EUROPE LE FASCISME REPORTAGE — LA CORÉE

DU NORD EXPÉRIMENTE
EST-IL DE RETOUR ? LE CAPITALISME

Italie 5 € Japon 840 ¥ Maroc 40 DH

Espagne 5 € G-B 4,40 £ Grèce 5 €
Algérie 530 DA Allemagne 5,20 €

Pays-Bas 5 € Portugal cont. 5 €

Canada 7,50 $CAN DOM 4,90 €

Suisse 6,50 CHF TOM 850 XPF

Andorre 4,70 € Autriche 5 €
No 1463 du 15 au 21 novembre 2018

Afrique CFA 3 300 FCFA

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Tunisie 6,90 DTU

France : 4,50 €

Aux États-Unis et
ailleurs, le monde
politique se féminise.
Enquête sur une
tendance de fond

LES FEMMES AU POUVOIR

M 03183 - 1463 - F: 4,50 E

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 Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018 3

J. C. FRANCIS
ÉDITORIAL Sommaire
ÉRIC CHOL

Les voix Les sources Chaque semaine les journalistes de Courrier international sélectionnent
et traduisent des articles tirés de plus de 1 500 médias du monde entier. Voici la liste
des femmes exhaustive des journaux, sites et blogs utilisés cette semaine :

C
Asahi Shimbun Tokyo, quotidien. Bloomberg Business Week New York, hebdomadaire. The Conversation (theconversation.com/uk) Londres,
omment moi, simple serveuse, en ligne. Corriere della Sera Milan, quotidien. Daraj (daraj.com) Beyrouth, en ligne. Diario de Sevilla Séville, quotidien. Il Dubbio Rome,
quotidien. Financial Times Londres, quotidien. Foreign Policy Washington, bimestriel. The Guardian Londres, quotidien. Liberté Alger, quo-
je pouvais dire aux gens que j’allais tidien. Los Angeles Times Los Angeles, quotidien. Al-Modon (almodon.com) Beyrouth, en ligne. The New York Times New York, quotidien.
les représenter au Congrès ?” L’Orient-Le Jour Beyrouth, quotidien. Philippine Daily Inquirer Manille, quotidien. Politico Bruxelles, hebdomadaire. Rousski Reporter Mos-
cou, bimensuel. Shun Po Monthly (Hong Kong Economic Journal Monthly) Hong Kong, mensuel. The Wall Street Journal New York, quotidien.
s’interrogeait il y a peu Alexandria The Washington Post Washington, quotidien. El-Watan Alger, quotidien. Die Welt Berlin, quotidien. Die Zeit Hambourg, hebdomadaire.
Ocasio-Cortez. Depuis, la jeune candidate
démocrate d’origine portoricaine a été
élue haut la main à New York, devenant p.30 à la u ne

LES FEMMES AU POUVOIR

la benjamine de la nouvelle Chambre
des représentants, où siègeront désormais
plus de 100 femmes, un record historique.
Face à cette puissante vague féminine,
Donald Trump a du souci à se faire :
un sondage récent indiquait qu’il serait
battu à plate couture par Michelle Obama
si celle-ci optait pour une carrière La vague féminine historique
politique. Ce n’est apparemment pas des élections de mi-mandat aux
dans les intentions de l’ex-First Lady,
même si l’auteure de Devenir (Fayard), États-Unis va-t-elle s’amplifier ?
qui entame une tournée digne d’une Enquête sur un phénomène
rock star pour promouvoir son livre, mondial (The New York Times,
ne se prive pas de tacler l’actuel locataire
de la Maison-Blanche. Un an après The Conversation, Diario de Sevilla,
Financial Times et Al-Modon).
AGATA NOWICKA, POLOGNE

#MeToo, le combat des femmes

américaines se concrétise dans les urnes, Un débat à suivre au Forum
et le phénomène est loin de se limiter
aux États-Unis. Au Mexique, le nouveau mondial de la démocratie
président, Andrés Manuel López Obrador, de Strasbourg, en partenariat
a promis que son gouvernement avec Courrier international.
respecterait la parité. L’exécutif espagnol
a pris les devants, en nommant près
de deux tiers de ministres femmes. JAPON p.28
Pourtant, la carte politique du monde
reste masculine : on ne compte
qu’une vingtaine de femmes à la tête
En finir avec le mythe d’une nation “homogène”
d’un gouvernement ou d’un État. En raison d’une pénurie de main-d’œuvre, Tokyo envisage de créer une nouvelle catégorie de titre
Combien seront-elles dans dix ans ? de séjour pour les étrangers. Un tournant dans la société japonaise commenté par l’Asahi Shimbun.
“Les femmes comme moi ne sont pas censées
êtres candidates”, s’offusquait Alexandria
Ocasio-Cortez dans son clip de EUROPE p.16 p.46 360°
Peut-on parler d’un Quand Dieu est
campagne. Heureusement, la Nouvelle-
Zélande, pays pionnier pour le droit

retour du fascisme? fort dans ton corps

de vote des femmes (1863), continue
de montrer l’exemple. Le 21 juin,
la Première ministre, Jacinda Arden,
a donné naissance à une petite fille :
PISMESTROVIC, AUTRICHE

avec le soutien de son compagnon, Le magazine Rousski Reporter

Les points de vue a enquêté sur la pratique religieuse
elle prouve que même une chef de d’Il Dubbio,
gouvernement peut assumer pleinement du Corriere dominante en Ingouchie et en
famille et carrière. “C’est un message della Sera Tchétchénie : le soufisme.
d’espoir – les femmes peuvent briser les et de Die Zeit.
barrières et choisir leur propre chemin”,
l’a félicitée Helen Clark, ex-Première
ministre néo-zélandaise. ÉCONOMIE p.40
La Corée du Nord
En couverture :
expérimente
VLADIMIR D. SEVRINOVSKY

Alexandria Ocasio-Cortez lors

de la campagne pour les élections
sénatoriales de New York.
le capitalisme
Photo Mark Peterson/Redux-Réa. Un journaliste hongkongais s’est rendu
Matteo Salvini : dessin de Pismestrovic à Pyongyang en se faisant passer pour un
paru dans Kleine Zeitung, Autriche. investisseur. Le récit du Shun Po Monthly.
4.
SOMMAIRE
7 jours dans le monde
8. 11 novembre. Le symbole
d’un monde divisé
9. Philippines. La veuve
du dictateur Marcos enfin
condamnée
10. Controverse. Kosovo-Serbie :
faut-il modifier la frontière ?
D’un continent à l’autre
12. États-Unis. Trump, touché
mais pas coulé
14. Société. La résistance
du sexisme à la française
16. Europe. Débat : peut-on
parler d’un retour du fascisme ?
20. Arabie Saoudite.
La revanche des rigoristes
22. Égypte. Au pays des
mensonges
24. Algérie. De grâce,
Bouteflika, restez chez vous !
26. Afrique du Sud. Comment
Pékin fait taire les médias
28. Japon. En finir avec le mythe
d’une nation “homogène”
À la une
30. Les femmes au pouvoir
38. Signaux. Quels sont les pays
les plus paritaires ?
Transversales
40. Économie. La Corée du Nord
expérimente le capitalisme
44. Environnement. Main basse
sur les îles Salomon
360°
46. Reportage. Quand Dieu
est fort dans ton corps
50. Voyage. Tant qu’il y aura
des baobabs
52. Tendances. Crépuscule
d’un logo
54. Histoire. L’État-nation,
projet des élites
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
Édité par Courrier international SA, société anonyme
avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106400 €
SUR NOTRE SITE Actionnaire : La Société éditrice du Monde
courrierinternational.com Président du directoire, directeur de la publication : Arnaud Aubron
Directeur de la rédaction, membre du directoire : Éric Chol
L’horoscope de Rob Brezsny Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
Dépôt légal novembre 2018. Commission paritaire no 0722c82101.
Le signe de la semaine ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
Scorpion (23 octobre-21 novembre). Avec une superficie Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0) 1
46 46 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site
agricole équivalant à 0,4 % des terres arables web www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.
américaines, les Pays-Bas sont le deuxième exportateur com Directeur de la rédaction Éric Chol Directrice adjointe de la rédaction
Claire Carrard (16 58) Rédactrice en chef Hamdam Mostafavi (17 33) Rédacteur
alimentaire du monde, derrière les États-Unis. en chef adjoint Raymond Clarinard (16 77) Rédactrice en chef technique
Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31)
Pour réaliser ce tour de force, le pays a développé Conception graphique Javier Errea Comunicación
la culture sous serre et optimisé ses rendements édition Virginie Lepetit (chef d’édition, 16 12), Fatima Rizki (17 30) 7 jours dans
en misant sur des méthodes innovantes et écologiques. le monde Paul Grisot (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de
service, 16 95), Danièle Renon (chef de service adjointe, Allemagne, Autriche,
Il produit ainsi 50 tonnes de pommes de terre à l’hectare Suisse alémanique, 1622), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est
(contre une moyenne mondiale de 22 tonnes par hectare) de l’Europe, 16 36), Jean-Hébert Armengaud (Espagne 16 57), Sasha Mitchell
(Royaume-Uni, Irlande, 1974), Carole Lyon (Italie, Belgique 1736), Vincent Barros
tout en utilisant moins d’eau et de pesticides. Au cours (Portugal), Corentin Pennarguear (chef de rubrique, France, 16 93), Alexandre
Lévy (Bulgarie), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège, Suède), Alexia Kefalas
des douze prochains mois, ton efficacité n’aura rien (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Romain Su (Pologne), Guillaume
à envier à celle des fermiers hollandais, Scorpion : Narguet (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro,
Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian
ton ingéniosité et ta persévérance seront fructueuses! (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère
Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Sabine Grandadam (chef de
DESSIN DE MIKEL CASAL, ESPAGNE, POUR COURRIER INTERNATIONAL
Également sur notre site service, Amérique latine, 1697), Paul Jurgens (Brésil), Martin Gauthier (Canada)
Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine
Midterms. Après les élections de mi-mandat Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin
(Chine, 1747), Guillaume Delacroix (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie),
aux États-Unis, les réactions de la presse étrangère.
Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69),
Queen. Le film Bohemian Rhapsody, sur l’histoire Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du
Golfe) Afrique Sébastien Hervieu (chef de rubrique, 1629), Hoda Saliby (chef de
du groupe Queen, vient de sortir en Inde. C’est rubrique, Maghreb, 1635), Liza Fabbian (Afrique australe), Sidy Yansané (Afrique
de l’Ouest) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Économie,
l’occasion de rappeler les origines indiennes de son
1647), Catherine Guichard (Économie, 1604), Carole Lembezat (chef de rubrique,
chanteur Farrokh Bulsara, devenu Freddy Mercury. Courrier Sciences, 1615), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Bélœil
(chef des informations, 17 32), Claire Pomarès (16 74), Delphine Veaudor (16 76),
Vidéo. Comment rassurer ses enfants face à Mélanie Liffschitz (Histoire, 16 96)
une actualité souvent traumatisante? Le témoignage Site Internet Carolin Lohrenz (chef des informations, 19 77), Sylvie Chayette
(chef d’édition), Paul Grisot (Actualité), Gabriel Hassan (rédacteur multimédia,
d’une mère qui fait part de ses difficultés, après la 16 32), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Hoda Saliby (rédactrice
tuerie de Parkland. Une réalisation du New York Times. multimédia, 16 35), Paul-Boris Bouzin (développement web) Courrier Expat
Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
Traduction Raymond Clarinard (responsable, Courrier Histoire), Mélanie
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Liffschitz (chef de service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef
de service adjointe, anglais, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais,
Twitter, Instagram et Pinterest espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand, portugais), Françoise Escande-
Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen),
Françoise Lemoine-Minaudier (chinois, anglais), Olivier Ragasol (anglais,
espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani
(chef de service, 17 35), Isabelle Bryskier, Philippe Czerepak, Aurore Delvigne,
Françoise Hérold, Julie Martin Pôle visuel Sophie-Anne Delhomme (respon-
sable), Web design et animation Alexandre Errichiello (chef de service,
16 17), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet, Pierrick Van-Thé
Iconographie Luc Briand (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10),
Stéphanie Saindon (16 53), Céline Merrien (colorisation) Maquette Bernadette
Réveil Courrier Dremière (chef de service, 16 67), Alice Andersen, Catherine Doutey, Gilles de
Obaldia, Denis Scudeller Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie
Catherine Doutey (16 66) Informatique Denis Scudeller (16 84)
Chaque matin à 6 heures, Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié
(chef de fabrication, 45 35) Impression, brochage, routage : Maury,
le meilleur de la presse étrangère 45330 Malesherbes
Ont participé à ce numéro Leïla Bergougnoux, Christine Bolton, Jean-
Baptiste Bor, Mélanie Chenouard, Marie Daoudal, Maddalena De Vio, Audrey
reveil.courrierinternational.com Fisné, Hugo Florent, François Gerles, Quoc-Lam Huynh, Masatoshi Inoue,
Morgann Jezequel, Valentine Morizot, Polina Petrouchina, Isabelle Taudière,
Laure-Anne Voisin
Publicité MPublicité, 80, boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 0157282020
Directrice générale Laurence Bonicalzi Bridier Directeur délégué David Eskenazy
(david.eskenazy@mpublicite.fr, 3863) Directeur de la publicité David Delannoy
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 7

o u rs d a n s
7 j de
l e m on
La Californie
en feu
Dans la célèbre station
balnéaire de Malibu,
ce vendredi 9 novembre,
Gabi et Jonah Frank marchent
sur la Pacific Coast Highway.
Comme 200 000 habitants
du sud de la Californie,
ils ont reçu l’ordre d’évacuer
leur maison menacée par les
flammes. La veille, l’incendie
baptisé “Woolsey” s’est déclaré
dans cette banlieue ouest
de Los Angeles. De nombreuses
habitations ont été détruites ;
toutes les écoles ont été fermées.
Le 12 novembre, Cal Fire, l’agence
de protection contre les incendies,
a affirmé que “l’incendie Woolsey
était maîtrisé à 30 %”, rapporte
le quotidien Desert Sun. Un autre
feu de forêt s’est déclaré dans
le nord de Sacramento, la capitale
de l’État. Des pompiers venus
de tout le pays se démènent
toujours pour contenir le feu,
mais leur tâche est compliquée
par des vents violents et la
sécheresse. Dans les deux cas,
les causes exactes du départ de feu
n’ont pas encore été identifiées.
Un dernier bilan fait état
de 44 personnes décédées. Plus
de 200 autres restent introuvables.
Photo Eric Thayer/Reuters

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notre diaporama “La semaine
en images”. Et dans notre
édition imprimée, chaque jeudi,
la photo d’actualité la plus forte.
8.
a ns
7 joursodnde
le m
11 Novembre. Le symbole
d’un monde divisé
Les cérémonies du centenaire de l’armistice,
à Paris, ont souligné les fractures qui séparent
désormais les protagonistes de la Grande Guerre,
regrette cette éditorialiste américaine.
—The Washington Post
Washington
L
es dirigeants des pays qui s’étaient
entre-tués au cours de la Première
Guerre mondiale se sont réunis à
Paris le onzième jour du onzième mois et à
la onzième heure – moment où l’armistice
mettant fin au conflit a pris effet il y a cent
ans. On s’y attendait. La surprise, c’est que
cette occasion très officielle a mis en lumière
les relations qui unissent aujourd’hui anciens
alliés et anciens adversaires.
Theresa May, la Première ministre bri-
tannique, n’y était pas. Elle avait préféré
assister à une cérémonie qui se tenait à
Londres, menée par le prince Charles,
devant un mémorial aux morts britan-
niques de la guerre. Comme cet événe-
ment a lieu tous les ans, il n’y avait rien
de surprenant à ce qu’elle reste au pays,
mais les membres de son cabinet avaient
passé la semaine précédente à se déchirer
publiquement sur le départ de la Grande-
Bretagne de l’Union européenne et l’appa-
rition de nouveaux conflits avec de vieux
alliés. L’absence de la Grande-Bretagne,
l’un des participants les plus importants
de la guerre, aux cérémonies parisiennes
n’annonçait donc rien de bon.
La plupart des dirigeants ont remonté les
Champs-Élysées jusqu’à l’Arc de Triomphe
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
↙ Dessin de Schot,
Pays-Bas.
il est arrivé en retard. Avec son arrogance
caractéristique, Vladimir Poutine, le pré-
sident russe, est arrivé plus tard encore.
Angela Merkel, la chancelière allemande,
ne se souciait pas en revanche de sécurité.
Et malgré la pluie, elle s’est rendue à la céré-
monie qui s’est tenue à Compiègne, site de la
reddition allemande en 1918. C’était le pre-
mier chancelier à venir à Compiègne depuis
Adolf Hitler, qui avait insisté pour que la
reddition française y soit signée en 1940.
Sa venue à Compiègne – et l’envoi du pré-
sident de la République (une fonction plus
protocolaire) à Londres, pour la première
fois aussi – est le genre de geste auquel on
s’attendait de sa part et de la part de l’Al-
lemagne. Les leaders politiques de ce pays
sont en effet toujours convaincus que leur
avenir réside dans les alliances qui ont été
nouées à la suite des terribles guerres du
xxe siècle. Mais même si on s’y attend, il
faut rappeler à quel point ces gestes sont
extraordinaires quand on songe à l’his-
toire de l’Allemagne après 1918.
Nationalisme. C’est finalement le président
français qui a résumé toutes ces images et
les a mises en mots. En France, un pays qui
se plaît à se considérer comme une grande
nation – c’est Napoléon, conquérant d’une
grande partie de l’Europe, qui a ordonné
la construction de l’Arc de Triomphe –,
les alliances provoquent des sentiments
contradictoires. Emmanuel Macron a cher-
ché à les résoudre en profitant de l’occasion
pour faire une distinction, qu’on fait rare-
ment, entre patriotisme et nationalisme.
“Le patriotisme est l’exact contraire du natio-
mais Donald Trump, le président améri- nalisme […]. En disant ‘Nos intérêts d’abord
cain, n’était pas là non plus. La veille, il ne et qu’importent les autres’, on gomme ce
s’était pas rendu à un cimetière américain qu’une nation a de plus précieux, ce qui la fait
situé près de Paris en invoquant la pluie. vivre […] : ses valeurs morales.” Mais même
Le 11 novembre, il est arrivé en retard, en si cet argument – il est possible d’être loyal
raison de “mesures de sécurité”, selon son à la fois à son pays et aux “valeurs univer-
porte-parole. Les autres ne s’étant pas selles” – était attendu de sa part, tout le
inquiétés de la sécurité, cette explica- monde n’est pas de cet avis en France. Le
tion semble insuffisante. Peut-être Trump président français est impopulaire et rien
bouillait-il encore à la suite des élections ne garantit que son successeur, quel qu’il
de mi-mandat ou peut-être ne pouvait-il ou soit, tiendra les mêmes propos.
ne voulait-il pas faire un geste de solidarité Comme je l’ai dit, ce n’était qu’une cérémo-
vis-à-vis des alliés avec lesquels les États- nie, un événement orchestré avec musique
Unis avaient combattu lors des guerres et drapeaux, mais peut-être se dira-t-on un
passées. Après tout, il a écrit en 2000, en jour que ce fut la dernière de ce type.
parlant de l’Europe : “Leurs conflits ne valent —Anne Applebaum
pas des vies américaines.” Quoi qu’il en soit, Publié le 11 novembre
Macron-Trump, “l’idylle est terminée”
●●● Les retrouvailles entre Donald Trump et Emmanuel Macron à Paris,
le 10 novembre, n’avaient plus rien à voir avec l’enthousiasme des débuts,
souligne le New York Times : “Ils se sont poliment serré la main, se prenant
le bras avec des gestes rigides. Pas de bise cette fois, pas de chaleureuses
embrassades, fini l’affabilité de leurs rencontres précédentes. L’idylle est
terminée.” Le président américain s’est insurgé sur Twitter contre le projet
d’armée européenne de Macron, tandis que le président français s’est posé,
dans son discours devant l’Arc de Triomphe, comme un véritable “contrepoids”
à Trump, et a fustigé sa politique nationaliste, note The Atlantic, ajoutant
que “la bromance de Trump avec Macron a fait pschitt”.
Anniversaire
dévoyé
POLOGNE — Les dirigeants polo-
nais ont célébré, le 11 novembre,
le centenaire de l’indépendance
du pays en prenant la tête d’une
marche de 200 000 personnes
organisée par la droite radi-
cale. La municipalité centriste
de Varsovie a voulu interdire
cette marche en invoquant des
raisons de sécurité, après des
incidents l’an dernier, mais la
justice a annulé cette décision.
L’anniversaire de “la renais-
sance de l’État polonais méritait
infiniment mieux que des marches
sous des drapeaux nationaux
entrelacés avec ceux de l’extrême
droite”, se désole le journaliste
Adam Szostkiewicz, sur le site
de l’hebdomadaire Polityka.
Une vraie
victoire
IRAN — “ L e s
femmes, vraies
ga gnantes d’Azadi”,
titre le 11 novembre
le quotidien réfor-
mateur Etemaad,
après la finale de la
Ligue des champions asiatique
au stade d’Azadi, à Téhéran
(dont le nom, en persan, signi-
fie aussi “liberté”). Malgré la
défaite de l’équipe de football
iranienne du FC Persépolis
face aux Japonais des Kashima
Antlers, la victoire était en
tribunes : 850 femmes ont pu
pénétrer dans le stade pour
assister au match, pour la pre-
mière fois depuis la révolution
islamique de 1979, se réjouit le
quotidien, qui espère que cet
événement mettra fin à l’inter-
diction faite aux femmes d’en-
trer dans les stades.
Tous contre
May
ROYAUME-UNI — Quatre mois
après Boris, son aîné euroscep-
tique, le très europhile secré-
taire d’État aux Transports
Jo Johnson a quitté le gou-
vernement de Theresa May le
9 novembre. Les deux frères,
et plus largement les pro- et
anti-Brexit conservateurs, “sont
désormais unis contre le plan de
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018 7 JOURS. 9

PHILIPPINES

la Première ministre relatif à la

sortie de l’UE” et craignent que
le Royaume-Uni ne devienne un
“vassal” de Bruxelles, relève le
Financial Times. Ces rébellions
au sein de son propre camp fra-
gilisent encore Theresa May,
alors que l’hy pothèse d’un
accord imminent s’éloigne de
plus en plus.
Le roi des
comics
CULTURE — Légende de la bande
dessinée américaine, Stan Lee
s’est éteint le 12 novembre à l’âge
de 95 ans. Le scénariste améri-
cain avait notamment créé pour
l’éditeur Marvel Comics des per-
sonnages devenus cultes comme
Spider-Man, les X-Men ou Hulk.
La veuve du dictateur Marcos
enfin condamnée
Imelda Marcos a été reconnue coupable de détournement
de fonds le 9 novembre. Mais il y a peu de chances qu’elle finisse
derrière les barreaux, déplore le Philippine Daily Inquirer.
↓ Dessin de —Philippine Daily Inquirer Quel genre de tribunal met plusieurs

L’enfer “Il est celui qui a créé Hollywood Cau Gomez, Manille décennies à lire des déclarations faites sous

à Paradise
É TAT S - U N I S —
“ C ’e s t l a n o u -
velle anormalité”,
titre le Los
Angele s T ime s
le 12 novembre,
a lors que sé v it
depuis quelques
jours “l’incendie le plus meurtrier
de l’histoire de la Californie”. Les
flammes, en provenance de plu-
sieurs foyers, ont fait au moins
44 morts et semé la désolation à
Paradise, une ville située dans
le nord de l’État. “Les maisons
et les commerces ont été réduits
en un amas de cendres et de
métal tordu. Les hauts pins et
les poteaux téléphoniques se sont
consumés”, raconte le quotidien.
N
tel qu’il existe aujourd’hui”, note Brésil.
le site Hollywood Reporter, qui
salue la disparition d’un “vision-
e nous faisons pas d’illusions ! Imelda
Marcos ne purgera jamais sa peine.
naire”, ajoutant que Stan Lee “n’a Non pas parce qu’elle est aujourd’hui
pas seulement rempli nos écrans âgée de 89 ans, mais tout simplement parce
avec des supe r- qu’elle est richissime. Dans notre pays, rares
héros, il nous sont les nantis ou les puissants qui finissent
a transmis en prison. Pour un peuple qui a si longtemps
une culture attendu le grand châtiment à l’encontre des
et a réussi à Marcos, une peine de quarante-deux ans de
transformer prison est tout simplement trop belle. Mais
pour toujours n’oublions pas qu’aux Philippines la justice
l’industrie du est à deux vitesses si vous savez mettre le
divertisse- prix et recourir aux bonnes relations.
ment”. En fait, en février 1986, tous les signes de
l’impunité étaient déjà là, à la minute même
où le couple Marcos et son entourage sont
montés à bord d’hélicoptères pour se rendre
du Malacañang Park [siège de la présidence]
à la base aérienne de Clark, avant de s’envo-
ler pour la Hickam Air Force Base, à Hawaii
[où Ferdinand Marcos séjourna jusqu’à la
fin de sa vie, en 1989].
La décision de chasser les Marcos du pou-
voir avait été prise par le peuple. Dans un
tribunal de pacotille, le verdict précède le
procès. Mais en l’occurrence, il ne s’agis-
serment pour témoigner que les Marcos ont
dissimulé de l’argent volé dans des fonda-
tions privées et sur des comptes bancaires
suisses ? De l’argent a-t-il changé de mains
pour faire taire la justice ou est-ce simple-
ment une question rhétorique à propos du
système judiciaire philippin ?
Cela fait froid dans le dos de lire dans la
presse que le tribunal avait lancé un mandat
d’arrêt contre Imelda Marcos, mais il est
encore plus glaçant d’apprendre que le verdict
lui interdit dorénavant d’occuper des fonc-
tions publiques. Imelda brigue aujourd’hui
le poste de gouverneur de la province d’Ilo-
cos Norte par le même jeu de chaises musi-
cales que celui qui l’avait parachutée [en tant
que députée] de Leyte à Ilocos.
Glaçant parce que nous savons que cette
condamnation ne sera jamais mise en œuvre.
Fatalement, Imee Marcos siégera au Sénat
en juillet 2019. Et grâce aux manœuvres
d’un président au-dessus des lois, qui a placé
d’anciens camarades à la Cour suprême, le
fils de l’ancien dictateur, lui aussi prénommé
Ferdinand, pourrait être notre prochain
vice-président et, Dieu nous en préserve,
notre prochain président.

30,7
sait pas d’un simulacre de justice. C’était la Non, Imelda Marcos n’ira jamais en prison.
colère collective qui s’était exprimée dans Tel est le destin de notre pays.
la rue, un fait sans précédent dans l’his- —Antonio Montalvan II
toire mondiale. Publié le 12 novembre
[Aujourd’hui], les Marcos vivent dans le
confort et sont adulés telles des idoles par
le régime en place. Le plus corrompu du
clan, le patriarche Ferdinand, repose quant SOURCE
MILLIONS DE DOLLARS EN UNE JOURNÉE : la plus importante à lui en paix dans un cimetière réservé aux
journée de soldes en ligne a à nouveau battu un record le 11 novembre, héros de la nation. PHILIPPINE DAILY INQUIRER
relève Quartz. Pendant les vingt-quatre heures du Single’s Day Les poursuites pénales engagées contre Manille, Philippines
(ou “Fête des célibataires”), journée créée par le géant Alibaba Imelda remontent à 1991. Il a fallu attendre Quotidien, 250 000 ex.
il y a une décennie, les internautes – principalement chinois – 2015 pour que les procureurs bouclent leur newsinfo.inquirer.net
ont acheté pour l’équivalent de 27,2 milliards d’euros de produits travail. Quel genre de tribunal a besoin de Créé en décembre 1985,
en ligne, des iPhones aux meubles, en passant par le lait en poudre. vingt-sept ans pour faire émerger la vérité dans les derniers jours du
“Pourtant, la montée en puissance du phénomène s’essouffle sur les Marcos ? Quel genre de tribunal ne régime Marcos, le PDI, très
quelque peu, note le site américain. L’augmentation de 27 % remarque pas que les avocats de Mme Marcos attaché à son indépendance
correspond à la plus faible augmentation d’une année à l’autre ne sont jamais présents aux auditions à la rédactionnelle, est le premier
depuis la naissance de l’événement.” seule fin de retarder l’affaire ? quotidien du pays.

