
le revendre aux narcotrafiquants.
“On m’a proposé entre 6 000
et 7 000 dollars [entre 5 500 et
6 500 euros] pour un voyage”,
témoigne un pêcheur sous le cou-
vert de l’anonymat. Ce jour-là,
équipé d’un téléphone satellite et
de coordonnées GPS, il a rejoint
quatre hommes cagoulés sur un
bateau. Les deux premiers tenaient
la barre ; les deux autres surveil-
laient la cargaison de cocaïne,
armes à la main : “Beaucoup de
gens ont fait fortune comme ça.”
D’après la marine nationale, le
trafic d’essence peut rapporter
jusqu’à 30 000 dollars par livrai-
son. Depuis quelques mois, les
saisies de cocaïne se multiplient
autour des Galápagos. Et le trafic
ne se limite plus à l’essence et à
la drogue : à la fin de novembre,
la marine a intercepté 112 fusils
et 48 pistolets sur une vedette
de passeurs, à quelque 250 kilo-
mètres au sud de l’île de San
Cristóbal. Les enquêteurs sup-
posent que les armes étaient des-
tinées aux gangs équatoriens, qui
se battent pour garder le contrôle
des itinéraires.
Le trafic d’essence
peut rapporter
jusqu’à 30 000 dollars
par livraison.
Les autorités équatoriennes
sont censées veiller sur plus de
1,2 million de kilomètres carrés
d’océan – cinq fois la superficie
terrestre du pays. Les plus de
24 000 bateaux de pêche artisa-
nale recensés par le gouverne-
ment appareillent depuis plus
de 120 ports différents, et encore
davantage de plages, dont la plu-
part ne sont pas surveillées.
Les Galápagos sont devenus
l’un des principaux lieux d’ap-
provisionnement en carburant
des cartels, admet le capitaine
Patricio Rivas, qui commande la
marine nationale dans l’archipel.
Mais les pouvoirs publics font leur
possible pour contrôler la façon
dont les pêcheurs utilisent leur
essence, assure-t-il.
Nous avons rencontré plusieurs
dizaines de dirigeants locaux,
d’officiers du renseignement,
de riverains, de militants et de
pêcheurs. Tous témoignent de
l’emprise croissante du narco-
trafic sur l’île. Dans des villages
où tout le monde se connaît, on
voit des pêcheurs faire fortune
du jour au lendemain. La dolla-
risation de l’économie et l’om-
niprésence de l’argent liquide
offrent les conditions idéales au
blanchiment d’argent.
Les ports et les aéroports sont
peu surveillés, voire pas du tout,
notamment sur l’île Isabela : pas
de caméras de surveillance ni d’of-
ficiers de marine contrôlant les
allées et venues nocturnes. Et les
conteneurs qui quittent le conti-
nent en direction de l’archipel
sont rarement fouillés, à en croire
les dockers. En octobre 2022,
des agents des services de ren-
seignements se sont rendus aux
Galápagos pour enquêter sur
des soupçons de corruption. Ils
y ont découvert des preuves que
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
la marine acceptait des pots-de-
vin pour laisser passer des navires
non autorisés à accoster.
Cela fait des années que les
habitants de l’archipel découvrent
régulièrement des ballots de
cocaïne échoués sur leurs plages.
Mais à Isabela, dont la popula-
tion avoisine les 3000 habitants,
la plupart des riverains ont peur
de signaler leurs découvertes aux
autorités. Certains affirment avoir
entendu passer des avions qui cir-
culent sans autorisation. On dit
même que des pistes d’atterris-
sage clandestines seraient cachées
dans quelques zones dépeuplées
de l’île – les services de renseigne-
ments de la marine ont ouvert
une enquête à ce sujet. Le capi-
taine Patricio Rivas assure : “Les
gens d’ici sont comme une grande
famille. Ils se serrent les coudes.
Même s’ils savent qui est impliqué
dans le trafic, ils ne diront rien.”
Hilda Moscoso Espinoza a
toujours vécu à Isabela. Dans les
années 1940 et 1950, l’île abritait
une colonie pénitentiaire, dont son
père fut l’un des derniers direc-
teurs. Elle se souvient comme si
c’était hier de la vie sur l’île avant
l’explosion touristique, quand [la
plus grande ville, Puerto Villamil,]
ne comptait encore qu’une cen-
taine d’habitants, qui partageaient
tous leurs repas.
Addictions. Mais l’arrivée de
la drogue a bouleversé l’équi-
libre de la communauté, déplore
Hilda, qui a aujourd’hui 58 ans.
Son fils a lutté pendant des années
contre la dépendance à la cocaïne,
entre autres. Elle a demandé aux
responsables locaux l’ouverture
d’un centre de désintoxication ou
d’une clinique psychiatrique pour
lutter contre l’augmentation de la
consommation de stupéfiants sur
l’île. En vain. “Les drogues sont en
train de nous envahir. Et personne
ne nous aide.”
Mais revenons à notre avion.
Après la découverte du Cessna,
le gérant de l’aérodrome par-
tait travailler la peur au ventre.
Il avait demandé aux forces de
AMÉRIQUES. 17
de vol de l’engin, selon une note Plusieurs mois après la dis-
COURRIER INTERNATIONAL
Golfe versée au dossier judiciaire. Le parition de l’avion, le gérant de
du Mexique major William Albán Durán avait l’aéroport a reçu la visite d’un
CUBA
MEXIQUE alors sollicité l’envoi de renforts homme, un habitant de l’île,
afin d’organiser une surveillance venu lui proposer 100 000 dol-
de l’aérodrome. Il avait égale- lars [92 000 euros] en échange
BE.
ment demandé que soient dépla- de l’accès à la piste. Il n’a pas pré-
BE. Belize GU. HO. Mer cés les jerricans laissés à côté de cisé pourquoi, mais il lui a laissé
CO. Colombie des Antilles
CR Costa Rica
NI. l’avion, bien trop accessibles en entendre qu’il avait l’habitude de
GU. Guatemala SA.
HO. Honduras l’état. Mais les bidons n’ont pas ces arrangements.
NI. Nicaragua Océan bougé d’un pouce, et les forces de Le gardien suspectait déjà l’un
PA. Panama Pacifique CR
PA.
Armes
Drogue
SA. Salvador
l’ordre n’ont pratiquement rien fait de ses prédécesseurs de tremper
pour surveiller l’avion, dénonce le dans ce genre d’affaires. Et ses
CO. responsable de l’aéroport. soupçons se sont vite confirmés.
Archipel Car, quand il a refusé la proposi-
des Galápagos Policiers corrompus. En tion, l’homme lui a répondu que
Quito
mars 2021, deux mois après l’ar- son collègue, lui, n’hésitait pas
Santa ÉQUATEUR rivée du Cessna, les policiers se à prendre ce genre de risques.
Cruz sont retrouvés dans un restau- Le lendemain, un autre homme
Isabela
rant du front de mer, à Puerto s’est présenté. Un inconnu cette
Puerto San Cristóbal PÉROU Villamil, pour fêter l’anniversaire fois-ci, avec un accent – sans doute
Ayora
Puerto du major. Des photos versées au colombien. Il a fait monter les
Villamil Archipel dossier montrent 15 agents en train enchères : cette fois, il lui pro-
50 km des Galápagos
500 km de trinquer. D’après un voisin, ils posait 250 000 dollars [plus de
auraient continué à boire jusque 230 000 euros]. Plus de dix ans
tard dans la nuit. C’est ce jour-là
que l’avion aurait disparu. “Les drogues sont
Quelques mois plus tard, la jus- en train de nous
tice a mis en examen le major et
cinq de ses hommes pour “associa- envahir. Et personne
tion de malfaiteurs”. Les policiers ne nous aide.”
sont soupçonnés d’être mêlés à la Hilda Moscoso Espinoza,
disparition de l’appareil et d’avoir HABITANTE DE L’ÎLE ISABELA
cherché à étouffer l’affaire. Le
juge Ramón Abad Gallardo leur de salaire ! Mais le gardien a
reproche d’avoir dissimulé des refusé. Quand le Colombien lui
preuves et des procès-verbaux, et a demandé combien il voulait, il
d’avoir laissé les jerricans acces- a rétorqué que sa vie n’avait pas
sibles. “Si le carburant n’était pas de prix. Puis il a signalé l’affaire
resté dans l’avion ou à proximité, aux services de renseignements.
ce dernier n’aurait pas disparu”, Le gérant de l’aéroport avait
souligne le magistrat. L’enquête déjà vu des voisins modestes faire
l’ordre de garder un œil sur l’en- de renseignements militaires, se poursuit pour tenter de percer soudainement l’acquisition d’un
gin fantôme pendant la nuit, ou l’avion serait arrivé du Mexique le mystère du Cessna fantôme. hôtel ou d’un nouveau bateau,
au moins d’installer une caméra et, un an avant son mystérieux Vu l’absence de dispositifs ou se faire construire une nou-
pour surveiller la piste. Hélas, avec atterrissage aux Galápagos, il de sécurité, l’aéroport d’Isabela velle maison. Les propositions
seulement vingt agents à dispo- aurait effectué le voyage en sens constitue un lieu de transit de ces hommes n’ont fait que
sition, le poste de police local inverse, depuis l’Équateur, sous idéal pour les avions des narco- corroborer ce dont il se doutait
n’avait pas les moyens de mener de un autre numéro d’immatricula- trafiquants, peut-on lire dans un depuis longtemps déjà : l’argent
telles actions, lui a-t-on répondu. tion – ce vol fait désormais l’ob- rapport d’enquête des services de la drogue inonde l’île Isabela,
L’affaire se trouvait désormais jet d’une enquête pour soupçons de renseignements daté d’oc- et les autorités restent les bras
entre les mains de la justice, sur de trafic de stupéfiants. tobre 2022. D’après ce document, croisés. “Tout le monde sait ça,
une autre île de l’archipel. Le responsable de l’aéroport consulté par The Washington Post, ici, conclut-il. C’est un secret de
Le gardien craignait pour sa n’est pas le seul à avoir tiré le les enquêteurs soupçonnent une polichinelle.”
vie – il n’a d’ailleurs accepté de signal d’alarme. Peu après la compagnie aérienne et un puis- —Samantha Schmidt
témoigner qu’à condition de rester découverte de l’avion, en janvier sant entrepreneur locaux d’être et Arturo Torres,
anonyme. Et ses craintes n’étaient 2021, le chef de la police d’Isabela impliqués dans un trafic de stu- (de l’île Isabela, Galápagos),
pas infondées. D’après les services a informé la justice d’un risque péfiants et d’animaux sauvages. publié le 13 janvier
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18. AMÉRIQUES

—The New York Times,

extraits (New York)
États-Unis.
L a maison de Robert Lanter
fait 55 mètres carrés. Il
peut la traverser en cinq Les maisons
rétrécissent
secondes et y passer intégrale-
ment l’aspirateur sans avoir à
changer de prise électrique. Ce
sont de petits détails significa-
tifs dans le quotidien de Robert
Lanter et qui en disent long Fini les McMansion et autres villas surdimensionnées.
sur le marché immobilier aux Face à la flambée des prix du logement, les promoteurs
États-Unis : trouver une maison américains se remettent à bâtir des maisons de taille
à moins de 300 000 dollars [envi-
ron 275 000 euros] tient de plus modeste, abordables pour les primo-accédants.
en plus de la gageure.
C’est précisément la somme
qu’a déboursée cet infirmier à
la retraite, âgé de 63 ans, pour
acheter une maison individuelle
neuve située dans un lotissement
de Redmond, à une trentaine de
minutes de Bend, sa ville d’ori-
gine et l’une des plus chères de
l’Oregon en matière d’immobilier.
Le pavillon de Robert Lanter
semble tout petit à côté des villas
à un étage typiques des banlieues
résidentielles américaines. Mais il
y en a de plus petits encore dans
son lotissement de Cinder Butte,
bâti par Hayden Homes, un pro-
moteur local. Certains ne font pas
plus de 37 mètres carrés, répar-
tis à parts égales entre l’espace
d’habitation et le garage.

