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Abel Montagut
1—Introduction
L’article ŖLe dernier roman. Le manuscrit interrompuŗ, paru au Bulletin de la Société Jules
Verne août 2010 (nº 74, p. 17-30, Abel Montagut), se terminait par les conclusions que je
reproduis ici comme point de départ pour la présente communication :
En ce qui concerne le dernier roman de Jules Verne, nous sommes en présence de cinq
faits remarquables :
3. Un fait vraisemblable : entre fin 1903 et au cours de l'année 1904, Jules Verne eut
du temps pour reconsidérer et pour essayer de réorienter son roman en y
réfléchissant et en écrivant des notes. Cela correspondrait à sa volonté exprimée à
L.-J. Hetzel (lettre de Hetzel du 14 avril 1913). C’est à cette époque que l’auteur
aurait décidé d’annoter le titre « Voyage d’étude (9 juillet 1903)» de l'ajout « 1er vol. ».
4. Un fait possible : le dossier « Une ville saharienne » serait en lien avec Voyage
d'études, comme développement du roman déjà entamé. Ce lien se justifie
spécialement par l’ensemble des titres (du 10 au 16) pour le dernier roman, proposés
par Michel Verne dans sa lettre du 15-11-1913, et par le titre complémentaire que
Michel écrivit pour la 2e partie de son manuscrit de ce roman.
1 Ŕ Il fut trouvé huit jours après la mort de l'écrivain, dans le seul tiroir de sa table de travail,
par Michel Verne, accompagné d’un journaliste du quotidien Le Figaro, Émile Berr. Dans le
même tiroir ils trouvèrent le manuscrit inachevé de Voyage d’études, ainsi que d'autres
documents et outils de travail, comme des plumes, un carnet de notes, etc.
2- Le titre du dossier Une ville saharienne ne correspond à aucun titre de roman publié ou
envisagé par Jules Verne dont nous ayons connaissance. Par contre, il se rattache directement
à l’œuvre posthume L'Étonnante aventure de la mission Barsac (celle qui prend naissance de
Voyage d’études), d’après les références directes qu’on trouve dans la correspondance entre
Michel Verne et l'éditeur, en particulier dans la lettre du 15 novembre 1913, où Michel propose
plusieurs titres pour ce dernier roman : La capitale du désert, Dans les sables du désert, La ville
du crime, Un bagne dans le désert...
3. Selon la description qu’en donne Émile Berr dans Le Figaro le 3 avril 1905, p. 1-2, (dix jours
après la mort de l’écrivain) le dossier Une ville saharienne contenait (citation textuelle, p. 2) :
"des chiffres, des horaires des chemins de fer et de paquebots, coupures de journaux, esquisses
de personnages...ŗ La mention d’esquisses de personnages fait penser que ce dossier servait de
base pour un roman ou une partie de roman. Il ne s'agissait pas d’une simple compilation de
coupures de journaux ou de notes désordonnées. D'après la correspondance entre Michel Verne
et l'éditeur, ce dossier se rattacherait logiquement au dernier roman et pourrait être, par
conséquent, la documentation que Jules Verne avait rassemblée pour reconsidérer l’œuvre et
pour envisager la deuxième partie de Voyage d’études, le dernier roman auquel il a travaillé. En
tout cas, le dossier aurait servi de base pour la rédaction que Michel Verne a faite de ce texte à
partir de 1910.
Dans le cas d'un écrivain si méthodique et ordonné comme le fut Jules Verne, le titre d'un
fichier ou d’un dossier est nécessairement en relation directe avec son contenu. Dans
l’interview qu’il donna à Gordon Jones en 1904, l'auteur répond à une question sur sa méthode
de travail en disant :
J’ai toujours été un lecteur vorace, surtout de quotidiens et d’hebdomadaires ; et j’ai
l’habitude, en étant frappé d’un paragraphe ou d’un article, de le découper et le
conserver en vue d’une référence ultérieure.
C’est ainsi que j’accumule les idées [...] et, avec un étiquetage consciencieux, il n’y a
aucune raison d’encontrer [sic] la moindre difficulté pour trouver la coupure souhaitée,
même après un intervalle de quelques années. »
En considérant, donc, le titre «Une ville saharienne» et spécifiquement la partie du contenu qui
se rapporte à des coupures de journaux, il faut supposer qu'il contenait des informations
susceptibles d'être utilisées pour la fabulation du romancier, et ayant une relation effective avec
une ville au Sahara. Trouverait-on des renseignements dans la presse de l’époque par rapport à
un tel sujet ?
