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[[Article : Abel Montagut, “Le dernier roman.

Le manuscrit interrompu”, paru au


Bulletin de la Société Jules Verne août 2010 (nº 74, p. 17-30)]]

Le dernier roman. Le manuscrit interrompu 1

(A. Montagut)

Le dernier roman de Jules Verne, intitulé Voyage d’études, présente le début


d’une expédition en Afrique équatoriale, et plus spécifiquement dans le Congo français
de son temps. L’action se déroule vers l’année 1900. Il s’agit d’un roman généralement
peu connu parce qu’il est resté inachevé (n’ont été conservés les quatre premiers
chapitres et le début du cinquième, soit 50 pages au total) et le manuscrit original a été
gardé par les héritiers pendant plus de 70 ans, totalement ignoré du public. Il ne fut
publié qu’en 1993 dans un recueil de plusieurs œuvres inachevées ou oubliées sous le
nom générique de San Carlos et autres récits inédits (Le Cherche midi éditeur).
Plusieurs travaux ont déjà été menés sur ce dernier roman2. D’après les chapitres
conservés de Voyage d’études, on peut souligner les données suivantes: le roman
dépeint les progrès et les perspectives encourageantes de la colonisation dans cette vaste
région de l’Afrique équatoriale. Dans la même perspective, l’espéranto est présenté
comme un élément qui facilite la colonisation. La nouvelle langue internationale est
considérée comme “le plus sûr, le plus rapide véhicule de la civilisation” (chap. 3).
Dans l’œuvre, la civilisation inclut, du moins idéalement, l’éducation, la religion
chrétienne, les voies de communication, le commerce, etc., ainsi que le droit politique
d’élire et d’être élu, aussi bien pour les habitants d’origine européenne que pour les
indigènes, dans le but d’être représentés au parlement français. Les étapes précédentes
de la colonisation et celles à prévoir sont considérées comme nettement positives.

Avatars du manuscrit

L’auteur commença la rédaction du manuscrit le 9 juillet 1903. Selon son rythme


d’écriture pendant les dernières années, il aurait pu le finir dans un délai de 6 à 12 mois,
si l’on considère la liste des chapitres prévus, 17 au total, que Volker Dehs a retrouvée
en été de 2008 à la bibliothèque municipale d’Amiens. En plus des titres des cinq
chapitres déjà connus d’après le manuscrit, c’est-à-dire :
« Libreville »
« Le Congo français »
« Le chef et ses compagnons »

1
Une version préalable de cet article a paru en espéranto dans Libera Folio, www.liberafolio.org, de
novembre 2008 à janvier 2009.
2
Voir Volker Dehs, « Dernières impressions d’Afrique. L’ultime Voyage extraordinaire » et Christian
Porcq, « Ballade pour un voyage orphelin » in BSJV, nº 98, 1991, pp. 5-14 et 15-25 ; Jacques Davy
« L’étonnante aventure de la mission Barsac », in Agnès Marcetteau-Paul (éd.), Jules Verne écrivain
(2000). En ce qui concerne spécifiquement le thème de l’espéranto, l’article de Jean Amouroux, « Jules
Verne et l’espéranto » dans J.V. Feuille de liaison du Centre de Documentation Jules Verne – Amiens, nº
27, 3e trimestre 1993, et un essai récent de Lionel Dupuy, Jules Verne espérantiste ! Une langue
universelle pour une œuvre atemporelle, publié en 2009.
« Derniers préparatifs »
« Étape »,

on peut alors dénommer les titres suivants :

« Madeville » (chap. 7)
« Franceville » (chap. 10)
« Attaque Malaliaque » (chap. 11)
« Brazzaville » (chap. 12)
« En route » (chap. 13)
« Seuls » (chap. 14)
« Kozambe » (chap. 15)
« Loango » (chap. 16)
« Concl[usion] » (chap. 17).