Taux d’emprunt à 8 %. Nous

ne sommes pas dans une com-
munauté de tiny houses [mini-
maisons] comme les affectionnent
les adeptes de la sobriété. Pour
Robert Lanter et ses voisins, ces
petites superficies représentent
avant tout une chance de rester
propriétaire. Divorcé il y a peu,
Robert Lanter a quitté Portland
pour revenir vivre dans le centre
de l’Oregon. Là, il n’a pu que
constater que les prix de l’im-
mobilier avaient flambé et lui
étaient devenus inaccessibles. réglementaire – se conjuguent Les taux d’emprunt sont retom- habitants. Sur les réseaux, des nouveaux immeubles et rési-
“Je ne voulais pas louer”, confie- aujourd’hui, et font des petites bés depuis, et les ventes, en parti- influenceurs dénoncent le consu- dences en copropriété visent
t-il. Pour Robert Lanter, qui a été surfaces l’avenir de la maison à culier dans le neuf, commencent mérisme américain et chantent essentiellement une clientèle
propriétaire pendant quarante l’américaine, ou du moins une à repartir après une année 2023 les vertus de la sortie du modèle aisée, au détriment d’une offre
ans, cela aurait été une régression. facette de cet avenir. Ces dix anémique. Pour autant, la ten- grande maison de banlieue avec accessible aux primo-accédants.
Et après avoir vécu au 16e étage dernières années, avec l’explo- dance aux maisons plus petites deux voitures, au profit d’une vie Que les promoteurs proposent
d’un immeuble de Portland, il ne sion du coût de l’immobilier, les et moins chères semble devoir décarbonée et désencombrée. de très petites maisons comme
voulait plus habiter une grande promoteurs ont rogné sur leurs perdurer, bouleversant le marché Et voilà que les minimaisons solution à ce problème pour-
tour non plus. Ce qu’il voulait, constructions pour proposer des immobilier aux États-Unis, mais surgissent dans des quartiers rait apparaître comme une nou-
c’était le rêve américain, soit prix accessibles aux acheteurs. aussi toutes les représentations et des régions où les acheteurs velle preuve du déclin des classes
quatre murs non mitoyens – et Et ce rapetissement général s’est de la classe moyenne américaine. allaient jusqu’à présent en quête moyennes. Mais certains ache-
tant pis si l’espace entre ces murs, accéléré l’année dernière, quand Les très petites maisons sont d’espace. Une évolution assez teurs y voient une chance de
et entre eux et ceux du voisin, le taux fixe des prêts hypothé- depuis longtemps un objet de logique, étant donné le contexte mettre un premier pied dans le
est réduit à la portion congrue. caires sur trente ans a atteint son curiosité sur Internet, leurs dans nombre de grandes villes. marché immobilier. “Cela devrait
Or plusieurs tendances – éco- plus haut niveau depuis vingt ans, modestes proportions semblant Des quartiers jusque-là bon aider d’autres jeunes comme nous
nomique, démographique, et juste en dessous des 8 %. dire de grandes choses sur leurs marché se gentrifient, et les à acheter leur logement”, espère
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
ainsi Caleb Rodriguez, 22 ans, qui
s’est récemment installé à Elm
Trails, un tout nouveau quartier
de la banlieue de San Antonio.
De chaque côté de son pavil-
lon s’alignent d’autres petites
maisons, dont la plus petite fait
32,50 mètres carrés. Ici, les mai-
sons n’ont pas de garage et leur
allée ne peut accueillir qu’une
seule voiture ou deux motos
– grâce à quoi le prix de vente
peut rester bien en dessous des
200000 dollars [184500 euros].
“Je voulais devenir propriétaire,
je n’ai pas trouvé moins cher”,
explique Caleb Rodriguez,
qui travaille dans une usine
de transformation de volaille
à Seguin, non loin de là. Il a
déboursé 145 000 dollars [envi-
rons 133 000 euros], et espère
avoir ainsi franchi une étape
qui lui permettra de se consti-
tuer un patrimoine.
Ces petites surfaces
représentent avant
tout une chance de
rester propriétaire.
La ma ison de moins de
500 pieds carrés [46,40 mètres
carrés] n’est pas près pour autant
de dominer le paysage américain :
ces surfaces représentent moins
de 1 % des nouvelles construc-
tions aux États-Unis. Et Robert
Lanter lui-même, qui n’en finit
pourtant pas de se féliciter de
la modération de sa facture de
chauffage et du désencombre-
ment de son intérieur, reconnaît
qu’il aurait préféré une habita-
tion un peu plus grande s’il en
avait eu les moyens.
Si de telles surfaces sont par-
fois une option de dernier recours
pour un certain type d’acheteurs
(“Divorcé… divorcée… séparé”, énu-
mère Robert Lanter en désignant
les maisonnettes autour de lui), il
y a une tendance de fond. “Toute
l’incertitude de ces dernières années
n’a fait que renforcer le besoin d’être
propriétaire, sauf que le foncier et
les matériaux ont trop augmenté. Il
faut bien que ça lâche quelque part,
et les promoteurs sont en train de
tester cette nouvelle off re”, analyse
Ali Wolf, économiste en chef chez
Zonda, un cabinet de conseil.
Les constructeurs ne mettent
plus de jardin tout autour des mai-
sons, mais seulement derrière
les habitations. Les banlieues
résidentielles voient fleurir les
maisons mitoyennes, ainsi que
de petites maisons individuelles
espacées de quelques mètres,
comme un hybride entre quartiers
résidentiels et maisons de ville.
Cette “grande compression”
est de fait encouragée par les
pouvoirs publics. Pour réduire
le coût du logement, ou à tout
le moins limiter sa flambée, les
autorités locales un peu partout
aux États-Unis adoptent de nou-
velles réglementations permet-
tant aux promoteurs de faire
sortir de terre des constructions
plus petites dans des quartiers
à plus forte densité d’habita-
tions. Ces réglementations ont
déjà plusieurs années, mais c’est
du côté des promoteurs que les
choses ont changé récemment :
faute de pouvoir attirer par
d’autres moyens des catégories
plus diverses d’acheteurs, ils se
résignent à construire plus petit.
Les maisons des Américains
sont en moyenne plus vastes que
celles d’autres pays développés,
et ce depuis longtemps. Au cours
du xxe siècle, ils n’ont cessé de
pousser les murs de leurs inté-
rieurs. Modèle de la ville nou-
velle de l’après-guerre, Levittown,
dans l’État de New York, alignait
des pavillons de style Cape Cod
d’environ 70 mètres carrés en
moyenne, une surface confortable
pour un logement comprenant
une seule chambre, mais modeste
pour une maison individuelle de
deux chambres. Aujourd’hui, la
surface médiane des logements
américains avoisine les 205 mètres
carrés, contre 140 mètres carrés
dans les années 1960.
Marché fracturé. La taille des
parcelles, elle, n’a guère changé :
la maison type est donc conçue
de façon à maximiser la surface
bâtie, au détriment de la super-
ficie du jardin et de la distance la
séparant des constructions voi-
sines. Une expansion qui s’est
faite à contre-courant des grands
bouleversements dans la com-
position des ménages. Quand il
y a une cinquantaine d’années,
l’acquéreur type d’un logement
était un couple avec trois enfants,
de nos jours, les célibataires, les
parents dont les enfants ont quitté
le nid et les couples sans enfant
représentent une part bien plus
importante de la population.
Et puis, ces toutes dernières
années, il est devenu de plus en
plus cher de se loger dans les
COURRIER INTERNATIONAL
Portland
Océan
Pacifique
CALIFORNIE
NEW YORK
OREGON
Levittown
ÉTATS-UNIS
TEXAS
San Antonio
grandes villes américaines, entre
pénurie de logements et hausse
de la demande de la part des mil-
léniaux et de la génération Z.
Résultat : un marché fracturé, avec
d’un côté une génération du baby-
boom qui vit aujourd’hui sans
enfants dans des foyers incom-
parablement plus grands, tandis
que nombre de couples de millé-
niaux avec enfants se trouvent à
l’étroit dans de plus petites mai-
sons ou des appartements de loca-
tion, faute d’arriver à acheter.
Même quand on est prêt à
changer de région pour pouvoir
acheter, force est de constater
que l’immobilier accessible est
une denrée de plus en plus rare.
Autour de Bend, dans le centre de
l’Oregon, où vit Robert Lanter, les
prix de l’immobilier ont été tirés
vers le haut par des acheteurs
venus d’autres États, souvent de
Californie, pour acheter une rési-
dence secondaire ou s’installer
en télétravail. Avec cet afflux de
capitaux, le prix médian d’une
maison est passé d’un peu plus
de 400000 dollars en 2020 à près
de 700 000 dollars aujourd’hui.
Dans le centre-ville de Bend,
Deborah Flagan, vice-présidente
du promoteur Hayden Homes,
nous désigne des boutiques qui,
après être longtemps restées à
l’abandon, abritent aujourd’hui
tout un écosystème dynamique
de petits commerces dont de nom-
breux cafés branchés, un “centre
de beauté des pieds” et un bar où
l’on boit de la bière artisanale en
faisant du lancer de haches. Une
montée en gamme du centre-ville
qui gagne aussi les quartiers plus
← Des maisonnettes dans
la banlieue de San Antonio
(Texas), en février 2024.
Photo The New York Times
WASHINGTON
Redmond IDAHO
Bend
OREGON
NEVADA
250 km
périphériques, où les petites mai-
sons ouvrières d’antan, bâties sur
des terrains devenus hors de prix,
sont peu à peu rasées pour céder
la place à des villas modernes à
étage, qui se monnaient plus de
1 million de dollars.
Deborah Flagan nous montre
une de ces maisons ouvrières, une
construction trapue, à la façade
jaune défraîchie, entourée d’une
palissade blanche. Elle ne fait pas
plus de 75 mètres carrés, mais elle
est pour Deborah Flagan un par-
fait exemple de ce bâti modeste
et abordable dont il faut recons-
tituer l’off re sur le marché. “On
se met à refaire ce qu’on faisait
autrefois”, relève-t-elle.
Hayden Homes construit envi-
ron 2 000 logements chaque
année dans la région du Nord-
Ouest Pacifique. Le promoteur
se concentre sur des logements
dans la catégorie moyenne des
prix, abordables pour les actifs
de la région. Pour ce faire, il pré-
fère aux grandes villes comme
Portland ou Seattle les banlieues
résidentielles moins chères, à
l’image de Redmond, où le pro-
moteur a d’ailleurs son siège.
Comme bien des promoteurs,
ces dernières années, Hayden
Homes rogne sur les plans de
son cœur d’offre, les maisons de
plain-pied ou à un étage, d’une
surface comprise entre 130 et
230 mètres carrés. Et voyant
ses clients si sensibles au prix,
il a décidé d’aller encore plus
loin. Quand les taux d’emprunt
ont commencé à grimper, il a
revu toute une partie du lotisse-
ment de Cinder Butte (celui où
AMÉRIQUES. 19
vit Robert Lanter) pour y ériger
des maisons comprises entre
37 et 81 mètres carrés.
Pour l’essentiel, Cinder Butte
ressemble à n’importe quel autre
lotissement : un mélange de mai-
sons de plain-pied et à un étage
dressées au milieu de petites
parcelles. Le coin où vit Robert
Lanter s’en distingue nettement,
avec son alignement de maisons
collées les unes aux autres le long
de la rue principale entrant dans
le lotissement, avec leur allée de
garage à l’arrière. C’est là, à l’ar-
rière, que les voisins se croisent
et se saluent. Et comme personne
n’a beaucoup d’espace, les fêtes
ont souvent lieu dans les garages.
Gros promoteurs. Les petites
surfaces se sont bien vendues, si
bien que Hayden Homes décline
aujourd’hui le concept ailleurs.
Le promoteur a lancé récemment
un chantier à Albany, toujours
dans l’Oregon, d’un lotissement
dont un tiers des 176 logements
feront moins de 93 mètres carrés.
Il y a dix ans, Jesse Russell,
ancien producteur de téléréalité,
cherchait à se reconvertir dans
l’immobilier. Il avait quitté Los
Angeles pour revenir dans sa
ville de Bend, et s’était lancé
avec un projet d’une vingtaine
de maisonnettes de 45 mètres
carrés, disséminées autour d’une
mare et de jardins partagés.
Lors des présentations qu’il fai-
sait de son quartier, une réac-
tion dominait, se souvient-il :
“Personne ne voudra vivre dans
une maison aussi petite !” Et puis
ses maisonnettes se sont ven-
dues comme des petits pains et,
en deux ans, ses investisseurs
ont doublé leur mise.
Hiatus Homes, la société
de Jesse Russell, a depuis fait
construire une bonne tren-
taine de logements allant de 37
à 84 mètres carrés, et une cen-
taine d’autres sont en projet. Ses
aff aires sont prospères. Mais
que pense-t-il de l’arrivée de
gros promoteurs sur un marché
qui a longtemps appartenu à de
plus petites entreprises comme
la sienne ? “Je suis ravi ! assure-
t-il. J’espère que la maisonnette
finira par devenir une proposition
lambda. Duplex, maison de ville,
maison individuelle, petit pavil-
lon… il faut que cela devienne un
type de logement comme les autres.”
—Conor Dougherty,
publié le 17 février
20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
—Süddeutsche Zeitung, extraits
(Munich)
D d’ailleurs se propage
epuis la réélection d’Erdogan
[le 28 mai 2023], beaucoup de
jeunes ont compris que les choses
ne changeront pas de sitôt. L’idée de quit-
ter le pays se propage dans les rangs de
la jeunesse comme un virus, et c’est une
génération tout entière que la Turquie
pourrait voir lui échapper.
Certes, le pays est aux prises avec une
crise au long cours, mais la densité de
milliardaires et de multimillionnaires
y reste élevée. En euros, s’entend. Dans
les quartiers chics, certains magasins
délaissent déjà la livre, en chute libre.
Et c’est sans doute ici, sur les rives du
Bosphore, que l’on trouve les mètres
carrés les plus chers de Turquie. Dans
la rue, des limousines avec chauffeur et
la vue sur l’Asie. Dans le parc, de vieilles
fortunes. Et leur progéniture formée
dans les meilleures écoles.
Silence et solitude. Elle en fait partie.
Une jeune femme en robe noire, dans les
dernières lueurs du jour, un verre de blanc
à la main, nous raconte sa vie. Ses études
dans l’une des meilleures universités du
pays, puis à Londres. Elle a travaillé un
temps à la Bourse, et aujourd’hui dans le
domaine de la décarbonation, dans l’in-
dustrie manufacturière turque. Elle dit
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
↙ Recep Tayyip Erdogan.
Dessin de Hachfeld, Allemagne.
des jeunes Turcs étaient prêts à prendre
la tangente. D’après les statistiques alle-
mandes répertoriant les demandes d’asile,
les ressortissants turcs se rangent désor-
mais juste derrière les Syriens, devant
les Afghans.
L’avenir est-il donc condamné en
Turquie ? C’est en tout cas l’impression
que l’on a. Elle est partout, cette infor-
mation qui n’a pas grand-chose d’exclusif,
dans les villages de la région du tremble-
ment de terre, dans les rues d’Istanbul,
dans les soirées organisées sur les rives
du Bosphore.
Respirer à nouveau. Comment aller en
Allemagne ? Aux États-Unis ? Comment
décrocher un visa ? Voilà les nouveaux
sujets de conversation. En tout cas depuis
la réélection d’Erdogan, le jour où beau-
coup ont compris, ici, que les choses n’al-
laient pas changer de sitôt.
Tout le monde est déjà parti. Il n’y a
qu’elle qui n’ait pas grimpé dans un avion,
aller simple en poche.
Une génération a grandi en se disant
que tout était possible en Turquie. Comme
en Occident. Voire en mieux.
C’étaient les années 2000. Avant
l’hyperinflation qui ravage actuellement
le pays, avant toute cette violence poli-
tique, avant la dérive autoritaire du pré-
sident d’Ankara.
Turquie. L’envie
Pourtant, aujourd’hui encore, l’écono-
mie stambouliote reste aussi importante
que celle d’un pays européen comme le
Portugal. La ville accueille l’un des plus
gros aéroports d’Europe, et une expatriée
turque habituée à effectuer ses démarches
administratives en ligne sur son smart-
phone pourrait trouver l’Allemagne à la
Confrontés à la crise économique et au recul des libertés, traîne. Pourquoi, dès lors, faire ses valises ?
C’est le début de l’après-midi, devant
les jeunes Turcs n’ont plus qu’un souhait : émigrer. l’Université technique, au cœur d’Istanbul,
Toutes classes sociales confondues et par tous les moyens. juste derrière le parc Gezi, où ils se sen-
Au point que le pays risque de perdre une génération tout entière. taient encore libres, quelques semaines
durant, en 2013, pour la dernière fois
peut-être.
Aujourd’hui, dix ans plus tard, nous
réalisons un bref sondage parmi les étu-
s’intéresser aussi aux perspectives de Cette jeune femme qui nous parlait à diants qui viennent de sortir dans la rue.
l’intelligence artificielle dans l’industrie. l’instant de sa carrière semble soudain Ceyda, 20 ans, veut devenir architecte
C’était une optimiste, qui croyait à sa esseulée au milieu de la fête. Comme et apprend l’espagnol. Günay, un de ses
carrière et donc aussi à son pays. Elle une laissée-pour-compte. La seule du condisciples, nous livre une estimation
pensait qu’il était possible de réussir ici. groupe WhatsApp de ses amies qui n’ait de son cru : dans sa promo, de 70 à 80 %
N’a-t-elle donc jamais songé à partir à pas encore pris un billet d’avion. Oui, des étudiants veulent partir à l’étranger.
l’étranger ? À retourner à Londres ? Pour confesse-t-elle, elle doute, elle aussi. À cause de la crise économique, mais
la première fois, le regard se Elle se demande comment les pas seulement, explique-t-il : “à cause
fait fuyant, un sourire quelque choses vont évoluer dans un de la liberté aussi”. La liberté ? “L’état de
peu agacé se dessine sur ses pays où les prix semblent dou- droit”, précise-t-il. Le gouvernement,
lèvres. Un peu comme si elle bler d’une année sur l’autre et donc ? Il fait oui de la tête.
se disait : je m’y attendais bien, REPORTAGE qui a pourtant reconduit son Donc, surtout depuis les élections ?
à cette question. Elle finit tou- président l’an passé. Ce pays Günay acquiesce à nouveau. Ceyda aussi.
jours par revenir, dans n’importe quelle dans lequel les envies d’ailleurs se pro- Irem, leur amie, qui est en train de monter
conversation. Même ici, dans ses cercles pagent comme un virus. dans un taxi, explique qu’elle n’a aucune
à elle. Elle marque un silence. “Pour être Avant même les élections de l’année envie de se battre avec le gouvernement
franche, glisse-t-elle, je suis la seule de tous dernière, la Fondation Konrad Adenauer pour toutes ses futures commandes d’ar-
mes amis à être encore là.” révélait dans une étude que les deux tiers chitecte. Car l’État contrôle qui reçoit les
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
L’opposition en
ordre dispersé
●●● Après avoir essuyé un
revers lors de la présidentielle
de mai 2023, l’opposition turque se
présente aux municipales, prévues
ce dimanche 31 mars, en position
de faiblesse, n’ayant pas réussi à
créer un front commun. Du pain
bénit pour le parti au pouvoir, l’AKP,
qui souhaite reprendre deux villes
clés, Istanbul et Ankara, aux mains
de l’opposition depuis 2019, selon
le site Turkey Recap. Mais les
élections de dimanche s’annoncent
tout de même compliquées,
le pouvoir devant lui aussi compter
avec une certaine désunion dans
ses rangs. Le YRP, parti islamiste
avec lequel il avait fait alliance pour
la présidentielle, a décidé de faire
cavalier seul. Dans le camp
adverse, le CHP, principal parti
d’opposition, a été lâché par
le parti d’extrême droite IYI, qui
a décidé de présenter ses propres
candidats, tandis que le parti
prokurde, le DEM, a fait savoir qu’il
participerait aux élections en solo.
contrats, surtout dans le secteur de la
construction.
L’étudiante assure qu’elle aime son
pays. Mais qu’elle aimerait pouvoir res-
pirer à nouveau.
Bilge se joint à la conversation. Elle a un
an de plus, 21 ans, et est donc plus près
d’un an de la vie professionnelle. Elle nous
montre du doigt le bâtiment de l’université,
derrière elle. “Là-dedans, on arrive encore
à respirer, confie-t-elle. Dehors, on étouffe.”
Tous refusent de donner leur nom de
famille. Bilge aussi, afin de pouvoir parler
sans crainte. Donner son avis. Car elle en
a un. Sur un pays dont elle est fière, mais
dans lequel elle se sent en ce moment
“comme une citoyenne de seconde zone”.
Parce qu’elle croit à la laïcité, poursuit
Bilge. Parce qu’elle a été scandalisée, l’autre
jour, quand elle a entendu parler d’un inci-
dent aux informations : un homme se pro-
menait dans Istanbul avec le drapeau du
califat à la main, c’est-à-dire de la théocra-
tie islamique, abolie en Turquie depuis un
siècle. Un passant a apostrophé l’homme.
Ils en sont venus aux mains. Et qui a été
arrêté ? nous demande Bilge. C’est l’autre.
Le laïc, celui qui était indisposé à la vue
de ce drapeau. Pas le religieux.
C’est triste, observe Bilge. Elle aime
son pays. Mais ce n’est plus le sien. “Peut-
être qu’on a changé, nous aussi, philosophe-
t-elle. Qu’on est devenus plus civilisés.”
Contrairement aux partisans du président,
MOYEN-ORIENT. 21
poursuit la jeune femme. Le fossé s’est Ses cousins lui parlent de leur vie là-bas. manières”, assure-t-il. Depuis quelques
creusé. C’est là encore une différence avec
le passé : autrefois, les travailleurs immi-
Les conversations à distance entre ceux
qui sont partis et ceux qui sont restés
mois, les choses ont changé. Il remarque
chez ses clients potentiels qu’ils ne veulent
grés en Allemagne vivaient un choc cultu-
rel. Aujourd’hui, beaucoup d’émigrés turcs
dans leur quartier miteux, ça aussi, c’est
comme avant, comme au temps des travail-
plus seulement se rendre en Europe pour
les vacances. Non, ils veulent s’y installer
se sentent bien plus proches de l’Europe leurs immigrés. “On discute sur WhatsApp, à demeure. Il pose des questions précises,
que de leur pays d’origine. raconte Emre. On a l’impression que ça va assure-t-il, il ne peut pas se permettre
Des gens comme Bilge, qui se sentent bien pour eux, là-bas.” d’être associé à l’émigration clandestine.
étrangers dans leur propre pays. À l’en- L’homme refuse d’ailleurs certains clients.
tendre, on la croirait déjà sur le départ. Courriers d’invitation. “On trouvera un Il en a bien assez, de toute façon.
Pour où ? “Peut-être l’Italie.” moyen.” C’est ce que promet un homme On dirait aussi que ça le dérange que
Un appel d’air s’est formé. Beaucoup qui fait sa publicité dans le quartier : il des gens veuillent quitter illégalement le
veulent partir, et ceux qui restent sont arrange des rendez-vous pour les gens pays. Sur son téléphone, il nous montre
en proie aux mêmes affres que la jeune qui veulent un visa. Moyennant 50 euros, les pratiques d’autres prestataires. Qui
femme de la garden-party. À ceux qui il promet un rendez-vous rapide. Et que ne sont pas les siennes, bien sûr. “Là, par
restent, on demande : quand est-ce que le rendez-vous se passera bien, que tous exemple, ils vendent des lettres d’invitation
tu pars ? Il y a la crise économique, inter- les documents seront en ordre. De l’autre d’entreprises polonaises, explique-t-il. Tiens,
minable, aux allures de dépression. À côté de la rue, un bâtiment vitré sous regarde.” Il nous montre les documents.
quoi s’est ajoutée l’élection de l’année haute surveillance abrite VFS Global, une Des photos sur Instagram. Une entre-
dernière, qui a réduit à néant le dernier société chargée de gérer le volet adminis- prise cherche un électricien : un Turc qui
espoir de changement. À tous les étages tratif pour certains pays. L’Allemagne ne connaît rien à l’électricité va pouvoir
de la société. aussi sous-traite les demandes de visa s’envoler pour la Pologne. Il aura payé son
À Istanbul, on a tôt fait de dégringoler en Turquie à une société privée. VFS tra- courrier d’invitation 1 500 euros. “Puis il
l’échelle sociale, la ville ne connaît pas les vaille pour des pays comme la Pologne, disparaîtra quelque part dans l’UE”, com-
transitions. Ce qui ne va pas ensemble s’en- la France, le Canada… mente Yilmaz.
trechoque ou s’ignore. Quelques minutes En face de VFS, Ulas Olcay Yilmaz nous Yilmaz fait partie de ceux qui croient
à pied suffisent pour aller de l’univer- reçoit dans son bureau, au sous-sol. Des encore qu’il y a un avenir en Turquie.
sité bordant le parc Gezi à Tarlabasi, un dossiers de demande sur la table, une map- —Raphael Geiger,
quartier central et cependant toujours pemonde au mur derrière lui. “Il y a mille publié le 28 février
délaissé. Le développement du pays n’est
jamais parvenu jusqu’à Tarlabasi, à l’ex-
ception de quelques résidences de stan-
ding récentes, qui ont atterri ici voilà Un thriller implacable dans la Hongrie d’Orbán.
quelques années, comme des ovnis. LE NOUVEL OBS
Dans la ruelle de derrière, ça sent les
eaux usées, le linge est étendu entre les
maisons, et sur un mur on découvre cette
inscription qui résonne comme un défi :
“L’espoir ne se menotte pas.” Reste à savoir
si c’est bien vrai. Ne raconte-t-on pas par-
tout, ici et dans les soirées du Bosphore,
à quel point il est devenu difficile d’ob-
tenir un visa pour l’Union européenne ?
Même pour les riches ? À Tarlabasi, un UN FILM DE
jeune homme prénommé Emre, debout à GÁBOR REISZ
côté de sa mobylette, parle d’un vol direct
Bilge aime son pays.
Mais ce n’est plus le sien.
“Peut-être qu’on a changé,
qu’on est devenus plus
civilisés”, philosophe-t-elle.
pour Mexico. Une fois à Mexico, ce n’est
pas dur de passer la frontière, assure-t-il.
En ce moment, l’itinéraire clandes-
tin le plus fiable pour entrer en Europe
passe par la Serbie. Les ressortissants
turcs n’ont pas besoin de visa pour se
rendre en avion en Serbie. Sur place, ils
feront appel à des passeurs pour entrer en
Croatie. Emre, qui tient un café, dit qu’il
préférerait l’Amérique. “C’est plus facile que
©DESIGN : E.DOROT - ©PHOTO : VAJDA RÉKA
l’Europe”, tranche-t-il. Alors ? Compte-t-il
tenter sa chance ? “Peut-être bien.”
Un combat de tous les instants que les ACTUELLEMENT AU CINÉMA
autres gagnent toujours.
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Société. Les Français
préfèrent perdre
leur temps plutôt
que leur argent
C’est un chiffre spectaculaire : 65 % des Français
n’empruntent plus les autoroutes tant les péages sont devenus
rédhibitoires. C’est le retour (forcé) des chemins de traverse.
La fin d’une époque où la vitesse était synonyme de liberté.
—Le Soir (Bruxelles)
A
vant, il y a longtemps,
c’était le choix par défaut.
Les Français, comme les
vacanciers belges en partance pour
le Sud, quittaient les autoroutes
de l’Hexagone quand ils étaient
scotchés sur le bitume par les bou-
chons. C’était alors, à cette époque
préhistorique où le GPS n’exis-
tait pas, le moment de suivre les
conseils de celui qu’on n’appelait
pas “Waze” mais “Bison futé”. Le
temps, aussi, de se disputer avec
son conjoint qui tenait la carte,
mais ça, c’est une autre histoire.
Désormais, ce sont les nationales
et les départementales qui ont le
vent en poupe, et les voies rapides
qui sont devenues les exceptions.
Au pays de Renault et de Citroën,
un sondage Ifop nous apprend que
65 % des automobilistes n’em-
pruntent plus les autoroutes dès
qu’ils ont une alternative. Une
préférence pour les chemins de
traverse? Non : c’est l’inflation
qui a “désespéré Billancourt” :
les prix des péages sont si exorbi-
tants qu’ils sont carrément deve-
nus impayables pour les deux tiers
de la population.
La presse régionale regorge d’ail-
leurs de pépites sur les manières
ILS REFONT LA FRANCE
Anaïs BOUTON
Tous les vendredis de 19h15 à 20h00 I Disponible en podcast
de contourner ces barrières à cash.
Dans le Midi, un quotidien livre
des trucs et astuces pour payer
moins cher, en invitant ses lec-
teurs à sortir (et à re-rentrer) à
chaque péage car les petits tron-
çons coûtent moins cher que les
longs. Un autre nous apprend (et
ce n’est pas une blague) que, à
la frontière franco-italienne, un
chauffeur de camion a été surpris
en train de remonter une piste de
ski avec son poids lourd. Il avait
équipé ses pneus de chaînes pour
tenter de contourner le péage, hors
de prix, du tunnel du Mont-Blanc…
Pays à deux vitesses. À tout
prendre, les Français préfèrent
perdre leur temps que leur argent.
Car c’est la même tendance que
traduit le succès de ce qu’on a
appelé les “cars Macron”, mis
en service depuis 2015. Pour
un même jour, on a calculé : un
autobus va mettre au minimum
treize heures et demie pour relier
Marseille à Lille, contre six heures
en train. Mais il n’en coûtera que
130 euros, contre le double par le
chemin de fer.
Le sujet des péages est une
bombe sociale en puissance. Il
ne manque plus que le déclen-
cheur, selon le sondeur Jérôme
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
Fourquet. Car, historiquement,
les péages n’ont pas seulement
semé la rage des “gilets jaunes”
(en 2018) et celle des “bonnets
rouges” (en 2013). “La barrière
de péage est devenue une barrière
sociale, expliquait récemment au
journal Le Parisien le directeur du
département Opinion de l’Ifop.
Rappelez-vous qu’avant la prise de
la Bastille, le 14 juillet, les révolu-
tionnaires avaient détruit, la veille,
les barrières d’octroi de Paris.”
Construites pour l’essentiel
durant les Trente Glorieuses, les
autoroutes devaient être un sym-
bole d’égalité pour les Français.
Une loi de 1995 stipule même que
“tout territoire doit se trouver à
moins de 50 kilomètres (ou quarante-
cinq minutes) d’un échangeur auto-
routier”. Mais la “bagnole”, celle
qu’Emmanuel Macron confessait
“adorer” lors d’une interview télé-
visée il y a quelques mois, n’est
plus cet engin qui permet aux
Français d’aller “où ils veulent
quand ils veulent”, comme le disait
Pompidou au temps de la 2 CV et
de la 4 L. Elle est devenue la cari-
cature d’un pays à deux vitesses.
Dans les grandes villes, les
ménages s’en passent volontiers
(seulement un tiers des foyers
à Paris possède une voiture), et
roulent de plus en plus de véhi-
cules propres et silencieux. Mais
dans les campagnes, des guim-
bardes dont on se demande com-
ment elles passent le contrôle
technique sont bricolées avec des
pièces de rechange par leurs pro-
priétaires les plus infortunés.
Pas étonnant que les auto-
routes soient devenues le sujet
d’un féroce débat politique. À la
manœuvre, la gauche radicale
et l’extrême droite, qui y voient
l’arnaque du siècle, la spoliation
des Français par les sociétés pri-
Le tarif des péages
est indexé sur
l’inflation alors
que les salaires
ne le sont pas.
vées qui ont obtenu les conces-
sions sous le gouvernement de
Dominique de Villepin il y a près
de vingt ans et qui engrangent
depuis des superprofits. En 2023,
les péages ont augmenté de 4,75 %.
Leur tarif est même indexé sur
l’inflation alors que les salaires
(à part le Smic) ne le sont pas…
“Un rapport de l’Inspection des
finances a relevé que la rentabi-
lité des actionnaires de ces sociétés
était de 12 % par an. C’est colos-
sal”, relève l’Insoumis François
Ruffin. “Pourtant, j’ai vérifié : sur
les aires d’autoroutes, les toilettes ne
sentent pas le Chanel N° 5 et je n’ai
pas vu de caviar dans les sandwichs
triangle.” “Levez les barrières de
En partenariat avec
péage!” réclame dès lors le député
picard en demandant de raccour-
cir les concessions accordées aux
sociétés privées.
Rendre à l’État ce qui apparte-
nait à l’État : Marine Le Pen est
sur la même longueur d’onde. La
renationalisation des autoroutes
ferait même partie des toutes pre-
mières mesures qu’elle prendrait
si elle était élue. “Ça permettrait
de baisser de 10 à 15 % le prix des
péages”, a calculé la triple candi-
date de l’extrême droite à l’élec-
tion présidentielle. Une hérésie,
selon le ministre des Finances,
Bruno Le Maire, pour qui rache-
ter les concessions d’autoroutes
coûterait 40 milliards à l’État alors
qu’il suffirait d’attendre quelques
années (à partir de 2031) pour les
récupérer gratuitement au terme
des contrats passés. Avant d’être
remercié du gouvernement, son
ancien collègue aux Transports
Clément Beaune préférait opter
pour une taxe spéciale qui frap-
perait les sociétés gestionnaires
des autoroutes.
Au-delà des péages, c’est la per-
tinence même du modèle autorou-
tier à la française qui commence
à être remise en question. Entre
Toulouse et Castres, un projet de
tronçon fait hurler les militants
écologistes depuis des mois. L’un
d’eux, en grève de la faim, s’est
même juché sur un platane avant
d’y être délogé par la maréchaussée.
Mais le projet d’A69 sera conduit
à son terme en 2025. Le tronçon,
long de 53 kilomètres, devrait per-
mettre de gagner de vingt-cinq à
trente-cinq minutes, selon ses par-
tisans. Pour ceux, seulement, qui
auront les moyens de l’emprunter…
—Joëlle Meskens,
publié le 4 mars
© Thomas Padilla / Agence 1827 / RTL
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024 FRANCE. 23

↙ Dessin de Mikel Casal paru

ALIMENTATION dans El Correo, Bilbao.