Les informés de franceinfo

Jean-François Achilli, du lundi au vendredi de 20h à 21h
chaque vendredi avec
10. 7 JOURS
CONTROVERSE
Kosovo-Serbie : faut-il modifier la frontière ?
Depuis le mois d’août, l’idée est avancée qu’une normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo passerait par un échange
de territoires. Mais ce projet risqué, dans une région où la question nationaliste est sensible, est loin de faire consensus.
NON
Cela peut virer
au cauchemar
—The Guardian (extraits) Londres
L T
es Balkans entrent de nouveau en
effervescence, mais cette fois c’est
parce que le Kosovo et la Serbie ne
sont peut-être pas loin d’enterrer leurs dif-
férends et de normaliser leurs relations. Dix
ans après la déclaration d’indépendance du
Kosovo, le dernier chapitre de l’éclatement de
l’ex-Yougoslavie s’achève peut-être bientôt.
Cela ressemble à un conte de fées. Deux
dirigeants [le Kosovar Hashim Thaci et le
Serbe Aleksandar Vucic], qui se sont retrouvés
dans des camps opposés pendant la guerre de
1998-1999 – conflit qui a fait des milliers de
victimes civiles chez les Kosovars –, seraient
soudain parvenus à surmonter leur haine
et leur inimitié pour le bien et l’avenir de
leurs peuples. Enfin une bonne nouvelle ?
Au contraire, la situation pourrait tourner
au cauchemar. L’accord actuellement en dis-
cussion est parfois qualifié de “correction des
frontières” ou d’“échange de territoires”. Ni
le président kosovar, Hashim Thaci, ni son
homologue serbe, Aleksandar Vucic, n’ont
donné beaucoup de détails, mais il semble
que ce texte prévoit de redonner à la Serbie
une partie du nord du Kosovo, majoritai-
rement serbe, en échange de la vallée de
Presevo, région du sud de la Serbie majori-
tairement peuplée d’Albanais.
Cet échange de territoires permettrait
de compter moins de ressortissants serbes
installés au Kosovo et moins d’Albanais en
Serbie. Les deux pays seraient ainsi “ethni-
quement plus purs”. De nombreuses familles
devraient quitter leur maison et leur village.
On ne procéderait à un échange pas seule-
ment de territoires, mais aussi de popula-
tion. Charles Kupchan, ancien conseiller de
Barack Obama, parle de cet accord comme
d’une tentative de “nettoyage ethnique paci-
fique”. Favorable à cette idée d’échange de
territoires, il estime que “le pragmatisme
doit passer avant les principes”.
Je ne suis pas d’accord. L’idée de créer des
États et territoires ethniquement homogènes
(c’est-à-dire se débarrasser des minorités)
ne date pas d’hier. L’histoire du Kosovo en
atteste. Et cette idée a toujours laissé de
profondes blessures qui refusent simple-
ment de guérir. Au Kosovo, chaque famille
ou presque peut vous raconter une histoire
pour en témoigner. Voici la mienne.
La première remonte à la fin de l’influence
de l’Empire ottoman sur les Balkans. En
1877-1878, la famille de ma mère s’est retrou-
vée parmi les dizaines de milliers d’Alba-
nais expulsés de leur village de Berjan i
Poshtëm (Donje Brijanje en serbe), dans
l’actuel sud de la Serbie. Aujourd’hui encore,
pendant les réunions de famille, les vieux
cousins racontent les histoires de leurs
grands-parents – les foyers, les champs et
les tombes qu’ils ont dû abandonner. Leur
expulsion était une forme de nettoyage eth-
nique, rendu irréversible par le congrès de
Berlin en 1878.
Quelques minutes, c’est tout ce que les
forces de sécurité serbes ont laissé à de nom-
breux Albanais kosovars pour plier bagage
quand, en mars 1999, la campagne de net-
toyage ethnique orchestrée par Slobodan
Milosevic battait son plein. C’était une
répression violente, meurtrière et crimi-
nelle. Beaucoup sont morts, et plus encore
ont été expulsés. Plus d’un million de per-
sonnes se sont retrouvées réfugiées, y com-
pris la famille de ma mère, les descendants
de ceux qui avaient été chassés du sud de la
Serbie cent vingt ans auparavant.
Nous avons tous été victimes du net-
toyage ethnique et il a fallu l’intervention
de l’Otan pour y mettre un terme.
Le nettoyage ethnique
est un crime, qu’il soit
pacifique ou non.
Je ne pense pas que les partisans de cet
échange de territoires ignorent les risques
de cette opération. Ils restent simplement
sourds à une évidence. Le nettoyage eth-
nique est un crime, qu’il soit pacifique ou
non. Outre qu’il est moralement inaccep-
table et fondamentalement antieuropéen,
ce plan aurait d’immenses conséquences
politiques et sécuritaires menaçant à long
terme la stabilité de toute la région. Si le
Kosovo et la Serbie sont autorisés à échan-
ger des territoires, comment refuser ce droit
à d’autres pays ? Dans la région, les com-
munautés hostiles à l’État dans lequel elles
vivent sont légion : il y a les Serbes et les
Croates en Bosnie, les musulmans en Serbie,
les Albanais en Macédoine, les Hongrois
en Slovaquie et même les Turcs à Chypre.
La véritable question est donc la suivante :
comment se fait-il que le pouvoir de Bruxelles
envisage de soutenir une proposition à ce
point contraire aux valeurs européennes et
rejetée par les capitales européennes ainsi
que par les populations concernées ?
—Agron Bajrami
Publié le 17 octobre
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
OUI
Il faut sortir
de l’impasse
—Politico Bruxelles
oute modification des frontières ins-
pire à l’Europe une peur glaçante
mais compréhensible. Malgré tout,
il serait judicieux d’apporter un soutien pru-
dent au débat sur le principe d’un échange
de territoires entre le Kosovo et la Serbie,
enlisés dans un conflit larvé depuis bien-
tôt vingt ans.
Ce qui revient à prendre à rebours les
conventions de la pensée diplomatique dans
les cercles politiques occidentaux. Mais
les tensions entre la Serbie et le Kosovo
représentent un véritable casse-tête pour
le continent, un casse-tête qui doit trouver
une solution, car il est source d’instabilité
sur le flanc sud-est de l’Union européenne
et constitue un obstacle incontournable
sur la voie de l’intégration des Balkans de
l’Ouest dans le bloc.
La Serbie ne reconnaît pas la déclara-
tion d’indépendance du Kosovo, qui date
de 2008, et considère officiellement le ter-
ritoire – dont la population est majoritai-
rement albanaise – comme une province
rebelle. Cinq États membres de l’UE ne
l’ont pas reconnue non plus. La plupart,
comme l’Espagne, sont confrontés à des
problèmes de séparatisme. La Russie et la
Chine refusent l’entrée à l’ONU du Kosovo,
qui existe donc dans une sorte de no man’s
land international.
Tant que cette impasse perdure, aucun
des deux pays ne peut sérieusement espé-
rer rejoindre l’UE. Bruxelles a clairement
fait comprendre à la Serbie qu’elle devait
régler son différend avec le Kosovo avant
de pouvoir devenir membre de l’Union. À
défaut d’un accord véritablement approuvé
par les deux camps et d’un échange de ter-
ritoires, le problème du Kosovo restera
insoluble. Le Kosovo troquerait ses muni-
cipalités du Nord, principalement peuplées
de Serbes, contre des régions du sud-ouest
de la Serbie, essentiellement albanophones.
La Serbie reconnaîtrait le Kosovo et cesse-
rait de s’opposer à son entrée aux Nations
unies. Le Kosovo s’engagerait à protéger les
monastères médiévaux serbes et ce qui sub-
sisterait de sa population serbe.
Pourquoi la Serbie accepterait-elle un
pareil accord ? Parce qu’il serait la preuve
que la politique américaine et européenne
vis-à-vis de Belgrade a échoué. Le Kosovo
s’est détaché de la Serbie sous l’égide de l’Oc-
cident, lequel se disait que Belgrade finirait
par n’avoir d’autre choix que de reconnaître
son indépendance et son intégrité territo-
riale. En procédant à cet échange de terri-
toires, la Serbie aurait l’air de dire : “Vous avez
voulu faire ça sans nous et ça n’a pas marché.”
C’est un message d’un grand retentissement,
surtout dans des pays aux prises avec des
sujets d’une grande force émotionnelle liés
à l’histoire, l’identité et le territoire.
Pour sa part, le Kosovo obtiendrait de
devenir un membre à part entière de la com-
munauté internationale, ce qui ouvrirait la
voie à son statut ultérieur au sein de l’UE.
Il pourrait aussitôt rejoindre le Conseil de
l’Europe, plaçant sa population sous la pro-
tection de la Cour européenne des droits
de l’homme.
Dans ce cas, pourquoi le projet se heurte-
t-il à une telle opposition ? [Mi-août], la chan-
celière Angela Merkel a déclaré que certains
tentaient “de parler de frontières, et nous ne
pouvons pas le faire”.
Prospérité. Un changement de frontières
menacerait toutes les frontières dans la
région, objecte-t-on. La Macédoine compte
une importante minorité albanaise dans une
portion de territoire qui descend jusqu’aux
faubourgs de la capitale, Skopje. Une rup-
ture entraînerait une guerre sans merci.
Il y a huit ans, je me suis rendu en
Macédoine et en Bosnie-Herzégovine pour
l’International Crisis Group, justement
pour étudier cette menace. Mes collègues
albanais, serbes et moi-même avons conclu
que le risque, bien réel, n’en était pas moins
gérable. Depuis, la Macédoine a gagné en
stabilité, elle s’est dotée d’un gouverne-
ment libéral et multiethnique. Elle pour-
rait même entrer dans l’Otan dès le début
de l’an prochain. La population albanaise
du pays se montre pragmatique et se satis-
fait de vivre dans un État qui a de solides
perspectives de prospérité et d’intégra-
tion européenne.
Chez bien des vétérans de la diplomatie
dans les Balkans, la perspective d’un chan-
gement de frontière suscite un rejet épi-
dermique. Ils invoquent alors la logique du
monstrueux nettoyage ethnique des années
1990. Mais ce dernier était une agression,
tout le contraire du changement envisagé.
Le Kosovo et la Serbie discutent d’un accord
qui leur serait mutuellement profitable, avec
le soutien considérable des gens qui seraient
le plus directement concernés. Le tout dans
une atmosphère sincère de bonne volonté,
ce qui fait cruellement défaut à la région.
—Marko Prelec
Publié le 23 août
12.
d’un
continent
à l’aut r e.
a mériques
États-Unis.
Trump, touché
mais pas coulé
Midterms. Le Parti républicain a certes perdu
la Chambre des représentants, mais il garde son
emprise sur le Sénat, et le président y est pour
beaucoup, souligne ce chroniqueur conservateur.
—The Wall Street Journal
New York
L
e président Trump n’avait pas besoin
de gagner les élections, mais d’éviter
la catastrophe, et c’est ce qui s’est
passé. Le pays se trouve à présent dans
la même situation que lorsque Trump a
remporté sa victoire surprise en novembre
2016 : il est profondément divisé dans sa
vie politique comme dans l’opinion qu’il
a de son 45e président.
La différence aujourd’hui, c’est que les
divisions semblent encore plus marquées :
les zones bleues, démocrates, s’éloignent
de plus en plus du président, et les zones
rouges, républicaines, lui sont de plus en
plus loyales.
Après une campagne tapageuse, le scru-
tin s’est terminé par un résultat partagé.
Les démocrates ont obtenu la majorité à
la Chambre des représentants. Ce résul-
tat jette une ombre sur les deux pro-
chaines années de la présidence, puisque
la Chambre peut lancer des enquêtes sur
le gouvernement et mettre un coup d’ar-
rêt à ses politiques.
De plus, la puissance des électeurs de
la classe moyenne hostiles à M. Trump,
en particulier des femmes, s’est reflétée
France .......... 14
Europe .......... 16
Moyen-Orient ..... 20
Afrique ......... 24
Asie............. 28
non seulement dans la bataille pour la
Chambre mais aussi dans plusieurs élec-
tions de gouverneurs dans le Midwest.
Au Kansas, le républicain Kris Kobach,
qui avait obtenu le soutien du président,
a perdu contre la démocrate Laura Kelly,
alors que M. Trump avait emporté cet État
avec 21 % de voix en plus [par rapport à
son adversaire Hillary Clinton en 2016].
Repoussoir. Pourtant il y a aussi beau-
coup de bonnes nouvelles pour M. Trump
dans ces élections – y compris dans la prise
de contrôle de la Chambre par les démo-
crates. Les représentants démocrates
fourniront un repoussoir au président,
ce dernier pourra leur faire porter la res-
ponsabilité de tous les échecs, en parti-
culier du déclin économique qui pourrait
survenir après des années de croissance.
M. Trump vante souvent sa capacité à
répliquer aux coups, et les démocrates de
la Chambre vont devenir ses principaux
partenaires d’entraînement – ainsi qu’un
obstacle potentiel à certaines de ses ten-
dances les plus polémiques. Il est égale-
ment possible que Trump se sente poussé,
au moins pour un temps, à adopter une
attitude bipartisane qui lui a fait défaut
pendant les deux premières années de son
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
mandat. On pourra peut-être, en particu-
lier, avancer sur les dépenses d’infrastruc-
tures [celles du pays sont vétustes] avant
que la paralysie s’installe.
Dans le même temps, M. Trump et les
républicains conservent la majorité au
Sénat, ce qui était dès le départ leur prio-
rité absolue. Même s’il était sûr que le
Sénat demeurerait républicain, M. Trump
peut revendiquer une responsabilité dans
ce résultat, et il le fera.
En mobilisant sa base électorale, il a
probablement aidé le Parti républicain
à rafler un siège de sénateur dans l’In-
diana, par exemple, et à en conserver un
qui semblait en danger dans le Tennessee.
Pour M. Trump et ses alliés du monde
des affaires, le fait que le Sénat demeure
dominé par les républicains signifie qu’il
n’y a pas de danger de voir annuler les
baisses d’impôt et les mesures de dérégle-
mentation des deux premières années. De
plus, la campagne pour redessiner les tri-
bunaux fédéraux en nommant des juges
Trump et les républicains
conservent la majorité
au Sénat, ce qui était leur
priorité absolue.
conservateurs [à la Cour suprême et au-
delà] pourra se poursuivre.
Le Sénat issu du scrutin de mi-mandat
sera en outre plus favorable au président
que sa version d’il y a deux ans. Les séna-
teurs républicains qui avaient représenté
une épine dans le pied du président sont
partis, et ceux qui restent ont une dette
de reconnaissance envers lui.
En bref, le bilan est mitigé. Les pertes
ne sont pas très différentes de celles qu’un
président subit d’ordinaire lors du scrutin
au milieu de son premier mandat.
Femmes. M. Trump s’est retrouvé face
à une force puissante : les femmes. Elles
représentaient 52 % des électeurs et ont
privilégié les démocrates avec 18 points
d’écart, selon un sondage réalisé avant le
scrutin et le jour même par AP VoteCast
auprès de 90 000 électeurs. Cette force,
comme la progression des démocrates
dans d’importants États industriels du
Midwest, contribuera à définir le paysage
politique pendant que les deux partis se
dirigeront vers la présidentielle de 2020.
Les contours de cette lutte vont appa-
raître presque immédiatement, en partie
en raison du pouvoir acquis par les démo-
crates. Ils profiteront de leur avantage à la
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
Le bras de fer
sur l’immigration
se durcira encore.
Chambre des représentants pour lancer des
enquêtes sur le gouvernement. Il est par-
ticulièrement probable qu’ils demandent
très tôt la publication des déclarations
de revenus du président. Les réductions
d’impôt pour les particuliers promises par
Trump passeront aux oubliettes et le bras
de fer sur l’immigration se durcira encore.
Dans le même temps, M. Trump a pro-
fité de la campagne électorale des mid-
terms pour renforcer son emprise sur le
Parti républicain. Certaines de ses actions
pour soutenir les candidats républicains
ont été controversées, en particulier la
diabolisation des immigrés qui a marqué
les deux dernières semaines.
M. Trump a cependant investi bien
plus de temps et d’efforts pour soutenir
les candidats de son parti que nombre
d’anciens présidents, et cela ne sera pas
oublié de sitôt. M. Trump a pu sembler,
naguère, presque éloigné de son parti. Ce
ne sera certainement plus le cas après la
campagne de 2018.
—Gerald Seib
Publié le 7 novembre
AMÉRIQUES. 13
↙ Dessin de Côté paru dans
ÉTATS-UNIS Le Soleil, Québec.
L’enquête russe la Justice avait les moyens de faire capo- Le sénateur Mark R. Warner (démocrate
dans la ligne
ter l’enquête de Mueller en lui coupant les de Virginie) a déclaré le 7 novembre que
vivres, et il avait repris sur son compte “toute tentative d’ingérence dans l’enquête
de mire
Twitter un article dont le titre s’adres- du procureur spécial serait un grossier
sait au ministre de la Justice de Trump abus de pouvoir du président. Car s’il est
de l’époque : “Ne coopérez pas avec la meute dans les prérogatives du président de rem-
En limogeant le ministre de la de lyncheurs de Mueller.” Ce qui montre placer son ministre de la Justice, ce ne doit
Justice, le président américain bien que Trump n’a pas choisi Whitaker pas être la première étape d’une tentative
cherche à museler l’enquête pour son talent ni pour son dévouement de ralentir l’enquête Mueller, de l’entraver
au ministère de la Justice. ou d’y mettre fin.”
du procureur spécial Mueller. Nous nous étions opposés à la nomina-
tion de Jeff Sessions à la tête du minis- Mission. Les dirigeants républicains au
tère de la Justice à cause de ses opinions Congrès doivent lui emboîter le pas et
rétrogrades sur les droits civiques, l’immi- soutenir toute législation qui rendrait
gration, les sanctions pénales et d’autres plus difficile un renvoi de Mueller. Et le
—Los Angeles Times Los Angeles sujets. Et, une fois en poste, Sessions n’a Sénat ne doit pas confirmer un rempla-
E
pas déçu nos attentes. çant de Sessions qui refuserait de jurer
n temps normal, la décision d’un pré- Pourtant, ce ne sont pas ses mesures qui sous serment de protéger le procureur
sident de remplacer son ministre de lui ont valu les foudres de Trump. Mais spécial et de lui permettre d’aller au bout
la Justice au milieu de son mandat ne bien le retrait de Sessions de l’enquête de sa mission.
laisserait pas craindre une volonté russe. Trump lui reprochait aussi Quand les démocrates ont repris la main
de faire obstruction à la justice. de ne “jamais avoir pris le contrôle sur la Chambre des représentants lors des
Mais plus rien n’est normal, et du ministère de la Justice”. Il faut élections de mi-mandat, nous leur avons
Trump est loin d’être un prési- reconnaître que Sessions ne s’est suggéré de rester prudents vis-à-vis d’un
dent ordinaire. La décision de pas laissé intimider par les cri- procès en destitution [impeachment]. Mais
Trump de réclamer la démission ÉDITO tiques du président, rétorquant si Trump essayait de profiter de la démis-
de Jeff Sessions [le 7 novembre] que sous son autorité le minis- sion de Sessions pour mettre un coup d’ar-
nous amène à nous demander si, mainte- tère “ne se laisserait jamais influencer par rêt à l’enquête de Mueller, nous sommes
nant que les élections de mi-mandat sont des considérations politiques”. Et cela doit prêts à changer d’avis.—
passées, le président ne va pas essayer de rester le cas après le départ de Sessions. Publié le 8 novembre
museler l’enquête du ministère de la Justice
sur de possibles liens entre Moscou et son
équipe de campagne en 2016 [l’enquête
porte sur l’ingérence russe dans la pré- DU 17 NOVEMBRE
sidentielle] – qu’il considère comme une AU 9 DÉCEMBRE 2018
“chasse aux sorcières”. PLUS DE 400 ÉVÈNEMENTS CULTURELS
Si oui, il faut l’en empêcher à tout prix.
En limogeant Jeff Sessions, Trump a fini DANS TOUTE LA FRANCE
par punir l’ancien sénateur républicain
d’Alabama d’avoir pris la décision, pour-
tant parfaitement justifiée, de se mettre en
retrait de l’enquête russe en raison de son
implication personnelle dans la campagne
FESTIVAL TIO
NS
DÉB
présidentielle de 2016. Cette initiative avait TS I
O
DE LA CIMADE
S
A
permis au numéro deux du ministère de la E XP
Justice, Rod Rosenstein, de nommer Robert JEUX
REPAS P
CON
S. Mueller III procureur spécial dans l’en-
AR S
quête russe. Et Trump n’a jamais pardonné TA
IE R
CE
GÉ S S
à Jeff Sessions cette décision. S ATEL IVANT
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CLES V
EN
EC
T A ONS
CTI
R
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Meute. Le départ sous la contrainte de Jeff NT J E
P RO
SP
RES
Sessions est donc inquiétant. À se deman-
der si Trump ne va pas mettre à exécution B I E NVE N U E
sa menace lancée cet été de “s’impliquer per-
sonnellement” si le ministère de la Justice
et le FBI ne “se repren[nent] pas”.
Les fonctions de Jeff Sessions seront
temporairement assumées non pas par
Rod Rosenstein, le choix le plus évident,
mais par Matthew G. Whitaker, le chef de
cabinet de Sessions. D’après le ministère
D’ICI
de la Justice, Whitaker va également être & D’AILLEURS
chargé de superviser l’enquête de Robert
Mueller. Pourtant Whitaker y est hostile et
avait évoqué dans une tribune publiée en
ENSEMBLE
2017 le “danger” de franchir la ligne rouge migrantscene.org
au sujet d’une éventuelle enquête sur les migrantscene
comptes liés au conglomérat de Trump.
Whitaker avait également dit publique-
ment que le successeur de Jeff Sessions à
14. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
france
Société.
—Bloomberg
Businessweek New York
L
La résistance
a Bourse de commerce euro-
péenne, qui s’est tenue les
25 et 26 octobre à Rouen et
du sexisme
qui réunissait les grands acteurs
du monde céréalier – entre autres
Euronext, Sénalia et le groupe
Soufflet –, s’est terminée par un
à la française
dîner-spectacle faisant intervenir
des femmes ne portant pas grand-
chose, à part un string et un sou-
tien-gorge en strass.
Les participants ont posté sur
Une publication américaine s’étonne que les soirées Twitter des photos et des vidéos.
dans les cabarets soient toujours une pratique On pouvait y voir des femmes à
commune dans le monde de l’entreprise en France, demi nues dansant sur scène sur
une musique de club.
apparemment hermétique au mouvement #MeToo. “C’était comme le Moulin-Rouge
mais pas topless, juste très peu de vête-
ments”, a déclaré Swithun Still, le
directeur de Solaris Commodities,
une société suisse de négoce de
produits agricoles.
Contacté pa r téléphone,
Stéphane Ménard, le président
de la bourse de commerce de
Rouen, s’est refusé à tout commen-
taire mais a ajouté que sa femme,
qu’il décrit comme une féministe,
avait trouvé l’événement “classe et
convenable”.
Ce dîner-spectacle montre que
ce qu’on considère comme accep-
table dans un cadre profession-
nel varie considérablement. C’est
particulièrement le cas en France,
pays plus ouvert au sujet du sexe
et de la nudité, et où les maga-
zines ordinaires présentent cou-
ramment des femmes seins nus.
Les vidéos promotionnelles de la
revue Splendide au club So Rouen,
postées en ligne, montrent un
spectacle élaboré avec des dan-
seuses costumées et des acro-
bates. Certaines ne portent que
des nippies (“cache-tétons”) et
des collants. D’autres effectuent
des numéros de cirque dans les
airs avec des cerceaux et des soies.
La Bourse de commerce euro-
péenne était cette année organi-
sée par la bourse de commerce de
Rouen. Les représentants d’Eu-
ronext et de Soufflet ont déclaré
n’avoir joué aucun rôle dans la pla-
nification de l’événement. Sénalia,
AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
Christine Ockrent
Samedi 11H – 12H
Écoute, podcast: franceculture.fr/ @Franceculture
qui gère des silos de céréales, n’a
pas répondu à nos demandes de
commentaires.
“La limite est ténue”, déclare
Véronique Saubot, la présidente
de Force Femmes, une organisa-
tion à but non lucratif qui lutte
pour la place de la femme dans l’en-
treprise. “Tout dépend de la qualité
artistique du spectacle. Est-ce de l’art
ou est-ce l’occasion de se rincer l’œil?”
Et d’ajouter : “Je ne veux pas jouer
les rabat-joie, mais je me demande si
c’est vraiment nécessaire. Dans l’idéal,
on aimerait tirer les gens vers le haut
dans le monde professionnel.” Elle
précise que le Moulin-Rouge est
une tradition française et qu’elle
a emmené des partenaires étran-
gers au Lido, un cabaret parisien
qui fête ses 72 ans.
#MeToo n’a eu
qu’un effet minime
dans le monde
de l’entreprise
en France.
Le cabaret est arrivé en France
dans les années 1800, et les spec-
tacles du Moulin-Rouge attirent
toujours des milliers de touristes
chaque année. On peut même voir
à la télévision une émission bapti-
sée Le Plus Grand Cabaret du monde,
qui présente divers numéros, par
exemple des tours de magie, des
claquettes, de la jonglerie et des
sketchs plutôt destinés aux adultes,
réalisés par des hommes et des
femmes fort peu vêtus.
Le Moulin-Rouge organise tou-
jours des événements d’entreprise
avec danseuses et artistes profes-
sionnels pour tous les âges, y com-
pris les enfants. Le Crazy Horse,
un autre lieu connu pour ses dan-
seuses nues, en propose également.
Il déclare sur son site : “Votre soirée
au Crazy – un événement inoubliable
dans un lieu unique au monde.”
En revanche, les entreprises
du Royaume-Uni commencent à
renoncer aux événements olé olé
à la suite de quelques scandales.
Le Presidents Club, une orga-
nisation caritative londonienne,
s’est dissous en janvier après la
En partenariat avec
↙ Dessin de Pudles paru dans
The Economist, Londres.
parution d’un article du Financial
Times dans lequel les hôtesses de
ses dîners réservés aux hommes
déclaraient s’être fait importuner
et tripoter. Le négociant en métaux
Gerald Group avait l’habitude d’or-
ganiser une fête au Playboy Club
mais compte choisir un autre lieu
cette année.
À l’heure où le mouvement
#MeToo balaie le monde et où
certaines grandes sociétés voient
leur image ternie par des affaires de
harcèlement sexuel, le traitement
réservé aux femmes au travail se
retrouve sous le feu des projecteurs.
#MeToo est suivi en France sous
le hashtag #BalanceTonPorc, mais
il n’a eu qu’un effet minime dans
le monde de l’entreprise.
L’agroalimentaire demeure un
secteur largement dominé par
les hommes en France, même si
les femmes y ont fait quelques
percées récemment, par exemple
Christiane Lambert, qui est la pre-
mière femme à diriger la FNSEA, le
plus grand syndicat d’agriculteurs
du pays. Quel changement par rap-
port à 1981, lorsque les membres de
la FNSEA avaient déployé [avant
une réunion avec] Édith Cresson,
la première femme à diriger le
ministère de l’Agriculture, une
banderole affichant : “On t’espère
meilleure au lit qu’au ministère.”
—Ania Nussbaum, Agnieszka
de Sousa et Lucca De Paoli
Publié le 30 octobre
SOURCE
BLOOMBERG
BUSINESSWEEK
New York, États-Unis
Hebdomadaire, 993000 ex.
businessweek.com
Créé en septembre 1929 –
quelques semaines avant le
krach –, le magazine des
affaires Business Week est resté
pendant quatre-vingts ans dans
le giron de l’éditeur américain
McGraw-Hill. L’hebdomadaire
est racheté en 2009 par
le groupe Bloomberg, qui
le rebaptise.
L’esprit
d’ouver-
ture.
16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
europe
Débat. Peut-on parler
d’un retour du fascisme ?
Discours populiste, rhétorique antimigrants et culte de l’homme fort :
les partis comme la Ligue et le Mouvement 5 étoiles, en Italie, ou l’AfD,
FOCUS en Allemagne, sont souvent comparés au fascisme des années 1930.
Est-ce un raccourci historique ou une alerte nécessaire ?
Italie. Une dangereuse
nostalgie
Fasciste ou pas, Matteo Salvini, l’homme fort du gouvernement
populiste, fait régulièrement de très claires références à l’époque
mussolinienne. Ce faisant, il joue avec le feu, prévient ce journal.
—Il Dubbio Rome
U
ne bonne plaisanterie circule en
ce moment sur la Toile au sujet
du ministre de l’Intérieur, Matteo
Salvini. Quelqu’un demande à son ancienne
compagne, Elisa Isoardi : “Pourquoi l’avez-
vous quitté ?” Et l’intéressée de répondre :
“Parce qu’il m’appelait Claretta.” Cette réfé-
rence à Claretta Petacci, la jeune maîtresse
de Benito Mussolini, est la conséquence de
tout ce que Salvini [leader du parti d’extrême
↙ Dessin de Illustrateur
paru dans Journal, Ville.
droite Ligue] a dit ces derniers mois. Mais
aussi du débat qui s’est ouvert sur la ressem-
blance supposée entre l’alliance populiste
au pouvoir (Mouvement 5 étoiles – Ligue)
et le fascisme – et plus particulièrement
entre le salvinisme et le fascisme. Le débat
a été relancé, notamment, après la mise en
ligne du test imaginé par l’écrivaine Michela
Murgia, le “fascistomètre”. L’auteure, comme
chacun sait, a rédigé une soixantaine de pro-
positions et élaboré un mode de calcul qui
permet de mesurer le “degré de fascisme qui
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
est en nous”, déchaînant ainsi la polémique.
Le journaliste Massimo Gramellini s’en est
par exemple offusqué et l’a fait savoir en une
du Corriere della Sera car, après avoir répondu
aux questions, le “fascistomètre” décelait
chez lui une once de fascisme. L’historien
Paolo Mieli est intervenu en faisant remar-
quer que le questionnaire n’était guère per-
tinent et qu’il n’y avait aucune ressemblance
entre le salvinisme et le fascisme.
Qui, de Paolo Mieli ou de Michela Murgia,
est dans le vrai ? Faut-il donner raison à tous
ceux qui accusent la nouvelle majorité (ou
la Ligue) de fascisme à tout bout de champ ?
Ou bien à ceux qui affirment à l’inverse que
le fascisme est de l’histoire ancienne et qu’en
rebrandir l’épouvantail quand on est à court
d’arguments à opposer à la droite relève de
la pure propagande ?
Autant de questions que je préfère lais-
ser ouvertes pour ce qui me concerne. Je me
contenterai de dire que tout le monde a le droit
de se donner et de donner à ses convictions
et à sa couleur politique le nom qu’il veut.
↙ Dessin de Pismestrovic
paru dans Kleine Zeitung,
Autriche.
Salvini, lui, ne s’est jamais réclamé du
fascisme. Néanmoins, j’exclus qu’il soit
dépourvu de formation politique. Alors
quand, en l’espace de quelques jours, il pro-
nonce avec emphase et à plusieurs reprises
des phrases du type : “Celui qui s’arrête est
perdu” ou “Beaucoup d’ennemis, beaucoup
d’honneur” [citations célèbres de Mussolini],
il me semble évident qu’il a une idée derrière
la tête. À l’évidence, Salvini veut faire passer
le message à ses électeurs qu’il éprouve une
certaine sympathie pour Mussolini et le
régime fasciste.
A-t-il raison de le faire ? Je pense que non.
J’ai toujours été contre les lois qui prévoient
de sanctionner les idées fascistes. J’ai tou-
jours pensé qu’aucune idée ne devait être
punie par la loi ou interdite et que le slogan
selon lequel “le fascisme n’est pas une idée
mais un délit” est stupide et très partisan.
Très risqué, aussi, parce qu’il pourrait être
étendu à d’autres idées – car comment juger
de ce qui relève de l’idée et ce qui relève du
délit ? Je suis intimement persuadé qu’au-
cune idée ni aucune opinion n’est un délit,
jamais, et que le délit existe uniquement s’il
existe un acte délictueux concret.
Il est indigne d’un
homme d’État de laisser
planer le doute.
En d’autres termes, je ne crois pas qu’il
faille demander à Salvini de mettre un terme
à sa litanie de citations mussoliniennes.
Mais on peut le mettre face au problème sui-
vant : est-il judicieux d’ajouter une dose de
nostalgie fasciste au populisme italien qui
est arrivé au pouvoir par la voie des urnes ?
Sans doute cette nostalgie permet-elle de
séduire des électeurs de l’extrême droite,
voire d’assécher l’électorat de Fratelli d’Ita-
lia. Mais le prix à payer n’est-il pas un peu
fort ? En Italie, le fascisme a été au pouvoir
[de 1922 à 1943]. Il n’a pas été qu’une idée,
une aspiration, mais une réalité politique
bien concrète. Et, très concrètement, il a
supprimé les libertés politiques, le droit de
vote, quantité de libertés civiles, des pans
entiers de l’État de droit, et jeté en prison
des milliers de dissidents, et tout cela avant
même de s’allier au nazisme et de basculer
dans les horreurs des crimes racistes et de
l’extermination.
Je poserai cette question simple : n’est-ce
pas une erreur indigne d’un homme d’État
que de laisser planer un doute sur le fascisme
– et donc sur l’ensemble des actes concrets
auxquels il a donné lieu ? N’est-ce pas une
folie que de quitter les rives du populisme
pour aller vers celles de l’autoritarisme et de
l’intolérance ? Et Salvini, qui est aujourd’hui
de facto l’homme le plus puissant d’Italie et
celui qui préside aux destinées du gouver-
nement, ne sent-il pas peser sur ses épaules
la responsabilité d’être, au-delà du leader de
talent, un homme d’État ?
—Piero Sansonetti
Publié le 7 novembre
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
Il faut changer
de vocabulaire
Pour ce journaliste et historien,
à force de parler de “fascisme”,
on oublie de faire une vraie
analyse des phénomènes actuels.
—Corriere della Sera (extraits)
Milan
O
n peut désapprouver chacune des
mesures prises ces derniers mois par
le gouvernement Conte. Dans de très
nombreux cas, on devrait même se faire un
devoir de réagir, d’exprimer des critiques
énergiques. Surtout dans un moment comme
celui-ci, où le projet de budget [rejeté par la
Commission européenne] risque de provo-
quer un désastre financier qui pourrait faire
chavirer le pays. Mais on a presque toujours
tort d’évoquer, pour donner de la force à
son discours, un retour du régime fasciste.
Il y a quelques jours, le commissaire
européen aux Affaires économiques Pierre
Moscovici – qui n’en est pas à sa première
métaphore du genre – a réagi avec emporte-
ment à l’acte inqualifiable d’un eurodéputé
de la Ligue, Angelo Ciocca, qui avait ostensi-
blement essuyé sa chaussure sur les notes du
commissaire [pour protester contre le rejet
du budget italien]. Moscovici a expliqué que
ce geste était dangereux parce qu’à force de
banaliser ce type de conduite, “un jour on se
réveille avec le fascisme”. Le fascisme ? La gas-
connade de Ciocca est exécrable, mais qu’est-
ce que le fascisme a donc à voir là-dedans ?
Nous nous garderions bien d’en parler s’il
ne s’agissait que d’une simple boutade. Mais
nous savons d’expérience que l’évocation du
fascisme est depuis la seconde moitié des
années 1940 un élément de langage quasi
obligatoire de tout discours polémique de
gauche (mais pas uniquement) contre les
détenteurs de toute forme de pouvoir.
Responsables politiques, figures du monde
économique, policiers, magistrats, profes-
seurs des universités et des écoles : l’exer-
cice de tout type d’autorité expose presque
naturellement à cette accusation. Au point
que le terme “fasciste” a perdu tout rap-
port avec la réalité des années 1920 et 1930.
Si l’on s’en tient à l’Italie, on ne dénombre
pas moins de cinq présidents de la République
PARIS 89 FM
LAURENT BERTHAULT, FRÉDÉRIQUE LEBEL, CATHERINE ROLLAND
ACCENTS D’EUROPE
DU LUNDI AU VENDREDI 18H40
qui se sont vu coller cette étiquette. Sans
parler d’Alcide De Gasperi, le Premier
ministre le plus important de l’après-guerre ;
du leader socialiste Bettino Craxi, que le
journal La Repubblica caricaturait systéma-
tiquement avec des bottes mussoliniennes ;
ou de Silvio Berlusconi.
De 1947 à nos jours, on croirait qu’il ne
s’est pratiquement pas passé une année
sans qu’il se trouve quelque membre du
gouvernement pour soutenir un glisse-
ment plus ou moins marqué vers l’autori-
tarisme. Pas une seule. Ce qui fut peut-être
vrai (et nous insistons : peut-être) seule-
ment en 1964 et lors de certains moments
du début des années 1970 aurait au contraire
été une constante de la politique italienne.
À divers degrés, certes. Mais tout de même
une constante. Est-ce possible ? Bien sûr
que non. D’après les travaux d’historiens
sérieux, jamais la Démocratie chrétienne
[parti qui a dominé la politique italienne
de 1944 jusqu’au début des années 1990] et
les partis avec lesquels elle s’est associée –
exception faite de certains membres de bas
rang – n’ont envisagé de prendre quelque
option autoritaire que ce soit. Jamais.
Obsession. Mais alors, sur quoi repose
ce fantasme ? Sur bien peu de chose, tout
comme les accusations de fascisme qui ont
visé presque tous les anciens présidents des
États-Unis et même le chef de la Résistance
française, le général de Gaulle, pour la façon
dont, en 1958, il a négocié le passage de la
IVe à la Ve République. Dans l’œuvre de tous
ces dirigeants, on a entrevu une brèche vers
une dérive autoritaire, comme s’ils étaient
comparables à un caudillo ou à un colonel,
un Poutine ou un Erdogan ante litteram.
La vérité, c’est que, depuis soixante-dix
ans, le fascisme ne fait plus partie de l’ho-
rizon des pays occidentaux et que ceux qui
l’évoquent obsessionnellement ont risqué et
risquent toujours de répéter l’erreur commise
en 1924 par Gaetano Salvemini. Après l’assas-
sinat du leader socialiste Giacomo Matteotti
[qui avait dénoncé les violences en marge
des élections], le député Salvemini s’était
inquiété de l’éventualité d’un coup d’État
militaire monarchiste, ce qui l’empêcha de
remarquer à temps quelques spécificités du
pouvoir mussolinien [qui s’apprêtait à prendre
un tournant totalitaire]. À chaque époque,
des mouvements nouveaux présentent des
spécificités propres qu’il convient d’identi-
fier, sans céder aux comparaisons faciles.
—Paolo Mieli
Publié le 28 octobre
Allemagne. Nous ne sommes
pas dans les années 1930
Spécialiste du national-socialisme, Michael Wildt analyse le climat
de haine nationaliste, antisémite et xénophobe dans les rues
de Chemnitz en août dernier, au regard de l’histoire allemande.
—Die Zeit (extraits) Hambourg
S
ommes-nous en l’année 1932 ? Non,
les différences sautent aux yeux :
Björn Höcke [dirigeant politique en
Thuringe, l’un des intellectuels les plus radi-
caux du parti d’extrême droite Alternative
pour l’Allemagne (AfD)] n’est pas Hitler,
l’AfD n’est pas le parti nazi NSDAP, nulle
trace de SA [Sturmabteilung, section d’as-
saut, bras paramilitaire du parti nazi] en uni-
forme semant la terreur parmi la gauche et
les Juifs. Toute assimilation est donc exclue :
le passé n’est pas transposable au présent.
Pourtant, la fin de la république de Weimar
et la conquête du pouvoir par les nazis sont
des phénomènes historiques qui viennent
tout naturellement à l’esprit quand on pense
aux événements de Chemnitz*. Ce n’est
pas un hasard si quantité de déclarations
se réfèrent aux années 1932-1933. La com-
paraison est légitime et utile, car l’examen
des différences avec le passé permet d’affi-
ner le regard sur le présent. Cinq aspects du
phénomène sont ici décryptés.
1. L’émergence de nouveaux groupes
violents structurés
Commençons par ce qui relève de l’évi-
dence même : il n’existe pas aujourd’hui
de milices en uniforme, contrôlées par un
organe central, comme ce fut le cas des
SA, avec plusieurs centaines de milliers de
membres et des unités locales réparties
partout en Allemagne. Il serait toutefois
erroné, dans cette analogie avec le passé,
de se focaliser uniquement sur les années
1932-1933, c’est-à-dire sur l’époque où les SA
étaient au faîte de leur puissance, en faisant
l’impasse sur leur émergence au milieu des
années 1920. À l’époque, les violences anti-
communistes et antisémites sont déjà leur
Les idées d’extrême droite
se sont durablement
incrustées dans la société.
EUROPE. 17
raison d’être, mais leur forme est encore
en devenir. Les structures d’une organisa-
tion ne sont pas données d’un coup, elles se
créent progressivement.
Le fait que des groupes d’extrême droite
soient capables aujourd’hui de mobiliser
plusieurs milliers de sympathisants sur les
réseaux sociaux en très peu de temps pour
une action coup de poing, et qu’ils puissent
ainsi étendre leur portée au-delà des groupes
de casseurs nazis connus inquiète – à juste
titre – le procureur de la République. Au-delà
des chemises brunes et des défilés, on voit
apparaître de nouveaux groupes violents
