ÉTATS-UNIS — LA COUR SUPRÊME IVAN KRASTEV,

EN ARBITRE DE LA PRÉSIDENTIELLE L'UKRAINE ET

FRANCE — LE “RAT-LE-BOL” DES PARISIENS L'EUROPE EN 2024

Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Pays-Bas 6 €, Portugal cont. 5,60 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,95 $CAN,

Afrique CFA autres 3600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,60 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 10 DT,

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No 1731 du 4 au 10 janvier 2024

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France : 4,90 €

GAZA
L’EFFACEMENT
D’UN PEUPLE
Plus de 21 000 morts,
des destructions
massives… Où
iront les Gazaouis
qu’Israël pousse
à l’exode ? Pour
la presse étrangère,
c'est l’identité
palestinienne
elle-même qui
est visée.

M 03183 - 1731 - F: 4,90 €

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Hors-série Décembre 2023-janvier 2024

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2023
Les articles de la presse étrangère
qui ont marqué l’année.

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EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX

 Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024 3

LES CHOIX
DE “COURRIER” terrifiant, plus de 21000 morts
et 55000 blessés depuis
CLAIRE CARRARD le 7 octobre, selon le Hamas.
À titre de comparaison, la
Gaza : guerre de 2014 à Gaza avait fait
moins de 2200 morts. Près de
l’effacement 2 millions de Gazaouis ont été
déplacés en moins de trois mois
d’un peuple et s’entassent aujourd’hui dans
des camps de fortune dans
des conditions catastrophiques.
ministre israélien, Benyamin
Nétanyahou, a pour la première
fois évoqué ouvertement un
plan de “migration volontaire”
des habitants de Gaza. “Notre
problème, ce sont les pays qui sont
prêts à les accueillir, et nous
y travaillons”, aurait-il dit,
une déclaration reprise par
plusieurs médias, dont
Pour eux, “cette guerre est une réalisé pour The New York
occasion historique de réaliser Times que nous publions.
leur liste de vœux : la destruction Un regard sur l’histoire qui
d’une grande partie de Gaza, nous paraissait primordial
l’élimination de l’appareil
politique et militaire du Hamas et,
au moment où des centaines
de milliers de Palestiniens sont
si possible, l’expulsion de dizaines de nouveau sous la menace
ou de centaines de milliers d’un exil forcé. “Voilà à quoi
de Palestiniens vers le Sinaï ressemblerait l’effacement d’un
égyptien”, écrivait déjà, quatre peuple, ajoute Nesrine Malik.
jours après le début de la

Q
u’est-ce qui vous attache
à votre pays et vous fait
sentir qu’il est le vôtre?
Sur quoi se fonde votre sentiment
d’identité et d’appartenance?”,
“Qu’est-ce qui fait un peuple?”
et “Qu’est-ce qui l’efface?” Ces
questions, c’est Nesrine Malik
qui les pose dans une tribune
remarquée publiée dans
The Guardian. Pour cette
chroniqueuse, c’est tout
un peuple et sa culture qui
disparaissent dans l’enclave
palestinienne de Gaza.
Elle n’est pas la seule à le dire
dans la presse étrangère.
Et pour cela, il nous a semblé
important, après trois semaines
de non-parution, d’y consacrer
notre première une de l’année.
Il y a d’abord le bilan humain,
La famine et les épidémies
menacent. En décembre,
Philippe Lazzarini, commissaire
général de l’UNRWA (l’agence
de l’ONU pour les réfugiés
palestiniens), évoquait un
“enfer sur terre”. “La triste
réalité, écrivait-il dans une
tribune publiée par Le Monde
[qui appartient comme Courrier
international au groupe Le
Monde], est que les Gazaouis ne
sont en sécurité nulle part : ni chez
eux, ni dans un hôpital, ni sous le
drapeau des Nations unies, ni au
nord, ni au centre, ni au sud.”
Et d’accuser clairement Israël
de forcer les Gazaouis à l’exode
vers l’Égypte ou ailleurs.
C’est ce scénario qui semble
se confirmer aujourd’hui.
Le 25 décembre, le Premier
The Palestine Chronicle.
Un député du Likoud, Danny
Danon, cité par Ha’Aretz,
est allé plus loin, expliquant
qu’Israël était en contact avec
plusieurs pays d’Amérique
latine et d’Afrique susceptibles
d’accueillir des réfugiés
palestiniens. C’est le même
député qui avait appelé
l’Europe à prendre sa part,
dans une tribune publiée
par The Wall Street Journal
en novembre.
Ces derniers jours encore, deux
ministres d’extrême droite du
gouvernement israélien, Bezalel
Smotrich (Finances) et Itamar
Ben Gvir (Sécurité nationale),
ont plaidé pour un retour des
colons à Gaza, estimant que la
population palestinienne
devrait être incitée à émigrer.
Cela reviendrait à annihiler son
guerre, Amjad Iraqi, journaliste sentiment d’appartenance, si bien
pour le site israélo-palestinien qu’avec le temps, quel que soit le
+972 Magazine. nombre de survivants, il y aurait
Il faut lire les témoignages de moins en moins de quoi lier les
publiés par The Electronic Gazaouis en tant que peuple. Ce
Intifada, un site palestinien serait les priver de la possibilité de
dont le siège est à Chicago, raconter leur histoire, de produire
par Mada Masr, un site leur art, de partager leur musique,
indépendant égyptien : leurs chansons et leur poésie.”
le spectre d’une seconde Alors qu’Israël annonce une
Nakba (l’exode forcé de guerre longue, l’Égypte tente
700000 Palestiniens en 1948) une médiation à l’issue des plus
est partout. La Nakba, les incertaines. Les Gazaouis, eux,
réfugiés en Jordanie – ils sont n’ont plus le temps d’attendre.
plus de 2 millions dans des
camps transformés en villes En couverture :
au fil des décennies – en parlent Gaza : dessin de Mohammad
comme d’un des éléments Sabaaneh, Palestine/
constitutifs de l’identité Cartoon Movement.
palestinienne dans le Ivan Krastev : dessin de Peter
photoreportage de Moises Schrank paru dans
Saman et Nicholas Casey The Economist, Londres.

Sommaire
L’ENTRETIEN p.48 LES SOURCES

Ivan Krastev : “L’Europe ne peut pas Chaque semaine, les journalistes

de Courrier international
lâcher l’Ukraine” sélectionnent et traduisent des
articles tirés de plus de 1 500 médias
WILLIS, TUNISIE

Guerre en Ukraine, élections américaines, puissances émergentes du monde entier. Voici la liste
(Inde, Brésil, Turquie…) : le politologue bulgare analyse, pour exhaustive des journaux, sites
le journal belge De Morgen, les grands bouleversements à l’œuvre et blogs utilisés dans ce numéro :
dans le monde et les conséquences qu’ils auront pour l’Europe. Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien.
FRANCE p.30 Aujourd’hui au Faso Ouagadougou,
quotidien. The Atlantic Washington,
Le “rat-le-bol” 360° p.40 ÉTATS-UNIS p.18 mensuel. The Electronic Intifada
(electronicintifada.net) Chicago, en ligne.

des Parisiens Un an dans la vie La Cour suprême Financial Times Londres, quotidien.
BILL DAY, ÉTATS-UNIS, CAGLE CARTOONS

The Guardian Londres, quotidien. Mada

Rat brun, rat d’égout du teyedu, arbitrera Masr (madamasr.com) Le Caire, en ligne.
Middle East Eye (middleeasteye.net)
Londres, en ligne. De Morgen Bruxelles,
ou surmulot : quel que soit
son nom, cet animal
fromage espagnol la présidentielle quotidien. The New York Review of Books
New York, bimensuel. The New York Times
endémique des grandes Il y a vingt-deux ans, L’instance controversée pourrait New York, quotidien. El País Semanal
métropoles cohabite avec aux Asturies, naissait l’un peser sur l’élection de 2024 comme Madrid, hebdomadaire. Planet Anomaly
(planetanomaly.org), en ligne. Al-Quds
les Parisiens depuis des siècles, des fromages persillés les plus jamais depuis vingt ans, Al-Arabi Londres, quotidien. Süddeutsche
de façon plus ou moins réputés du pays. El País prévient The New Zeitung Munich, quotidien. The Sunday
harmonieuse selon les Semanal révèle les secrets York Times. Le sort de Times Londres, hebdomadaire. The Sydney
Morning Herald Sydney, quotidien.
époques, raconte The New de sa fabrication, au fil Trump est en partie The Wall Street Journal New York,
York Review of Books. des quatre saisons. entre ses mains. quotidien. Die Welt Berlin, quotidien.
4. Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : La Société éditrice du Monde
Président du directoire, directeur de la publication :
7 jours dans le monde
6. Israël. Un nouveau camouflet
Guerre en Ukraine. Les villes François-Xavier Devaux
Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
pour Nétanyahou sous les bombes Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
Dépôt légal Janvier 2024. Commission paritaire no 0727 c 82101.
ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
8. RDC. Le président Tshisekedi Vladimir Poutine a lancé, depuis le 28 décembre, une intense campagne de
Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
attendu au tournant bombardements sur les villes ukrainiennes – la plus massive depuis le début 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site web
du conflit. Le 29 décembre, Kiev a mené de son côté une attaque sur la ville www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com
À la une Directrice de la rédaction Claire Carrard Rédactrices en chef Virginie Lepetit,
russe de Belgorod. Suivez cette intensification des combats sur notre site. Claire Pomarès Rédacteurs en chef adjoints Luc Briand, Raymond Clarinard, Nicolas
10. Gaza, l’effacement Coisplet, Matthieu Recarte Conception graphique Javier Errea Comunicación
d’un peuple édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde

D’un continent à l’autre Afghanistan. Le calme irréel François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,
16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique), Sasha
18. États-Unis. La Cour suprême
arbitrera la présidentielle
de la “pax talibana” Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène Bienvenu
(Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros
(Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie),
Deux ans après le retour des talibans au pouvoir à Kaboul, à contre-courant Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Guillaume Narguet
22. Corée du Sud. De Kim du récit habituel, le journaliste italien Marco Niada décrit dans Il Sole-24 Ore (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie
Jong-un à la K-pop une nation étrangement apaisée. Malgré des tensions toujours sous-jacentes. centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
24. Maroc. L’huile d’argan 16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),
Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57), Diego Legrand
sous pression (Colombie, Venezuela, Équateur), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier

26. Disparition. Jacques Delors, Récit. La résurrection de Luna Luna, (Canada), Mathilde Guillaume (Argentine) Asie Daniel Bastard (chef de service,
Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang
Zhulin (Chine), Carole Dieterich (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie),
géant modeste de l’Europe
27. Russie. Alexeï Navalny
un parc d’attractions pensé par des artistes Jeong Eun-jin (Corées) Yuta Yagishita (Japon) Moyen-Orient Bachir El-Khoury
(chef de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie, Palestine, Irak), Pascal Fenaux
(Israël), Ahmad Parhizi (Iran), Raphaël Boukandoura (Turquie), Philippe Mischkowsky
resurgit en Arctique Dalí, Basquiat, Keith Haring, David Hockney… Les manèges et les attractions (pays du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent Barros
du parc Luna Luna ont été conçus, dans les années 1980, par des artistes (Afrique lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique
28. Royaume-Uni. Ces expats australe et Afrique de l’Est), Agnès Faivre (Afrique de l’Ouest) Transversales
contemporains de renom. Longtemps tombés dans l’oubli, ils sont de nouveau Pascale Boyen (chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef
qui grugent le système post-Brexit de rubrique, Sciences et Signaux, 16 15), Annick Rivoire (Économie) Magazine
exposés à Los Angeles depuis le 15 décembre, raconte le Los Angeles Times.
30. France. Le “rat-le-bol” 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32), Hugo Florent, Oumeïma Nechi
Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
des Parisiens Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Mélanie Chenouard (chef d’édi-
tion), Adrien Oster (chef d’édition) éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet,
Transversales L ’ h o r o s c o p e d e R o b B r e z s n y Retrouvez chaque semaine les prévisions Gabriel Hassan, Carole Lyon, Hoda Saliby, Emmanuelle Bour (SME) Courrier
poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
34. Économie. La guerre Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz (chef de
en Ukraine ravage l’Afrique Retrouvez-nous aussi sur Facebook, service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais,
espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
38. Sciences. L’art Twitter, Instagram et Pinterest. (anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
de déboucher son nez anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan, russe), Leslie Talaga (anglais,
espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle
39. Signaux. Particules fines Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort
en capitales Notre nouveau Direction artistique Alice Andersen Maquette Cécile Chemel (première
maquettiste), Denis Scudeller, Gilles de Obaldia Cartographie Paul Gallet
360° écembre 202 -anver 202
Infographie Catherine Doutey Web design et animation Alexandre Errichiello

40. Gastronomie. Le teyedu, Hors-Série Hors-série D 3j i 4

(chef de service), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet Iconographie
Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline
Merrien (colorisation), Astrid Mouget Agence courrier Patricia Fernández
fromage bleu des Asturies Pérez (directrice du développement et de la communication, 17 37), Jessica
Les articles de la presse étrangère Robineau (16 08), Alizée Marchal (17 38), Florent Normand
44. Voyage. Dans les pas
de Basho, maître des haïkus qui ont marqué l’année. BEST OF Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
fabrication, 4535) Impression, brochage, routage:Maury, 45330 Malesherbes