Le thème de la ville de Troja, une ville planifiée et entreprise initialement en 1903 par Jacques
Lebaudy, fils d'un magnat français du sucre, est clairement lié à ce qu’on peut présupposer
pour le dossier « Une ville saharienne ». Plusieurs critiques verniens ont déjà mis ceci en
évidence depuis longtemps, tout d'abord Cornelis HELLING en 1936 et, plus tard, au moins,
Jean JULES-VERNE (1973), Daniel COMPÈRE (1991), Jacques DAVY (2000) et Nadia MINERVA
(2001). Cornelis Helling, le premier à souligner cette relation dans son article intitulé « Les
personnages réels dans l'œuvre de Jules Verne », écrit :
"Dans L'Étonnante aventure de la Mission Barsac [...] il est question d'une ville secrète
fondée en plein Sahara par un certain Harry Killer. C'est ici moins le personnage que le
geste qui rappelle un geste identique dans la vie réelle. Nous voulons parler de cette
tentative avortée de fondation d'un empire avec sa capitale Troja, également au Sahara
au début de ce siècle, par le millionnaire Jacques Lebaudy. Ce n'est point ici la place
pour rappeler par le menu toute cette lamentable histoire qui tourna au ridicule mais les
événements contribuèrent indiscutablement à guider les idées de Jules Verne et
l'amenèrent comme malgré lui à créer un Lebaudy à sa façon, aventurier comme lui,
mais aventurier au pire sens du mot, bandit sans scrupules, génial à saisir une
occasion propice pour arriver à ses fins. [p. 74-75]"
En plus du geste en général, c'est-à-dire la création d'une nouvelle ville et d’un empire au
Sahara, il y a beaucoup de liens thématiques spécifiques avec ce que sera ultérieurement la
deuxième partie de L’Étonnante aventure de la mission Barsac. Mais ce qu'il faut souligner en
premier lieu, à mon avis, c’est la surprenante coïncidence temporelle entre la parution de cette
question dans la presse et la période où Jules Verne s'imposa un arrêt pour reconsidérer son
dernier roman, très probablement entre août et septembre de cette année 1903. C’est au cours
de ces deux mois que les journaux relatèrent la plupart des nouvelles les plus frappantes au
sujet d’une ville saharienne, conçue et promue dans la vie réelle par Jacques Lebaudy, bien que
le sujet continuât à refaire surface dans la presse quotidienne, d’une manière plus ou moins
sporadique, jusqu'au début de l'année suivante.
3.2—Quelques coupures de journaux sur le sujet de Troja et Jacques Lebaudy
Parmi les neuf journaux que j'ai consultés (Le Temps, La Croix, Le Figaro, Journal des débats
Politiques et littéraires, La Presse, Le Petit Parisien, Le Petit Journal, Le Matin, Gil Blas), j'ai
trouvé deux cent cinq articles qui concernent, souvent exclusivement, le sujet de Jacques
Lebaudy comme « Empereur du Sahara» et fondateur de la capitale de cet empire, Troja.
Les articles relatifs à ce sujet se répartissent par mois comme suit : 14 en juin, 5 en juillet, 46
en août, 66 en septembre, 32 en octobre, 25 en novembre et 28 en décembre. Plus de la moitié
sont donc publiés en août et en septembre de la même année. À compter de la première
apparition du sujet en juin, sont parus, pendant sept mois, 29 articles par mois en moyenne
dans l’ensemble des journaux consultés. Ceux qui suivent le plus régulièrement ce sujet sont
Le Journal, La Presse, Le Matin et Gil Blas. Ci-dessous je transcris quelques fragments de leurs
publications, sur le sujet Troja-Jacques Lebaudy (les soulignements sont les miens), et je les
commente brièvement dans la section 3.3. en les comparant aux endroits relatifs du dernier
roman de Jules Verne, rédigé par son fils dans la version finale, c'est-à-dire L'Étonnante
aventure de la mission Barsac (abrégé : EAMB).
Les premières nouvelles sur l'expédition de Jacques Lebaudy furent publiées le 18 juin dans La
Presse et La Croix. Le premier fait remarquable, le débarquement pour conquérir
symboliquement une partie de la côte du Sahara, avait eu lieu en mai, mais il ne fut rapporté
que le mois suivant.