structurés qu’il convient de poursuivre et
d’interdire avant qu’ils ne s’enracinent et
ne prennent de l’ampleur.
2. Les moyens de lutte de la police
Contrairement à une opinion largement
répandue, sous la république de Weimar,
l’État et la police ne sont pas restés les
bras croisés face au NSDAP et aux SA. Au
contraire, sous le ministre de l’Intérieur
Carl Severing, tous les ressorts de l’État
ont été mis en œuvre pour “républicani-
ser” la police au pas de charge après la
chute de l’empire en 1918, et pour enrayer
la montée en puissance du national-socia-
lisme. En mai 1927, par exemple, après le
passage à tabac d’un perturbateur pen-
dant un rassemblement nazi, le préfet
de police de Berlin a interdit le NSDAP et
les SA à Berlin et dans le Brandebourg, ce
qui a eu pour effet d’affaiblir nettement
l’un et l’autre.
Il faudra attendre les élections au
Reichstag de 1928 pour qu’ils aient à nou-
veau droit de cité. C’est le chancelier de
la droite catholique Franz von Papen qui
lèvera, en juin 1932, l’interdiction au niveau
national des SA et laissera ainsi le champ
libre à leurs campagnes de terreur. Pour
peu que la volonté politique soit là, l’État et
la police disposent de moyens très efficaces
pour lutter contre la violence d’extrême
droite. L’exemple de Weimar montre → 18
18. EUROPE UN RETOUR DU FASCISME ?
17 ← toute l’importance de garantir l’État
de droit au sein de la police et de la justice.
3. Des partis qui refusent de dénon-
cer la violence
L’AfD n’est pas le NSDAP, mais ce n’est pas
non plus un groupe parlementaire de droite
comme les autres. Les prises de position
des leaders du parti après les événements
de Chemnitz montrent qu’ils n’étaient pas
disposés à dénoncer catégoriquement les
violences racistes : ils les ont plutôt bana-
lisées, voire excusées. Même si Hitler a
engagé officiellement le NSDAP sur la voie
de la légalité après 1925, la violence n’en a
pas moins toujours été un instrument poli-
tique pour les nazis. À grand renfort de dis-
cours, de tracts et d’affiches, ils ont attisé
CAGLE CARTOONS
la haine contre les Juifs et les marxistes,
justifiant la violence au nom de l’“autodé-
fense”. La république de Weimar tient lieu
ici de référence politique : un parti qui ne
prend pas clairement ses distances avec les
violences antidémocratiques n’est pas un
parti démocratique.
4. Le sentiment d’être menacé
Des vieux nazis et des néonazis qui font le
salut hitlérien, il y en a toujours eu à la marge
tant en République fédérale qu’en ex-RDA.
« ET LES MEILLEURES
TABLES DE L’ANNÉE SONT... »
+ SUPPLÉMENTS
Chambres de style
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sortie nationale le 8 novembre
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
Ce qui est nouveau, c’est la vitesse à laquelle une ligne de démarcation avec les milieux
les idées d’extrême droite se sont répandues d’extrême droite. La peur de l’“autre”, des
et durablement incrustées dans la société. demandeurs d’asile venus de pays loin-
Quand des jeunes femmes approuvent à tains et des musulmans, est profondément
Chemnitz que des extrémistes “cassent ancrée dans les esprits, que la menace soit
la gueule” aux réfugiés, elles révèlent une réelle ou uniquement perçue comme telle.
complicité implicite, là où passait autrefois Cette peur se trouve attisée jusqu’au cœur
des partis conservateurs : les réfugiés ne
sont pas considérés comme des personnes
dans le besoin qui ont des droits, mais plutôt
comme des intrus qui doivent être “refou-
lés” au plus vite.
Ce sentiment de menace se retrouve
aussi dans les rangs de la bourgeoisie sous
la république de Weimar. À l’époque, c’est
la peur des communistes auxquels, après
la prise du pouvoir par les bolcheviques de
Russie en 1917 et la révolution allemande de
1918-1919, on associe guerre civile, expro-
priation et chaos. Nombreux étaient les
Allemands qui jugeaient suspect le NSDAP
en raison du déferlement de violences, mais
rétrofoodisme
inclusivisme qui approuvaient sa détermination à briser
biosélytisme la gauche. À la fin du mois de février 1933,
pastapatridisme
panifétichisme beaucoup croient que l’incendie du Reichstag
…
est l’œuvre de communistes et beaucoup
dix sont prêts, à l’instar du [député libéral du
modernes Reichstag, puis président] Theodor Heuss,
« –isme » à laisser au gouvernement d’Adolf Hitler le
pour aspirer soin de proclamer l’état d’urgence pour étouf-
2019 fer la guerre civile tant redoutée. L’usage de
la force contre la gauche, même hors de la
légalité, trouvait à l’époque un large soutien
au sein de la bourgeoisie, au motif qu’“on ne
fait pas d’omelette sans casser des œufs.”
Des gens comme Theodor Heuss n’ont
certes pas voulu que les nazis prennent les
pleins pouvoirs pour installer une dicta-
ture à long terme, mais ils ont néanmoins
contribué à laisser le champ libre à la vio-
illustration André Derainne
lence politique. On aurait tort de sous-esti-
mer la détermination des opposants à la
Constitution qui veulent redéfinir le cadre
politique et torpiller l’État de droit. Ceux
qui, comme Alexander Gauland [dirigeant
de l’AfD], appellent de leurs vœux une “révo-
lution pacifique” contre le “système Merkel”
↙ Dessin de Kountouris
paru dans Efimerida Ton
Syntakton, Athènes.
ne se contentent pas d’assimiler verbale-
ment le gouvernement fédéral issu des élec-
tions à la dictature de RDA, ils se posent
en ennemis de la Constitution, bien qu’ils
affirment ne pas vouloir bouleverser l’ordre
que celle-ci garantit. Par définition, la révo-
lution est anticonstitutionnelle. Sinon, on
parle de “réforme”.
5. La volonté délibérée de diviser
la société
Au fil des dernières décennies, les débats
politiques ont été particulièrement viru-
lents et acerbes en Allemagne. Mais malgré
leur clientélisme, la gauche, les conserva-
teurs et les libéraux ont toujours gardé une
approche globale de la société allemande et
se sont toujours efforcés de former des majo-
rités. Le NPD, la DVU [partis néonazis] et
d’autres petits partis d’extrême droite sié-
geant dans les parlements régionaux et les
conseils municipaux ne pouvaient rien y faire.
Avec l’AfD, pour la première fois, nous
sommes en présence d’une force politique
d’envergure qui siège à la fois au Bundestag,
dans les Parlements régionaux et dans les
conseils municipaux, et qui ne s’adresse plus
à la société dans son ensemble, mais sou-
haite cliver le pays selon des critères eth-
niques. Les personnes de couleur de peau
différente, issues de l’immigration ou de
religion musulmane n’ont pas vocation à
être allemandes, elles doivent être refou-
lées, voire “déversées en Anatolie” [comme
l’a suggéré Alexander Gauland, au sujet
d’Aydan Özoguz, la ministre de l’Intégra-
tion allemande, d’origine turque]. Ce n’est
plus la nationalité qui décide de l’apparte-
nance au peuple allemand, comme le dis-
pose la Loi fondamentale, mais des critères
ethniques, raciaux. Ce type de clivage déli-
béré est aujourd’hui, comme jadis sous la
république de Weimar, une atteinte à la
société allemande qu’il convient de com-
battre pied à pied.
Sur les réseaux sociaux circule actuelle-
ment une citation de l’écrivain Erich Kästner
selon laquelle le nazisme aurait dû être com-
battu dès l’année 1928, sans attendre que la
boule de neige se transforme en avalanche.
La présence de 65 000 personnes au concert
antiraciste le 3 septembre à Chemnitz, et
de milliers de manifestants à Hambourg
et ailleurs, l’appel lancé sur unteilbar.org
[indivisible.org], le mouvement #aufste-
hen [#debout], et même la prise de position
publique de [la diva de la pop allemande]
Helene Fischer contre la violence et la xéno-
phobie montrent qu’il n’y a pas de fatalité.
Non, l’Allemagne n’avance pas vers une
année 1933 : la détermination à défendre
une société ouverte et solidaire est plus forte.
Michael Wildt**
Publié le 8 septembre
* Violentes manifestations et chasses à l’homme
contre les étrangers, après une rixe mortelle.
** Professeur à l’université Humboldt de Berlin,
spécialiste de l’histoire allemande
du xxe siècle.
 20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
Arabie Saoudite.
La revanche des rigoristes
Après le meurtre du journaliste Khashoggi, le prince Ben Salmane apparaît
fragilisé. Ce qui permet aux ultrarigoristes de faire de nouveau la loi, avec police
des mœurs, ségrégation des sexes, gel des permis de conduire pour les femmes…
CARTOON MOVEMENT
—L’Orient-Le Jour
(extraits) Beyrouth
L
a Commission pour la pro-
motion de la vertu et la pré-
vention du vice fait-elle son
come-back en Arabie Saoudite ?
Même s’il est encore aujourd’hui
difficile de l’affirmer avec certi-
tude, un faisceau d’indices laisse à
penser que la Commission – com-
munément désignée par le mot
hay’a en Arabie – pourrait bien
renaître de ses cendres. Elle pour-
rait profiter du fait que le prince
héritier Mohammed ben Salmane,
à l’origine de son musellement, est
actuellement fragilisé par l’affaire
Khashoggi – du nom du journa-
liste saoudien tué dans le consu-
lat de son pays à Istanbul. La hay’a
a été mise au pas en mars 2015,
deux mois à peine après la nomi-
nation de l’actuel prince héritier
au poste de ministre de la Défense.
Il a en effet jeté son dévolu sur cet
organisme qui comprend en son
sein la tristement célèbre police
religieuse – dont les mutawa font
partie – en la privant de l’essen-
tiel de ses fonctions. Celle-ci n’a
plus le droit de vérifier l’identité
des citoyens ni de les apostropher,
ni même de les corriger physique-
ment et en public comme ce fut
longtemps le cas dans le pays.
Or, depuis quelques semaines, les
mutawa, qui avaient quasiment dis-
paru des lieux publics, refont leur
apparition dans plusieurs grandes
villes du royaume. Ils arpentent de
nouveau les rues. Même s’ils n’ont
pas, pour le moment, retrouvé leur
panache et leur autorité d’antan, ils
ne se privent plus de sillonner les
routes à bord de leurs 4 × 4. Haut-
parleur à la main, ils rappellent aux
commerçants qu’il est l’heure de
la prière et qu’il faut donc fermer
boutique. Ils sont également de plus
en plus visibles dans les centres
La police religieuse
n’avait plus le droit
de corriger
physiquement
les Saoudiens.
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
commerciaux, où ils avaient l’ha-
bitude de terroriser les femmes
avant 2015, pour autant que leur
tenue vestimentaire ne réponde
pas aux stricts critères imposés
par la Commission. D’autre part,
les entreprises de bâtiment ont
reçu récemment des e-mails en
provenance de la hay’a dans les-
quels elles sont priées de respecter,
lors de la construction d’un centre
commercial ou d’un espace d’uti-
lité publique, la ségrégation entre
hommes et femmes. Des “recom-
mandations” qui interviennent
alors qu’un climat d’ouverture
commençait à prendre l’Arabie
d’assaut, certains nouveaux restau-
rants ayant même choisi d’abolir
la séparation entre espaces de res-
tauration destinés aux “familles”
et ceux consacrés aux “hommes”.
Une atmosphère qui contraste
ainsi singulièrement avec celle
qui prévalait au même moment
en 2017. Le 23 septembre 2017, les
Saoudiens assistent, incrédules,
à la célébration en grande pompe
de leur fête nationale, à coups de
feu d’artifice et de musique dans
les rues. C’est une première dans
le royaume. Car, pour le wahha-
bisme pur et dur, il n’y a en effet
que deux raisons (religieuses) de
célébrer quelque chose publique-
ment : l’Aïd El-Fitr, qui marque
la fin du mois du ramadan, et
l’Aïd El-Adha, qui commémore
le sacrifice d’Abraham…
Également en septembre
2017, le roi Salmane annonce
que les femmes seront autori-
sées à prendre le volant dès juin
2018. Deux mois plus tard en
novembre 2017, le prince héri-
tier Mohammed ben Salmane
[MBS] – qui a pris ses fonctions
en juin de la même année – lance
en grande pompe Neom, présen-
tée comme la ville high-tech du
futur. Pour l’occasion, il se fait
interviewer par une journaliste
non voilée. Dans ses propos, une
phrase qui sert de prélude aux
changements qui vont suivre :
son désir de mener désormais en
Arabie “une vie normale”, sous le
signe d’un islam “modéré”.
Loisirs interdits. Au sein de la
jeunesse saoudienne, l’euphorie
est à son paroxysme avec l’an-
nonce de la “réouverture” – terme
utilisé par la propagande et la
presse officielles – des salles de
cinéma dès 2018. Dès lors, tout
semble s’accélérer, et la General
Entertainment Authority (GEA)
pilote désormais l’introduction
dans le pays de spectacles grand
public, jusque-là proscrits par les
autorités religieuses du royaume.
Les vacances officielles du prin-
temps 2017 sont ainsi marquées
par l’émergence d’une scène cultu-
relle et de loisirs interdits sans pré-
cédent dans le royaume.
Le bouillonnement culturel et
sociétal est tel que tout paraît pos-
sible désormais. Juillet 2018 : en
ligne de mire, la fermeture des com-
merces cinq fois par jour pour mar-
quer les cinq prières quotidiennes,
scrupuleusement respectées par la
branche wahhabite de l’islam. Or,
la Vision 2030 de l’Arabie Saoudite,
adoptée le 25 avril 2016 et portée
par le roi Salmane sur proposi-
tion de son prince héritier, com-
porte une section consacrée à la
qualité de vie. Celle-ci sera citée
par plusieurs sources officieuses
comme justifiant un changement
sur ce plan. Il s’agit là de sonder
les réactions des ultraconserva-
teurs dans le cas d’une éventuelle
annonce d’un assouplissement de
cette pratique. Autre sujet tabou
qui tombe dans le domaine public
↙ Dessin de Marian Kalensky,
Autriche.
durant l’été 2018, toujours dans
l’incrédulité générale : le port de
la traditionnelle abaya noire par
les femmes. Le cheikh saoudien
Abdallah Al-Mutlaq affirme dans
le cadre d’une émission télévi-
sée que les femmes saoudiennes
ne sont pas obligées de la revêtir.
Abdallah Al-Mutlaq est un reli-
gieux de premier rang, membre
de l’aréopage des grands oulémas
d’Arabie et conseiller auprès du
Les Saoudiennes
ne se sont pas
empressées
de raccrocher
leur “abaya”.
cabinet royal. Il explique en direct
que “90 % des femmes pratiquantes
du monde musulman ne connaissent
pas l’abaya” et que l’important est
de se vêtir “modestement”.
Force est de constater qu’il
n’y a pas encore eu de change-
ment concernant ces deux points.
Les commerces continuent de
fermer leurs portes cinq fois
par jour et les Saoudiennes ne
se sont pas empressées pour le
moment de raccrocher leur abaya.
Le pouvoir en place tablait pro-
bablement sur l’ouverture des
salles de cinéma et sur la géné-
ralisation de la conduite pour les
femmes pour que le changement
s’opère en douceur. Seulement,
l’effroyable meurtre du journa-
liste saoudien Jamal Khashoggi a
entre-temps eu lieu. Son impact
sur le régime en place à Riyad
n’a pas fini de se faire ressen-
tir. Cela aura suffi pour affaiblir
MBS tant sur le plan internatio-
nal qu’en interne. Et cela aura
aussi suffi aux ultraconservateurs
pour s’engouffrer dans le climat
de flottement et d’inquiétude qui
règne aujourd’hui à Riyad, alors
que les rumeurs d’un éventuel
“remplacement” de MBS vont
bon train, et pour tenter d’im-
poser à nouveau les règles d’un
islam rigoriste. Et le gel de l’oc-
troi des permis de conduire aux
femmes en est un autre signe.
Des informations provenant de
plusieurs sources non officielles
font récemment état de la mise en
place de critères discrétionnaires
qui empêchent, chaque jour un
peu plus, un nombre croissant de
Saoudiennes et d’expatriées d’ac-
céder au précieux sésame qui leur
permettra de prendre le volant.
—Jamil Hélou
Publié le 6 novembre
22. MOYEN-ORIENT
ÉGYPTE
Au pays des mensonges
Pour faire oublier ses échecs, le régime égyptien a médiatisé
de faux scientifiques qui auraient fait des découvertes
de premier plan et reçu de prestigieux prix internationaux.
—Daraj (extraits) Beyrouth
E
n 2016, lors du décès du chercheur
égyptien Ahmed Zewail, prix Nobel
de chimie en 1999, les médias égyp-
tiens n’ont rien trouvé de mieux que d’invi-
ter un adolescent [de 13 ans] présenté comme
le “petit génie de l’Égypte”. Dénommé Walid
Abadi, il n’a pas hésité à commenter l’an-
nonce de la mort du grand scientifique en
déclarant : “Zewail est mort, mais la science
est vivante et ne mourra pas.” Et d’ajouter
en toute modestie que c’est lui-même qui
reprendra le flambeau.
Ce jeune garçon a été popularisé par les
médias comme un inventeur surdoué, en
voie de découvrir un traitement du cancer
par des ultrasons et un moyen de casser
des codes secrets de missiles. On l’a invité
sur les plateaux et on lui a décerné des
prix. Le Parlement égyptien, l’université
de Damanhour [dans le delta du Nil] et
la faculté technique militaire l’ont honoré
pour son supposé titre de “plus jeune pro-
fesseur du monde” que lui aurait décerné
l’Italie. Alors qu’il n’existe aucun prix ni titre
ni concours de ce genre en Italie.
Le gouvernorat de Beheira l’a lui aussi
honoré pour sa première place au concours
scientifique Archimède, un des plus impor-
tants du genre, qui se déroule en Russie. Sauf
que ni lui ni aucun autre Égyptien n’ont par-
ticipé à ce concours. Il a pu s’exprimer des
dizaines de fois sur les chaînes de la télé-
vision publique sans que personne prenne
la peine de s’interroger sur la crédibilité de
ses assertions.
Affabulations. Ainsi, contre vents et
marées, les médias égyptiens persistent
depuis trois ans à le présenter comme l’étoile
montante de la science égyptienne, alors que
le talent dont Walid a pu apporter la preuve
est son don oratoire, lui qui n’oublie jamais
dans ses interventions de rendre hommage
à l’armée et au pouvoir égyptiens. Le para-
doxe est que l’Égypte a produit de vrais
scientifiques, de grandes figures intellec-
tuelles et des artistes de valeur. Et pour-
tant, les médias du Caire promeuvent un
jeune homme dont les travaux scientifiques
sont de pures affabulations. Or les affabula-
tions et mensonges semblent avoir le vent
en poupe sous le règne du président Abdel
Fattah Al-Sissi. On se rappelle en effet qu’un
fameux 22 février 2014, le porte-parole de
l’armée avait annoncé le développement d’un
appareil permettant de diagnostiquer et de
traiter aussi bien le sida que l’hépatite C. Le
brevet de l’invention a été dûment déposé au
nom de membres du comité des ingénieurs
des forces armées. Tout cela était évidem-
ment pur mensonge et s’est terminé par un
scandale embarrassant pour l’armée.
Auparavant, le comité de l’armée avait
organisé une conférence de presse où un
inconnu, en uniforme de général, expli-
quait le fonctionnement de l’appareil. Le
tout en présence du président intérimaire de
l’époque, Adli Mansour, et de son ministre
de la Défense, qui n’était alors autre que…
Abdel Fattah Al-Sissi. L’appareil était censé
traiter toutes les maladies virales existantes
à travers le monde.
Une pierre bénite
de La Mecque possédant
les capacités de soigner
toutes sortes de maladies.
Cette mise en scène a été la risée de mil-
lions de personnes quand le comique égyp-
tien Bassem Youssef, dans son talk-show
satirique (qui a ensuite été censuré), en a
fait ses choux gras. Selon deux sources,
l’appareil était constitué d’une boîte quasi-
ment vide, contenant seulement une pierre
reliée à deux câbles. Cette pierre, selon les
responsables, aurait été une pierre bénite
en provenance de La Mecque, possédant
des “capacités faramineuses de soigner toutes
sortes de maladies”.
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
Le général avait été interrogé pour savoir
ce qu’il fallait faire pour que l’invention
soit reconnue au niveau mondial. Il avait
répondu que le reste du monde n’était pas
sa préoccupation. Ce qui était annonciateur
du scandale qui allait suivre.
Puis nouveau mensonge le 21 novembre
2017, quand la page officielle du porte-parole
de l’armée [sur Facebook] annonce qu’une
équipe de chercheurs de la faculté de méde-
cine des forces armées a remporté une pre-
mière place et une médaille d’or au concours
international de biologie de synthèse de
Boston (iGEM), aux États-Unis, pour leur
découverte d’un traitement du cancer du
foie grâce à une manipulation de l’ADN.
Seulement, le site du concours, là encore,
a dévoilé le pot aux roses, expliquant que
l’équipe égyptienne n’avait remporté aucun
prix. La seule chose qu’elle avait obtenue était
le traditionnel cadeau de bienvenue distri-
bué à l’ensemble des participants.
La découverte des mensonges ne semble
pas arrêter la faculté de médecine de l’uni-
versité militaire. Elle a en effet annoncé une
formation médicale, en cinq ans et pour un
coût de 15 000 livres égyptiennes pour les
civils, 10 000 pour les militaires [respec-
tivement 500 et 750 euros]. Le tout, affir-
mait-elle, homologué par des confrères
britanniques sous le patronage de la Royal
Society britannique. À la suite de quoi le
syndicat des médecins égyptiens a voulu en
savoir plus, à des fins d’harmonisation des
diplômes. Il va sans dire qu’il n’y a aucune
trace d’un quelconque accord de ce genre
entre la faculté militaire et la Royal Society,
ce qui veut dire qu’il ne s’agissait que d’un
énième mensonge, pour subtiliser de l’ar-
gent à des aspirants médecins.
—Bassel Abdallah
Publié le 4 novembre
↙ Dessin de Falco,
Cuba.
Fake news.
Des millions
pour défendre
les Coptes
Le site libanais Daraj publie
une rubrique où des articles
inventés de toutes pièces
décrivent le monde arabe. En
somme, de fausses informations
à défaut de bonnes nouvelles.
—Daraj Beyrouth
D
ans toutes les villes du pays, du Caire
à Alexandrie, de Mansourah à Port-
Saïd et de Louxor à Ismaïlia, les habi-
tants se sont levés comme un seul homme
pour protester. Les rues bouillonnent, à
cet instant même, de millions de gens en
colère. Ils descendent, million après million.
“Toute l’Égypte condamne”, écrit le Financial
Times avec une ferveur inaccoutumée pour
ce sérieux journal britannique.
La raison de leur colère, qui semble ne
pas vouloir retomber avant que leurs reven-
dications ne soient satisfaites, est l’attaque
contre leurs concitoyens coptes, dans le gou-
vernorat de Minya, en Moyenne-Égypte. Ces
coptes revenaient d’un pèlerinage au monas-
tère de Saint-Samuel. L’attaque a été reven-
diquée par l’organisation État islamique et
a fait sept morts.
Les slogans des manifestants indiquent
clairement la solidité de l’unité nationale
égyptienne et la profonde solidarité entre
musulmans et coptes. On peut ainsi entendre
la foule entonner “nous sommes tous coptes”,
“pas de différence en droit entre Égyptiens”,
ou encore “seule la laïcisation de l’État arrê-
tera le massacre”. De même, ils scandent
“stop aux fatwas provocatrices”, “stop aux
ingérences religieuses dans la politique” et
“abolition des programmes de l’enseignement
religieux qui incitent à la violence”.
Il est notable que tous les partis politiques,
à part quelques groupuscules marginaux,
ont appelé leurs partisans à participer mas-
sivement. De source bien informée à Paris
et à Londres, on apprend que les grandes
universités organiseront des colloques pour
étudier cet éclatant exemple d’unité
nationale et de tolérance en Égypte.
Ainsi, l’université d’Oxford a écrit :
“Nos sociétés, à la lumière de la montée
des obsessions identitaires partout dans
le monde, se doivent d’examiner l’exemple
donné par l’Égypte et le Pakistan. Ces deux
pays peuvent s’enorgueillir aujourd’hui d’of-
frir au monde entier une leçon et un modèle
d’unité nationale.”
—Youssef Bachir
Publié le 5 novembre
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
afrique
Algérie. De
lui ? Aurait-il réellement la main
sur le sérail au point de prendre la
route de Zéralda [lieu de la résidence
grâce, Bouteflika
médicalisée du président] à Bab
Ezzouar [commune à côté de
laquelle se trouve le cimetière d’El-
restez chez vous !
Alia] contre l’avis de ses médecins
et de sa fratrie ?
Car le résultat est juste
cauchemardesque. Ici, nul besoin
de sémiologie de l’image, nul
Le 1er novembre, pour les célébrations du besoin d’être Roland Barthes ou
déclenchement, en 1954, de la guerre de libération, Jacques Séguéla pour conclure à
le président a fait une apparition publique. un désastre en termes de com. Un
suicide visuel. Tout le contraire de
Un moment insoutenable, s’indigne ce chroniqueur. cette tentative d’icône nationale que
cultive désespérément le président
narcissique qui s’est longtemps
rêvé en Mandela avant de terminer
en Bourguiba en fin de règne, peu
avant le coup d’État médical qui le
renversa. On se dit que la dernière
chose dont cette personne a besoin
est de s’exhiber ainsi pour donner
l’impression qu’il peut encore tenir
les rênes de cet immense pays,
quand la raison eût recommandé
des soins intensifs en gériatrie et
un accompagnement autrement
plus humain, loin de la violence
du mot “pouvoir”.
On se prend presque de pitié
pour ce v ieu x renard de la
politique qui a sillonné vingt
fois le monde, et qui se trouve
aujourd’hui relégué au rang de
vieux potentat fatigué, usé par
les intrigues et vidé jusqu’à la
dernière goutte par les luttes de
pouvoir. Le pouvoir. Le vampire
suprême. Nosferatu rongé par
—El-Watan Alger [sourate d’ouverture du Coran], la maladie.
E
à saluer la garde républicaine, Et nous v ient le mot
mmitouflé dans un man- à serrer la main à la cohorte de “insoutenable”, auquel succède
teau noir, coiffé d’une toque personnages officiels alignés au le mot “injuste”, comme l’affront
d’astrakan, poussé sur un bord du tapis rouge ou encore à qui nous est fait par la voix d’Ould
fauteuil roulant auquel il est atta- embrasser l’emblème national Abbès [secrétaire général du Front
ché par une ceinture de sécurité, déployé face à lui, on se dit : quel de libération nationale, FLN, parti
le président Bouteflika [en poste spectacle affligeant ! au pouvoir] qui prête à cet homme,
depuis 1999 et gravement malade Comme cela a dû être pénible à cet ectoplasme, l’intention de
depuis 2013] a fait le déplace- pour lui, cette sortie officielle forcée prolonger encore la torture de
ment jeudi 1er novembre juste pour faire croire qu’il cinq ans. De nous accabler de cinq
à El-Alia [le plus grand conserve encore toutes ses autres longues années de fiction
cimetière du pays] sous un forces, toutes ses chances présidentielle qui ne fait plus
ciel gris, pour se recueillir de rempiler. Mais la vérité rire personne, qui ne passionne
à la mémoire des chouhada est là. Nue. Crue. Cruelle. personne et ne sert même plus à
[“martyrs”], au carré des Comme ces images. On entretenir l’illusion que c’est cela,
martyrs. Le visage livide, BILLET voit bien qu’il est au bout ce fantôme, qui préserve l’Algérie
les traits fatigués, les yeux du rouleau. Et il nous vient du chaos et qui nous met à l’abri du
hagards, comme en état d’hébé- à l’esprit le mot “acharnement”, scénario libyen. Oui, quel affront !
tude, le chef de l’État paraissait celui de son entourage ou de ses Quelle insulte pour les chouhada !
extrêmement affaibli. Il semblait démons qui lui infligent (et à nous Et quelle honte pour l’Algérie de
encore plus diminué que lors de ses aussi) pareille mascarade.
dernières apparitions publiques. Un massacre, une torture visuelle,
Une nouvelle fois, les images ces images. Et on se demande pour Abdelaziz
font peine à voir. Quand on regarde la énième fois : mais qu’est-ce qui Bouteflika n’aura
l’état du président, tout rabougri, a pris à son clan, à ses proches, de
écrasé par l’immense gerbe de fleurs lui faire subir un protocole aussi
fait que nous
exposée devant lui, quand on voit indigne ! N’aurait-il donc personne infliger humiliation
sa difficulté à prononcer la Fatiha pour le conseiller, pour veiller sur sur humiliation.
Ben M’hidi [militant nationaliste
et membre fondateur du FLN
en 1954] ! Oser nous faire ça un
1er novembre. Décidément, les
démiurges qui tiennent le script
de ce mauvais feuilleton n’ont
aucun scrupule. Ils ne manquent
pas seulement d’imagination, ils
manquent surtout d’humanité.
De dignité. C’est pénible. Pénible…
Mises en scène. Cela vient
s’ajouter à tout le triste album du
quatrième mandat et ses milliers
de clichés insupportables. Sans
compter les détournements féroces,
les moqueries du Petit Journal de
Canal + et maintenant de Quotidien
(du même Yann Barthès) sur TF1…
Mais la palme revient à l’unanimité
à ces mises en scène risibles,
rivalisant de servilité et de ridicule,
où l’on voit de hauts commis de
l’État, des walis, des ministres, des
notables se prosterner et multiplier
courbettes et gestes d’allégeance
devant un simple portrait à l’effigie
du président.
On aura tout vu. Abdelaziz
Boutef lika n’aura fait que
nous infliger humiliation sur
humiliation. Si par extraordinaire
il lit ce papier, si un bout de sa
conscience fonctionne encore, nous
lui adressons solennellement ce
message : monsieur le président,
si vous n’avez cure de votre propre
image, de votre dignité, au moins
faites-le pour l’Algérie.
Briguez cent mandats si vous
voulez, restez sur le trône mille
ans encore si cela peut contenter
votre ego, mais de grâce, au moins
épargnez-nous ce sinistre spectacle.
Restez chez vous, ne sortez plus.
Épargnez-nous la comédie d’une
régence capable de remplir son
rôle, quand tout concourt à donner
de votre fonction l’image la plus
dégradante et la plus vile.
—Mustapha Benfodil
Publié le 5 novembre.
SOURCE
EL WATAN
Alger, Algérie
Quotidien, 112 000 ex.
elwatan.com
“La Patrie”, titre francophone
fondé en 1990, est rapidement
devenue un journal
de référence. Son directeur,
Omar Belhouchet, est une
figure de la presse algérienne.
El Watan est le premier journal
algérien sur le Net. Son site
est austère mais pratique.
↙ Dessin de Dilem paru dans
Liberté, Algérie.
Tout ça
pour ça ?
Malgré un bilan
désastreux, des voix
s’élèvent pour plaider
en faveur d’un cinquième
mandat pour le président
Bouteflika.
—Liberté Alger
T
ous ces laudateurs zélés
qui, tous les jours que
Dieu fait, s’échinent à
vanter les “réalisations” d’un
règne qui n’en finit pas de consu-
mer les énergies d’une société
au bout de ses forces mesurent-
ils le tort qui est fait à la nation
en ces temps d’incertitudes où
le pays est devenu la risée des
médias étrangers ? Sans doute
pensent-ils rendre service en
contribuant à prolonger la survie
d’un régime qui s’accroche tel un
naufragé à une épave en sursis.
Une entreprise qui
ressemble en réalité
à une aventure aux
contours incertains.
C’est peut-être cet état de fait
qui les contraint à tenir les pos-
tures les plus extrêmes, pour
ne pas dire les plus honteuses,
dans la défense de l’indéfen-
dable. Afin de justifier le coup
de force en préparation dans
les ténébreuses officines du sys-
tème, les missionnaires de la
dernière heure s’en donnent à
cœur joie et investissent le ter-
rain pour célébrer une entre-
prise qui ressemble en réalité
à une aventure aux contours
incertains. Leurs sorties tinta-
marresques, voire bouffonnes,
cachent mal les intentions de
ceux qui tiennent les rênes et
qui dirigent les marionnettes
de derrière les rideaux.
En annonçant le 3 novembre, à
Alger, que l’Algérie avait dépensé
près de 1 000 milliards de dol-
lars depuis l’arrivée [en 1999]
du président Bouteflika [grave-
ment malade depuis 2013] à la
tête de l’État, le secrétaire géné-
ral du FLN pensait peut-être
avoir trouvé l’argument massue
à présenter à l’opinion pour → 26
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26. AFRIQUE
24 ← défendre [l’idée d’] un
cinquième mandat. Mais a-t-il
conscience qu’il s’agit finale-
ment là d’une arme à double
tranchant ? En effet, si les “réa-
lisations” tant vantées ont coûté
une telle bagatelle, force est de
constater que, sur le terrain, le
contraste entre la dépense et le
résultat est, pour le moins, saisis-
sant. Qu’aurait-on pu faire avec
les 1 000 milliards en vingt ans ?
N’importe quel financier ou éco-
nomiste vous dira qu’avec autant
d’argent on aurait pu faire bien
mieux en quantité et en qualité
en matière de développement.
Et pas seulement. Il suffit de
mettre en avant la poursuite de la
dépendance de l’économie natio-
nale aux recettes provenant des
hydrocarbures pour se rendre
compte que les 1 000 milliards
de dollars dépensés durant les
vingt ans ne nous ont pas avan-
cés à grand-chose. Un tel constat
suffit à démonter tous les dis-
Sur le terrain,
le contraste entre
la dépense et le
résultat est, pour
le moins, saisissant.
cours vantards et arrogants sur
une prétendue renaissance du
pays. Le délabrement du système
de santé, le chômage endémique
chez les jeunes, la faillite du sys-
tème éducatif, l’étouffement des
villes sous le poids de la circula-
tion automobile, l’absence d’un
cadre de vie digne dans les cités…
Tout cela au bout de 1 000 mil-
liards de dollars déboursés. Tout
ça pour ça ?
—Hamid Saidani
Publié le 4 novembre
SOURCE
LIBERTÉ
Alger, Algérie
Quotidien, 80000 ex.
liberte-algerie.com
Fondé en 1992 ce journal
célèbre en Kabylie a, comme
actionnaire majoritaire, Issad
Rebrab, un industriel proche
du Rassemblement pour
la culture et la démocratie (RCD).
Avec son hebdomadaire
Économie, le groupe Liberté
s’est diversifié et s’est aussi
lancé dans l’édition. Son site,
sobre et clair, reprend
l’ensemble de la version papier.
AFRIQUE DU SUD
Comment Pékin
fait taire les
médias africains
La Chine investit tous azimuts
dans la presse du continent.
Ce journaliste sud-africain raconte
que la parution d’un article gênant
pour Pékin lui a valu des représailles.
—Foreign Policy (extraits)
Washington
C
’est désormais officiel.
Depuis plus de dix ans qu’ils
se préparent, s’organisent
et financent les médias africains,
les Chinois ont enfin décidé de
toucher les premiers dividendes
de cet investissement.
Début septembre, j’avais choisi
de consacrer ma chronique dans
un journal sud-africain aux per-
sécutions dont fait l’objet la com-
munauté ouïghoure et son gros
million de représentants dans la
province chinoise du Xinjiang. Cet
article devait faire la lumière sur les
discriminations imposées à cette
minorité turco-musulmane et sur
l’incapacité d’une quarantaine de
dirigeants africains, invités à Pékin
pour un forum sino-africain his-
torique [les 3 et 4 septembre], à
demander des comptes à leur hôte.
Quelques heures seulement après
la publication de mon article dans
des journaux appartenant au groupe
Independent Media, la deuxième
plus grosse société de médias en
Afrique du Sud, j’apprenais que
mon papier ne serait pas publié
sur Internet.
Le lendemain, ma chronique
hebdomadaire s’intéressant aux
gens dont on ne parle pas assez en
général dans le monde était sup-
primée. Elle existait depuis sep-
tembre 2016. La “nouvelle maquette
des journaux” ne laissait apparem-
ment plus assez de place pour mes
indignations hebdomadaires.
Connaissant la structure du capi-
tal d’Independent Media – dont
20 % sont contrôlés par des fonds
chinois –, je savais que mon article
sur les Ouïghours risquait de faire
grincer des dents en haut lieu. Je
ne pensais toutefois pas que la
sanction serait aussi immédiate et
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
assumée. J’avais cepen-
dant franchi une ligne
jaune, et l’appareil de propa-
gande chinois n’allait pas me lais-
ser ruiner son travail en Afrique.
En 1999, la Chine a en effet lancé
un vaste programme d’ouverture
économique et sociale à destina-
tion du continent. Dans le cadre de
cette politique d’internationalisa-
tion, baptisée Going Out, Pékin a
investi des millions de dollars dans
les médias africains. Pour contre-
balancer la mauvaise réputation de
la Chine dans les médias occiden-
taux, il fallait reprendre le contrôle
de cette image sur un continent où
les intérêts chinois ne pourraient
aller que croissant.
Pour cela, il s’agissait d’investir
lourdement dans la présence des
grands médias publics chinois, avec
l’ouverture de nouveaux bureaux
et antennes ; mais il fallait aussi
soutenir les médias chinois privés
s’installant sur le continent, rache-
ter des parts de capital dans des
médias locaux privés et mettre en
place des partenariats ou offrir des
voyages organisés en Chine à des
journalistes africains désargentés.
La Chine protège ainsi ses inté-
rêts et son influence en Afrique à
travers l’agence de presse Xinhua,
le groupe de télévision China
Global Television Network, son
édition africaine du China Daily et
le mensuel ChinAfrica, implanté à
Johannesburg.
Les médias privés africains, de
mèche avec les élites locales, ont
été les plus redoutables vecteurs de
l’influence chinoise. Au Kenya, les
Les Chinois se
présentent comme
des partenaires et
des bienfaiteurs.
buffets du Forum pour la coopéra-
tion entre l’Afrique et la Chine et
les séminaires pour journalistes
sponsorisés par Pékin ont trans-
formé le Nation Media Group en
simple chambre d’écho pour des
communiqués de presse promet-
tant l’arrivée d’investissements
chinois sur le continent.
Besoin d’honnêteté. En Afrique
du Sud, Independent Media
– qui appartient en partie à la
China International Television
Corporation et au Fonds de déve-
loppement Chine-Afrique – résonne
à longueur de journée de louanges
pour les investisseurs chinois,
manque cruellement de distance
critique vis-à-vis des Brics (alliance
entre le Brésil, la Russie, l’Inde, la
Chine et l’Afrique du Sud), dont
tout le monde parle, et s’est révélé
incapable de poser les questions
les plus fondamentales quant aux
motivations des Chinois.
Dans le même temps, le groupe
de médias chinois StarTimes est
désormais présent dans trente pays
africains et se targue d’être “l’opéra-
teur de télévision numérique no 1 sur le
continent”. Bien que privé, le groupe
a profité de son étroite relation
avec l’État chinois, comme le note
le chercheur français Emmanuel
Dubois de Prisque, notamment
comme instrument de diffusion de
la culture et des produits chinois.
Il est vrai que les relations sino-
africaines ont longtemps été pré-
sentées à travers le prisme de
fausses dichotomies. Mais c’est
↙ Dessin de Vlahovic,
Serbie.
d’honnêteté
que nous avons
besoin dans les
médias, pas d’un
nouveau filtre
déformant.
Dans la presse
occidentale, les
Chinois se com-
portent comme des
agresseurs ou des
néocolonisateurs,
et les Africains sont
des peuples faibles
ou corrompus. Dans
les médias prochi-
nois, c’est l’inverse :
les Chinois se pré-
sentent comme des
partenaires et des bien-
faiteurs dont les Africains
sont les bienheureux bénéfi-
ciaires. Et là où les journalistes
occidentaux s’acharnent à révéler
la corruption et les imprudences
budgétaires des pays africains, les
médias chinois font tout leur pos-
sible pour les dissimuler. Certains
gouvernements africains ont bien
compris l’intérêt d’avoir une presse
plus soucieuse de se ranger der-
rière la ligne officielle que de cou-
vrir l’actualité du pays. L’image
positive donnée du continent ravit
les dirigeants africains (dans leur
bulle d’autosatisfaction) et, à leurs
yeux, la Chine fait figure de “véri-
table ami” de l’Afrique. Les entre-
prises africaines reprises par des
capitaux chinois ont toutefois de
fortes chances de découvrir égale-
ment la censure du modèle chinois :
les limites sont vite arrivées et elles
ne sont pas négociables.
—Azad Essa
Publié le 14 septembre
L’auteur
T W IT T E R
AZAD ESSA
Originaire de la cité côtière
de Durban, ce journaliste
indépendant sud-africain vit
entre Johannesburg et New York.
Ses sujets traitent de la
politique, du développement
et de la pauvreté en Afrique,
ainsi qu’en Asie du Sud-Est,
principalement pour Al-Jazira
en anglais. Il est notamment
l’auteur de Zuma’s Bastard
(2011), un livre décapant sur
l’Afrique du Sud post-apartheid.
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Le nouveau nom d’Eco-Emballages et Ecofolio

28. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
Japon. En finir avec
le mythe d’une nation
“homogène”
En raison d’une pénurie de main-d’œuvre, Tokyo envisage de créer une
nouvelle catégorie de titre de séjour : les étrangers seront appelés à travailler
dans les secteurs désertés par les Japonais. Il s’agit d’un moment charnière
pour une société qui se croit homogène.
—Asahi Shimbun Tokyo
V
oilà dix ans que Cheng
Tao, u n Chinois de
36 ans, a créé sa start-up,
PopIn, dans la tour de bureaux de
Roppongi Hills, au cœur de Tokyo.
En 2012, alors que, dans le monde
entier, les entreprises et les labora-
toires de recherche s’arrachaient
les talents, le Japon a mis en place
un système de points pour attirer
les professions hautement qua-
lifiées : les étrangers disposant
d’un niveau d’études et de reve-
nus élevé se voyaient attribuer des
points qui leur permettaient d’ob-
tenir plus facilement un statut de
résident permanent. C’est grâce à
ce système que Cheng a lui-même
obtenu ce statut en mars 2017.
Après avoir étudié l’informa-
tique à l’Institut de technologie de
Tokyo, le jeune Chinois a poursuivi
ses études à l’université de Tokyo.
Puis il a mis au point un logiciel qui,
lorsqu’on tape un mot sur Internet,
permet de voir s’afficher instanta-
nément à l’écran sa signification et
des articles connexes. Le groupe
Baidu [opérateur du plus grand
moteur de recherche chinois] le
lui a racheté pour plus de 1 mil-
liard de yens [8 millions d’euros].
Par son talent et ses efforts,
Cheng a réalisé son “rêve japo-
nais”. On peut considérer son his-
toire comme une belle réussite.
Pourtant, l’entrepreneur chinois,
qui continue à s’habiller en jeans,
dément cette impression avec un
sourire amer. “Au Japon, la concur-
rence n’est pas rude. En Chine ou aux
États-Unis, il y a longtemps que j’au-
rais été écrasé.”
C’est parce qu’il avait raté les
concours d’entrée à l’université
chinoise que Cheng est venu au
Japon. La province du Henan
(centre de la Chine), dont il est
originaire, compte plus de 100 mil-
lions d’habitants. Bien qu’il ait
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
préparé les concours dans un très
bon lycée, il s’est rendu compte
qu’il était très difficile d’accéder
à des universités de premier rang
dans son pays, car la concurrence
était trop sévère. Sur le conseil
de son oncle, il a décidé de pour-
suivre ses études au Japon. Compte
tenu de la bataille que se livrent
les États-Unis et la Chine dans le
secteur de l’informatique, il était
réaliste de choisir le Japon pour
créer une entreprise. “Le taux de
réussite y est relativement élevé et,
une fois qu’on a réussi, il est facile
de se faire des relations. Le fait d’être
chinois ne m’a pas posé de problèmes,
en tout cas sur le plan commercial”,
explique-t-il. Voilà déjà dix-huit
Dans l’archipel,
un grand nombre
d’étrangers
cohabitent déjà
avec les Japonais.
ans que Cheng s’est installé au
Japon, le même nombre d’années
que celui qu’il a passées en Chine.
Sur l’île d’Amami-Oshima, à
environ 1 300 kilomètres au sud de
la capitale, on remarque un nombre
croissant d’étrangers parmi les
employés des restaurants et des
bars. Cette tendance s’explique par
l’ouverture, il y a trois ans, d’une
école de japonais, la Kakehashi
International School, gérée par
une société locale qui travaille en
collaboration avec une agence de
recrutement de Tokyo.
“Après avoir terminé leurs études
secondaires, les jeunes d’ici partent
vers les grandes villes de l’île princi-
pale du Japon”, explique le direc-
teur de l’école, Yukio Hamasaki,
74 ans, ancien président de la
chambre de commerce et d’indus-
trie locale. “Notre mission est de
contribuer à l’activité de la région
en accueillant des étudiants étran-
gers pour compenser le déclin démo-
graphique”, observe-t-il.
Dépeuplement. Le restaurant de
cuisine japonaise Komachi emploie
six étudiants étrangers. L’un d’eux,
un Népalais de 28 ans, travaille en
semaine de 18 à 22 heures, après
avoir suivi des cours de japonais
jusqu’à midi. Les habitants de l’île se
montrent bienveillants avec ces étu-
diants étrangers qui ne rechignent
pas au travail. Un employé japonais
du même restaurant a épousé une
étudiante vietnamienne.
“Les habitants d’Amami-Oshima ne
font pas de différence entre les étran-
gers et les Japonais non originaires de
l’île. Je suppose que c’est parce qu’ils
parlent une autre langue que nous
[le dialecte parlé sur cette île]”, sou-
ligne Yuichiro Hisakura, 45 ans,
qui tient un restaurant de cuisine
locale dans lequel il a embauché
un étudiant indonésien.
L’école de japonais, qui a
accueilli 15 nouveaux arrivants
en octobre, compte aujourd’hui
39 étudiants. L’an prochain, ses
effectifs devraient passer à 60.
Les régions touchées par le
dépeuplement, comme l’île
d’Amami-Oshima, attirent beau-
coup d’étudiants étrangers – ceux-
ci ne viennent pas officiellement
au Japon dans le but de travailler.
La ville de Goto, qui s’étend sur
plusieurs îles au large de Kyushu,
projette d’ouvrir une école de
japonais depuis avril. Pour lutter
contre le déclin démographique,
elle aménage un local à cet effet,
avec les subventions versées par
l’État. Selon les chiffres du minis-
tère de la Justice, le pays compte
↙ Dessin d’Arend,
Pays-Bas.
aujourd’hui 710 écoles de japo-
nais. Au cours des cinq dernières
années, plus de 240 d’entre elles
ont vu le jour, soit pratiquement
une par semaine. La plupart des
étudiants étrangers diplômés
de ces établissements entrent
ensuite dans des écoles profes-
sionnelles ou à l’université.
Comment cohabiter avec un
peuple ayant une langue et un
style de vie différents ? Les pre-
miers à avoir été intégrés dans la
Le pays n’a pas
d’autre choix que
le recours à la main-
d’œuvre étrangère.
société japonaise en tant que tra-
vailleurs étrangers sont des nik-
keijin [descendants de Japonais
émigrés à l’étranger], tels que
ceux du Brésil. Pour faire face à la
pénurie de main-d’œuvre engen-
drée par la bulle économique, le
Japon leur a ouvert ses portes
en 1990 et la plupart ont travaillé
dans l’industrie manufacturière
en tant qu’intérimaires. Ainsi, à
Toyota (préfecture d’Aichi), ville-
dortoir du groupe automobile du
même nom, plus de la moitié des
habitants de la cité Homi sont
d’origine étrangère, et, pour la
plupart, brésilienne.
Au début, de vives tensions
les ont opposés à la population
locale. Les querelles occasionnées
par des problèmes de bruit, d’or-
dures ménagères ou de charges
impayées aux associations d’habi-
tants de quartier étaient monnaie
courante. Les écoles n’étaient pas
en mesure d’accueillir les enfants
d’origine étrangère. Leurs parents,
surchargés de travail, ne s’inquié-
taient pas de leur déscolarisation
car, un jour, ils allaient rentrer au
pays. Ces jeunes, qui ne parlaient
pas le japonais et n’avaient pas de
place dans le quartier, se bagar-
raient sans cesse avec des bandes
de voyous.
Après avoir passé près de trente
ans au Japon et surmonté la crise
engendrée par la faillite de Lehman
Brothers [en 2008], un Brésilien
pense aujourd’hui s’y installer
définitivement. Descendant de
Japonais de la troisième généra-
tion, Gustavo Murayama, 29 ans,
est arrivé sur l’archipel à l’âge de
6 ans et a grandi dans la cité Homi.
“Quand je me regarde dans un miroir,
je vois un étranger. Mais j’ai envie
d’agir pour le Japon et de m’y instal-
ler définitivement”, dit-il. Tout en
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
travaillant pour une agence d’in-
térim, il projette de faciliter les
échanges avec la population locale.
Il a créé, par exemple, un site d’in-
formation en portugais pour venir
en aide aux Brésiliens.
Les querelles qui éclataient
auparavant dans la cité semblent
avoir disparu. Cependant, pour
Kunihiro Kawabe, président du
comité de liaison des associations
d’habitants de cités de la préfec-
ture et du groupe de réflexion sur
la cohabitation avec les étran-
gers, “le mot de cohabitation est
bien beau, mais il y a beaucoup de
problèmes à résoudre”. Se pen-
chant depuis longtemps sur la
résolution des difficultés de la
cohabitation, il avoue ne pas sou-
haiter voir le nombre d’étrangers
augmenter.
Tout en accueillant des étran-
gers en tant que main-d’œuvre,
le Japon s’en remet aux autori-
tés locales et aux habitants pour
régler les problèmes qui se posent
au quotidien. Aujourd’hui encore,
il est en train de mettre en place
des mesures pour en attirer un
PARIS ET RÉGION PARISIENNE :
*P 3e 68, rue Réaumur
*Paris Ré /*Paris
/*P
*Paris 4e Le BHV Marais 52, rue de Rivoli / *Paris
25, rue du Fg Saint-Antoine / *Paris
Pa 14e 99, av.
Paris
*Magasins ouverts les 3 dimanches
plus grand nombre. “Ils disent
qu’ils accueillent des travailleurs et
pas des immigrés, mais c’est idiot.
Ce sont bien des immigrés”, pro-
teste M. Kawabe.
Que ce soit sur des îles loin-
taines ou dans le centre de la capi-
tale, un grand nombre d’étrangers
cohabitent avec les Japonais. Et la
plupart d’entre nous en sommes
conscients.
Multiculturalisme. À la fin du
mois d’octobre 2017, le Japon
comptait quelque 1,28 million
de travailleurs étrangers, soit
une hausse de près de 50 % en
cinq ans. Le quartier de Shinjuku,
à Tokyo, abrite des étrangers ori-
ginaires de 135 pays et régions,
et 1 habitant sur 8 est étranger.
En accueillant des individus de
différentes origines et cultures,
le Japon est en train de s’enga-
ger sur la voie du multicultura-
lisme [alors que le mythe d’une
population homogène y est pro-
fondément enraciné].
Plusieurs facteurs ont contri-
bué à cette évolution : la baisse de
CE SONT LES JOURS LIGNE ROSET.
Pa 7e 85, rue du Bac / *Paris
Paris
av du Maine / *Orgeval
gev 1476, rte
geval
la natalité, le vieillissement de la
population et le déclin démogra-
phique. Le nombre d’habitants en
âge de travailler ayant baissé de
10 millions en vingt ans, le pays
n’a pas eu d’autre choix que de
faire appel à des étrangers.
Pourtant, nous faisons mine de
ne pas les voir, comme s’ils étaient
transparents. Le comportement du
gouvernement, qui refuse d’adop-
ter une politique migratoire, en
est le meilleur exemple. Évitant
de regarder en face ces étrangers
qui s’installent dans notre pays, s’y
marient et y ont des enfants, il ne
fait rien pour améliorer la qualité
de l’environnement de travail des
apprentis et des étudiants étran-
gers, ni pour offrir un enseigne-
ment suffisant de la langue.
Le gouvernement a annoncé
son intention d’élargir l’accueil
des étrangers aux travailleurs peu
qualifiés. Mais s’il a enfin reconnu
le besoin de main-d’œuvre étran-
gère, aucune mesure n’est prise
pour faciliter la cohabitation.
On continue à faire comme s’ils
n’existaient pas en limitant le
DU 9 AU 2 5 NOVEMBRE
Pa 8e 49, rue de Berri – 165, bd Haussmann / *Paris
Paris
rt des Quarante
ar
arante Sous / Bagneux
Ba RN 20 – 104, av.
av A. Briand
Opération également valable
va
regroupement familial et en lais-
sant à des associations le soin de
leur venir en aide.
Le problème ne concerne pas
seulement les droits de l’homme.
Si nous ne luttons pas contre les
inégalités sur le marché du travail
et dans la vie quotidienne, cela
peut se retourner contre nous, avec
un accroissement des désordres
locaux, une dégradation des condi-
tions de sécurité et une hausse du
coût de la protection sociale. Dans
divers pays d’Europe, l’insuffisance
des mesures d’accompagnement
de l’immigration a engendré une
instabilité sociale et politique.
Si le Japon traite les étrangers
comme des citoyens égaux confor-
mément aux principes d’une société
plurielle et multilingue, il verra ses
perspectives s’élargir. Ce ne sont
pas les migrants qui doivent être
mis en cause, mais le peuple qui les
accueille. Car l’être humain n’est
pas une machine qui se remplace.
—Ryo Inoue, Takuya
Asakura, Ari Hirayama et
Hiroki Manabe
Publié le 21 octobre
Pa 9e Printemps
Paris Pr de la Maison 61, rue Caumartin
Br / *Rosny-sous-Bois c.c. Domus – 16, rue de Lisbonne
sur toute la France, adresses sur www.ligner
www
ASIE. 29
Contexte
UN TOURNANT HISTORIQUE
●●● Tokyo a validé,
le 2 novembre, le projet de loi
créant deux nouveaux types
de visa. Le visa “compétence
spécifique 1” autorisera un séjour
de cinq ans pour un emploi peu
qualifié dans 14 secteurs
(agriculture, soins aux personnes
âgées, etc.). Le visa “compétence
spécifique 2” permettra aux
travailleurs spécialisés de rester
plus longtemps avec leur famille.
Pour le Mainichi Shimbun,
“il s’agit d’un tournant historique
dans la politique du Japon
vis-à-vis des étrangers”. En effet,
aujourd’hui le pays n’ouvre ses
portes qu’à des professionnels
hautement qualifiés, tels que
les médecins et les professeurs.
Toutefois, de nombreux étudiants
et apprentis étrangers sont
employés, parfois dans des
conditions illégales et abusives.
D’après le ministère de la Justice,
7089 apprentis ont fui leur
entreprise d’accueil en 2017.
RCS Bourg-en-Bresse 545 920 076
umar / *Pa
umartin *Paris
Paris 11e
Li / *Brunoy
uno 81, RN 6.
unoy
oset.fr
30. Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018

à la une

LES FEMMES
AU POUVOIR
Lors des élections de
mi-mandat le 6 novembre
dernier, les prétendantes
aux postes de députés,
sénateurs ou gouverneurs
ont fait une percée historique
aux États-Unis, à l’instar
d’Alexandria Ocasio-Cortez,
29 ans, élue à New York.
Cette vague féminine
va-t-elle s’amplifier ?
En Europe et ailleurs,
les gouvernements fondés
sur la parité deviennent
incontournables, et on voit
émerger une nouvelle
génération de femmes
chefs d’État. Même
si les hommes continuent
de dominer dans les
hémicycles, la tendance
semble irréversible.
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018 31

Les grandes gagnantes

des “midterms”
← Dessin d’Agata ÉTATS-UNIS Un nombre record de femmes ont été élues
Nowicka, Pologne. lors des élections de mi-mandat, mais elles ne sont pas
au bout de leurs peines. Elles vont désormais devoir faire
face à la “falaise de verre” et à leurs collègues masculins.