46. Cinéma. “Moi, capitaine”,

une odyssée à visage humain
2023 Ont participé à ce numéro Solal Abélès, Nell Antona, Jean Berry, Étienne
Bianchi, Lionel Blot, Jean-Baptiste Bor, Chloé Boyer, Solène Cahon, Anne-
Françoise Cochet, Marine Cygler, Jeanne Delval, Geneviève Deschamps, Dorian
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47. Histoire. La carte qui était par le magazine
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en avance sur son temps Cedex 13, tél. : 01 57 28 20 00 Directrice générale Élisabeth Cialdella (elisabeth.
48. L’entretien. Ivan Krastev : cialdella@mpublicite.fr, 3968), Directeur délégué, directeur de Marque Courrier
international Steeve Dablin (01 57 28 38 84) Directeur délégué au digital Martin
azine
“Intégrer l’Ukraine est crucial conçues par le mag Clamart (martin.clamart@mpublicite.fr) Directeur délégué, pôle Agences
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François de Ren (francois.deren@mpublicite.fr, 30 21) Directeur délégué,
pour la sécurité européenne” pôle Opérations spéciales Steeve Dablin (steeve.dablin@mpublicite.fr, 38 84)
Directrice administrative et financière Carine de Castellan (16 06) Gestion
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6.
a ns
7 jours odnde
le m
Israël. Un nouveau
camouflet pour
Nétanyahou
En invalidant la mesure phare de la refonte judiciaire portée
par le Premier ministre israélien, la Cour suprême “a rendu
un grand service à la société”, estime ce quotidien de gauche.
—Ha’Aretz, extraits (Tel-Aviv)
A nnoncée le lundi 1er janvier, la déci-
sion de la Cour suprême invalidant
le projet de loi du gouvernement
– qui retirait au pouvoir judiciaire le droit
de se prononcer sur le “caractère raison-
nable” des décisions des branches exécu-
tive et législative – est un pavé de 738 pages
disséquant le pour et le contre de ce texte.
Nul doute qu’elle sera étudiée par quantité
de spécialistes et dans les écoles de droit
constitutionnel dans les décennies à venir.
Mais au-delà des questions de jurispru-
dence, cet arrêt a des répercussions poli-
tiques et sociales immédiates.
Cette décision marque avant tout la in
du projet de réforme judiciaire lancé par
le gouvernement Nétanyahou. Presque un
an après son annonce par le ministre de la
Justice, Yariv Levin, et après les trois cent
soixante-deux jours les plus agités de l’his-
toire de l’État hébreu, le texte qui visait à
torpiller la Cour suprême et la démocratie
en Israël a échoué. Le gouvernement n’aura
pas la capacité – ni le soutien de l’opinion
publique ni même le temps – de remettre
son projet sur le tapis.
Cette victoire est celle d’une femme,
l’ancienne présidente de la Cour suprême
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
↙ Benyamin Nétanyahou.
Dessin d’Ahmad Rahma,
Turquie.
inie, la plupart des Israéliens se demande-
ront pourquoi on en était arrivé là, et dans
quel esprit malade avait germé cette idée
de réforme qui a failli faire voler en éclats
la société israélienne.
Préserver l’indépendance de la Cour
suprême et lui permettre de se pronon-
cer sur les décisions du gouvernement est
essentiel, notamment en cette période de
guerre alors qu’Israël est sous le feu des cri-
tiques de la communauté internationale et
accusé de crimes de guerre.
La droite va fulminer, mais elle ne va pas
oser relancer cette refonte de la justice de
sitôt. Même si le retour de la clause sur le
caractère raisonnable des actions du gou-
vernement pourrait bientôt leur porter
préjudice. Si seule une toute petite majo-
rité – huit des quinze juges – a voté en
faveur de la restauration de cette clause,
douze ont jugé que la Cour était compétente
pour rejeter des Lois fondamentales quasi
constitutionnelles ratiiées par la Knesset.
Ce qui veut dire qu’elle pourrait rapide-
ment se prononcer contre l’amendement
de la Loi fondamentale, passé par le gou-
vernement de Nétanyahou en mars der-
nier, qui protège le Premier ministre en
l’empêchant d’être déclaré inapte à exer-
cer ses fonctions.
CARTOON MOVEMENT
Autre conséquence probable, une future
action pour forcer le gouvernement à
nommer une commission d’enquête sur
les circonstances ayant conduit à l’attaque
surprise du Hamas le 7 octobre, ainsi que
sur l’action du gouvernement pendant la
guerre – une étape à laquelle Nétanyahou
devrait s’opposer. Les juges vont sans doute
Esther Hayut, qui s’est levée contre ce projet trouver cela déraisonnable.
dès sa publication [elle a pris sa retraite à Comme le montre ce vote très serré, la
la mi-octobre]. Elle restera dans l’histoire
comme celle qui a sauvé la fragile démocra-
tie israélienne – au moins pour un temps.
Hayut est aujourd’hui critiquée par la droite
mais aussi par certains centristes éhontés,
société israélienne est toujours divisée. Et
la guerre n’y va sans doute rien changer.
Les Israéliens resteront très divisés même
une fois la paix revenue. Mais au moins,
grâce à Esther Hayut et ses sept collègues,
non seulement pour avoir bataillé au sujet ils auront un sujet de désaccord en moins.
du maintien du pouvoir de la haute juridic- —Anshel Pfeffer,
tion à juger du “caractère raisonnable” de publié le 1er janvier
certaines décisions politiques, mais éga-
lement pour avoir émis cette décision en
temps de guerre.
Selon le ministre de la Sécurité natio- SOURCE
nale, Itamar Ben-Gvir, “pendant que nos
soldats se sacriient pour le peuple d’Israël à HA’ARETZ
Gaza, les juges de la Cour suprême décident Tel-Aviv, Israël
de les décourager”. J’ai passé assez de temps Quotidien, 70 000 ex.
aux côtés des soldats sur le terrain pour haaretz.co.il
savoir qu’ils font face à des dangers bien Premier journal publié en hébreu
pires qu’une décision de la Cour suprême. sous le mandat britannique,
Hayut a déjà prouvé, en 2023, qu’elle pou- en 1919, “Le Pays” est le journal
vait encaisser les critiques. Elle a rendu un de référence des politiques
grand service à la société israélienne en et des intellectuels israéliens.
réussissant à convaincre sept de ses col- Aujourd’hui situé au centre
lègues de prendre cette décision diicile. gauche, Ha’Aretz a toujours
La nouvelle va faire les gros titres pen- cultivé une ligne éditoriale
dant un ou deux jours, et, d’ici la in de la indépendante du mouvement
semaine, Israël se concentrera de nouveau travailliste, et davantage encore
sur ce terrible conlit. Quand la guerre sera de la droite nationaliste.
Course contre
la montre
JAPON — Glissements de ter-
rain, immeubles effondrés,
routes éventrées… Au lendemain
d’un séisme d’une magnitude
de 7,6 ayant frappé la côte ouest
de l’archipel, “les autorités étaient
engagées dans une course contre la
montre pour évaluer les dégâts et
retrouver des survivants”, racon-
tait The Japan Times le 2 janvier.
Un bilan faisait alors état d’au
moins 48 morts. “Les répliques
incessantes, les décombres sur les
voies de communication et les routes
endommagées entravent les opéra-
tions de secours.” Des milliers de
soldats, policiers et pompiers ont
été dépêchés dans la péninsule de
Noto, dans la préfecture d’Ishi-
kawa, la zone la plus touchée.
Les autorités avaient rapidement
émis une alerte majeure au tsu-
nami et ordonné aux habitants
du littoral de se réfugier dans les
terres. L’alerte a inalement été
levée. Mais, relève le journal, “si
les craintes d’un tsunami majeur –
rappelant les vagues meurtrières
qui ont frappé la côte nord-est du
Japon à la suite du grand trem-
blement de terre de mars 2011 – ne
se sont pas concrétisées, le séisme
lui-même semble avoir causé des
dégâts considérables, et le nombre
de morts risque de s’alourdir au fur
et à mesure que les secouristes pro-
gresseront dans les zones sinistrées”.
Non à la
dérégulation !
ARGENTINE — La CGT, pre-
mier syndicat argentin avec
quelque 7 millions d’adhérents,
a, le 28 décembre, appelé à une
grève générale le 24 janvier, “pour
protester contre le décret de néces-
sité et d’urgence (DNU) et la loi
omnibus envoyés par Javier Milei
au Congrès”, rapporte Clarín.
Le DNU et la loi omnibus sont
les deux premiers piliers de la
thérapie de choc appliquée par
le président ultralibéral aux
Argentins pour tenter de redres-
ser l’économie du pays, à l’aide
d’une dérégulation massive et de
l’abrogation ou de la modiication
d’une multitude de lois concer-
nant la sphère publique ou privée.
“Ils l’ont élu pour qu’il gouverne, les
travailleurs nous ont élus pour que
nous les défendions”, a déclaré le
leader de la CGT, Pablo Moyano.
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
Abdication
surprise
DANEMARK —
Après cin-
quante-deux
ans de règne,
Margrethe II
a surpris ses
compatriotes
en annonçant,
pendant son
discours télévisé du Nouvel An,
qu’elle renonçait au trône. Âgée
de 83 ans, la monarque passera
le relais le 14 janvier, date anni-
versaire de son couronnement,
en 1972, à son ils Frederik. Plus
d’un demi-siècle de règne “ne
passe pas sans laisser de traces sur
un être humain, pas même moi !”
a-t-elle expliqué – une lourde
opération du dos l’a notamment
afectée. Elle passe la main “à
un moment où aucune maison
royale européenne ne jouit d’un
plus grand soutien de la part de
son peuple”, constate le quoti-
dien Politiken.
Plus besoin de
visas Schengen
KOSOVO — Depuis le 1er janvier,
les ressortissants kosovars ne
sont plus obligés d’obtenir
un visa pour se déplacer dans
l’Union européenne. Cette
dispense leur permet de se
rendre dans l’espace Schengen
pour des périodes allant jusqu’à
quatre-vingt-dix jours sur une
période de cent quatre-vingts
jours. “C’est un véritable jour de
fête, la libéralisation du régime des
visas eface une grande injustice
subie par les citoyens kosovars, les
derniers Européens à avoir besoin
de visa pour se rendre dans l’UE”,
a commenté le Premier ministre
kosovar, Albin Kurti, cité par
le quotidien Koha Ditore de
Pristina, dans son édition en
langue serbe. De même, les
voitures immatriculées au
Kosovo pourront désormais
circuler librement en Serbie
sans devoir cacher le blason du
Kosovo sur leurs plaques. La
guerre des plaques d’immatri-
culation a empoisonné les rela-
tions entre Belgrade et Pristina,
provoquant même une crise
ouverte entre les deux pays.
Encouragées par Bruxelles, les
autorités serbes ont fini par
assouplir leur position.
7 JOURS. 7
PRÉSIDENCE DE L’UE ↙ Dessin de Cost paru dans
Le Soir, Bruxelles.
La Belgique a trois mois convaincu. Depuis des années que ce pro-
fesseur d’afaires européennes s’intéresse
pour boucler les dossiers au sujet, il “ne compte plus” les occasions où
l’on a parlé de “moment crucial”. “Il serait
même étonnant que lors de la prochaine pré-
Le 1er janvier, la Belgique a pris les rênes du Conseil de l’UE sidence tournante [belge] de l’UE – vraisem-
pour un mandat qui sera bousculé par les élections blablement en 2037 – l’Europe ne se trouve
pas à la croisée des chemins”, raille ce chro-
européennes. À l’agenda, l’épineux dossier du budget. niqueur dans les colonnes du Standaard.
Quant à savoir si la Belgique sera “aux
commandes” et donc “la chef de l’Europe” ?
“Disons : un tout petit peu”, ajoute-t-il, rap-
pelant que l’Union reste dirigée par ses
institutions, et par ses vingt-six autres
membres. “Les amateurs de politique mus-
clée seront déçus – présider l’Union euro-
péenne, ce n’est pas tout à fait comme diriger
la Chine, la Biélorussie ou l’Arabie saoudite.
Cette mission consiste surtout à faire en sorte
que les dossiers soient bouclés, que des com-
promis soient trouvés et que les points de blo-
cage soient levés.”
Cela tombe bien, “c’est traditionnelle-
ment le point fort de la Belgique”, petit pays
fédéral à l’architecture institutionnelle
très compliquée, mais qui s’enorgueillit
de ses fameux “compromis à la belge”.
Mais ça, c’était avant. Car, ces derniers
temps, déplorent plusieurs observateurs
dans la presse du pays, la Belgique n’a
pas franchement brillé par son sens du
compromis. “Régions et autorité fédérale
ne parviennent plus à adopter un point de
vue commun. Il y a une tendance à se mon-
trer inlexible qui a conduit la Belgique à
devoir s’abstenir, plus souvent que par le
passé, dans les discussions européennes”,
déplore Hendrik Vos.
“La plupart du temps, c’était à cause de
désaccords entre la région lamande et le gou-
vernement fédéral sur les mesures environ-
nementales”, renchérit Steven Van Hecke,
professeur de politique européenne, dans
N ous serons aux commandes de l’Union et quelles sont les principales questions aux-
européenne [UE] pour les six pro- quelles nous devons apporter une réponse ?”
chains mois”, annonçait le Premier Deux dossiers chauds ont été épargnés
ministre belge, Alexander De Croo, dans à la Belgique par la présidence précédente,
son discours de présentation des objec- celle de l’Espagne, qui a débouché, dans la
le quotidien inancier De Tijd. Ce genre
de conlit rapporte à quelques-uns de la
“popularité sur la scène nationale”, mais “son
coût”, sur la scène européenne, “est sup-
porté par nos diplomates et fonctionnaires”.
tifs de la présidence belge de dernière ligne droite, sur des À cette cacophonie, Knack ajoute
l’UE, le 8 décembre. Cette pré- accords au sujet du paquet asile les seize directives européennes que la
sidence tournante, assurée pen- et immigration et de la réforme Belgique a tardé à transcrire dans son droit,
dant six mois, s’annonce, pour la du pacte de stabilité, rappelle “ce qui fait de notre pays l’un des plus mau-
Belgique, “courte mais intense”, REVUE L’Écho. Mais il en reste un, et vais élèves de la classe”. Sans compter la pro-
prévient Le Vif. Car les élections DE PRESSE pas des moindres, sur lequel cédure pour déicit excessif que risque la
européennes ont lieu au début les Vingt-Sept n’ont pas réussi Belgique, au vu de son budget 2024, recalé
de juin, ce qui ne laisse que deux ou trois à s’accorder à la in de décembre : le budget par la Commission. Bref, on aurait pu espé-
mois utiles pour faire avancer les dossiers. communautaire. “La Commission demande rer mieux pour la “réputation du pays”, à
Ce mandat tombe aussi “à un moment une rallonge, essentiellement pour venir en l’entame de cette présidence tournante,
crucial”, ajoute De Standaard, car il aide à l’Ukraine, la Hongrie refuse de passer regrette l’hebdomadaire lamand.
s’agira pour les chefs d’État et de gouver- à la caisse, et le président du Conseil euro- Mais le chroniqueur du Tijd se veut
nement de ixer, après le scrutin, “les objec- péen, Charles Michel, a décidé de convoquer un encourageant : “Nos politiciens devront
tifs pour la période 2024-2029 et la prochaine sommet extraordinaire le 1er février, détaille prouver, au cours de ce semestre, qu’ils
Commission”, dont l’intégration de nouveaux le quotidien inancier. Ce point d’agenda sont capables de plus et de mieux. Car la
États, comme l’Ukraine. C’est à la Belgique ultraprioritaire mobilisera toute l’énergie de présidence de l’Union est une occasion qui
qu’il reviendra de “préparer, d’ici à juin, une la présidence belge.” ne se présente qu’une fois par génération
feuille de route pour orienter la discussion : Enin, quand on parle de “moment cru- politique.”
quelle marche à suivre allons-nous adopter cial”, Hendrik Vos n’est pas franchement —Courrier international
8. 7 JOURS
RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO
Le président Tshisekedi
attendu au tournant
Le chef de l’État sortant a été réélu avec 73,34 % des suff rages.
Une victoire légitime, estime ce journal burkinabè, mais
qui oblige Félix Tshisekedi à s’attaquer aux maux du pays.
—Aujourd’hui au Faso, extraits
(Ouagadougou)
C
ette victoire semblait inéluctable.
Car avec près de 90 % des résultats
connus, dont une majorité d’entre
eux favorable à [Félix] Tshisekedi, aucune
remontada n’était possible, pour utiliser un
néologisme footballistique. Qu’il y ait eu
des dysfonctionnements, de gros couacs
organisationnels et même des fraudes,
agités comme un chiffon rouge par l’op-
position, personne ne le conteste. Mais la
victoire du candidat nº 20 [lors du scru-
tin du 20 décembre] semble légitime et
ne devrait pas faire crier longtemps ni
ses adversaires ni certains de la commu-
nauté internationale.
D’abord parce que l’opposition était
dispersée [on comptait 19 candidats], à la
petite exception de Moïse Katumbi, qui
a pu rassembler sur son nom [d’]autres
présidentiables. Martin Fayulu, Denis
Mukwege et bien d’autres sont allés en
solitaires à ce grand match, sachant pour-
tant que l’union fait la force. Cela dit, on
ignore si, même en se mettant ensemble,
ils auraient pu faire contrepoids au chef
de l’État sortant, d’autant qu’il s’agissait
d’une élection à un seul tour. Cette dispo-
sition électorale a toujours été une guillo-
tine politique pour les opposants!
La victoire de Tshisekedi s’explique aussi
par le rouleau compresseur de la plateforme
qui a soutenu sa candidature. Avec des poids
lourds comme [son directeur de cabinet]
Vital Kamerhe, Jean-Pierre Bemba [vice-
Premier ministre et ministre de la Défense]
et tous ceux qui ont intérêt à ce que le sor-
tant ne sorte pas, la victoire de Tshisekedi
était probable. Victoire contestée, mais
victoire à la régulière, quoi qu’on en dise.
Quelle réaction attendre du côté de
l’opposition? Et quid de la posture de la
Cenco (Église catholique) et de l’ECC (pro-
testants du Réveil) [qui ont dénoncé des
irrégularités lors du scrutin et dont l’in-
fluence en RDC reste très forte]? Avec le
tour de chauffe de la semaine dernière et
les contestations et appels à l’annulation
des votes qui fusent du camp de l’opposi-
tion, on peut s’attendre encore à des mani-
festations, même interdites. À moins que
les opposants ne préfèrent s’en remettre
à l’arbitrage de la Cour constitutionnelle.
Les Congolais ont donc fait un gros
cadeau de la Saint-Sylvestre à Tshisekedi.
Que fera-t-il de ce second mandat? Il s’agit
d’un bail de confirmation car, lorsque le
peuple vous oint une deuxième fois, c’est
qu’il estime que vous devez compléter ce
que vous avez entrepris lors du premier.
“Doit mieux faire”,
voilà ce que signifie cette
réélection du sortant,
un message très clair!
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
↙ Félix Tshisekedi. Dessin de Sondron
paru dans L’Avenir, Namur.
Des défis en cascade
● ● ● Le 31 décembre 2023, Félix
Tshisekedi a été déclaré vainqueur
de l’élection présidentielle organisée
dix jours plus tôt, avec 73 % des voix.
Un succès que Le Soir, sous la plume
de Colette Braeckman, nuance, en
reprenant les réactions des principaux
candidats, qui ont très tôt dénoncé
“fraudes et irrégularités”. Une crise
postélectorale pourrait entacher
la victoire éclatante du président sortant.
Mais d’autres défis attendent Félix
Tshisekedi, notamment une pauvreté
endémique, alors que le pays est qualifié
de “scandale géologique” en raison des
richesses minières de son sous-sol.
La RDC, rappelle le Daily Maverick, est
classée à la 179e place (sur 189 pays) de
l’indice de développement humain des
Nations unies et à la 166e place (sur
180 pays) de l’indice de perception de la
corruption de Transparency International.
Les Congolais espèrent donc “plus de
sécurité, de meilleures routes, l’accès
à l’eau et à l’électricité et la création
d’emplois”, analyse Digital Congo.
Autre défi majeur, la situation sécuritaire
intérieure, toujours instable. Selon le
Daily Maverick, une centaine de groupes
armés opèrent dans l’est de la RDC,
se livrant pour la plupart à des pillages
et à des viols. Parmi eux, les Forces
démocratiques alliées, une guérilla
“islamiste” établie en Ouganda et qui
franchit régulièrement la frontière. Autre
mouvement, le M23, dont les activités
dans le Nord-Kivu ont amené Tshisekedi,
qui affirme que Kigali soutient le groupe
armé, à rompre avec son voisin rwandais.
Ces conflits intérieurs alimentent
d’immenses camps de déplacés.
“Doit mieux faire”, voilà ce que signifie
cette réélection du sortant, un message très
clair! Il faut s’attaquer aux problèmes quo-
tidiens des Congolais ou plutôt aux maux
qui ont pour noms chômage, pauvreté
et surtout guerre dans l’est du pays, une
guerre au long cours qui fait beaucoup de
victimes. Il faut aussi consolider les acquis
comme la gratuité de l’école décidée par
Tshisekedi, lutter contre une corruption
devenue endémique, selon l’opposition.
En somme, Tshisekedi devra mettre à
profit ce deuxième séjour au palais prési-
dentiel pour canaliser les richesses dont
Dame Nature a doté la RDC et améliorer
la vie de la population. Être riche de son
sol et sous-sol et mendier sa pitance, tou-
jours dépendre de l’extérieur, c’est ce que
doit faire cesser “Fatshi” [surnom donné
à Félix Tshisekedi].—
Publié le 1er janvier
Une condamnation
très politique
BANGLADESH — Muhammad
Yunus et trois de ses collabo-
rateurs au sein de Grameen
Telecom ont été condamnés à
six mois de prison le 1er janvier,
reconnus coupables d’avoir
enfreint le droit du travail. Le
Prix Nobel 2006 a sorti des mil-
lions de personnes de la pauvreté
grâce à sa banque de microcrédit
pionnière. Mais il s’est brouillé
avec la Première ministre,
Sheikh Hasina, qui l’a accusé
de “sucer le sang” des pauvres.
Si bien que certains voient des
motivations politiques derrière
cette condamnation. En tout
état de cause, regrette le Daily
Star dans un éditorial, c’est
l’ensemble de son héritage qui
est aujourd’hui dénigré par cette
décision de justice.
L’accord du
désenclavement
ÉRYTHRÉE
SOUDAN YÉMEN
SOMALILAND
DJ. Golfe d’Aden
Berbera
Addis-Abeba
Hargeisa
ÉTHIOPIE
SOMALIE
COURRIER INTERNATIONAL
OU.
Mogadiscio
KENYA
Océan
TANZANIE
Indien
DJ. Djibouti 400 km
OU. Ouganda
MER ROUGE — Privée d’accès à
la mer depuis 1993 et l’indépen-
dance de l’Érythrée, l’Éthiopie
est en passe de retrouver un
débouché sur la mer Rouge.
C’est en tout cas le sens du pro-
tocole d’accord que son Premier
ministre, Abiy Ahmed, a signé le
1er janvier avec le Somaliland,
rapporte l’Addis Standard. La
république autoproclamée, qui a
fait sécession d’avec Mogadiscio
en 1991, pourrait ainsi off rir à
l’Éthiopie voisine une part du
port de Berbera et lui permettre
de ne plus dépendre de Djibouti.
La Somalie, qui ne reconnaît
pas le Somaliland, voit dans cet
accord une atteinte à sa propre
souveraineté. Elle a rapidement
fait part de son intention de
défendre son territoire par “tous
les moyens légaux”.
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
COMMERCE MONDIAL
Grandes
manœuvres
pour contourner
le canal de Suez
Dans le contexte des attaques
menées par les houthistes
au large du Yémen, l’Égypte,
la Jordanie et l’Irak se sont
mis d’accord pour créer une
route commerciale largement
terrestre. Les médias arabes
et israéliens se réjouissent,
pour des raisons différentes.
P as d’alternative au canal de Suez”,
titre à la une le quotidien égyp-
tien Al-Masry Al-Youm à propos
de la crise de la navigation en mer Rouge.
Déclenchée par les attaques de drones
et de missiles des rebelles houthistes au
Yémen contre des navires marchands
dans le détroit de Bab El-Mandeb, au
sud de la mer Rouge, celle-ci a provoqué
un fort recul du trafic maritime dans ce
corridor essentiel pour l’économie mon-
diale, où transitent environ 11 % du com-
merce de marchandises et 30 % du trafic
de conteneurs.
Mais, plus encore que pour l’économie
mondiale, le canal de Suez est vital pour
l’économie égyptienne. Il représentait
avant la crise actuelle 2 % du produit inté-
rieur brut égyptien et était une des princi-
pales sources de devises étrangères, dont
le pays a urgemment besoin. Agrandi par
le président Abdel Fattah Al-Sissi en vue
d’une augmentation du trafic, il est égale-
ment un emblème de la fierté nationale.
L’itinéraire partirait du
port jordanien d’Aqaba,
par bateaux, jusqu’au
Sinaï, pour ensuite rallier
par camions Alexandrie.
Par conséquent, l’annonce faite le
24 décembre par le deuxième opérateur
de porte-conteneurs, le danois Maersk,
selon laquelle ses navires emprunteraient
à nouveau la mer Rouge, après une sus-
pension d’une dizaine de jours, a été
accueillie avec soulagement par toute
la presse égyptienne. Le français CMA-
CGM a ensuite annoncé le 27 décembre
que ses navires étaient revenus en mer
Rouge. Cette reprise du trafic par les deux
Attaques des houthistes : le trafic maritime fortement perturbé en mer Rouge
(19 décembre 2023)
SYRIE
LI.
Canal
de Suez
IRAK
IS.
JO.
Environ 30 % du trafic KO.
Go
de porte-conteneurs et
lfe
11 % du commerce mondial
ÉGYPTE
passent par la route du canal
de Suez et de la mer Rouge.
BA.bo-P
ARABIE
ARABIE SAOUDITE
SAOUDITE
Les grandes compagnies de EAU
transport maritime, dont
Me l’armateur français CMA CGM,
ont annoncé ont annoncé
rR
que leurs navires éviteraient
oug
désormais la mer Rouge.
e
SOUDAN
ER. Sanaa YÉMEN
Plusieurs puissances
disposent d’une base
militaire à Djibouti :
la France, les États-Unis
ou encore la Chine. DJ. Détroit de Bab
El-Mandeb
ÉTHIOPIE SOMALIE
armateurs s’explique par la création, le
18 décembre, d’une coalition internatio-
nale, sous l’égide des États-Unis, pour
protéger les navires en mer Rouge.
Pourtant, la crise a été révélatrice de
la fragilité de cette infrastructure, et les
signes de la recherche d’une solution de
remplacement se multiplient. Car même
Al-Masry Al-Youm, sous son titre princi-
pal “Pas d’alternative au canal de Suez”,
ajoute en petit : “Accord entre l’Égypte, la
Jordanie et l’Irak pour créer une ligne com-
merciale arabe.” À savoir une alternative
terrestre au canal.
L’information est confirmée par le
journal jordanien Al-Ghad, qui parle lui
aussi de la mise en œuvre d’une “ligne
de transport terrestre” qui constituerait
une “alternative pour le royaume jorda-
nien pour ses exportations vers les États-
Unis et l’Europe”.
Cet itinéraire partirait du port jordanien
d’Aqaba, par bateaux, via le golfe d’Aqaba,
jusqu’au port de Nuweiba, dans la pénin-
sule égyptienne du Sinaï, pour ensuite
rallier par camions le port d’Alexandrie,
sur la Méditerranée.
Mais ce projet est à double détente, à
en croire Al-Araby Al-Jadid. Selon le
site qatari, la Jordanie cherche ainsi à
s’aff ranchir du port israélien de Haïfa,
jusqu’à présent passage obligé pour une
bonne partie de ses exportations.
Pour la presse israélienne, en revanche,
cela signifie une nouvelle avancée pour
un autre projet, plus ambitieux, connu
sous le nom de Trucknet, qui avait été
annoncé en septembre, avant la guerre à
Gaza. Selon le site Israel National News,
l’accord égypto-jordanien s’inscrit de
facto dans ce vaste projet de transport
routier entre Dubaï, aux Émirats arabes
unis, et le port de Haïfa, via l’Arabie saou-
dite et la Jordanie.
Territoire yéménite
IRAN
sous le contrôle
des houthistes
Zone concentrant les
attaques de navires
commerciaux par
les houthistes
Détroit
d’Ormuz L’Iran, allié
Ar
a
des houthistes
ers
QA. iqu
e
Tirs de missiles houthistes
vers Israël et attaques de
drones en mer Rouge
Principales routes
OMAN maritimes
Présence des marines
occidentales (américaine,
britannique, française, etc.)
Passages maritimes
stratégiques
BA. Bahreïn ER. Érythrée KO. Koweït
DJ. Djibouti IS. Israël LI. Liban
EAU Émirats JO. Jordanie QA. Qatar
arabes unis
500 km
COURRIER INTERNATIONAL
D’APRÈS “THE WASHINGTON POST”,
YEMEN.LIVEUAMAP.COM
Dès le 17 décembre, des médias israé-
liens avaient indiqué qu’une “opération
pilote d’une route de transport terrestre
comme alternative au canal de Suez [avait]
été menée avec succès” entre les Émirats
arabes unis, sur le golfe Arabo-Persique,
et Israël via la Jordanie. Information que,
selon le site Middle East Monitor, le gou-
vernement jordanien avait vigoureuse-
ment démentie
—Courrier international
Une voie cruciale pour les échanges
●●● Les rebelles houthistes sont-ils
en passe de déclencher une crise
économique mondiale? La mer Rouge
voit passer “20 % du volume mondial
des conteneurs, 10 % du commerce
maritime et 8 % à 10 % du transport
maritime de gaz et de pétrole”,
rappelle The Economist. C’est une
“artère vitale pour les porte-
conteneurs et les pétroliers”, confirme
The New York Times. Les attaques
houthistes ont immédiatement influé
sur les cours des hydrocarbures.
Le prix du gaz naturel en Europe a
momentanément “bondi de 13 %” le
18 décembre, quand la compagnie BP
a annoncé qu’elle arrêtait le transport
en mer Rouge, explique Bloomberg.
Ce qui fait craindre “un nouveau
bouleversement dans les échanges sur
les marchés de l’énergie, alors que
l’Europe dépend de plus en plus du gaz
transporté par navire pour remplacer
le gaz russe acheminé par gazoduc”.
Les grands transporteurs mondiaux
ont suspendu les traversées en mer
Rouge. Le danois Maersk a toutefois
annoncé le 24 décembre qu’il allait
7 JOURS. 9
Dernière minute
●●● Le 31 décembre, deux
hélicoptères de l’armée américaine
ont détruit trois bateaux houthistes
qui s’apprêtaient à attaquer le Maersk
Hangzhou, battant pavillon de
Singapour. Il s’agissait de la deuxième
attaque contre ce cargo en moins
de vingt-quatre heures. Dans un
communiqué repris par Al-Jazeera,
le groupe rebelle yéménite a déclaré
que ses bateaux “accomplissaient
leur devoir humanitaire et moral […]
en empêchant les navires israéliens
ou ceux qui se dirigent vers les ports
de la Palestine occupée de passer par
la mer Rouge” et a reconnu la perte
de dix de ses hommes. “À la suite de
ces attaques, écrit le média qatari, le
géant mondial du transport maritime
Maersk, propriétaire du navire, a
déclaré qu’il suspendait ses opérations
en mer Rouge pendant quarante-huit
heures.” L’Iran, quant à lui, poursuit
son soutien aux houthistes, et a
envoyé le 1er janvier son destroyer
Alborz en mer Rouge. Le même jour,
Ali Akbar Ahmadian, le secrétaire
du Conseil suprême de sécurité
nationale iranien, a salué les “actions
courageuses” des combattants
rebelles contre “l’agression sioniste”,
rapporte The Guardian.
revenir sur cette décision, suivi le
27 décembre par le français CMA-CGM.
Et si les transporteurs optent pour
l’autre route entre l’Asie et l’Europe,
via le cap de Bonne-Espérance,
cela devrait “rallonger le voyage
de Singapour à Rotterdam de
5300 kilomètres”, calcule le New York
Times. Et faire grimper les coûts.
“À cause de la guerre en Ukraine, la
plupart des cargaisons […] parcourent
déjà des distances historiquement
élevées. Les céréales destinées
à l’Égypte doivent venir du Brésil ou
des États-Unis au lieu de l’Ukraine,
le pétrole russe est acheminé plus loin
vers l’Inde et la Chine”, rappelle
Jan Hoffmann, à la Conférence des
Nations unies sur le commerce et
le développement (Cnuced). Cela
devrait peser sur les consommateurs :
les Nations unies ont rappelé dans
leur rapport 2023 sur le transport
maritime que “la moitié de la hausse
des prix des denrées alimentaires
dans le monde est due à la hausse
des coûts de transport”, rappelle
le quotidien suisse Le Temps.
10. Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024

à la une

GAZA
L’EFFACEMENT
D’UN PEUPLE

Alors que l’État hébreu intensifie ses frappes sur Gaza, près de 2 millions
de personnes sont désormais déplacées, soit 85 % de la population de l’enclave.
Où vont-elles aller ? Le gouvernement israélien ne cache plus sa volonté
de les expulser, faisant craindre une nouvelle “Nakba”. La presse étrangère
raconte le calvaire de ces civils qui ne savent plus où fuir ni s’ils pourront rentrer
chez eux, vu l’ampleur des destructions. C’est une culture qu’on efface, dénonce
une choniqueuse du Guardian. En écho à ses craintes, le photographe Moises
Saman, lui, a entrepris auprès des réfugiés en Jordanie un travail précieux
sur l’identité palestinienne que nous vous présentons dans ce dossier.
 Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024 11

à 9 garçons et à 4 fi lles. Sur ses 13 enfants,

Husson, 84 ans,
← Dessin
d’Ameen Alhabarah, 6 sont encore en vie.
Arabie Saoudite . La violence israélienne a accompagné Husson
toute sa vie. Lors de la guerre de Gaza de 2014,
d’un exode à l’autre l’armée israélienne a bombardé la maison de
son plus jeune fils, Salah, et tué sa petite-fille
Toqa. Salah, qui n’était pas sur place au moment
du bombardement, a été tellement choqué qu’il
s’est effondré en apprenant la nouvelle. Peu à
peu, il a perdu l’usage de ses jambes. Les méde-
cins n’ont trouvé aucune explication médicale.
Il est désormais en fauteuil roulant.
Lors de la Nakba, l’exode forcé des Palestiniens en 1948, SOURCE Au début des représailles d’Israël [aux attaques
cette Palestinienne avait quitté sa terre natale pour trouver refuge sanglantes du Hamas menées le 7 octobre sur
dans la bande de Gaza. Depuis, elle s’était toujours refusée THE ELECTRONIC le sol israélien], Husson et sa famille pensaient
à partir de chez elle. Mais la riposte militaire d’Israël aux attaques INTIFADA pouvoir rester chez eux. Ils ne voulaient pas
Chicago, Palestine partir. “Malgré tous les conflits, je n’ai jamais
lancées par le Hamas le 7 octobre en a décidé autrement. electronicintifada.net quitté ma maison. Je ne voulais pas revivre ce qui
En 2001, quatre s’était passé en 1948.”
militants pour les Mais les combats se sont rapprochés, et les
—The Electronic Intifada, extraits Husson est née en 1939 dans une famille du droits des Palestiniens bombardements israéliens sont devenus de
(Chicago) village de Zarnouqa, dans la région de Ramleh. ont lancé leur site plus en plus meurtriers.
Elle était l’aînée de 11 enfants, 7 filles et 4 gar- afin d’informer Alors que les infrastructures autour d’eux
usson, quatre de ses fils et leurs familles ont çons. Son père était métayer, et sa mère ven- – maisons, hôpitaux, mosquées, écoles – étaient