Manger patriotique, défendre les produits du cru, en les produits français sont perma-
particulier ceux qui sont issus nentes, et ce depuis de nombreuses
qui a une version parisienne et une
seconde pour le reste du pays. Ce

une obsession
de ses champs et élevages, l’or- années. Elles prennent parfois la journal rappelait qu’en dépit de la
gueil patriotique est exacerbé. Ce forme d’enquêtes journalistiques. profusion de drapeaux tricolores,
qui est français est automatique- Les chaînes publiques, comme d’hexagones et de cœurs bleu,
ment perçu comme étant TV5, réalisent fréquem- blanc, rouge sur les emballages
C’est un trait bien hexagonal, selon ce journaliste meilleur, plus savoureux ment de longs reportages et les affichages en supermarché,
catalan : dès qu’on parle de nourriture, les et naturel que les produits sur la qualité des aliments. la fraude est monnaie courante.
consommateurs privilégient le made in France. d’importation, que ce soit Des envoyés spéciaux vont En pleine révolte des agricul-
pour le lait, le fromage, le voir des cultures d’avo- teurs, le ministre de l’Économie,
poulet, les coquilles Saint- BILLET cats au Mexique ou de Bruno Le Maire, a annoncé des
Jacques ou les pommes. brocolis dans la région de contrôles de grande ampleur pour
“Lait collecté et conditionné en Murcie, des vergers de noyers en vérifier qu’un produit présenté
—La Vanguardia, extraits qu’elle obéissait à une tendance France”, lit-on sur un pictogramme Californie ou des rayons de miel comme français le soit vraiment.
(Barcelone) très ancrée, celle de la préférence de l’Hexagone apposé sur une près de Saragosse. Ils font ensuite Les contrevenants s’exposent à des

C
’est une scène qui n’est pas
rare de nos jours sur les
marchés de France. “Ah ?
Elles sont d’Espagne ? Alors donnez-
moi plutôt ces tomates françaises”,
demande une cliente à un ven-
deur au marché hebdomadaire de
Garches, en périphérie ouest de
Paris. Elle avait peut-être écouté
Ségolène Royal, ancienne candi-
date socialiste à la présidentielle,
déblatérer contre les tomates espa-
gnoles. Mais il est plus probable
nationale, en particulier pour la
nourriture. Une tendance d’au-
tant plus renforcée par la dernière
grande mobilisation en date des
agriculteurs et éleveurs.
Perçu comme meilleur. Peu de
pays ont un orgueil national aussi
prononcé que la France, même si
les Français en ont ras le bol de
leurs responsables politiques et
qu’ils sont nombreux à penser
que le pays montre des signes
de déclin. Mais quand il s’agit de
brique de lait vendue dans une appel à des laboratoires qui ana- amendes très sévères, qui peuvent
chaîne populaire de supermarchés lysent les produits. La conclusion atteindre 10 % du chiffre d’affaires
allemands. Quand le distributeur est toujours négative pour les pro- de l’entreprise.
est étranger, il est encore plus duits d’importation, que ce soit Lors des dernières éditions du
important de souligner l’origine dû à un excès de pesticides, à des Salon de l’agriculture de Paris,
française de l’aliment. Sur l’embal- injections d’eau (par exemple dans Emmanuel Macron a passé une
lage, il y a même une grande photo les Saint-Jacques d’Angleterre, douzaine d’heures sur place à
d’Anne-Lyse, une éleveuse du pour qu’elles soient plus lourdes) discuter avec les exposants et le
Centre-Val de Loire, et le slogan : ou d’additifs qui n’ont rien à voir public. Ce marathon [est] une occa-
“Rémunération plus juste de nos éle- avec le produit de base. sion de défendre ardemment la
veurs partenaires”. Ce design exis- “Êtes-vous sûrs d’acheter fran- nourriture française contre celle
tait bien avant les manifestations çais ?” interrogeait en une Le de tous les autres pays.
récentes des agriculteurs. Parisien/Aujourd’hui en France, un —Eusebio Val,
Les campagnes qui défendent des journaux les plus lus du pays, publié le 11 février

Portrait
de Hong Kong

The Grandmaster © Wild Bunch Germany; Opération dragon © Collection Christophel; The Wild Wild Rose © Cathay-Keris Films Pte Ltd.
Design graphique: ABM Studio – Visuel: Accident © Collection Christophel; Septet: The Story of Hong Kong © Metropolitan FilmExport;
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3 avril  7 juillet 2024
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
—Le Lynx, extraits (Conakry)
L e Nicaragua, pays de
l’A mérique centrale,
jusqu’à il y a quelques
années voire quelques mois, était
méconnu du grand public gui-
néen, même parmi les intellec-
tuels. Il est aujourd’hui connu
et chanté à longueur de journée
par toutes les catégories sociales
de notre société.
Le Nicaragua fait parler de
lui dans tous les milieux : en
famille, entre amis, dans les mar-
chés, les cafés, les bureaux, les
taxis, les champs, les lieux de
culte, notamment dans les mos-
quées. C’est aujourd’hui un pays
célèbre parmi les Guinéens chez
qui la géographie est maîtrisée
par ceux-là mêmes qui ne sont
pas allés à l’école.
Comment le chemin Conakry-
Dakar-Nicaragua-Mexique-États-
Unis est-il né et a-t-il envahi
la conscience collective des
Guinéens? Quels sont les enjeux
liés à ce trajet migratoire? Pour
cette contribution, nous avons
glané des informations prove-
nant de sources diverses mais
sûres. Elles sont constituées des
familles de candidats à l’émigra-
tion ou des familles des immigrés,
de leurs amis et des immigrés
eux-mêmes.
Selon plusieurs interlocuteurs,
c’est une pratique un peu ancienne
dans certains pays de l’Afrique de
l’Ouest. Au Sénégal, depuis long-
temps, cette route migratoire a
été découverte et pratiquée. Ce
qui a permis à plusieurs jeunes
Sénégalais de fouler le sol du pays
de l’Oncle Sam.
Nuée de poudre. Aujourd’hui,
cette route migratoire menant
aux États-Unis est connue et
pratiquée par des Guinéens de
tout sexe, quasiment de tout âge,
notamment par les candidats à
l’immigration et leurs familles.
Cette voie aurait été découverte
à la suite de différentes tentatives
d’émigrer et d’échecs consécu-
tifs des projets migratoires gui-
néens à partir du Sénégal vers
l’Europe et l’Amérique du Nord.
Après la tentative et la réus-
site de ces migrants à partir du
Sénégal, puis du Nicaragua pour
entrer aux États-Unis, la nouvelle
s’est propagée en Guinée comme
une nuée de poudre devant une
tempête. Désormais, tout le
monde veut partir ou faire partir
Migration. Le rêve
américain des Guinéens
passe par le Nicaragua
Les migrants qui ont réussi à entrer aux États-Unis en passant par
le Nicaragua ont popularisé cette route migratoire en Guinée. Mais le périple
est compliqué et marqué, à chaque étape, par le recours à des passeurs.
son fils, son frère, son neveu. Les
femmes et les mineurs ne sont
pas en reste.
Tout c om me nc e p a r l a
recherche d’un passepor t.
Aujourd’hui, ce document semble
être plus recherché en Guinée que
toutes les autres pièces d’iden-
tité. Un tour dans les trois centres
d’enrôlement et de délivrance du
passeport à Conakry off re une
image qui fait croire à un pays
dont les citoyens déménagent
face à une catastrophe qui s’an-
nonce ou à du bétail longtemps
séquestré dans un enclos et qui
trouve tout d’un coup une issue.
Au commissariat de Nongo,
dans la commune de Ratoma,
certains nous ont fait croire
qu’ils étaient arrivés à 4 heures
du matin. Ils n’avaient pas la cer-
titude d’être appelés durant la
journée ne serait-ce que pour
l’entretien, encore moins pour
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
l’enrôlement, ces étapes prélimi-
naires pour l’obtention du pas-
seport. Les plus impatients ont
recours aux services d’un intermé-
diaire, qui est souvent un agent.
Et vive la corruption.
Après l’obtention du document,
c’est la préparation du voyage vers
le Sénégal. Dès lors, deux cas se
posent : ceux qui ont un solide
soutien financier s’embarquent
à partir de l’aéroport de Conakry
pour celui de Dakar. Tout cela est
bien suivi et encadré par un réseau
de passeurs établit à Conakry
et à Dakar. D’autres candidats
prennent la route, d’où qu’ils
vivent en Guinée, pour Dakar.
Plusieurs migrants
dénoncent une grosse
machine d’arnaque
parmi les réseaux
des passeurs.
Arrivé à Dakar, le migrant
achète un billet d’avion à desti-
nation de la Turquie auprès des
passeurs en réseau. Ce trajet est
le début de la découverte de la tra-
jectoire migratoire. Mais actuelle-
ment, le billet pour le Nicaragua
s’achète à partir de Conakry. Il
y existe des réseaux de vente de
billets même dans les quartiers.
En tout cas, on n’a plus besoin
de trop se déplacer pour en trou-
ver. Sur Internet, notamment
Facebook, les vendeurs n’hésitent
pas à afficher leur contact, leur
numéro de téléphone, surtout,
pour des éventuels intéressés.
Nos répondants laissent entendre
que tout au début, les coûts éco-
nomique et financier de la route
Conakry-Nicaragua-États-Unis
ne valaient rien.
À Dakar, si tu n’as pas un bon
réseau dont les membres col-
laborent parfaitement avec la
police et la douane de l’aéroport
de Dakar, ton projet pourrait s’ar-
rêter là. Ou du moins, on peut te
retarder jusqu’à ce que tu rates
ton vol. Ainsi, pour éviter tout
retard à l’embarquement à Dakar,
la “poche du migrant” et les rela-
tions amicales du passeur avec
la police sont obligatoirement
utilisées. Selon un de nos infor-
mateurs, le trajet peut coûter de
4000 à 4500 dollars américains
[de 3700 à 4160 euros].
Mais à présent, le coût migra-
toire de ce trajet a connu une
véritable hausse. Pour les plus
chanceux, il peut être de 8000
à 10 000 dollars [de 7 400 à
9 200 euros]. Mais d’aucuns
parlent de 20000 à 30000 dol-
lars [de 18500 à 27700 euros] pour
entrer sur le sol américain, parfois
avec zéro kopeck comme argent
de poche. Les migrants expliquent
cette hausse par l’augmentation
fulgurante de la demande d’im-
migration aux États-Unis par
cette voie.
Pour arriver à la frontière entre
le Mexique et les États-Unis, c’est
un autre parcours du combat-
tant. Le coût varie de 5 000 à
10000 pesos [de 270 à 540 euros],
et cela à moto, avec souvent plu-
sieurs kilomètres à pied ou en
bus. À partir des frontières améri-
caines, c’est une véritable déban-
dade pour entrer sur le territoire
américain. Rideau!
Cette voie est-elle moins
périlleuse que celle du Sahara-
Méditerranée-Europe? Plusieurs
avis collectés durant notre étude
répondent par l’affirmative. En
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
tout cas, pour le moment, selon
les entretiens menés auprès de
plusieurs acteurs, il y a moins de
problèmes qu’avec la trajectoire
migratoire qui utilise le désert en
passant par la Méditerranée pour
atteindre l’Europe. Beaucoup de
migrants et leurs parents consi-
dèrent maintenant cette trajec-
toire comme un véritable enfer.
Calvaire. La Méditerranée est
qualifiée de véritable “cime-
tière” des jeunes d’Afrique sub-
saharienne, notamment ceux
en provenance de la Guinée. Le
Nicaragua est moins mortel que le
désert et la mer méditerranéenne.
Cependant, plusieurs migrants
témoignent de l’existence d’une
grosse machine d’arnaque parmi
les réseaux des passeurs.
Tout commence à Conakry, où
est installé le premier maillon des
passeurs. Il est chargé d’identi-
fier et d’appuyer les candidats
à l’immigration pour les États-
Unis en passant par le Nicaragua.
Il recrute et envoie les candidats
et se charge de toutes les for-
malités. Parmi elles, l’achat du
billet Dakar-Turquie-Mexique.
Le migrant s’embarque à l’aéro-
port de Dakar pour Istanbul, d'où
il rejoint Bogota (Colombie). Puis
Nicaragua-Honduras-Guatemala-
Mexique.
Mais à partir du Nicaragua,
le calvaire commence, selon
un interlocuteur. L’entrée au
Nicaragua exige un visa. Il est
vendu à l’aéroport; sa valeur nette
est de 10 dollars [9 euros], et c’est
ce qui est inscrit sur le ticket, mais
← Dessin de De Angelis,
Italie.
le réseau des passeurs demande
au migrant 150 dollars [138 euros].
Devant la contrainte, le migrant
s’exécute avec plaisir. À partir
du Nicaragua, le contrat avec le
réseau de passeurs se négocie de
gré à gré. Les passeurs ont des
conducteurs de taxis qui maî-
trisent et assurent les trajets. Les
migrants, en petits groupes, sont
mis en contact avec ces taximètres
qui les transportent du Nicaragua
vers le Honduras.
Le trajet coûterait de 50 à
100 dollars [de 46 à 92 euros] en
termes de transport, sans comp-
ter le racket des passeurs, qui
demandent jusqu’à 400 dollars
[370 euros] sous prétexte de trou-
ver le papier d’immigration auprès
des services de la police aux fron-
tières. Ce certificat permet au
candidat d’acheter le billet d’em-
barquement dans les autobus
pour quitter le Honduras à des-
tination du Guatemala. Parmi les
passeurs, les noms de Rasta et
de Mama Africa reviennent fré-
quemment dans les entretiens
avec les migrants qui passent par
le Nicaragua.
Un de nos interlocuteurs fait
une précision importante sur
les arnaques de cette première
étape. Selon lui, il arrive parfois
et contre toute attente que le
migrant arrive en Turquie mais
qu’il s’y retrouve bloqué. Ce blo-
cage pourrait conduire à un rapa-
triement vers son pays de départ.
On peut lui dire que son billet
ou son visa de transit n’est plus
valable pour le reste du parcours.
Le billet serait annulé par l’ache-
teur, car ce n’est pas le voyageur
lui-même qui l’a acheté, c’est plutôt
la pseudo-agence de voyages qui
l’aurait acheté, donc elle a le droit
de le retirer et/ou de l’annuler à
ÉTATS-UNIS
Océan
Atlantique
MEXIQUE GU.
HO.
NICARAGUA
SA.
Managua
Bogota
CR PA.
COLOMBIE
2 500 km
Itinéraires migratoires empruntés par les Guinéens
pour se rendre aux États-Unis
Abréviations : CR Costa Rica, GU. Guatemala, HO. Honduras, PA. Panama, SA. Salvador.
tout moment. Le candidat à l’im- de frontière avec les États-Unis.
migration n’a nul endroit où se À partir du Mexique, c’est l’assaut
plaindre quand celui qui le reçoit final. Quand le migrant quitte le
en Turquie s’éclipse tout juste dans Guatemala, il tombe directement
les parages de l’aéroport, sous pré- dans l’une des premières villes du
texte qu’il y a d’autres équipes qui Mexique, Tapachula, avec les rac-
sont arrivées et qui l’attendent. kets des policiers et des cartels.
Dès lors, le candidat est désem- Des interlocuteurs nous ont
paré et ne peut plus faire marche affirmé que les migrants utilisent
arrière. C’est le début d’un cal- plusieurs moyens pour atteindre
vaire pour lui. Mais comme il n’est Mexico, la capitale du Mexique :
pas le seul sur le trajet, c’est sou- marche, motos, pirogues, ponts
vent des milliers de personnes qui en liane, tricycles connus sous
se retrouvent dans cette situa- le nom de bombona à Conakry,
tion. Alors ils décident de prendre véhicules, camionnettes, etc. De
leur destin en main. Ceux qui ont Tapachula à Mexico, en plus du
l’appui financier d’un proche en réseau des passeurs, il y a des
compagnies de transport public
Ceux qui n’ont pas moins cher. Elles coûteraient de
90 à 100 dollars [de 83 à 92 euros] .
de soutien sont Les passeurs maîtrisent toutes
exposés aux pires les voies pour éviter les postes de
moments de leur vie. contrôle tenus par la police. De
nombreux migrants utilisent ces
Guinée ou d’ailleurs reçoivent de pistes pour échapper à la police.
l’argent qui leur permet de facili- Pour arriver à Tapachula, la bicy-
ter le reste du trajet. Nos interlo- clette est le moyen de déplacement
cuteurs affirment que les réseaux le plus utilisé. Pour quitter ce vil-
de passeurs sont présents sur tout lage en direction de Cochitan, la
le parcours migratoire. Ceux qui traversée se fait par bateau ou
n’ont pas de soutien sont exposés une embarcation de fortune à
aux pires moments de leur vie. destination de Mexico.
Une fois que le migrant est sur
le sol mexicain, il intègre de nou- Exode humain. Pour quitter ce
veaux réseaux de passeurs, avec lieu, il faut au migrant un papier
tous les dangers que cela sup- qui lui est vendu très cher, à plus de
pose. Désormais, il fait face à 400 pesos [21 euros]. D’ailleurs, ce
ces réseaux qui vont le conduire sont des Africains, notamment des
par étapes successives, avec des Sénégalais et des Guinéens, qui
coûts à géométrie variable. La tra- font le trafic de ce papier, lequel,
versée du Mexique est une autre vraisemblablement, n’est pas obli-
étape plus difficile, qui prend gatoire. Lorsque le migrant quitte
assez de temps, durant laquelle Mexico, il vient à Guadalajara
le migrant est exposé à la vraie (une ville située à 540 kilomètres
vie du migrant clandestin. au nord-ouest de Mexico). De là,
Le Mexique est un grand pays le migrant embarque dans des
de l’Amérique centrale avec camionnettes, des bus pour Las
1,973 million de kilomètres carrés, Conchas (une ville à proximité de
il partage plus de 3150 kilomètres la frontière américaine).
Cette nouvelle route migra-
toire fait perdre à la Guinée son
potentiel humain. Selon plu-
sieurs observateurs, le marché
de Madina (le plus grand du pays)
Istanbul
TURQUIE
se vide de ses commerçants. Tous
sont allés ou veulent aller aux
États-Unis en passant par le
SÉNÉGAL
Nicaragua. Ce sont les popula-
Dakar tions les plus jeunes qui partent.
On constate aussi une forte pré-
Conakry
sence de femmes migrantes
GUINÉE autonomes. Elles sont parfois
enceintes ou portent des bébés
COURRIER INTERNATIONAL
au dos ou encore ont des enfants
en main. Il y a aussi des filles et
des mineurs non accompagnés
parmi les migrants “Conakry-
Nicaragua-Mexique-États-Unis”.
AFRIQUE. 25
Ceux qui ont la chance de
fouler le sol américain sont reçus
par la police d’immigration, qui
les trie par sexe, par âge et sui-
vant d’autres variables socio-
logiques : femmes enceintes,
femmes avec enfants, famille
composée du père, de la mère
et des enfants. Ils sont internés
dans un camp de regroupement
pendant quelques jours avant de
continuer vers d’autres États, sui-
vant les adresses que certains
fournissent. C’est là que s’ar-
rête leur accompagnement mais
ainsi que commence le combat
pour la régularisation.
Ce qui risque de porter d’ail-
leurs un grand coup à la marche
du pays vers le développement.
Si rien n’est fait, le déséquilibre
démographique guette notre
pays. Sur les 110 000 migrants
arrivés à New York, dans l’un des
États américains qui accueillent
le plus d’Africains subsaha-
riens, on ne dispose pas encore
d’un chiff re exact du nombre
de Guinéens, surtout ceux qui
y sont arrivés par la route dite
“Nicaragua”.
L’autre grande victime du
chemin du Nicaragua, c’est bien
le système éducatif guinéen. Les
élèves, les étudiants, voire des
enseignants et des parents, n’hé-
sitent pas à se lancer dans cette
aventure pleine d’embûches.
La vie des nouveaux arrivants
dans le pays de l’Oncle Sam n’est
pas toujours celle rêvée avant le
départ. Le migrant qui n’a pas
un parent ou un ami pour l’ac-
cueillir et l’héberger se dirige
vers les lieux de culte. Les mos-
quées, notamment à New York,
sont envahies par ces migrants
clandestins.
—Mamadou Sounoussy
Diallo,
publié le 9 janvier
SOURCE
LE LYNX
Conakry, Guinée
Hebdomadaire, 6 000 ex.
lelynx.net
Créé en 1992, Le Lynx est
à ce jour le seul journal satirique
guinéen. Ses “chroniques
assassines” sur la vie politique
locale lui valent un lectorat
fidèle et un tirage très élevé
comparativement aux autres
titres nationaux.
26. Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024

à la une

ISRAËL
CONTRE
LE RESTE
DU MONDE
Face au jusqu’au-boutisme de la coalition
au pouvoir en Israël dans sa guerre
contre le Hamas et à son cortège de victimes
civiles, les Occidentaux commencent
à prendre ouvertement leurs distances.
Embourbé depuis bientôt six mois
dans une guerre sans horizon, accusé
de génocide devant la Cour internationale
de justice, critiqué dans le pays et au sein
de la diaspora juive, Benyamin Nétanyahou
est-il en train de faire d’Israël un État paria ?
s’interroge la presse étrangère.
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024 27

“L’État hébreu est devenu la Dernière minute

plus brutale des brutes” L’ONU appelle

à un “cessez-le-feu
immédiat”
Érosion du soutien de l’opinion en Occident, voix dissonantes au sein
de la diaspora juive et rupture actée avec Joe Biden… Les réactions ●●● Après plus de cinq mois de guerre,
le Conseil de sécurité de l’ONU a enfin
à la violence de la guerre à Gaza se multiplient. Et elles annoncent adopté, le 25 mars, une résolution exigeant
la défaite d’Israël, estime le rédacteur en chef de ce site panarabe. un “cessez-le-feu immédiat” à Gaza.
Plusieurs tentatives avaient échoué,
notamment en raison de trois veto des
—Middle East Eye, extraits (Londres) tous les week-ends à Londres pour demander États-Unis, qui se sont cette fois abstenus.
l’arrêt de la guerre à Gaza. “Je crois qu’une prise

S
Adoptée par 14 voix pour et une abstention,
oixante-quinze années durant [depuis de conscience a discrètement vu le jour dans notre la résolution “exige un cessez-le-feu
la création de l’État hébreu, en 1948], le communauté, déclare Emily, une militante juive immédiat pour le mois du ramadan”,
monde occidental est resté indifférent. du collectif Na’amod [une organisation juive commencé il y a déjà deux semaines, qui
Mais cette guerre oblige les soutiens occi- britannique qui milite contre l’occupation de la doit “mener à un cessez-le-feu durable”,
dentaux d’Israël à voir en face toute l’hor- Palestine par Israël], parce que notre mouvement rapporte le quotidien Ha’Aretz.
reur des crimes commis dans le cadre ne cesse de grandir.” SOURCE Et elle “exige la libération immédiate
d’une campagne militaire qu’ils qualifiaient de Pendant quatre-vingts ans, le consensus et inconditionnelle de tous les otages”.
“juste” il y a cinq mois. Même un progressiste (international) sur l’existence, l’identité et la MIDDLE EAST EYE Le texte impose également de “garantir
comme Bernie Sanders, critique envers Israël, raison d’être d’Israël ont pesé davantage dans Londres, Royaume-Uni l’accès des aides humanitaires” aux
avait déclaré il y a cinq mois que la guerre contre la balance que sa démographie et sa puissance middleeasteye.net Gazaouis, en proie à une situation extrême.
le Hamas était légitime. économique et militaire. Plus ce consensus fai- Fondé en février 2014, “Certaines modifications clés ont été
Mais le degré de brutalité et de jubilation blira, plus vite Israël perdra son influence auprès Middle East Eye est ignorées, y compris notre demande
dont font preuve les soldats israéliens en se des puissances occidentales. un site d’information d’ajouter une condamnation du Hamas. […]
livrant à leurs massacres quotidiens, D’ores et déjà, l’addiction compulsive au panarabe établi Pour cette raison, nous n’avons pas pu voter
la politique de famine à Gaza puis le soutien d’Israël mine les tentatives de à Londres. Grâce pour”, a souligné l’ambassadrice américaine
largage de tracts en arabe demandant l’Occident de se convaincre que l’État à un large réseau à l’ONU, Linda Thomas-Greenfield, à l’issue
aux Palestiniens de nourrir les néces- hébreu est une force morale, une force de correspondants, du vote. Mais l’abstention de Washington
siteux, le massacre de 400 personnes du bien dans le monde. Il revient à des il couvre 24 pays constitue déjà en soi un message fort
qui attendaient d’être aidées [selon les OPINION pays tels que l’Afrique du Sud de mon- et aborde des sujets envoyé par l’administration américaine
chiffres du gouvernement de Gaza, sous trer la voie à des nations telles que la tant politiques à Benyamin Nétanyahou, pour signifier son
l’autorité du Hamas] puis la promesse d’inon- Grande-Bretagne : l’Afrique du Sud poursuivra qu’économiques désaccord avec sa politique de guerre sans
der Gaza d’aide : tous ces faits sont trop graves désormais ses citoyens qui auront combattu et sociaux. horizon. Après le vote, le Premier ministre
pour être simplement mis sous le tapis lorsque pour l’armée israélienne. israélien a immédiatement annulé l’envoi
la guerre sera terminée. L’érosion prendra du temps, mais après ce qui d’une délégation israélienne de haut rang
s’est passé à Gaza l’emprise d’Israël sur tous les à Washington. Signe d’un changement
Suprémacisme juif. Un Rubicon a été franchi. grands partis politiques occidentaux est loin de direction, les États-Unis avaient
Avec cette guerre, Israël a atteint le dessus du d’être garantie à l’avenir. Israël ne sera plus en déjà proposé la semaine dernière un texte
panier des États parias. Il est devenu la plus bru- position de dicter la définition de l’antisémi- de résolution appelant à un “cessez-le-feu
tale des brutes. Pardonner est impossible. On tisme ni de garantir les fonds dont ont besoin ← Dessin de Kichka immédiat”. Mais la Russie et la Chine
ne peut ni justifier l’opération à Gaza ni faire les politiciens occidentaux en quête de pouvoir. paru dans Regards, y avaient mis leur veto.
valoir quelque contexte que ce soit : toute cette L’opposition des intellectuels juifs à Israël est Bruxelles.
campagne est une atrocité. forte, et elle se fait entendre. On ne peut pas
En agissant comme il le fait, Israël est devenu la qualifier de “marginale”. Israël commence opposés publiquement à la volonté du Premier
non pas le foyer d’un peuple harcelé et persé- à perdre son statut de porte-parole de tous les ministre. Le ministre de la Défense, Yoav Gallant,
cuté dans le monde entier depuis des millé- Juifs du monde. a ouvert le bal en annonçant qu’il ne soumettrait
naires, mais le Fort Knox du suprémacisme Les efforts de Benyamin Nétanyahou pour que le prochain projet de loi militaire que si le Parti
juif, héritier naturel des suprémacistes blancs. cette guerre dure le plus longtemps possible ne de l’unité nationale, présidé par le député [d’op-
Cette évolution exerce une action transforma- sont pas soutenus de l’intérieur. Deux membres position] Benny Gantz, donne son accord pour
trice sur les Juifs du monde entier, au nom des- importants du cabinet de guerre israélien se sont résoudre la question de l’exemption de conscrip-
quels ces crimes sont commis en vertu de leur tion pour les élèves des yeshivas [établissements
passé commun. d’enseignement talmudique, lire p. 32-33].
Le cri du cœur succinct de Jonathan Glazer, “Nous refusons que notre
le réalisateur britannique du film La Zone d’in- judéité et l’Holocauste Gouvernement divisé. Yoav Gallant a en
térêt, lors de la cérémonie des Oscars n’est pas soient détournés pour quelque sorte donné à Benny Gantz un droit de
venu de nulle part : “Nous nous tenons devant vous
comme des hommes qui refusent que leur judéité et
une occupation qui a causé veto sur cette loi, qui conditionne le financement
par le gouvernement des yeshivas, dont les étu-
l’Holocauste soient détournés pour une occupation tant de souffrances.” diants refusent de rejoindre les rangs de l’armée.
qui a causé tant de souffrances pour tant d’inno- Jonathan Glazer, Si la loi ne va pas dans leur sens, les partis ultra-
cents.” Le même “Pas en mon nom” est scandé RÉALISATEUR BRITANNIQUE DU FILM orthodoxes pourraient quitter la coalition, ce qui
par les milliers de jeunes Juifs qui manifestent “LA ZONE D’INTÉRÊT” entraînerait l’effondrement du gouvernement.
28. À LA UNE Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024