Tel était le développement prévu. Mais après les premiers paragraphes du


cinquième chapitre, Jules Verne arrêta l’écriture au crayon et laissa le roman inachevé.
Cela se serait produit deux mois après le commencement de la rédaction, à en juger par
le rythme de travail mentionné, donc peut-être fin août ou début septembre de la même
année 1903.
Pourquoi Jules Verne s’est-il alors arrêté? À cause de sa mauvaise santé? Fut-ce
la vieillesse ou l’épuisement? En dépit de son âge, 75 ans, et de sa santé (rhumatismes,
mauvaise vue de l’œil droit, d’autres soucis) il se sentait cependant suffisamment bien
pour continuer à écrire jusqu’à fin 1904, ce dont témoignent ses lettres, ses dernières
interviews et les affirmations de son fils Michel.
En fait, l’arrêt n’était pas dû à une maladie ou une infirmité quelconques. Nous
savons effectivement que Jules Verne décida délibérément d’arrêter la rédaction de son
roman à thème colonial. Après la mort de l’auteur, dans une lettre du 14 avril 1913,
l’éditeur Louis-Jules Hetzel écrit à Michel Verne à propos de Voyage d’études : « ...
j’avais cru devoir vous signaler les difficultés qui avaient arrêté votre père, difficultés
qu’il comptait bien solutionner ultérieurement en mettant son œuvre au point. C’est
ainsi qu’après conversation à ce sujet, vous avez trouvé une solution aux incertitudes de
votre père... »3
L’éditeur des Voyages extraordinaire depuis 1886, Louis-Jules Hetzel, était ami
de Jules Verne du moins dès 1878 et lui rendait assez souvent visite à Amiens. Lors de
leurs derniers entretiens (et notamment celui du 10 décembre 1904)4 ils ont discuté des
manuscrits à publier. C’est ainsi que L.-J. Hetzel pouvait bien connaître les intentions
du romancier. Qu’est ce qui a donc pu apporter à Jules Verne des difficultés et des
incertitudes au cours de la rédaction de Voyage d’études? D’où venaient ses doutes et
ses hésitations?

3
Cette phrase se rapporte logiquement à Voyage d’études, si l’on considére la correspondance entre
Michel Verne et l’éditeur de décembre 1912 à mai 1913 (cinq mois), lettres dans lesquelles le sujet
littéraire prépondérant, est precisément cette oeuvre. Cette interprétation m’a été confirmée par Volker
Dehs dans plusieurs messages (30-10-2008; 1-11-2008), qui m’a en outre confirmé que la note sur p. 312
de la Correspondance relie à tort ladite phrase au roman Le secret de Wilhem Storitz, puisque l’éditeur et
Michel Verne ont mentionné ce dernier titre uniquement comme référence comparative (“l’exemple de
Wilhelm Storitz”). En fait, le sujet de la lettre du 14-04-1913 est le roman Voyage d’études, et c’est celui-
ci qui fut interrompu (“arrêté”), non pas le roman Storitz.
4
Cf. Correspondance inédite de Jules et Michel Verne avec l’éditeur Louis-Jules Hetzel (1886-1914),
établie par O. Dumas, V. Dehs et P. Gondolo della Riva, Tome II, 2006, page 145, note 2, relative à la
lettre du 4 mars 1905. Toutes les citations de la correspondance proviennent de cette publication.
Dans le reste de la correspondance conservée entre l’éditeur et Jules Verne,
respectivement Michel Verne, la cause de cette interruption n’est pas dévoilée, elle est
seulement évoquée par Hetzel et Michel en rapport avec le drame de Zinder et le
scandale que l’allusion à ce sujet pourrait occasionner5.
Également, Jules Verne ne s’était pas détourné de la langue espéranto : il ne
revint pas sur la promesse faite à ses amis Tassencourt et Delfour d’écrire un roman à
propos de cette langue ; il resta toujours président d’honneur du groupe espérantiste
d’Amiens, depuis la fondation de celui-ci en 1903 ; son nom et son adresse (Verne J.,
44. bd Longeville) figurent au Tutmonda Jarlibro Esperantista (Annuaire mondial
espérantiste) de 1904; et, à ses obsèques, Gustave Queste prononça un discours au nom
du groupe espérantiste amiénois. Il faut chercher ainsi ailleurs le motif concernant
l’interruption du roman.
Or, d’après mes recherches, la cause la plus vraisemblable de cette rupture fut
l’état d’esprit dans lequel se trouvait Jules Verne en été 1903, assailli par les doutes et
les incertitudes éveillés par des nouvelles inattendues en provenance du Congo, pays qui
devait servir de toile au fond de son roman. Ces nouvelles ébranlèrent le regard
optimiste et la perspective naïve qui caractérisaient l’œuvre commencée, au point
d’imposer un arrêt provisoire ou définitif. Cependant, notre affirmation doit être étayée
par des arguments substantiels.