H
la communauté
trouvé refuge chez sa sœur et sa famille, dait les produits de la terre sur un marché. Sa internationale sur peu à peu tombées en ruine et qu’ils avaient
à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. famille stockait des céréales. la Palestine, le conflit compris qu’aucune puissance internationale
Husson (dont le nom veut dire Malgré la relative aisance matérielle israélo-palestinien et n’allait leur venir en aide, leur sort est devenu
“Beauté” en arabe) a 84 ans. Elle de sa famille, Husson n’est jamais sur les conséquences de plus en plus précaire.
a dû quitter le camp de réfu- allée à l’école. Elle est née lors de la économiques, Un après-midi, alors que Husson se repo-
giés Al-Chati, près de la ville de Gaza, grande révolte arabe de Palestine politiques, juridiques sait avec son fils Salah, la maison a commencé
à cause des bombardements d’Israël, REPORTAGE contre l’administration coloniale et humaines à trembler à la suite d’une explosion toute
et le périple a été long et dangereux. britannique et son projet sioniste de de l’occupation proche. Et leur toit en tôle ondulé s’est fendu.
Elle et ses fils se sont d’abord réfugiés dans une colonisation. Ce soulèvement a duré de 1936 israélienne La maison de leurs voisins avait été bombar-
école, jusqu’à ce qu’ils n’y soient plus en sécurité. à 1939. La période était difficile et la vie coû- des Territoires. dée, et de nombreuses maisons autour d’eux
Pendant tout le voyage, Husson ne cessait de tait cher. étaient en ruine ou presque.
se souvenir de la Nakba, l’exode, de la peur et Elle se souvient du temps de la Nakba comme À contrecœur, ils se sont résolus à s’instal-
des massacres de 1948, quand elle et sa famille d’années d’errance, de peur, de bombardements ler dans l’école voisine pour se mettre à l’abri.
ont dû quitter leur maison, dans la région de et de massacres. Elle et sa famille ont alors été Au début, les gens rentraient chez eux tous
Ramleh, en Palestine. Mais aujourd’hui ce n’est contraints par la force de quitter leur maison les matins pour se doucher et cuisiner. Il y avait
pas mieux, c’est même pire. “Je regrette d’être et de s’installer à Gaza. encore de la nourriture, puis les denrées sont
venue ici. Si c’était à refaire, je resterais dans le Après s’être mariée jeune, Husson s’est ins- devenues rares et chères. Leurs repas consis-
camp d’Al-Chati plutôt que de revivre la Nakba tallée dans le camp de réfugiés Al-Chati. Sa taient principalement en des tomates séchées,
de 1948, en pire.” famille s’est agrandie, elle a donné naissance des pommes de terre et des aubergines. → 12

Les déplacés dans la bande de Gaza

Situation au 26 décembre 2023
Au 19 décembre, 1,9 million de Gazaouis avaient été déplacés,
CISJORDANIE Contexte
selon les Nations unies, soit plus de 85 % de la population.
Zones d’évacuation progressivement décrétées par l’armée israélienne
GAZA
Un cimetière à ciel ouvert
Principaux flux de déplacés xxx Nombre de déplacés
Écoles des Nations unies par district (estimations) ●●● L’offensive israélienne dans la bande de Gaza a fait plus
ISRAËL
Frontières contrôlées par Israël xxx Proportion de bâtiments de 21000 morts et plus de 55000 blessés depuis le début de la
et par l’Égypte, zone interdite d’accès détruits par district (estimations) guerre, le 7 octobre, selon les chiffres du Hamas. Comparativement,
DISTRICT DISTRICT DE DISTRICT DE
la guerre de 2014 à Gaza avait fait moins de 2200 morts.
DE RAFAH DEIR AL-BALAH GAZA-NORD Par ailleurs, près de 2 millions de Gazaouis ont été déplacés en moins
658 000 730 000 131 000 de trois mois, soit 85 % de la population totale, selon les chiffres
De 11,3 % à 17,2 % De 18,7 % à 25,6 % De 61,6 % à 74,5 %
de l’ONU, tandis qu’un tiers des bâtiments de l’enclave ont été
Nord endommagés (près de 75 % dans le Nord et dans la ville de Gaza).
ÉGYPTE Les déplacés sont entassés par centaines de milliers dans des camps
Khan Younès
Younès de fortune et dans des conditions humanitaires dénoncées par
Rafah BANDE
BANDE Gaza
Gaza
Rafah
Rafah DE GAZA plusieurs ONG. “La tragédie s’aggrave interminablement. Les gens
“D_001 Exergue 2 Hil mod sont partout, vivent dans la rue, manquent de tout. Ils réclament
moloreped quid moloreped d’être mis en sécurité et que prenne fin cet enfer sur terre”, a ainsi
CARTOON MOVEMENT

DISTRICT DE DISTRICT
KHAN YOUNÈS quid93quos
DE GAZA quos reperae alerté le 12 décembre le commissaire général de l’agence de l’ONU
378 000 000 ISRAËL pour les réfugiés de Palestine, Philippe Lazzarini. De son côté,
De 24,7 % à 33,3 % ctotatae
De 63,9 % à 75,7suntio
% c l’OMS s’est dite “extrêmement préoccupée par la pression” subie
D_001 Exergue signature, par les quelques hôpitaux encore fonctionnels, mettant en garde
5 km
SOURCES : INSTITUTE FOR THE STUDY OF WAR, OCHA, UNRWA, “FINANCIAL TIMES”. D_001 EXERGUE FONCTION contre un effondrement total du système de santé.
12. À LA UNE Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024

11 ← L’eau a commencé à être rationnée, ce

qui a eu des conséquences sur leur quotidien,
de la cuisine à l’hygiène. Et la situation s’est
aggravée avec la hausse du nombre de déplacés.
La guerre s’est intensifiée dans le Nord.
Les bombardements se sont concentrés sur
le centre de Gaza. La zone tout entière était
devenue une cible.
Husson raconte : “C’était afreux. Imaginez
65 personnes, des hommes, des femmes, des enfants,
des bébés, des handicapés et des personnes âgées,
qui vivent dans une salle de classe avec un seul
lieu où faire ses besoins.” Les bombardements
étaient incessants. Des missiles explosaient
partout autour de l’école et visaient les mai-
sons voisines.

Husson n’a pas peur

de la mort. Elle ne veut
plus de cette vie. Une vie
qui n’a été qu’une suite
d’exils et de deuils.
Un jour, la mosquée toute proche a été entiè-
rement détruite. “Tout le monde a quitté la salle
de classe. Les gens hurlaient. Mon cœur battait la
chamade et je ne pouvais m’empêcher de penser à
la Nakba”, décrit Husson.
L’école s’est alors vidée dans la panique,
mais Husson, Salah et l’une de ses illes ont dû
rester à l’intérieur car cette dernière ne pouvait
pas déplacer seule son père et sa grand-mère.
Quand les bombardements se sont calmés,

AU PIED DU MUR
des hommes leur ont fait évacuer l’école, dans —Mada Masr, extraits (Le Caire)
l’attente des autres ils de Husson. La famille

a ensuite décidé de partir vers le sud. “Sur le
chemin, j’ai vu des blessés et des morceaux de corps
humains disséminés un peu partout. Impossible
d’aller à droite ou à gauche ou même de regarder
en arrière, il fallait avancer ou mourir.”
Son ils Khader est resté dans le Nord. Il a
A
près la destruction de son appartement
DE SÉPARATION, à Beit Lahia, dans le nord de la bande
de Gaza, Ihsan Abou Charkh a dû se
réfugier dans le sud, à Rafah, près du
SOURCE LES RÉFUGIÉS mur qui sépare la bande de Gaza du
Sinaï égyptien. Avec son père âgé, son

MANQUENT
refusé de partir. Il s’est assuré que sa femme épouse et ses sept enfants, il n’y avait nul autre
et ses 6 enfants étaient en sécurité dans le MADA MASR endroit pour se mettre à l’abri.
camp de réfugiés de Nuseirat, dans le centre Le Caire, Égypte Comme des centaines de milliers d’autres

de Gaza, et a décidé de se mettre à l’abri dans
une école près de chez lui. Sa maison avait déjà
été détruite par des bombardements.
Quelques jours après être arrivé dans le Sud,
Husson a appris que Khader avait été tué par une
frappe israélienne. Son corps avait été retrouvé
dans l’école quelques jours plus tard. Il a été
enterré à l’école, lors de la trêve de novembre,
sans aucun membre de sa famille. “Je n’ai pas
pu l’embrasser ou le serrer dans mes bras une der-
nière fois. Israël m’a privé de ce moment.”
Pour l’instant, Husson et ses 4 ils habitent
chez la sœur de Husson, à Rafah, tout au sud.
Husson regrette d’avoir fui. Elle n’a pas peur
de la mort. Elle ne veut plus de cette vie. Une
vie qui n’a été qu’une suite d’exils et de deuils.
Elle est convaincue que son peuple va pouvoir
un jour rentrer et libérer la Palestine. Pour elle,
en revanche, elle a peu d’espoir. “Mon cœur ne
supportera pas une deuxième Nakba.”
—Hanin A. Elholy,
publié le 17 décembre 2023
DE TOUT
madamasr.com personnes, il a fui les bombes qui pleuvaient
Né le 30 juin 2013, d’abord sur le nord de l’enclave palestinienne,
au moment où l’Égypte puis sur le centre du territoire, pour trouver
vivait une extrême refuge dans une école de l’UNRWA (l’agence
polarisation et où d’aide aux réfugiés palestiniens de l’Organisa-
le retour de la censure tion des Nations unies). Mais les conditions de
se faisait sentir dans vie y sont diiciles : il n’y a ni eau, ni nourriture,
les médias cairotes, ni soins. Selon Ihsan Abou Charkh, la faim est
Mada Masr s’est voulu utilisée comme une arme de guerre, et l’aide
un site d’information Déplacé plusieurs fois avec humanitaire qui parvient à entrer dans Gaza
indépendant et libéral. sa famille comme des centaines n’est pas à la hauteur des besoins. L’UNRWA ne
Il est considéré de milliers de Gazaouis depuis fournit qu’un litre et demi d’eau potable par jour
aujourd’hui comme à une famille de dix personnes. Pour ce qui est
l’un des médias les
bientôt trois mois, Ihsan de la nourriture, il n’y en a pas. C’est tout juste
plus iables concernant Abou Charkh dénonce s’il a réussi à se procurer un sac de 25 kilos de
l’Égypte. Depuis une “guerre de la faim” farine, qu’il a dû payer 100 dollars [92 euros],
juin 2017, Mada Masr menée par Israël. Alors que après avoir cherché pendant près d’une semaine.
est censuré en Egypte. Le Caire empêche tout afflux Selon lui, la situation des déplacés installés
dans l’école est “dramatique”. Il y a la surpopula-
de réfugiés sur son territoire, tion, les coupures d’électricité et les maladies qui
déplore ce site égyptien. se propagent. Ses propres enfants, ainsi que ses
neveux, soufrent d’une gastro-entérite aiguë.
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
Repères
Qu’est-ce que
la Nakba ?
●●● “Nakba” (“catastrophe” en arabe)
est un terme désignant l’exode forcé
de 700 000 Palestiniens chassés
de leurs terres en 1948, dans la foulée
de la création de l’État hébreu.
Réfugiés dans les pays limitrophes,
notamment en Jordanie, au Liban
et en Syrie, ils constituent aujourd’hui
l’une des diasporas les plus vastes
dans le monde. Selon l’UNRWA,
les près de cinq millions de réfugiés
palestiniens inscrits auprès
de l’agence onusienne vivent dans
58 camps de réfugiés palestiniens dans
ces trois pays ainsi que dans la bande
de Gaza et en Cisjordanie, y compris
Jérusalem-Est. À Gaza, plus de 60 %
des 2,4 millions d’habitants sont
des descendants des déplacés
de 1948. Le rôle de la Nakba dans
la construction de l’identité
palestinienne rappelle à maints
égards le rôle de la Shoah dans
le processus de cristallisation
de l’identité israélienne.
Et pourtant, dans ces centres d’héberge-
ment déjà saturés, l’alux de nouveaux dépla-
cés se poursuit, en provenance cette fois-ci
de Khan Younès, situé juste à côté de Rafah,
dans le Sud [qui, au début de la guerre, avait
été déclaré “sûr” par Israël], jusqu’à ce que les
opérations militaires s’étendent et que l’armée
(israélienne) entame son avancée terrestre,
poussant les habitants [toujours plus près] de
la frontière égyptienne. Selon un autre habi-
tant de Rafah, si les Égyptiens pouvaient voir
de l’autre côté de la frontière, ils verraient les
Gazaouis “assis au pied du mur de séparation”
entre la bande de Gaza et le Sinaï égyptien.
Du côté égyptien du mur justement, l’Égypte
a instauré depuis 2014 une zone de séparation
longue de 13 kilomètres et profonde de 5 kilo-
mètres, vidant ainsi la partie égyptienne de
Rafah de ses habitants.
À la mi-novembre, les autorités ont com-
mencé à établir en plus une barrière de sable.
Elle est achevée depuis peu, et les chefs tri-
baux du nord du Sinaï ont difusé des recom-
mandations – qu’ils disent tenir de l’armée
égyptienne – selon lesquelles il faut désor-
mais éviter de se retrouver à moins de 4 kilo-
mètres de la frontière. De même, les notables
de localités frontalières ont demandé à leurs
habitants de ne pas se trouver près de la fron-
tière ces prochains temps.
—Mahmoud Bachir, Mourad Hijazi
et Motaz Hajaj,
publié le 11 décembre 2023
GAZA, L’EFFACEMENT D’UN PEUPLE. 13
Il faut s’opposer au
transfert de la population
Contexte
LE PLAN DE PAIX
DU CAIRE
Alors que l’Égypte Ce quotidien panarabe met en garde contre ce qu’il décrit comme
craint depuis le début
de la guerre une
un plan israélien d’“exode” des Palestiniens de Gaza vers le désert
arrivée massive de du Sinaï, et critique pêle-mêle Israël, les pays occidentaux et l’Égypte.
réfugiés sur son sol,
son gouvernement
s’active sur le front —A l - Q u ds Al-Arabi, extraits (Londres) des sanctions contre les colons israéliens qui
diplomatique pour attaquent des Palestiniens en Cisjordanie.
éviter ce scénario et n peut considérer que les déclarations Dans les pays arabes, les réactions les plus expli-
contribuer à trouver
une solution pérenne.
Le Caire a ainsi
O du haut-commissaire des Nations unies cites sont celles du ministre des Afaires étran-
pour les réfugiés, Filippo Grandi, sont gères jordanien, Ayman Safadi. Le 10 décembre,
une alerte pour nous dire que le plan il a estimé que “ce que nous voyons à Gaza n’est pas
proposé “un plan israélien d’un transfert de la population simplement le meurtre de gens innocents et la des-
détaillé pour un gazaouie est en train de devenir une truction de leurs moyens de subsistance [par Israël],
cessez-le-feu et pour hypothèse de plus en plus sérieuse. mais un effort systématique pour vider la bande de
la gestion de l’après- Il a estimé qu’il faut une trêve humanitaire pour Gaza de sa population”.
guerre à Gaza, qui éviter un “exode des Palestiniens” vers le désert du Il a également évoqué les diférends qui sont
comprend le retrait Sinaï égyptien. Selon lui, un tel scénario serait apparus lors des discussions entre la déléga-
complet des forces “catastrophique”, constituerait “un fardeau sup- tion ministérielle arabe et le chef de la diploma-
israéliennes” et la mise plémentaire pour les Palestiniens” et menacerait tie américaine, Antony Blinken, à Washington,
sur pied d’“un nouveau toute possibilité de réaliser la paix dans la région. le 8 décembre, autour du soutien militaire que
gouvernement Ses déclarations font écho à une tribune publiée l’administration américaine apporte à Israël et
technocratique à le 11 décembre par Philippe Lazzarini dans de son refus d’appeler à un cessez-le-feu.
la fois à Gaza et en Le Monde [Courrier international appar- Mais, fort du soutien total des
Cisjordanie”, rapporte tient au groupe Le Monde]. Le commis- Occidentaux, Israël s’abandonne à son
le site Middle East saire général de l’UNRWA – l’agence d’aide désir de vengeance contre les Palestiniens et
Eye. La proposition, aux réfugiés palestiniens de l’ONU – y ne supporte pas la moindre critique. Ainsi,
présentée le accuse Israël d’avoir “clairement l’intention” ÉDITO Israël a balayé les accusations d’Ayman
25 décembre à Israël, de pousser les Palestiniens vers l’Égypte. Safadi, les qualiiant d’“outrancières et
au Hamas et aux Philippe Lazzarini dénonce également la fausses”. De même, le Premier ministre israé-
États-Unis, prévoit responsabilité de la communauté internatio- lien, Benyamin Nétanyahou, a appelé le président
un arrêt des hostilités nale, qui tolère les attaques israéliennes contre russe, Vladimir Poutine, pour l’admonester après
et un échange de Gaza et ferme les yeux quand Israël déshuma- le vote russe en faveur du projet de résolution
prisonniers en nise les Palestiniens. Ce soutien international à onusienne appelant à un cessez-le-feu.
plusieurs étapes. Il est l’État hébreu s’est manifesté de nouveau lors du
également prévu que vote au Conseil de sécurité des Nations unies,
Le Caire, de concert le 8 décembre, sur un projet de résolution appe- Ce qui est étrange, c’est que
avec Doha et lant à un cessez-le-feu humanitaire immédiat. les pays arabes ne se mettent
Washington, engage Parmi les quinze membres du Conseil, treize ont pas en ordre de marche pour
des négociations pour voté pour et le Royaume-Uni s’est abstenu. Seuls
mettre en place un les États-Unis ont usé de leur droit de veto pour montrer leur détermination
gouvernement uniié. rejeter l’adoption de la résolution. à tenir tête au plan israélien.
Avant le vote, le secrétaire général de l’ONU,
Antonio Guterres, avait exhorté le Conseil “à ne Ce qui est étrange, c’est que les pays arabes ne
ménager aucun effort pour faire pression en faveur se mettent pas en ordre de marche pour montrer
d’un cessez-le-feu humanitaire immédiat”. leur détermination à tenir tête eux aussi au plan
Un autre signe qui permet de percevoir que israélien. Ainsi, l’Égypte se contente de parler de
les choses évoluent dangereusement est la lettre “ligne rouge” au sujet de l’éventualité d’un alux
adressée par les Premiers ministres de quatre de Gazaouis sur son territoire.
pays – Espagne, Irlande, Belgique et Malte – Mais ce discours oiciel du Caire apparaît
au président du Conseil européen, Charles surtout dirigé contre les Palestiniens qui pour-
Michel, pour dire qu’il faut “appeler immédiate- raient vouloir fuir les bombardements israéliens,
ment toutes les parties à déclarer un cessez-le-feu plutôt que comme une mise en garde adressée à
humanitaire durable”. Israël de ne pas mettre en application son plan
↖ Dessin de Ils ont également plaidé pour l’organisation de transfert de population, qui saute pourtant
Tjeerd Royaards, d’une conférence de paix internationale [en vue aux yeux.—
Pays-Bas. d’une solution à deux États] et pour instaurer Publié le 10 décembre 2023
14. À LA UNE Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024

Un conte témoignant de la vérité et destiné à

C’EST TOUT UN PEUPLE ET SA marquer les consciences des Palestiniens et

leur histoire nationale. Mais même un tel récit

CULTURE QUI DISPARAISSENT

Avec l’anéantissement de son patrimoine, la mort de ses universitaires
et de ses artistes, et même la destruction de ses cimetières, toute une
nation, avec sa population, sa culture et son identité propre, est en train
d’être effacée dans l’enclave palestinienne, écrit cette chroniqueuse. SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
—The Guardian (Londres) [qu’il avait] joué autour de ses murs tout au long Vidéo. Israël a
de [son] enfance”. Israël, a-t-il ajouté, “essaie d’ef- bombardé lourdement
aura du mal à être raconté avec exactitude.
Parce que les journalistes eux aussi se font
tuer : plus de 60 d’entre eux sont morts [depuis
le début de la guerre]. Certains de ceux qui sur-
vivent, comme Wael Al-Dahdouh, d’Al-Jazeera,
continuent à travailler malgré la perte de leurs
proches. La semaine dernière, Dahdouh a été
lui-même blessé au cours d’un raid aérien sur
une école. Son cadreur n’y a pas survécu.
Le Committee to Protect Journalists [Comité
pour la protection des journalistes], une asso-
ciation américaine à but non lucratif, a déclaré
que ceux qui faisaient des reportages sur la
guerre s’exposaient non seulement à la mort
ou aux blessures, mais aussi “à de multiples
agressions, menaces, cyberattaques, actes de cen-
sure et assassinats de membres de leur famille”.
Il en va de même pour les rituels de deuil