“Le monde nous contemple

Le deuxième acte de défiance est venu de
Gantz lui-même : ce dernier a effectué des dépla-
cements aux États-Unis et en Grande-Bretagne

désormais avec haine”

sans l’aval du Premier ministre, qui a ordonné
aux ambassades israéliennes dans ces pays de À la une
ne pas assister Gantz dans sa visite.
Le troisième camouflet infligé à Nétanyahou en
l’espace de quelques semaines a été la déclaration
du rabbin sépharade Yitzhak Yosef, qui a pré-
venu que si le gouvernement imposait aux hare- Dans cet éditorial à charge, ce quotidien israélien tire à boulets rouges
dim de servir dans l’armée, ceux-ci quitteraient sur la coalition au pouvoir, l’accusant de susciter le “dégoût” du monde
massivement le pays.
Le chef de guerre Nétanyahou a ainsi de entier et de bâillonner la liberté d’expression dans le pays.
moins en moins d’autorité en Israël pour livrer
la bataille à laquelle il aspire. Et le rapport de
force entre Israël et le Hamas n’est plus aussi ISRAËL PLUS —Ha’Aretz (Tel-Aviv) sa refonte du pouvoir judiciaire, qui permettrait
clair qu’il n’y paraît à première vue. QUE JAMAIS SEUL à la coalition de nommer les juges. Ce qu’il n’a

L
La faiblesse de Nétanyahou a de profondes “Si vous êtes un ami e Premier ministre Benyamin Nétanyahou pas réussi à obtenir par la loi, il le fait en empê-
répercussions sur les élites politiques occidentales d’Israël, c’est un continue d’entraîner Israël vers le gouffre. chant tout débat ou vote sur la nomination des
qui ont soutenu et armé l’État hébreu.La rupture moment profondément Les otages croupissent en captivité à Gaza, juges en profitant de sa position en tant que pré-
entre le président américain et le Premier ministre inconfortable. et il a été reproché à leurs familles d’être un sident de la Commission sur les nominations
israélien est aujourd’hui actée [lire p. 30-31]. Joe En octobre, l’État obstacle sur la voie de la “victoire totale”. des juges. L’érosion de la liberté d’expression
Biden, qui clamait-il y a cinq mois qu’Israël avait hébreu a lancé une En l’absence de tout objectif clairement se poursuit, au point de se muer en persécu-
le droit de se défendre, affirme aujourd’hui qu’Is- guerre d’autodéfense défini, la guerre, aggravée par son refus obs- tion politique des gens considérés comme des
raël ne peut pas tuer 30000 Palestiniens de plus justifiée contre le tiné et irresponsable de discuter de la situation adversaires du gouvernement ou du régime.
au nom de la légitime défense. Hamas […] et a détruit après le conflit, piétine, tandis que les pertes La guerre a aussi interrompu la contestation
peut-être la moitié palestiniennes augmentent de jour en jour et citoyenne. Les manifestants se sont prompte-
Le chef de guerre Nétanyahou des forces [du groupe auraient déjà dépassé les 31 000 morts, selon ment mobilisés pour défendre leur pays et pour
a de moins en moins islamiste] […]. Mais
sa mission a échoué
le ministère de la Santé du Hamas.
Pendant ce temps, la famine et les
combler le vide laissé par l’État, dont
l’incapacité à fonctionner a démontré
d’autorité en Israël pour livrer à plusieurs niveaux”, destructions s’étendent, et le monde toute la faiblesse.
la bataille à laquelle il aspire. écrit The Economist contemple Israël avec haine. Depuis, plus de cinq mois se sont écou-
dans un dossier Le président américain, Joe Biden, n’a lés, mais les manifestations s’étiolent.
Je ne crois pas que Joe Biden ait radicalement consacré à la guerre pas raté une occasion d’exprimer son ÉDITO C’est entre autres la faute de Ben Gvir,
changé d’avis ni qu’il ait soudain ouvert les yeux. à Gaza dans son dégoût à Nétanyahou. “Israël a béné- qui, à l’aide de la police, stoppe la contes-
À chaque étape de la campagne militaire israé- dernier numéro. ficié du soutien écrasant de la grande majorité tation par la violence, en déployant tout l’ar-
lienne, les membres du gouvernement améri- Sur le photomontage des nations”, a-t-il déclaré récemment. Mais, senal des tactiques de gestion des foules, dont
cain étaient parfaitement informés de ce qui se de couverture, très a-t-il averti, si l’État hébreu “continue comme le recours aux canons à eau et à des vagues
passait sur le terrain à Gaza. Néanmoins une évocateur, un drapeau ça, avec ce gouvernement incroyablement conser- d’interpellations.
chose est sûre : le ton a délibérément changé. israélien, pris dans une vateur à sa tête, avec Ben Gvir et d’autres, […] il
Le chef de file de la majorité au Sénat amé- tempête de sable sur va perdre le soutien du monde entier”.
ricain, Chuck Schumer, qui est également le une plage de l’enclave Pourtant, rien de tout cela n’a suffi à pousser Chaque jour qui passe,
plus haut responsable juif aux États-Unis, a palestinienne côtière, Nétanyahou à se débarrasser du ministre de le gouvernement creuse
crié à pleins poumons son soutien à Israël est sur le point d’être la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, et des un peu plus profondément
après l’attaque du Hamas il y a cinq mois. Jeudi arraché avec ce titre autres extrémistes au sein de son gouvernement.
[14 mars], il a averti l’État hébreu que sa péren- en anglais “Israel Parallèlement, le ministre de la Justice, Yariv la fosse où Israël
nité était en jeu s’il perdait le soutien internatio- alone” – “Israël seul”. Levin, exploite la guerre pour mettre en œuvre se trouve piégé.
nal. Il a accusé Benyamin Nétanyahou de faire “À un moment
passer sa survie politique avant l’intérêt supé- de toute-puissance
rieur de son pays, et d’avoir été “trop disposé à militaire, Israël semble
tolérer le lourd bilan humain subi par Gaza, qui profondément (et
entraîne le soutien international envers Israël vers paradoxalement)
des niveaux historiquement bas”. “Israël ne peut vulnérable”,
pas survivre s’il devient un paria”, a-t-il assené. ajoute
La perte du soutien de l’opinion publique en le journal
Occident, les accusations de génocide portées britannique.
devant la Cour internationale de justice, l’éro-
sion du consensus au sein du peuple juif et la
nervosité des partenaires financiers de l’État
hébreu sont autant d’éléments qui laissent pré-
sager une défaite stratégique pour Israël.
Même si la guerre cesse aujourd’hui, le prix
qu’Israël aura payé pour réoccuper Gaza sera
plus élevé que ce qu’il pensait il y a cinq mois.
Cela, il ne s’en est pas encore rendu compte.
Il le fera.
—David Hearst,
publié le 14 mars
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
Opinion
Nétanyahou fait
d’Israël un État paria
●●● “Si le seul objectif de la guerre
était de détruire le Hamas, un objectif
louable et justifié, alors Israël
aurait dû présenter une vision claire
de l’après-guerre. Ce n’est pas le cas.
Nétanyahou a rejeté et tourné
en dérision tout projet concernant
l’après-guerre, refusant de s’engager
avec les États-Unis” dans un dialogue
sur la gouvernance à Gaza et
le processus de paix, déplore
le journaliste Alon Pinkas dans
le quotidien israélien Ha’Aretz.
Selon lui, plus de cinq mois
après le début de la guerre,
“Nétanyahou n’a toujours aucune
idée des objectifs à atteindre,
mais il est résolu […] à dire non
à tout, à accuser tout le monde
et à penser que les bombardements
sont l’unique stratégie”. Or cela
risque de provoquer “un isolement
international”, prévient Alon Pinkas,
et de “consolider le statut de paria
d’Israël sur la scène mondiale”.
Chaque jour qui passe, le gouvernement
creuse un peu plus profondément la fosse
où Israël se trouve piégé. Mais, sachant que
les politiciens se préoccupent avant tout de
conserver leur poste, la seule solution pour
renverser ce gouvernement catastrophique,
c’est que les gens descendent en masse dans la
rue. Voilà quelle est aujourd’hui la priorité.—
Publié le 15 mars
SOURCE
HA’ARETZ
Tel-Aviv, Israël
Quotidien, 70 000 ex.
haaretz.co.il
Premier journal publié
en hébreu sous
le mandat britannique,
en 1919, “Le Pays” est
le journal de référence
chez les politiques
et les intellectuels
israéliens. Aujourd’hui
situé au centre gauche,
Ha’Aretz a toujours
cultivé une ligne
éditoriale libérale,
indépendante du
mouvement travailliste
et davantage encore de
la droite nationaliste.
↙ Dessin de Paolo
Lombardi, Italie.
CARTOON MOVEMENT
ISRAËL CONTRE LE RESTE DU MONDE 29
Bloquer l’aide humanitaire :
une erreur stratégique
Parce qu’il a restreint l’approvisionnement de l’enclave palestinienne,
le gouvernement israélien est jugé responsable de la famine à Gaza.
De quoi perdre le soutien de ses alliés, affirme ce journaliste spécialisé.
—The Times (Londres) nourriture à Gaza est contrôlé par le Hamas,
qui ne soucie guère de nourrir la population
A
près les massacres, les viols et les enlè- civile. Secundo, le chaos sur le terrain allait
vements commis le 7 octobre par le sérieusement compliquer les distributions ali-
Hamas, l’idée qu’Israël doive veiller mentaires. Tertio, les problèmes côté égyp-
à l’approvisionnement en nourriture tien, notamment les risques de sécurité dans
des habitants de Gaza était littérale- le nord du Sinaï et la bureaucratie, compliquent
ment insupportable à de nombreux l’acheminement de l’aide.
Israéliens. Dans les premiers jours de la guerre, À cela s’ajoutent des considérations tactiques.
les grandes déclarations de plusieurs représen- Ces restrictions d’approvisionnement avaient
tants politiques israéliens souhaitant “couper pour objectif d’obliger le Hamas à libérer les
Gaza” du reste du monde jouaient sur ce levier otages enlevés le 7 octobre. “C’est un des leviers
émotionnel. Mais, ainsi que l’avait observé un dont dispose Israël pour influencer le Hamas, a
officier militaire expérimenté, “ce sont reconnu un représentant israélien.
des déclarations tonitruantes qu’ils ne Mais si l’opinion publique mondiale juge
pourront pas concrétiser”. Israël responsable de la famine à Gaza,
Nous en avons à présent la confir- la pression change de camp.”
mation. L’État hébreu dit maintenant Il est de plus en plus difficile pour
vouloir “inonder” Gaza d’aide huma- OPINION les alliés d’Israël de continuer à affi-
nitaire. Preuve non seulement d’un cher leur soutien au milieu d’images
changement de stratégie mais aussi que ses d’enfants mourant de faim à Gaza. Le gou-
dirigeants ont enfin pris conscience du risque vernement israélien pense toujours que c’est
d’embourbement militaire si le territoire était le Hamas qui sacrifie les habitants de Gaza,
frappé par une véritable famine. mais il a enfin compris que, pour le contrer,
Au début du conflit, les autorités israéliennes il faut laisser passer le maximum d’aide pos-
pensaient avoir une bonne estimation des sible dans le territoire, via les routes sécuri-
réserves alimentaires dans Gaza et les croyaient sées par l’armée israélienne, par des largages
suffisantes pour plusieurs mois. Gaza possède aériens et bientôt grâce au port flottant que les
en outre une frontière avec l’Égypte, ce qui Américains construisent sur la côte de Gaza.
devait permettre aux convois d’aide de tran- Israël a compris que ce point était crucial
siter par là en passant simplement par un point pour rester légitime aux yeux de la commu-
de contrôle israélien afi n de s’assurer qu’ils nauté internationale et poursuivre sa guerre
ne transportent pas d’armes. contre le Hamas.
Sauf que ces calculs négligeaient trois para- —Anshel Pfeffer,
mètres. Primo, l’essentiel des réserves de publié le 14 mars
Contexte
À Gaza, la faim comme “arme de guerre”
●●● Selon l’ONU, à Gaza, plus de 1,1 million dans une situation d’insécurité alimentaire
de personnes, soit environ la moitié grave”. Pour le chef de la diplomatie
de la population, sont dans une situation européenne, Josep Borrell, Gaza est
alimentaire “catastrophique”. “Aujourd’hui, devenu un “cimetière à ciel ouvert”.
des gens meurent, et ils sont encore Selon lui, Israël utilise la faim comme
plus nombreux à être malades”, a déploré “arme de guerre”. Pour contourner
le 18 mars le directeur de l’Organisation les blocages, plusieurs pays, dont les
mondiale de la santé (OMS). États-Unis, ont participé à des opérations
Le lendemain, le secrétaire d’État de parachutage d’aides, et un premier
américain, Antony Blinken, affirmait bateau parti de Chypre a livré de
que “100 %” des Gazaouis “étaient la nourriture par voie maritime le 16 mars.
30. À LA UNE
Le soutien inconditionnel
de Washington plus
que jamais compromis
Pourtant un sioniste fervent, Joe Biden n’hésite plus à désavouer
publiquement le Premier ministre israélien. Dans sa guerre sans
bornes, “personne n’a eu le culot de Nétanyahou”, écrit cet ancien
correspondant au Moyen-Orient. Et cela risque de coûter cher à Israël.
—Financial Times, extraits (Londres)
Q
uelques jours après s’être querellé publi-
quement avec Joe Biden (un sioniste fer-
vent), Benyamin Nétanyahou est allé
chercher de l’aide auprès du deuxième
soutien le plus puissant de l’État hébreu
à Washington : le lobby pro-Israël.
La semaine dernière, dans un discours bref
mais lourd de sous-entendus, le Premier ministre
israélien a nié un à un les reproches formulés
par le président américain : non, l’armée israé-
lienne n’a pas fait un trop grand nombre de vic-
times dans sa volonté d’éradiquer le Hamas, non,
Nétanyahou ne fait pas de tort à son pays en fai-
sant obstruction à un État palestinien, et non,
il ne devrait pas laisser l’Autorité palestinienne,
modérée et laïque, gouverner la bande de Gaza.
De tous les dirigeants mondiaux, Nétanyahou
est sans doute le plus grand disciple – ou le plus
grand courtisan – des instances du pouvoir
américain. Il a courtisé et ferraillé avec quatre
présidents des États-Unis, transformé le Parti
républicain (et les chrétiens évangéliques qui en
sont le socle) en alliés indéfectibles et tiré lar-
gement profit d’une alliance militaire et diplo-
matique durable comme aucun autre pays du
monde n’en bénéficie.
Depuis les attaques dévastatrices du Hamas
contre Israël le 7 octobre, des ponts aériens
sont en place pour livrer des armes et soutenir
l’opération militaire d’Israël à Gaza, la diploma-
tie américaine s’est employée à déjouer toute
condamnation de la part du Conseil de sécu-
rité des Nations unies, et des juristes améri-
cains plaident la cause de l’État hébreu devant
la Cour internationale de justice.
Outre les 3,4 milliards de dollars [3,1 milliards
d’euros] qu’octroient chaque année les États-
Unis à Israël, soit en moyenne un quart de son
budget annuel de la défense, 15 milliards supplé-
mentaires [13,7 milliards d’euros] sont en attente
de l’approbation du Congrès. Pour Biden, il s’agit
là des fondements d’une alliance de longue date
à nulle autre pareille et d’une conviction per-
sonnelle qui a marqué les cinq décennies de sa
propre carrière politique dès 1973 et ce qu’il
décrit comme “la rencontre la plus importante
de [sa] vie”, avec celle qui était alors la Première
ministre israélienne, Golda Meir.
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
Et aujourd’hui, alors qu’Israël n’a peut-être
jamais eu autant besoin du soutien des États-
Unis, voilà que Nétanyahou choisit de se mettre
à dos la Maison-Blanche, et du même coup de
mettre en péril tout le soutien américain.
Joe Biden, qui ne s’est pas entretenu avec
Nétanyahou depuis la mi-février, a été entendu
la semaine dernière affirmant devant un micro
ouvert qu’il était temps pour lui d’“avoir une
franche discussion” avec le Premier ministre
israélien, dont il a déclaré plus tard sur la chaîne
MSNBC qu’il faisait “du tort à Israël”.
Celui qui dit non. Chuck Schumer, le chef
des démocrates au Sénat et l’homme politique
juif le plus respecté du pays, a été plus brutal
encore : pour lui, Israël a besoin d’organiser
des élections afin de remplacer un dirigeant qui
sape “ses valeurs morales et politiques”.
Dans sa dispute publique avec Biden,
Nétanyahou fait le pari que les autres
leviers d’influence qu’il entretient depuis
des décennies (des sénateurs sympathi-
sants au puissant lobby pro-Israël, en
passant par le rôle clé que joue son pays
dans la géopolitique régionale) lui permettront à
la fois de poursuivre la guerre et de se maintenir
au pouvoir. Ce n’est pas la première fois qu’il fait
ce pari, mais jamais les enjeux n’ont été si grands.
D’autres dirigeants israéliens avant lui ont
connu des heurts avec la Maison-Blanche : Ronald
Reagan avait accusé Menahem Begin d’avoir
commis un “holocauste” quand Israël a bombardé
Beyrouth en août 1982; George Bush père avait
dû suspendre 10 milliards de dollars de garanties
pour contraindre Yitzhak Shamir à repousser la
construction de colonies et entamer des négo-
ciations de paix, en 1991, avec les Palestiniens.
Mais personne n’a eu le culot de Benyamin
Nétanyahou – il faut dire que sa base poli-
tique droitière l’adore autant quand il cajole
les Américains que quand il les défie, passant
ainsi pour le seul Israélien capable de dire non
à Washington. “Si Nétanyahou avait des inquié-
tudes quant à la relation israélo-américaine, il n’au-
rait jamais laissé les choses se dégrader à ce point”,
relève Martin Indyk, ancien ambassadeur des
États-Unis en Israël, qui fut émissaire de Barack
Obama au Moyen-Orient. Le fait est que sa prio-
↓ Benyamin rité est avant tout de contenter les partenaires
Nétanyahou d’extrême droite au sein de sa coalition.
et Joe Biden. Dessin de La dégradation des relations entre les deux
Cristina Sampaio paru pays a été extrêmement rapide : mi-octobre,
dans Público, Lisbonne. Biden avait été le premier dirigeant américain
à se rendre en Israël en temps de guerre et avait
même pris Nétanyahou dans ses bras à l’aéro-
port Ben-Gourion de Tel-Aviv, au lendemain
des attaques du Hamas.
“C’est l’une des plus grandes crises qu’ait connues
la relation Israël - États-Unis”, confirme Michael
Oren, qui fut l’ambassadeur de l’État hébreu à
Washington durant la présidence Obama.
Même si Biden a exclu de stopper les aides
financières au Dôme de Fer, ce système d’in-
terception qui protège Israël des roquettes du
Hamas et du Hezbollah, il n’est pas certain que
les Américains soient aussi convaincus de conti-
nuer à fournir les armes offensives dont Israël
fait une utilisation intensive à Gaza, poursuit
l’ancien ambassadeur.
Nétanyahou se fait une fierté
de sacrifier les liens tissés
de longue date quand ses
propres principes (ou intérêts
politiques) sont menacés.
Le recours à des bombes MK84 fournies par
les États-Unis – les plus grosses de l’arsenal
conventionnel – dans des quartiers palestiniens
densément peuplés a suscité un tollé dans la
communauté internationale.
Pour Michael Oren, les États-Unis ont pro-
bablement modifié la gamme de munitions
qu’ils envoient. “L’aide a déjà changé en nature,
mais pas en volume, dit-il. J’ai l’impression que les
livraisons de bombes de précision se poursuivent,
car c’est dans l’intérêt de Biden : elles font beau-
coup moins de dommages collatéraux.”
À en croire une source proche de Nétanyahou, il
n’y a pas de volonté du Premier ministre israélien
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024 ISRAËL CONTRE LE RESTE DU MONDE. 31

de jouer sur le calendrier politique américain, dans → “Non coupable.”

un contexte où les républicains le soutiennent Sur le dossier : Gaza.
bien plus massivement que les démocrates. “Le Éléments de preuve.
peuple américain soutient totalement le droit d’Is- Sur le meuble des juges :
raël à se défendre, assure cette source. Le peuple Cour internationale
israélien soutient totalement la politique de son de justice.
Premier ministre. Il n’y a là aucune contradiction.” Dessin de Tjeerd
Nétanyahou peut compter sur le soutien de Royaards, Pays-Bas.
la classe politique américaine bien au-delà de la
Maison-Blanche, poursuit le même interlocu-
teur, “puisque sous Nétanyahou, Israël améliore la
sécurité mondiale” au profit des intérêts améri-
cains dans la région. “C’est un fait incontestable.”
Après les propos cinglants du sénateur Décryptage
Schumer, le Likoud, le parti du Premier ministre,
en a appelé au “respect” : “Israël n’est pas une LE VIETNAM
république bananière, mais une fière démocratie D’ISRAËL ?
indépendante.” La guerre à Gaza
ressemblerait-elle au
Affront. Benyamin Nétanyahou a une longue bourbier dans lequel
histoire avec les instances du pouvoir aux États- s’étaient enfoncés les
Unis, mais une histoire également déterminée États-Unis avec leur
par sa propre quête du pouvoir. guerre au Vietnam ?
Et il se fait aussi une fierté de sacrifier ces C’est la question que

La Cour
liens tissés de longue date quand ses propres pose le chroniqueur
principes (ou intérêts politiques) sont menacés. Douglas Bloomfield 15 juges internationaux de la CIJ se sont penchés
“Personne n’a jamais insulté le Bureau ovale comme dans le quotidien lors de l’audience tenue le 4 janvier.