En juillet, l'expédition est mentionnée sporadiquement tel un fait mystérieux, mais il faut
attendre le mois d’août pour qu’elle soit mieux remarquée dans la presse française, dû
notamment au fait de l'enlèvement de neuf marins, appartenant à l'expédition, par des tribus
du désert, et libérés par la suite grâce à l’intervention du croiseur « Galilée » de la marine
française. La libération fut spectaculaire, y compris les soixante coups de canon tirés pour
effrayer les ravisseurs.
18/06/1903, Le Temps, p. 2 :
02/07/1903, La Presse, p. 1 :
Il y a trois jours, les agences nous ont appris qu’une mission dirigée par Jacques
Lebaudy guerroyait contre les Berbères sur les côtes du Maroc [...] Pourquoi cherche-t-il
à établir la télégraphie sans fil entre les Canaries et la côte d’Afrique ? Est-ce un
nouveau conquistador qui rêve d’asservir à la domination française des pays neufs ? [...]
Ils sont quelques-uns qui sont ainsi partis pour la Terre noire et qui n’en sont pas
revenus. L’Afrique mystérieuse les a gardés.
06/08/1903, La Presse, p. 2 :
M. Lebaudy a tenté de constituer un empire (un empire, rien que cela) dans la
sphère d’influence espagnole, en plein Sahara. On tient ces détails d’un matelot de
l’expédition, revenu en France après des aventures extraordinaires chez les pirates
marocains. Tout est abracadabrant dans cette histoire à la Jules Verne.
L’affaire Lebaudy. Sans doute M. Lebaudy a reçu un coup de soleil pendant son
voyage. Son idée de se faire nommer empereur du Sahara en est la preuve. [...] Pline
a parlé des émeraudes africaines dans un de ses livres : il les appelait Ŗpierres vertesŗ.
Le romancier Louis Noir en fit des émeraudes et une société se forma pour exploiter les
émeraudes du Sahara. Et voilà comme on écrit l’histoire !
09/08/1903, La Croix, p. 3 :
03/09/1903, Le Figaro, p. 3 : [L’empereur sait que le Sahara, son empire,] Ŗne peut entrer en
lutte avec la France, avec l’Espagne, avec l’Angleterreŗ. Mais “on verra!...”
09/09/1903, La Presse consacre toute la colonne de droite de sa une à cette nouvelle très
remarquable, qui continue sur la page 3 pour occuper encore une colonne entière.
Ce journal officiel prévu est devenu une réalité le 1er janvier 1904, et il a été publié pendant
deux ans. Son premier numéro est disponible sur le site web de la Bibliothèque nationale de
France.
3.3. —Donnés concrètes qui relient l'aventure de Jacques Lebaudy avec l’EAMB
Il semble clair, en considérant l’habitude qu’avait Jules Verne de rassembler des coupures de
journaux, comme il le dit dans l'interview donnée à Gordon (1904), que les nouvelles à propos
de Troja et l’empire saharien de Jacques Lebaudy devaient vivement l’intéresser, et il a
probablement découpé quelques-uns de plus de 200 articles publiés sur le sujet, pour une
éventuelle utilisation ultérieure.
Il est probable aussi que dans le dossier figuraient des coupures de journaux sur d’autres
sujets, comme la télégraphie sans fil, l'aviation et les aérostats, sur d’autres fondateurs
d'empires ou de villes au Sahara, comme Voulet et Chanoine, sur la réalité oppressive de la
colonisation au Congo, etc. Mais il est fort vraisemblable qu'Une ville saharienne, coïncidente
par l'époque et par le sujet, ait contenu un des articles mentionnés ci-dessus concernant
l’insolite aventure de Jacques Lebaudy et la ville saharienne de Troja.
Voyons quelques similitudes qui rattachent le fait réel et la fiction, telle qu’elle a été finalement
romancée par Michel Verne. Les références aux pages de l’EAMB répondent à l'édition en deux
volumes publiée par L'Harmattan (2001).
Délivrance spectaculaire avec l'intervention II, chap. 8 (p. 116-117) ; chap. 14 (p. 176-
de l'armée française et avec des coups de 178).
canon.
Embauche d’ouvriers, en particulier des II, chap. 1 (p. 18-20)
métiers mécaniques.
Il y a des personnes mariées ou des familles II, p. 18, 23, 94.
entières parmi les travailleurs sous contrat (La
Croix, 10-09-1903, p. 2).
Existence d'un contrat spécifique très II, p. 19, 20, (87) ; p. 18.
détaillé. Appointements extraordinaires.
Des chiffres très précis, souvent arrondis, II, chap. 1 (p. 13 et ss.)
ramenés à la mesure de la ville ou à la
quantité de ses habitants.