J
e vais entamer cet article en vous posant une facer nos souvenirs”. la zone qu’il désignait et de commémoration. D’après une enquête
question, chers lecteurs. Qu’est-ce qui vous L’église Saint-Porphyre, la plus ancienne de comme “sûre” pour du New York Times, les forces terrestres israé-
attache à votre pays et vous fait sentir qu’il Gaza, a été endommagée par une autre frappe les Gazaouis liennes attaquent au bulldozer des cimetières
est le vôtre ? Sur quoi se fonde votre senti- aérienne, en octobre. Elle servait à abriter À partir d’images lors de leur progression dans la bande de Gaza.
ment d’identité et d’appartenance ? Ce sont des personnes déplacées, parmi lesquelles de satellites Elles en auraient détruit au moins six.
des réalités physiques, bien sûr : là où vous des Gazaouis appartenant à [l’une des] plus analysées par un outil
habitez, là où vous êtes né, là où vos proches vieilles communautés chrétiennes du monde, d’intelligence
et vos amis résident. qui remonte au ier siècle. artiicielle, le New
Début décembre, la mosquée
Mais en dehors de ces aspects pratiques, Jusqu’à présent, plus de 100 sites patrimo- York Times montre, Omari a été détruite par
j’imagine, il y a les choses auxquelles vous ne niaux de Gaza ont été soit détériorés, soit entiè- dans cette vidéo des bombardements israéliens.
pensez pas, qui vous paraissent aller de soi. rement rasés. Parmi eux, un cimetière romain publiée sur notre site,
La musique, la littérature, l’humour, l’art, le vieux de plus de 2 000 ans, ainsi que le musée que le sud de la
Elle était à l’origine une église
cinéma, la télévision – toutes ces com- de Rafah, consacré au patrimoine reli- bande de Gaza a été byzantine du Ve siècle.
posantes abstraites de l’identité qui gieux et architectural de cette région, régulièrement visé
forment un tissu conjonctif entre vous à la fois très ancien et hétérogène. par des bombes très Ahmed Masoud, un écrivain britannique
et votre pays. En extirpant le passé, on compro- puissantes. Et ce d’origine palestinienne de Gaza, a publié une
Or la question “qu’est-ce qui fait un met l’avenir. L’Université islamique de alors qu’Israël avait photo de lui-même alors qu’il se rendait sur
peuple ?” a pour corollaire “qu’est-ce OPINION Gaza, premier établissement d’ensei- demandé aux civils la tombe de son père, ainsi qu’une vidéo des
qui l’eface ?”. Ce qui se passe à Gaza gnement supérieur fondé dans la bande de s’y rendre. ruines [de cette même tombe]. “Voici le cime-
confère une urgence toute particulière à cette de Gaza, en 1978, et qui forme notamment les tière du camp de Jabaliya”, écrit-il. C’est là que
question. Car outre les horreurs de la guerre médecins et les ingénieurs de ce territoire, a son père était enterré. “Je suis allé lui rendre
et des déplacements de population, il se passe été détruite, et avec elle plus de 200 écoles. visite en mai, poursuit-il. Aujourd’hui, les chars
quelque chose d’autre – une chose essentielle, Sufyan Tayeh, le recteur de l’université, a péri israéliens ont détruit ce cimetière et la tombe de
rarement admise et peut-être irréversible. avec sa famille lors d’une frappe aérienne. Il mon père a disparu. Je ne pourrai plus lui rendre
était le titulaire de la chaire Unesco de phy- visite ni lui parler.”
Plus de 100 sites détériorés. Jugez-en. Au sique, d’astronomie et de sciences de l’espace Des bibliothèques et des musées sont rasés,
début du mois, la plus vieille mosquée de Gaza en Palestine. et les documents qui ont brûlé laissent un
a été détruite par des frappes aériennes israé- D’autres universitaires très en vue ont éga- vide dans les mémoires. Entre-temps, l’échelle
liennes. La mosquée Omari était à l’origine une lement trouvé la mort, parmi lesquels le doc- des tueries est telle que des familles étendues
église byzantine du ve siècle, emblématique de teur Muhammad Eid Shabir, microbiologiste, ↑ Dessin de Pedripol, entières disparaissent. Tout se passe comme si
Gaza : 4 000 m2 d’histoire, d’architecture, de et le docteur Refaat Alareer, éminent poète Espagne. on arrachait des pages d’un livre. Dina Matar,
patrimoine culturel. Mais elle était aussi un et écrivain, dont le poème Si je dois mourir a professeure à l’université Soas de Londres,
lieu vivant de pratique et de culte. Un Gazaoui été largement partagé après son décès. “Si je explique au Financial Times que “de telles pertes
de 45 ans a dit à Reuters qu’“[il y avait] prié et dois mourir, écrit-il, faites que ce soit un conte.” efacent les souvenirs et les identités de ceux qui
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
survivent. Il est important d’avoir des souvenirs,
cela permet de reconstituer les histoires et les par-
cours de gens ordinaires.”
Désormais, parmi les scènes de mort et de
destruction qui se multiplient depuis octobre,
on en oublierait que la bande de Gaza est un vrai
lieu. Elle a beau être entourée d’une clôture et
soumise à d’importantes restrictions, ce n’est
pas simplement une “prison à ciel ouvert”. On
y trouve des villes méditerranéennes avec des
boulevards plantés d’arbres, des bougainvil-
lées, et sur les côtes les gens venaient se soula-
ger de la chaleur et des coupures d’électricité.
Une bonne partie de tout cela est maintenant
détruite ou passée au bulldozer.
L’art réduit au silence à tout jamais. À
Gaza, des artistes, des musiciens, des poètes
et des romanciers prospéraient, comme c’est
naturellement le cas quand un peuple a la pos-
sibilité de s’exprimer, même dans des circons-
tances diiciles. Eux aussi, ils disparaissent.
Heba Zagout, une peintre de lieux saints et
de Palestiniennes en costumes traditionnels
brodés, a été tuée en octobre, quelques jours
seulement après avoir publié une vidéo où elle
disait : “Je considère l’art comme un message que
je transmets au monde extérieur à travers mon
expression de la cause palestinienne et de l’iden-
tité palestinienne.”
Mohammed Sami Qariqa, un autre artiste,
s’était réfugié dans un hôpital. Il expliquait
sur Facebook qu’il rendait compte de son
expérience “ain d’informer sur les événements
à l’intérieur de l’hôpital, de ixer un ensemble de
détails avec mon téléphone, sous forme de photos,
de vidéos, d’enregistrements vocaux, d’écriture,
de dessins, etc. Je rassemble un grand nombre
de ces histoires avec diférentes techniques.” Il a
été tué trois jours plus tard, lorsque l’hôpital
a été frappé par un missile.
Voilà à quoi ressemblerait l’efacement d’un
peuple. Cela reviendrait à annihiler son senti-
ment d’appartenance, si bien qu’avec le temps,
quel que soit le nombre de survivants, il y aurait
de moins en moins de quoi lier les Gazaouis
en tant que peuple. Ce serait les priver de la
possibilité de raconter leur histoire, de pro-
duire leur art, de partager leur musique, leurs
chansons et leur poésie. Et les couper de ce
patrimoine qui vit dans leurs monuments,
leurs mosquées, leurs églises, et même dans
leurs tombes.
—Nesrine Malik,
publié le 18 décembre 2023
GAZA, L’EFFACEMENT D’UN PEUPLE. 15
en contrepartie, une “compensation inancière”
tandis que d’autres “ont demandé autre chose”.
Sans préciser les noms des pays avec les-
quels l’État hébreu est en contact, le député du
Likoud s’est contenté d’évoquer le cas du Canada,
dont le ministre de l’Immigration a annoncé, le
21 décembre, la volonté de son pays d’accueillir les
CARTOON MOVEMENT
familles élargies des Gazaouis ayant la citoyen-
neté canadienne, rapporte le site Jewish Press.
“Nous resterons en contact d’abord avec les pays
de la région [Moyen-Orient] et avec les pays du
monde […] Même si chaque pays reçoit 10 000,
20 000 Gazaouis, cela est signiicatif”, a souligné
Le plan Danny Danon, selon lequel il s’agirait d’une
“migration volontaire de Palestiniens qui sou-
haitent partir”.
d’Israël pour “Cela arrive dans chaque guerre, regardez ce
qui se passe en Syrie : un million et demi est allé
Il a dit expulser en Jordanie, trois millions en Turquie et quelques
millions en Europe”, a-t-il poursuivi, critiquant
les réticences des deux principaux pays fronta-
PAS DE PAIX
AVANT LA
“DESTRUCTION”
massivement liers – la Jordanie et l’Égypte – qui ont ferme-
ment exprimé leur rejet d’un plan d’exode des
Palestiniens.
DU HAMAS
“Le Hamas doit être
détruit, la bande
les Gazaouis Ces déclarations contrastent largement avec le
démenti d’Eylon Levy, porte-parole du gouverne-
ment israélien, qui avait souligné le 10 décembre
de Gaza doit être devant des journalistes étrangers qu’Israël n’avait
démilitarisée et la aucune intention de déplacer la population
société palestinienne palestinienne hors de la bande de Gaza, quali-
doit être déradicalisée. Le 25 décembre, Benyamin iant les airmations à ce sujet d’“accusations
Ce sont les trois scandaleuses et fausses”.
conditions préalables
Nétanyahou a dit œuvrer en Elles attisent surtout les craintes, parmi les
à la paix entre Israël et faveur d’un plan de “migration Palestiniens, d’une seconde “Nakba” ou d’une
ses voisins palestiniens volontaire” tandis qu’un député “épuration ethnique” – comme le dénoncent plu-
de Gaza”, a airmé de son parti a révélé que l’État sieurs voix en Israël et dans le monde arabe – et
le Premier ministre hébreu était en contact avec font écho à un document de travail du minis-
israélien, Benyamin tère du Renseignement israélien, révélé par la
Nétanyahou, dans plusieurs pays à cet effet. presse en octobre, qui esquissait déjà au début du
une tribune parue conlit plusieurs scénarios pour l’après-guerre,
dans The Wall Street dont l’un prévoit d’installer les Gazaouis dans
Journal publiée n éventuel plan d’expulsion des Palestiniens le Sinaï égyptien.
le 26 décembre.
Nétanyahou,
qui a promis une
U de Gaza semble se préciser chaque jour
un peu plus, rapporte la presse interna-
tionale. Outre les bombardements, qui
En novembre, dans une tribune publiée dans
le journal américain The Wall Street Journal,
Danny Danon et Ram Ben-Barak, ancien haut
intensiication des ont redoublé d’intensité et ont déplacé, responsable du Mossad, ont appelé aussi l’Europe
frappes contre depuis octobre, 85 % de la population à contribuer aux eforts d’accueil des Gazaouis
le groupe islamiste vers le sud, jusqu’à la frontière avec l’Égypte, les qui “cherchent” à émigrer.
palestinien, n’a fait, déclarations des responsables israéliens sur le Dans la foulée, le ministre des Finances israé-
par ailleurs, aucune sujet sont de plus en plus explicites. Ainsi, lors lien, Bezalel Smotrich (extrême droite), avait
mention des otages d’une réunion à huis clos le 25 décembre avec souligné l’importance de l’enjeu politique. L’État
ou de la solution à son parti à la Knesset, le Parlement israélien, le d’Israël est “incompatible” avec l’existence d’une
deux États, réitérant Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, a pour enclave palestinienne indépendante qui repose
son opposition à l’idée la première fois évoqué ouvertement un plan de “sur la haine d’Israël et aspire à sa destruction”,
de conier la gestion “migration volontaire”. “Notre problème, ce sont les avait-il martelé, selon le site Middle East Eye.
de la bande de Gaza à pays qui sont prêts à les accueillir, et nous y travail- “Pour les démagogues d’extrême droite, et notam-
l’Autorité palestinienne lons”, aurait-il dit, une déclaration reprise par plu- ment le ministre [israélien] des Finances, Bezalel
après la guerre, sieurs médias, dont The Palestinian Chronicle. Smotrich, et le ministre de la Sécurité nationale,
comme le souhaitent Le jour même, un député membre du Likoud, Itamar Ben Gvir, cette guerre est une occasion
les États-Unis. Danny Danon, a été encore plus loin, révélant, historique pour réaliser leur liste de vœux : la des-
lors d’un entretien avec la radio locale Kan truction d’une grande partie de Gaza, l’élimina-
Reshet Bet, qu’Israël était déjà en contact avec tion de l’appareil politique et militaire du Hamas,
plusieurs pays ain d’explorer les diverses pos- et si possible, l’expulsion de dizaines ou de centaines
sibilités d’accueil des Gazaouis. de milliers de Palestiniens vers le Sinaï égyptien”,
“J’ai reçu des demandes de divers pays […] prêts dénonçait déjà, quatre jours après le début de
à accueillir des réfugiés […] ce sont des pays d’Amé- la guerre, Amjad Iraqi, journaliste pour le site
rique du Sud et d’Afrique”, a-t-il indiqué, cité par israélo-palestinien +972 Magazine.
Ha’Aretz, ajoutant que certains pays ont réclamé, —Courrier international
16. À LA UNE
EN JORDANIE, L’EXIL PERPÉTUEL
DES PALESTINIENS
Plus de deux millions de réfugiés palestiniens vivent aujourd’hui
en Jordanie. Pour he New York Times, le photographe Moises Saman
et le journaliste Nicholas Casey sont allés à la rencontre de celles
et de ceux qui vivent dans des camps transformés en villes au fil
des décennies et qui se battent pour préserver leur identité palestinienne.
—The New York Times (New York)
L a diaspora palestinienne compte
aujourd’hui six millions de membres à
travers le monde, notamment au Liban,
en Syrie et en Égypte, qui accueillent à eux seuls
près d’un million de Palestiniens. D’autres ont
élu domicile dans des enclaves plus lointaines,
notamment à Dearborn, dans le Michigan, et à
Santiago, au Chili.
Mais c’est en Jordanie, pays voisin d’Israël, que
les exilés palestiniens sont le plus nombreux :
2,3 millions de réfugiés y ont été recensés au total.
C’est un cinquième de la population locale – et
un peu plus que la population gazaouie. La plu-
part d’entre eux ont acquis la citoyenneté jorda-
nienne, et certains, comme la reine Rania, née
au Koweït de parents palestiniens, ont même
accédé à de grandes responsabilités.
Pourtant, beaucoup vivent encore dans l’un des
dix camps de réfugiés oiciellement reconnus par
l’Oice de secours et de travaux des Nations unies
pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-
Orient (UNRWA), ou dans l’un des trois camps
informels gérés avec l’aide de l’ONU. L’histoire
de ces réfugiés est marquée par les rêves d’une
nation palestinienne et l’envie de retrouver leur
terre natale – et chaque nouvelle vague d’exilés
vient en écrire un nouveau chapitre.
Durant la guerre israélo-arabe de 1948-1949
et au cours des années suivantes, plus de
700 000 Arabes ont dû quitter leur foyer – un
épisode connu sous le nom de Nakba, “catas-
trophe” en arabe. Ces apatrides ont alors trouvé
refuge dans des camps de fortune qui n’étaient
constitués, au départ, que de quelques rangées
de tentes alignées dans des champs, notamment
dans la bande de Gaza et en Cisjordanie.
Au il des années, les cabanes en tôle, puis en
béton, ont remplacé les tentes, et les magasins
de vêtements, les restaurants, les marchés aux
puces et les échoppes de barbiers sont venus com-
bler les espaces restés vides entre les maisons,
transformant ces camps en de véritables villes.
Mais en 1967, à l’issue de la guerre des Six
Jours, Israël prend le contrôle de la Cisjordanie
et de la bande de Gaza, jusqu’alors occupées
respectivement par la Jordanie et l’Égypte, et
plusieurs milliers de Palestiniens reprennent le
chemin de l’exil, en direction de l’est. En 1988,
Amman renonce inalement à la Cisjordanie et
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
→ Le 5 décembre 2023,
le jeune Yamen
Mohammed Darwish,
15 ans, dans le camp
de réfugiés de Husn,
en périphérie d’Irbid.
Durant la guerre
de 1948-1949, sa famille
a dû quitter la ville
de Beisan, en Palestine,
pour trouver refuge
dans l’actuelle
Jordanie.
ses habitants ne sont plus considérés comme des
citoyens jordaniens – y compris les réfugiés arri-
vés après cette date.
Au mois de novembre, je me suis rendu dans
les camps de réfugiés avec Moises Saman pour
rencontrer et photographier leurs habitants.
Nous voulions découvrir la guerre à travers leur
↓ Jilani, 3 ans, et son
frère Mohammed,
12 ans, vivent dans
un autre camp de
regard, mais surtout mieux comprendre ce qui réfugiés palestiniens,
déinit l’identité palestinienne en cette nouvelle créé en 1951, à Irbid.
période de guerre et de déplacements forcés.
Chaque maison raconte sa propre histoire. Celle
d’Issa Mahmoud Ahmed Ayesh, dans le camp de
Baqa’a [à 20 kilomètres d’Amman], a vu grandir
14 enfants et 63 petits-enfants. La famille de ce
ier patriarche a fui la guerre en 1948, avant de
trouver refuge dans un camp de Cisjordanie. C’est
là que le petit Issa a vu le jour, en 1949. Lorsque
la guerre a fait son retour, en 1967, sa famille a
pris une nouvelle fois la fuite, pour élire domi-
cile dans le camp de Baqa’a. À l’époque, l’endroit
était lugubre, se souvient-il. “Il y avait de la boue
partout, je devais étudier à la maison car il n’y avait
pas d’école.” Aujourd’hui, Baqa’a est le plus grand
camp de réfugiés de Jordanie, et s’est transformé
en une immense ville de 130 000 habitants. Mais,
malgré les nombreuses années passées ici, Issa
ne parvient toujours pas à s’y sentir vraiment
chez lui. “Notre cœur sera toujours en Palestine.”
—Nicholas Casey,
publié le 20 décembre 2023
Le photographe
MOISES SAMAN
est un photographe hispano-péruvien
établi en Jordanie depuis 2020.
Il couvre le Moyen-Orient depuis plus
de vingt ans, et son travail a reçu
de nombreux prix et subventions.
Sa dernière monographie, intitulée
Glad Tidings of Benevolence, a été
publiée en mars. Les photos ci-contre
des Palestiniens en Jordanie
ont été prises dans les camps.
“J’étais intéressé par la dimension
multigénérationnelle” de ces réfugiés,
explique-t-il. “Même si le déplacement
suscite un profond sentiment de perte,
j’ai découvert que ces camps étaient
remplis de vie et d’humanité.”
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024 GAZA, L’EFFACEMENT D’UN PEUPLE. 17

↑ Une rue du camp

de réfugiés de Madaba,
en Jordanie,
le 7 décembre 2023.
←← Le 30 novembre 2023. Ce camp a vu le jour
Myasar Mahmoud Ahmad en 1956, et fait partie
Abu Sabeeh et son petit- de l’un des trois camps
ils, Ahmad Aied Gazi de réfugiés non oiciels
Hudeib, 3 ans. Après de qui ne sont pas gérés
nombreux déplacements, par l’UNRWA,
la famille a trouvé refuge l’agence de l’ONU
dans le camp de Marka, pour les réfugiés
le deuxième plus grand de Palestine.
camps de réfugiés Photos Moises Saman/
palestiniens de Jordanie. Magnum Photos
pour “The New York Times
← Le 2 décembre 2023. Magazine”
Mohammed Hussam
Khalaf, 5 ans, vit dans
le camp de Talbieh, au sud
d’Amman, apparu en 1968,
après la guerre des
Six Jours. Petit-ils du
patriarche du camp,
il porte un keieh,
symbole de la lutte
du peuple palestinien.
18. Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024

d’un ↙ Sur les dents : Cour suprême

continent des États-Unis. Dessin de Bill Day paru

sur Floridapolitics.com, États-Unis.

à l’a ut r e. Asie ........... 22 —The New York Times, au civil visant à demander des comptes à

a mériques Afrique ........ 24 extraits (New York)
Europe ......... 26
France ......... 30
I l semblait évident depuis des mois
que la politique et la justice allaient
se bousculer pendant la campagne
[présidentielle] de 2024, compte tenu
du rôle ambivalent de l’ancien président
Donald Trump, à la fois accusé au pénal
et favori du camp républicain.
D’une manière assez inattendue, tou-
tefois, ces entrechocs malencontreux se
Donald Trump pour les violences surve-
nues au Capitole le 6 janvier 2021.
Dernier rebondissement : les juges
semblent désormais appelés à trancher
une question de droit inédite tant par
sa nature que par son ampleur. Il s’agit
de savoir si Donald Trump doit être dis-
qualifié des primaires dans certains États
[comme l’ont décidé, le 19 décembre, la Cour
suprême du Colorado et, le 28, la secré-
taire d’État du Maine; la Cour suprême

États-Unis. La
sont transformés en collision frontale. Il
est désormais plus que probable que les
décisions des tribunaux, Cour suprême en
tête, influent radicalement sur le cours de
la présidentielle.
du Michigan ayant statué en sens inverse
le 27] pour avoir participé à l’insurrec-
tion du 6 janvier, en violation d’un amen-
dement constitutionnel adopté après la
guerre de Sécession.

Cour suprême Vulnérable. Les neuf juges sont d’ores et

déjà convenus d’examiner le champ d’ap-
plication d’une loi sur l’obstruction qui se
L’examen ne serait-ce que d’une de ces
affaires placerait la Cour suprême – dont
la majorité conservatrice a été renforcée
par trois membres nommés par Trump –

arbitrera la
trouve au cœur de l’inculpation fédérale
de Donald Trump pour complot visant
à faire annuler l’élection de 2020. Et ils
pourraient se retrouver bientôt mêlés
sous les feux de l’actualité politique, comme
cela n’a plus été le cas depuis vingt-trois
ans, quand elle avait dû statuer dans l’af-
faire “Bush contre Gore”, confirmant à

présidentielle
aux tentatives de ce dernier de rejeter l’époque le vainqueur de la course à la
ces accusations en invoquant l’immunité présidence de 2000.
de l’exécutif, et de se débarrasser d’une Or plusieurs des questions soumises
ordonnance l’obligeant à limi- aujourd’hui à la Cour pourraient avoir des
ter ses attaques contre Jack répercussions considérables sur le calen-
Smith, le procureur spé- drier de la procédure engagée contre Donald
Très controversée, l’instance cial chargé de l’affaire. Trump, sur l’étendue des charges contre
pourrait peser sur La Cour pourrait lui et sur son statut même de candidat.
aussi être appelée De quoi exercer une profonde influence
l’élection de 2024 à se prononcer sur ses chances de victoire en 2024. “La
comme jamais sur un certain Cour suprême est susceptible de jouer un rôle
nombre de encore plus important que dans ‘Bush contre
depuis vingt ans. poursuites Gore’”, confirme David Becker, du Centre
Le sort de Donald Trump est pour l’innovation et la recherche électo-
rales, une organisation indépendante.
en partie entre ses mains.
Certains juges se sont
retrouvés sur la sellette
en raison de leurs liens
supposés avec de riches
bailleurs de fonds.
Tout cela survient à un moment où la
Cour est particulièrement vulnérable. À la
suite de ses décisions sur des questions
controversées, comme le droit à l’avor-
tement et la discrimination positive, ses
détracteurs l’accusent en effet d’être guidée
par une idéologie clairement politique.
Parallèlement, certains juges se sont
retrouvés sur la sellette en raison de leur
situation financière personnelle et de leurs
liens supposés avec de riches bailleurs de
fonds. Donald Trump s’étant par-
fois étonné que les juges qu’il a
nommés ne soient pas plus sen-
sibles à ses intérêts, toute déci-
sion de la Cour en sa faveur
CAGLE CARTOONS

ne manquera pas d’alimenter

les critiques.
“La plupart des juges pré-
féreraient certainement que
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
la Cour se fasse discrète pendant la prési-
dentielle de 2024”, fait remarquer Richard
Pildes, professeur de droit à l’université
de New York. “Dans une culture politique
très polarisée, façonnée par les réseaux
sociaux, les juges savent que près de la moitié
des Américains risque de considérer que la
Cour agit de manière illégitime si elle prend
une décision qui va à l’encontre des intérêts
de son candidat.”
Donald Trump essaie
de faire traîner les affaires
qui le concernent
– idéalement jusqu’au
lendemain de l’élection.
Si elle a favorisé sans conteste un cer-
tain nombre de politiques résolument
conservatrices, la majorité actuelle de la
Cour a cependant montré moins d’em-
pressement à soutenir les diverses ten-
tatives de Donald Trump de tourner les
pouvoirs présidentiels à son avantage ou
d’entraver le processus démocratique. Les
juges n’ont guère fait cas des multiples
actions en justice que ses alliés et lui ont
intentées devant diverses juridictions
inférieures dans tout le pays voilà trois
ans dans l’espoir d’invalider les résultats
de la dernière présidentielle.
Rien de tout cela, bien sûr, ne préjuge
des décisions de la Cour sur les dossiers
qu’elle se voit confier aujourd’hui.
Même une décision de la Cour suprême
de prendre son temps pour examiner les
affaires qui lui sont soumises pourrait
avoir de lourdes répercussions, notam-
ment sur la question de savoir si Donald
Trump est à l’abri des poursuites pour
des faits datant de sa présidence. [Or la
Cour suprême a refusé le 22 décembre de
se prononcer en urgence sur l’immunité
revendiquée par l’ancien président.] Si
l’affaire traîne en longueur pendant des
mois, il pourrait être plus compliqué de
planifier avant la période électorale qui
s’ouvrira cet été le procès intenté à Donald
Trump pour sa tentative supposée d’inva-
lider l’élection de 2020 – il pourrait même
être repoussé à après l’élection.
L’homme de la rue. Donald Trump ne
cherche pas seulement à gagner devant
les tribunaux. Depuis le début, ses avo-
cats et lui poursuivent une stratégie paral-
lèle consistant à essayer de faire traîner
les affaires qui le concernent – idéale-
ment jusqu’au lendemain de la présiden-
tielle. S’il parvient à jouer la montre et
à remporter la course à la présidence, il
pourra ordonner l’abandon pur et simple
des charges fédérales qui pèsent sur lui.
Une reconquête de la Maison-Blanche
compliquerait aussi les tentatives des
parquets régionaux de le rendre comp-
table de ses délits.
AMÉRIQUES. 19
Le fait que les tribunaux soient aussi
étroitement associés à l’avenir judiciaire
et politique de Donald Trump pose la Contexte
question de savoir dans quelle mesure
c’est l’homme de la rue, et non les juges, LE GRAND FAVORI en tête dans l’Iowa, qui ouvrira
qui décidera de ce qu’il adviendra dans DES RÉPUBLICAINS le bal le 15 janvier avec ses caucus,
les urnes l’année prochaine. Alors que les scrutins pour et à un moindre degré dans
Pour certains spécialistes du droit élec- désigner le candidat républicain le New Hampshire, où Nikki Haley
toral, les tribunaux doivent s’en remettre à l’élection présidentielle est créditée d’importantes
aux électeurs de manière générale et ne vont débuter, Donald Trump jouit intentions de vote à la primaire
pas interférer dans leurs choix. “Pour d’une avance considérable dans du 23 janvier.
moi, Trump est un problème politique, la les sondages. Il est ainsi
réponse la plus appropriée doit donc être choisi par 64 % des électeurs LES GRANDES DATES
d’ordre politique”, commente ainsi Tabatha de primaires républicaines DE LA CAMPAGNE
Abu El-Haj, professeure de droit à l’uni- dans la dernière enquête nationale 15 janvier — Caucus de l’Iowa
versité Drexel [à Philadelphie]. menée par The New York Times 23 janvier — Primaires du New
Edward Foley, de l’université d’État de et Siena College (10-14 décembre). Hampshire
l’Ohio, estime en revanche que les élec- Son score a encore grimpé 24 février — Primaire républicaine
tions doivent être régies par des prin- depuis juillet, tandis que son de Caroline du Sud
cipes de droit. “On a tendance à penser que supposé rival, le gouverneur 5 mars — “Super Tuesday” :
c’est aux électeurs, et non aux tribunaux, de Floride, Ron DeSantis, a chuté 15 États votent
de décider qui est élu président, explique- à seulement 9 %. Il voit sa 15-18 juillet — Convention
t-il. Or il est indispensable de rappeler que deuxième place menacée par nationale républicaine : les délégués
le droit, y compris les décisions de justice, Nikki Haley (11 %), ex-ambassadrice désignent le candidat du parti
structure les choix électoraux auxquels sont aux Nations unies, qui s’est fait 19-22 août — Convention nationale
soumis les électeurs au moment de déposer remarquer lors des débats démocrate
leur bulletin dans l’urne.” télévisés “zappés” par Trump. 5 novembre — Élections
—Alan Feuer, Ce dernier est aussi largement présidentielle, législatives et locales
publié le 20 décembre 2023
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
La Cour suprême du Colorado
a fait, sans le vouloir,
un cadeau à Trump
En le déclarant inéligible
dans les primaires du Colorado,
la Cour suprême de cet État
a-t-elle involontairement fait
“un cadeau de Noël en avance”
à Donald Trump ? C’est ce
qu’assure un chroniqueur du
journal de gauche Los Angeles
Times. Les républicains “se sont
aussitôt ralliés derrière Trump”
et tout “‘assaut’ perçu”
contre lui “ne fait que rendre
l’ex-président rebelle encore
plus sympathique aux yeux
de la base”, souligne-t-il :
“son niveau de soutien dans
les sondages a grimpé en flèche
en avril après la première
de ses quatre inculpations”
au pénal. De plus, l’application
de la décision est suspendue
à un appel auprès de la Cour LE 10 JANVIER AU CINÉMA
suprême fédérale, qui ne s’était
pas prononcée lorsque nous
mettions sous presse.
20. AMÉRIQUES Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024