—The New York Times New York fois, et elle sera d’ailleurs accompagnée d’une
seconde femme. Deux Amérindiennes vont éga-

U
n taux de participation phénoménal. Un lement faire leur entrée au Congrès, ce qui est
nombre record de candidates, mais aussi également inédit.
d’élues. Certaines sont passées de jus- Il est exaltant et remarquable d’assister à la
tesse en délogeant des candidats sortants victoire de tant de femmes pour qui rien n’était
et en faisant basculer des circonscriptions gagné, et il est encourageant de voir qu’elles
républicaines du côté démocrate. Mikie sont si nombreuses à être des “pionnières”,
Sherrill, qui a évoqué pendant la campagne sa dans une démocratie qui n’a jamais été réelle-
carrière de pilote dans la marine et ses quatre ment représentative.
enfants, l’a emporté dans le New Jersey. Elaine Je suis néanmoins inquiète. Les femmes sont
Partenariat Luria et Abigail Spanberger ont gagné en Virginie. bien présentes mais on attend d’elles ce qui
Lauren Underwood a vaincu dans l’Illinois. Dans incombe souvent aux femmes : faire le nettoyage.
FEMMES-HOMMES : le Kansas, Laura Kelly a battu Kris Kobach, l’un
MÊME COMBAT ? des principaux architectes de l’exclusion électo- Réactions à Trump. Les résultats de l’élection
Le Forum mondial rale aux États-Unis. ne sont pas la réalisation du rêve féministe de la
de la démocratie de Un grand nombre de femmes de couleur se parfaite vague rose. Outre Stacey Abrams [qui n’a
Strasbourg se tiendra sont présentées à divers postes cette année et, pas encore concédé la victoire à son rival Brian
du 14 au 21 novembre. même si Stacey Abrams risque de ne pas devenir Kemp en Géorgie], les sénatrices démocrates
Cette 7e édition, gouverneure de Géorgie (après une lutte achar- Claire McCaskill et Heidi Heitkamp n’ont pas
organisée par le Conseil née non seulement pour les électeurs, mais aussi conservé leur siège. Plusieurs candidats média-
de l’Europe, la Ville de contre les manœuvres visant à empêcher cer- tisés qui bénéficiaient du soutien des femmes
Strasbourg et la Région tains de voter), beaucoup de ces candidates ont ont aussi perdu, notamment Andrew Gillum en
Grand Est, proposera été élues. Certaines ont revendiqué leur victoire Floride et Beto O’Rourke au Texas.
au grand public accompagnées de leur petite équipe de cam- Les femmes du Parti républicain ont aussi
rencontres, expositions pagne, en majorité féminine. Toutes l’ont fait en remporté quelques victoires, bien sûr. Marsha
et spectacles sur étant portées par l’énergie des électrices, dont Blackburn, dont la campagne a reposé sur la lutte
les thèmes des droits beaucoup ont déclaré qu’elles étaient écœurées contre le droit à l’avortement, pour ensuite som-
des femmes et de par Donald Trump et les magouilles machistes brer dans un racisme alarmiste, a gagné dans le
l’égalité des sexes. de la Maison-Blanche et d’un Congrès dominé Tennessee. Kristi Noem a été élue gouverneure
Courrier international, par les hommes. dans le Dakota du Sud.
partenaire de la Observer la victoire de ces femmes a été comme Beaucoup d’électeurs se sont rendus aux urnes
manifestation, un baume sur une plaie ouverte en 2016, quand pour clamer que Trump ne représente pas le
organisera des débats un président ayant parié sur la misogynie et le meilleur des États-Unis, mais beaucoup de par-
(“Réseaux sociaux : racisme a profité de sa tribune pour amplifier tisans de Trump ont fait de même, pour reven-
de #MeToo à #Balance l’intolérance. Ces élections de mi-mandat ont diquer que le président représente bel et bien
TonPorc”, “Femmes été rudes. Les démocrates n’ont pas repris la leur Amérique et pour clamer leur colère face à
et publicité : la fin main sur le Sénat, et de nombreux candidats une nation trop inclusive et leur nostalgie d’une
du sexisme” ; “Et si très médiatisés ont perdu, mais les femmes s’en époque révolue où les hommes blancs avaient le
le monde était gouverné sont remarquablement bien sorties. monopole du pouvoir et où nous autres savions
par les femmes ?”), quelle était notre place.
une rencontre (“Le Les femmes progressistes qui se sont pré-
langage inclusif avec Observer la victoire sentées en 2018, qu’elles aient gagné ou non,
Éliane Viennot”), une de ces femmes a été comme ont revendiqué leur légitimité à représenter ce
Nuit du cinéma (“Yes we
femmes !”) et des joutes
un baume sur une plaie pays. Beaucoup d’entre elles l’ont fait en réaction
à Trump, beaucoup par sens du devoir (celui de
oratoires (“Déconstruire ouverte en 2016. réparer ce qui est manifestement cassé), et beau-
les préjugés”). coup grâce à une confiance en elles décuplée de
Retrouver le Tous les bulletins n’ont pas encore été comptés, façon quelque peu perverse par le président. La
programme complet : mais il est bien possible que plus de cent femmes victoire de Trump “a montré que n’importe qui
www.strasbourg.eu/-/ siègent à la Chambre des représentants, ce qui peut y arriver”, m’a ainsi affirmé l’an dernier une
forum-mondial-de-la- n’est encore jamais arrivé. Le Texas enverra jeune femme républicaine qui envisageait de se
democratie-2018 une femme latino au Congrès pour la première porter candidate. → 32
32. À LA UNE Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018

Portrait
Alexandria
Ocasio-Cortez,
tout un symbole
●●● Arrivée comme un coup de tonnerre
sur la scène politique nationale, cette
Hispanique de 29 ans a été élue,
le 6 novembre, à la Chambre
des représentants. Elle est ainsi
devenue “la plus jeune femme jamais
élue au Congrès”, souligne le quotidien
USA Today.
Originaire du Bronx, de mère portoricaine,
la jeune femme s’est lancée très tôt
dans l’activisme politique, alors qu’elle
préparait un diplôme d’économie
et de relations internationales
à l’université de Boston. À son retour
à New York, elle a milité en faveur d’une
meilleure éducation, lançant une maison
d’édition spécialisée dans les livres pour
enfants. Elle a ensuite participé à la
campagne du sénateur Bernie Sanders
lors des primaires démocrates à l’élection
présidentielle de 2016. Avant
de rejoindre, la même année, une autre
grande cause progressiste, le mouvement
de protestation contre un oléoduc dans
le Dakota du Nord, passant à proximité
de la réserve sioux de Standing Rock.
Membre des Socialistes démocrates
d’Amérique, une organisation politique
fortement marquée à gauche,
Ocasio-Cortez a mis au centre
de sa campagne trois propositions
audacieuses : une assurance-maladie
publique et universelle ; une garantie
d’emploi offerte à tous par l’État fédéral ;
et l’abolition de l’ICE (agence de contrôle
de l’immigration et des douanes),
la police de l’immigration.
Elle est devenue en quelques mois
la figure de proue d’une nouvelle vague
de femmes et de membres des minorités
qui bousculent l’establishment.
Elle représente aussi une nouvelle
normalité, estime le New York Times.
Ce dernier souligne que la députée
31 ← Les femmes qui se sont présentées ont
envoyé promener de vieilles conventions pen-
dant leur campagne : elles ont parlé de leur
famille, on a pu les voir donner le sein à leur
bébé dans leurs clips de campagne, elles n’ont
pas caché leur esprit de compétition.
Quand elles prendront leur poste, elles seront
toutefois confrontées à d’autres attentes : celles
d’un président qui ne respecte pas les règles comme
celles de leurs collègues masculins.
Dans le monde de l’entreprise, les chercheurs
utilisent l’image de la “falaise de verre” : c’est
l’idée que les femmes assument de plus grandes
responsabilités en période de crise, ce qui rend
leur succès moins probable. Quand ces femmes
ne réussissent pas à renflouer le navire coulé par
quelqu’un d’autre, elles sont souvent jugées res-
ponsables de l’échec.
C’est une joie sans pareille que tant de femmes
se soient portées candidates en 2018 et que tant
de femmes aient contribué aux campagnes élec-
torales (à des postes rémunérés ou bénévoles).
Les commentaires sur les victoires et les échecs
s’attarderont quasi certainement sur la question
de l’identité. Certains se demanderont si les can-
didats ont trop mis l’accent sur leur identité en
faisant trop valoir qu’ils ou elles n’étaient pas des
hommes blancs et que leur vie et leurs priorités
étaient différentes.
Cette lecture simpliste semble destinée à éclip-
ser des analyses plus nuancées sur la façon dont
le sexisme et le racisme influencent nos percep-
tions, nos préférences et nos comportements. Elle
néglige aussi une réalité stupéfiante : ce sont les
femmes qui ont créé la “vague bleue” démocrate.
Si les bilans de cette élection ne feront pas de
cadeau aux femmes qui ont perdu, les années à
venir ne seront pas beaucoup plus faciles pour
celles qui ont été élues.
Quand les femmes ne
réussissent pas à renflouer
le navire coulé par quelqu’un
d’autre, elles sont jugées
responsables de l’échec.
On a dans l’idée qu’il nous faut plus de diri-
geantes non seulement parce qu’une démocra-
tie réellement représentative est une démocratie
plus juste, mais aussi parce que les femmes pour-
raient être dotées de certaines compétences qui
manquent à nos leaders actuels – la communica-
tion, la coopération, la capacité à ne pas tweeter
furieusement et à rendre une certaine intégrité
à la vie politique.
On s’attend à ce que les femmes démocrates
sont sanctionnées quand elles se mettent en
avant ou qu’elles font leur autopromotion. Les
femmes engagées en politique sont donc privées
d’un outil crucial de plaidoyer et de négociation.
Et d’autant plus de regards seront tournés vers les
législatrices, car les minorités sont toujours plus
visibles. Les femmes qui ont gagné le 6 novembre
sont ainsi confrontées à une monumentale mis-
sion : remettre de l’ordre dans la pagaille dont sont
principalement responsables des hommes, sans
pour autant revendiquer le travail qu’elles font.
Fragile avancée. Ce qu’il faut retenir de cette
élection, ce n’est pas ce que les femmes ont fait
ou n’ont pas fait, ce que nous ferons ou ne ferons
pas : ce scrutin est une étape de plus dans le long
processus qui alterne reculs et avancées, un va-
et-vient qui caractérise la lutte pour les droits
civiques et les droits des femmes depuis la nais-
Portrait sance des États-Unis.
La désastreuse présidence proto-autoritaire
de Trump a vu le jour parce qu’un homme noir
a occupé la Maison-Blanche avant lui et qu’une
femme l’a défié. La présidence de Trump a aussi
poussé beaucoup de femmes à se présenter aux
élections. Sa présidence provoque une telle crise
que beaucoup de femmes ont remporté leur pari.
NANCY PELOSI, Ces victoires n’ont pas eu lieu sans détour et elles
LA DOYENNE sont rarement absolues.
Elle va bientôt Une fois à leur poste, les législatrices nous déce-
reprendre le marteau vront parfois, au même titre que les hommes.
emblématique de Elles seront parfois très courageuses, comme
speaker (présidente) les hommes. Beaucoup d’entre elles travaille-
de la Chambre ront sûrement plus que leurs collègues tout en
des représentants. exigeant moins de reconnaissance – ce que l’on
Nancy Pelosi, 78 ans, observe rarement chez les hommes.
est la chef de file En réalité, même avec toutes ces victoires, les
des démocrates femmes n’occupent même pas un quart des sièges
et la responsable à la Chambre des représentants. En jetant un
de la stratégie regard sur ce nouveau Congrès, où les femmes et
électorale qui a permis les personnes de couleur sont plus nombreuses et
à son parti de gagner font évoluer un paysage longtemps monochrome,
plus de 30 sièges composé dans l’immense majorité d’hommes
et de reprendre la
majorité à la Chambre
blancs, nous pouvons constater que les avan-
cées sont là, même si elles sont fragiles. Mais en
basse du Congrès. observant ces mêmes visages, on peut aussi voir
Elle a été la première en quoi les élus ne représentent pas encore toute
femme présidente la diversité des États-Unis.
du Congrès de 2007 —Jill Filipovic
à 2011 et elle tient Publié le 7 novembre
aujourd’hui sa
revanche : en devenant
à nouveau speaker,
elle sera celle qui tient
tête à Donald Trump
et la femme la plus
puissante d’Amérique.
Le ou la chef de la
majorité à la Chambre SUR NOTRE SITE
DON EMMERT/AFP - BRENDAN SMIALOWSKI/AFP

fraîchement élue a commencé l’année
2018 comme barmaid dans un restaurant
d’Union Square à New York et qu’elle n’a,
pour l’instant, pas les moyens de payer
un loyer à Washington, où elle entamera
son mandat en janvier prochain.
“J’ai trois mois sans salaire avant d’être
membre du Congrès. Comment est-ce
que je trouve un appartement ? Ce sont
de vraies questions”, a-t-elle notamment
confié au quotidien new-yorkais.—
élues le 6 novembre mettent en œuvre de véri-
tables changements et respectent leurs promesses :
tenir tête à Trump, défendre ceux qu’elles repré-
sentent, adopter des politiques qui reflètent la
diversité du pays. Le problème, c’est qu’elles ne
disposent pas réellement des outils nécessaires.
Les républicains conservent la main au Sénat et
ils ont un président à la Maison-Blanche qui clai-
ronne qu’il fera ce qui lui chante.
Dans le monde politique et dans celui de l’en-
treprise, les études montrent que les femmes
des représentants est,
en effet, le troisième
personnage de l’État
après le président
et le vice-président.
courrierinternational.com
À lire sur notre site : “Devenir,
de Michelle Obama, une autobiographie
pas comme les autres”.
Le Washington Post s’est procuré
en avant-première les Mémoires
de Michelle Obama, dans lesquelles
l’ex-First Lady confie son aversion
pour Donald Trump et revient
sur les grandes étapes de sa vie.
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018 LES FEMMES AU POUVOIR. 33

Une nouvelle génération de dirigeantes

Katrin Jakobsdottir Angela Merkel Erna Solberg Kersti Kaljulaid Dalia Grybauskaite Viorica Dancila
Première ministre Chancelière depuis Première ministre Présidente depuis Présidente depuis Première ministre
depuis novembre 2017 novembre 2005 depuis octobre 2013 octobre 2016 juillet 2009 depuis janvier 2018
Theresa May ISLANDE ALLEMAGNE NORVÈGE ESTONIE LITUANIE ROUMANIE
1 13 5 2 9 -
Première ministre
depuis juillet 2016
ROYAUME-UNI Ana Brnabic
2 Première ministre
depuis juin 2017
SERBIE
1

Tsai Ing-wen
Présidente depuis
Kolinda Grabar- mai 2016
Nombre d’années Kitarovic TAÏWAN 2
de gouvernance Présidente depuis
février 2015
CROATIE Hilda Heine
3 Présidente depuis
janvier 2016
Marie-Louise ÎLES MARSHALL
Coleiro Preca 2
Présidente depuis
avril 2014
MALTE
Mia Mottley 4
Première ministre
depuis mai 2018
LA BARBADE
-
Halimah Yacob
Présidente depuis
Paula-Mae Weekes septembre 2017
Présidente depuis Sahle-Work Zewde
SINGAPOUR 1
mars 2018 Présidente depuis
TRINITÉ- octobre 2018
ET-TOBAGO ÉTHIOPIE
- -

Saara Kuugongelwa-
Amadhila Bidhya Devi Bhandari Sheikh Hasina Aung San Suu Kyi Jacinda Ardern
Première ministre Présidente depuis Première ministre Conseillère spéciale de Première ministre
depuis mars 2015 octobre 2015 depuis janvier 2009 l’État depuis avril 2016 depuis octobre 2017
NAMIBIE 3 NÉPAL 3 BANGLADESH 9 BIRMANIE 2 NOUVELLE-ZÉLANDE 1
COURRIER INTERNATIONAL

Une
—The Conversation Toronto En tant que politologues, spécialistes de la repré-
sentation des femmes en politique, nous pensons À la une

tendance L
es gouvernements attachés à la parité, c’est-à-
dire qui recrutent le même nombre d’hommes
et de femmes aux postes de ministres et de
secrétaires d’État, étaient généralement l’apa-
que l’ascension rapide et constante des femmes
au pouvoir en Espagne est emblématique d’une
tendance observée dans le monde entier. Une fois
que les femmes accèdent aux plus hauts niveaux

mondiale et
nage des pays nordiques et des sociétés très de l’État, il n’y a pas de retour en arrière.
progressistes, comme le Canada et le Costa Nous avons nommé ce phénomène le “socle en
Rica. Ce n’est plus le cas. béton”. Tout gouvernement souhaitant avoir une

irréversible
Le président mexicain Andrés Manuel López légitimité démocratique – c’est-à-dire voulant que
Obrador, qui prendra ses fonctions en décembre, l’opinion publique ait confiance en ses décisions
a annoncé que les femmes occuperaient la moitié – doit comporter des femmes. BIENVENUE
des postes ministériels de son gouvernement, soit La présence des femmes n’augmente pas néces- AU CONGRÈS
8 sur 16, et que le très convoité portefeuille de l’In- sairement à chaque nouveau gouvernement. Mais Sur la dernière
térieur reviendrait à une femme. en étudiant la composition des cabinets formés couverture du New
Quant au nouveau Premier ministre espagnol, immédiatement après une élection en Espagne, en Yorker réalisée par
Pedro Sánchez, il est récemment devenu le pre- France, en Australie, aux États-Unis, au Canada, l’illustrateur Barry Blitt,
mier dirigeant du monde à avoir un gouvernement au Chili et au Royaume-Uni, de 1929 à 2016, nous après les élections de
constitué aux deux tiers de femmes. C’est le seul avons découvert que le nombre de femmes y avait mi-mandat, on peut
Aujourd’hui, les femmes pays de la planète qui peut se vanter d’avoir une augmenté de manière cumulative au fil des ans notamment voir l’élue
sont devenues incontournables : telle proportion de femmes ministres. Rappelons dans tous les partis. latino Alexandria
tout gouvernement qui souhaite qu’il y a trente ans l’Espagne ne comptait pas une D’après nos recherches, quand les dirigeants Ocasio-Cortez
avoir une légitimité démocratique seule femme à un poste ministériel. choisissent délibérément d’augmenter le nombre aux côtés de la réfugiée
Les femmes occupent seulement 20 % des plus de femmes au gouvernement, ils ne sont jamais somali-américaine Ilhan
doit compter avec elles, hauts postes politiques aux États-Unis, et 28 % au sanctionnés par les électeurs, au contraire, et ils Omar faire irruption
constatent ces politologues. Royaume-Uni. Dans le monde entier, la moyenne sont souvent félicités par le reste de la commu- dans le “club des vieux
est de 18,3 %. nauté internationale pour cet effort. → 34 hommes blancs”.
34. À LA UNE
35 ← Il y a quelques années, le Premier ministre
canadien Justin Trudeau a été applaudi mondiale-
ment pour avoir respecté l’égalité homme-femme
dans son gouvernement. Pourquoi cette décision?
lui avaient demandé les journalistes. “Parce que
nous sommes en 2015”, avait-il simplement répondu.
En revanche, les dirigeants qui nomment moins
de femmes que leurs prédécesseurs risquent de se
faire étriller par les médias et leurs adversaires poli-
tiques. Et de perdre le soutien d’une partie de leurs
électeurs. Quand le Premier ministre australien
Tony Abbott a nommé une seule et unique femme
dans son gouvernement en 2013, il a dû justifier
ce choix “honteux” aux électeurs, devant l’oppo-
sition et la presse. Le gouvernement de son pré-
décesseur comptait 3 femmes. Malcolm Turnbull
a remplacé Abbott deux ans plus tard et a rapide-
ment nommé 5 femmes à l’exécutif.
Tout gouvernement qui respecte la parité semble
créer un précédent, et le gouvernement suivant
est tenu de nommer au moins le même nombre
de femmes, voire plus.
Socle en béton. Il arrive cependant que certains
dirigeants nomment moins de femmes que leurs
prédécesseurs. Mais ce recul est généralement
minime. En 1990, au Chili, à la tête du gouver-
nement qui a succédé à la dictature, le président
Patricio Aylwin avait constitué une équipe com-
portant seulement 5 % de femmes. La première
femme présidente du Chili, la socialiste Michelle
Bachelet, avait formé un gouvernement respec-
tant strictement la parité en 2006. Son successeur
conservateur, Sebastián Piñera, ne nommait que
7 femmes sur les 23 membres de son cabinet. La
parité n’était certes pas respectée, mais les femmes
étaient bien mieux représentées qu’avant Bachelet.
Ce phénomène de “socle en béton”, c’est le
seuil minimal de représentation féminine dans
un gouvernement pour que l’opinion considère
qu’un dirigeant a une légitimité démocratique.
Et contrairement au “plafond de verre”, cette bar-
rière subtile et invisible qui empêche les femmes
d’accéder à des postes de pouvoir, ce “socle en
béton” est visible – et pris en compte – par tous
les dirigeants de notre étude.
Dans les pays étudiés, mais pas tous, le même
phénomène s’applique à d’autres types de représen-
tativité politique. Au Canada et aux États-Unis, des
gouvernements composés uniquement de Blancs
seraient impensables. Le président Lyndon Johnson
a nommé au gouvernement, en 1966, le premier
Africain-Américain – le ministre du Logement et
du Développement urbain Robert C. Weaver. Et
Lincoln MacCauley Alexander, qui était noir, est
devenu le ministre du Travail du Canada en 1979.
Mais en Espagne et en Allemagne, des pays où la
diversité est pourtant de plus en plus importante,
les exécutifs restent entièrement blancs. Il a fallu
attendre 2015 pour qu’en Espagne la première par-
lementaire noire, Rita Bosaho, soit élue.
Le sexe était le seul critère dans les 7 pays que
nous avons étudiés, où il n’existe plus de gouver-
nement exclusivement masculin depuis un quart
de siècle. Les femmes représentent la moitié de la
population mondiale. Et les gouvernements démo-
cratiques en témoignent chaque jour davantage.
Une évolution irréversible.
— Susan Franceschet et Karen Beckwith
Publié le 8 novembre
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
L’ascension
d’un électron libre
ESPAGNE Carmen Calvo, vice-présidente
du gouvernement, est l’alliée indispensable
du nouveau président Pedro Sanchez,
qu’elle a contribué à porter au pouvoir.
—Diario de Sevilla (extraits) Séville
L
a force de Carmen Calvo, c’est sa capacité à évo-
À la une luer avec la même décontraction sur les tapis des
salons de Madrid et dans les réunions de quar-
tier.” C’est ainsi qu’un ancien haut respon-
sable du PSOE andalou présente la nouvelle
vice-présidente du gouvernement socialiste –
arrivé au pouvoir en juin dernier –, qu’il connaît
depuis des décennies. Cette femme de 61 ans,
native de Cabra [gros bourg d’Andalousie], allie
l’élégance requise dans les salons les plus sélects à
une grande proximité, qui lui fait embrasser tout
le monde où qu’elle aille. Et c’est aussi, depuis sa
“COMMENT LES jeunesse, une militante féministe. Elle va pouvoir
FEMMES ONT PRIS défendre ses convictions dans le nouvel exécutif
LE POUVOIR” de Pedro Sánchez : l’un des fers de lance du gou-
au Royaume-Uni, titrait vernement socialiste n’est autre que l’égalité, qui
New Statesman figure parmi ses compétences ministérielles [elle
en janvier dernier. est ministre de la Présidence, des Relations avec
Un siècle tout juste le Parlement et de l’Égalité hommes-femmes].
après l’obtention Connue pour sa détermination, son esprit indé-
du droit de vote, pendant et sa grande éloquence, elle a été l’une
les “femmes ont pris des premières à soutenir Pedro Sánchez sur un
d’assaut le Parlement” terrain aussi peu propice pour le nouveau prési-
et certains postes dent du gouvernement que l’Andalousie.
clés, s’enthousiasmait
l’hebdomadaire.
L’actuelle chef Même son entourage ne
du gouvernement l’aurait pas imaginée à un tel
britannique, Theresa poste, mais elle n’a jamais
May, est une femme
– la deuxième cessé de croire en elle-même.
de l’histoire après
Margaret Thatcher, C’est sur ces terres andalouses qu’en 1996 elle
entre 1979 et 1990 –, a entamé sa longue carrière politique, quand
tout comme la Première Manuel Chaves [ex-président du gouvernement
ministre écossaise, andalou] lui a proposé de devenir sa conseillère
la dirigeante des à la Culture. Un poste qu’elle a conservé pendant
conservateurs écossais huit années au cours desquelles elle s’est fait un
et les leaders nom avec des initiatives audacieuses, comme la
des deux principaux création du musée Picasso de Málaga, la ville où
partis nord-irlandais. est né l’artiste. Ces années de formation lui ont
En dépit de ce constat permis de se forger une image politique.
encourageant, il reste Ceux qui connaissent Carmen Calvo la qualifient
encore un long chemin d’électron libre. Dans une région où les familles
à parcourir, nuançait politiques ont tant de poids, on ne peut pas dire
le magazine classé que la vice-présidente soit arrivée où elle en est
à gauche. en obéissant à des consignes, bien au contraire.
Quand Pedro Sánchez a été évincé comme secré-
taire général par les barons du PSOE en 2016 et
que personne ne croyait en lui, elle a été l’une
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018 LES FEMMES AU POUVOIR. 35

↙ Dessin de Belle
Mellor paru dans
des premières à le soutenir lors de primaires que
Susana Díaz [actuellement présidente du gouver- L’Éthiopie
donne
King’s College nement autonome andalou] était censée rempor-
Magazine, Londres. ter haut la main. Autant dire que les relations entre
la locataire de San Telmo, le siège du gouverne-

l’exemple
ment andalou, et la numéro 2 du nouvel exécu-
tif ne sont pas au beau fixe. Toutefois, d’après les
sources que nous avons consultées, le manque
d’attachement de Carmen Calvo pour l’appareil
du parti – où elle ne s’est jamais sentie à l’aise – Brésil
évitera des heurts avec la présidente andalouse,
du moins à court terme. UN
GOUVERNEMENT
Pouvoir de persuasion. Son apostolat en faveur 100 % MASCULIN? AFRIQUE Deux Éthiopiennes
de Pedro Sánchez a valu à Carmen Calvo d’inté- Vingt-huit hommes. viennent de devenir présidentes :
grer son Conseil fédéral en tant que secrétaire à Aucune femme. l’une du pays, l’autre de la Cour
l’Égalité en 2017. À ce moment-là, des sources de L’équipe de transition suprême. Mais sur le continent les
la rue Ferraz [siège du PSOE] soulignent que “l’on de Jair Bolsonaro, femmes peinent encore à se faire
cherchait des personnes qui rempliraient les vides président brésilien
et qui transmettraient bien les messages”. C’est à élu fin octobre, une place dans les cercles dirigeants.
partir de là que Carmen Calvo a commencé à se n’a pas manqué
faire la place qui est la sienne aujourd’hui, qu’elle de faire réagir,
“est passée sous les feux de l’actualité et a acquis une notamment des —Financial Times (extraits) Londres
place dans le nouvel exécutif”, assurent ces mêmes

A
députées et sénatrices,
sources. Pedro Sánchez et son entourage lui font de gauche comme biy Ahmed, le Premier ministre éthio-
de plus en plus confiance, appréciant ses qualités de droite. Pour rectifier pien [en poste depuis avril], a pris l’ha-
de bonne communicante. Lors de ses conférences le tir, les proches bitude de faire des gestes politiques qui
de presse, elle n’offre aucune prise à la critique, de Jair Bolsonaro trouvent un écho sur tout le continent. Il
et son pouvoir de persuasion finit par la placer ont annoncé que des a libéré des milliers de prisonniers poli-
en première ligne. Avec ce naturel qui lui vient femmes feraient partie tiques, signé la paix avec l’Érythrée voisine,
de sa longue expérience en politique, alors même de la prochaine liste et promis des élections libres et démocratiques
qu’on l’y croirait nouvelle venue. Toutefois, ses de nominations, alors que l’Éthiopie est l’un des pays africains les
détracteurs font valoir que son principal défaut sans préciser leurs plus autoritaires.
tient au fait que sa subtile dialectique dissimule un postes, souligne Mi-octobre, il a pris une décision qui pourrait
manque d’efficacité dans la gestion au jour le jour. Folha de São Paulo. avoir des répercussions énormes en Afrique : il
Carmen Calvo a conquis la vice-présidence du Les femmes sont aussi a confié la moitié des postes de son gouverne-
gouvernement contre tous les pronostics. Son absentes de la première ment à des femmes. L’Éthiopie rejoint donc le
entourage même ne l’aurait pas imaginée à un ébauche du futur Rwanda dans le club des pays dont le gouverne-
tel poste, pourtant elle n’a jamais cessé de croire gouvernement : ment observe une stricte parité hommes-femmes.
en elle-même. Cette socialiste de la base, qui n’a cinq noms, tous Les cyniques y verront peut-être un coup de
jamais voulu entrer dans les querelles de palais, se des hommes, com pour se faire bien voir des médias et des
retrouve, après son premier pari sérieux, dans une ont été confirmés investisseurs étrangers. Ce n’est peut-être pas
position privilégiée. Convaincue que les femmes par Jair Bolsonaro, faux. Mais il ne faut pas sous-estimer la force
doivent jouer un rôle plus important et gagner qui a déclaré : “Nous de l’exemple et sa capacité à engendrer de vrais
une place dans la vie publique, la nouvelle vice- avons cinq noms changements.
présidente du gouvernement va devoir relever le définis, il faudrait en
défi de sa vie. Elle est parvenue à ces fonctions enlever un pour mettre L’exception rwandaise. [Le 25 octobre, les
pour avoir parié sur un leader que tout le monde une femme à la place parlementaires éthiopiens ont aussi désigné une
donnait pour mort, et grâce à une capacité de juste parce que c’est femme, Sahle-Work Zewde, pour devenir prési-
résistance hors du commun. C’est le triomphe une femme? Je ne sais dente du pays. Une première, même si le poste est
d’un électron libre, avec pour tout bagage ses pas. Il y a dix ou essentiellement honorifique. Et le 1er novembre,
convictions. douze places ouvertes, une autre femme, Meaza Ashenafi, est devenue
—Luis J. Pérez Bustamente c’est certain qu’il y présidente de la Cour suprême.]
Publié le 5 juin aura une femme!” Malheureusement, l’Éthiopie et le Rwanda
restent des exceptions. Depuis qu’Ellen Johnson
Sirleaf n’est plus présidente du Liberia [2006-

11
C’EST LE NOMBRE DE FEMMES MINISTRES POUR
6 HOMMES DANS LE GOUVERNEMENT ESPAGNOL.
Élu président du gouvernement en juin dernier à la faveur
d’une motion de censure votée contre la droite en raison
d’un énorme scandale de corruption, le socialiste Pedro Sánchez
a décidé d’aller bien au-delà de la parité. “L’Espagne est devenue
le pays avec le plus de femmes ministres”, titrait alors le site
eldiario.es. Elles détiennent notamment des portefeuilles
comme l’Économie, les Finances, la Défense…
2018], il n’y a plus une seule femme parmi les
54 dirigeants du continent.
Les exemples du Rwanda et de l’Éthiopie font
cependant réfléchir les autres pays. Atiku Abubakar,
candidat à la prochaine présidentielle au Nigeria
[en février 2019], a promis, selon un article de la
presse nigériane, de “céder 40 % des postes du gou-
vernement aux femmes et aux jeunes”. L’emploi du
mot “céder” (qui est peut-être celui du journa-
liste et pas nécessairement celui du candidat) est
révélateur. Il montre bien que, pour les hommes,
l’idée de renoncer au pouvoir ne va pas de soi.
Mais l’Afrique doit se faire à cette idée. Et c’est
valable aussi bien pour les électeurs que → 36
36. À LA UNE Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018