Un journal officiel de l'empire ou de la ville. II, p. 11, p. 52.
Une Garde impériale, propre au souverain II, p. 14 ; en plus d'une Garde noire
(La Presse, 9-09-1903 et 13-09-1903) spéciale : II, p. 16, 18, 25, 75.
Référence à la création d'autres empires ou I, p. 53, 80, 125, 127, 151, 162 ; II, p. 116.
puissances indépendantes en Afrique.
Entre les coïncidences mineures ou marginales on peut souligner les suivantes :
On peut remarquer, en outre, même si elles n’ont qu’une importance secondaire, des références
explicites à Jules Verne dans certains articles qui relatent l'aventure saharienne de Jacques
Lebaudy, références qui pouvaient attirer l'attention ou susciter la curiosité de notre écrivain :
ŖTout est abracadabrant dans cette histoire à la Jules Verne.ŗ (La Presse, 06-08-1903) ; ŖCe
nouveau Robinson [...] qui s’en va avec treize hommes conquérir... le Sahara, voilà qui laisse
loin Jules Verne pour l’audaceŗ (La Presse, 11-08-1903).
Dans ce paragraphe, nous pouvons souligner également l’entrevue insolite sur l'empire du
Sahara entre Jacques Lebaudy et l'explorateur Stanley (Le Matin, 27/11/1903). Et enfin la
coïncidence que, pendant ces mois, les frères Pierre et Paul Lebaudy ont réalisé des essais
spectaculaires, y compris un accident survenu le 26 juillet 1903, avec des appareils
aérostatiques dirigeables, et ils paraissaient souvent sur les pages des journaux, mais
beaucoup moins que leur cousin Jacques Lebaudy. Il est bien connu que la question du vol
avec des planeurs est un élément crucial dans la deuxième partie de l’EAMB.
Il faut citer d’abord la lettre de Michel Verne du 14 septembre 1910 à l'éditeur, où il explique
comment il a procédé à la rédaction définitive du dernier roman de son père.
Voilà déjà un certain temps que je m’occupe de débrouiller le roman auquel travaillait
mon père quand il a définitivement cessé d’écrire. Je n’y suis pas encore parvenu. Par
conséquent, il doit être bien entendu que ma lettre ne contient aucune proposition. A
fortiori ne vous demandé-je aucune espèce d’engagement ni rien qui y ressemble.
Le roman mentionné par Michel Verne correspond à celui que son père avait intitulé
provisoirement Voyage d’études. Dès lors, l'expression "débrouiller le roman", c'est-à-dire le
démêler ou éclaircir, n'a aucun sens si l'on l'applique au manuscrit de Voyage d’études tel que
nous le connaissons, c’est-à-dire les 50 pages publiées pour la première fois en 1993 dans le
recueil San Carlos et autres récits inédits. Le manuscrit de Voyage d’études est très clair,
parfaitement défini quant aux personnages, au lieu, à l’intrigue et au développement ultérieur.
Le plan prévu du voyage est présenté sur une page entière au chapitre IV (Verne, 1993:256), et
il concorde pleinement avec la fiche de travail de Jules Verne, retrouvée en 2008 par Volker
Dehs à la bibliothèque municipale d'Amiens (Montagut, 2010:9). Cette fiche contient les titres
de la plus grande partie des dix-sept chapitres prévus par Jules Verne pour le roman, jusqu'à
la conclusion : Libreville, Le Congo français, Le chef et ses compagnons, Derniers préparatifs,
Étape, Madeville [=Lastourville], Franceville, Attaque Malaliaque, Brazzaville, En route, Seuls,
Kozambe, Loango, Concl[usion].
Il faut souligner que l'expression « débrouiller le roman » ne présuppose pas de la part de Michel
Verne l’intention ou le projet de commencer un nouveau roman, qu’il aurait librement imaginé.
Au contraire, Michel Verne tente à démêler ce qui se trouve devant lui, ce qui vient de son père,
quelque chose qui est compliqué, confus, et qu’il ne réussit pas encore à déchiffrer. Pour quelle
raison, alors, le roman auquel avait travaillé son père serait compliqué ? Si l’on songe non
seulement au manuscrit inachevé mais aussi à un ensemble de fiches, de notes éparses et de
coupures de journaux, l'expression devient plus compréhensible. Et si ces fiches et ces notes ne
sont pas compatibles entre elles et l’on ajoute que les coupures de journaux n'ont aucun lien
apparent avec le manuscrit commencé ; si Michel Verne trouve des esquisses de certains
personnages complètement nouveaux et un possible plan schématique qui diffère de celui
initialement prévu sur la fiche de travail et dans le chapitre iv de l'ouvrage commencé par son
père, alors l'expression « débrouiller le roman » acquiert tout son sens. Le roman auquel avait
travaillé son père serait embrouillé ou compliqué si l’on prend en compte non seulement le
manuscrit interrompu, mais surtout si l’on considère une documentation complexe
l’accompagnant, c'est-à-dire l’ensemble Voyage d’études + un matériel multiforme qui pourrait
être contenu dans le dossier Une ville saharienne.