—Financial Times,
extraits (Londres)

C ’est en bateau à moteur

que l’on accède à Carti
Sugdupu, ou “île du crabe”,
sur la mer des Caraïbes. On aper-
çoit d’abord à l’horizon un enche-
vêtrement dense de cabanes aux
toits de tôle et, ici et là, quelques
rares cocotiers. Les habitations
semblent presque flotter sur les
eaux bleu azur. Ce sera bientôt le
cas : d’ici quelques décennies, la
mer aura complètement englouti
Carti Sugdupu et 364 autres îles
de l’archipel de San Blas, où vivent
les Amérindiens Kunas.
Les Kunas ont migré du Panama
vers les îles il y a des siècles pour
échapper aux maladies et amé-
liorer les relations commerciales
le long de la côte. La première
mention écrite de leur présence
sur ces îles remonte à 1690. Ils
n’ont jamais été assujettis par
les Espagnols. En 1925, ils se sont
soulevés contre le gouvernement
panaméen pour protester contre
des mesures visant à éradiquer
leur langue et leurs coutumes.
Panama. Un îlot disparaît de quatre jours organisé pour
célébrer le début de la puberté.
Les membres de la communauté
obéissent à des règles strictes. Les
Depuis la rébellion, les Kunas En raison de la montée des eaux de la mer des Caraïbes, due au changement femmes et les hommes assistent
bénéficient d’une certaine autono- climatique, les habitants de Carti Sugdupu, l’“île du crabe”, vont être délogés. séparément aux assemblées, il
mie sur une étroite bande côtière est interdit de boire de la bière
de 160 kilomètres donnant sur Ils seront les premiers réfugiés climatiques du continent. après 22 heures et il faut obte-
la mer des Caraïbes qui s’étire nir la permission d’un saila (chef
jusqu’à la frontière colombienne, de la communauté) pour quitter
ainsi que sur les îles de l’archipel l’île. Les contrevenants sont mis
de San Blas. Plus de 30000 per- à l’amende ou emprisonnés.
sonnes vivent dans ces régions panaméen à côté d’un dessin de de bienfaisance et de chercheurs qui ornent le devant et l’arrière C’est à José Davies, l’un des
autonomes, la plupart sur les îles. deux drapeaux kunas. Juste au- provenant de pays riches se sont des chemisiers –, des winis (bra- sailas de Carti Sugdupu, qu’il
Près de 1 500 d’entre elles s’en- dessus, on peut lire : “100 ans de rendus sur l’île pour entendre celets de perles) aux poignets et incombe de prendre ces décisions.
tassent sur Carti Sugdupu, dont la révolution kuna, 1925-2025”. ce que ses habitants ont à dire aux chevilles et un anneau en or Pour l’heure, sa principale pré-
superficie n’est que de 4 hectares. “Le changement climatique nous et exprimer leur propre inquié- dans le nez. occupation est de superviser la
affecte, explique Solís Tejada par tude. Le chef en est visiblement L’île abrite un musée d’une seule réinstallation de la communauté
Hamac. Au début de [2024], les le truchement d’un interprète. contrarié : “À quoi ça sert de racon- pièce où les visiteurs peuvent en sur le continent. Il soutient ce
habitants de l’îlot devraient com- Mais ce n’est pas notre faute… Ce ter notre histoire si rien ne change?” savoir plus sur d’autres traditions changement, mais il n’admet pas
mencer à se réinstaller en masse sont les pays industriels, à savoir les Les Kunas sont prêts à tout ancestrales locales, notamment que l’île sera bientôt avalée par
dans un nouveau village situé sur États-Unis, l’Espagne et la France, pour conserver, après leur réins- celle qui consiste à enterrer les la mer. “Le changement climatique
la terre ferme. Ils feront alors qui sont à blâmer. Ils ont détruit la tallation sur le continent, leurs morts dans un hamac suspendu est une réalité. Les températures ont
partie des premiers réfugiés cli- couche d’ozone, et on a commencé coutumes et leurs vêtements tra- dans une fosse, ou encore celle augmenté, c’est vrai, mais il est faux
matiques des Amériques à fuir la à souff rir.” ditionnels. Les femmes portent qui veut que l’on brasse la chicha, de dire que les îles sont en train de
montée des eaux. Au cours des derniers mois, des des molas – des pièces d’étoffe de une boisson fermentée [à base de sombrer. Les marées ont toujours
Solís Tejada, l’un des chefs de la dizaines d’employés d’organismes couleurs vives brodées à la main maïs], en prévision d’un festival été comme ça, insiste-t-il. C’est sur-
communauté, est allongé dans un tout à cause du manque d’espace et
hamac suspendu dans le lieu où Mer Mer de l’augmentation de la population
se rassemblent les insulaires, une de s Caraïb e s de s Caraïb e s que l’on doit quitter l’île.”
grande structure au sol en terre Archipel de San Blas Il est agacé par le défilé constant
battue dont le toit de chaume de visiteurs étrangers venus poser
SOURCE : OPENSTREETMAP ET CONTRIBUTEURS

repose sur de solides poutres en des questions : “Souvent, les gens

PROVINCE DE

C O S TA R I C A
bois. Un portrait d’Olonibiginya, qui viennent nous voir ne com-
COLÓN

la

prennent pas la spiritualité kuna

Ya

l’un des leaders de la rébellion Panama Carti Sugdupu

na
de 1925, est accroché à l’un des PANAMA Gu et ils déforment l’information qu’on
de
piliers. Une fresque peinte sur Golfe leur donne.” José Davies est fier
l’une des habitations voisines COLOMBIE d’avoir étudié depuis son jeune
montre un homme indigène O c é an âge les coutumes de son peuple,
Paci fiq ue
portant une veste rouge et fou- COMARQUE d’avoir appris la langue des Kunas
200 km 5 km DE GUNA YALA
lant de ses pieds nus le drapeau et tiré des leçons des actions des
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
anciens sailas. Il dit qu’il a décidé
il y a plus de dix ans qu’il fallait
quitter l’île et qu’il a fait don de
terres qui lui appartenaient sur
le continent, avant même que les
autorités panaméennes n’entrent
en scène avec leur projet. Il ne voit
cependant pas d’inconvénient à
ce qu’elles financent la réinstalla-
tion, à condition que la salle com-
munautaire et le bâtiment où les
membres de la communauté se
retrouvent pour boire la chicha
soient aussi déplacés dans le nou-
veau village. Il prend les choses
avec philosophie. “Tout change-
ment entraîne des problèmes.”
Le site où s’établiront les habi-
tants des îles a été taillé dans
la forêt tropicale. Disposées en
rangées, les maisons blanches
identiques construites pour les
accueillir semblent faire sen-
tinelle. En nivelant le terrain,
les bulldozers ont exposé le sol
rougeâtre aux rayons ardents du
soleil. Les seuls arbres en vue
sont en périphérie du site. Le
chaume et les tiges de bambou
qui sont utilisés sur l’île ont été
remplacés par des toitures en tôle
ondulée qui imitent les tuiles de
terre cuite, des murs préfabriqués
assemblés sur place et des plan-
chers en béton. La mer n’est pas
visible du village. Il faut, pour s’y
rendre, parcourir plusieurs kilo-
mètres sur un chemin de terre
sinueux. Il y a là quelque chose
de troublant pour les membres
d’une communauté de pêcheurs
habituée de se nourrir des pro-
duits de la mer.
Grandes marées. L’achèvement
des travaux, entrecoupés de
multiples interruptions, a été
encore retardé par la pandémie de
Covid-19. Seuls deux travailleurs
étaient présents sur le chantier au
moment de ma visite. Ils étaient
tous deux sceptiques quant à la
date de fin du chantier [prévue
avant la fin de l’année 2023, selon
les autorités]. “La route principale
n’est pas finie, et le système d’appro-
visionnement en eau et le système
de traitement des eaux usées ne sont
pas prêts, explique Eduardo, l’un
des deux hommes, assis à l’ombre
près de l’entrée du site. Et il n’y a
pas encore l’électricité.”
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AMÉRIQUES. 21
← Dans le village d’Isberyala, des insulaires de celui des habi- Les effets du changement clima-
construit pour reloger les tants de la capitale. L’État veut tique mondial sur son pays sont si
insulaires, le 30 août 2023. utiliser l’exemple des Kunas pour graves qu’une population entière
attirer l’attention sur les consé- doit être relocalisée. “On est le
←← À Carti Sugdupu, quences graves des émissions premier pays [d’Amérique latine]
le 28 août 2023. de carbone des pays industria- à organiser la réinstallation d’une
Photos Luis Acosta/AFP lisés sur les peuples insulaires communauté à cause de l’élévation
dont les pays n’ont que très peu du niveau des océans.”
contribué au réchauffement cli-
Avec ses airs de banlieue, matique mondial. Traditions orales. Selon des
Isberyala, le nouveau village, Le Panama peut en effet se tar- prévisions intermédiaires du
manque certes de charme, mais le guer d’être l’un des trois pays qui National Ocean Service, aux
bâtiment moderne à deux étages absorbent plus de carbone qu’ils États-Unis, le niveau de la mer
qui accueillera les élèves consti- n’en émettent (les deux autres des Caraïbes devrait augmenter
tue une nette amélioration par sont le Bhoutan et le Suriname). de 28 centimètres d’ici à 2050.
rapport à l’ancienne école. Ginela Les forêts luxuriantes protégées Diwigdi Valente, un Kuna acti-
Salazar, qui enseigne sur l’île, voit qui couvrent environ les deux tiers viste climatique qui a grandi sur
d’un bon œil le changement, car du territoire et la faible popula- les îles, met à profit ses anciennes
les salles de classe où elle tra- fonctions de directeur de la plani-
vaille sont souvent inondées. “Ça “Les 31 000 Kunas fication au ministère du Tourisme
fait dix-huit ans que je travaille ici, qui vivent sur les îles panaméen pour faire de la sen-
raconte-t-elle. Quand je suis arri- sibilisation. Il se rend régulière-
vée, il y avait de grandes marées en sont menacés. On va ment à l’étranger pour parler de
décembre et en janvier, mais elles tous devoir partir.” la situation critique des Kunas.
sont plus fortes maintenant. Ce n’est D i w i g d i V alente, “Les 31000 Kunas qui vivent sur
pas un problème l’été, mais en hiver A C T I V I S T E CLIMATIQUE les îles sont menacés. On va tous
le niveau de l’eau monte.” devoir partir.”
Une route de terre qui serpente tion du pays (4,5 millions d’ha- Diwigdi Valente se console en
à travers les collines et les vallées bitants) y sont pour beaucoup. se disant que des souvenirs loin-
relie le nouveau village au reste Le palais présidentiel, ou Palacio tains de la vie sur le continent sub-
du pays et au monde extérieur, de las Garzas [palais des hérons], sistent dans les traditions orales
certes, mais les gens de l’extérieur est situé sur le front de mer dans des Kunas, leurs ancêtres s’étant
ne pourront pas s’y rendre sans le centre historique de la ville de réfugiés sur les îles pour fuir les
remplir quelques formalités. Toute Panama. Assis dans un fauteuil Espagnols et échapper au palu-
personne souhaitant pénétrer sur orné de dorures dans le confort disme. “La vie sur la terre ferme
les terres des Kunas doit franchir climatisé d’une salle de réception n’est donc pas complètement nou-
un poste de contrôle situé sur la décorée d’orchidées, le président, velle pour nous”, affirme-t-il.
route de terre que l’on emprunte à Laurentino Cortizo, insiste pour Le jeune homme aimerait pou-
partir de la route panaméricaine. dire que le projet immobilier sera voir remplacer l’archipel menacé
Des gardes indigènes vérifient les bientôt terminé. Il dit qu’il a exa- de disparition par un réseau d’îles
documents et contrôlent l’accès au miné, la veille, les plans des forages flottantes, comme celles où se
territoire. Il faut d’ailleurs obte- qui seront réalisés pour alimen- sont installées les communau-
nir au préalable une autorisation ter les maisons en eau. tés autochtones qui vivent sur le
pour y entrer. À proximité flotte le Il exprime cependant son lac Titicaca, à la frontière entre la
drapeau jaune et rouge de la révo- inquiétude vis-à-vis de l’iner- Bolivie et le Pérou. Mais il admet
lution kuna, orné d’un svastika tie dont font preuve les grands qu’il est peu probable que son rêve
lévogyre [dans le sens pays du monde dans se réalise, vu les coûts associés à
contraire des aiguilles la lutte contre le chan- un tel projet.
d’une montre]. Selon gement climatique, en Le ministère de l’Environne-
les Kunas, les pointes dépit des catastrophes ment panaméen prédit que, d’ici
symbolisent les quatre REPORTAGE naturelles de plus en à 2050, toutes les îles de San Blas
coins du monde. plus fréquentes. “Il y auront été englouties par les eaux.
Carti Sugdupu se trouve à a des pandémies, de grosses séche- L’archipel entier et certaines sec-
moins de 100 kilomètres des rues resses et de grosses inondations, tions du littoral panaméen ne
de la ville de Panama, obstruées dit-il, contrarié. Les scientifiques seront alors plus qu’un souvenir.
par la circulation et bordées de nous disent que toutes les espèces —Michael Stott,
gratte-ciel, mais une distance bien finiront par mourir si on ne prend (de Carti Sugdupu),
plus grande sépare le mode de vie pas les décisions qui s’imposent.” publié le 27 octobre 2023
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22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
Corée du Sud. De Kim
Jong-un à la K-pop
Les réfugiés venus de Corée du Nord vivent dans des conditions difficiles
dans le pays voisin du Sud. Une nouvelle génération tente de s’en sortir grâce
aux paillettes de la K-pop. Rencontre avec l’aspirant star Yu Hyuk.
—The Wall Street
Journal, extraits (New York)
P antalon baggy, bonnet
noir, Air Jordan et chaîne
en argent autour du cou :
de prime abord, Yu Hyuk res-
semble à n’importe quel autre
rappeur K-pop. Il incarne pour-
tant le frémissement d’une nou-
velle tendance de l’industrie
musicale sud-coréenne : cet aspi-
rant star vient de Corée du Nord.
Dans la catégorie des artistes
qui ont soufert, Yu Hyuk a clai-
rement eu son lot de drames.
Aujourd’hui âgé de 23 ans, le
garçon se souvient qu’enfant
il volait et mendiait dans les
rues nord-coréennes. Il s’est
enfui alors qu’il n’était même
pas adolescent.
Et, si sa nouvelle patrie lui
a ofert des perspectives, il y a
aussi été confronté au désespoir
et à l’endettement. À bien des
égards, explique le jeune homme,
la Corée du Sud s’est révélée
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
↙ De gauche à droite : Yu Hyuk, Kim Seok
et Eric Hao alias “Kenny”, membres du groupe
de K-pop SB Boyz. Photo Denise Anakami
d’eau chaude. Ses parents se sont
séparés alors qu’il avait 3 ans.
Son père dépensait l’argent de
la famille en alcool ou en pots-
de-vin qu’il ofrait à des respon-
sables pour ne pas travailler.
Sa mère ne vivait pas sous le
même toit, et a ini par s’enfuir
en Corée du Sud.
À 7 ans, Yu Hyuk a senti en
lui l’obligation de subvenir aux
besoins de sa famille. Il volait du
ciment pour le revendre, ou fai-
sait tout simplement la manche :
“Nous étions pour l’essentiel des
mendiants qui avaient un toit au-
dessus de leur tête. C’est tout.”
Et puis, un jour, il reçoit des
nouvelles de sa mère, dont il
ne s’était jamais senti proche,
et qui l’implore de le rejoindre
dans le Sud. Il refuse. Du moins,
jusqu’à ce que son père lui tienne
le même discours : “Pars vivre
avec ta mère et trouve une vie meil-
leure dans le Sud.” Yu Hyuk a
alors 12 ans.
Grande solitude. Sa fuite le
fait passer par trois pays difé-
rents [dont il ne donne pas le
nom par souci de sécurité] et
dure près de six mois. Quand il
découvre Séoul, il a 13 ans. Là, il
suit un programme obligatoire
de trois mois destiné à aider les
réfugiés nord-coréens à s’adap-
ter à la vie dans le Sud. Il passe
l’essentiel de son temps tout seul.
Il ne vit en efet pas avec sa
plus diicile que la Corée du plus ambitieux que les réfugiés mère, dont il ne se sent toujours
Nord. Il résume : “Dans le Nord, des vagues précédentes. Bon pas proche et dont il ne veut pas
c’est difficile sur le plan matériel. nombre se servent de YouTube être inancièrement dépendant.
Mais, dans le Sud, c’est très dur et des réseaux sociaux pour com- Deux ans après être passé dans le
au niveau mental.” battre l’idée qu’ils ne sauraient Sud, un nouveau choc : Yu Hyuk
Le cas de Yu Hyuk illustre bien rien faire. “La K-pop est simple- apprend que son père est mort.
l’épreuve que doivent surmon- ment l’étape suivante”, ajoute-t-il. Encaissant la nouvelle dans son
ter les quelque 35 000 réfugiés La Corée du Nord est l’un des dortoir, le garçon sent la colère
nord-coréens installés en Corée pays où sévit la censure la plus grandir en lui. Il aimait son père
du Sud, où ils sont souvent trai- stricte de la planète, et où les plus que quiconque. Il lui manque
tés comme des citoyens artistes ne sont que des plus que quiconque. Il était la
de seconde classe. relais de propagande seule personne qui avait toujours
Privés de diplôme et qui doivent déiier le été de son côté, explique-t-il. Il
d’assistance, beaucoup dirigeant Kim Jong-un. se souvient : “Soudain, j’étais com-
peinent à joindre les Les enfants y chantent plètement seul au monde.”
deux bouts et occupent PORTRAIT qu’ils sont “les plus Yu Hyuk ne se passionne pas
des emplois mal rému- heureux du monde”, et pour ses études, même si les cours
nérés. Selon plusieurs études, toute publication étrangère est de coréen et de poésie lui plaisent.
un réfugié nord-coréen sur interdite. Ces dernières années, Constatant cela, un de ses pro-
cinq regrette d’être parti pour plusieurs personnes ont été exé- fesseurs lui suggère d’écrire des
la Corée du Sud. cutées pour avoir distribué ou textes de rap, un genre musical
Park Sokeel dirige l’ONG simplement visionné des vidéos que Yu connaît peu à l’époque.
Liberté en Corée du Nord, qui de K-pop – précisément le type Il s’identiie aux rappeurs et
vient en aide aux réfugiés. Selon de musique que Yu Hyuk vou- à la musique qu’il trouve sur
lui, les plus jeunes, comme Yu drait faire à présent. YouTube. Il commence à regar-
Hyuk, qui est arrivé il y a une Yu Hyuk a grandi à Kyongsong, der Show Me the Money, une émis-
dizaine d’années, ont tendance une région de l’est de la pénin- sion de battle de rap où de jeunes
à être plus individualistes et sule réputée pour ses sources artistes règlent leurs comptes
en exposant leurs angoisses et
les diicultés de la vie en Corée
du Sud.
En 2018, la chanson Life is beau-
tiful fait particulièrement écho en
lui – un titre où le rappeur améri-
cain Lil Peep parle de sa dépres-
sion et de sa peur de mourir seul.
“J’ai eu l’impression qu’il parlait de
moi”, conie Yu Hyuk, qui s’ex-
prime encore avec un léger accent
du Nord.
Alors que l’écriture lui permet
d’évacuer ses pensées les plus
sombres, le jeune homme doit
afronter de nouveaux déis. Il
arrête l’université. Piégé par
un escroc, il est lourdement
endetté et finit par travailler
dans une usine Samsung de semi-
conducteurs à un poste qui ne
requiert aucun diplôme. Et puis,
une fois encore, la roue tourne.
La K-pop se décline sous bien
des formes depuis des années.
Il y a des groupes de filles,
comme Blackpink ; des groupes
de garçons, comme BTS ; mais
aujourd’hui, il y a aussi des
groupes de K-pop composés de
membres non coréens, d’autres à
l’identité ouvertement LGBTQI,
ou même des groupes composés
d’avatars numériques. Les Nord-
Coréens, eux, n’y sont pas encore
vraiment représentés.
Par le biais d’une relation, Yu
Hyuk fait la connaissance de
Michelle Cho, ancien agent d’ar-
“Dans le Nord, c’est
difficile sur le plan
matériel. Mais, dans
le Sud, c’est très dur
au niveau mental.”
Yu Hyuk,
RAPPEUR NORD-CORÉEN
tistes pour SM Entertainment,
l’une des principales agences
d ’é d i t i o n m u s i c a l e s u d -
coréennes. Diplômée d’Harvard,
elle a quitté SM Entertainment
quelques années auparavant pour
lancer Singing Beetle, un label
indépendant.
Lors de leur première ren-
contre, Yu Hyuk interprète pour
elle une chanson qu’il a écrite.
Elle lui ofre des cours de rap le
week-end, et, au bout d’un an,
à la fin de l’été 2021, le jeune
homme démissionne de Samsung
et se consacre à temps plein à la
musique. Il est plein d’espoir : “Au
bout du compte, il n’existe pas une
personne au monde qui n’ait pas
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
soufert. J’espère faire changer le
monde avec ma musique.”
Yu Hyuk a été la première
recrue du groupe SB Boyz, bap-
tisé en référence au label Singing
Beetle. Il est actuellement accom-
pagné d’un autre réfugié nord-
coréen, Kim Seok, et d’Eric Hao,
un Sino-Américain connu sous
le nom de Kenny. Leur groupe
devrait accueillir deux autres
membres avant son lancement
aux États-Unis l’année prochaine.
En dépit de leurs proils origi-
naux, les jeunes artistes n’auront
pas la partie facile. Des centaines
d’entreprises sud-coréennes écu-
ment la planète à la recherche de
talents et auditionnent chaque
année plusieurs dizaines de mil-
liers de candidats.
Ils ne sont qu’une poignée à
décrocher un contrat. Selon les
derniers chifres de l’Agence de
contenus créatifs coréenne, qui
dépend du gouvernement, le pays
ne compte que 1 375 artistes chan-
teurs enregistrés comme étant
en formation. Parmi eux, seuls
Aujourd’hui, il existe
des groupes
de K-pop composés
de membres non
coréens ou LGBTQI.
quelques dizaines d’élus enta-
ment une carrière dans la K-pop
chaque année.
Critique musical installé à
Séoul, Cha Woo-jin estime que
les dépenses de marketing pour
propulser un groupe de K-pop sur
la scène internationale ne cessent
de croître, au point de représen-
ter un sérieux obstacle pour une
jeune entreprise comme Singing
Beetle. Mais, poursuit-il, même
avec des chansons plutôt conven-
tionnelles, les SB Boyz pourraient
se distinguer en incarnant un sym-
bole de paix et de réconciliation
très séduisant pour les fans.
Dans le texte d’une chanson dont
il a écrit les paroles, Yu Hyuk se
demande si les humains peuvent
seulement être libres. “Si demain
n’est qu’un écho et qu’hier n’advient
pas, alors oublie, dit-il dans un
mélange de coréen et d’anglais.
Et quand la peur te saisit, garde la foi.”
Yu Huyk explique vouloir créer
des liens avec les gens qui ont tra-
versé de lourdes diicultés comme
lui : “En montrant que même les
Nord-Coréens peuvent rêver en
grand, j’espère que cela incitera
d’autres personnes marginalisées à
se dire qu’elles aussi, elles peuvent
rêver en grand.”
L’emploi du temps des jeunes
artistes est rempli de cours de
danse, de rap, de chant, d’an-
glais et de “culture mondiale”,
pour les sensibiliser à certaines
diférences culturelles.
Performances. Kim Seok,
l’autre membre des SB Boyz
venant de Corée du Nord, a grandi
dans une famille relativement
aisée, où il a même pu écouter des
chansons et des vidéos de K-pop
importées clandestinement.
Il était fasciné par ces textes
qui parlaient d’amour et de rela-
tions – sujets diamétralement
opposés à la propagande de la
musique oicielle nord-coréenne.
“J’aimerais faire de la musique qui
touche les gens dès le premier cou-
plet”, explique Kim Seok, 23 ans
lui aussi, arrivé à Séoul il y a envi-
ron quatre ans.
Un samedi soir, Yu Hyuk et Kim
Seok se produisent sur une scène
de rue pour un “festival multicul-
turel” à Séoul. Une petite poignée
de spectateurs les observe. “Salut,
on est les SB Boyz !” annoncent les
deux chanteurs.
Ils reprennent un titre de hip-
hop sud-coréen, dont Yu Hyuk a
en partie modiié les paroles, et
inissent leur set sur une reprise
d’Idol, de BTS, accompagné d’une
chorégraphie frénétique. À la in,
le public compte une cinquantaine
de personnes.
En descendant de scène, encore
essoulé par la performance, Yu
Hyuk se dit qu’il devrait essayer
de davantage s’approprier l’es-
pace et de plus interagir avec
le public. Il note sa prestation
d’un 6 sur 10.
ASIE. 23
Quelles que soient ses chances
de réussite, Yu Hyuk se lance
dans une carrière qui aurait été
impensable pour lui en Corée du
Nord. “Comparé à celui que j’étais
auparavant, je suis tout de même
beaucoup plus normal aujourd’hui.
Et, somme toute, beaucoup plus
heureux.”
—Jiyoung SohnFollow
et Dasl Yoon,
publié le 15 novembre 2023
SOURCE
THE WALL STREET
JOURNAL
New York, États-Unis
Quotidien, 600 000 ex.
wsj.com
C’est la bible des milieux
d’afaires. Mais à manier
avec précaution : d’un côté,
des enquêtes et reportages
rédigés dans un souci de
neutralité. De l’autre, des pages
éditoriales très partisanes.
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Maroc.
L’huile d’argan
sous pression
Dans le sud du pays, en bordure du Sahara,
pousse l’arganier. Cet arbre épineux,
autour duquel toute une économie locale
et féminine s’est construite, souffre désormais
du réchauffement climatique.
—Middle East Eye
(Londres)
D epuis vingt ans, l’huile des
arganiers qui poussent
dans le sud du Maroc
suscite l’intérêt du secteur de
la beauté international, qui en
a fait un produit très recher-
ché – une aubaine économique
pour la région, laquelle lui a
décerné le titre d’“or liquide”.
Aujourd’hui, cependant, les
forêts d’arganiers subissent la
pression des récentes séche-
resses, laquelle s’exerce, par
extension, sur les femmes qui
en dépendent pour survivre.
Les routes d’Essaouira à Sidi
Ifni, le long de la côte sud-ouest,
et à travers la région de Souss-
Massa sont bordées d’arganiers.
Autrefois, cet arbre poussait dans
toute l’Afrique du Nord, mais
aujourd’hui on ne le trouve plus
que dans le sud du Maroc ; c’est
l’une des seules plantes capables
de survivre dans ce climat inhos-
pitalier en bordure du Sahara.
La forêt d’arganiers [classée
“réserve mondiale de biosphère”
par l’Unesco en 1998] fait partie
intégrante de la vie régionale,
dernière défense contre la déser-
tiication et source de nourriture
et de revenus pour la population
locale, en particulier les femmes.
Toutefois, la région soufre elle
aussi du réchaufement clima-
tique, et bon nombre de femmes
qui travaillent dans la production
d’huile d’argan en constatent
déjà les conséquences.
“Les dernières récoltes ont été
moindres, et les fruits sont plus
petits”, rapporte Fadwa el-Men-
nani, membre de la coopérative
féminine Marjana, établie près
d’Essaouira. Selon elle, la météo
imprévisible au début de l’année
a joué un rôle dans ces change-
ments. “On avait l’été et l’hiver le
même jour, les arbres ne peuvent
pas supporter de telles variations”,
déplore-t-elle.
Cherif Harrouni, professeur
et chercheur à l’Institut agrono-
mique et vétérinaire Hassan-II
d’Agadir, étudie la forêt d’ar-
ganiers, et les résultats de ses
investigations l’inquiètent. “En
soixante ans, entre 1960 et 2020,
les températures ont augmenté de
plus de 2 °C dans certaines régions
de la forêt d’arganiers, et les pré-
cipitations ont diminué de 20 %.
Avec la déforestation due à l’acti-
vité humaine, ces chiffres expliquent
pourquoi la productivité de la forêt
a diminué”, indique-t-il.
Toute baisse de la productivité
afectera sérieusement les reve-
nus des femmes. “Les arganiers
“On avait l’été et
l’hiver le même jour,
les arbres ne peuvent
pas supporter de
telles variations”
Fadwa el - M e nnani, M EM B R E
D E LA COOPÉRATIVE MARJANA
Courrier international — no 1728 du 14 décembre 2023 au 3 janvier 2024
jouent un rôle important dans la
région, en particulier pour l’emploi
des femmes”, commente Haida
Boutargua, qui a grandi dans
une famille berbère tradition-
nelle de la région et dirige une
petite entreprise dans la ville por-
tuaire de Sidi Kaouki. “Beaucoup
de jeunes pensent à établir un com-
merce lié à l’argan, mais c’est de
plus en plus diicile avec la séche-
resse et la rareté des fruits.”
La production d’argan est tra-
ditionnellement le domaine des
femmes, comme Haida. Pendant
des années, les femmes ont pro-
duit l’huile chez elles, laquelle est
ensuite vendue par les hommes
en dehors de la maison.
Rompre l’isolement. Désireuse
de s’assurer que les femmes
conservent les fruits de leur
travail, Zoubida Charrouf, pro-
fesseure à la faculté de sciences
de l’université Mohammed-V,
a créé la première coopéra-
tive féminine de production
d’huile d’argan dans la région
de Souss-Massa ain d’ofrir des
perspectives économiques et
sociales à la population locale.
“Il était essentiel que ces organi-
sations féminines, ces coopéra-
tives, aient une portée sociale pour
les femmes marginalisées de la
région”, indique l’universitaire,
spécialiste de la phytochimie
des plantes médicinales maro-
caines. “95 % des femmes avec
lesquelles nous avons travaillé
étaient analphabètes, alors créer d’esprit, les femmes qui travaillent
un programme de formation était avec nous encouragent désor-
important pour les aider à se pro- mais leurs illes à continuer leurs
fessionnaliser. Ce n’était pas uni-
quement économique.”
Néanmoins, ce sont les pers-
pectives économiques qui ont
offert aux femmes une plus
études et à leur donner la prio-
rité”, observe-t-elle.
Cependant, elle précise qu’en
raison de la rareté actuelle du fruit
le prix de l’huile a augmenté ces
grande indépendance et qui leur trois dernières années, ce qui a
ont permis d’avoir leur mot à dire afecté la croissance de l’activité.
dans les décisions familiales. “Nous avons perdu nos principaux
Haida el-Hantati, qui super- clients internationaux et nous avons
vise la production d’huile à la cessé les exportations en raison de
coopérative Addjigue, a constaté l’augmentation des cours.”
par elle-même ces répercussions. L’huile d’argan était déjà l’une
“Les coopératives ont changé l’état des huiles les plus chères au
Limite de la PO. Portugal
zone désertique PO.
ESPAGNE
Mer
Méditerranée
Océan
Atlantique Rabat
MA RO C
Essaouira RÉGION DE
SOUSS-MASSA
Sidi Kaouki
Agadir ALGÉRIE
Sidi Ifni
S a h a r a
COURRIER INTERNATIONAL
ALGÉRIE
SAHARA
SAHARAOCCIDENTAL
OCCIDENTAL
(revendiqué
(revendiquépar
parleleMaroc)
Maroc)
250 km
MAURITANIE
MAURITANIE