internationale
Nétanyahou l’a fait”, reprend Ehoud Olmert, israélien The Le 26 janvier, la CIJ a rendu une ordonnance
qui fut son prédécesseur au poste de Premier Jerusalem Post. provisoire qui enjoint à Israël de mettre en
ministre, en référence au camouflet infligé à “J’étais au Vietnam œuvre six mesures conservatoires pour pro-
Obama lors des négociations sur le nucléaire ira-
nien en 2015 : éconduit par la Maison-Blanche,
au début du mois
[de mars]. C’est là de justice, un téger les Palestiniens à Gaza, notamment la
livraison d’aide et la répression de l’incitation

nouveau front
Nétanyahou était tout bonnement allé s’adres- que l’armée la plus au génocide, selon le compte rendu qu’en fai-
ser directement au Congrès américain. puissante […] du sait Ha’Aretz alors.
À l’époque, cet affront n’avait pas coûté cher à monde a été vaincue Mais, en parallèle de cette saisine sud-africaine,
Nétanyahou : Obama était sur le départ, il s’est par une force s’ouvrait devant la même juridiction onusienne,
contenté de refuser de mettre son veto à la réso- beaucoup plus petite, le 26 janvier, un autre aspect du contentieux
lution du Conseil de sécurité de l’ONU qui en tant sur le champ israélo-palestinien. Comme le rappelle CNN,
décembre 2016 condamnait la colonisation israé- de bataille que dans les Saisie par l’Afrique du Sud, la CIJ l’affaire découle d’une demande d’avis consul-
lienne, et avait poursuivi la mise en œuvre de l’ac- médias mondiaux […]. examine les accusations de tatif de l’Assemblée générale de l’ONU datant
cord sur le nucléaire iranien sans tenir compte Je n’ai pas pu éviter génocide portées contre Israël. de 2022. Les 15 juges du tribunal ont été invités à
des gesticulations du Premier ministre israélien. de voir des parallèles Mais aussi la politique de examiner, comme l’a écrit l’Assemblée générale,
Donald Trump a par la suite retiré son pays de avec la guerre à Gaza”, “les conséquences juridiques découlant de la viola-
l’accord, Nétanyahou ayant amplement aiguil- écrit-il. “Les sombres colonisation de la Cisjordanie. tion continue par Israël du droit du peuple palesti-
lonné l’antipathie foncière de Trump envers images d’enfants nien à l’autodétermination, de l’occupation, de la
toute décision prise sous Obama, en brandissant colonisation et de l’annexion prolongées du terri-