35 ← pour la classe politique. La plupart des

plus grandes injustices de ce continent – les vio-
lences sexuelles, le faible accès à l’instruction et
aux soins, le manque d’emplois – touchent les Inde
femmes de manière disproportionnée. Même s’il
y a eu des améliorations, les filles risquent davan- BEAUCOUP
tage que les garçons de ne pas aller à l’école et de DE BRUIT
souffrir de malnutrition. POUR RIEN
L’actualité récente du Liberia et de l’Afrique du En Inde, les apparences
Sud a souligné la vulnérabilité des femmes face sont sauves. Le pays
aux violences sexuelles, mais aussi leur détermi- qui a été le deuxième
nation à ne pas se laisser faire. du monde à confier
ses rênes à une femme,
Le Premier ministre Indira Gandhi, en 1966,
peut actuellement
éthiopien a confié se targuer d’avoir
la moitié des postes des ministres femmes
de son gouvernement chargées de
portefeuilles régaliens,
à des femmes. comme Sushma Swaraj
aux Affaires étrangères
Au Liberia, des femmes et des hommes sont ou Nirmala Sitharaman
descendus dans la rue [mi-octobre] après avoir à la Défense.
appris que des jeunes filles fréquentant une Néanmoins, rappelle
école tenue par une organisation non gouver- la revue The Diplomat,
nementale américaine [More Than Me] avaient ces exemples
régulièrement été violées par le cofondateur de demeurent
l’organisation. “des anomalies dans
En Afrique du Sud, au cours du premier procès le paysage politique”.
pour viol à être retransmis en direct à la télévi- À la Lok Sabha, la
sion [il a débuté le 8 octobre], l’extraordinaire Chambre des députés,
Cheryl Zondi a renoncé à son anonymat pour la représentation
témoigner contre un prêtre évangélique nigé- féminine ne pèse
rian qui l’a violée lorsqu’elle avait 14 ans. Si son “que 11,8 % des sièges”.
témoignage au tribunal lui a valu un énorme sou- L’Inde traîne derrière
tien et a mis en lumière les aspects sordides de ses voisins immédiats,
la culture du viol en Afrique du Sud, il a égale- l’Afghanistan, le
ment permis de mieux comprendre pourquoi les Bangladesh, le Pakistan
femmes hésitent à porter plainte. La jeune femme et le Népal. Même si les
a subi un contre-interrogatoire très violent, elle femmes votent plus Avant l’islamisation
a été traitée de menteuse et a dû fournir quan- que les hommes et l’évangélisation, Législation
tité de détails humiliants et parfaitement inutiles dans une moitié
de nombreuses sociétés
sur son tourment. du sous-continent,
“elles restent sous- africaines étaient Les quotas
Héroïnes de libération. Heureusement, l’Afrique
est l’héritière d’une longue tradition de femmes
représentées” dans
les institutions
matriarcales. fonctionnent-ils ?
puissantes. Avant l’islamisation et l’évangélisation, fédérales comme dans l’ex-médiatrice d’Afrique du Sud, a sans doute plus ●●● “La plupart des pays qui
qui ont amené sur le continent ces religions patriar- celles des vingt-neuf contribué que qui que ce soit à amener l’ancien ont vu les plus fortes progressions
cales que sont l’islam et le christianisme, de nom- États de l’Union. Celles président Jacob Zuma [poussé à la démission en de représentativité féminine
breuses sociétés africaines étaient matriarcales. qui réussissent sont février 2018] à rendre des comptes [sur plusieurs dans leur Parlement avaient
Les Ashantis, un peuple de l’actuel Ghana, font généralement “issues affaires de corruption]. Parmi les plus grands introduit des quotas”, note la BBC.
remonter leur arbre généalogique à une lignée d’une famille de romanciers africains, on trouve de nombreuses C’est l’Argentine qui a mis
féminine, et transmettent souvent leurs biens politiciens”. Car, pour femmes, notamment la Nigériane Chimamanda en place les premiers quotas
de mère en fille. bénéficier d’un système Ngozi Adichie. en 1991. Pour Susan Franceschet,
De nombreux héros de libération africains de quotas, elles Plus important encore, à l’échelle du continent, professeur de sciences politiques
étaient des femmes, même si l’histoire les a trop peuvent attendre : ce sont les femmes qui maintiennent la cohésion à l’université de Calgary,
souvent oubliées. Au Zimbabwe, Nehanda Charwe un projet de loi sociale, effectuant plus de travaux éreintants que “nous avons maintenant
Nyakasikana (1840-1898), une chef spirituelle imposant un minimum les hommes, et jouant un rôle plus constructif des décennies de preuve que,
shona, a fomenté la révolte contre la British South de 33 % de femmes que ces derniers dans l’éducation des enfants. à moins d’y être forcés, les partis
Africa Company, [une compagnie britannique au pouvoir législatif D’innombrables études montrent que la société ne choisissent pas des candidates,
fondée par Cecil Rhodes] qui colonisait les régions a été rédigé en 1996, dans son ensemble, à savoir les hommes aussi bien ou du moins pas beaucoup”.
du Mashonaland et du Matabeleland. Avant son et il n’a toujours pas été que les femmes, se porte mieux lorsqu’elle compte Tous les quotas ne sont pas
exécution des mains des Britanniques, elle aurait adopté. en son sein davantage de femmes instruites, aptes forcément inscrits dans la loi :
lancé : “Ces os se soulèveront encore.” à prendre en main leur destin. On ne peut que certains partis politiques
Au Kenya, même si les femmes ont joué un rôle se réjouir de voir le candidat à la présidence du s’en imposent de façon volontaire.
important dans la résistance contre le pouvoir Nigeria éprouver le besoin de céder plus de pou- Pour la professeur, cela produit
colonial britannique, rares sont les rues de Nairobi voir aux femmes. Mais plus vite les femmes afri- un effet de contagion
à porter le nom d’une héroïne de la libération. ↗ Dessin de Bénédicte caines exigeront ce pouvoir, mieux ce sera. qui incite les autres partis
Et l’Afrique d’aujourd’hui ne manque pas de paru dans 24 Heures, —David Pilling à mettre aussi en avant plus
femmes enthousiasmantes. Thuli Madonsela, Lausanne. Publié le 24 octobre de candidates.
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
Seule contre tous
LIBAN Pour avoir dénoncé les dépenses injustifiées du président,
une députée libanaise s’est attiré des salves d’insultes à connotation
sexuelle des proches du régime.
—Al-Modon Beyrouth
L
es insultes sont devenues chose courante
dans la vie politique libanaise. C’est actuel-
lement un moyen à la disposition du pouvoir
pour s’en prendre à ses opposant(e)s. La vic-
time aujourd’hui est une femme élue, pré-
occupée par le bien public et soucieuse des
conditions de vie de ses concitoyens. [Et contrai-
rement à d’autres femmes politiques], elle est
issue de la société civile [ancienne journaliste
de télévision] et non le produit du système des
partis politiques ni héritière du pouvoir.
Cette députée [de Beyrouth] est Paula Yacoubian.
C’est contre elle que le pouvoir lâche sa meute
de fidèles chargés des basses œuvres dans les
médias. Elle n’a fait que formuler une critique et
réclamer des comptes [après que le président liba-
nais a affrété deux avions pour inviter sa famille
et ses amis à New York], on lui répond par des
diatribes de poissonnière. Ceux qui en sont les
auteurs ne font pas grand cas de la démocratie. Ce
sont des adeptes des anathèmes, toujours prêts
à lancer un mot ordurier pour rabaisser l’autre.
Voyous. Paula Yacoubian a été dans son rôle de
députée en dénonçant la corruption. Mais aux
yeux des proches du parti du président Michel
Aoun, elle a commis un crime. Contentons-nous
de citer [deux proches du pouvoir] le journaliste
Joseph Abou Fadel et [le compositeur de musique
de variété] Samir Sfeir. Ce dernier s’est répandu
en insultes sur son compte Twitter : “Un jour, [la
chaîne de télévision libanaise] LBC avait réalisé une
interview de Kadhafi à Tripoli. À la fin du séjour, le
leader libyen leur a dit : ‘Laissez-moi cette jour-
naliste une semaine encore chez moi.’ Ce qui est
arrivé. Et devinez de qui il s’agissait?”
En réaction, Paula Yacoubian a annoncé qu’elle
allait déposer plainte contre Abou Fadel et
Samir Sfeir, qualifiant au passage celui-ci de
53,1
C’EST LE POURCENTAGE DE FEMMES AU PARLEMENT
BOLIVIEN, ce qui fait du pays le troisième du monde
pour sa représentation féminine parlementaire, derrière
le Rwanda et Cuba. “C’est une avancée qui permet aussi
de profondément transformer la société”, assure Carolina
Taborga, représentante d’ONU Femmes, citée par le journal
bolivien Opinión. Mais le pays ne compte que quelques maires
et aucune gouverneure régionale, note le journal.
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Courrier international
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Gebran Bassil [le ministre libanais des Affaires
étrangères et beau-fils du président Michel 8,50 € n Format : 230 mm x 297 mm
Aoun]. Ce qui n’a pas manqué de lui attirer de n 76 pages
nouvelles insultes.
Abou Fadel, par exemple, a tweeté à l’adresse
des “privilégiées de l’immunité parlementaire” :
“Quelles que soient vos finasseries sur votre impu-
Grand Atlas 2019
nité pour mettre vos corps épuisés à l’abri, on vous Rendez-vous incontournable et
attend. Vous regretterez, prostituées. Par Dieu,
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DÉPUTÉ LIBANAIS n Un tour d’horizon complet des
grands enjeux internationaux
Le site du parti du président non plus n’a pas n L’actualité vue par la presse
épargné Paula Yacoubian : “Elle met en danger
du monde entier
le combat des femmes libanaises”, a-t-il expliqué.
Car “se pavaner dans les médias et faire des effets n Format : 200 mm x 295 mm
de manche rhétoriques ne transforme pas Paula n 128 pages
Yacoubian en une héroïne. Au contraire, l’opinion
ressent du dégoût en voyant une personne issue du
peuple qui n’est pas à la hauteur de ses responsabi-
lités. Et cela est un obstacle au changement néces- BON DE COMMANDE
saire pour qu’un maximum de femmes puissent À retourner accompagné de votre règlement à : Courrier international -
accéder à des postes de responsabilité”. Service VPC - A2100 - 62066 Arras Cedex 9
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si elles sont journalistes, est devenu pratique
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courante dans ce parti. On se rappelle en effet Frais de port offerts 0€
qu’Ibrahim Kanaan, député issu de ce mou- Total = €
vement, avait déversé des flots d’insultes, en
direct, sur la journaliste Ghada Eid, lui hur-
lant entre autres amabilités : “Mon pied est plus Mes coordonnées : VCO18BA1463
propre que toi et ton programme.” Puis : “Je sais □ Monsieur □ Madame
d’où tu viens, femme de petite vertu.” NOM ........ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . PRÉNOM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Batoul Khalil
Publié le 9 octobre ADRESSE ..... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
CP VILLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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38. À LA UNE Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Quels sont les pays les plus paritaires?

En matière d’égalité entre les hommes et les femmes, l’Islande est la championne, loin devant les États-Unis.

Indice de parité par pays, classement par rang

GUATEMALA
SWAZIL

SRI LANKA

N IS
MALDIVES

MAURICE
LIBERIA

SU
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MALAIS
HONG

NÉPAL

GUINÉE
JAPON
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A GA INDICE LIB OUD
SCAR MOYEN A B I E SA
AR
BELIZ
E MALI
GRÈCE
MONTÉ IRAN
NÉGRO
TCHAD
KENYA SYRIE
THAÏLANDE PAKISTAN
SLOVAQUIE YÉMEN (RANG 144)
LESOTHO 0 0,2 0,4 0,6 0,8 1 ISLANDE (RANG 1)
GHANA NORVÈGE
RUSSIE FINLANDE
INICAINE RWANDA
RÉP. DOM SUÈDE
M
VIETNA
A N IE NICAR
TANZ AGUA
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MOZ
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SWA

BELG
MA

A
PAYS-
EUR
ISRA

PORTUG
ICA

AS
AMB
SERBIE

ARGENTIN

SIE
POLOGNE

AUSTRALIE
ALBANIE

COLOMBIE
ESTONIE

DAVI
PANA
OUG
BAN

ÉQUAT

IQUE
COSTA R

IQUE
BAS

E
AL
E

SOURCE : FORUM ÉCONOMIQUE MONDIAL,

“THE GLOBAL GENDER GAP REPORT 2017”
 Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018 LES FEMMES AU POUVOIR. 39

COURRIER INTERNATIONAL. Cette datavisualisation a été conçue
et réalisée par notre infographiste Catherine Doutey. Elle s’appuie
La source sur le rapport 2017 du Forum économique mondial qui mesure
l’égalité hommes-femmes dans 144 pays, en explorant quatre
domaines : l’éducation, la politique, l’économie et la santé. Si l’Islande
fait figure d’exemple en la matière, des inégalités salariales demeurent.
En moyenne les hommes touchent 26 % de plus que les femmes. Le
24 octobre, des milliers d’Islandaises ont cessé de travailler à 14 h 55
afin de marquer l’heure à partir de laquelle leur travail, s’il était évalué
comme celui des hommes, n’est plus rémunéré.

Indices des pays regroupés par région Zoom sur une sélection de pays

YÉMEN ISLANDE ISLANDE 1 | 0,878 RWANDA 4 | 0,822

ÉCONOMIE ÉCONOMIE
MALTE
CANADA
ISRAËL ÉTATS-UNIS
SLOVÉNIE

ÉDUCATION

ÉDUCATION
PAKISTAN

POLITIQUE

POLITIQUE
Pays possédant
BANGLADESH 0,75 le meilleur indice
TCHAD
0,6 de la région

0,66 0,72
Indice moyen SANTÉ SANTÉ
0,71 de la région

0 0,2 0,4 0,6 0,8 1

ÉTATS-UNIS 49 | 0,718 RUSSIE 71 | 0,696
Pays possédant
0,68 le moins bon indice ÉCONOMIE ÉCONOMIE
de la région

0,7 HONGRIE
0,68

ÉDUCATION

ÉDUCATION
POLITIQUE

POLITIQUE
NICARAGUA

RWANDA
TIMOR ORIENTAL
SANTÉ SANTÉ

NLLE-ZÉLANDE GUATEMALA
BRÉSIL 90 | 0,684 INDE 108 | 0,669
ÉCONOMIE ÉCONOMIE
Régions

AMÉRIQUE DU NORD Comment lire cette infographie :

AMÉRIQUE LATINE ET CARAÏBES Sur la page de gauche | Dans le sens
ÉDUCATION

ÉDUCATION
POLITIQUE

POLITIQUE

EUROPE DE L’OUEST des aiguilles d’une montre, en commençant

EUROPE DE L’EST ET ASIE CENTRALE par l’Islande “à 15 heures”, les 144 pays sont
MOYEN-ORIENT ET AFRIQUE DU NORD ordonnés selon leur indice de parité.
AFRIQUE SUBSAHARIENNE Plus il est proche de 1, plus la barre colorée
ASIE DU SUD est longue et plus le pays est égalitaire.
ASIE DE L’EST ET PACIFIQUE Les pointillés marquent l’indice moyen.

Rang | Indice
Ci-dessus | Les pays sont regroupés par région
du monde. Pour chacune, le pays le plus SANTÉ SANTÉ
égalitaire et le pays le moins égalitaire sont cités.
FRANCE 11 | 0,778
ÉCONOMIE (moyenne des À droite | Détail, pour une sélection de pays, JAPON 114 | 0,657 YÉMEN 144 | 0,516
quatres domaines) des scores dans chacun des quatre domaines
1 analysés : économie, éducation, santé ÉCONOMIE ÉCONOMIE
et politique.
Plus le score est proche de 1, plus le pays
respecte la parité dans ce domaine.
ÉDUCATION
POLITIQUE

La moyenne des quatre scores donne l’indice

de parité. Les pointillés marquent le score
ÉDUCATION

ÉDUCATION

0 1
POLITIQUE

1
POLITIQUE

moyen des 144 pays. Le cas particulier

de la France, ci-contre, constitue la légende.

1 Score du pays dans chaque domaine

SANTÉ Score moyen des 144 pays
SANTÉ SANTÉ
40. Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018

tra n s-
versales.ie
économ

La Corée du Nord
expérimente
le capitalisme
Développement. Voilà déjà des années
qu’une libéralisation du système économique
est à l’œuvre dans ce pays. Un journaliste
FOCUS hongkongais est allé le vérifier sur place
en se faisant passer pour un investisseur.

—Shun Po Monthly Voilà de quoi doucher l’en- Partons de l’hôtel Ryugyong. cette année-là. La “cité modèle” volonté de “faire porter tous les
(extraits) Hong Kong thousiasme du groupe de vieux Cet édifice emblématique [gratte- qu’est Pyongyang ne cesse de se efforts sur l’économie”. Auparavant,

S
ous le ciel gris, un paysage
de plaine s’étend à perte
de vue. Un vieux train en
provenance de Dandong [dans la
province chinoise du Liaoning] et
à destination de Pyongyang tra-
verse la campagne en crachant
des panaches de fumée, rompant
la quiétude de cet endroit désolé.
Le wagon est rempli de per-
sonnes âgées ayant connu la
Révolution culturelle [1966-1976],
qui, bravant la distance et les dif-
ficultés du voyage, ont décidé de
se rendre en Corée du Nord pour
réchauffer leur vieux rêve de socia-
lisme. Soudain entrent dans le
compartiment des femmes portant
parures en or et boucles d’oreille
serties de pierres précieuses assor-
ties à leurs chemises en soie. Avec
leurs sacs de voyage Hugo Boss et
leur élocution parfaite du manda-
rin, je les ai d’abord prises pour
des Chinoises en vadrouille, avant
de remarquer, épinglée à leur poi-
trine, une broche “Kim Il-sung, Kim
Jong-il” trahissant leur identité.
Chinois ! La nostalgie n’est plus ciel pyramidal de 105 étages situé renouveler : on y construit de nou- le jeune dirigeant avait déjà dis-
de mise, semble leur dire la tenue dans le quartier de Potong- veaux hôtels, on en rénove d’autres crètement pris plusieurs mesures
soignée de ces Nord-Coréennes. gang, à Pyongyang] vient d’être et on s’apprête à inaugurer de nou- de libéralisation économique,
Le premier semestre avait été éclairé, c’est un événement ! veaux centres commerciaux. Une comme la fixation de quotas de
riche en actualité chaude dans Cet ouvrage de prestige résume fois les travaux terminés, les slo- production par foyer, l’autori-
la péninsule nord-coréenne, et bien à lui seul l’état de l’écono- gans rouges sur fond blanc de jadis sation donnée aux agriculteurs
désormais l’heure mie nord-coréenne. laissent souvent place à des inscrip- de conserver pour eux les excé-
était plutôt à une Il a fallu pas moins tions gravées dans le granit gris, dents de récolte et la création
levée des sanctions de trente ans pour avec une connotation politique de plusieurs zones économiques
et à l’ouverture tant le construire, on a désormais moins prononcée. En spéciales.
attendue du pays. d’ailleurs dit que revanche, le poids de l’économie Si l’efficacité de ces dispositions
Une semaine avant REPORTAGE c’était le “chantier le se fait de plus en plus sentir, et la reste encore à démontrer, les habi-
le sommet entre les plus long de toute l’his- ligne des gratte-ciel de Pyongyang tants de Pyongyang peuvent en
États-Unis et la Corée du Nord [le toire”. Les travaux ont été arrêtés n’a plus grand-chose à envier à celle tout cas enfin changer d’allure !
12 juin], je me suis rendu dans cinq un temps faute de financement, et de Hong Kong. Les gens ne sont plus habillés aux
grandes villes nord-coréennes en à plusieurs reprises il a fallu procé- “couleurs du socialisme” (noir,
me faisant passer pour un inves- der à des démolitions. Aujourd’hui, Sacs Prada. Les tours sortent blanc, gris ou bleu), et à l’aéroport
tisseur. Durant ces quelques jours, si l’aménagement intérieur n’est de terre les unes après les autres, de Sunan, la salle d’attente pour
j’ai pu me rendre compte par moi- semble-t-il pas encore terminé, la car, de l’avis des spécialistes de les vols intérieurs offre désormais
même de ce que les spécialistes des façade peut, elle, être considérée la Corée du Nord, Kim Jong-un, un visage complètement différent
relations internationales appellent comme achevée. sensible aux voix du commerce, de celui des Nord-Coréens affa-
“les aléas” (coupure d’électricité à Quand on regarde un plan de ne serait pas aussi attaché à l’idéo- més et démunis que j’avais en
l’hôtel, vol annulé…). Cependant, Pyongyang de 2012, trois artères logie que Kim Il-sung et Kim tête : de jeunes mères font penser
il est une chose qui reste fixe, c’est en sont absentes : la rue Changjon, Jong-il [ses grand-père et père]. à des jeunes mariées japonaises,
le message que vous adresse en l’avenue Mirae Scientists [“des Alors qu’autrefois le pays donnait avec leurs tenues coordonnées et
anglais l’unité de travail qui vous Scientifiques du futur”] et l’avenue la priorité à l’armée en misant leurs enfants vêtus à l’occidentale.
accueille : “We welcome foreign Ryomyong, car ces voies, achevées sur celle-ci pour son développe- Même les ajumma [femmes d’âge
investment” [“Les investissements en un an grâce à la mobilisation de ment économique, en avril, Kim moyen un peu rustres] arborent
étrangers sont les bienvenus !”] l’armée, ont été construites après Jong-un a clairement affiché sa des sacs Prada.
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018 TRANSVERSALES. 41
↙ En marge d’une parade militaire
à Pyongyang, le 15 avril 2017.
Photo Moshe Shai/Flash 90-REA

très importantes, et lorsque l’on

COURRIER INTERNATIONAL
quitte Pyongyang on pénètre dans PROVINCE RUSSIE
DU JILIN
un tout autre monde. Le chercheur

en
reconnaît néanmoins “qu’au cours CHINE Rajin-

m
Songbong

Tu
des six dernières années la situation Shenyang
économique de la Corée du Nord Chongjin
s’est considérablement améliorée”. PROVINCE DU Zone
économique
Je n’aurais jamais imaginé croi- LIAONING
spéciale de
ser autant de grandes marques u Rason
Yal CORÉE
(telles que Gucci, Michael Kors, Dandong
Louis Vuitton…) au cours de mon DU NORD
Sinuiju
séjour. Dans une boutique de prêt- Hamhung Mer du Japon
à-porter de l’avenue Ryomyong, j’ai (mer de l’Est)
dénombré un éventail de marques Zone
qui n’a rien à envier au “monde économique Pyongyang Wonsan
extérieur”. Même s’il s’agit de spéciale de
Sinuiju Nampo Zone industrielle
belles copies, les articles de luxe de Kaesong
d’entrée de gamme y sont légion. Kaesong (en sommeil)
Mer Jaune
Les résidents du quartier étant (mer CORÉE
des enseignants de l’université de l’Ouest) DU SUD
Kim Il-sung, ils disposent d’un Séoul 100 km
pouvoir d’achat assez élevé. Selon
une habitante qui fait chaque jour Zones économiques accueillant des investissements étrangers
le tour des boutiques, “quand on
voit quelque chose il vaut mieux la Corée du Nord ne publie plus Selon une enquête réalisée en 2015
l’acheter, car le lendemain il n’y en de chiffres, mais la Corée du Sud par l’université nationale de Séoul
a plus!” On entend souvent dire effectue chaque année des estima- parmi les fugitifs nord-coréens,
que les Nord-Coréennes portent tions. D’après celles-ci, en 2016, plus de la moitié de la nourriture
des parfums français et des sacs la Corée du Nord aurait enregis- provenait alors du marché noir.
Hermès. Les gens ici ne cachent tré une croissance de 3,9 % de son Mais ce qui rapportait le plus,
pas leur amour pour les grandes PIB, supérieure à celle de la Corée d’après M. Kim, c’était “la drogue,
marques, même si la plupart du du Sud, et la plus rapide des dix- les articles d’usage quotidien, les
temps elles sont fausses. Me voilà sept dernières années. En fait, ce séries sud-coréennes et les clés USB
justement devant un sac Hermès, “pays derrière un rideau de fer” ou CD de musique K-pop”.
je le retourne pour voir le prix : n’est plus depuis longtemps replié Ce marché noir a donné nais-
90 dollars. sur lui-même : le commerce exté- sance de manière déguisée à la pre-
Cela a un petit air de déjà-vu. “La rieur est en plein boom et il rap- mière génération de capitalistes
Corée du Nord fait penser à la Chine porte des devises. nord-coréens. Ils se sont d’abord
des années 1980”, soulignent ces fait un nom dans la contrebande,