monde, mais, aujourd’hui, les
coopératives, avec leur mission
socioéconomique, ont du mal à
répondre à la demande de prix
abordables ou à rivaliser avec
les entreprises internationales
dotées d’un plus grand capital.
“Beaucoup de femmes avec les-
quelles on travaille sont très isolées,
c’est le seul travail à leur disposi-
tion, observe Zoubida Charrouf.
S’il n’y a pas d’argent, cela aura
un efet sur la famille de bien des
façons, notamment leur capacité
à se nourrir et l’accès à l’éducation
de leurs enfants.”
À la coopérative Marjana, il
est diicile de poursuivre l’acti-
vité tout en fournissant l’espace
pour le développement social des
femmes dans leur région.
Pour gagner de l’argent, elles
ont dû augmenter les prix qu’elles
facturent à leurs clients ain de
tenter de trouver un niveau
correspondant à leurs objectifs
sociaux et économiques.
Pénuries d’eau. “L’objectif
social reste important, nous cher-
chons des femmes qui ont vraiment
besoin de ce travail (par exemple
les divorcées, les veuves) pour les
aider à améliorer leur situation et
à réaliser nos objectifs socioécono-
miques. Mais, aujourd’hui, nous
devons aussi trouver des solutions
aux mauvaises récoltes”, explique
Fadwa el-Mennani.
Trouver ces solutions ne sera
pas chose aisée sans changement
no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
←Ré colte des fruits de
l’arganier, près d’Essaouira,
au Maroc. Photo Michael
Peuckert/imageBROKER.com/
SIPA
significatif de la perspective
environnementale. Le gouver-
nement marocain a des plans
de reboisement dans la région,
mais cela ne résoudra pas le pro-
blème omniprésent des pénu-
ries d’eau ou de la déforestation
à court terme.
“Au cours des soixante der-
nières années, les niveaux des
nappes phréatiques ont drasti-
quement évolué, ce qui fait qu’il est
extrêmement diicile pour toute
la région de s’en sortir, indique
Cherif Harrouni. En raison du
pompage excessif dans la nappe
aquifère, il faut aller de plus en
plus profond, et, aujourd’hui, les
arbres, même dotés de racines
Il faudra peut-être
des années encore
avant de pouvoir
récolter les fruits
du reboisement.
profondes, sont privés de cette
source d’eau.”
En outre, la demande interna-
tionale exacerbe ces problèmes.
“Les pressions sur la forêt conti-
nuent de s’accroître, en particulier
à cause des diicultés climatiques
et de la hausse de la demande à
l’étranger, 80 % des fruits étant
désormais destinés à l’exportation,
indique Zoubida Charrouf. Il ne
reste pas grand-chose aux orga-
nisations qui comprennent l’im-
portance à la fois économique et
sociale de cet arbre.”
Fouad Bat, consultant agri-
cole, souligne qu’il est diicile
de protéger l’arganier du fait de
la dépendance de la région à son
égard. “L’arganier est un sym-
bole, c’est la plante la plus résis-
tante à l’aridité, à la sécheresse, et
les gens d’ici en dépendent, ils ne
peuvent plus s’acheter de gaz pour
cuisiner, alors ils vont chercher à
utiliser les arbres pour le rempla-
cer”, indique ce dernier à Middle
East Eye. “Il nous faut être prag-
matiques, ajoute-t-il. Nous pou-
vons aider à replanter et à reboiser,
et c’est l’une des solutions aux
problèmes auxquels est confronté
l’arganier, mais il faut également
aider à nourrir les animaux, par
25
NOTRE SÉLECTION
exemple. Sinon, les gens continue-
ront à les laisser manger l’arga- Pour commander,
nier. C’est un efet domino.” scannez le code QR
La forêt d’arganiers est essen-
tielle à la survie dans le sud du
Maroc, et pas uniquement en
raison des revenus tirés des pro-
duits commercialisables. Ou rendez-vous sur notre site :
“Comment l’expliquer ? s’inter- https://boutiquevpc.courrierinternational.com/
roge Fadwa el-Mennani. C’est
compliqué, c’est une relation parti-
culière entre les femmes et l’arbre.”
“C’est grâce à ce fruit que les
femmes peuvent mener une vie
normale, ce n’est pas facile, mais
c’est un amour particulier qui se
transmet de génération en géné-
ration. L’argan fait partie de la
vie ici, même à la coopérative, si
une femme part, on sait que sa ille
prendra sa place.” 19,90€*
Mais les femmes qui travaillent
avec l’argan sont confrontées à
de nombreux problèmes liés
Collection dirigée
les uns aux autres. La demande par Frank Tétart
mondiale en huile reste élevée,
ce qui contraint les populations  and Atlas 2024
locales à rivaliser avec des socié-
tés internationales, alors qu’en • Plus de 100 cartes inédites mises à jour
parallèle la productivité de la et 50 infographies et documents.
forêt diminue, et la déforesta- • Un tour d’horizon complet
tion se poursuit. des grands enjeux internationaux.
Et il faudra peut-être des • En partenariat avec Courrier international
années encore avant de pou- et franceinfo.
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de la forêt d’arganiers à cause
des changements climatiques
ou de la surexploitation (ou d’un
mélange des deux) serait une
catastrophe écologique et aurait
un efet radical sur la vie des L’agenda 2024
femmes, qui sont les premières
de cordée dans ce secteur. La rédaction de
Que feront-elles s’il y a une Courrier international
autre mauvaise récolte l’année à imaginé pour vous
prochaine ? “Nous avons coniance un agenda original.
en cet arbre, conclut Fadwa el- • Septembre 2023 à décembre 2024
Mennani. Il nous faut espérer.” • Format :145 x 210 mm
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économiques et sociaux.
26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024

europe
désormais le quotidien des En faire la liste n’est pas dif-

Disparition. Jacques Européens : suppression des

contrôles frontaliers pour les
biens et les personnes au sein de
icile pour ceux qui ont eu la
chance de rencontrer l’intéressé
dans le petit bureau de sa fon-

Delors, le géant modeste la communauté, mise en place

de normes et de règles com-
munes, harmonisation iscale,
dation, derrière la gare Saint-
Lazare et la bien nommée place
de l’Europe. C’est là, derrière un

de l’Europe moderne in des monopoles nationaux,

et bien plus encore.
Le succès de cette entre-
prise, qui aboutit avec le traité
L’ancien président de la Commission est mort le 27 décembre, à l’âge de 98 ans. de Maastricht en 1992 et la créa-
Ce journal allemand rend hommage à un inlassable travailleur, dans la lignée tion, un an plus tard, de l’Union
européenne à douze membres,
des fondateurs de l’Europe, sans qui l’UE ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. tient en partie à un heureux
hasard. Jacques Delors lui-même
a toujours souligné que les chefs
d’État et de gouvernement de
l’époque – Helmut Kohl, François
—Die Welt (Berlin) Mitterrand, le Néerlandais Ruud
Lubbers et le Portugais Mário
bureau bien rangé, que l’on pou-
vait trouver jusqu’au milieu des
années 2010 un homme encore
vif, curieux des autres, d’une
incroyable modestie et d’une
extrême courtoisie. Autant de
qualités essentielles lorsque
des processus complexes enga-
geant des intérêts contradic-
toires exigent un intermédiaire
honnête.
Il a été dépeint comme

I l est des géa nts qu i

arpentent la Terre sous les
traits de petits hommes
modestes. Jacques Delors était
de ceux-là. Enfant de Paris ayant
Soares – étaient tous des
Européens convaincus.
Ces responsables
étaient sous pres-
sion, car, déjà
un champion de
la déréglementation,
trop proche des
milieux industriels.
grandi dans une obscure cam- en ce temps-là,
pagne française, il a été l’un des l’Europe en tant Voilà ce que Jacques Delors
artisans de l’Europe moderne. que projet poli- aura été toute sa vie. Lui qui se
La liste de ses exploits a de quoi tique se croyait considérait comme un président
laisser pantois. On retiendra en proie à une de la Commission autant qu’un
que sans lui il n’y aurait pas eu cr ise profonde. inlassable travailleur, digne héri-
de monnaie européenne, pas de C ’é t a it l’é p o q ue tier de Jean Monnet – son com-
marché européen, pas d’union où l’on dénonç a it patriote et architecte du plan
économique et monétaire, pas l’“eurosclérose” Schuman, qui a en quelque
d’espace Schengen, pas de pro- et l’“hydrocéphale sorte posé les jalons du projet
gramme Erasmus, pas de poli- br u xellois”. La européen que Delors a si bien
tique agricole commune (PAC), chute du mur de concrétisé lors de ses dix années
pas de traité de Maastricht, bref, Berlin et le vide laissé à Bruxelles.
pas d’Union européenne (UE) par l’efondrement de l’URSS C’est sans doute dans ses
telle qu’on la connaît aujourd’hui. allaient bientôt faire surgir des convictions chrétiennes et ses
Alors, certes, Jacques Delors questions pressantes. Delors expériences personnelles qu’il
n’a rien imaginé, ni même avait les réponses. Et il avait a puisé tant de force. Enfant de
construit, tout seul, mais on peut certains dons. l’entre-deux-guerres, né en 1925,
certainement airmer que sans Jacques Delors a pu observer
lui le projet européen n’aurait comment, en dépit de sa sau-
pas vu le jour. En janvier 1985, vagerie inédite, la Première
alors qu’il prend tout juste la Guerre mondiale annonçait vite
présidence de la Commission la Seconde. Il avait 5 ans lorsque
de ce que l’on appelle encore les a commencé la construction
de la ligne Maginot sur
la frontière Est ; à
Sans lui il n’y aurait 8 ans, il avait sûre-
pas eu de monnaie ment déjà entendu
européenne, pas la voix crépitante
d’espace Schengen, du cha ncelier
Hitler à la radio.
pas de programme C’est ainsi que
Erasmus… plus tard, pré-
férant toujours
Communautés européennes, il
présente un livre blanc devenu
célèbre et fait table rase du passé.
Dans cette avalanche de pro-
positions – le document contient ← Dessin de Luis
près de 300 projets de loi de Grañena, Espagne,
grande envergure –, on trouve pour Courrier
déjà presque tout ce qui fait international.
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
l’équilibre et la compréhension
au conlit et à la compétition, il
est devenu le premier partisan
d’une Europe étroitement liée
par des traités.
Entre-temps, les critiques
n’ont pas été tendres avec lui.
Le traité de Maastricht et l’euro
ont été vilipendés, et Jacques
Delors a été dépeint comme un
champion de la déréglementa-
tion, trop proche des milieux
industriels. Ce dont il s’est tou-
jours défendu. Le cadre ixé par
l’UE s’est révélé pratique et adap-
table, airmait-il, arguant qu’il
n’y avait jamais eu d’alternative
sérieuse à l’économie de marché
dans le périmètre européen. De
nombreuses diicultés seraient
liées au refus de certains États
d’améliorer l’Union.
Toute sa vie, Delors s’est battu
pour une centralisation accrue
des politiques inancières et éco-
nomiques, pour un approfondis-
sement de l’Union et pour une
Commission dotée d’un péri-
mètre de compétences plus large
– sans parvenir à les imposer.
C’est toutefois après sa période
bruxelloise qu’il suscite la plus
forte émotion, quand il annonce
dans l’émission 7 sur 7 d’Anne
Sinclair qu’il ne sera pas le can-
didat socialiste à l’élection pré-
sidentielle de 1995, alors qu’il
était le favori de la gauche. Il
avait alors 69 ans et était peut-
être fatigué, usé par l’intermi-
nable chantier du projet Europe.
Jacques Delors est mort ce
mercredi [27 décembre], à Paris,
à l’âge de 98 ans.
—Martina Meister,
publié le 27 décembre 2023
SOURCE
DIE WELT
Berlin, Allemagne
Quotidien
welt.de
“Le Monde”, porte-drapeau
des éditions Springer, est une
sorte de Figaro à l’allemande.
Très complet dans le domaine
économique, il est aussi lu
pour ses pages concernant
le tourisme et l’immobilier.
Notamment avec sa rubrique
d’analyse, nommée Arrière-
plan, le journal se revendique
conservateur. Il est
quotidiennement distribué
dans plus de 130 pays.
Repères
Un rendez-vous manqué ?
●●● Né à Paris le 20 juillet
1925 dans un milieu simple et
catholique, Jacques Delors
passe du patronage de
paroisse à la Jeunesse
ouvrière chrétienne. Après
son entrée à la Banque
de France, il adhère à la
Confédération française
des travailleurs chrétiens
(CFTC) et participe à la
déconfessionnalisation
du syndicat, qui devient
la Confédération française
démocratique du travail
(CFDT). En 1974, il s’encarte
au Parti socialiste, dans
l’espoir d’“être utile”.
Ministre de l’Économie et
des Finances sous François
Mitterrand, il devient
en 1985, et pour dix ans,
l’emblématique président de
la Commission européenne.
Mais en France, Delors “ne
sera jamais président, pas
À la une
“UN PÈRE
DE L’OCCIDENT”
Jacques Delors “était plus
qu’un père de l’Europe et
de sa monnaie. Il a été un
père de l’Occident”, estime
le quotidien italien de centre
gauche La Repubblica.
“Il fut un grand médiateur
parce qu’il savait que
les compromis reposent
moins sur les concessions
que sur la compréhension
mutuelle. Tout le contraire
de cette politique construite
sur la haine, la peur et
les préjugés qui menace
aujourd’hui notre
démocratie.”
même Premier ministre”,
observe le titre néerlandais
NRC. Il annonce en 1994 son
choix de ne pas être candidat
à l’élection de l’année
suivante, alors même
qu’il “était connu. Aimé.
Il aurait pu être élu, puisque
presque tous les sondages
le donnaient vainqueur sur
ses concurrents, y compris
Jacques Chirac, qui
remportera le scrutin”.
Ce renoncement, Jacques
Delors l’expliquera dans
ses Mémoires : il sait qu’il
doit à son “éloignement
à Bruxelles” d’être “épargné
par la crise de coniance des
Français à l’égard de leur
classe politique”. Mais aussi,
ajoute Le Soir, qu’“il n’est
que le candidat par défaut”
d’une gauche qui n’adhère
guère à son programme
économique libéral.
FLEGMATIQUE
FACE À THATCHER
À Londres, The Times salue
le legme du président
de la Commission tandis
que la Première ministre
britannique, Margaret
Thatcher “aboyait : ‘Non !
Non ! Non !’” au sujet de
ses projets européens,
en 1990, et que The Sun
titrait : “Allez vous faire voir,
Delors”. Le Français avait
expliqué que, s’il pouvait
parfois en “déplorer le style”,
il enviait aux Britanniques
“leur débat vivant et
fondamental sur l’Europe”,
note le journal conservateur.
RUSSIE
Alexeï Navalny
resurgit en Arctique
Introuvable depuis le 6 décembre, l’opposant russe
a été localisé le jour de Noël au nord du cercle
polaire. Depuis l’une des colonies pénitentiaires
les plus reculées du pays, il a écrit une lettre
pleine de sarcasmes pour donner de ses nouvelles.
Courrier international l’a traduite en français.
L e texte a été posté en russe
sur la messagerie cryp-
tée Telegram et en anglais
sur X. Le 26 décembre – lendemain
de Noël dans les pays occidentaux,
mais pas en Russie, où Noël est
célébré le 7 janvier –, l’opposant
russe Alexeï Navalny a raconté son
transfert dans une colonie péniten-
tiaire en Arctique dans “une lettre
chargée d’ironie”, relate The New
York Times. C’était “la première
fois depuis trois semaines que ses par-
tisans recevaient de ses nouvelles”,
précise le quotidien américain.
Le silence du principal opposant
au pouvoir de Vladimir Poutine,
emprisonné depuis 2021, avait en
efet soulevé l’inquiétude de ses
proches et de ses sympathisants.
Or, même derrière les barreaux,
il avait pris le risque de s’engager
dans la campagne présidentielle
de 2024. Courrier international a
traduit sa lettre, “écrite avec une
bonne dose d’ironie et d’humour”,
souligne le New York Times.
“Je suis votre nouveau Père
Noël. Enin, disons que main-
tenant je porte un manteau en
peau de mouton, une ouchanka
(une toque en fourrure avec des
revers rabattables sur les oreilles),
et que bientôt j’aurai droit à des
valenki (des bottes en feutre por-
tées traditionnellement en hiver
en Russie). Durant les vingt jours
de mon transfert, je me suis laissé
pousser la barbe.
Malheureusement, il n’y a pas
de rennes, mais il y a d’énormes
chiens de berger au pelage fourni,
très beaux. Et surtout, je vis désor-
mais au-dessus du cercle polaire.
Dans le village de Kharp, sur la
péninsule de Yamal. La ville la
plus proche répond au joli nom
de Labytnangui.
Je ne m’exclame pas ‘Ho-ho-ho’,
mais je dis quand même ‘Oh-oh-oh’
quand je regarde par la fenêtre,
EUROPE. 27
d’où je peux voir la nuit, et puis le
soir, et de nouveau la nuit.
Les vingt jours de mon transfert
ont été plutôt épuisants, mais je
suis toujours de bonne humeur,
comme il convient à un Père Noël.
Ils m’ont amené là un samedi
soir. Et on m’a transporté avec de
telles précautions et par un itiné-
raire si bizarre (Vladimir-Moscou-
Tcheliabinsk-Iekaterinbourg-
Kirov-Vorkouta-Kharp) que je
n’imaginais pas que quelqu’un
inirait par me retrouver ici avant
la mi-janvier.
J’ai donc été très étonné quand
la porte de ma cellule s’est ouverte
hier et qu’on m’a dit : ‘Il y a un
avocat qui veut vous voir.’ Il m’a
raconté que je vous manquais, et
même que certains d’entre vous
étaient inquiets. Merci beaucoup
pour votre soutien !
Je ne peux pas vous raconter
de belles histoires polaires, car
je n’ai encore rien vu en dehors
de ma cellule. Et par la fenêtre, je
ne vois qu’une clôture, très rap-
prochée. Je suis aussi allé me pro-
mener. La cour ressemble plutôt
à une autre cellule, un peu plus
grande, au sol enneigé.
Et puis j’ai vu une escorte, pas
comme en Russie centrale, mais
comme dans les ilms : fusils d’as-
saut, grosses moules, bottes en
feutre. Et ils avaient les mêmes
très beaux chiens de berger au
pelage fourni.
Bref, ne vous en faites pas pour
moi, je vais bien. Je suis très sou-
lagé d’être enin arrivé ici.
Encore merci à tous pour votre
soutien. Et bonnes fêtes !
Comme je suis le Père Noël,
vous devez attendre avec impa-
tience les cadeaux. Mais je suis
un Père Noël en régime sévère,
donc il n’y a de cadeaux que pour
ceux qui ont été très méchants.”—
Publié le 26 décembre 2023
28. EUROPE Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024