par ailleurs des documents secrets de Téhéran,
obtenus par le Mossad, qui laissaient entendre
que l’Iran planchait sur du nucléaire militaire
dès le début des années 2000.
“Les démocrates n’ont jamais oublié, relève
Martin Indyk. Bibi [le surnom de Benyamin
Nétanyahou] a quand même réussi à détruire le
consensus bipartite dont bénéficiait le soutien à
Israël, une tradition ancrée de longue date qu’il a
volontairement mise en péril, et ce parce qu’il est
convaincu que les évangéliques sont des alliés plus
fiables que les Juifs progressistes [américains].”
Or aujourd’hui, nombre de ces démocrates
vexés par Nétanyahou font partie du gouver-
nement Biden, et l’Israélien ne peut pas comp-
ter sur la générosité de Trump s’il était réélu à
la prochaine présidentielle.
“L’élection est encore loin, et l’investiture dans
un an, relève Michael Oren. Pour le moment,
Nétanyahou va devoir encore composer avec Biden.”
—Mehul Srivastava,
publié le 18 mars
L
affamés, la pression
croissante exercée sur a première salve a été lancée par l’Afrique toire palestinien occupé depuis 1967”.
Israël pour qu’il mette du Sud devant ce tribunal onusien qui règle, Si l’Autorité palestinienne a alors plaidé pour
fin aux combats et conformément au droit international, les que la CIJ reconnaisse le droit du peuple pales-
la montée des tensions différends d’ordre juridique qui lui sont tinien à l’autodétermination, Israël a de son côté
entre Israël et ses soumis par les États. Le 29 décembre 2023, estimé que cette dernière entendait “déformer
amis” ainsi que le Pretoria déposait plainte devant la CIJ, accu- la réalité et éviter les négociations directes” en
début d’enlisement sant Israël d’“actes génocidaires” à Gaza. Selon sollicitant une décision juridique unilatérale.
militaire de Tsahal sont Al-Jazeera, qui avait consulté la saisine sud- Cette bataille juridique ne fait que commen-
autant d’éléments qui africaine, Israël était accusé d’actions à “carac- cer, les décisions définitives de l’instance onu-
rappellent la défaite tère génocidaire parce qu’elles visent à sienne pouvant prendre plusieurs
de Washington au provoquer la destruction d’une partie années avant que d’être rendues.
Vietnam, ajoute substantielle du groupe national, racial Mais, comme le note The Guardian, la
Douglas Bloomfield. et ethnique palestinien”. dimension “totémique” de la question
P retor ia s’appuy a it su r la REVUE palestinienne porte plus largement
Convention pour la prévention et la DE PRESSE sur l’effectivité du droit international.
répression du crime de génocide, pre- “La logique occidentale s’épuise et son
mier texte onusien en la matière, voté en 1948. Le pouvoir de persuasion s’amenuise dans un monde
crime international de génocide suppose, outre multipolaire”, écrit le quotidien britannique, qui
des actes de destruction, “l’intention de détruire, note également qu’“il n’est pas surprenant que
en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, le soutien exprimé à l’Afrique du Sud provienne
racial ou religieux, comme tel”. C’est précisément entièrement de pays du Sud”.
sur l’existence ou non de cette intention que les —Courrier international
32. À LA UNE
Ces ultraorthodoxes
qui fragilisent la coalition
de Nétanyahou
Les “haredim” sont exemptés du service militaire depuis 1948.
Une exception de plus en plus contestée en Israël, y compris au sein
de l’extrême droite, qui pourrait faire imploser la coalition au pouvoir.
—The Atlantic, extraits (Washington)
D
epuis le début de la guerre, jamais un
sketch comique n’a suscité un tel tollé,
même s’il ne dure que quatre-vingt-huit
secondes. Diff usé en février sur Eretz
Nehederet, équivalent israélien de Saturday
Night Live, on y voit deux policiers, l’air
atterré, qui tapent à la porte d’un appartement
pour annoncer une terrible nouvelle à ses occu-
pants. Ils sont accueillis par un juif ultraortho-
doxe qui semble aussi abattu qu’eux à leur vue.
“Ce coup à ma porte, je le redoutais, dit-il. Depuis
que la guerre a commencé, je savais que ça finirait
par m’arriver.” Mais les policiers ont à peine le
temps d’ouvrir la bouche qu’il lance : “Écoutez,
jamais je ne m’engagerai, jamais. Laissez tomber.”
En fait, les agents se sont trompés d’adresse.
Ce n’est pas le domicile d’un soldat tombé au
combat, mais celui d’un des milliers de juifs
ultraorthodoxes qui ne servent pas dans l’ar-
mée israélienne, car ils sont exemptés. Quand
les policiers s’éloignent en quête de la bonne
adresse, l’homme les hèle : “Dites-leur que nous
avons prié pour lui! On a fait tout ce qu’on a pu.”
La satire a touché un point sensible. Channel 14,
sorte de Fox News israélien pro-Nétanyahou,
l’a dénoncé à plusieurs reprises. Les commen-
tateurs des médias d’extrême droite ont parlé
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
d’“incitation”, un terme généralement utilisé
pour pointer du doigt les propos proterroristes
dans le débat israélien. Pourquoi ce court gag
a-t-il provoqué une réaction si forte? Parce qu’il
s’en est pris à la plus grande faiblesse de la coa-
lition de Benyamin Nétanyahou, susceptible de
causer la chute du gouvernement actuel.
Depuis sa fondation, en 1948, l’État hébreu
aligne une armée de citoyens juifs soumis à la
conscription, à une exception près, et non des
moindres : les étudiants des yeshivas ultra-
orthodoxes, ou haredim. Cette dispense remonte à
l’époque de David Ben Gourion, premier Premier
ministre du pays. Juif socialiste laïc, il considé-
rait les ultraorthodoxes d’Israël comme les ves-
tiges agonisants d’un monde disparu, et quand
les dirigeants de la communauté ont exigé d’être
exemptés, Ben Gourion a calculé que c’était un
faible prix à payer en échange de leur soutien.
À l’époque, les ultraorthodoxes représentaient
environ 1 % de la population d’Israël, et l’exemp-
tion ne concernait que 400 jeunes membres de
séminaires religieux.
Mais c’était autrefois. Aujourd’hui, les hare-
dim représentent près de 1,2 million d’âmes, soit
plus de 13 % de la population d’Israël. Et comme
cette communauté présente le plus fort taux de
natalité du pays, ses rangs ne peuvent que gros-
sir. En d’autres termes, le groupe qui affiche la
croissance démographique la plus rapide de la
société israélienne ne sert pas dans son armée.
Le 7 octobre a braqué les projecteurs de l’ac-
tualité sur cette exemption. Quand le Hamas
a massacré 1200 Israéliens et en a enlevé des
centaines d’autres, l’État hébreu a déclenché
une des mobilisations les plus importantes
de son histoire. Des personnes ont quitté leur
famille pour rejoindre le front, et leurs proches
vivent désormais dans l’angoisse et l’incertitude.
Quelque 250 soldats ont été tués depuis, et des
milliers ont été blessés. Nombre d’Israéliens
passent leurs soirées chez eux à craindre que
l’on vienne frapper à leur porte.
Pendant ce temps, les haredim ont continué
à vivre comme avant, épargnés par la guerre
et les pertes. Des étudiants des yeshivas ont
même été photographiés en train de profiter de
vacances à la montagne à l’étranger, alors que
des jeunes de leur génération sont déployés sur
le champ de bataille.
↙ Dessin de Langer Quelques ultraorthodoxes ont toutefois
paru dans Mongolia, décidé de rallier l’armée, et d’autres les ser-
Barcelone. vices d’aide d’urgence, mais leurs effectifs sont
si infimes qu’ils comptent à peine. En février,
66000 hommes de la communauté ont en effet
été exemptés, un chiffre record, tandis qu’ils ne
sont que 540 à s’être engagés depuis le début de
la guerre. Pour l’exprimer autrement, on recense
aujourd’hui davantage d’Arabes israéliens qui
servent dans Tsahal que de juifs ultraorthodoxes.
Mais ce qui a changé depuis le 7 octobre, c’est
que la grogne n’est plus seulement exprimée
par ceux qui ont coutume de dénoncer cette
situation, comme Eretz Nehederet, une émission
ancrée à gauche, mais aussi par des partisans
SUR NOTRE SITE de la coalition actuellement au pouvoir, dont la
courrierinternational.com droite religieuse plus moderne. Contrairement
aux ultraorthodoxes, la communauté sioniste
Pour David Grossman, religieuse d’Israël est pleinement intégrée dans
“Israël s’enfonce l’armée et l’économie du pays. Soutenant la fer-
dans l’abîme”. Dans veur des haredim, elle avait généralement ten-
un essai publié par dance à ne pas s’impliquer dans les débats sur
The New York Times, la conscription. Or ce n’est plus le cas.
le célèbre écrivain Au début de janvier, une éducatrice religieuse
israélien confie sioniste de Jérusalem a publié une “Lettre ouverte
ses doutes et son à nos sœurs haredim”. Elle y appelle les mères
désespoir sur l’état de ultraorthodoxes à encourager leurs fils à s’engager
la société israélienne
et sur la guerre
à Gaza. Il s’accroche
“La situation actuelle ne peut
à la possibilité d’une pas durer. Les revendications
“résolution éthique, de la société israélienne
raisonnable et
humaine” d’un conflit
à l’égard de la communauté
qui dure depuis [haredim] sont justes.”
plus d’un siècle. Bezalel Smotrich, MINISTRE DES FINANCES
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
CAGLE CARTOONS
dans les forces israéliennes. “Cette réalité n’est
plus tolérable, écrit­elle. À celles qui considèrent
que leur fils n’est pas fait pour la vie militaire, voici
ce que nous disons : beaucoup de nos enfants ne sont
pas faits pour être des soldats. Aucun n’est fait pour
mourir à la guerre.” La lettre a recueilli près de
1 000 approbations.
Parti de la base, ce mouvement issu de la com­
munauté religieuse non haredim a pris une telle
ampleur que le ministre des Finances, Bezalel
Smotrich, politicien ultranationaliste qui a
courtisé l’électorat ultraorthodoxe, s’est joint
à la campagne anti­exemption. “La situation
actuelle est scandaleuse, elle ne peut pas durer,
a­t­il déclaré le mois dernier. Les revendications
de la société israélienne à l’égard de la communauté
[haredim] sont justes.”
Reste que Nétanyahou ne pourra peut­être
pas satisfaire ces exigences. On a beaucoup
écrit sur le fait que le Premier ministre dépend
de l’extrême droite israélienne pour se mainte­
nir au pouvoir. Mais en réalité les partis ultra­
orthodoxes constituent la colonne vertébrale
de sa coalition. Aujourd’hui, l’extrême droite
représente 14 des 64 sièges de la coalition de
Nétanyahou ; les partis haredim en détiennent 18.
L’opinion publique israélienne était auparavant
disposée à fermer les yeux sur la conscription
des haredim au nom d’autres priorités poli­
tiques. Mais maintenant que le pays est en proie
à un conflit vécu comme existentiel, la ques­
tion devient prioritaire. Cette faille qui traver­
sait depuis longtemps la société israélienne a
engendré un séisme. Selon des sondages récents,
les Juifs israéliens – dont une grande partie de
la droite et du centre droit – sont désormais
ISRAËL CONTRE LE RESTE DU MONDE. 33
majoritairement hostiles à une exemption glo­ ← Sur le gilet pare-
bale des haredim. Une enquête réalisée en février balles : Gouvernement
a montré que 73 % y étaient opposés, soit 11 % de de coalition Contexte
Le fossé se creuse
plus qu’en novembre. Un autre sondage publié de Nétanyahou.
[au début de mars] conclut que 73 % des Juifs Dessin de Paresh
israéliens – dont une majorité ayant voté pour
le gouvernement de Nétanyahou – rejettent les
Nath paru dans U. T.
Independent, Delhi. entre séculiers
subventions de plusieurs milliards de shekels
destinées aux institutions haredim, inscrites
et religieux
dans le budget proposé par l’équipe au pouvoir. ●●● Dans un article paru dans Ha’Aretz,
Malheureusement pour lui, Nétanyahou n’a l’économiste Dan Ben-David met en garde
pas le temps de résoudre ce problème car, outre contre un fossé qui ne cesse de se creuser
le mécontentement de l’opinion publique, la entre les Israéliens et qui risque de mettre
Cour suprême israélienne a mis le sujet à son à mal une unité sociale déjà fragilisée par
ordre du jour. Il est de surcroît confronté à une Opinion la guerre en cours. La société israélienne,
révolte dans ses propres rangs. Le ministre de explique-t-il, est pour l’essentiel composée
la Défense, Yoav Gallant, a appelé publique­ D’ANCIENS de deux “bulles” qui ni ne se croisent
ment à mettre fin aux exemptions et a affirmé RESPONSABLES ni ne communiquent entre elles. D’une part,
qu’il ne soutiendrait aucun projet de loi sur la SÉCURITAIRES une bulle “biblique”, “où l’endoctrinement
question qui ne serait également approuvé par SERMONNENT remplace l’éducation […] et où le taux de
Benny Gantz, membre de la Knesset et rival de NÉTANYAHOU fécondité est extrêmement élevé”, qui gagne
Nétanyahou, qui fait partie du cabinet de guerre. La catastrophe chaque année du terrain à la faveur d’une
Il est peu probable qu’un projet de loi qui satis­ humanitaire qui sévit démographie galopante. D’autre part, une
ferait Gantz et Gallant soit en mesure de conve­ dans la bande de Gaza “une société libérale et pluraliste qui préfère
nir aux partis haredim, qui voient la conscription “est une menace les émissions de télé-réalité à la réalité”,
comme une menace pour leur mode de vie reclus. pour les intérêts ironise-t-il. “Nous avons perdu plus de trois
Or sans nouvelle loi, Tsahal devra commen­ nationaux vitaux”, a quarts de siècle [depuis la création de l’État
cer à appeler les ultraorthodoxes à compter du averti l’organisation d’Israël, en 1948] dans l’espoir de trouver
1er avril. À l’approche de cette date, les tensions Commanders des compromis” avec une société religieuse
ont éclaté au grand jour. Au cours de la semaine for Israel’s Security, de plus en plus puissante et “ouvertement
écoulée, Yitzhak Yosef, grand rabbin séfarade de qui rassemble discriminatoire à l’égard des femmes
plus de 500 anciens et des minorités”. Selon l’économiste, Israël
“Si vous nous obligez à entrer responsables se dirige inéluctablement vers une collision
dans l’armée, nous partirons sécuritaires israéliens,
dans une lettre
de ces deux sociétés. D’où la nécessité,
voire l’urgence, de réformes éducatives
tous à l’étranger.” adressée le 12 mars et budgétaires rigoureuses permettant
Yitzhak Yosef, GRAND RABBIN SÉFARADE au cabinet de guerre de d’harmoniser un tant soit peu ces fractures
DE L’ÉTAT D’ISRAËL Benyamin Nétanyahou structurelles et d’“éviter le crash”.
et relayée par
l’État d’Israël, a déclaré : “Si vous nous obligez à
entrer dans l’armée, nous partirons tous à l’étran-
The Times of Israel.
“La politique d’avarice Démission
ger.” Un ultimatum condamné de toutes parts,
même au sein de la droite dure gouvernemen­
humanitaire”, mais
aussi “les déclarations
d’un ministre centriste
tale. Et l’incapacité à combler ce fossé pourrait scandaleuses” ●●● Gideon Saar, ministre sans
entraîner la chute du gouvernement. des “extrémistes” portefeuille et chef du parti centriste
Les sondages indiquent qu’une majorité du gouvernement, Nouvel Espoir, qui avait rejoint
écrasante d’Israéliens réclame le départ de sape la sécurité le gouvernement d’urgence après
Nétanyahou ; que la plupart des Israéliens veulent de l’État hébreu le 7 octobre, a annoncé sa démission
des élections anticipées ; et que la coalition d’ex­ ainsi que le “soutien le 25 mars, rapportent plusieurs médias
trême droite actuelle se ferait balayer si ces élec­ diplomatique à Israël”, israéliens. “J’ai récemment constaté
tions avaient lieu demain. Le 14 mars, Chuck disent-ils dans cette à quel point la manière dont la guerre
Schumer, chef de file de la majorité au Sénat missive. Et d’appeler est menée ne nous rapproche pas […]
américain, manifestement informé de ces son­ le cabinet à “cesser de la réalisation de nos objectifs, a-t-il
dages, a invité Israël à se rendre aux urnes pour ses querelles déclaré. Nous ne sommes pas entrés au
se choisir un nouveau gouvernement. avec ses amis” gouvernement pour réchauffer des chaises.”
Il n’est jamais prudent de miser contre et à “augmenter de Dans son éditorial au lendemain de cette
Nétanyahou, passé maître dans l’art de sur­ manière significative” démission, le quotidien de centre gauche
vivre. Il usera de tous les moyens pour résoudre la quantité d’aide Ha’Aretz a dit “espérer que la démission
ce problème. Mais, s’il échoue, ses alliés ultra­ humanitaire avant de Gideon Saar […] marquera le début de
orthodoxes pourraient être contraints de quitter que ses relations la fin pour ce gouvernement”, qu’il a qualifié
la coalition, la brisant de l’intérieur et forçant la avec la communauté de “fardeau” pour Israël. Craignant
tenue d’élections. De quoi maintenir le statu quo internationale d’ailleurs une implosion du gouvernement
jusqu’à ce qu’un nouveau gouvernement prenne ne “soient et sous la pression des partis haredim,
ses fonctions. Dans ce cas, l’autre guerre civile irrémédiablement le Premier ministre Nétanyahou a reporté
israélienne pourrait faire sa première victime : affectées”. in extremis la réunion du gouvernement
la carrière politique de Nétanyahou. prévue le 26 mars pour discuter du projet
—Yair Rosenberg, de loi sur l’exemption militaire des
publié le 15 mars ultraorthodoxes.
34.
tra n s-
versales.
économie
La crise chez Boeing
affecte tout le secteur
Aéronautique. Les déboires de l’avionneur américain
retardent les livraisons de nouveaux appareils. Il faut
s’attendre à moins de vols et à des billets plus chers cet été.
—Bloomberg.com, extraits
(New York)
L
e début d’année désas-
treux pour Boeing se
répercute sur les compa-
gnies aériennes et leurs passa-
gers. Les retards de fabrication de
l’avionneur américain viennent
exacerber une pénurie émergente
d’appareils à fuselage étroit, qui
sont l’épine dorsale des liaisons
aériennes commerciales.
United Airlines, Southwest
Airlines et Ryanair font partie des
compagnies qui peinent à se réor-
ganiser à la suite des livraisons
moins nombreuses que prévu de
Boeing. Car le constructeur s’em-
ploie pour l’essentiel à remédier
aux défaillances de sécurité qu’a
révélées au grand jour l’accident
du 5 janvier sur un vol d’Alaska
Airlines [une porte latérale s’était
arrachée en plein vol, sans faire
de victimes, et l’enquête a montré
qu’elle n’avait pas été correcte-
ment vissée par l’avionneur]. À
l’approche du pic de fréquentation
estival, les compagnies aériennes
annoncent une baisse du nombre
de vols et cherchent des appareils
pour remplacer les 737 qu’elles
avaient déjà commandés.
Même Boeing ne semble pas
savoir quand ses appareils seront
prêts, alors qu’une armée d’ins-
pecteurs américains passe au
peigne fin ses usines. Autrement
dit, le constructeur ne peut pas
s’engager sur des dates de livrai-
son. “Les déclarations [de Boeing]
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
sont celles auxquelles on peut s’at-
tendre : ‘Nous mettons tout en
œuvre. Nous sommes désolés
de la gêne occasionnée. Nous fai-
sons tout notre possible.’”, résume
John Plueger, PDG de l’entreprise
de location d’avions Air Lease.
Production limitée. Comme
le carnet de commandes d’Air-
bus, le principal concurrent de
Boeing, est rempli jusqu’à la fin
de la décennie, les transpor-
teurs n’ont pas vraiment d’autre
constructeur vers qui se tour-
ner. À l’instar de Boeing, le géant
aéronautique européen peine à
retrouver son rythme de pro-
duction d’avant la pandémie.
Par ailleurs, un risque d’usure
sur des moteurs a cloué au sol
des centaines d’avions Airbus
[le motoriste américain Pratt &
Whitney a détecté en juillet 2023
un défaut de fabrication sur cer-
tains des moteurs qui équipent les
A320neo], ce qui réduit d’autant
plus la disponibilité de ses avions
à une période où la demande
des compagnies aériennes est
particulièrement élevée.
Boeing s’est déclaré “pleine-
ment concentré sur la mise en œuvre
des changements nécessaires au
renforcement de la qualité sur tout
[son] système de production et sur
le fait de prendre le temps néces-
saire pour livrer des avions d’ex-
cellente qualité et conformes à tous
les critères réglementaires”.
Ryanair a déclaré
qu’elle aurait
17 Boeing de moins
que prévu pour
la fin juin.
Mais “le problème ne se limite pas
à 2024, affirme Steven Townend,
responsable du loueur BOC
Aviation. Il faudra plusieurs années
pour rétablir la situation.” Pour les
passagers, cela se traduira par
moins de vols et peut-être des
prix plus élevés, au moins pour
certaines destinations populaires.
Les pénuries concernent prin-
cipalement les avions à fuselage
étroit, notamment la gamme des
Boeing 737 et des Airbus A320,
qui enchaînent les vols court-
et moyen-courriers et repré-
sentent l’essentiel de la flotte
mondiale. Par conséquent, les
vols intérieurs et intracontinen-
taux seront plus affectés que les
très long-courriers.
Selon Amex Global Business
Travel, les compagnies aériennes
n’ont pas assez vite ajouté de
places pour répondre à la demande
entre New York et Los Angeles.
L’agence de voyages s’attend à ce
que les prix en classe affaires sur
cet itinéraire très fréquenté entre
les deux côtes des États-Unis aug-
mentent jusqu’à 8,5 % durant le pic
de la saison estivale. Entre Seattle
et San Francisco, les prix en classe
affaires et en classe économique
devraient grimper jusqu’à 18 %
au premier semestre 2024, tou-
jours selon Amex GBT, tandis
qu’entre Chicago et Las Vegas ils
pourraient augmenter de 9,6 %.
“Il y aura moins de vols et la
cabine affichera plus souvent com-
plet” pendant l’été, prédit John
↙ Dessin de Chappatte paru
dans Le Temps, Genève.
Plueger, le PDG d’Air Lease.
“Cela entraînera sûrement des
tarifs plus élevés.”
Il y a tout de même de bonnes
nouvelles pour ceux qui prennent
l’avion. [L’agence de voyages]
Hopper, qui suit les tendances
des prix [des billets], ne prévoit
pas que les tarifs estivaux soient
considérablement plus élevés
qu’en 2019 – dernière année nor-
male dans le secteur du trans-
port aérien avant la pandémie.
Les retards de fabrication
liés au Covid-19 chez Airbus et
Boeing ont privé les compagnies
de près de 4 000 avions depuis
trois ou quatre ans, estime Steven
Townend de BOC Aviation. Les
problèmes récents de Boeing
creusent encore plus le fossé
entre l’offre et la demande.
United Airlines s’attend main-
tenant à recevoir moins d’un tiers
des 157 avions de la gamme Max
dont la livraison contractuelle
était prévue pour 2024. La com-
pagnie est en passe de signer un
contrat auprès de loueurs pour
remplacer une partie de ces appa-
reils par une bonne trentaine au
moins d’Airbus A321.
Embauches gelées. Southwest
Airlines, dont toute la flotte est
composée de Boeing, a revu à la
baisse ses estimations de crois-
sance pour 2024 et gelé presque
toutes les embauches en raison
du ralentissement des livrai-
sons. La compagnie n’espère pas
recevoir cette année le moindre
737 Max 7, toujours en attente
de certification.
En Europe, Ryanair a déclaré
qu’elle aurait 17 Boeing de moins
que prévu pour la fin de juin. Ses
liaisons estivales seront donc
revues à la baisse et elle comp-
tera 5 millions de passagers en
moins cette année. La compa-
gnie prévoit d’augmenter ses
prix jusqu’à 10 % et de réduire
les vols au départ de Dublin, de
Milan et de Varsovie.
Chez Boeing, les perspec-
tives pour 2024 restent floues.
Les autorités réglementaires
limitent actuellement la pro-
duction de 737 à 38 appareils
par mois, mais Boeing n’en a
livré que 42 en janvier et février.
Des responsables de l’entreprise
disent espérer approcher de l’ob-
jectif au second semestre.
[En mars], Boeing a réussi à
décrocher une commande impor-
tante avec American Airlines
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
Chronologie
TURBULENCES EN SÉRIE
5 janvier — Une porte du vol
737 Max 9 d’Alaska Airlines
est arrachée quelques minutes
après le décollage. L’autorité
américaine de l’aviation civile,
la FAA, cloue au sol 171
des 218 avions du modèle
en circulation, pour inspection.
L’enquête préliminaire découvre
que quatre boulons étaient
manquants quand l’avion
est sorti de l’usine Boeing.
26 février — La FAA publie un
rapport accablant pour Boeing,
citant de nombreuses “lacunes
des procédures de sécurité”.
7 mars — Un Boeing 777
d’United Airlines perd une roue
au décollage à San Francisco,
sans faire de blessés.
9 mars — John Barnett,
ex-ingénieur chez Boeing connu
“pour avoir dénoncé les normes”
du constructeur, rappelle
la BBC, est retrouvé mort,
apparemment par suicide.
11 mars — Un 787 de Latam
Airlines en Nouvelle-Zélande
subit un violent décrochage,
projetant plusieurs passagers
au plafond, faisant des dizaines
de blessés. Boeing demande
aux compagnies de vérifier sur
leurs 787 un interrupteur dans
la cabine de pilotage, qui peut
projeter le pilote vers l’avant
et provoquer un piqué.
25 mars — Dave Calhoun,
le patron de Boeing, annonce
son départ à la fin de l’année.
pour le plus grand de ses 737,
le Max 10 [85 avions comman-
dés]. Ce modèle est essentiel
pour Boeing : il se vend bien et
constitue sa seule défense face
aux A321. Cette gamme de plus
grands avions d’Airbus a gagné en
popularité, car ils peuvent trans-
porter davantage de passagers
sur de plus longues distances.
À l’occasion de ce contrat, le
directeur financier d’American
Airlines, Devon May, avait déclaré
qu’il fallait y voir une “marque de
confiance” en Boeing. Tout en sou-
lignant que sa compagnie avait
sécurisé des options auprès d’Air-
bus – au cas où le Max 10 subirait
de nouveaux retards…
—Anthony Palazzo, Julie
Johnsson et Ryan Beene,
publié le 17 mars
ENVIRONNEMENT
Le Groenland verdit
à vue d’œil
Adaptation. Le changement climatique est criant
sur l’île. Avec la fonte de la glace, on peut désormais
cultiver des pommes de terre et produire de l’énergie.
—Politiken (Copenhague)
Q
uand Minik Rosing était
plus jeune, l’automne
groenlandais arrivait tout
d’un coup. Dès le mois d’août,
après la première nuit de gel, la
montagne changeait de couleur
et prenait des tons dorés. “Mais
depuis de nombreuses années, les
vallées restent verdoyantes. Il faut
souvent attendre septembre avant
que les couleurs se dorent. Il y a
quelques années, j’ai même pris
une photo de coquelicots à Nuuk en
octobre. C’est normalement le plein
hiver”, raconte-t-il.
Même s’il habite désormais à
Lejre, près de Roskilde [ville du
Danemark], le professeur de géo-
logie se rend fréquemment dans
son pays d’origine, le Groenland.
Il a été témoin des transforma-
tions du paysage que des cher-
cheurs britanniques viennent
de chiffrer dans l’étude “Land
cover changes across Greenland
dominated by a doubling of vege-
tation in three decades” [“Les
changements de couverture ter-
restre au Groenland se traduisent
avant tout par un doublement
de la végétation en trente ans”],
publiée [en février 2024] dans la
prestigieuse revue Nature.
Comme l’indique son titre, la
végétation au Groenland a doublé
en l’espace de trois décennies seu-
lement. Cela signifie que, dans une
région grande comme l’Albanie
[soit environ 28 000 km2], la glace
a été remplacée par la végéta-
tion. Les paysages se caracté-
risent aussi par de nouvelles zones
humides, une augmentation des
eaux de fonte et des sédiments
comme les graviers, les pierres
et le sable, qui sont transportés
lorsque la glace fond.
Souris et guêpes. Le phénomène
entraîne l’apparition de nouvelles
plantes et de nouveaux animaux.
“Nous avons désormais des souris
sauvages, et il y a des guêpes dans
le fjord de Godthab. Du jamais-vu !
Et les gens ont commencé à culti-
ver des pommes de terre. Il paraît
qu’elles sont délicieuses”, affirme
Minik Rosing.
Mis à part son inquiétude face
aux signes locaux, il éprouve
des sentiments mitigés à propos
du changement du climat au
Groenland. “Certains éléments
culturels et émotionnels changent.
TRANSVERSALES.
Lorsqu’il n’y a plus de glace de mer
et qu’on ne peut plus circuler en
traîneau à chiens ou autre, on est
un peu triste de perdre ces plaisirs
d’autrefois. Mais il est formidable de
pouvoir profiter plus longtemps de
la verdure en été.” Il pense que le
Groenland tirera le meilleur parti
de la situation en exploitant les
possibilités offertes par les nou-
velles conditions climatiques.
La nature réagit plus vite qu’on
ne pouvait s’y attendre. “Nous
avons été mis en garde concernant
la fonte des glaces dès les premiers
rapports du Giec (le groupe d’experts
de l’ONU sur le climat)”, rappelle
Torben Rojle Christensen, profes-
seur à l’Institut d’écoscience de
l’université d’Aarhus. Mais il est
surprenant que la nature verdisse
aussi rapidement. C’est un aver-
tissement, de même que l’étude bri-
tannique qui permet de visualiser
la rapidité du phénomène.”
Le chercheur travaille depuis
1995 sur le programme de recherche
baptisé “Greenland Ecosystem
Monitoring” [“Surveillance de
l’écosystème groenlandais”] dans
la station de recherche Zackenberg,
dans le nord-est du Groenland.
“Nous observons à la fois dans le
paysage et dans nos mesures les modi-
“Les Groenlandais
ont remarqué que
la nature a changé.
Ils ont toujours
dû s’adapter à elle.”
Lill Rastad Bjorst, CHERCHEUSE
À L’UNIVERSITÉ D’AALBORG
fications progressives décrites par les
chercheurs britanniques. Mais il y
a aussi des changements radicaux
d’une année sur l’autre. Ces points
de basculement sont presque plus
importants et plus spectaculaires,
car ils peuvent affecter le système
davantage que dix à vingt années de
changement progressif”, souligne le
spécialiste. Il peut y avoir un point
de basculement lorsqu’une zone
de pergélisol s’effondre.
Les températures dans cette
région augmentent plus rapide-
ment que dans d’autres zones de
la planète. L’accord de Paris était
censé limiter la hausse de la tem-
pérature mondiale à 1,5 °C par
rapport à l’ère préindustrielle.
Dans l’Arctique, la température
a augmenté de 3 °C depuis les
années 1970. Le nombre de jours
où la température est supérieure
à 6 °C a progressé.
35
↙ Dessin de Cost paru
dans Le Soir, Bruxelles.
Une météo instable et imprévi-
sible a frappé cet hiver les élevages
ovins dans le sud du Groenland,
où de nombreuses bêtes sont
mortes à cause des chutes anor-
malement importantes de neige,
qui les ont empêchées de trouver
de la nourriture.
Chasse impossible. Les chas-
seurs du nord de l’île ont été
encore plus durement touchés
puisqu’ils n’ont pas pu chasser cet
hiver en raison d’une glace de mer
précaire. “À plusieurs endroits, les
chasseurs sont devenus pêcheurs. Et
les pêcheurs de flétan noir pêchent
maintenant à partir de bateaux
plutôt que depuis la glace. Mais en
ce moment, dans le Nord, les condi-
tions ne se prêtent ni à la chasse ni
à la pêche”, indique Minik Rosing.
Les Groenlandais sont un
peuple capable de s’adapter et
beaucoup estiment que le chan-
gement climatique n’est pas leur
principale préoccupation. “Les
Groenlandais ont découvert d’eux-
mêmes que la nature a changé, ils
n’ont pas besoin d’un chercheur
pour le constater. Ils ont toujours
dû s’adapter à elle”, souligne Lill
Rastad Bjorst, enseignante à
l’université d’Aalborg, dont les
recherches portent sur la culture
inuite, le changement climatique
et la durabilité.
Elle liste cependant des pro-
blèmes actuels, comme la crois-
sance de la capitale, Nuuk, le
développement du tourisme et
les déchets. Côté positif, la fonte
de la glace apporte au pays des
avantages qu’il s’apprête à exploi-
ter. “L’énergie hydraulique peut per-
mettre au Groenland d’assurer son
approvisionnement énergétique et de
s’affranchir des combustibles fossiles.
C’est une transition à laquelle on se
prépare lentement”, affirme-t-elle.
Minik Rosing travaille avec des
chercheurs pour faire en sorte
que la farine de roche glaciaire
issue des eaux de fonte, riche
en nutriments, puisse nourrir
les terres agricoles et, en même
temps, absorber le CO2 présent
dans l’air. “Avec l’énergie hydrau-
lique et mon projet, nous pouvons
créer quelque chose de positif dans
le domaine climatique”, estime-t-il.
Il espère que le courant marin
tiède qui longe le Groenland se
maintiendra. Car, “s’il s’arrêtait, le
climat pourrait finir par se refroidir
au lieu de se réchauffer”.
—Mette Guldagger,
publié le 25 février
36. TRANSVERSALES
SCIENCES
Du plastique
jusque dans les fœtus
Santé. Des chercheurs ont démontré la présence de microplastiques
dans le placenta et le liquide amniotique de femmes enceintes,
soulignant l’omniprésence de ces matériaux dans l’environnement.
—Respekt, extraits (Prague)
L
’idée est née en lisant un
article scientifique inti-
tulé “Plasticenta : la pre-
mière preuve de la présence de
microplastiques dans le placenta
humain”, publié en 2021 dans
une prestigieuse revue scienti-
fique. Pour la première fois, de
minuscules fragments de plas-
tique avaient été trouvés dans
le placenta de plusieurs femmes.
Il s’agissait du type de plastique
qu’on utilise pour fabriquer des
bouteilles en plastique, des embal-
lages alimentaires, des panse-
ments ou du vernis à ongles. “Cela
nous a fascinés”, se souvient le
docteur Ondrej Simetka.
Le placenta est en effet consi-
déré comme une barrière qui
permet de retenir mécanique-
ment les particules étrangères.
Mais est-il vraiment impossible
de passer à travers ce filtre ?
Pour répondre à cette question,
les chercheurs d’Ostrava [une
ville de l’est de la Tchéquie] ont
décidé d’étudier le liquide amnio-
tique de femmes enceintes. Et,
en décembre 2023, ils ont été
les premiers à démontrer que de
minuscules particules de plas-
tique s’y trouvaient également,
prouvant ainsi qu’elles peuvent
bien traverser le placenta.
Territoire inexploré. Cela
signifie que ces microparticules
se trouvent aussi dans le corps
de l’enfant à naître. Le liquide
amniotique contenant en partie
de l’urine du bébé, il est probable
que les plastiques passent avec le
sang de la mère à travers le pla-
centa dans le fœtus, et de là dans
le liquide amniotique.
On ne sait pas encore précisé-
ment quels dommages les plas-
tiques peuvent causer au corps
humain. Néanmoins, un cer-
tain nombre de maladies allant
des troubles immunitaires au
cancer sont évoquées. Bien que
la pollution plastique soit deve-
nue une réalité palpable, nous
entrons dans un territoire inex-
ploré. “Deux tiers des plastiques ont
été produits après 2000. Ni vous ni
moi n’y avons été exposés pendant la
majeure partie de notre vie, contrai-
“Les enfants
d’aujourd’hui
naissent dans un
monde de plastique.”
Tomas Cajthaml,
CHIMISTE ET TOXICOLOGUE
rement aux enfants d’aujourd’hui
qui, eux, naissent dans un monde
de plastique”, explique le chimiste
et toxicologue Tomas Cajthaml,
directeur de l’Institut de l’environ-
nement à la faculté des sciences
de l’université Charles, à Prague.
Les microplastiques sont des
particules de matière plastique
d’une taille inférieure à un demi-
centimètre, souvent même plus
fines qu’un cheveu humain. Ils
pénètrent dans l’environne-
ment par de nombreuses voies.
Les déchets tels que les sacs en
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
plastique, les sachets ou les bou-
teilles en PET [polytéréphta-
late d’éthylène] se décomposent
progressivement en morceaux
de plus en plus petits, jusqu’à
former des microplastiques.
D’autres sont libérés dans les
machines à laver, par exemple par
les vestes polaires, les lessives, ou
s’échappent des lave-vaisselle et
passent, sans être retenus par les
stations d’épuration, dans les eaux
des rivières et des mers.
Les microplastiques pénètrent
dans notre corps via les ali-
ments, l’eau que nous buvons,
l’air que nous respirons, la
peau et même le vagin et
l’anus. On en trouve dans
le sang, sur les amygdales,
dans les intestins, y com-
pris le tube digestif du
fœtus, dans les matières
fécales, dans le lait mater-
nel et dans les substituts
artificiels.
Experte en risques liés aux
nanomatériaux, Jana Kukutschova
et ses collègues de l’Université
technique d’Ostrava ont décou-
vert, en étudiant des tissus et
des fluides corporels humains,
des particules de tungstène
dont les dimensions ne dépas-
saient pas quelques dizaines de
nanomètres (des milliardièmes
de mètre) à l’intérieur d’un glo-
bule rouge provenant d’un glio-
blastome, une tumeur cérébrale
très agressive. Le tungstène est,
certes, un métal, mais le fait que
le globule en question provenait
du corps d’un soudeur régulière-
ment en contact avec cet élément
démontre de manière troublante
la capacité des particules fines à
s’infiltrer dans toutes les parties
du corps humain.
Concernant les microplas-
tiques, les plus dangereux sont
ceux dont la taille est inférieure
à 20 micromètres, soit 20 mil-
lièmes de millimètre. Selon
Tomas Cajthaml, ce sont eux
qui pénètrent dans l’organisme.
Les microplastiques de moins de
1 micromètre passent
alors directement
dans la cellule et sont
toxiques. “Nous ne
sommes pas encore
en mesure de pré-
dire exactement ce
qu’ils peuvent provo-
quer. Cela pourrait
être n’importe quoi”,
précise-t-il.
↙↓ Dessin de Kountouris
paru dans Efimerida Ton
Syntakton, Athènes.
C om me l’ajoute Ja n a
Kukutschova, les microplas-
tiques peuvent agir comme des
chevaux de Troie en introdui-
sant toute une série de produits
chimiques toxiques dans l’orga-
nisme. Par exemple, des métaux
lourds ou des résidus de médica-
ments dissous dans les eaux usées.
En outre, les microparticules
de plastique agissent non seule-
ment chimiquement, mais aussi
mécaniquement dans les cellules.
Elles perturbent les membranes
cellulaires et endommagent les
mitochondries, qui fournissent
de l’énergie à la cellule. Elles
déclenchent une cascade de pro-
cessus nocifs qui peuvent endom-
mager l’ADN et provoquer un
cancer ou d’autres maladies.
“Étude effrayante”. La bonne
nouvelle, c’est que, pour que cela
se produise [à l’échelle du corps
humain et pas seulement en labo-
ratoire], il faudrait des concen-
trations qui ne semblent pas
réalistes. On pense qu’il n’y a pas
de telles quantités de microplas-
tiques dans les cellules humaines.
Mais c’est justement ce “on pense”
qui interpelle. “Le problème fon-
damental est que nous ne savons
pas compter les microplastiques,
en particulier ceux dont la taille
est inférieure à 1 micromètre, et
que nous ne savons pas combien il
y en a réellement dans l’environ-
nement et dans nos tissus”, relève
Tomas Cajthaml. Et nous savons
encore moins comment cette
quantité augmentera dans les
années à venir…
La présence de plastiques dans
l’utérus des femmes enceintes est
un fait particulièrement inquié-
tant. C’est en partie durant la
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
période prénatale que se réa-
lise la programmation génétique
du futur individu. La séquence
d’ADN dans les cellules de l’en-
fant à naître est déjà donnée,
mais ce que l’on appelle l’épigéné-
tique entre en jeu : la façon dont
l’organisme lit les instructions
inscrites dans l’ADN, comment
les différents gènes sont activés
ou désactivés, etc. Quel rôle le
mélange de matières plastiques
peut-il jouer à cet égard?
Le matériel pour la recherche
sur le liquide amniotique, qui,
selon Ondrej Simetka, est “extrê-
mement intéressante et un peu
eff rayante”, a été obtenu par les
médecins d’Ostrava auprès de dix
femmes enceintes dont le liquide
amniotique s’est écoulé prématu-
rément. Lorsque cela se produit,
les médecins prélèvent des échan-
tillons du liquide amniotique,
identifient la cause du problème,
par exemple une inflammation,
et déterminent s’il y a lieu de
déclencher l’accouchement. “Nous
nous sommes dit : ‘OK, nous dis-
posons de liquide amniotique,
Les microplastiques
de moins de
1 micromètre passent
dans la cellule
et sont toxiques.
examinons-le avec le consente-
ment des patientes.’ Car prélever
du liquide amniotique sur une femme
qui ne souff re d’aucune complica-
tion n’est pas possible”, explique
Ondrej Simetka, qui dirige la cli-
nique de gynécologie et d’obsté-
trique de l’hôpital universitaire
d’Ostrava.
Des microplastiques ont été
trouvés chez 9 des 10 patientes
examinées. Il s’agissait principa-
lement de particules d’une taille
comprise entre 10 et 50 micro-
mètres, le plus souvent consti-
tuées de polyéthylène, l’un des
plastiques les plus courants. Il est
notamment utilisé dans les embal-
lages alimentaires, les textiles, les
couches pour bébés, les sacs en
plastique ou encore comme adju-
vant dans le béton. Est-il possible
que la cause des problèmes de ces
femmes soit directement liée à
ces matières plastiques?
Selon Ondrej Simetka, il n’est
pas exclu que leur présence contri-
bue à perturber le fonctionnement
du placenta, pouvant ainsi théori-
quement retarder la croissance du
DÉCOUVREZ LA SÉLECTION
COURRIER INTERNATIONAL
SUR LA BOUTIQUE
Des risques Hors-séries
cardiovasculaires accrus
●●● Une étude parue le 7 mars dans The New England Journal
of Medicine démontre un lien entre la présence de minuscules
particules de plastique dans les vaisseaux sanguins et
un risque accru de maladies cardiovasculaires. Des chercheurs
ont trouvé un mélange de polyéthylène et de PVC dans plus
de la moitié des plaques de graisse prélevées dans l’artère
carotidienne de patients souffrant déjà d’athérosclérose
(une maladie des artères). Les personnes dont les plaques
contenaient ces microplastiques étaient 4,5 fois plus
susceptibles de subir un AVC, une crise cardiaque, ou même
de mourir au cours des trente-quatre mois suivant l’analyse
par rapport aux personnes dont les plaques étaient exemptes
de plastique. “Bien qu’une relation de cause à effet ne soit pas Atlas
établie, il s’agit de la première démonstration d’un lien existant
entre la pollution micro- et nanoplastique et la maladie chez
l’humain. C’est la véritable nouveauté de l’étude”, commente
dans Corriere della Sera Giuseppe Paolisso, coordinateur de
ces travaux et professeur de médecine à l’université Vanvitelli.
fœtus. Par ailleurs, les plastiques l’environnement, le reste étant
peuvent affecter l’endothélium, les constitué de déchets plastiques en
cellules qui tapissent la paroi des décomposition. En dehors de l’UE,
vaisseaux sanguins, ce qui peut d’autres pays, comme les États-
conduire à des complications voire Unis et le Japon, adoptent leurs
à une interruption de grossesse. propres lois, mais le problème
C’est ce que suggèrent des études reste énorme. Actuellement, Livres et BD
menées sur des souris, chez les- 450 millions de tonnes de plas-
quelles la présence de plastiques tique sont produites par an, et
a effectivement altéré la fonction cette quantité augmente de façon
du placenta. Reste à savoir si ces exponentielle. À cela s’ajoutent
résultats peuvent être transpo- les déchets qui se trouvent déjà
sés à l’humain, et c’est justement dans la nature et ne se sont pas
ce que les médecins d’Ostrava encore décomposés, comme la
s’emploient à vérifier. Ils étu- décharge flottante du Pacifique.
dient, par exemple, dans quelle Et puisque aucune solution
mesure l’écoulement prématuré rapide ou miracle ne se profile à
de liquide amniotique est lié à l’horizon, c’est à chacun d’entre
une infection ou à la présence nous qu’il appartient d’atténuer,
de matières plastiques. ne serait-ce qu’un peu, les risques
de l’ère du plastique, en recon- Et aussi :
Microbilles interdites. En sidérant certaines de nos habi- - DVD
attendant, les efforts visant à
résoudre le problème s’intensi-
tudes au quotidien et notre mode
de consommation.
- PUBLICATIONS NUMÉRIQUES
fient. L’automne dernier, l’Union —Martin Uhlir, - NOS NOUVEAUTÉS…
européenne a approuvé l’interdic- publié le 18 janvier
tion de la production de microplas-
tiques et de leur utilisation comme
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360
38. Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024

MAGAZINE
La joyeuse démesure du “mor lam” • Culture ..... 42
Danemark, le boom de l’anglais • Littérature. ... 44
Mouchot, le pionnier du solaire • Histoire ..... 46

SAINTE HORREUR
À NOLLYWOOD
L’industrie nigériane du cinéma a toujours aimé l’épouvante. Depuis
les années 1990, elle multiplie les productions mettant en scène la lutte des forces
du bien contre l’appât du gain et l’appel de Satan. Des histoires qui font écho
à l’essor des églises évangéliques. —New Lines Magazine, extraits (Washington)
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024 360o. 39

SOURCE
NEW LINES MAGAZINE
Washington, États-Unis
newlinesmag.com
Créé en 2020, ce site émane du think
tank américain Newlines Institute for
Strategy and Policy. Son rédacteur en
chef, Hassan Hassan, grand spécialiste
de l’État islamique, est le directeur
du cercle de réflexion. “Magazine local
sur l’actualité mondiale”, il entend
donner en priorité la parole à
des auteurs qui connaissent intimement
le terrain et les sujets dont ils parlent
dans leurs articles.