1,46
MILLION DE WONS
SUD-CORÉENS (1143 euros)
C’était le revenu national brut
par habitant de la Corée du
Nord en 2017, selon les calculs
de la banque centrale de la
Corée du Sud. Cela représente
4,4 % du revenu par habitant
de la Corée du Sud.
Certes, il s’agit là d’une mino-
rité de nouveaux riches, mais au
cours de sept petits jours passés
sur place, j’ai constaté que même
en dehors de la capitale, à Sinuiju,
on pouvait voir des enfants por-
tant de vrais Adidas. S’agit-il de
produits importés distribués par
l’État? “Bien sûr que non, les gens
les ont achetés eux-mêmes”, m’a
expliqué un habitant. Cela montre
non seulement que les parents
sont prêts à dépenser beaucoup
d’argent pour leur enfant, mais
aussi que les Nord-Coréens
disposent de nombreux canaux
pour acheter des marchandises
venues par bateau.
Selon un autre habitant, un
ensemble Adidas pour adulte coûte
200 dollars [170 euros], et “on peut
encore se le payer!” Si le boycott
dont elle a fait longtemps l’objet
a empêché la Corée du Nord d’at-
tirer beaucoup de capitaux étran-
gers, le pays a malgré tout réussi
à faire entrer sur son sol de nom-
breux produits étrangers. Pour
apprécier le pouvoir d’achat des
Nord-Coréens, il n’y a pas mieux
que les articles Adidas!
En fait, en matière de PIB par
habitant, la Corée du Nord se situe
au niveau de la Birmanie et du
Cambodge (ces deux derniers pays
ayant connu des régimes autocra-
tiques avant de s’ouvrir au com-
merce). “En 2017, le revenu moyen
annuel par habitant s’établissait à
1500 dollars [1300 euros], voire à
2000 ou 3000 dollars selon certaines
estimations [de 1700 à 2600 euros]”,
indique Rick Chu, premier univer-
sitaire à proposer un cours sur la
Corée du Nord à Taïwan. Selon lui,
les disparités régionales y restent
derniers temps de nombreux ana- Anticorps. La Corée du Nord
lystes, qui constatent une “défer- exporte principalement des
lante de bonnes contrefaçons”. En armes, de la drogue (en parti-
Chine, dans les années 1980, peu culier de l’héroïne) et du charbon.
de gens avaient les moyens de Les armes sont surtout vendues
s’acheter un vrai Louis Vuitton. en Afrique, tandis que les deux
Quand un pays à la traîne économi- derniers produits sont achetés
quement commence à prendre son par la Chine. L’allongement de
envol, il est rare que ses citoyens la durée de l’embargo n’a fait que
puissent se payer des produits renforcer les “anticorps” de la
authentiques. Combien de Nord- Corée du Nord, et “l’alchimie
Coréens pourraient acheter ce sac coréenne” est de plus en plus
Hermès s’il fallait ajouter deux diversifiée.
zéros à son prix? L’exemple de la Depuis longtemps, la Corée du
Chine montre qu’il faut un cer- Nord socialiste n’est plus une éco-
tain temps pour faire naître un nomie planifiée. “Le rationnement,
segment de consommateurs haut c’était il y a vingt ans, les gens font
de gamme. tous du troc au marché noir”, m’ex-
Cependant, comment un pays plique un certain M. Kim, tran-
depuis longtemps sous le coup quillement assis dans sa maison
d’un embargo a-t-il pu se déve- en Corée du Sud, tandis que je
lopper à ce point? Depuis 1995, l’interroge en visioconférence
sur sa vie en Corée du Nord avant
qu’il ne s’en échappe. Lors de la
Le pays exporte grande famine des années 1990,
principalement des le système d’attribution de rations
armes, du charbon s’est écroulé; l’État n’ayant plus les
moyens de fournir la nourriture et
et de la drogue, les produits de base nécessaires,
en particulier les gens ont commencé à faire du
de l’héroïne. commerce entre eux discrètement.
avant d’apprendre peu à peu à
réaliser des profits en revendant
des marchandises. Dans le même
temps, l’objet de leur négoce est
devenu plus sophistiqué, pas-
sant de simples marchandises
(comme du maïs) à des billets de
banque (des devises). Vingt ans
plus tard, après avoir accumulé un
bon pécule, ils sont devenus des
“maîtres de l’argent”, des donju,
comme on dit en coréen. Ils for-
ment la classe capitaliste émer-
gente qui se livre surtout à du
commerce transfrontalier, par
exemple en exploitant des mines
en commun avec des Chinois, en
exportant des produits pharma-
ceutiques ou du thé en Europe
avec de grosses marges, ou encore
en faisant le commerce de fruits
de mer.
Le célèbre spécialiste de la Corée
du Nord Andreï Lankov estime que
les entreprises privées contribuent
pour 30 à 50 % au PIB nord-coréen.
Les travailleurs manuels bénéfi-
cient également de l’élan insufflé
par les donju à l’économie. Ces dix
dernières années, les salaires pra-
tiqués dans les entreprises d’État
42. TRANSVERSALES FOCUS CORÉE DU NORD
du Nord pouvait distribuer à ses
Repli habitants des vêtements, même
En 2017, l’économie nord-coréenne s’ils n’étaient pas très originaux
a souffert du durcissement par leur coupe et encore moins
des sanctions internationales liées
aux programmes d’essais
par leur couleur.
Mais tout cela est de l’histoire
balistiques et nucléaires du pays.
ancienne! Quand on déambule sur
PIB de la Corée du Nord les grandes avenues, on s’aperçoit
(évolution par rapport que les Nord-Coréens sont deve-
à l’année précédente, en %) nus des gens à la page, adeptes des
4 produits étrangers. Comment se
3
les procurent-ils? Sur le marché!
L’État tolère en fait la création
2
d’entreprises, par exemple l’ou-
1 verture d’un magasin de prêt-
0 à-porter féminin. “Beaucoup de
–1 Nord-Coréennes aimeraient ouvrir
–2
une boutique, mais elles sont souvent
rebutées par les démarches adminis-
–3
tratives fastidieuses”, m’explique
–4 une Nord-Coréenne qui donne
2008 2017 souvent un coup de main dans
ces petits magasins.
Commerce extérieur De nombreux endroits invisibles
de la Corée du Nord
(somme de la valeur des importations
aux yeux des touristes débordent
et des exportations, en milliards de dollars) d’une activité commerciale soute-
nue. Par exemple, à “Pyongattan”
Échanges bilatéraux avec la Corée du Sud
Autres échanges
– ce quartier proche de la place
(essentiellement avec la Chine) Kim Il-sung a été surnommé ainsi
10 [contraction de “Pyongyang” et
de “Manhattan”] par les résidents
8 étrangers du fait de ses nombreux
gratte-ciel –, on m’a dit qu’une bou-
6 tique réalisait de très gros béné-
fices, en vendant devinez quoi?
4
Des vêtements Uniqlo.
Pour bien réussir dans le com-
merce du prêt-à-porter en Corée du
2
Nord, il faut veiller à deux points
importants. Premièrement, il faut
0
que les vêtements correspondent
2008 2011 2014 2017
aux règles vestimentaires : les
SOURCE : BANQUE CENTRALE DE LA CORÉE DU SUD
Nord-Coréens portent en géné-
ral des tenues assez élégantes
qu’ils agrémentent d’une broche;
ont augmenté de plus de 250 %, et il est d’usage pour les femmes de
la hausse atteint 1200 % dans les porter des vestes qui ne décou-
sociétés non officielles (comme vrent pas les bras et des jupes qui
les sociétés privées). Cela crée de descendent jusqu’aux genoux; sont
nouvelles perspectives commer- proscrits les vêtements moulants
ciales pour les donju sur le marché ou dénudant des parties du corps.
intérieur, en particulier pour les Deuxièmement, il convient d’im-
produits de consommation issus porter des marchandises japo-
de l’industrie légère. naises, car les Nord-Coréens, en
La Corée du Nord est depuis consommateurs avisés, savent bien
longtemps un pays industrialisé, qu’elles sont mondialement recon-
mais les précédentes politiques nues pour leur qualité. Ils boudent
tendaient à privilégier l’industrie les articles chinois de mauvaise
lourde. Selon l’économiste alle- qualité que l’on trouve sur Taobao,
mand Rüdiger Franck, la Corée du le site de commerce en ligne chinois
Nord a sacrifié à maintes reprises que de nombreux Nord-Coréens
son industrie légère au profit de
l’industrie chimique et de l’indus-
trie lourde. Avant la désintégra- Le marché noir
tion de l’Union soviétique à la fin a donné naissance
des années 1980, l’entraide était à la première
encore de mise entre pays socia-
listes. Aussi, malgré l’incapacité
génération
de son industrie légère à satis- de capitalistes
faire la demande interne, la Corée nord-coréens.
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
ont essayé. Quant aux produits
européens, ils sont trop chers,
et souvent les coupes ne corres-
pondent pas aux normes nord-
coréennes. On trouve également
des articles de la marque [chinoise]
Miniso, que certains Hongkongais
considèrent comme une copie illé-
gale [de l’enseigne japonaise Muji].
Très prisés à Pyongyang, surtout
parmi l’élite pour qui c’est un luxe
abordable, ils occupent une large
place dans les boutiques de l’ave-
nue Ryomyong. Pourtant, après
enquête auprès d’un représentant
de la marque, j’ai découvert que
cette société n’avait pas de suc-
cursale en Corée du Nord.
Internet. Avec le développement
de la Corée du Nord, Pyongyang
n’est plus l’unique destination
vers laquelle les gens affluent.
Ils se rendent aussi à Sinuiju, une
ville qui, du fait de sa proximité
avec Dandong, en Chine, permet
des contacts fréquents avec les
Chinois. Sous leur influence, les
occasions de communiquer par
Internet se sont multipliées, et
nombreux sont les habitants de
Sinuiju qui connaissent Taobao, le
réseau social WeChat et “Xi Dada”
[appellation populaire du prési-
dent Xi Jinping]. D’autre part,
ceux-ci ont pris conscience des
formidables affaires qui s’offrent
à eux en matière de commerce :
“On peut faire fortune si on sait
bien s’y prendre, m’a confié un
habitant, Sinuiju est assez libre.”
Les mots “liberté” et “choisir”
commencent à faire partie du
vocabulaire quotidien en Corée
du Nord. Dans son livre See You
Again in Pyongyang. A Journey into
Kim Jong-un’s North Korea [“À bien-
tôt à Pyongyang! Voyage dans la
Corée du Nord de Kim Jong-un”,
Hachette Books, mai 2018, non tra-
duit en français], l’écrivain améri-
cain Travis Jeppesen souligne que
les donju constituent une classe
sur laquelle le gouvernement ne
peut pas compter, car ce ne sont
pas des adorateurs inconditionnels
de Kim Jong-un et ils ne prennent
pas pour argent comptant ce que
dit la propagande. Les réforma-
teurs ont toujours craint que le
“poison du capitalisme” contamine
les Nord-Coréens et débouche sur
un embrasement. Le terme donju a
une connotation très individualiste
qui paraît déplacée dans un pays
qui ne connaissait pas la notion
de propriété privée, mais aucune
règle n’est absolue!
Le secteur de l’immobilier est
désormais extrêmement florissant.
Selon des organismes de recherche
sud-coréens, plusieurs villes nord-
coréennes reconnaissent dans une
certaine mesure le droit à la pro-
priété privée immobilière. Ainsi,
Pyongyang s’est doté d’un règle-
ment qui autorise les ventes entre
particuliers. Sinuiju et Nampo ont
également permis qu’une partie
de leur parc immobilier devienne
propriété privée. N’oublions pas
cependant que nous sommes en
Corée du Nord! On est certes
passé d’une interdiction du marché
à une autorisation tacite, mais
aujourd’hui “il faudrait que tout
le monde s’adresse au marché de
l’État!” fait remarquer M. Kim, le
réfugié. Le gouvernement a inter-
dit le troc à titre privé, tout marché
dépend de l’État; car ainsi “il peut
récupérer des taxes”. La “main
invisible” commence à bouger
en Corée du Nord, ce qui fait dire
à Travis Jeppesen que “quand la
Corée du Nord aura conclu un accord
avec les États-Unis, qui sait si Kim
Jong-un lui-même ne rejoindra pas
aussi les rangs des donju!”
Andreï Lankov explique quant à
lui que “les entreprises privées à la
nord-coréenne sont des entreprises
détenues par l’État, mais dont la
gestion est confiée à un gérant qui
peut garder une partie des profits, en
donnant le reste à l’État”. Présentes
dans l’immobilier, l’exploitation
minière et même le tourisme, ces
sociétés fonctionnent entièrement
selon un mode capitaliste. Mais en
dernière analyse, toutes ont pour
directeur… Kim Jong-un.
—Lee Yun-yan
Publié le 29 juin
SOURCE
SHUN PO MONTHLY
(HONG KONG ECONOMIC
JOURNAL MONTHLY)
Hong Kong
Mensuel
monthly.hkej.com
Publié depuis 1977, le mensuel
du Schun Po (Hong Kong
Economic Journal) offre de
longs reportages et des
enquêtes de qualité sur des
sujets surtout économiques,
mais aussi politiques, culturels
et de société. Il traite
principalement de Hong Kong et
de la Chine mais aussi de toute
la région. Une partie des
articles seulement sont
accessibles sur le site Internet.
Contexte
Des progrès
lents mais réels
●●● “Lorsqu’il a succédé à
son père à la tête de la Corée
du Nord en 2011, Kim Jong-un
n’a pas affiché l’ambition
de modifier radicalement
la politique économique
de son pays. Celle-ci a été
maintenue dans ses grandes
lignes. Ce qui n’a pas
empêché des changements
non négligeables”, affirme
l’hebdomadaire sud-coréen
Sisa In. L’économie nord-
coréenne serait en effet en
train de se refaire une santé,
même si l’évolution est
très progressive “dans
un contexte où le commerce
extérieur reste limité”.
Plusieurs explications à cette
amélioration sont avancées :
“Sur le plan institutionnel
d’abord, le marché est
désormais toléré. Autre point
encourageant, l’État
a redistribué ses
investissements dans une
approche plus pragmatique,
privilégiant les domaines
dans lesquels le rendement
était rapide. Par ailleurs,
parallèlement à la
diversification des produits
fabriqués dans le pays,
les progrès dans la science
et la technologie ont eu
des effets positifs, comme
la modernisation
de nombreux secteurs.”
Le magazine précise :
“Sur les marchés et dans
les magasins, de plus en plus
de produits fabriqués
localement sont en
concurrence avec ceux
importés de Chine.
Les appareils de nouvelle
technologie ont le vent
en poupe grâce à
l’augmentation du pouvoir
d’achat des classes aisées,
et leur assemblage est
souvent achevé dans le pays
même, avec quelques pièces
importées.” La situation
serait également en net
progrès dans le domaine
énergétique grâce aux
investissements consentis
par l’État pour la rénovation
des centrales
hydroélectriques et
thermiques, ainsi que pour
l’énergie renouvelable.
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44. TRANSVERSALES
ENVIRONNEMENT
Main basse sur
les îles Salomon
Commerce. La demande chinoise de bois contribue
largement à la déforestation de cet archipel
du Pacifique. Une menace pour l’environnement
mais aussi pour l’économie du pays.
—Mongabay Menlo Park
(San Francisco)
L
’abattage des arbres sur
les îles Salomon, un petit
État de 667 000 habitants
du Pacifique sud, est 19 fois plus
rapide que le rythme jugé viable
pour les forêts naturelles de
l’archipel, écrit l’ONG Global
Witness dans un rapport [mis en
ligne en octobre]. “C’est vraiment
inquiétant, commente Beibei Yin,
chargée de campagne de l’organi-
sation, qui a supervisé l’étude. Si
l’abattage se poursuit à ce rythme,
les ressources de ces forêts seront
épuisées d’ici à 2036.”
L’équipe dirigée par Beibei Yin
a étudié l’exploitation forestière
sur les îles Salomon en s’aidant
d’images satellites et de drones.
Elle a également rassemblé des
données de recherche sur les
forêts de l’archipel et sur le rôle
de ces ressources cruciales dans
son économie. Il est ressorti de
cette étude que le plus gros client
des îles Salomon a la possibilité
– et la responsabilité – de faire
face à la situation. La majeure
partie du bois exporté – plus de
80 % selon les calculs de Global
Witness – est destinée à la Chine.
Certains pays d’Asie du Sud-
Est et d’Afrique ayant durci les
restrictions sur les exportations
de bois, la Chine s’est, semble-
t-il, tournée vers d’autres sources
comme les îles Salomon et sa
voisine, la Papouasie-Nouvelle-
Guinée. Ces pays représentent à
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
eux deux la moitié des importa-
tions chinoises de bois tropical.
Selon une analyse des données
de Global Forest Watch (GFW)
publiée par le site Mongabay, entre
2001 et 2017, et surtout depuis
2010, les Salomon ont perdu
1 440 kilomètres carrés de cou-
vert forestier – soit l’équivalent
de la moitié du parc national de
Yosemite [en Californie].
Dans les années 2000, l’abat-
tage des arbres a entraîné la dis-
parition des paysages forestiers
intacts de deux des plus grandes
îles de l’archipel, Malaita et Santa
Isabel. Et le défrichement semble
se poursuivre si l’on en juge par
les quelque 100 000 alertes défo-
restation [Global Land Analysis &
Discovery] – qui localisent qua-
siment en temps réel une perte
probable de couvert forestier –
enregistrées par GFW durant la
seule année 2018.
Les îles Salomon et la Papouasie-
Nouvelle-Guinée luttent pour pro-
téger leurs forêts et, par extension,
les populations qui en vivent. Selon
Beibei Yin, les autorités chinoises
ne se sont pas encore penchées
sur ces problèmes. “Comme il n’y
a pas de loi en Chine pour inter-
dire ce commerce, toutes les impor-
tations y sont parfaitement légales,
explique-t-elle, même si l’abattage
des arbres à de fortes chances d’être
illégal dans les pays où il se produit.”
Pots-de-vin. Aux États-Unis et
en Europe, les consommateurs
de produits chinois risquent de ce
fait de violer les lois de leur propre
pays. Une étude récente, publiée
[en juin] dans la revue américaine
Area, fait apparaître des liens entre
la demande des États-Unis et la
déforestation dans le bassin du
Congo, en Afrique, pour fournir des
matières premières aux fabricants
de meubles chinois [qui sont donc
vendus aux Américains].
Les marchés les plus régle-
mentés, dont ceux de l’Union
européenne et des États-Unis,
poursuit Beibei Yin, ont des lois
qui contraignent les importateurs
à s’assurer que les produits qu’ils
achètent sont constitués de four-
nitures “légales”. Les recherches
de son équipe montrent cepen-
dant que les îles Salomon luttent
depuis des décennies contre les
problèmes d’illégalité et de viabilité
qui affectent le secteur de l’exploi-
tation forestière. Des recherches
antérieures avaient montré que les
entreprises d’abattage ont “cou-
ramment” recours aux pots-de-
vin, que les propriétaires fonciers
PAPOUASIE- 160° E
NOUVELLE-
GUINÉE
Choiseul
Santa
Isabel
Malaita
Mer
des Salomon Honiara
Guadalcanal
ÎLES SALOMON
200 km
ne sont pas bien informés sur la
récolte de bois ou qu’on les force
à céder les droits d’exploitation de
leurs terrains, et que les conflits
fonciers sont le type de litige le
plus fréquent dans l’archipel.
Ces rapports indiquent égale-
ment que les îles Salomon, comme
beaucoup de pays producteurs de
bois, étudient la manière la plus
efficace de faire appliquer la loi
sur l’exploitation forestière, en
particulier dans les zones les plus
reculées. Beibei Yin et son équipe
ont demandé à des entreprises
d’abattage de Chine et de Malaisie,
où cette industrie est très déve-
loppée, ce qu’elles pensaient des
résultats de leur étude, mais elles
n’ont pas reçu de réponses sur le
fond du problème, et les tenta-
tives de Mongabay pour recueillir
leurs avis ont été tout aussi vaines.
“Les résultats de nos recherches sur
le risque considérable d’illégalité et
de non-viabilité devraient alarmer
les milieux d’affaires et les respon-
sables politiques chinois”, déplore
la chercheuse.
“À ce rythme,
les ressources
seront épuisées
d’ici à 2036.”
Beibei Yin, GLOBAL WITNESS
Bill Laurance, professeur
d’écologie tropicale à l’université
James Cook, en Australie, observe
qu’aux îles Salomon les effets des
agissements de la Chine se réper-
cutent non seulement sur les envi-
rons des zones forestières, mais
aussi sur l’économie du pays. Avec
son équipe, il étudie le développe-
ment des infrastructures dans la
région, et tout particulièrement le
réseau routier.
Selon les données de Global
Witness, les îles Salomon comptent
plus de 12000 kilomètres de routes
↙ Dessin de Falco,
Cuba.
CHINE
Océan
Pacifique
Sud
10° S
COURRIER INTERNATIONAL
San
Cristobal
Îles
Santa
Cruz
VANUATU
pour une superficie à peine deux
fois supérieure à celle de Pékin.
“Nos travaux dans les îles Salomon
montrent que les coûts environne-
mentaux d’une déforestation effrénée
sont très lourds et que son impact sur
l’économie est tout aussi important,
indique Bill Laurance. Aujourd’hui,
les ressources en bois commerciali-
sable des îles Salomon sont en train
de s’épuiser et l’économie du pays est
en chute libre, le scénario classique de
la bulle qui finit par éclater.”
Fournisseur tropical. Le pays
est classé 152e sur 189 dans l’in-
dice de développement humain
des Nations unies et le PIB par
habitant est d’environ 1 900 dol-
lars [1 600 euros], un niveau équi-
valent à celui du Rwanda, du Mali
et de l’Afghanistan. Et selon Bill
Laurance, “la Chine est au cœur de
la crise”. Global Witness a demandé
aux îles Salomon d’imposer un
moratoire sur l’abattage afin d’éva-
luer les quantités à respecter pour
assurer la viabilité des ressources
de bois et la légalité des opérations.
Mais compte tenu du rôle central
joué par la Chine, l’ONG invite éga-
lement Pékin à étendre, au-delà de
ses frontières, ses engagements à
lutter contre le changement cli-
matique et l’abattage illégal, pour
protéger les forêts de pays comme
les îles Salomon, mais aussi les
pays avec lesquels la Chine fait
des affaires. Pour Global Witness,
les lois chinoises devraient exiger
des entreprises qu’elles s’assurent
que le bois qu’elles importent a été
abattu de manière viable et légale.
“Nous devrions tous nous inquié-
ter de notre propre consommation et
de notre contribution à la destruc-
tion des forêts du Pacifique, plaide
Beibei Yin. Le temps presse, car on est
déjà en train de dévaster les forêts des
fournisseurs tropicaux de la Chine.”
—John C. Cannon
Publié le 22 octobre
 PROGRAMME OFF Avec le Courrier international

FEMMES HOMMES
19 nov à 18H > AUBETTE
Carte blanche à...
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LA FIN DU SEXISME

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19 nov à 20H30 > AUBETTE

14 > 21 novembre Polémique

LE LANGAGE INCLUSIF
STRASBOURG AVEC ELIANE VIENNOT

20 nov à 18H > AUBETTE

16 nov à 18H > AUBETTE
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46. Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018

MAGAZINE
Tant qu’il y aura des baobabs • Voyage ......... 50
Crépuscule d’un logo • Tendances ............... 52

Quand Dieu est fort

dans ton corps
Lassé de ne consacrer au Caucase russe que des articles évoquant injustices
et terrorisme, le Rousski Reporter a enquêté sur la pratique religieuse dominante
en Ingouchie et en Tchétchénie : le soufisme. Ce courant mystique de l’islam est
un puissant ferment de cohésion face au pouvoir de Moscou et aux islamistes.
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
—Rousski Reporter (extraits) Moscou
A
u centre, il y a un vide. Autour, des centaines
d’hommes tournent en grands cercles concen-
triques au son des tambours en peau de chèvre
et des exclamations répétées : “Lâ ilâha illa-
llâh” (“Il n’y a de véritable Dieu qu’Allah”). Les
rubans blancs de leurs papakhas [des toques en
astrakan] forment à leur tour un cercle. La légende veut
qu’ils multiplient par soixante-dix la force bienfaisante
du rite. Les cercles se figent, se balancent sur place et
repartent en sens inverse. Les voix se font de plus en plus
fortes. Des centaines de pieds martèlent en rythme tels
les membres d’un seul corps. La danse dure déjà depuis
près d’une heure. Le ciel tourne, les murs de la maison,
les tables couvertes de collations tournent. Seul le centre
reste intact. Et chaque participant au rite le sent avec sa
peau – le centre n’est plus vide : il est habité par Dieu.
Un étranger pourrait penser qu’il s’agit d’une danse
bizarre. Cela offenserait les participants qui effectuent là
le zikr, le rite du souvenir d’Allah. Une vieille femme dis-
crète est morte dans la communauté soufie. Il ne lui res-
tait que peu de parents, mais les liens religieux ne sont
pas moins forts que ceux de la famille ou du clan. C’est
pourquoi cela fait déjà trois jours que des centaines de
membres de la confrérie se rassemblent pour cette céré-
monie qui allégera le chemin de la défunte vers le paradis.
“Il est difficile de prier seul, on est distrait par l’Iblis [Satan],
explique l’un des participants. Lorsque je prie, c’est ma
langue qui honore Dieu. Lorsque j’écoute une prière, ce sont
mes oreilles. Avec le zikr, je convoque le souvenir d’Allah de
tout mon corps, et le diable en moi est contraint de suivre mes
mouvements et ma prière. Cela lui est douloureux, il n’a plus
la tête à ses malices. Lors du zikr, tu pries avec des pensées
pures, sans plus penser à l’argent, au travail, à la famille.”
Chaque jour, en Tchétchénie et en Ingouchie, des
dizaines de zikr sont ainsi exécutés. Ils sont organisés
par les pratiquants du soufisme, un courant mystique
de l’Islam. Les soufis sont regroupés en tariqa, suivant
leur école spirituelle. Ce mot signifie “voie” en arabe.
Chaque tariqa se divise en confréries, chacune emme-
née par un ustadh, maître spirituel, se distinguant par
ses rites et parfois sa tenue vestimentaire. À l’image des
préceptes du yoga, les savoirs sacrés ne se transmettent
pas par les livres mais par le cœur, du maître à son dis-
ciple, le murid. L’élève doit se soumettre à son maître, le
voir comme un exemple à suivre. Son guide lui assigne un
wird, un ensemble de notions religieuses, et porte devant
Allah la responsabilité pour son élève.
Le soufisme [dont les premières grandes confréries sont
apparues aux xii e et xiiie siècles] s’est rapidement répandu
en Asie et en Afrique. Les Européens se sont enthousias-
més pour les vers du poète persan Rûmi [1207-1273], sans
soupçonner qu’ils étaient récités lors des rites de la tariqa
Mevlevi [l’ordre des derviches tourneurs], dont Rûmi a été
le fondateur. La majorité des Tchétchènes et des Ingouches
sont soufis. Les maîtres des ordres locaux sont les per-
sonnalités les plus influentes de la région. Or si les taïp
[clans locaux] sont connus du grand public, le soufisme
du Caucase du Nord, pourtant non moins important, est
étonnamment peu étudié.
À côté des cercles et des chanteurs se tient Magomed,
un grand monsieur âgé à la longue barbe. Il dirige cet
orchestre avec un bâton en guise de baguette. C’est le rôle
imparti au turkh, le chef de la communauté villageoise.
Tous les jours de la semaine, sans relâche, Magomed
360°. 47
SOURCE
ROUSSKI REPORTER
Moscou, Russie
Bimensuel
rusrep.ru/
Comme son nom l’indique, ce magazine met
l’accent sur le reportage. Créé en 2007 par le groupe
Expert pour être un “journal à lire et à regarder”,
il a l’ambition de “raconter la vie des sociétés
modernes” à l’aide de textes de qualité et des travaux
des meilleurs photographes.
←↑ Cérémonie soufie près de Mozdok,
en Ossétie du Nord-Alanie. Les participants
sont tous tchétchènes ou kumyks.
↖ En mémoire du prédicateur Kunta Haji,
un zikr est célébré à Grozny, en Tchétchénie.
Photos Vladimir D. Sevrinovsky
organise les rites soufis pour le village de Maïrtoup [au
sud-est de Grozny, la capitale de la Tchétchénie]. Le vieil
homme n’accepte pas d’argent mais y gagne bien plus : le
salut après la mort et une autorité inébranlable. Les villa-
geois lui délèguent toutes les décisions importantes. Peu
de gens savent que ce majestueux vieillard désintéressé a
été dans sa jeunesse soviétique un trafiquant de devises
débonnaire, explorant sans peur les zones grises de la loi,
voire au-delà, sans songer un instant à sa vie spirituelle.
Les soufis de Tchétchénie et d’Ingouchie abordent leurs
cérémonies sans emphase, voire avec humour. Ils ont par
exemple affublé de surnoms amusants les trois principales
formes de rite : “Élargissons le cercle” [titre d’une émission
de variété soviétique très populaire], “Les joyeux drilles”
[du nom d’un groupe de chanteurs pop célèbre depuis cin-
quante ans dans l’ex-Union soviétique] et “Hard Rock”.
“Élargissons le cercle” est le zikr le plus répandu, celui
de l’ordre de Kunta Haji Kishiev [1829-1867]. Il est régu-
lièrement célébré dans les républiques du Caucase du
Nord et jusqu’en Belgique, où vit une diaspora impor-
tante. Au rythme d’un chant scandé ponctué d’exclama-
tions “Oullah !”, les murid marchent en cercle, de plus en
plus vite. Afin que les participants n’entrent pas en transe,
le turkh change parfois le sens de la ronde. Ce zikr néces-
site une endurance hors du commun. Ce n’est pas pour rien
que le théologien ingouche Akhmad Haji Pochev le com-
pare à un marathon. Grâce au zikr, il gagnait des prix dans
les compétitions de cross à l’armée.
REPORTAGE
48. 360° Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018

Le zikr de l’ordre de Tchimmirza, auquel appartient

le turkh Magomed, est similaire, mis à part l’utilisation
du jirkhi, une sorte de tambourin. Il existe aussi des zikr
féminins, souvent plus expressifs que ceux des hommes.
Ils sont traditionnellement composés de vieilles femmes.
Le surnom de “Joyeux Drilles” est donné aux disciples du
cheikh Vis Haji Zaguiev [mort en 1973]. Les soufis, coif-
fés de toques blanches, chantent une prière en chœur sur
une mélodie attrayante de style profane, en s’accompa-
gnant au tambour et au violon tchétchène, le pondar. Cet
ordre est le seul qui autorise les zikr mixtes, hommes et
femmes. Enfin, “Hard Rock” est le surnom des zikr où les
participants secouent la tête. Ce sont ceux qui provoquent
le plus souvent des visions ou des pertes de connaissance.
Ils peuvent parfois durer jusqu’à six heures d’affilée. On
raconte même qu’un jour où un turkh avait dû s’absenter
de la cérémonie, les soufis n’arrivaient plus à s’arrêter et
ont tourné des heures durant jusqu’au retour des émis-
saires envoyés dans le village voisin pour y chercher un
autre ancien. Celui-ci a repris en main la situation et arrêté
la course sans fin des murid épuisés.