Nouvelles sur les colonies africaines en juillet-août 1903

Jusqu’en été 1903, l’opinion qui prévalait en France au sujet des affaires
coloniales du Congo, et plus généralement des colonies africaines, était qu’elles allaient
assez bien, sans problèmes graves, en dépit de quelques conflits sporadiques ou excès
lamentables, que l’on avait réussi à détecter, à juger et à punir.
Cependant, cette opinion commença à changer en 1903 à la suite des
informations sur la terrible réalité, d’abord de l’État indépendant du Congo, propriété
personnelle du roi des Belges, Léopold II. À ce propos, on peut consulter plusieurs sites
internet et d’autres documents6.
L’investigateur et diffuseur principal de ces révélations fut Edmund Dene Morel
(1873-1924) qui obtint, après maintes démarches auprès des députés, que la Chambre
des Communes britannique se penchait sur la situation de l’État indépendant du Congo.
En effet, le 20 mai 1903, la Chambre approuva unanimement une résolution dénonçant
les abus envers les indigènes et les barrières qui s’y dressaient contre le libre commerce.
En outre, le texte invitait le gouvernement anglais à agir en conséquence.
Au fond, cette résolution concernait également le Congo français, qui
connaissait depuis des années (depuis 1898) le même régime que le Congo léopoldien,
avec des résultats aussi effroyables, déjà mis en évidence par André Morel en 1903 dans
son livre The British Case in French Congo7.
Au printemps 1903 cette dénonciation par la Chambre des Communes rencontra
peu d’écho dans la presse française. On écrivit qu’il s’agissait d’intérêts commerciaux et

5
Lettres du 16 et du 18 mai 1913. Sur le drame de Zinder: v. l’article de J. E. Embs, “Le cas étrange des
deux capitaines”, BSJV nº 122 (1997), pp. 33-39.
6
Entre autres Jean Marcel, Terre d’épouvante. Dix-huit mois dans le Congo belge et français, 1905 (livre
consultable sur gallica.bnf.fr); Georges Toqué, Les massacres du Congo, 1907; Nearl Ascherson, The
King Incorporated: Leopold the Second in the Age of Trusts (1963); Octave Mirbau, Le caoutchouc rouge
(1994); Adam Hochschild, Les fantômes du roi Léopold, 1999.
7
<archive.org/details/britishcaseinfre00morerich>
politiques de l’Angleterre, et on ne mentionna que vaguement et de façon secondaire les
accusations d’abus contre les indigènes. Par contre, on ne manqua pas de souligner que
le Congo français était également en jeu. Il convient de citer à ce propos un article paru
dans le journal Le Temps, sous le titre « La question du Congo » : « Morel [...] demande
que le cas du Congo français soit également soumis aux puissances signataires de l’Acte
de Berlin. »8
Mais ce ne fut qu’en juillet et août 1903 - lorsque Jules Verne se trouvait
pleinement immergé dans la rédaction de Voyage d’études - que le sujet éclata, devint
d’actualité et apparut en première page des journaux français. On comprit alors que non
seulement la Chambre des Communs, mais également le gouvernement anglais devrait
procéder de façon décidée. Au fond, c’était une arme à double tranchant qui menaçait
les intérêts nationaux de la France : si l’Angleterre allait exiger de convoquer à nouveau
les États de l’Acte de Berlin pour reconsidérer la repartition de ces zones africaines
désirables, la France risquait de perdre (une partie de) ses territoires, mais en revanche
elle pouvait éventuellement gagner une partie du Congo indépendant, puisque l’État
français s’attribuait le droit de préemption selon un accord convenu avec le roi Léopold
à la conférence de Berlin en 1885.
Le 30 juillet 1903, le journal La Croix reproduit les protestations indignées de
Mgr Augouard, évêque du Haut Congo français (Congo-Brazzaville), contre les
accusations britanniques :
« [Il] se demande de quel droit les Anglais viendraient s’immiscer dans les
affaires de l’État indépendant et du Congo français. À défaut de droits, les Anglais
cherchent des prétextes pour occuper des territoires que d’autres ont mis en valeur au
prix de mille sacrifices. Pour des yeux clairvoyants, la campagne actuelle n’a pas
d’autre but. »9
De la fin de juillet jusqu’au 18 août le sujet restait éclipsé et disparut à peu près
des journaux. Pendant ces jours les nouvelles qui prévalaient sont celles relatives à la
mort du pape Léon XIII, survenue le 20 juillet, et par la suite, de l’élection de Pie X, le
4 août, ainsi que les nouvelles sur un accident grave du métro parisien, le 11 août.
Mais entre les 20 et 25 août 1903 toute la presse française que j’ai pu consulter
sur internet (Le Temps, La Croix, Le Figaro, La Presse, voir gallica.bnf.fr) commentait
d’une façon remarquable comment le gouvernement anglais dénonçait officiellement les
cruautés au Congo léopoldien. Une copie de la note officielle fut transmise le 20 août au
ministre belge d’affaires extérieures et, presque en même temps, aux autres puissances
ayant signé le traité de Berlin : l’Allemagne, la France, le Portugal, les Pays-Bas,
l’Espagne, l’Autriche-Hongrie, la Suède-Norvège, le Danemark, l’Italie, la Russie,
l’Empire Ottoman et les États-Unis. Les journaux analysaient l’affaire sous différents
points de vue. Aucun n’ignorait que le réquisitoire officiel du gouvernement anglais
pouvait entraîner des conséquences graves pour les intérêts de la France en Afrique et
pour l’équilibre entre les puissances européennes.
Outre ces démarches diplomatiques, des rapports concernant des massacres et
des abus graves au Congo français furent publiés, du moins le 18 juillet 1903. Voici le
rapport du journal La Croix :
« Le lieutenant Simon et <30> [< > indique une lecture douteuse] tirailleurs ont
dû attaquer le village de <Bikeleum> qui ne voulait pas payer l’impôt. Son guide fut
tué. Les pertes des Pahouins ne sont pas connues. Les Français incendièrent le village et
détruisirent les plantations. A Booué (Haut-Ogooué), le lieutenant Seckeel (?) [le point