A
ndy Okeke, un courtier nigérian à qui la
fortune ne sourit plus, cherche désespéré-
ment à gagner de l’argent et à se sortir de la
misère. Son épouse Merit, qui fait vivre la
famille, est pour lui une source inépuisable
d’encouragement.
Par une après-midi humide, Andy croise Paulo, un ami
du lycée, qui s’arrête à sa hauteur dans une Mercedes
jaune. Le costume fripé d’Andy fait pâle figure à côté
de ce que porte Paulo, une ample agbada blanche, tenue
traditionnelle des Yoruba. Andy se confie à son ami.
Paulo le rassure : “Je vais te montrer comment gagner de
l’argent, mais tu dois me promettre que tu ne flancheras pas.”
Andy ne comprend vraiment le sens de ce que lui a dit
Paulo que des semaines plus tard, quand il se retrouve
face à une secte sataniste dont les membres sacrifient
leurs êtres chers en échange de la réussite. Une fois
initié, Andy reçoit l’ordre de sacrifier sa douce moitié
afin de s’assurer des “richesses sans fin”.
Après avoir tenté, en vain, de faire passer une pros-
tituée pour son épouse, Andy, à contrecœur, offre au
culte Merit, dont le sang est prélevé avec une grande
seringue, puis versé dans une calebasse partagée entre
tous les membres. Enfin riche, Andy devient un as
de l’import-export. Mais sa toute nouvelle fortune
déclenche une succession d’événements inquiétants
– provoqués par l’apparition de Merit – qui finissent
par le pousser à la folie.
Pendant ce temps, la prostituée qu’Andy a voulu
sacrifier à la place de son épouse est entrée en religion.
Quand elle aperçoit Andy sur un tas d’ordures dans la
rue, elle réunit son pasteur et les fidèles de sa congré-
gation, qui prient avec ferveur afin qu’il soit délivré.
Quand il émerge de son hébétude satanique grâce à
leurs prières, Andy renoue avec le Christ.
Andy Okeke, incarné par l’acteur nigérian Kenneth
Okonkwo, est le héros de Living in Bondage [“Enchaîné”],
un thriller fantastique réalisé par Chris Rapu et sorti
en 1992 [directement en cassette VHS]. Filmé en igbo,
une des principales langues des ethnies orientales du
Nigeria [et sous-titré en anglais], Living in Bondage avait
séduit un large public, qui avait appelé de ses vœux la
production d’une deuxième partie [sortie en 1993]. Les
vidéoclubs, submergés par les réclamations des consom-
mateurs, avaient même dû afficher des pancartes disant :
“Living in Bondage II n’est pas encore sorti.”
Living in Bondage est considéré comme étant à l’ori-
gine de l’industrie cinématographique nigériane, souvent
connue sous le nom de Nollywood. Après l’énorme réus-
site du film, le cinéma d’horreur a explosé au Nigeria.
Familièrement décrites comme des films occultes, ces
productions traitent des tensions entre le christianisme
et les religions traditionnelles africaines, et entre le
matérialisme et la foi – des tensions alors bien pal-
pables dans le pays, à un moment où certaines sectes
bien réelles faisaient les gros titres de façon dramatique.
Parmi les grands films d’horreur notables de l’époque,
citons Nneka, The Pretty Serpent [“Nneka, la beauté du
serpent”, 1994], où une femme fatale prend le contrôle
de l’esprit de riches hommes mariés, et Narrow Escape
[“De justesse”, 1999], qui dépeint un affrontement
titanesque entre un prêtre catholique au bout du rou-
leau et la secte de son père. Ces films ont fait sen-
sation dans le pays, tout autant que les productions
hollywoodiennes Rosemary’s Baby et L’Exorciste dans
les années 1960 et 1970.
Le scénario de ces films d’horreur de Nollywood
tourne souvent autour d’une fraternité d’hommes
malintentionnés, prêts à sacrifier des innocents en
échange d’argent facile ou pour réussir dans les affaires.
Vivant dans des demeures somptueuses, propriétaires
d’un parc de voitures de luxe, les membres des → 40

← Silence, ça tourne à Nollywood (octobre 2015).

Photo Glenna Gordon/The New York Times

↓ Avec le temps, le cinéma nigérian

s’est ouvert à d’autres genres.
Ici, sur le plateau d’un film policier (2007).
Photo Tadej Znidarcic/REDUX-REA

↑ Les productions locales sont prisées

dans toute l’Afrique, et au-delà CINÉMA
(ici, tournage en 2014).
Photo Andrew Esiebo/PANOS-REA
40. 360o
39 ← sectes que ces longs-métrages mettent en scène
affichent outrageusement leur fortune lors d’événements
publics. Mais leur prospérité est de courte durée, car
ils se retrouvent bientôt confrontés à de mystérieuses
maladies et à une mort imminente, conséquence de
leurs profits mal acquis.
Parfois, comme dans le cas d’Andy dans Living in
Bondage, un membre du culte parvient à échapper à
ces répercussions mortelles en demandant l’aide d’une
Église, prouvant ainsi la suprématie du christianisme. Il
était courant que ces films concluent leur scène finale
par la phrase “Grâce soit rendue à Dieu”.
P
our représenter les sacrifices sanguinolents
dans ces films occultes, les réalisateurs avaient
recours aux images de synthèse. Mais, là où
les films d’horreur occidentaux se servaient
d’effets spéciaux et de maquillages complexes
pour transformer les acteurs en monstres et
méchants terrifiants, les protagonistes des productions
nollywoodiennes n’avaient besoin que de tenues tra-
ditionnelles noires ou rouges pour faire forte impres-
sion : avec des accessoires comme des calebasses et
des masques effrayants, elles leur conféraient un côté
surnaturel. Et, comparé au rythme haletant de son
équivalent occidental, avec ses carnages et ses effets
de surprise, le cinéma d’horreur nigérian misait sur des
scènes lentes et développait les personnages à l’aide de
longs dialogues plutôt que par l’action.
Si la plupart des films d’horreur produits au tout début
de Nollywood cherchaient à divertir le public tout en
le faisant frissonner, ils étaient aussi didactiques, dans
une large mesure, et mettaient en garde contre l’appât
omniprésent du gain, caractéristique de la “loterie éco-
nomique” monstrueusement inique des années 1990,
quand régnait la loi du plus fort.
Longtemps avant Nollywood, le surnaturel était
déjà un artifice narratif dans certains des plus anciens
films nigérians. Dans les années 1970, le pays a vécu un
boom pétrolier qui a entraîné un afflux de liquidités et
fait du cinéma un passe-temps national. Beaucoup de
foyers se sont acheté une télévision pour la première
fois et ont pris l’habitude de se rendre régulièrement
dans les salles obscures. L’orgie de pétrodollars était
telle que le militaire au pouvoir à l’époque [de 1966 à
1975], le général Yakubu Gowon, aurait eu cette célèbre
réplique : “Le problème du Nigeria, ce n’est pas de se pro-
curer de l’argent, mais de trouver comment le dépenser.”
Des centaines de maisons de production ont fait leur
apparition dans les grandes villes du pays, y compris à
Lagos et à Ibadan. Cette explosion de créativité a été
de courte durée. Quand le marché mondial du pétrole
a fléchi, au début des années 1980, les revenus pétro-
liers du Nigeria ont chuté de 23,4 milliards de dollars
en 1980 à 9 milliards en 1983. Les régimes militaires qui
se sont succédé ont imposé une série de mesures d’aus-
térité afin d’inverser cette tendance à la baisse, entre
autres à l’aide d’un programme d’ajustement structu-
rel lancé en 1986, qui a provoqué la dévaluation de la
devise du pays.
Les fluctuations du taux de change ont eu un impact
catastrophique sur l’industrie cinématographique nigé-
riane. Pour les producteurs nationaux, il est devenu
hors de prix d’importer de la pellicule, tandis que les
coûts de postproduction et de montage à l’étranger cre-
vaient le plafond. Très vite, le public a déserté la plu-
part des cinémas. Alors que les crises s’accumulaient,
la production de films est devenue une entreprise tout
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
sauf rentable, et, dans les années 1980, la production
de films sur celluloïd a cessé au Nigeria.
À la même époque, les mesures d’austérité ont infligé
de terribles maux socio-économiques au public nigérian
et ont été à l’origine d’une vague néopentecôtiste qui
s’est répandue dans tout le pays, apportant, au moins
en partie, du baume au cœur à une population désespé-
rée. Avant cela, les pentecôtistes nigérians englobaient
aussi bien le mouvement indigène Aladura (ou “prati-
ciens de la prière”) que des Églises étrangères dont l’in-
fluence se développait à partir du Royaume-Uni et des
États-Unis. Dans les années 1980, de nouvelles Églises
interconfessionnelles se sont créées à partir de frater-
nités universitaires composées d’étudiants partageant
les mêmes valeurs et qui priaient ensemble.
Avec pour socle le baptême du Saint-Esprit, ces Églises
pentecôtistes mettaient l’accent sur la guérison divine,
la délivrance de malédictions surnaturelles et la théolo-
gie de la prospérité [selon laquelle l’aisance financière
des chrétiens est un signe de santé spirituelle, quand
la pauvreté est le signe d’une défaveur divine ou d’une
malédiction]. Pour ces prédicateurs, le baptême du Saint-
Esprit se traduit par la glossolalie, quand les fidèles se
mettent à proférer des syllabes rythmées [incompré-
hensibles] – ce que l’on appelle également “parler en
langues”, comme les apôtres le jour de la Pentecôte.
Cette nouvelle élite de pasteurs formés à l’université
s’est calquée sur le modèle de télévangélistes américains
de renom. Le plus souvent, un petit groupe de fidèles
se retrouvait au domicile d’un pasteur pour regarder
des cassettes vidéo de ces télévangélistes importées
des États-Unis. Suivant l’exemple de ces derniers, les
jeunes prédicateurs nigérians enregistraient leurs ser-
mons et leurs chants sur des cassettes vidéo, qui étaient
ensuite copiées et vendues aux membres de leur congré-
gation. Tout ce qu’il fallait, c’était un caméscope bon
marché pour tourner des vidéos et un magnétoscope
pour les copier et les distribuer.
Les convertis étaient exhortés à regarder ces cas-
settes pour y trouver une inspiration divine et renfor-
cer leur foi dans la parole de Dieu. De plus, désormais
désignés comme des “chrétiens renés”, ils étaient mis
en garde contre toute association avec les “mécréants”
CERTAINS FILMS VONT
JUSQU’À CITER JÉSUS-CHRIST
COMME PRODUCTEUR EXÉCUTIF
AU GÉNÉRIQUE.
afin d’éviter de retomber dans leurs anciens travers.
Parmi ces groupes pentecôtistes se trouvait l’Ambas-
sade du Christ, au style évangélique tout en séduc-
tion, mais aussi la Montagne de feu et les Ministères
des miracles, prompts à d’interminables sessions de
prières virulentes et à des jeûnes fréquents.
Grâce au seul volume de leur production de vidéos
religieuses qui servaient de vecteurs d’évangélisa-
tion, ces jeunes pasteurs charismatiques ont ouvert
la voie à la culture vidéo nigériane. Un grand nombre
de Nigérians modestes ont connu leur première expé-
rience de la VHS et de la télévision grâce à ces cassettes
évangéliques. Cette nouvelle forme d’évangélisme était
radicalement différente des Églises classiques plus
anciennes, avec leur christianisme stéréotypé. Dans
les faits, l’élite néopentecôtiste s’opposait à la pratique
↑ Living in Bondage : Breaking Free, suite du film
culte sorti en 1992, a de nouveau emmené
le public au cœur d’une secte sataniste.
des premières Églises Aladura, soupçonnées de mainte-
nir des liens avec les religions africaines traditionnelles.
Entre-temps, l’atmosphère politique du pays s’était
sérieusement détériorée. Sous la longue dictature mili-
taire du général Ibrahim Badamosi Babangida (1985-1993),
puis du général Sani Abacha (1993-1998), la mauvaise ges-
tion, l’oppression et les troubles sociaux se sont aggra-
vés. L’économie du Nigeria s’est effondrée et était sous
le coup de sanctions occidentales. Avec des effets désas-
treux – l’inflation montait en flèche, de même que le chô-
mage, les infrastructures sociales étaient à l’abandon, la
violence était omniprésente, et la criminalité prospérait.
Dans ce chaos, une classe de nouveaux riches a fait son
apparition, en particulier dans l’est du pays, des gens aux
revenus douteux qui utilisaient leur argent pour ache-
ter des chefferies très convoitées.
En 1996, des émeutes ont éclaté dans la ville d’Oweri,
dans le sud-est du Nigeria, après le meurtre d’Anthony
Okoronkwo, un garçon de 11 ans assassiné par les membres
d’une secte, les Scorpions noirs. Les émeutes d’Oto-
koto – du nom de l’hôtel où les ravisseurs d’Okoronkwo
l’avaient décapité, lui avaient tranché le pénis et arraché
le foie – ont suscité une immense colère quand d’autres
cadavres mutilés ont été découverts, les victimes ayant
été tuées avec la même sauvagerie et enterrées par des
membres de la secte. L’affaire a fait la une des journaux
et profondément traumatisé le pays.
Cette convergence de plusieurs facteurs – dépression
économique, conditions de vie de plus en plus rudes
et règne de la violence – a poussé beaucoup de gens à
rejoindre les Églises pentecôtistes, qui promettaient une
certaine sécurité.
C’est avec la diffusion de cassettes dans les foyers nigé-
rians par les pasteurs néopentecôtistes, associée aux faibles
coûts de production des vidéos, contrairement aux films
sur pellicule, que s’est peu à peu développé Nollywood.
L’arrière-plan sociopolitique a d’ailleurs inspiré la produc-
tion de Living in Bondage et d’autres longs-métrages pré-
curseurs du cinéma d’horreur de Nollywood. Ces récits
sanglants illustraient souvent l’idée, très répandue dans
les années 1990, que les richesses étaient essentiellement
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
PLAYNETWORK STUDIOS
→ Affiche de
Living in Bondage.
concentrées entre les mains d’un cercle impénétrable
d’hommes dangereux qui n’hésitaient pas à sacrifier
leurs congénères sur l’autel de l’argent.
Le mouvement pentecôtiste exerçant un attrait crois-
sant, il a aussi séduit des cinéastes. Dans un entretien
accordé en 2000 au Guardian nigérian, Okey Ogunjiofor,
producteur de Living in Bondage, disait avoir eu l’idée
du film quand son pasteur lui avait recommandé de
renouer avec son premier amour. Certains des films
marquants tournés à cette époque rendaient même
hommage à Jésus-Christ en le mentionnant comme
producteur exécutif au générique.
Dans le sillage du succès de ces premiers films occultes,
l’industrie du cinéma s’est rapidement transformée
en un outil efficace de diffusion du pentecôtisme à
un public plus important. Plusieurs groupes pentecô-
tistes se sont impliqués dans Nollywood, des pasteurs
sont devenus réalisateurs, voire acteurs. Au tournant
du xxie siècle, presque toutes les Églises pentecôtistes
du pays participaient à des vidéos promotionnelles,
créant ainsi un marché de niche conséquent pour les
films amateurs chrétiens.
Helen Ukpabio était membre de ce groupe d’auteurs
chrétiens. Née en 1969 dans l’est du Nigeria, Ukpabio a
suivi une formation de sage-femme avant de se lancer
dans le cinéma. Elle prétend avoir été promise à Lucifer
quand elle était adolescente, et, depuis les années 1990,
elle s’est lancée dans une quête visant à exposer au grand
jour les secrets de Satan et à exorciser les gens possé-
dés par des démons. En 1992, elle a fondé les Ministères
de l’évangile de la fondation de la liberté, dont le siège
se trouve à Calabar, capitale régionale dans le sud du
pays. Elle adorait prêcher contre les enfants, clamant
par exemple : “Si un enfant de moins de 2 ans hurle dans
la nuit, s’il ne cesse d’avoir de la fièvre tandis que sa santé
se dégrade, il ou elle est un serviteur de Satan.” En 2014,
ses opinions extrémistes et ses campagnes de chasse
aux sorcières lui ont valu d’être interdite de séjour au
Royaume-Uni, où elle organisait régulièrement des messes.
Travaillant avec des réalisateurs et des acteurs laïcs
dans les années 1990, Ukpabio a produit des films qui
↑ Un magasin de Lagos spécialisé dans la vente et la location
de films nollywoodiens, en VHS ou en DVD (2007).
Photo Tadej Znidarcic/REDUX-REA
puisaient leur inspiration dans des versets bibliques
et décrivaient un monde caché et sinistre, celui des
enchantements démoniaques, comme dans Highway
to the Grave [“Autoroute vers le tombeau”, 2000], réa-
lisé par Teco Benson. Ce thriller érotique raconte l’his-
toire de Sonia Cacchus (incarnée par l’ancienne reine de
beauté Regina Askia), qui entraîne dans la mort des for-
nicateurs grâce à ses charmes. Quand Sonia s’en prend
au riche chef Tarkon, elle se heurte à la résistance de
l’épouse vertueuse de ce dernier, qui appelle son Église
à l’aide. Comme dans d’autres thrillers représentatifs de
ce type, Sonia finit par être chassée en enfer après de
ferventes prières, et le film se conclut par une citation
du Livre des proverbes.
D
e 1992 à 2002, les longs-métrages traitant du
surnaturel, genre courant dans l’industrie
cinématographique de l’époque, ont proliféré.
D’après les données du National Film and
Video Censors Board (NFVCB), l’institution
chargée de réglementer Nollywood, au moins
3 723 vidéos ont été approuvées et diffusées de 1993
à 2002. Rien qu’en 2001, le NFVCB a autorisé et sorti
1 035 films en vidéo, une hausse ahurissante par rapport
aux 750 films diffusés en 2000. Parallèlement à cette
profusion, le pentecôtisme a connu une croissance
exponentielle dans le pays. Rassemblant des fidèles
d’ethnies diverses, les Églises sont devenues un marché
essentiel pour ces films. Dans le même temps, les spec-
tateurs ont de plus en plus adopté une attitude hostile
vis-à-vis d’autres convictions religieuses, considérées
comme maléfiques et occultes.
L’époque du cinéma d’horreur à la Living in Bondage est
aujourd’hui vue comme un âge d’or. Doté d’un plus grand
professionnalisme, le secteur s’est réinventé, et tandis que
le Nigeria se tourne toujours plus vers Internet, la cohorte
de films sortis avant la fin des années 2000 fait figure de
relique d’une ère de naïveté et d’improvisation, surnom-
mée le “vieux Nollywood”, même si les peurs que suscite
l’occulte perdurent dans la société nigériane. Les histoires
de sacrifices sanglants se répandent toujours comme des
360o. 41
traînées de poudre. Presque chaque semaine, des images
de jeunes Nigérianes massacrées par leurs compagnons,
et dont les organes vitaux ont été monnayés contre de
l’argent facile, circulent sur WhatsApp et Facebook. Les
enfants sont encore victimes de chasse aux sorcières.
Si le nouveau Nollywood a gagné en professionna-
lisme et s’est ouvert à d’autres genres – les réalisateurs
proposent des scénarios complexes allant du thriller à
la comédie romantique –, l’horreur effectue toutefois
son grand retour. À l’occasion du dernier Halloween,
The Origin : Madam Koi-Koi [“Les origines : Madame
Koi-Koi”] est devenue la première production d’hor-
reur nollywoodienne diffusée sur Netflix [dans cer-
tains pays, mais pas en France]. Ce thriller fantastique
en deux parties s’inspire de Lady Koi Koi, une légende
urbaine populaire, dont le nom viendrait du claquement
de ses talons. Dans le folklore nigérian, Lady Koi Koi est
censée hanter les dortoirs des lycées la nuit. Un esprit
vengeur la possède depuis qu’elle a été violée et assas-
sinée par les jeunes d’un village, et elle exécute souvent
les coupables d’abus sexuels.
Même Andy Okeke a réussi à faire son retour au
xxie siècle, dans une suite intitulée Living in Bondage :
Breaking Free [“Enchaîné : la libération”], sortie en 2019.
Toujours joué par un Okonkwo aujourd’hui vieillis-
sant, il est devenu un homme de Dieu réputé. Mais son
passé le tourmente, et il vole à la rescousse de Nnamdi,
son fils unique. Jeune et désespéré comme l’était autre-
fois son père, Nnamdi est poussé vers l’occulte par son
désir de richesse.
Réalisé par Ramsey Nouah, Living in Bondage : Breaking
Free conserve ce qui faisait l’essence du premier film,
mais sous une forme différente. Il parvient habilement
à un équilibre entre ce que ressentent les jeunes géné-
rations vis-à-vis de la richesse et la question de classe,
et les crises historiques qu’a vécues le pays, comme les
émeutes d’Otokoto. Comme son prédécesseur, le film
a dominé le box-office et est devenu un des films nigé-
rians les plus rentables de tous les temps.
—Kingsley Charles,
publié le 26 janvier
42. 360o
culture.
—The Straits Times (Singapour)
C
’est un océan de paillettes et de
plumes qui s’anime lorsque, en
coulisses, les artistes se faufilent
entre les tentes qui leur tiennent lieu de
loges et les immenses cars qui font office
de logements. Certains papotent en trot-
tinant dans leur costume de lumière ;
d’autres peaufinent leur maquillage ou
ajustent leur imposante coiffe étincelante.
Le spectacle de Rabiab Watason, un
groupe de mor lam, commence bien-
tôt, à 22 heures, et il durera huit heures,
explique Sumitsak Phonlam, chef de la
troupe. “Un concert normal se terminerait
à minuit. Mais le mor lam est quelque chose
de hors norme.”
La tradition du mor lam – qui signifie
“maître du chant” en thaï – plonge dans
la musique folklorique de la région d’Isan,
dans le nord-est de la Thaïlande, et du
Laos voisin. Ces spectacles mêlent géné-
ralement danse, chant et récitals de poésie.
Sur la route. À 60 ans, Sumitsak, plus
connu sous son surnom de “Por Pia” [“Père
Pia”], organise des tournées de 300 artistes
durant plusieurs mois à travers tout le
pays. C’est lui qui s’occupe des questions
de logement, de restauration, de salaires,
et du bien-être de la troupe en général. Il
explique : “Nous partons en général pour
au moins huit mois, donc nous sommes habi-
tués à vivre comme ça.”
Rabiab Watason est l’un des groupes
de mor lam les plus réputés de Thaïlande.
Créé en 1964, il compte dans ses rangs
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
La joyeuse démesure progressivement transformés en spec-
tacles étourdissants à mesure que le mor
lam devenait une carrière de plus en plus
du “mor lam”
viable et que ses troupes s’agrandissaient.
C’est aujourd’hui une profession plus ou
moins lucrative, selon le degré de sophis-
tication des productions et la présence
ou non d’artistes vedettes. Certains se
sont même constitués des communau-
tés de fans, à l’image des stars de K-pop.
Les bons mois, ils peuvent gagner jusqu’à
Ces spectacles mêlant chant, danse et poésie 1 million de bahts [environ 25 000 euros]
existent depuis des siècles dans le nord-est en cadeaux de la part de leurs admira-
teurs. Le salaire moyen dans un groupe
de la Thaïlande. Grâce aux réseaux sociaux de mor lam ne dépasse pas 30 000 bahts
et à la diaspora, ils connaissent un nouvel essor. [760 euros], précise Por Pia, ce qui est déjà
plus élevé que le salaire moyen à l’embauche
d’un étudiant sans diplôme du supérieur.
Por Pia a également vu l’arrivée d’une
des chanteurs, des acteurs, des danseurs qu’il est l’heure de repartir pour une pro- nouvelle génération d’artistes. Aujourd’hui,
et tout un bataillon de petites mains qui vince voisine. la majorité des membres de son groupe a
s’activent en coulisses pour faire tourner La veille de notre entretien, en décembre moins de 35 ans. “Bon nombre d’entre eux
cette immense machine : le personnel de dernier, le groupe se trouvait à Nam sont diplômés, certains attendent de trou-
restauration, les costumiers, les respon- Phong, un district du nord-est de la pro- ver du travail ou aiment simplement être
sables des lumières, les ingénieurs du vince de Khon Kaen, la région où est né sur scène”, dit-il. Certains ont dû revenir
son et les assistants chargés de monter et le mor lam moderne. La troupe avait été dans leur province après que leur projet
démonter les décors et multiples invitée par un temple. d’études ou de carrière a été contrarié
étages de la scène. “C’est comme SPECTACLE Le mor lam est probablement par la pandémie de Covid-19. La fille
si on voyageait avec tout un village”, résume apparu il y a plusieurs siècles dans la région de Por Pia, Darunee Phonlam, 28 ans, a
Por Pia, qui a pris la direction de la troupe d’Isan comme un divertissement de fin de ainsi commencé à chanter dans la troupe
après la mort de son père, en 2016. journée. Les paysans se réunissaient pour en 2021, quand la fermeture des fron-
Dès que le groupe arrive sur un nou- raconter leur journée et partager leurs tières l’a obligée à renoncer à ses études
veau site, de préférence une grande place peines. L’objectif était également d’in- en Nouvelle-Zélande. La vie sur la route
ouverte, ses membres se mettent à l’ou- suffler une dose de comédie et d’humour lui plaît et elle envisage aujourd’hui de
vrage comme autant de rouages accomplis- dans le quotidien de chacun, souligne la faire carrière dans le mor lam.
sant précisément leur tâche, déchargeant Thailand Foundation, une association créée Apparu dans le Nord-Est agricole et
tout le matériel, les costumes et les acces- par le ministère des Affaires étrangères. À l’une des régions historiquement les plus
soires. Puis, lorsque le soleil se lève, c’est l’origine informels, ces échanges se sont pauvres de Thaïlande, le mor lam a d’abord
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
été méprisé par les citadins des classes
moyennes et supérieures, qui le consi-
déraient comme de la musique “rurale”,
rappelle Sirisak Laochankham, profes-
seur assistant qui étudie le mor lam et
l’économie de la création. Puis, au fil des
années, à mesure que les spectacles évo-
luaient et que les gens de villes comme
Bangkok se familiarisaient avec le style
si unique du mor lam, cette perception
a changé elle aussi.
“La capacité d’adaptation, c’est dans
l’ADN des artistes de mor lam, c’est comme
ça qu’il survit depuis des siècles”, analyse
Sirisak, doyen de l’école d’administration
de l’université de Khon Kaen. Le réper-
toire des artistes s’est également étoffé et
ne se limite plus aux anecdotes du quoti-
dien ou à la littérature bouddhiste. On y
trouve désormais des récits folkloriques,
des chansons, des sketchs et même des
séquences évoquant le cabaret.
Les instruments à cordes et à vent,
notamment le khaen, un “orgue de bouche”
en bambou originaire du Laos, sont des
caractéristiques du mor lam. Ils sont
désormais accompagnés de guitares élec-
triques, de chansons occidentales et
même de morceaux de rap pour attirer
les jeunes. Les spectacles ont également
pris de l’ampleur, ainsi qu’en témoigne
Apparu dans une région
très pauvre, le mor lam
a beaucoup évolué.
Il intègre aujourd’hui rap
et guitares électriques.
←← Une représentation
de mor lam à Bangkok (mai 2015).
Photo Pornchai Kittiwongsakul/AFP
← La troupe Rabiab Watason
se prépare avant d’attaquer
huit heures de représentation
(décembre 2023).
Photo Tan Tam Mei/The Straits Times
la troupe de Rabiab Watason avec son
immense scène et son orchestre complet.
Ce soir à Nam Phong, le concert et les
stands et autres vendeurs ambulants ins-
tallés pour l’occasion ont attiré des mil-
liers de fans et de curieux. Parmi eux, un
jeune homme de 22 ans se faisant appeler
“Pod”. Employé dans une usine, il est venu
assister au concert avec des amis. “Nous
avons grandi en écoutant cette musique, ça
fait partie de notre héritage isan.”
“Jadis, je n’aurais jamais cru que ce genre
de musique deviendrait si populaire”, recon-
naît Por Pia. Après avoir connu son âge
d’or pendant les années 1960 et 1970,
quand de grands groupes comme Rabiab
Watason l’ont modernisé, le mor lam est
revenu sur le devant de la scène – et des
réseaux sociaux – pendant la pandémie.
Les restrictions liées au Covid-19 ont
obligé les artistes à se démener pour sur-
vivre, et Por Pia et sa troupe n’ont pas fait
exception. Dans l’impossibilité de partir
en tournée et devant faire vivre près de
300 personnes, Por Pia a encouragé ses
compagnons à trouver des emplois tem-
poraires dans d’autres secteurs. Une cen-
taine sont néanmoins restés et ont investi
le terrain numérique dans l’espoir de trou-
ver des revenus.
Des fans fervents. D’autres groupes
célèbres se sont tournés vers des plate-
formes comme YouTube ou Facebook
pour diffuser leurs concerts en direct aux
gens confinés chez eux. “On faisait payer
129 bahts [environ 3 euros] pour regarder le
spectacle en ligne, raconte Por Pia. Je pense
que ça a vraiment bien marché parce que les
gens se sont aperçus à quel point ils avaient
besoin des rires, de la joie et du divertisse-
ment qu’offrent ces spectacles.”
Puis bon nombre de fans ont continué
à exprimer leur soutien en venant assister
en personne aux concerts. “Nos fans disent
qu’ils nous aideront quoi qu’il arrive”, confie
Por Pia. Aujourd’hui encore, sa troupe est
présente sur les réseaux sociaux et diffuse
en direct certains de ses concerts.
Selon Sirisak, le regain d’intérêt pour
le mor lam est tangible en Thaïlande
depuis une dizaine d’années grâce à cer-
tains artistes largement suivis sur les
réseaux sociaux. C’est toutefois grâce à
la diaspora thaïe que le style a véritable-
ment explosé dans le monde, ainsi qu’au
nombre croissant d’artistes diffusant
360o. 43
leurs spectacles en ligne ou se produi-
sant à l’étranger.
Parmi les groupes apparus au début À la une
des années 2000, on peut citer Paradise
Bangkok Molam International Band, qui
associe des mélodies traditionnelles de
khaen et de phin (sortes de guitares thaïes)
et des sonorités occidentales comme des
guitares basses ou des percussions. Si,
du point de vue de Sirisak, ces musiciens
ne sont pas un groupe de mor lam au
sens strict, leur succès a permis de faire
connaître le genre dans le monde entier
à l’occasion de concerts ou festivals au
Royaume-Uni, en Pologne et aux Pays-
Bas. “Ils n’ont pas de chanteur mor lam,
mais ils ont contribué à diffuser le mor lam UN PREMIER MINISTRE “VRP”
sur la scène internationale”, résume-t-il. À son arrivée aux commandes
Certains lieux tiennent tellement à de la Thaïlande, en août 2023,
accueillir le groupe de Por Pia qu’ils les Srettha Thavisin, ancien promoteur
réservent entre deux et cinq ans à l’avance. immobilier, s’est fixé un seul cap :
La troupe a également reçu plusieurs invi- relancer l’économie du pays, mise
tations pour se produire à l’étranger, qu’il à mal par la pandémie de Covid-19.
espère voir se concrétiser bientôt. “Le public En attirant les investisseurs
international ne comprendra peut-être pas étrangers, ce qui a incité le magazine
les paroles de nos chansons, mais je suis sûr américain Time à lui consacrer
que les gens seront sensibles au charme et à la couverture de son édition datée
la mélodie du mor lam”, conclut-il. du 25 mars, sous le titre : “Le VRP”.
—Tan Tam Mei, Mais aussi en misant sur le soft
publié le 2 mars power du royaume – un comité
ad hoc a été mis sur pied
en octobre 2023. Les autorités ont
entre autres annoncé la création
SOURCE d’un “visa muay thaï” pour faciliter
le séjour des apprentis boxeurs
THE STRAITS TIMES venus de l’étranger. Des visas
Singapour, Singapour similaires pourraient être délivrés
Quotidien, 380 000 ex. à ceux qui aspirent à apprendre
straitstimes.com/global la danse classique, la musique
Fondé en 1845, le Straits Times ou même la cuisine thaïlandaises.
est le quotidien le plus lu de Une idée largement inspirée par
la cité-État. Journal anglophone la Corée du Sud et son “visa hallyu”
de référence en Asie du pour les fans de K-pop et de
Sud-Est, il adopte des positions K-dramas. Promouvoir les spectacles
proches du gouvernement de mor lam s’inscrit dans cet effort
singapourien mais offre pour renforcer le rayonnement
de bonnes analyses sur tous culturel du pays.
les pays voisins.
MONTÉE DE L’EXTRÊME
DROITE EN EUROPE
Le fantasme
de la ruée
migratoire
Illusions, confrontations,
CHEZ VOTRE MARCHAND
instrumentalisations
DE JOURNAUX – 8,50 EUROS
IMMIGRATION
Image : Hilary Balu
44. 360o
—Politiken (Copenhague)
V
ictoria Schapiro vient de faire ses
débuts d’écrivaine. Son livre com-
mence ainsi : “Let’s start from the
beginning. Twenty years ago, my mom, an
emotionally unavailable heavy metal fan
with low self-esteem and a messed up child-
hood, chose to have unprotected sex with
my dad, a kid at heart who, for the most
of his life, could never fully commit to any-
thing but gambling” [“Commençons par
le commencement. Il y a vingt ans, ma
mère, une fan de heavy metal coupée de
ses émotions et manquant d’assurance
après une enfance difficile, choisit d’avoir
un rapport sexuel non protégé avec mon
père, un éternel gamin qui, l’essentiel de
son existence, ne sera jamais capable de
s’investir dans quoi que ce soit, sinon les
jeux d’argent”].
Le titre de l’ouvrage est F*ck Restrictions
and Your Mom Too [“J’emmerde les restric-
tions et ta mère aussi”, inédit en français].
En effet, elle a écrit son récit autobiogra-
phique en anglais, bien qu’elle soit née au
Danemark et qu’elle y vive. “Il se trouve
que c’est beaucoup plus naturel pour moi”,
explique cette autrice de 20 ans quand
on lui demande pourquoi.
Tendance nette. Elle raconte dans
son livre comment elle est devenue ano-
rexique à 14 ans, avant de réussir à s’en
sortir. Son style est franc, brut et amu-
sant. Son vocabulaire anglais s’inspire
beaucoup de ce qu’elle a lu sur les réseaux
sociaux. “Des expressions comme bubble
butt [‘petites fesses rondes’], badong-badong
boobs [‘seins badoum badoum’], baby girl
[‘gamine’] ou situationship [‘relation sans
contraintes’] sont difficiles à traduire en
danois. Or je les utilise tous les jours.”
Son ouvrage est un exemple remar-
quable de ce qui est en train de se des-
siner comme une tendance nette : les
livres en anglais prennent de plus en plus
de place sur le marché du livre danois.
L’an dernier, la plus grande librairie en
ligne du pays, Saxo, a constaté une nou-
velle hausse des ventes de livres rédigés
dans cette langue. Quelque 20 % des titres
des best-sellers étaient en anglais et, pour
la première fois, Saxo a vendu davantage
de livres en anglais que de livres en danois
pendant la dernière Black Week en date
[à la fin de novembre].
La principale chaîne de libraires du pays,
Bog & Idé, fait le même constat. En 2022,
la vente d’ouvrages en anglais a explosé,
favorisée par TikTok, où des jeunes du
monde entier partagent leurs expériences
de lecture via le hashtag #BookTok. Et,
en 2023, la vente de livres en anglais a
encore grimpé de 20 %. Plusieurs titres
en anglais se sont tellement bien vendus
qu’ils figuraient dans le top 10 des ventes
de livres.
no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
← Dessin de Sidsel Sorensen,
Danemark.
Le directeur de la maison d’édition
Gutkind, Jacob Soendergaard, est cepen-
dant préoccupé par cette évolution. Il
a récemment affirmé à Mediawatch [un
site danois payant, spécialisé dans les
médias] qu’elle pouvait constituer “une
bombe” pour la littérature traduite, car
le public cible d’un livre donné pourrait
opter pour la version originale en anglais,
souvent moins chère.
“Ça n’a rien de curieux
de voir, d’entendre et de lire
en anglais. Cette langue
est omniprésente autour
de nous.”
Victoria Schapiro, AUTRICE
“Quand la plupart des consommateurs
ciblés se sentent capables de lire un livre
en anglais, nous constatons qu’ils sont
aujourd’hui plus nombreux à l’acheter sous
cette forme, a-t-il affirmé. Cela incite aussi
davantage d’éditeurs étrangers à envisager
la publication d’éditions bon marché [direc-
tement en V.O.] sur le marché danois.”
Un récent rapport du panel livre au sein
du ministère de la Culture indique tou-
tefois que, alors que [dans le royaume]
de plus en plus d’ouvrages littéraires
Ces auteurs danois qui
sont traduits du norvégien, du suédois et
d’autres langues, le nombre de titres tra-
duits de l’anglais stagne. De 2009 à 2021,
préfèrent l’anglais
700 titres en anglais en moyenne ont été
traduits chaque année en danois.
Mais cela pourrait très bien changer
avec les habitudes de lecture de la jeune
génération. Comme le souligne Victoria
Schapiro, “ça n’a, en effet, rien de curieux
de voir, d’entendre et de lire l’anglais. Cette
langue est omniprésente autour de nous”.
Après qu’elle a livré son manuscrit en
La Danoise Victoria Schapiro, 20 ans, a écrit son premier anglais, l’éditeur [Alpha] lui a demandé
roman en anglais. L’indice d’un changement générationnel de le traduire en danois. L’ouvrage a ainsi
été publié simultanément dans les deux
qui pourrait secouer le secteur de l’édition. versions. Elles portent le même titre F*ck
Restrictions and Your Mom Too. Seule une
étiquette “version danoise” révèle la dif-
C’est surtout dans les villes dotées place jusqu’à présent dans sa vie. Elle n’a férence de langue.
de grands établissements d’enseigne- lu son premier livre en danois que l’an der- Il n’a pas été facile pour Victoria
ment – et donc d’un large lectorat jeune – nier. Elle explique s’identifier mieux aux Schapiro de restituer son livre en danois.
que de nombreux titres en anglais sont descriptions et aux sentiments lorsqu’ils “La tâche a été plus ardue que je ne le pen-
vendus. Ce qui est compréhensible, d’après sont exprimés en anglais. sais, en fait. L’humour transparaît mieux
Victoria Schapiro, puisque l’anglais fait Lorsqu’elle va dans une librairie, elle en anglais, alors qu’il devient un peu mince
partie intégrante du langage quotidien des se dirige généralement toujours vers les et sec une fois traduit.”
jeunes. “On y est constamment étagères de livres en anglais, Une notion comme body dysmorphia
exposé. Partout. Pas seulement LITTÉRATURE ou bien elle commande des est couramment utilisée en anglais, alors
sur les réseaux sociaux, mais aussi à la télé versions originales de livres qu’elle ne que le terme “dysmorphophobie” semble
et dans les films. L’argot, par exemple. Si on trouve qu’en traduction danoise. “Tout étrange, souligne Victoria Schapiro à
ne trouve pas un mot en danois, il suffit de simplement parce que je savoure davantage titre d’exemple. Elle pense d’ailleurs que
le dire en anglais. Les gens comprennent.” la lecture en anglais.” le groupe cible préférera acheter l’origi-
Son père lui a appris l’anglais, ainsi Il est trop tôt pour prédire ce que l’ap- nal en anglais. Et, en effet, dans un club
qu’à ses sœurs, alors qu’elles étaient très pétit des lecteurs danois pour les livres de lecture où elle a récemment discuté
jeunes. Puis, à l’adolescence, elle a fré- dans la langue de Shakespeare va signi- de son livre, ce sont les exemplaires en
IKON IMAGES
quenté un lycée de Copenhague où les fier pour l’offre de littérature et le sec- anglais qui ont tous été vendus.
cours sont dispensés en anglais. La lit- teur du livre au Danemark [pays peuplé —Birgitte Kjær,
térature danoise n’a pas eu beaucoup de de moins de 6 millions de personnes]. publié le 30 janvier
Nous réinventons le magazine