C
es curieux rites soufis peuvent paraître anachro-
niques vus de l’extérieur. Mais durant les deux
derniers siècles, à chaque fois que les peuples
du Caucase du Nord se sont trouvés en danger,
ce sont justement les soufis qui ont proposé
des solutions. Ils se sont distingués pour la pre-
mière fois durant la guerre du Caucase [qui a vu l’Empire
russe conquérir la région, 1817-1864]. Les clans désunis des
peuples montagnards ne parvenaient pas à résister à l’armée
impériale russe, victorieuse des troupes napoléoniennes.
Il fallait une idéologie capable de souder les peuples du
Caucase pour repousser l’ennemi et rassembler les mon-
tagnards épris de liberté au sein d’une armée disciplinée.
Le soufisme, avec son principe de soumission absolue du
murid à son maître, convenait parfaitement.
Les Russes ont été confrontés au “muridisme” dès la fin
du xviiie siècle. Le prédicateur tchétchène Cheikh Mansour
[1760-1794] donnait déjà, à l’époque, du fil à retordre à la
Russie. En 1791, il a été fait prisonnier et est mort dans la
forteresse de Chlisselbourg [à Saint-Pétersbourg]. Vers la
même époque, le légendaire imam Chamil [1797-1871] est
né à Guimry, un petit village du Daghestan. Il était soufi
et appartenait à la tariqa Naqshbandiya, née en Asie cen-
trale au xive siècle. Grâce à cette idéologie, l’imam Chamil
a rassemblé des dizaines de peuples au sein d’un unique
État théocratique, l’imamat du Caucase, et a levé une puis-
sante armée qui a résisté durant un quart de siècle à l’im-
mense Empire russe. Dans les années 1850, un sixième du
budget russe était consacré à cette guerre. En 1859, l’imam,
fatigué par des années de combat, s’est rendu. On l’a trans-
féré avec les honneurs à Saint-Pétersbourg, où il a été reçu
par l’empereur. Chamil s’est ensuite installé à Kalouga [au
sud-ouest de Moscou], où il aimait à se promener dans la
forêt qui lui rappelait la Tchétchénie.
Le peuple tchétchène a été presque entièrement décimé
durant la guerre du Caucase. En représailles à la résistance
des montagnards, les troupes russes ont exterminé des
villages entiers. Lorsque Chamil s’est rendu, la popula-
tion comptait moins de 100 000 âmes. Cette catastrophe
nationale a favorisé l’émergence d’un nouveau prédica-
teur : Kunta Haji Kishiev, appartenant à la tariqa Qadiriya,
apparue au xiie siècle à Bagdad. Kunta Haji a commencé à
prêcher durant la guerre. Il a été le premier à introduire
le zikr à haute voix, avec une déambulation circulaire des
murid et des chants religieux. À la suite d’un conflit avec
Chamil, le cheikh est parti pour La Mecque, d’où il n’est
revenu qu’après la défaite de l’imam. Kunta Haji appelait
à une coexistence pacifique avec les Russes, au nom de la
préservation de la culture et de la foi. Il a remplacé le djihad
armé par un djihad spirituel, une lutte pour la perfection
de l’âme. C’est pourquoi certains historiens comparent
le prédicateur à Gandhi. Aujourd’hui encore, ses adeptes
disent : “Nous obéissons aux présidents tant qu’ils ne fourrent
pas leur nez dans notre religion.”
Dans un Caucase exsangue après des années de guerre,
un tel appel arrivait à point nommé. En un temps record,
le cheikh a rassemblé des milliers d’adeptes et mis en place
un réseau de gouvernance. Cela inquiétait l’administration
russe, déjà échaudée par le muridisme. Le mouvement était
pacifique, et le prédicateur apparaissait comme “un homme
paisible, soumis au gouvernement et occupé à cultiver la terre”.
Mais dans les tracts soufis, outre l’apaisant “Résignez-vous,
je suis parmi les plus résignés”, on pouvait lire un appel plus
inquiétant : “Ne vous insurgez pas avant d’avoir reçu l’aval de
Dieu. J’attends l’aval de Dieu et il me l’accordera.”
Chaque participant au rite le sent
avec sa peau – le centre n’est
plus vide : il est habité par Dieu.
Kunta Haji a finalement été déporté à Oustioujna [dans
le nord-ouest de la Russie]. Ses murid se sont rassemblés
à Chali, en Tchétchénie, et ont exigé la libération de leur
maître. Le rassemblement a été violemment dispersé par
l’armée. Après l’attaque, 164 corps gisaient au sol, dont
pas moins de 5 femmes habillées de vêtements masculins.
Terrible ironie du sort : le prisonnier Chamil, qui avait pro-
voqué la mort de milliers de Russes, vivait avec les honneurs
dans le luxe, tandis que le prédicateur pacifique Kunta Haji
végétait dans la misère en exil dans le Nord. Dans toute
la Tchétchénie circulent encore des histoires sur un vieil
homme à barbe blanche qui apparaît miraculeusement en
réponse aux prières, dévie la trajectoire des balles ou d’une
voiture sur le point de tomber dans un ravin.
La confrérie de Kunta Haji est en tout cas entrée dans
la clandestinité, où elle a été rejointe par des radicaux et
des rebelles. Certains élèves de Kunta Haji sont devenus
cheikh à leur tour. Ils ont enseigné de nouveaux zikr à leurs
adeptes. Ils ont eux aussi été arrêtés et déportés. Le dernier
ordre important de cette branche a émergé au Kazakhstan.
C’est en effet dans les steppes kazakhes que Tchétchènes
et Ingouches ont été déportés en 1944 par Staline [qui les
accusait de collaboration avec les nazis]. Grâce à une disci-
pline de fer, les soufis ont survécu loin de leur terre et sont
finalement revenus dans leur patrie [en 1957].
Les persécutions ont conditionné les différences entre
les murid locaux et leurs coreligionnaires étrangers. Ils ont
à leur tête une lignée ininterrompue de maîtres, se trans-
mettant les savoirs les uns aux autres. Dans le Caucase du
Nord, les confréries sont en général aux mains des familles
des fondateurs, qui bénéficient du soutien des autorités.
Lorsque en 2014 des descendants de Kunta Haji ont décidé
de quitter l’Irak pour la Tchétchénie, en quatre mois on
leur a construit une grande maison dans le village de Goïty.
L’histoire du Caucase est tissée de fils solides reliant le
passé au futur. Les bonnes décisions et les erreurs d’il y a
cent cinquante ans ont encore des effets aujourd’hui. Cela
a été particulièrement vrai dans les années 1990 [quand
l’Union soviétique a implosé], lorsque les disciples de la
tariqa Qadiriyya, qui avait été la plus pacifique par le passé,
ont pris la tête du mouvement pour l’indépendance de
la Tchétchénie, tandis que la tariqa Naqshbandiya, dont
l’étendard avait flotté au-dessus de la guerre du Caucase,
s’en tenait à la neutralité et s’exprimait en faveur de la
paix avec les Russes.
Beaucoup de rues de Grozny portent les noms de cheikhs
soufis et de leurs proches. Le cheikh Deni Arsanov [1851-
1917], fondateur de l’une des plus importantes confré-
ries Naqshbandiya du Caucase du Nord, figure en bonne
place. Après la révolution de février 1917 [qui avait fait tomber
le tsar], comme à chaque période difficile, les soufis se sont
politisés. Arsanov, député du Congrès tchétchène, a été élu
membre de la délégation tchétchène au premier Congrès
des peuples du Caucase du Nord [qui s’est tenu du 1er au
10 mai 1917 sur le destin politique de ses peuples après la
chute du tsarisme]. Le 27 décembre 1917, il est mort dans
une fusillade avec les Cosaques. Aujourd’hui, dans la rue
du cheikh, une école de langues porte son nom et est diri-
gée par son petit-fils Ibrahim. La large coupole du bâtiment
rappelle plutôt une madrasa. Les étudiants y apprennent
l’arabe, l’anglais, le français, et à lire correctement le Coran.
Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018
← Dans le village de Maïrtoup, en Tchétchénie.
Les adeptes de l’ordre de Tchimmirza
invoquent Allah au son du tambourin.
↑ La confrérie de Kunta Haji est largement
implantée dans le Caucase. Ici en Géorgie.
Photos Vladimir D. Sevrinovsky
Ibrahim porte un costume civil à la mode. Ce qui
contraste beaucoup avec les disciples de Kunta Haji
et leurs tenues traditionnelles. Comme la plupart des
adeptes de sa confrérie, il est rasé de près, car le port
de la barbe y est considéré comme un indécent excès
de dévotion. Ici, il est de bon ton de se fondre dans la
population en dehors des cérémonies. C’est pourquoi
on peut penser que cette tariqa est peu représentée en
Tchétchénie, or elle ne l’est pas moins que celle de la
Qadiriya. En cela, on peut les rapprocher de l’intelligent-
sia tchétchène, si différente des héros barbus du journal
télévisé. Les gens civilisés ne manquent pas, mais ils ne
sautent pas aux yeux.
L
e jeudi, les membres de la confrérie organisent un
rassemblement, le mawlid. On prie autour d’une
longue table de fête, on chante en tchétchène
et en arabe la vie du Prophète et des prédica-
teurs, puis on règle les conflits du quotidien.
Les décisions sont souvent rendues publiques
le lendemain, lors de la grande prière du vendredi à la
mosquée. Ainsi, les rites permettent également de diri-
ger la communauté. On ouvre sa maison à tour de rôle
pour les réunions soufies, afin que chacun soit familier
avec la vie de son voisin, connaisse ses difficultés ou, au
contraire, puisse suivre son exemple.
Le village de Surkhakhi est l’un des plus riches d’In-
gouchie. Les plus grandes et les plus belles maisons de
brique rouge, typiques de la région, appartiennent au clan
de Batal Haji Belkhoroev [1821-1914], fondateur de la puis-
sante confrérie des Batal Haji. Au xixe siècle, les murid
locaux étaient réputés pour leur courage. Aujourd’hui,
les descendants du maître soufi sont devenus des hauts
dignitaires, des députés, tandis que l’actuel maître de la
confrérie, Iakub Belkhoroev, dirige le Fonds national de
la sécurité sociale. Les intérêts économiques de la confré-
rie s’étendent bien au-delà des frontières de l’Ingouchie.
Ils contrôlent par exemple une importante partie du com-
merce de l’or extrait par les orpailleurs privés en Iakoutie
[dans le nord-est de la Sibérie].
En revanche, le prétendu goût du secret des Batal Haji est
un mythe. Ils m’ont laissé assister au rite qu’ils effectuent
le vendredi au pied de leur ziyarat, le caveau du fondateur
de l’ordre, en réalité ouvert à tous. “Nous sommes tellement
simples que les autres ne nous comprennent pas”, s’amusent les
soufis en parlant de la multitude de on-dit qui poursuivent
la confrérie. Les murs de la pièce-musée sont tapissés de
posters représentant manuscrits anciens, reliques et pho-
tographies de cheikhs. Dans un coin, du sol au plafond, un
portrait géant de Batal Haji. Vêtu d’un somptueux caftan
vert et d’un turban blanc, le père fondateur scrute les
visiteurs avec sévérité. On pense immédiatement à l’his-
toire racontée par l’écrivain ingouche Idris Bazorkine,
auteur du célèbre roman Depuis l’obscurité des âges [paru
en 1968 et resté inédit en français, qui relate la vie des
Ingouches face à l’arbitraire de l’Empire russe].
Motchko Bazorkine, le frère de son grand-père, avait
fait carrière dans la fonction publique et s’était converti au
christianisme, intégrant le séminaire religieux de Tbilissi.
Le converti était rentré dans son village natal dans ses
vêtements sacerdotaux orthodoxes. Le jeune Batal Haji ne
pouvait laisser passer un tel affront à l’islam. Apprenant
que tous les vendredis le chrétien se rendait sur la tombe
de ses ancêtres à la nuit tombée, le futur cheikh prit son
fusil et se cacha parmi les sépultures. Quand Motchko se
pencha sur la tombe de son père, Batal s’apprêta à tirer.
C’est alors qu’il vit la silhouette en soutane, la croix sur
la poitrine, faire une prière musulmane. D’étonnement,
il sortit de sa cachette. C’est ainsi que Batal et Motchko
firent connaissance et devinrent amis.
“Hard Rock” est le surnom des zikr
où les participants secouent la tête.
Ils durent jusqu’à six heures d’affilée.
Cette histoire a-t-elle réellement eu lieu ? Difficile à dire.
Mais elle aide à comprendre le Caucase du Nord, où les reli-
gions sont curieusement imbriquées, et où de l’islam au chris-
tianisme, comme de la haine à l’amitié, il n’y a qu’un pas.
Pas une femme dans la pièce. Le repas est servi par des
hommes. Iakhia est le frère du maître de la confrérie et le
petit-fils du cheikh. Sa femme appartient à la confrérie de
Kunta Haji. Les mariages mixtes ne sont pas rares. Il arrive
qu’on cache son appartenance à un ordre soufi, même à ses
proches. Il est très rare pour un homme de quitter sa confré-
rie. Si cela se produit, c’est généralement pour rejoindre les
salafistes, les fondamentalistes religieux que leurs détrac-
teurs appellent “wahhabites”. Ils attirent la jeunesse cau-
casienne en masse.
“Tout le monde connaît des conflits. La plupart du temps, cela
se règle au sein de la famille. Si ça ne marche pas, on s’en remet
aux anciens du taïp. Et si eux échouent également, il reste les
sages de la tariqa, explique Iakhia. Sauf qu’avec les wahha-
bites tout est sens dessus dessous. Quand il y en a un qui vient,
il embrouille les gens. Nous essayons d’abord de le convaincre.
Il arrive qu’il fasse mine d’être d’accord, puis nous apprenons
qu’il continue à faire sa propagande en secret. Ceux-là, nous
les chassons pour toujours.”
Le conflit entre les soufis et les salafistes est récurrent
dans le Caucase du Nord. Les fondamentalistes accusent
les murid de pratiques illicites, d’hérésie pour être clair. Ils
sont particulièrement remontés contre le culte des cheikhs,
qui fait plus penser au culte des saints dans le christianisme
qu’à un rite musulman. Les soufis quant à eux accusent les
salafistes de piétiner les traditions et de ne pas respecter
les héros qui ont sauvé leur peuple. Car les zikr ont pour
origine divers hadiths, et le mythe selon lequel le Prophète
aurait autorisé les Abyssiniens à danser avec leurs lances
sur le parvis de prière. Leurs divergences se sont depuis
longtemps transformées en haine réciproque, qui à son
tour a engendré la violence, en partie par l’entremise de
l’État. Mais les hommes éduqués des deux camps conti-
nuent à essayer de s’entendre. Hélas, la majorité des soufis
et des salafistes sont loin de parvenir à dialoguer. Des gens
en meurent, les crimes d’honneur se perpétuent, décimant
des générations entières.
—Vladimir Sevrinovski
Publié le 6 octobre
360°. 49
50 km
FÉDÉRATION DE RUSSIE
Terek
TCHÉTCHÉNIE
INGOUCHIE Grozny DAGHESTAN
Magas Maïrtoup
Goïty
OSSÉTIE Sourkhakhi Chali
DU NORD
C h a î n
e d u Guimry
G r
a n
d
C a
GÉORGIE u c
a s
e Plateau
4 285 m
de Gounib
COURRIER INTERNATIONAL
Frontière fixée par l’accord
du 26 sept. 2018, mais contestée
par la population ingouche.
Contexte
LES DEUX GUERRES DE GROZNY ET MOSCOU
En 1992, alors que l’Union soviétique
se désintègre, la république autonome de
Tchétchéno-Ingouchie éclate en deux entités :
l’Ingouchie reste dans la Fédération de Russie,
mais la Tchétchénie proclame son indépendance,
ce qui va provoquer de 1994 à 1996 un premier
conflit armé avec le pouvoir central russe.
Entre 1999 et 2005, la “deuxième guerre
de Tchétchénie” s’inscrit davantage dans
le mouvement djihadiste mondial et divise les
Tchétchènes. Les combattants se recrutent alors
dans tout le Caucase du Nord. En 2005 s’installe
à Grozny un pouvoir musulman mais loyal
à Moscou, et qui combat les insurgés islamistes.
UNE FRONTIÈRE PAS TRÈS NETTE
“Le contentieux territorial actuel avec
la Tchétchénie rapproche soufis et salafistes
en Ingouchie”, note le quotidien moscovite
Nezavissimaïa Gazeta. Pendant deux semaines,
en octobre, les Ingouches ont occupé le centre
de leur capitale, Magas, pour obtenir un référendum
sur le tracé de la frontière de leur République
avec la Tchétchénie. Le 26 septembre, à la surprise
générale, les dirigeants d’Ingouchie et de
Tchétchénie, Iounous-Bek Evkourov et Ramzan
Kadyrov, ont en effet signé un accord fixant
la frontière entre les deux Républiques
– pour la première fois depuis 1992. Mais le comité
d’organisation du mouvement de protestation
ingouche conteste l’attribution à la Tchétchénie
d’un territoire de 17000 hectares situé dans
une réserve naturelle près de la rivière Fortanga,
où se trouvent des cimetières ingouches
et des gisements de pétrole. Le 4 octobre, la Cour
constitutionnelle d’Ingouchie a déclaré que l’accord
devait être confirmé par référendum,
ce que le gouvernement refuse. Comme le rapporte
Kommersant, le président ingouche a décidé
de s’adresser à la Cour constitutionnelle
de la Fédération de Russie pour qu’elle valide
le tracé. L’opposition ingouche a qualifié cette
initiative de “provocation”.
 360°
voyage.
Tant qu’il y aura
des baobabs
On s’y retrouve pour palabrer, pour se marier
ou implorer la pluie de tomber. Au Sénégal,
le baobab est partout et sert à tout. Mais ce symbole
national est aujourd’hui menacé de disparition.
—The New York Times (extraits)
New York
D
akar, la capitale bouillonnante de vie
du Sénégal, est parsemé de gros bao-
babs biscornus qui se fondent dans
le paysage urbain au point de passer quasi-
ment inaperçus.
Près d’une bretelle d’accès à l’autoroute,
une armée de chauffeurs de taxi nettoie
toute une flotte de véhicules sous un arbre
colossal. Des automobiles dévorées par la
rouille attendent, capot ouvert, près d’un
atelier de mécanique à l’ombre d’un autre
géant. Le tronc d’un autre, doux comme
du cuir, sert de panneau d’affichage pour
le quartier : on y a punaisé des prospec-
tus pour des services de plomberie et une
annonce d’appartement à louer.
Aliou Ndour s’arrête dans un coin au milieu
de la foule, sort son téléphone de sa poche
et fait défiler les photos de ses amis et de sa
famille, jusqu’à tomber sur une autre image
précieuse : le baobab de son village natal.
Les gros baobabs, dont certains ont plus
de 500 ans, sont toujours debout au Sénégal,
principalement parce que leur bois est trop
fragile et spongieux pour être utilisé dans
la construction ou dans l’ameublement. On
peut manger leurs feuilles mélangées à du
couscous, faire des cordes avec leur écorce
et élaborer des boissons et de l’huile avec
leurs fruits et leurs graines.
Autre chose a permis à ces géants de sur-
vivre : l’amour qu’ils inspirent. “C’est la fierté
du quartier”, dit Adama Dieme en allongeant
le cou pour voir l’étalement des branches du
baobab sur son pâté de maisons.
Mais les baobabs, comme beaucoup
d’arbres dans la région, sont mis en péril
par les mêmes forces qui bouleversent
aujourd’hui de nombreux aspects de nos
sociétés : le changement climatique, l’ur-
banisation et la croissance démographique.
L’Afrique de l’Ouest a perdu une grande
partie des ressources naturelles autrefois
si étroitement liées à son identité cultu-
relle. Le braconnage a décimé ses animaux
sauvages, et les lions, les girafes et les élé-
phants du désert sont fortement menacés
d’extinction. On rase d’immenses pans
de forêt pour faire place aux plantations
d’huile de palme et de cacaoyers. La pollu-
tion ravage les mangroves. Même les acacias
sont coupés et brûlés pour faire la cuisine
et répondre aux besoins de familles de plus
en plus nombreuses.
Selon une étude récente, le changement cli-
matique aurait causé la mort de certains des
plus gros et plus anciens baobabs d’Afrique.
Des chercheurs sénégalais estiment que
leur pays a perdu la moitié de ses baobabs
au cours des cinquante dernières années à
cause de la sécheresse et du développement.
L’un des plus grands projets urbains du
pays est la ville nouvelle [de Diamniadio]
que le président sénégalais est en train de
construire près de Dakar, au milieu d’une forêt
de baobabs. Les autorités se sont engagées à
replanter tous les arbres qui seront abattus.
Sur place, des ouvriers sont en train de
construire les nouvelles maisons. Le cadavre
d’un baobab gît sur le sol. L’intérieur de son
tronc exposé aux regards exhale une odeur
de décomposition. L’écorce est striée de
marques de coups de hache. D’autres car-
casses de baobabs carbonisées sont cou-
chées un peu plus loin. Un ouvrier explique
qu’ils ont été arrosés d’essence avant d’être
enflammés. “Voir un baobab à terre nous
rend tristes à chaque fois, commente Gorgui
Kebbe, l’un des ouvriers. C’est un symbole
de notre pays. Mais la priorité est d’avoir une
maison où vivre.”
Le baobab figure sur le sceau présidentiel
sénégalais. On le peint sur les façades des
bâtiments et sur les panneaux d’affichage.
Un hôtel de luxe sur la côte porte son nom,
ainsi qu’un catcheur célèbre. L’un des bao-
babs, dont les habitants disent qu’il a 850 ans
et que son tronc mesure 30 mètres de cir-
conférence, est une véritable attraction
Dans un pays où les
montagnes sont absentes,
les baobabs se dressent telles
des balises majestueuses.
touristique. Un hôtel propose aussi des
cabanes perchées sur leurs branches, ou
de glisser d’un arbre à un autre suspendu
à une tyrolienne.
Dans un pays où les cours d’eau sont peu
nombreux et les montagnes absentes, les
baobabs se dressent dans le paysage de
brousse telles des balises majestueuses. Des
villages entiers se sont construits autour
d’eux. Ils servent de mairies : les habitants
se réunissent à leur pied pour prendre les
décisions municipales, donner un nom aux
bébés et régler leurs comptes. Leurs puis-
santes racines font penser à des pythons
qui servent de chaise longue aux corps fati-
gués, tandis que leurs branches offrent leur
ombre à ceux qui ont trop chaud.
Les troncs de certains baobabs sont cou-
verts de petits objets de toutes sortes : patte
de coq, bracelet ou tong en plastique, tout
est bon pour attirer la chance. Sur les îles de
la Madeleine, un petit archipel au large de
Dakar, un baobab trapu est même devenu
un lieu de pèlerinage. Les âmes désespé-
rées viennent y prier en dernier recours,
en déposant de l’argent dans les plis de
son tronc ou en y accrochant un message.
Depuis quelques années, la saison des
pluies commence plus tard et les grosses
averses sont moins fréquentes. Les gens
essaient de s’habituer à la sécheresse, et,
dans beaucoup de villages, se réunissent
autour du baobab pour implorer le ciel de
faire tomber la pluie.
À Diock, un village à environ trois heures
de route de la capitale, il n’avait plu que
quatre fois début août, alors que la saison
des pluies aurait dû battre son plein à cette
période. Dans les champs environnants,
les plants de mil arrivaient à peine à hau-
teur de la cheville.
“Tout ce qui vient
du baobab est beau,
des feuilles aux racines.”
Selbe Dione,
HABITANTE DE LA VILLE DE FATICK
Pour lutter contre le changement clima-
tique, la population utilise moins de machines
gourmandes en essence et ne coupe pas
les petits arbres pour se chauffer. Mais les
récoltes ont été si mauvaises qu’une grande
partie des 600 habitants a abandonné l’agri-
culture pour s’installer en ville.
Les villes et villages qui parsèment la
campagne ont tous leurs propres tradi-
tions autour de leur baobab. À Diock, les
nouveaux mariés font sept fois le tour de
l’arbre après la cérémonie. Sur Fadiouth,
une île entièrement faite de coquillages,
les cortèges funéraires s’arrêtent au pied
du baobab local avant de poursuivre vers
l’église et le cimetière.
Seydou Kane travaille au ministère de la
Culture sénégalais. Il a été circoncis sous
un baobab dans la ville de Thiès lorsqu’il
↖ ↑ Août 2018, à Dakar (page de
gauche) et dans les environs de Joal
(ci-dessus). Photos Tomas Munita/
The New York Times
avait environ 4 ans. Les adultes lui avaient
raconté que les arbres étaient peuplés d’es-
prits qui se mettaient en colère si on tou-
chait au tronc. Après la cérémonie, on lui
a dit de faire une entaille sur le tronc du
baobab avec un couteau. Il a rassemblé son
courage, couru vers l’arbre et l’a marqué
de sa lame. “Tu es un homme maintenant,
ont décrété les adultes. Tu n’as pas à avoir
peur de quoi que ce soit.”
Il est récemment passé près du baobab.
Il était mort.
Les feuilles de baobab figurent souvent
au menu de Selbe Dione et de sa sœur. Cet
après-midi-là, au milieu du champ d’un
voisin, près de Fatick [une ville de l’ouest
du Sénégal], elles sont en train d’en couper
sur un arbre, avec une longue perche en
bois dont une extrémité est munie d’un
crochet. Le baobab est penché comme s’il
s’était incliné pour les aider.
“Tout ce qui vient du baobab est beau,
depuis ses feuilles jusqu’à ses racines”, déclare
Mme Dione en regardant les fruits verts
ovales et les grandes fleurs blanches qui
pendent des branches.
Certains des plus vieux baobabs du
Sénégal présentent des trous énormes,
semblables à des cavernes, laissés par la
nécrose d’une partie du tissu ligneux. Il
y a dans un baobab de Nianing, une ville
au bord de la mer, un creux assez grand
pour accueillir confortablement une dou-
zaine de personnes. Ces cavités servaient
autrefois de mausolées pour les griots (les
conteurs) qui étaient inhumés debout à
l’intérieur.
Ces hommes étaient considérés comme
des bibliothèques ambulantes. On disait
que le pouvoir de leurs mots était si fort que
leur énergie rayonnait à travers le baobab
pour l’éternité. Cette pratique a été inter-
dite dans les années 1960, mais les habi-
tants de la région parlent encore de ces
arbres, qui servaient de tombes, comme
de baobabs sacrés. Beaucoup de baobabs
marquent l’emplacement d’un cimetière.
À Kaolack [dans l’ouest du pays], 49 rois
Guelwar sont enterrés sous l’un d’eux.
Un matin, dans la campagne de [la
région de] Samba Dia, Aminita Ba, 72 ans,
garde des chèvres au milieu d’un champ
immense où trône un imposant baobab
solitaire. Lorsque Mme Ba est arrivée dans
le coin, il y a cinquante ans, elle a construit
sa petite maison près de l’arbre, sachant
qu’il serait un point de repère pour les
visiteurs. “Je suis très fière de ce baobab,
dit-elle. On peut voir ce grand arbre de très
loin. Et à côté de ce grand arbre, il y a une
maison. Ma maison.”
—Dionne Searcey
Publié le 30 septembre
52. 360° Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018

tendances.
ILS DESSINENT
LE FUTUR
MOHAMMAD MARZUKI,
rappeur, 42 ans

Riz très en vue

M ohammad Marzuki est un
homme engagé. Cette star de
la scène hip-hop indonésienne
ZUZANNA SZAREK, WWW.ZUZANNASZAREK.COM, WWW.INSTAGRAM.COM/SZAREK

(connu sous le nom de scène Kill the

DJ) est aussi célèbre pour son acti-
visme politique : en 1998 déjà, juste
avant la chute du président Suharto,
il organisait des happenings dans des
lieux publics pour pro-
tester contre la pra-
tique de la torture
dans son pays.
Aujourd’hui, le
quadragénaire
vient de lancer
u ne opér at ion
baptisée “Fleur de
l’anarchie” dans son village natal,
situé au pied des anciens temples hin-
douistes et bouddhistes de la province
de Java central. Le principe : persua-
der de jeunes villageois au chômage,
ou partis travailler en ville pour des
Crépuscule d’un logo salaires de misère, de retourner à la
terre en cultivant du riz puis en le
Lorsque Zuzanna Szarek était enfant, dans la Varsovie postcommuniste vendant sans intermédiaire dans le
des années 1990, l’emblème des fast-foods McDonald’s était partout. cadre d’une coopérative constituée
à cet effet. Plusieurs dizaines de vil-
PHOTO Mais, les années passant, le logo “a disparu derrière de hautes tours lageois se sont laissé convaincre en
et de nouvelles constructions”, rapporte le site Colossal. Photographiant la lettre quelques mois. “Les premiers clients ont
été deux stars du cinéma indonésien, […]
dorée en arrière-plan d’un mur ou d’une barrière, la reléguant presque hors cadre, qui font la promotion de ce riz ‘juste et
Szarek capture, avec sa série photographique M, “ce qui fut longtemps le symbole fun’ sur leur compte Instagram, sou-
ligne l’hebdomadaire Tempo. Le riz
de l’Amérique, [désormais] en pleine phase de déclin et d’effacement”. est également vendu dans les locaux de la
Jogja Hip-Hop Foundation [un collectif
de hip-hop indonésien], à Yogyakarta.
Là, les fans peuvent obtenir en bonus

4 038
un autographe de Marzuki.”

Les chaussettes du cœur

ÉTATS-UNIS — Une paire de chaussettes vendue, une paire
C’est, selon El Universal, le nombre de fichiers donnée à une personne sans abri. Grâce au concept de
disponibles gratuitement, dans leur intégralité, la marque américaine Bombas, 10 millions de paires
sur la plateforme d’archives sonores Musiteca.mx. ont été distribuées à des SDF en cinq ans, salue
Lancé par le ministère de la Culture mexicain, Fast Company. “Les entrepreneurs David Heath
le site rassemble toutes sortes de documents, et Randy Goldberg ont eu l’idée de créer
depuis des enregistrements de musique Bombas quand ils ont su que les chaussettes
ME DI, A LB A NI E

des peuples indigènes jusqu’à des captations étaient l’article le plus souvent demandé dans
de concerts classiques. On peut par exemple les foyers pour sans-abri.” D’où l’idée
y trouver et écouter des chants du peuple d’un cycle commercial vertueux. Cela étant,
huichol, enregistrés en 1898, qui constituent les chaussettes données et celles vendues
la plus vieille archive sonore du pays. Le coup ne sont pas exactement les mêmes. Celles
de force de ce portail est, d’après le quotidien, conçues pour être distribuées gratuitement
d’avoir réussi à négocier avec différents acteurs aux sans-abri par les associations disposent
du secteur – notamment les sociétés d’artistes de coutures renforcées, d’une meilleure durabilité
et les éditeurs de disques – sur la question et d’un traitement antimicrobien et antifongique
des droits de diffusion. adapté aux conditions de vie des SDF.
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54. Courrier international — no 1463 du 15 au 21 novembre 2018

HISTOIRE

C’est vrai. Les vassaux d’hier ne sont pas forcément

devenus du jour au lendemain les pionniers du
concept de la liberté universelle. Ils se préoccupent
chacun de leur propre liberté – et en aucun cas de
celle des autres. De fait, la poursuite des combats
après le mois de novembre 1918 est surtout motivée
par le désir d’étendre au maximum le territoire
national, quitte à empiéter sur celui du voisin.

J’ai été surpris d’apprendre que la Pologne

était en réalité un projet nourri par les élites
intellectuelles. Dans un premier temps, le grand
public ne pense absolument pas en termes de
“nation”.
Les États-nations européens sont tous, sans excep-
tion, le fruit de projets de l’élite. Le citoyen moyen
a tendance à s’inscrire dans une région : dans une
ville, dans un canton. Il ne se mobilise qu’une
fois que l’élite politique (et l’élite culturelle avec
elle) a popularisé le concept d’identité nationale.
La masure du paysan, si souvent célébrée dans
la littérature polonaise du xixe siècle, passe dans
l’imaginaire pour être le ferment de l’identité
nationale. Or les campagnes étaient tout sauf des
foyers de patriotisme. C’est dans les villes que
celui-ci a germé.

Dans le contexte des événements de 1918, que

recouvre le concept d’“identité nationale” ?
L’identité nationale est toujours une construction

L’État-nation,
les quelques mois qui séparent le printemps
de l’automne 1918. Pourquoi ?
KERSTEN KNIPP : Parce que c’était une occasion
intellectuelle. Elle peut reposer sur des critères plus
ou moins pertinents, comme une langue commune.
Pendant les périodes troublées, comme après la
Première Guerre mondiale, d’autres motivations

projet des élites

1918 — Europe de l’Est
Avant et après l’armistice, les Empires russe,
austro-hongrois et allemand laissent place
à de nouveaux États qui tentent alors
de s’affirmer, au besoin par les armes.
—Die Welt Berlin
unique. Songez par exemple à nos deux voisins
orientaux, la Pologne et la République tchèque :
à la fin du xviiie siècle, la Pologne avait disparu
de la carte politique – écartelée entre les empires
voisins. Même chose pour la République tchèque
et la Slovaquie : la région était gouvernée depuis
Vienne. Au xixe siècle, l’idée d’indépendance
arrive à maturité. Quand les Empires austro-
hongrois, russe, ottoman et allemand volent
en éclats, il devient enfin possible d’ériger sur
leurs décombres les États-nations tant désirés.
Une formule clé de l’année 1918 est le “droit
des peuples à disposer d’eux-mêmes”, défendu
par le président américain Woodrow Wilson,
qui rencontre un écho considérable.
Oui – en tout cas auprès des habitants des
régions qui faisaient partie jusqu’alors de ces
grands empires. Pour eux, la phrase de Wilson
est une révélation, qui trouve, qui plus est, une
concrétisation rapide. Car Wilson, le président
de la première puissance mondiale (comme
peuvent entrer en ligne de compte – la haine, par
exemple. Une pancarte brandie à l’époque par les
manifestants de Vienne le résume bien : “À bas les
bureaux de rationnement, à bas les Juifs. Donnez-
nous à manger ! Nous voulons des pommes de terre !”
La misère et l’idéologie font un curieux ménage.
Quel rôle jouent les cartes dans le nouvel ordre
européen en 1918-1919 ?
Les cartes sont avant tout des outils stratégiques.
Elles peuvent bien sûr représenter la réalité du
terrain, mais ce n’est pas systématique : elles
peuvent aussi feindre cette réalité – qu’elle soit
ethnique, culturelle ou linguistique. Souvent,
les cartographes détachés à Paris produisent de
prétendues évidences au moyen desquelles les
diplomates tentent de convaincre – ou de berner –
leurs interlocuteurs.
Peut-on parler de conscience européenne pour
la période 1918-1919 ?
Une conscience, oui, mais pas nécessairement

Q
ue s’est-il donc passé durant cette année
1918 dans l’est de l’Europe ? L’essayiste et
historien Kersten Knipp vient de faire
paraître un ouvrage sur le sujet, Im Taumel. 1918
– Ein europäisches Schicksalsjahr [“Dans la tour-
↗ L’entrée de Tomas mente. 1918 : une année fatidique pour l’Europe”,
Masaryk, premier inédit en français]. L’auteur polyglotte – outre
président de l’anglais et le français, il maîtrise également l’es-
la République pagnol, l’italien, le portugais et l’arabe – travaille
tchécoslovaque, pour la Deutsche Welle, à Cologne.
à Prague en 1918.
Photo Culture club/ DIE WELT : Jamais sans doute autant d’États
Getty Images n’ont vu le jour en si peu de temps pendant
les États-Unis se présentent à l’époque pour la
première fois), mène la conférence de paix de
Paris dans l’esprit de cette formule. Résultat,
en Europe de l’Est, tous les espoirs reposent sur
lui. Reste à définir ce qu’est un “peuple”. Qui en
fait partie, et qui en est exclu ? Cette question,
qu’il n’est pas facile de trancher clairement,
engendre de nouvelles frictions dans la région.
Vous écrivez que ni la Pologne nouvellement
fondée ni ses voisins n’étaient prêts à faire
des compromis. De fait, à l’Est, la Première
Guerre mondiale ne prend pas fin en novembre
1918, les combats se poursuivent…
homogène. Les nations d’aujourd’hui ont vécu
très différemment la guerre et la réorganisation
de l’Europe qui s’est ensuivie. Les Allemands
l’ont d’abord vécue comme une cuisante défaite.
Aujourd’hui, ils y voient surtout le début de la
marche vers la dictature nazie. Les Français et les
Britanniques se voyaient comme les vainqueurs
– sans oublier, comme les Allemands, le lourd
tribut payé. La Pologne et la République tchèque, à
l’inverse, voient dans la guerre les prémices de leur
indépendance. Tous ont en commun le souhait de
ne plus jamais renouer avec la guerre.
—Sven Felix Kellerhof
Publié le 3 novembre
 et
présentent

le 1er festival des médias de demain

JEUDI 22 NOVEMBRE 2018

À quoi va ressembler la télé du futur? Demain,

comment seront financés les médias? Comment lutter contre
les fake news? Quelle place pour les robots dans nos infos?...

John Micklethwait (Bloomberg) - Pippa Scaife (CNN – Great Big Story)

Cynthia Fleury (Philosophe) - Olivier Laurent (Washington Post)
Pierre Louette (Les Echos-Le Parisien) - Sibyle Veil (Radio France)
Delphine Ernotte (France Télévisions) - Alain Weill (Altice)
David Dieudonné (Google) - Charline Vanhoenacker (France Inter)
Jean-Michel Blanquer (Ministre de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse)
Chris Moran (The Guardian) - Gérald Bronner (sociologue)

VENEZ LES RENCONTRER !

3 LIEUX, 15 EXPÉRIENCES IMMERSIVES,

150 PERSONNALITÉS…
Découvrez l’ensemble des speakers et le détail du programme sur

https://mediasenseine.com