8
Le Temps, 8 juin 1903, p. 1. Voir aussi dans La Croix, “La situation actuelle au Congo belge”, 30 juillet
1903, p. 3, et dans Le Temps, “La question des deux Congo”, éditorial du 18 août 1903, p. 1.
9
La Croix, 30 juillet 1903, p. 3.
d’interrogation se trouve dans le texte] a attaqué un village pahouin. Les Pahouins ont
eu <31> morts. Le capitaine des tirailleurs à N’Djeté envoie chaque semaine des
expéditions dans la brousse pour lever l’impôt. Il projette une expédition contre les
indigènes de la crique N’Bomi pour les punir d’avoir attaqué le capitaine Fumeau, il y a
deux ans. »10
Le lecteur pouvait aisément en déduire que les dénonciations anglaises n’étaient
pas sans quelque fondement, ou qu’elles étaient du moins dignes de réflexion. Devant
de telles informations, Jules Verne pouvait bien douter. La réalité du Congo français se
dévoilait comme bien moins pacifique et tranquille qu’il n’avait commencé à la
dépeindre.
Rappelons que l’expédition de Voyage d’études a l’intention de suivre justement
le bassin de la rivière de l’Ogooué et que le territoire des Pahouins ou M’Fans se trouve
au nord de celui-ci. D’ailleurs, Jules Verne, dans le roman qu’il rédigeait à ce moment,
mentionne deux fois le pays voisin du Congo léopoldien avec optimisme ou sans aucune
critique (Voyage d’études, chap. 2, p. 235, et 3, p. 245), et se montrait donc ignorant en
ce qui concerne le régime d’exploitation et esclavagiste qui y régnait.
Parallèlement, le bimestriel Revue coloniale publia, entre avril 1903 et juillet
1904, la traduction complète du livre d’Edmund Dene Morel, Affairs of West Africa
(1902), lequel contient entre autres plusieurs références critiques au Congo indépendant
et au Congo français, surtout à partir du chapitre VIII, paru en juillet/août 1903 dans le
nº 1311. La revue publia, dans ses numéros 11-20 et sans interruption, des chapitres de la
traduction française d’A. Duchène, chef du bureau de l’Afrique au Ministère des
Colonies. Il n’est pas exclu que Jules Verne ait lu les dénonciations spécifiques de
l’ouvrage, ou qu’il ait été informé de leur contenu ou de leur existence par ses amis, ou
bien par ses connaissances à la Société Industrielle d’Amiens.

Le contexte de la décision d’arrêter le roman

Il est logique d’affirmer que les difficultés et les incertitudes évoquées par
Hetzel avaient des causes autres que strictement littéraires. Il ne fait pas de doute que
Jules Verne maîtrisait parfaitement son métier d’écrivain.
Comme toujours avant d’entreprendre la rédaction d’un roman, pour Voyage
d’études il s’était sérieusement documenté sur le pays, sa géographie, son ethnographie
et son histoire, pas moins que sur l’espéranto. Il avait préparé un esquisse ou un plan
général pour toute l’œuvre et disposait de nombreuses fiches, de livres, de revues et de
cartes relatifs à son sujet. S’il n’était pas dans ses habitudes de mener des recherches
proprement dites sur le terrain, il recherchait néanmoins toujours la crédibilité, la
vraisemblance et l’actualité autant que possible. C’est justement dans ce but qu’il
visitait régulièrement la chambre de lecture de la Société Industrielle d’Amiens.
Pendant l’été 1903, il suffisait de regarder les titres à la une des journaux pour
prendre connaissance des développements affectant le scénario du roman en cours.
Comme nous l’avons vu, les références se multipliaient fin août.
En outre, le 19 août 1903 on fonda solennellement à Bruxelles, dans la grande
salle du Palais de l’Académie, la Ligue nationale, une fédération de sociétés pour la
défense des intérêts belges à l’extérieur, d’abord pour défendre le Congo indépendant