ROYAUME-UNI

Ces expats qui grugent

soit bien plus que ce que Waters Cette année, dit-il, un de ses
a déboursé. Pour le visa nomade, clients, un Britannique, a été
les candidats doivent justi- arrêté pour avoir commis un
fier d’un revenu mensuel de délit. La police a constaté que

le système post-Brexit 3 040 euros et de 3 648 euros

d’économies. “Ce n’est pa s
vraiment mon cas”, reconnaît
Anna. Récemment, pourtant,
Les ressortissants du Royaume-Uni ne peuvent séjourner dans le Portugal a durci ces critères
l’espace Schengen que quatre-vingt-dix jours par tranche de six mois. quand les Portugais se sont
Mais un nombre croissant de retraités et de jeunes voyageurs dépassent plaints de la lambée des prix de
délibérément la limite autorisée, quitte à risquer l’expulsion. l’immobilier. L’année dernière, il
y avait 714 000 Britanniques oi-
ciellement établis au Portugal,
dont 41 000 installés durant
l’année 2021.
En théorie, les expats ayant
—The Sunday Times laxisme de certains pays concer- appelé “visa doré”, est accordé dépassé la limite des quatre-
(Londres) nant la règle des quatre-vingt- aux propriétaires pour avoir vingt-dix jours de séjour au
dix jours. investi dans l’immobilier, et le Portugal doivent être expul-
son visa touristique était expiré
mais, au lieu de l’expulser, “ils lui
ont donné du temps pour régulari-
ser sa situation”.
Les amendes pour visa expiré
varient selon les pays. En Italie
ou en Espagne, les ressortis-
sants des pays hors UE doivent
payer une amende allant jusqu’à
10 000 euros ; en France, c’est
seulement 198 euros. Les dépla-
cements dans l’UE peuvent être
restreints, mais en réalité ces
“Mon avocat m’a
dit qu’en Espagne