Tout ce que je viens vous demander, c’est un service, et le voici : Pour me reconnaitre
dans le travail de mon père et pour prendre un parti en connaissance de cause, il est
absolument nécessaire que je sois parfaitement documenté sur l’Afrique. Or, je ne
trouve rien qui me donne des apaisements, ni dans les notes de mon père, qui, vous le
savez, se renseignait parfois à des sources trop anciennes. Il s’agirait donc de me
documenter sérieusement.
Michel Verne manifeste qu'il doit se documenter scrupuleusement sur l'Afrique pour s'orienter
pertinemment dans le travail de son père. Mais sur quel aspect doit-il décider par rapport à
l'Afrique ?
Dans le manuscrit de Voyage d’études le lieu de l’action prévu et annoncé était très clair, on ne
sortait pas du Congo français. La préoccupation de Michel Verne serait compréhensible, par
contre, s’il devait décider de l'emplacement d'une ville envisagée dans le dossier de Jules Verne
Une ville saharienne, dans l'hypothèse où son père, après l'interruption délibérée de la première
rédaction, aurait projeté d'inclure dans le roman une ville bâtie sur le désert du Sahara, mais
sans préciser ni ses coordonnées ni son lien avec l’intrigue du roman commencé. Michel Verne
continue :
Pourquoi a-t-il besoin de deux cartes du continent africain et pourquoi doivent-ils être
d’époques différentes, clairement éloignées entre elles sur un intervalle défini d’années ?
Considérons l'hypothèse que Michel Verne, après avoir examiné le dossier de son père Une ville
saharienne, s’aperçoit que ceci se rattache à Voyage d’études, mais qu’on y parle d'une ville
inconnue dans le grand désert, sans la localiser d’une façon précise. Le Sahara occupe presque
toute la partie nord du continent africain. Où placer cette ville ? Les explorateurs dans le roman
y voyageraient ou y seraient transportés à peu près en l'an 1900 (en tout cas, avant 1905), si
l’on prend comme référence l’époque prévue pour l'expédition dans le roman du père. Cette ville
aurait été construite quelques années plus tôt, aux alentours de 1890 : cela fait une vingtaine
d'années par rapport à la date à laquelle Michel Verne écrit la lettre à l’éditeur. S’il en est ainsi,
Michel en 1910 aurait besoin d’une carte de vingt ans pour y localiser de façon crédible la ville
mystérieuse : cela devrait être un endroit que les européens n’auraient pas visité avant 1890,
une zone indiquée sur les cartes de l'époque par un espace vide, loin des itinéraires habituels et
des territoires contrôlés par les puissances colonisatrices.
En effet, EAMB insiste à plusieurs reprises sur le fait que la ville a été fondée dix ans avant
l'arrivée de la mission (cf. II, p. 17, 21, 49, 56...), c'est-à-dire, en principe, en 1890, puisque,
d'après le manuscrit de l’EAMB, la mission arrive à la ville saharienne le 24 mars 1900 (cf.
image 245). La corrélation avec les dates pour lesquelles Michel Verne sollicite les cartes de
l'Afrique est évidente. Une carte vingt ans antérieure nous porte exactement à 1890. Mais ce
qu’il faut souligner plus particulièrement, c’est le besoin absolu, manifesté par Michel Verne, de
cette documentation pour s'orienter dans un aspect décisif, besoin qu’il présente lui-même
comme intrinsèquement lié à une matière romanesque qui lui vient du père.
Deuxièmement, il demande une carte d’Afrique la plus moderne possible par rapport à l’année
1905. Pourquoi juge-il absolument nécessaire d’avoir aussi une carte moderne ? Parce que le
narrateur, dans tous les cas, doit avoir une idée très claire des circonstances géographiques
réelles de la scène narrative, aussi bien au moment de la fondation de la ville comme à l’époque
correspondante à l'expédition européenne et à la rédaction d’origine du roman. Il faut rappeler
que la vraisemblance géographique, du point de vue physique et politique, est essentielle dans
l’ensemble de l’œuvre de Jules Verne.