10
La Croix, 18 juillet 1903, p. 3
11
La référence dans la liste présentée à gallica2.bnf.fr (en octobre 2008 et postérieurement) est erronée. Il
faut consulter l’intérieur des volumes pour déterminer la date de parution.
des attaques de la Grande Bretagne12. Le correspondant belge du journal La Croix
commenta :
« Cette Fédération qui vient d’être constituée, sur l’initiative de la puissante
Société des ingénieurs et industriels, groupe dès à présent les plus importantes
associations commerciales, scientifiques et économiques de notre pays. Le nombre des
membres est de 8 000 à 10 000 et les adhésions arrivent chaque jour. La propagande de
cette Fédération sera irrésistible [...]. Les patriotes sincères applaudissent. »13
Si l’on considère l’initiative et la participation fervente de la Société des
ingénieurs et des industriels à la fondation de cette Fédération informative et
propagandiste, il est probable qu’on en ait discuté à la Société Industrielle d’Amiens
pendant plusieurs jours de fin août, avec éventuellement des points de vue opposés.
Plusieurs caractères du roman Voyage d’études sont inspirés de personnes en rapport
avec la Société Industrielle, et c’est à son siège qu’eurent lieu la première conférence
sur l’espéranto à Amiens, le 11 janvier 1903, et le premier cours de la langue. C’est
également là que se tenaient, par la suite, les réunions du groupe local espérantiste.
Si Jules Verne eut connaissance de ces événements, ce qui est très probable,
alors il vit sans doute leur connexion avec son roman, et l’influence radicale qu’ils
pouvaient exercer.
Les nouvelles récentes lui montraient que la réalité au Congo français et au
Congo léopoldien était toute autre que ce qu’il avait supposé. Il ne pouvait pas continuer
à rédiger un roman dont l’action devrait désormais suivre un scénario bien différent de
ce qu’il avait imaginé sur la base d’informations dépassées. L’auteur lui-même et les
futurs lecteurs pouvaient mettre en question la véracité du scénario qu'il dépeignait dans
le Congo: la situation pacifique et harmonieuse entre les Européens et les indigènes,
l'optimisme sur les relations commerciales pour l'avenir, la possibilité des indigènes
d'accéder à la représentation parlementaire... En somme, plusieurs traits essentiels du
roman avaient perdu leur vraisemblance et leur actualité.
Ces incertitudes pouvaient causer l’arrêt de la rédaction de Voyage d’études, du
moins provisoirement, jusqu’à ce que la situation devînt plus claire.

Le travail ultérieur sur le roman

Est-ce que Jules Verne décida d’abandonner définitivement son roman ?


Selon le témoignage de Louis-Jules Hetzel, il n’en fut pas ainsi. Comme nous
l’avons mentionné, Hetzel écrit le 14 avril 1913 à Michel Verne : «j’avais cru devoir
vous signaler les difficultés qui avaient arrêté votre père, difficultés qu’il comptait bien
solutionner ultérieurement en mettant son œuvre au point » [c’est moi qui souline,.
A.M.].
Si Jules Verne avait décidé d’abandonner ou d’oublier complètement le roman
Voyage d’études, L- J. Hetzel l’aurait su (rappelons la visite de l’éditeur à Amiens en 10
décembre 1904) et il n’aurait pas écrit en 1913 cette phrase sur la décision de Jules
Verne de résoudre les problèmes dans le roman déjà commencé. L’auteur avait donc
manifesté son intention de continuer et de finir le roman.
Comme en témoignent ses dernières interviews et ses lettres écrites dans ces
années, Jules Verne continuait encore son travail d’écrivain, bien qu’à un rythme plus
lent qu’auparavant (voir, entre autres, les lettres du 28 juillet, 26 septembre et 12
décembre 1904).
12
Le Figaro, 20 août, p. 2
13
La Croix, 25 août 1903, p. 4 « Lettre de Belgique. Le roi, le Congo et l’opinion publique ».
D’autre part, nous avons les affirmations rétrospectives du fils. En effet, le 14
septembre 1910, il écrit à Hetzel : “Voilà déjà un certain temps que je m’occupe de
débrouiller le roman [Voyage d’études] auquel travaillait mon père quand il a
définitivement cessé d’écrire”. On sait que Jules Verne a définitivement cessé de
travailler comme écrivain à la fin de 1904.
Mais avons-nous des preuves directes de la continuation du travail du père à
propos du dernier roman à la fin de 1903 ou au cours de 1904?
Pour répondre à cette question, partons d’un petit indice.
Sur la feuille qui contient la liste autographe des dernières œuvres de Jules
Verne à partir de 189214, on lit comme dernier titre « Voyage d’Étude[s] », avec
l’indication « 9 juillet 1903 » entre parenthèses et tout de suite, sans parenthèses, « 1er
vol. » Cette dernière indication « 1er vol. » est importante parce qu’elle implique que
Jules Verne, à un certain moment, envisagea un deuxième volume pour le roman. Et
cela eut lieu vraisemblablement après avoir commencé la rédaction de l’œuvre en juillet
1903, puisque son premier plan prévoyait seulement un volume, d’après la liste
mentionnée de 17 chapitres. Le 17e et dernier titre de chapitre annonce :
« Concl[usion] ». Alors, si l’on considère la longueur moyenne des chapitres, cette liste
originaire pour Voyage d’études était limitée à un seul volume.
Existe-t-il un document plus spécifique qui confirmerait l’hypothèse présentée
ci-dessus à propos d’une reconsidération et amplification de l’ouvrage? Oui et non : on
sait qu’il y avait deux documents relatifs. Mais ils n’ont pas été conservés. Il s’agit d’un
dossier de documentation de Jules Verne et d’un (nouveau) plan pour le roman. Mais
tous les deux ont disparu et on n’est pas sûr de leur contenu.
Néanmoins, dans son ensemble, l’indice mentionné et les données suivantes
nous amènent dans une direction suffisamment sûre, qu’on pourrait qualifier comme
probable.
Examinons ce que nous savons sur chacun de ces deux documents disparus.