Sur nouvelobs.com
et chez votre marchand de journaux
 46. 360o
histoire.
PHOTO HERITAGE-IMAGES/OXFORD SCIENCE ARCHIVE/AKG-IMAGES
Augustin Mouchot,
pionnier oublié
de l’énergie solaire
XIXe siècle — France
Inventeur du moteur à vapeur alimenté
à l’énergie solaire en 1866, ce professeur
de mathématiques a consacré une grande
partie de sa vie à la promotion de cette
énergie comme solution de remplacement
au charbon. Sans grand succès.
Courrier international — no 1743 du 28 mars au 3 avril 2024
—Diário de Notícias (Lisbonne)
Q
uand on se met devant la tour Eiffel et
qu’on lève les yeux vers le premier étage,
on découvre une succession de noms ins-
crits en lettres dorées. Chacune des 4 façades
du monument en comporte 18, soit un total
de 72 noms – des personnalités des mathéma-
tiques, de la physique, de l’ingénierie, de l’ar-
mée et de la politique. La République française
a ainsi voulu honorer la mémoire de ses savants
sur une période allant de la Révolution, en 1789,
à 1889, date de la construction de la tour.
Une liste dont on déplore qu’elle exclue la
mathématicienne et physicienne Sophie Germain,
et ne rende pas au chimiste et botaniste Jean-
Baptiste Boussingault l’hommage qui lui était
dû. Si le fait que Sophie Germain était une
femme n’est pas étranger à la première omis-
sion, la seconde s’expliquerait par la longueur
du nom de l’intéressé : celui de toutes les per-
sonnes mentionnées fait moins de douze lettres.
Entre le naturaliste Georges Cuvier, le
chimiste Antoine Lavoisier ou l’astronome
Urbain Le Verrier figure l’ingénieur Joseph-
Louis Henri de Dion, responsable des struc-
tures métalliques de l’Exposition universelle
de 1878 à Paris. De mai à octobre 1878, près de
15 millions de visiteurs s’étaient pressés pour
contempler diverses réalisations en matière
d’agriculture, d’art, d’industrie et d’économie, et
36 pays étaient représentés. L’événement avait
pour ambition de redorer l’image de la France
après la crise provoquée par sa défaite lors de
la guerre franco-prussienne de 1870-1871.
Dans les semaines précédant l’ouverture de
l’Exposition, Joseph Louis Henri de Dion avait
fait la connaissance d’un inventeur, professeur
de mathématiques et de physique, qui avait
“dompté” les rayons du soleil près de dix ans
auparavant. Les travaux d’Augustin Mouchot,
né en 1825, seront d’ailleurs récompensés par
une médaille d’or lors de l’Exposition de 1878.
En cette époque bien éloignée des panneaux
solaires actuels, il avait présenté aux visiteurs un
moteur solaire qu’il avait mis au point en 1866
et perfectionné par la suite.
Ce moteur thermique était capable de convertir
l’énergie solaire en énergie mécanique. Il fonc-
tionnait grâce à un énorme réflecteur parabo-
lique associé à une chaudière en verre cylindrique
qui alimentait une petite machine à vapeur.
L’invention avait été présentée à Napoléon III
[mais avait disparu pendant le siège de Paris,
en 1870]. Mouchot travaillait en effet sur la
question depuis le début des années 1860, date
à laquelle il avait développé un cuiseur solaire.
Au fil des décennies, il va présenter à la com-
munauté scientifique et à la société civile de
nombreuses inventions (moteurs à vapeur, sys-
tèmes de réfrigération, pompes à eau et distil-
lateurs), toutes alimentées à l’énergie solaire,
selon lui inépuisable. La France dispose alors
d’un accès limité aux mines de charbon, et l’in-
venteur craint que les réserves de cette matière
première ne soient rapidement épuisées. Il
cherche donc à réduire la dépendance de son
pays aux importations de charbon. “Mouchot
↙ L’imprimerie solaire d’Abel Pifre,
ingénieur associé à Augustin Mouchot,
à la une du Petit Inventeur, vers 1927.
a inventé la première machine à vapeur qui fonc-
tionnait à l’énergie du soleil, elle convertissait
l’énergie solaire en mouvement mécanique utile”,
souligne Frank T. Kryza dans The Power of Light
[“La Puissance de la lumière”, non traduit en
français], un ouvrage paru en 2003.
Augustin Mouchot a eu le mérite de prolonger
les travaux d’un homme comme Horace-Bénédict
de Saussure. Ce physicien a étudié les effets calo-
rifiques des rayons solaires au xviiie siècle et mis
au point des fenêtres thermiques [des boîtes en
verre transparent contenant un thermomètre à
air]. Les travaux de Mouchot portent également
la marque des recherches de Claude Pouillet, un
physicien qui, en 1838, a conçu le pyrhéliomètre
pour mesurer le rayonnement solaire direct.
La France dispose d’un accès
limité aux mines de charbon,
et l’inventeur craint
que les réserves ne soient
rapidement épuisées.
Mouchot est l’“un des premiers savants à avoir
pris toute la mesure du potentiel immense de l’énergie
solaire pour répondre aux besoins de l’humanité”,
écrivait le chimiste français Daniel Lincot dans
un article intitulé “Pourquoi ne pas investir dans
des usines photovoltaïques ?” et publié dans le
quotidien Le Monde [qui appartient au même
groupe que Courrier international] en 2019.
Augustin Mouchot s’attire la reconnais-
sance des autorités françaises. L’année où il
présente son four solaire, il obtient des fonds
pour travailler à plein temps sur son inven-
tion, une structure qui utilise le rayonnement
solaire pour produire de hautes températures.
En octobre 1875, il présente à l’Académie des
sciences un four solaire d’une surface de 4 m2 .
En quelques années, il augmente la surface de
l’appareil et approche les 20 m2 .
À la fin des années 1870, Mouchot se rend
en Algérie française, qui jouit d’un ensoleil-
lement permanent, pour y poursuivre ses tra-
vaux avec l’ingénieur Abel Pifre, son associé. En
août 1882, ce dernier [qui lui a racheté ses bre-
vets] fait appel à un de ses récepteurs solaires
pour activer une machine à vapeur reliée à des
rotatives. Ce premier journal imprimé à l’énergie
solaire porte le titre approprié de Soleil-Journal.
Ce numéro unique et gratuit proclame en une :
“La conquête du soleil ou le nouveau Prométhée”.
Cependant, malgré l’enthousiasme suscité
par les découvertes de Mouchot, la France et le
Royaume-Uni concluent un accord qui relègue
le travail de l’inventeur à l’arrière-plan. Le
traité Cobden-Chevalier, qui instaure le libre-
échange entre les deux États, et l’amélioration
du réseau ferré favorisent l’approvisionnement
en charbon de la France et accélèrent le déve-
loppement industriel. Le gouvernement fran-
çais décide alors que l’énergie solaire n’est pas
rentable. Mouchot perd son financement et
retourne à l’enseignement des mathématiques.
Il meurt oublié de tous en 1912.
—Jorge Andrade,
publié le 4 mars
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