Trois jours plus tard, le 17 septembre, Michel Verne écrit : ŖCependant, la géographie [d'Afrique]
peut être datée de 1905, les découvertes ayant nécessairement précédé la rédaction de
l’ouvrageŗ. Ainsi donc, ce que Michel Verne cherche sont des informations sur les découvertes.
Cela soutient l'hypothèse que ce qu’il veut effectivement trouver, c’est un endroit approprié
pour y situer avec précision une ville inconnue.
ŖJ’ai reçu votre envoi et vous en remercie vivement. Je pense que ces trois volumes me
suffiront [...] Quant à des relations de voyage, je crois que je peux m’en passer, car j’en
ai un grand nombre et, dans cette matière, la date ne fait rien à l’affaire.ŗ
Michel Verne a déjà trouvé les informations qui lui manquaient pour s'orienter dans l’œuvre de
son père et pour prendre sa décision sur la base d'une documentation géographique, entendu
que ceci devrait être son principal doute.
Neuf jours après avoir accusé réception de ces volumes, le 1er octobre 1910, Michel Verne peut
déjà commencer la rédaction de son manuscrit.
De façon complémentaire, mais significative, on peut faire remarquer que Michel Verne a écrit
l'annotation « Le dernier roman de Jules Verne » précisément dans l'en-tête de la deuxième
partie de son manuscrit. Effectivement, toute la deuxième partie du roman posthume
L’Étonnante aventure de la mission Barsac a pour cadre une ville située au milieu des sables du
désert du Sahara, c'est-à-dire « une ville saharienne ».
Des faits :
1.- Voyage d’études est un manuscrit de Jules Verne, de 1903, inachevé. L’auteur avait projeté
initialement d’écrire un roman d’un seul volume (17 chapitres).
Son plan initial pour les chapitres du roman Voyage d’études en prévoyait 17, dont le dernier
était « Concl[usion] ».
3 - Une ville saharienne est un dossier perdu de Jules Verne, lequel n’a pas de lien vérifiable
avec aucun de ses romans (écrits ou planifiés), à l’exception du dernier. Ceci est corroboré par
son titre (lettre du 15-11-1913) et par ce qu’on peut déduire clairement de la correspondance
entre Michel Verne et l’éditeur à propos du dernier roman.
Hypothèse :
- Une ville saharienne pourrait être le dossier qui devait servir de base pour la seconde partie
prévue par Jules Verne, sous forme embryonnaire, pour Voyage d’études. C’est lui qui aurait
initialement rattaché ces deux documents. (Mais il ne les aurait pas clairement fusionnés.)
2. - Le possible contenu du dossier Une ville saharienne en ce qui concerne une partie des
coupures de journaux (sujet : Jacques Lebaudy, Troja).
3. - Les affirmations de Michel Verne dans sa lettre du 14 septembre 1910, assurant qu’il
travaille sur une matière complexe et embrouillée qui lui provient de son père. Le début existant
du roman Voyage d’études n’est pas particulièrement complexe par son intrigue, par le lieu,
l’itinéraire ou les personnages. Mais si l’on tient compte de l’ensemble formé par le manuscrit
commencé, les fiches adjointes et un dossier mixte, l’affirmation devient compréhensible.
4. - La demande formulée par Michel Verne dans cette même lettre du 14 septembre 1910,
sollicitant de l’éditeur deux cartes de tout le continent africain relatives à deux époques
clairement définies. Cette demande particulière pour se documenter sur les « découvertes » du
continent africain (confirmé par la lettre du 17 septembre 1910) concorde pleinement avec l’idée
de chercher le lieu adéquat pour situer une ville inconnue dans le désert du Sahara, ville qui
aurait été construite sur un point inexploré dix ans avant l’arrivée de l’expédition. Michel Verne
souligne que la documentation sollicitée est absolument nécessaire dans le but de se
« reconnaître » et « pour prendre un parti en connaissance de cause » par rapport au travail de
son père.
On sait que l’hypothèse d’un lien entre Voyage d’études et Une ville saharienne, comme idée
embryonnaire de Jules Verne, n’est pas toute neuve : elle avait été suggérée au moins par
Cornelis Helling, Christian Porcq et Jacques Davy. Mon objectif consistait seulement à
démontrer plusieurs possibilités matérielles qui rendent plausible ce lien.
6—Bibliographie