Le dossier Une ville saharienne

Un dossier de documentation portant le titre Une ville saharienne fut trouvé dans
le tiroir de la table de travail de l’écrivain après sa mort, au même lieu que le manuscrit
interrompu de Voyage d’études. Le journaliste Émile Berr relate cette trouvaille dans Le
Figaro du 3 avril 1905, p. 1, d’après un article daté du 1 er avril, huit jours après la mort
de Jules Verne. Le reporter accompagna Michel Verne pendant sa première exploration
dans la chambre de travail de son père. Dans le tiroir ils trouvèrent encore d’autres
affaires, comme un dossier intitulé Le Bolide ou la Chasse au météore.
Mais le dossier qui nous intéresse est Une ville saharienne. Ceci ne correspond à
aucun titre d’ouvrage, planifié ou publié, de Jules Verne. Cependant, d’après le contenu
que le titre suggère, il peut concerner le dernier roman. Le titre se rapporte visiblement à
la deuxième partie de L’étonnante aventure de la mission Barsac, roman rédigé par
Michel Verne à partir de Voyage d’études, avec l’aide des notes de son père, d’après ce
qu’il écrit dans sa lettre du 14 septembre 1910.
En fait, quand Michel Verne, après avoir fini la rédaction de son œuvre, lui
cherche un titre approprié, il propose a l’éditeur, parmi d’autres, les suivants (lettre du
15 novembre 1913): La capitale du désert, Dans les sables du désert, La ville du crime,
Un bagne dans le désert, qui ressemblent beaucoup au titre du dossier de Jules Verne.
14
« Les dates de composition des derniers Voyages extraordinaires » publiée par Piero Gondolo della
Riva en 1996, BSJV, nº 119, 3e trimestre.
Si, néanmoins, ni Michel Verne ni l’éditeur ne proposèrent pas directement « Une ville
saharienne », cela peut bien se comprendre parce que l’attribution “(la/une) ville
saharienne” était alors souvent assignée à Tombouctou (par exemple, dans un article
paru au Tour du monde en août de cette même année 1913) et d’ailleurs la précision
« saharienne » aurait été par trop révélatrice pour le lecteur.
Le dossier Une ville saharienne de Jules Verne comprenait, d’après la référence
d’Émile Berr : « des chiffres, des horaires de chemins de fer et de paquebots, des
coupures de journaux, des esquisses de personnages... » Par conséquent, ce dossier-là
constituait la base pour un roman ou pour une partie de roman, puisqu’il contenait « des
esquisses de personnages ». Il pourrait bien être la base pour le remaniement et
l’allongement du dernier roman.
D’après ce que l’on sait, le premier plan de Jules Verne n’incluait aucun
déroulement de faits dans une ville au désert. Les titres provisoires des chapitres pour la
première rédaction de Voyage d’études en 1903 se rapportent à des villes et régions à
l’intérieur du Congo français ou de la côte, à des centaines de kilomètres du désert. Tout
le scénario considéré pour le roman dans sa première forme ne sortait pas en dehors du
Congo français de l’époque. Donc, si le dossier Une ville saharienne se rapporte au
dernier roman, il impliquerait une redéfinition importante de l’intrigue.
D’un autre côté, sur son manuscrit de 1910, Michel Verne écrivit les mots
« Pour l’honneur » comme titre de la première partie du roman, et au début de la
deuxième partie il écrivit « Le dernier roman de Jules Verne ». Ce titre, « Le dernier
roman de Jules Verne », consigné justement ici par le fils de l’écrivain, prend une
signification spéciale si l’on se souvient que toutes les références à la ville du désert se
trouvent dans cette deuxième partie.

Un nouveau plan pour le dernier roman?

À propos de l’existence potentielle d’un plan nouveau, attribuable à Jules Verne,


ou complété ultérieurement pour cette œuvre, nous avons plusieurs références qui
proviennent dans ce cas d’André Maurel. Nonobstant, elles ne sont pas écrites par lui
même. Elles sont indirectes, et donc les conclusions qu’on peut formuler sur cette seule
base ne sont que relativement possibles.
André Maurel (1863-1943) était journaliste, romancier et ami de Michel Verne.
Maurel informa verbalement en 1942, quand il avait 79 ans, le président de la Société
Jules Verne, Jean-H. Guermonprez, de sa collaboration avec Michel Verne pendant la
rédaction du dernier roman, c’est à dire, le roman basé sur Voyage d’études, et Jean-H.
Guermonprez rapporta ses mots dans le recueil « Douze ans de silence »15. Maurel
explique que Michel Verne, en sa compagnie, visita, assurément en 1913, les
responsables du journal Le Matin pour proposer l’apparition en feuilleton du roman
L’étonnante aventure de la mission Barsac, alors nommé Le dernier voyage
extraordinaire, lequel, d’ailleurs, Michel attribua toujours à son père.
Les responsables du Matin lurent le manuscrit présenté et acceptèrent en
principe de le faire paraître en 191416. Toutefois, avant de se décider définitivement, ils
exigèrent des preuves de l’authenticité, puisqu’ils doutaient que Jules Verne pourrait
avoir, dix ans auparavant, une connaissance détaillée de certaines inventions récentes,
concrètement au sujet de la télégraphie sans fil et d’appareils volants minutieusement
décrits qui apparaissent dans la deuxième partie du roman, en connexion avec la ville du
15
BSJV nº 123 (1997), p. 51-52.
16
Il fut effectivement publié dans ce journal, du 18 avril au 6 juillet 1914.
désert. Il faut rappeler aussi que Michel Verne avait passé plusieurs affaires judiciaires
assez connues entre 1909 et 1913 par des accusations d’attribution fausse d’œuvres à
son père et, en conséquence, les responsables du journal avaient besoin de garanties à ce
sujet pour éviter un discrédit.
D’après le rapport personnel d’André Maurel, Michel Verne, en sa compagnie,
montra comme preuve au Président du Conseil d’administration du Matin « le plan et
les quinze premières pages, écrites au crayon puis repassées à l’encre selon le procédé
habituel de Jules Verne, et cela suffit à calmer les appréhensions du digne homme ». Si
les preuves présentées furent suffisantes, cela devrait signifier que le plan, même s’il
était vague, incluait une mention à la ville du désert, qui, avec les inventions
extraordinaires mises en question, remplit toute la deuxième partie du roman.
Pour une personne qui eût lu ou connaissait le contenu du roman (comme c’était
le cas des responsables du Matin), une référence à la ville du désert dans le plan général
de l’œuvre ne pouvait pas manquer. Cette ville et ces inventions n’apparaissent
nullement sur les premières quinze pages mentionnées par André Maurel ou même dans
les cinquante pages que nous conservons du manuscrit de Voyage d’études. En
conséquence, elles devraient apparaître dans le plan présenté conjointement.
Mais nous ne savons pas jusqu’à quel degré les responsables du Matin étaient
exigeants à propos de l’authenticité de l’auteur du roman... C’est pour ce dernier motif,
et du fait que la source d’information est verbale et indirecte, que l’attribution à Jules
Verne de ce plan est mise sous réserves. Toutefois, la paternité de ce plan serait logique
si Jules Verne eut effectivement reconsidéré son œuvre.

Résumé

Par rapport au dernier roman de Jules Verne, on peut formuler qu’il y a :

1. Un fait certain : Jules Verne interrompit délibérément la rédaction de son


dernier roman Voyage d’études à cause de difficultés et d’incertitudes (lettre
de L.-J. Hetzel du 14 avril 1913).

2. Un fait probable : le motif de ces difficultés et incertitudes aurait été sa


constatation de manque de congruité entre fiction et réalité, révélé par les
nouvelles inattendues sur la réalité du Congo qui parurent dans la presse
surtout à la fin d’août 1903. Cette réalité contrastait beaucoup avec la
perspective optimiste que l’auteur avait adoptée jusqu'à ce moment dans
Voyage d’études.

3. Un fait vraisemblable : entre la fin de 1903 et pendant l'année 1904, Jules


Verne eut du temps pour reconsidérer et essayer de réorienter son roman en y
réfléchissant et en écrivant des notes. Cela correspondrait à la volonté
exprimée par lui à L.-J. Hetzel (lettre d’Hetzel du 14 avril 1913). À cette
époque-là l’auteur aurait écrit l'annotation « 1er vol. » tout après le titre
« Voyage d’étude ».

4. Un fait possible : le dossier « Une ville saharienne » se rapporterait à Voyage


d'études, comme développement du roman déjà commencé. Ce rapport
s’appuie spécialement sur l’ensemble des titres (du 10 au 16) pour le dernier
roman, proposés par Michel Verne dans sa lettre du 15-11-1913, et sur le
titre complémentaire qu’il écrivit pour la 2e partie de son manuscrit.

5. Un fait envisageable: l’auteur aurait esquissé un nouveau plan de l’œuvre


(inclus peut-être dans le dossier Une ville saharienne). Cette esquisse, assez
vague mais avec des références à la ville du désert et à ses inventions
extraordinaires, pourrait être le plan que Michel Verne présenta aux
responsables du journal Le Matin en 1913, en compagnie d’André Maurel.

Conclusion

Jules Verne interrompit délibérément son dernier roman Voyage d’études et


probablement il y travailla encore en réorientant l’intrigue.
Néanmoins il ne reprit pas la rédaction de Voyage d’études. On peut conjecturer
qu’il enquêtait encore et repensait l’œuvre, pendent que la presse rapportait in
crescendo à propos de la situation au Congo français et au Congo léopoldien17, sans
parvenir à trouver une solution définitive à ses difficultés et incertitudes.
Parallèlement, il était occupé par ses tâches de révision scrupuleuse des romans
de parution immédiate, jusqu’à ce que finalement sa mauvaise santé l’empêcha de
reprendre la rédaction du Voyage d’études réorienté.

* * *

Quelles seraient les nouveautés les plus caractéristiques et fondamentales pour la


suite du roman, si le dossier Une ville saharienne s’y rapporte?
D’après ce que suggère le titre et le contenu probable du dossier (avec l’aide
complémentaire de la lettre de Michel Verne du 15 novembre 1913), l’auteur aurait eu
l’intention d’y inclure aussi le côté négatif de la colonisation, dénonçant ou interprétant
ses aspects critiquables par des moyens d’écriture caractéristiques du romancier : une
bande de criminels, une ville du mal, des méchants remarquables... Il aurait
probablement situé la source du mal dans une ville inconnue du désert, où une espèce de
roi ou despote exploiterait les indigènes. Une troupe de bandits, des subordonnés
impitoyables, les y emporteraient au moyen d’appareils volants extraordinaires pour en
faire des esclaves, après avoir réalisé des razzias sanguinaires, accompagnées de
l’incendie de villages, des violations et destructions.
En fait, l’auteur nantais était capable d’affronter sans naïveté le côté négatif de la
conduite humaine, spécifiquement d’européens et en Afrique, et la dépeindre quand il
fallait. Rappelons, pour leurs ressemblances, les antécédents suivants : les personnages
Alvez et Moini Loungga, en Angola, dans Un Capitaine de quinze (1878), chap. 7, 9;
les chasseurs d’ivoire, au Congo, dans Le Village aérien (1901) chapitres 4, 5; le
professeur Schultze, dans la ville-forteresse de Stahlstadt, dans Les Cinq Cents Millions
de la Bégum (1879); Ker Karraje dans l’île de Back-Cup, dans Face au drapeau (1896);
le repaire du Great-Eyry et l’Épouvante, dans Maître du monde (1904 ; rédigé entre
1902 et 1903) ; une bande sanguinaire de pirates, dans Le Phare du bout du monde
(1905, rédigé en 1901).

17
En février 1904 : rapport de Sir Roger Casement ; en mars : fondation de la Congo Reform
Association ; en juillet : décret pour une commission d’exploration internationale, qui commença ses
travaux sur le terrain en octobre 1904; debut du 1905: préparation de la mission Savorgnan de Brazza.
Au cours du nouveau projet de Voyage d’études, Jules Verne avait probablement
l’intention de présenter aussi les aspects tragiques de la colonisation en Afrique suivant
les modèles de sa propre tradition de romancier.
Cela fut effectivement réalisé par son fils dix ans plus tard, avec sa rédaction, sa
créativité et sa sensibilité personnelles, qui se sont matérialisés dans Le dernier voyage
extraordinaire. Étonnante aventure de la mission Barsac.
Sans oublier toutefois qu’il est très probable que Michel Verne eut
considérablement transformé ou même déformé l’œuvre du père en la récrivant et
complétant, ainsi que nous pouvons constater en d’autres romans posthumes, tels que Le
Beau Danube jaune, En Magellanie et Le Secret de Wilhelm Storitz.

Abel Montagut
(juillet 2009)

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