I l est 11 heures dans le

quartier très recherché de
Santos, à Lisbonne, c’est
l’heure du brunch. De jeunes
femmes blondes sont assises
sur des tabourets rose pastel
devant chez Mila, et sirotent
des smoothies à l’açaï sous le
soleil. Si vous ne trouvez pas de
place en terrasse, vous pouvez
vous rabattre chez Heim Café à
côté, ou un peu plus bas, chez
Dear Breakfast. Ici, il n’y a pas
grand monde qui parle portugais.
Nous sommes à Little London,
le repaire des Britanniques de
Lisbonne. Ces deux dernières
années, les Anglais ont envahi
la capitale portugaise. Sans tou-
jours être dans la légalité.
Pour obtenir un
“visa doré”, il faut
avoir investi au
moins 350 000 euros
dans l’immobilier.
Quand le Royaume-Uni a
quitté l’UE, nos projets de voyage
en Europe ont été chamboulés.
Les Britanniques ont le droit de
séjourner dans l’espace Schengen
seulement quatre-vingt-dix jours
sur une période de cent quatre-
vingts jours. Cette règle contra-
rie les propriétaires de résidence
secondaire et les jeunes qui
veulent travailler et voyager
dans le reste de l’Europe en
toute liberté. Il y a quelques
semaines, des rumeurs avan-
çaient que la France et l’Espagne
envisageaient d’assouplir ces
règles. Mais il faudra des années
avant qu’un consensus puisse
être trouvé. En attendant, cer-
tains Britanniques proitent du
Anna [ce prénom a été modi-
ié], 36 ans, vient du Norfolk [est
de l’Angleterre]. Cette respon-
sable des réseaux sociaux tra-
vaille à distance et vit à Lisbonne
second, destiné aux nomades
numériques, est conçu pour les
télétravailleurs.
Pour obtenir le visa doré,
il faut avoir investi au moins
sés, mais Pedro Gil Mineiro,
avocat spécialiste du droit de
l’immigration établi à Lisbonne,
ne connaît personne qui a eu
des problèmes avec les autorités
les tampons [sur les
passeports] n’étaient
pas souvent vérifiés.”
Tom,
depuis un an, soit bien plus que 350 000 euros dans l’immobilier, pour une question de visa expiré. BRITANNIQUE DE 35 ANS
les quatre-vingt-dix jours auto-
risés. “Au total, si vous addition-
nez les dates, je dépasse sans doute
de deux mois”, précise-t-elle. Elle
est en efet rentrée au Royaume-
Uni plusieurs fois. Aux contrôles,
personne n’a jamais regardé de
près les tampons sur son pas-
seport. Ce n’est sans doute pas
un hasard. Compter les jours
passés au Portugal est très fas-
tidieux. Elle est donc toujours
passée sans problème.
Hannah Waters, 73 ans, ori-
ginaire du Sufolk [comté voisin
du Norfolk], séjourne régulière-
ment au Portugal depuis 2004.
Sa famille a acheté la maison
de ses rêves dans l’Algarve
pour 50 000 euros. Lorsque le
Royaume-Uni est oiciellement
sorti de l’UE, elle était “effon-
drée”. Cette retraitée s’était
rendu compte qu’elle avait investi
toutes ses économies dans une
propriété où elle ne pourrait plus
aller passer l’hiver. Elle n’avait
pas l’intention de vendre sa villa
et elle prolonge donc son visa
touristique sans autorisation.
Quand elle rentre au Royaume-
Uni, les policiers ferment appa-
remment les yeux.
Critères durcis. Le gouverne-
ment portugais est conscient des
bénéices que lui apporte cette
communauté britannique. Après
le Brexit, le pays a introduit des
nouveaux visas qui permettent
aux expats britanniques de pro-
longer leur séjour. Le premier,
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
↙ Dessin de Martirena,
Cuba.
règles sont diiciles à faire res-
pecter, notamment dans l’es-
pace Schengen, où il n’y a pas
de contrôle aux frontières.
Actuellement, les passeports sont
vériiés manuellement à l’entrée
du pays et tamponnés à la sortie.
Une situation qui devrait changer
avec l’introduction d’un système
automatisé grâce à la puce bio-
métrique des passeports. Mais il
faudra attendre la in de2024 pour
que ce système soit généralisé.
Évaluer les risques. Pour
ceux qui veulent prolonger leur
séjour sur le continent un peu
plus longtemps, il s’agit surtout
d’évaluer quels pays sont les plus
attentifs. En août 2021, Tom, un
Britannique de 35 ans originaire
de Reading, près de Londres,
s’est rendu en Allemagne avec
l’intention de télétravailler de
Berlin. “Je me disais que je trouve-
rais une solution le moment venu”,
raconte-t-il. Au bout d’un an et
trois mois, il a contacté un avocat
spécialisé dans l’immigration
qui lui a conseillé de se rendre
dans un autre pays. “Mon avocat
m’a dit qu’en Espagne les tampons
n’étaient pas souvent vérifiés et que
c’était sans doute le meilleur moyen
Plus de 1 500 expulsions Chaque mois, découvrez
en trois ans les événements
●●● Depuis la mise en œuvre efective du Brexit, et les avantages
le 1er janvier 2021, 1 551 Britanniques ont été expulsés réservés aux abonnés de
par les États membres de l’Union européenne,
“pour diférentes raisons, dont l’expiration de visa”. Courrier international.
En tête, selon les chifres de la Commission européenne,
cités par The Sunday Times, la Suède, avec 925 expulsions.
Le cas d’une Britannique invitée à quitter le pays en dépit BANDE DESSINÉE
d’un état de santé dégradé par la maladie d’Alzheimer Jouez pour remporter
avait d’ailleurs illustré, en avril 2023, la tolérance réduite des l’album Les Observations
autorités suédoises (une décision inalement suspendue). animalières de Rudyard
La France n’a, de son côté, renvoyé que 80 personnes. Kipling illustré par
Adoptée le 19 décembre, la loi immigration prévoit la
Pédro Rodriguez et
délivrance automatique d’un visa long séjour aux Britanniques
proposé par les éditions
propriétaires d’une résidence secondaire dans l’Hexagone.
Aventuriers d’Ailleurs.
GUIDE
pour rentrer au Royaume-Uni.” tandis qu’une cliente feuillette la Jouez pour remporter un
Tom était plutôt “nerveux” au dernière biographie de Britney guide inspiré du voyageur :
moment de passer les contrôles Spears. Je connais plein de gens qui Voyages autour des lieux
à l’aéroport de Valence. Mais se sont installés ici, des Britanniques mystérieux, proposé
tout s’est déroulé sans accroc. et des Américains, ils sont salariés par les éditions Christine
“Ils ont tamponné mon passeport dans leur pays d’origine, mais ils Bonneton.
et m’ont laissé passer.” vivent ici.” Et d’énumérer tous les
Selon Lloyd Hughes, d’Athena avantages de la vie lisboète : les
Advisers, une entreprise d’in- après-midi à la plage, les week- LIVRE
vestissement immobilier qui a ends passés à visiter des petits Jouez pour remporter
son siège à Londres, les séjours villages. Cambodge, je me
prolongés avec un visa touriste Face à des services de l’immi- souviens de Méas Pech
expiré “sont répandus, mais per- gration débordés et des délais Métral, proposé par les
sonne ne veut trop ébruiter cela”. de traitement des dossiers qui Artisans-Voyageurs Éditeurs.
Il gère des propriétés dans les se comptent en mois, miser sur
Alpes françaises et au Portugal l’indulgence des autorités est
et constate que un risque que de plus en plus de
“le gouverne- Britanniques sont prêts à prendre. REVUE
m e nt po r t u- —Katie Gatens, Tentez de remporter la
gais est bien plus publié le 3 décembre 2023 revue Bouts du monde,
souple, contraire- carnets de voyageurs sur
ment à la France, le thème de l’archéologie.
par exemple”.
SOURCE FESTIVAL
En plein essor.
De plus en plus de THE SUNDAY TIMES Tentez de remporter une
Britanniques créent des Londres, Royaume-Uni invitation pour deux pour
entreprises au Portugal Hebdomadaire, 647 000 ex. l’avant-première Mambar
pou r répond re au x thesundaytimes.co.uk Pierrette en présence de
besoins de cette com- F o
d
1822, ce journal la cinéaste Rosine Mbakam,
munauté britannique conservateur a fusionné avec le 30 janvier à 19 h 30.
en plein essor. Alex The Times en 1967. L’enfant
Holder a 40 ans, elle chéri de Rupert Murdoch BANDE DESSINÉE
a vécu à Hackney, est aujourd’hui l’un des Tentez de remporter
dans l’est de Londres, meilleurs journaux de qualité l’extension Le Rêve
pendant dix-huit ans du dimanche, en tout cas de DalÍ de Carlos
avant de s’installer à le plus lu. Contrairement Hernández, proposé
Lisbonne en 2019 avec à l’édition quotidienne, par les éditions 21g.
son compagnon Mark et The Sunday Times a soutenu
ses deux enfants. Il y a deux le vote en faveur de la sortie
mois, elle a ouvert Salted Books, de l’Union européenne,
une librairie anglophone, dans le en 2016. Moins centré
quartier de Santos. Elle a un visa sur l’actualité à chaud
de résident et assure que sa bou- que sa version quotidienne,
tique ne désemplit pas. il accorde une grande place
“Santos a toujours été le quartier aux enquêtes de fond et
anglais de Lisbonne, assure-t-elle à des articles plus légers.
30. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
—The New York Review of
Books, extraits (New York)
E n juin, la mairie de Paris
a annoncé son intention
de créer un comité chargé
d’étudier la “cohabitation” avec
les rats. Depuis des années, les
Parisiens des deux rives de la Seine
insistent sur le fait que leur ville
est envahie par les rongeurs. Les
Londoniens se plaignent, quant
à eux, que les rats aient proliféré
pendant le coninement, attirés
par les petits plats maison cuisinés
par les habitants et par les man-
geoires à oiseaux bien remplies. À
New York, le bâtiment où habite
– à temps partiel, du moins – le
maire, Eric Adams, a reçu à deux
reprises des avis du service d’assai-
nissement municipal concernant
des infestations de rats. Le maire
a récemment nommé une “déra-
tiseuse en chef”, qui a promis de
“venir à bout du problème des rats”.
Pourquoi avons-nous l’impres-
sion que toutes les villes sont aux
prises avec ce genre de problème ?
Les rats sont des créatures intelli-
gentes. Ils mesurent en moyenne
40 centimètres, de la tête jusqu’au
bout de la queue, mais ils sont
Société. Le “rat-le-bol”
des Parisiens
Rat brun, rat d’égout ou surmulot, quel que soit son nom, cet animal
endémique des grandes métropoles est revenu depuis plusieurs mois sur
le devant de la scène. Pourtant, les Parisiens cohabitent avec ces rongeurs
depuis des siècles, de façon plus ou moins harmonieuse selon les époques.
capables de se glisser dans des
trous de la taille d’une pièce de
50 centimes. Ils peuvent vivre
n’importe où : dans des bâtiments
abandonnés, des murs brisés, des
moteurs de voiture, etc. Ils n’ont
pas besoin de voir : ils utilisent leur
sens du toucher pour se déplacer.
Ils peuvent se nourrir de détri-
tus ou d’excréments de chien et
engendrer 84 petits en l’espace
d’une seule année.
La cohabitation avec les humains
est diicile. Les rats peuvent s’in-
iltrer dans les greniers et ronger
les ils, causant ainsi des dom-
mages et provoquant parfois des
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
↓ Dessin de Willis,
Tunisie.
cela ne suit pas, et que la maire
devrait plutôt chercher à éliminer
ces nuisibles.
Tous les scientiiques n’ont pas
envie de consacrer leurs recherches
aux rats sauvages. En fait, la plu-
part des chercheurs en écologie
“veulent aller dans les montagnes
ou dans la jungle ou naviguer sur
l’océan, me conie Gregory Glass,
un scientiique qui a passé sa car-
rière à étudier les rats à Baltimore.
Peu de gens veulent s’installer la nuit
dans une ruelle de New York pour y
faire des recherches”.
Projet Armaguedon. Cela
explique peut-être en partie pour-
quoi les connaissances sur la vie
des rats sont encore limitées, même
si presque tout le monde a un avis
sur le sujet. Aude Lalis, généti-
cienne spécialiste des rongeurs,
coordonne le projet Armaguedon,
une initiative coparrainée par
un certain nombre de groupes
scientiiques qui a été lancée au
printemps 2021 et vise à mieux
comprendre les rongeurs des villes.
“On s’est rendu compte qu’on savait
très peu de choses, même sur les ani-
maux qui nous entourent, en com-
mençant par le rat”, m’a-t-elle dit.
Aude Lalis travaille dans les
locaux du Muséum national d’his-
toire naturelle de Paris, dans un
vaste ensemble de bâtiments bor-
dant l’allée des Crapauds. Son
bureau est situé dans l’aile qui
abrite les collections de rongeurs
du musée. Des spécimens empail-
lés dont on a retiré les yeux sont
exposés dans de longues rangées
d’armoires. Ils viennent de par-
tout dans le monde, souvent des
anciennes colonies françaises,
en particulier celles d’Afrique de
l’Ouest. Le musée s’occupe aussi
des peaux de rat échangées dans le
cadre du commerce illicite de four-
rures qui sont saisies par les agents
incendies d’origine électrique. Pour Anne Hidalgo, la maire de des douanes. Les collections font
Ils détruisent les infrastructures Paris – une socialiste qui s’est alliée partie du patrimoine national fran-
et abîment les voitures en s’ins- aux Verts et au Parti communiste çais au même titre que les œuvres
tallant sous leur capot pour gri- français pour administrer la ville –, d’art exposées au Louvre, explique
gnoter les câbles qui s’y trouvent. l’enjeu est politique : son opposi- Aude Lalis. L’établissement soufre
Plus inquiétant encore, les rats tion airme en efet que l’état de d’un manque chronique de res-
peuvent transporter la ville s’est fortement sources : il ne peut compter sur les
des agents pathogènes dégradé depuis qu’elle services que d’un taxidermiste, et
comme l’hépatite ou E. est en fonction. En 2017, ce sont des bénévoles, parmi les-
coli. Leur pelage abrite Anne Hidalgo a adopté quels la mère d’Aude Lalis, qui
parfois des puces, qui REPORTAGE un plan de dératisation font l’inventaire des collections.
peuvent être porteuses qui prévoyait l’instal- Contrairement aux rongeurs du
d’une bactérie susceptible de pro- lation de ilets antirongeurs et Cameroun ou de la Côte d’Ivoire, le
voquer des ièvres. Leur urine peut l’imposition d’amendes élevées rat de Paris est un sujet avec lequel
transmettre la leptospirose, une aux citadins qui laissent traîner le personnel du musée travaille
infection qui conduit parfois à la leurs déchets. Ses adversaires de depuis peu. Il appartient à l’es-
méningite et à l’insuisance rénale. droite estiment cependant que pèce Rattus norvegicus, également
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
connue sous les noms de “rat
brun”, “rat d’égout” ou “surmu-
lot”. Techniquement, c’est une
espèce invasive originaire d’Asie.
On ignore quand il est arrivé en
France, mais, selon Aude Lalis,
on y faisait déjà référence dans
des textes datant du xvie siècle.
Alors que le rat noir, ou Rattus
rattus, vit généralement dans les
arbres, le rat brun creuse des ter-
riers dans le sol, où il peut vivre en
paix. La question de sa dangero-
sité reste encore sans réponse. Le
projet Armaguedon est né quand
l’équipe d’Aude Lalis a été sollici-
tée pour enquêter sur la présence
potentielle à Paris du rat noir, une
espèce susceptible d’être porteuse
de la puce qui transmet la bactérie
de la peste. Il y aurait donc matière
à s’inquiéter si celle-ci était confir-
mée. “Oui, il y aurait là un enjeu de
santé publique”, me confirme Aude
Lalis avec l’équanimité qui semble
la caractériser. (En fin de compte,
il semble qu’il n’y ait pas de rats
noirs à Paris, seulement des rats
d’un brun très foncé.)
Cette biologiste de l’évolution,
qui a étudié les maladies trans-
mises par les rongeurs en Afrique,
voulait en savoir plus sur les rats.
Le rat brun
creuse des terriers
dans le sol, où il
peut vivre en paix.
Que font-ils dans leurs terriers?
Quelle distance parcourent-ils
dans la ville ? Traversent-ils la
Seine? Les indicateurs relatifs à
la taille des populations de rats
ne sont pas fiables, explique-t-
elle. Même si plusieurs villes ont
rapporté d’importantes augmen-
tations pendant les confinements,
elle croit que cela est simplement
dû au fait que les gens qui s’en-
nuyaient à la maison remarquaient
plus qu’avant la présence de ces
voisins indésirables.
L’équipe du projet Armaguedon
travaille dans les parcs. L’automne
dernier, à l’aube, je suis allée faire
connaissance avec ses membres
ILS REFONT LA FRANCE
Anaïs BOUTON
Tous les vendredis de 19h15 à 20h00 I Disponible en podcast
alors qu’ils vérifiaient les pièges à
rats qu’ils avaient installés dans un
jardin. Benoît Pisanu, chercheur
en écologie au Muséum d’histoire
naturelle, a étudié les rongeurs un
peu partout dans le monde. Le
matin de notre rencontre, il est
vêtu de violet de la tête aux pieds
et fume une cigarette roulée à la
main. Il m’entraîne vers ce qu’il
appelle “le bureau”, un petit bos-
quet d’arbustes situé sous une pas-
serelle. Il est accompagné ce jour-là
par Corentin Lambert-Grimpard
et Nadia Hubert, deux de ses étu-
diants, ainsi que par un collègue
de l’Institut Pasteur.
Les quatre compagnons de tra-
vail sont venus vérifier les pièges
installés dans le parc. Ils constatent
que les appâts de kebab et de frites
ont eu un certain succès, surtout
ceux auxquels ils avaient ajouté une
bonne quantité de mayonnaise.
Certains pièges sont équipés de
caméras qui filment les rats, tandis
que d’autres sont conçus pour
capturer les rongeurs vivants de
façon que les chercheurs puissent
leur poser une bague d’oreille et
faire les prélèvements nécessaires
avant de les relâcher. Les échan-
tillons recueillis seront remis aux
scientifiques de l’Institut Pasteur
pour qu’ils étudient le lien entre les
rongeurs et les maladies. D’autres
rats, moins privilégiés, subiront
une autopsie.
Benoît Pisanu et ses collègues
s’apprêtent à examiner les deux
rats qu’ils ont capturés. Le cher-
cheur prend l’un des pièges et le
place dans un sac-poubelle blanc
avant de libérer l’animal. “Là je
prends la tête, et j’essaie de ne pas
trop serrer, explique-t-il. Le con!
Il se roule en boule et essaie de me
griffer avec ses pattes.”
La main et le rongeur sortent
tous deux intacts du sac. Il s’avère
que le rat est une femelle : ses
grosses mamelles laissent croire
qu’elle est enceinte ou qu’elle vient
juste de mettre bas. Accroupis
dans un amoncellement de feuilles
mortes, Benoît Pisanu et Corentin
Lambert-Grimpard lui posent une
petite bague métallique à l’oreille.
L’étudiant, qui porte ce jour-là
une chemise à manches longues
bleue et dont les cheveux longs
sont remontés en chignon, met
un doigt ganté dans la gueule de
l’animal, qui le mordille. Il coupe
un tout petit bout de son oreille et
le place dans une fiole. “Dépêchons-
nous : elle est stressée”, le presse
le chercheur. Les deux hommes
prennent soin de faire un prélève-
ment au niveau de la bouche et de
l’anus avant de relâcher l’animal.
“Rats le bol Paris”. Tout le
monde n’approuve pas cette
approche scientifique douce.
Geoffroy Boulard, le maire du
xviie arrondissement, dans le nord-
ouest de la ville, a fait de la lutte
contre les rats l’une de ses priori-
tés. Il appartient au parti de droite
Les Républicains et croit que le
problème des rats avec lequel Paris
est aux prises est le résultat d’une
mauvaise gestion. Il accuse Anne
Hidalgo d’être “prisonnière d’une
idéologie animaliste extrémiste”.
Pour trouver l’inspiration
concernant les méthodes d’ex-
termination, Geoffroy Boulard
s’est rendu à New York, où il a
rencontré Eric Adams ainsi que
le maire de l’arrondissement de
Brooklyn. Après avoir observé des
exterminateurs placer de la glace
carbonique dans les terriers pour
asphyxier les rats au dioxyde de
carbone, il a décidé d’importer la
méthode à Paris. Il a aussi créé
une application qui permet aux
habitants de signaler la présence
de rats dans leur quartier. Il tra-
vaille maintenant avec un collectif
de citoyens qui s’est donné pour
nom “Rats le bol Paris”.
Je suis allée à leur rencontre par
un vendredi après-midi gris. La bri-
gade était en pleine action : l’ob-
jectif était de répartir 60 kilos de
dioxyde de carbone solide dans un
important réseau de terriers situé
à proximité d’un complexe d’ha-
bitations. L’un des fondateurs du
collectif, Jacques d’Allemagne, qui
se dit propriétaire d’une société
d’investissement et qui s’occupe
d’un théâtre, est piégeur sur son
“Quand on va porter
les poubelles, on en
voit 20 ou 30 sortir
de partout.”
UNE HABITANTE
temps libre. Il estime qu’il y a entre
60 et 80 rats dans les terriers aux-
quels on s’intéresse. “On a peur,
me confie une habitante de l’im-
meuble voisin. Quand on va porter
les poubelles, on en voit 20 ou 30 sortir
de partout.”
Jacques d’Allemagne et Sylvain
Clama, cofondateur de la brigade,
procèdent avec méthode. Ils
ouvrent les contenants en mousse
qui contiennent la glace sèche et
en déposent une petite quantité
à l’entrée de chaque terrier. Le
second m’explique qu’ils observent
les environs pour repérer la fumée
produite par la glace qui signale la
présence d’une autre issue. À tour
de rôle, Jacques d’Allemagne et
lui comblent les trous de terrier
pour piéger les rongeurs et les
asphyxier. L’un d’eux émerge d’un
terrier; nous voyant, il s’empresse
d’y retourner. D’après Jacques d’Al-
lemagne, une seule intervention
permet de venir à bout de 95 %
des rats. Preuve que la méthode
fonctionne selon lui : les signale-
ments de rats sur l’application ont
diminué de 70 %.
“Ce n’est pas toxique : c’est écolo-
gique”, affirme Sylvain Clama. Il
attrape un morceau de glace car-
bonique et y dépose le bout de la
langue dans un geste dramatique
qui me laisse perplexe. “Les rats
s’endorment calmement sous terre,
explique-t-il. Ils doivent vivre sous
terre, pas sur terre.” Pendant que le
groupe termine le travail, il récu-
père un cadavre de rat à l’aide
d’une pelle et le soulève fièrement
dans les airs comme s’il s’agissait
d’un trophée.
Les rats n’ont pas toujours sus-
cité ce genre de réaction. Dans
un ouvrage intitulé Les Rats de
Paris [Le Murmure, 2021], Hécate
Vergopoulos, maîtresse de confé-
rences à la Sorbonne, soutient
qu’ils font depuis longtemps
En partenariat avec
FRANCE. 31
partie du paysage urbain. (Hécate
Vergopoulos participe au projet
Armaguedon en étudiant les per-
ceptions contemporaines de cet
animal.) Elle raconte qu’en temps
de crise les Parisiens n’ont pas
hésité à s’en nourrir. Au sujet du
siège de la ville, en 1870, à la fin
de la guerre franco-allemande,
un chasseur de rats racontait : “Je
vendais les rats 3 francs à la maison
Richard-Lucas, une taverne anglaise
rue Boissy-d’Anglas. Il y avait sur le
menu : cheval, chien, chat, cochon
d’Inde et rat. Quand le client deman-
dait du rat, on lui donnait du rat;
quand il demandait du cochon d’Inde,
on lui donnait encore du rat.”
Tout au long du xixe siècle, Paris
s’est modernisé. Urbaniste vision-
naire, le baron Georges Eugène
Haussmann a remplacé par de
grands boulevards les ruelles
étroites qui serpentaient dans la
ville jusque-là. C’est aussi pendant
cette période que l’on a creusé
les tunnels qui accueilleraient le
nouveau métro. Autrefois rempli
d’animaux, Paris s’est vidé d’une
bonne partie des êtres vivants non
humains qui y avaient élu domicile.
“Le plus fastueux des gîtes”.
À la même époque, les Parisiens,
voyant notamment émerger des
maladies comme le choléra, ont
commencé à s’intéresser à la santé
publique. Un fonctionnaire appelé
Eugène Poubelle a imposé l’usage
des bacs à ordures qui portent
aujourd’hui son nom. (Jusque-là,
les chiffonniers parcouraient les
rues pour ramasser tout ce qui
pouvait être réutilisé.) Les auto-
rités municipales ont lancé un
vaste programme de construc-
tion d’égouts. D’après Hécate
Vergopoulos, “la ville moderne a
[ce faisant] donné aux rats le plus
fastueux des gîtes et le plus gourmet
des couverts”, comme dans le film
d’animation Ratatouille.
D’une certaine manière, ces
changements ont eu pour effet
de rendre moins fréquentes les
rencontres entre les rats et les
humains. Les premiers se dépla-
çaient sous terre, où ils → 32
© Thomas Padilla / Agence 1827 / RTL
32. FRANCE
31 ← pouvaient éviter les seconds.
Quand ils émergeaient à la surface,
c’était inattendu, voire choquant.
Les journaux faisaient état
d’incidents impliquant des rats,
dont une histoire d’horreur selon
laquelle un rat aurait mangé la
main d’un poupon et une partie
de son visage.
“Marqueurs de saleté”. Au
tournant du xxe siècle, les scien-
tifiques ont découvert que les
rats pouvaient être porteurs de la
peste. Comme l’a écrit le journa-
liste Olivier Thomas dans Les rats
sont entrés dans Paris [Vendémiaire
éditions, 2022], la guerre entre
l’humain et le rat est alors entrée
dans une nouvelle phase. L’étude
des rats et des moyens permet-
tant de s’en débarrasser était sou-
dain au cœur des préoccupations
sanitaires. (En 1902, le profes-
seur de médecine Adrien Proust
– le père de Marcel – a écrit un
article dans lequel il s’intéressait
à la façon dont les marins géraient
la présence de rongeurs à bord
des navires.) En 1920, voyant les
cas de peste se multiplier, la Ville
de Paris a annoncé qu’elle verse-
rait une prime à toute personne
qui lui présenterait un cadavre
de rat. Entre septembre 1920
et juillet 1921, 500 935 rats ont
été tués. Six mois plus tard, les
autorités changeaient leur fusil
d’épaule en voyant que des gens
avaient commencé à élever des
rats pour revendre leur cadavre.
Mais les politiques et les médias
ont la mémoire courte, et les chas-
seurs de rats n’ont pas tardé à se
remettre à l’ouvrage. En 1934,
Paris, inspiré par des initiatives
similaires mises en place en
Allemagne, en Italie et en Belgique,
a décrété une “semaine du rat” au
cours de laquelle 38 000 rongeurs
ont été tués.
Olivier Thomas et Hécate
Vergopoulos considèrent tous
deux le sentiment antirat comme
une réponse déplacée à des ques-
tions d’urbanisme plus larges.
“Comme les détritus abandonnés ou
les tags sur les murs, le rat appar-
tient aux marqueurs – subjectifs –
visibles de la saleté urbaine, écrit le
journaliste. Si les gens ne le voient
pas, le rat ‘n’existe’ plus, même si
en réalité il s’est simplement dissi-
mulé dans les recoins du sous-sol.”
Hécate Vergopoulos estime que
les rats sont devenus, au il de l’his-
toire de Paris, le symbole de tout
ce que les humains ne peuvent
contrôler. Si le rat nous dégoûte,
c’est parce qu’on n’aime pas ce
qu’il représente, à savoir la saleté,
la pauvreté et tous les aspects désa-
gréables de la vie urbaine.
Pour mener leurs recherches, les
membres du projet Armaguedon
ont dû accepter certaines condi-
tions imposées par la Ville de
Paris : ils ne peuvent pas divulguer
les chifres qu’ils recueillent sur les
rats ni les lieux où ils mènent leurs
expériences. (Je ne peux donc pas
vous dire à quel endroit j’ai rejoint
Benoît Pisanu ni le nombre de
pièges que son équipe a installés ;
or, pendant ce temps, le collectif
citoyen Rats le bol Paris propage
le plus d’informations possible sur
les signalements de rats.)
Pour en finir
avec ces rongeurs,
il faudrait aménager
une ville “minérale”,
sans sol ni parcs.
Malgré les réactions passion-
nées suscitées par le projet, les
conclusions auxquelles sont par-
venus les chercheurs sont rela-
tivement peu controversées.
Le projet Armaguedon est tou-
jours en cours, mais les premières
observations semblent indiquer
que les rats évitent le plus possible
les humains. “A priori, on remarque
que les rats restent très près de leur
terrier”, indique Aude Lalis. Un
certain nombre de facteurs per-
mettent d’expliquer pourquoi on
a l’impression que les rats ont
envahi Paris. Il y a d’abord l’instal-
lation des poubelles Vigipirate, qui
ofrent aux rats des garde-manger
faciles d’accès. Il y a aussi le fait
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
que les égouts de la ville ont été
nettoyés, ce qui a incité les ron-
geurs à s’aventurer à la surface.
Enin, les travaux d’infrastruc-
ture dérangent les populations de
rats, tout comme les crues occa-
sionnelles de la Seine. “Tout ça fait
que les rats montent à la surface”,
conclut la chercheuse.
D’après Benoît Pisanu, les liens
étroits qui existent entre l’envi-
ronnement et le comportement
expliquent en partie pourquoi
la gestion des populations de
rats est une afaire si délicate. Il
peut en efet être diicile d’ex-
traire ces animaux des écosys-
tèmes urbains dans lesquels ils
vivent. La dératisation peut ainsi
avoir des efets involontaires.
Les produits chimiques utilisés
peuvent faire du tort aux ani-
maux qui vivent à proximité ou
contaminer les eaux. Une étude
sur les pygargues à tête blanche
a révélé que 83 % des cadavres
de ces rapaces contenaient du
poison contre les rats. Pour se
débarrasser complètement de ces
rongeurs, il faudrait aménager
une ville “minérale”, sans sol ni
parcs, m’a conié le chercheur.
Si l’on veut de la verdure et des
espaces naturels dans nos villes,
on doit accepter de cohabiter avec
le monde animal, y compris avec
les espèces indésirables.
D’autres villes ont découvert
que les campagnes de dératisa-
tion ne permettaient pas à elles
seules de réduire véritablement
les populations de rongeurs. Au
Canada, l’équipe du Vancouver
Rat Project a conclu que les muni-
cipalités qui décident de “faire la
guerre aux rats” obtiennent rare-
ment les résultats escomptés.
Dans certains cas, les mesures
adoptées n’ont fait que rendre
plus malades les populations sur-
vivantes, ce qui les rend poten-
tiellement plus dangereuses pour
l’humain.
Problème humain. La plupart
des problèmes à l’origine de la proli-
fération des rats urbains sont créés
par l’humain : mauvaise hygiène,
édiices mal construits. Des études,
dont certaines remontent à 1909,
montrent que les populations de
rats augmentent en présence de
déchets et d’infrastructures dégra-
dées. En l’absence de nourriture ou
d’abri, leur nombre reste gérable,
mais, dès qu’il y a l’un ou l’autre,
ils se multiplient. Il semble que
les capturer et les tuer ne serve
pas à grand-chose à long terme.
Kaylee Byers, qui se décrit elle-
même comme une “détective spé-
cialiste des rats”, a participé au
Vancouver Rat Project. D’après
elle, la présence de rats est géné-
ralement symptomatique d’un
autre problème : “On reçoit beau-
coup de plaintes d’un même quar-
tier concernant la présence de rats.
On se rend sur place et, en discutant
avec les gens, on se rend compte que
c’est parce qu’il n’y a pas eu de collecte
d’ordures depuis deux semaines.”
La présence de rats est, en ce
sens, étroitement liée aux pro-
blèmes causés par l’humain.
Pendant mes recherches sur les
rats, j’ai assisté à un événement
organisé par la bibliothèque de
l’Hôtel de Ville. En prévision de
l’événement, le personnel de la
bibliothèque avait collé des petites
silhouettes de rats en papier le
long de l’escalier en colimaçon que
les visiteurs empruntaient pour
↙ Dessin de Willis,
Tunisie.
accéder à une salle de lecture à
deux étages équipée de puits de
lumière. Une bibliothécaire tenant
à la main une petite peluche de rat
a présenté les intervenantes de
la soirée : Hécate Vergopoulos et
Emmanuelle Cohen, historienne
et directrice du musée des Égouts
de Paris. J’avais ini par persuader
une amie qui craint les rats de se
joindre à moi.
La présentation était scientiique
et se déroulait dans une atmos-
phère sereine. Puis les questions
ont commencé. “J’aurais voulu
savoir si la très mauvaise réputation
des rats est justiiée”, a demandé
une femme. “S’ils sont si heureux
dans les égouts, pourquoi en sortent-
ils le soir venu ?” a demandé une
autre. Une femme a demandé com-
bien de rats vivaient dans la ville.
“Impossible de savoir, a répondu
Hécate Vergopoulos. Il y a ceux
qui disent qu’il y a plus de rats que
d’habitants : certains disent deux
fois plus, d’autres trois fois plus…
On ne sait pas.”
Un homme a levé la main :
“J’aurais aimé savoir si la Ville
de Paris a une politique vis-à-vis
des rats. Il semble qu’il y ait eu des
attaques de rats dans les parcs. Est-ce
que ça présente un danger pour les
enfants ?” Insatisfait de la réponse
qu’on lui donnait, l’homme s’est
levé et a quitté les lieux. Les deux
femmes ont répondu calmement
aux questions, mais le public ne
semblait pas obtenir les réponses
qu’il cherchait.
Plus tard ce soir-là, l’amie qui
m’avait accompagnée m’a envoyé
un texto. “La conférence m’a porté
la poisse”, écrivait-elle. Elle avait
vu un rat en rentrant chez elle.
—Madeleine Schwartz,
publié le 17 août 2023
SOURCE
THE NEW YORK REVIEW
OF BOOKS
New York, États-Unis
Bimensuel, 143 000 ex.
nybooks.com
Créée en 1963, la grande revue
littéraire et politique de
l’intelligentsia new-yorkaise
doit sa renommée à ses articles
fouillés, authentiquement
critiques et… très longs. Relet
en ligne de la revue, le site va à
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34.
tra n s-
versales.
économie
La guerre
en Ukraine
ravage
l’Afrique
Agriculture. La pénurie d’engrais
qui a suivi l’invasion russe fait toujours
sentir ses effets sur le continent
africain. Exemple au Nigeria.
—The New York Times,
extraits (New York)
S uleiman Chubado ne sait
pas exactement pourquoi
le prix de l’engrais a plus
que doublé en un an. Mais il
a cruellement conscience des
conséquences. Il n’en a plus assez
pour son exploitation agricole
dans le nord-est du Nigeria. Son
maïs est donc rachitique et pâle.
Les plants rabougris penchent
vers le sol poussiéreux.
Dans sa maison en terre, il a dû
s’habituer à dire à ses deux jeunes
enfants et à sa femme enceinte
qu’ils devaient se contenter de
deux repas par jour – parfois un
seul –, même si la faim les ronge.
Quand lui et ses voisins se
plaignent de cette catastrophe
qui touche une grande partie de
l’Afrique, ils partagent leurs théo-
ries sur l’origine du problème : la
guerre de la Russie en Ukraine,
qui a bouleversé le transport des
composants clés de l’engrais.
Suleiman Chubado dit : “Nous
vivons dans deux mondes diffé-
rents, séparés par des avions et
des océans. Comment cela peut-il
se répercuter sur nous ici ?”
Cette question trouve un écho
dans de nombreux pays à faibles
revenus. Des agriculteurs sont
Sciences.......38
Signaux ....... 39
confrontés à ces chocs qui ont
rendu les fertilisants rares et coû-
teux, ont énormément amoin-
dri les récoltes, causé l’inflation
des prix alimentaires et pro-
pagé la faim.
La guerre en Ukraine a réduit
les exportations céréalières de
toute la région et fait flamber
le cours des matières premières
comme le blé de l’Égypte à l’Indo-
nésie. Les chaînes d’approvision-
nement alimentaire mondiales
subissent aussi les ravages du
changement climatique – cani-
cules, sécheresses, inondations.
Codépendance. Aujourd’hui,
la pénurie d’engrais et leurs
prix élevés s’ajoutent au reste
et menacent les moyens de sub-
sistance. L’effondrement de la
production de fertilisants remet
en question les règles du com-
merce international tel qu’il fonc-
tionne depuis des décennies.
D’éminents économistes van-
taient la mondialisation comme
une assurance contre les chocs.
Lorsque les usines quelque part
ne peuvent plus produire cer-
tains biens, on peut les faire venir
d’ailleurs. Pourtant, alors que la
pénurie d’engrais touche les agri-
culteurs dans toute l’Afrique et
dans certaines parties de l’Asie,
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
leur angoisse atteste une facette
moins connue de l’économie
interconnectée : la codépen-
dance vis-à-vis de fournisseurs
tout-puissants de produits vitaux
constitue une menace générali-
sée en cas de chocs.
La crise a commencé par la
pandémie de Covid-19, qui a ren-
chéri le transport des compo-
sants des engrais. Puis est venue
la guerre. Enfin, depuis le prin-
temps 2022, la Banque centrale
américaine a fortement relevé les
taux d’intérêt pour brider l’in-
flation aux États-Unis. Ce qui a
fait grimper la valeur du dollar
par rapport à de nombreuses
devises. Comme les composants
des engrais sont cotés en dollars,
leur prix a flambé dans des pays
comme le Nigeria.
NIGER
BÉNIN Abuja
TOGO
NIGERIA
GHANA
Lagos Port
Harcourt
Golfe de Guinée
Faute d’engrais le Programme alimentaire mon-
de synthèse, dial [des Nations unies].
Une grande confusion et le
certains paysans
utilisent du fumier.
Depuis [l’invasion de l’Ukraine
en] février 2022, le prix de l’en-
désespoir ressortent de quasi-
ment toutes les conversations
avec la quarantaine d’agricul-
teurs, commerçants dans l’ali-
mentation et distributeurs
grais a plus que doublé au Nigeria d’engrais rencontrés dans le
et dans 13 autres pays, selon une nord-est du Nigeria.
enquête de l’organisation huma- Les agriculteurs sont passés
nitaire internationale ActionAid. de cultures classiques, comme le
D’après la Banque mondiale, l’in- riz et le maïs, à d’autres, moins
sécurité alimentaire atteint un rentables, comme le soja et les
niveau “alarmant” dans une large arachides, moins gourmandes en
part de l’Afrique de l’Ouest et de engrais. Des voleurs pillent les
l’Afrique centrale. Au Nigeria, récoltes. Des femmes quittent
pays le plus peuplé du continent, leur mari pour rentrer dans
près de 90 millions de personnes, leur famille quand celle-ci leur
soit environ deux cinquièmes de permet un meilleur accès à la
la population, souff rent d’une nourriture. Des parents retirent
“alimentation insuffisante”, selon leurs enfants de l’école faute de
pouvoir payer les frais de scola-
RCA République centrafricaine rité. La mobilité sociale a laissé
place à l’impératif de s’en sortir.
Suleiman Chubado, 27 ans, est
Gombe TCHAD déterminé à envoyer ses enfants
à l’université. Habituellement,
il nourrit sa famille avec une
Yola partie de sa récolte et vend le
reste pour gagner de l’argent.
COURRIER INTERNATIONAL
Mais, sans aucun excédent à
RCA vendre cette année, il a récem-
ment dû faire passer son fils de
CAMEROUN
10 ans d’une école privée, où les
300 km
cours ne comptent pas plus de
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
20 élèves, à une école publique, où
70 enfants s’entassent en classe.
Il n’a pas les moyens d’ache-
ter les trois uniformes régle-
mentaires, alors Abubakar doit
se contenter d’un seul. Il y a des
jours où son ils se plaint de la
saleté de sa tenue et refuse d’al-
ler à l’école.
Face aux prix exorbitants des
engrais synthétiques ou indus-
triels, certains agriculteurs se
sont tournés vers le fumier. À
long terme, c’est préférable pour
les sols, la qualité des aliments
et la santé publique, selon les
spécialistes.
Piraterie. Mais il faut par-
fois des années pour que des
cultures aux engrais organiques
atteignent les rendements des
engrais industriels. Au Nigeria,
la priorité absolue est de pro-
duire plus de nourriture. Les
engrais chimiques restent, du
moins pour l’instant, un moyen
crucial d’injecter dans les sols
des éléments nutritifs vitaux,
comme l’azote et le potassium.
L’engrais chimique est une
industrie internationale domi-
née par des fabricants implan-
tés aux États-Unis, en Chine,
en Inde, en Russie, au Canada
et au Maroc. Le Nigeria compte
TRANSVERSALES. 35
←← Mary Bitrus cultive une
parcelle à l’extérieur de Yola,
au Nigeria, avec ses enfants.
← Kasim Abubakar voit
baisser dangereusement
son stock d’engrais dans
son entrepôt à Gombe.
Photos Finbarr O’Reilly/
The New York Times
L’association de Gideon
Negedu représente 80 usines de
mélange d’engrais et 500 grands
distributeurs au Nigeria. En
quête de potasse, elle s’est tour-
née vers la province canadienne
du Saskatchewan, et a dû faire
face à la concurrence acharnée
de bien plus grands consomma-
teurs d’engrais aux États-Unis et
en Inde, et à des tarifs de trans-
port plus élevés. Durant presque
toute l’année 2022, la tonne de
phosphate acheminée du Canada
au Nigeria coûtait 1 350 dollars,
soit environ cinq fois son prix
d’avant 2020.
Dans la ville poussiéreuse
de Gombe, l’inquiétude monte
plusieurs usines d’engrais azotés, En mars 2021, un immense La guerre a aussi limité l’accès pour Kasim Abubakar, un mar-
mais presque toute leur produc- porte-conteneurs s’est échoué à la potasse, une source cruciale chand d’engrais de 28 ans, qui
tion est exportée vers l’Amérique en travers du canal de Suez et de potassium. L’exploitation de contemple ses stocks de plus en
du Sud. Ce qui rend le pays vulné- a bloqué cette autoroute com- ces gisements est une industrie plus maigres. En juillet 2022, au
rable à chaque rupture de la chaîne merciale, ce qui a fait lamber de premier plan en Biélorussie, début de la période de pointe
d’approvisionnement mondiale. les prix du transport maritime alliée de la Russie. Même avant la pendant laquelle les agriculteurs
La pandémie a porté un coup dans le monde entier. Le cours guerre en Ukraine, la Biélorussie épandent des engrais, il a passé
extrêmement violent. Pour fabri- du phosphate marocain livré était confrontée à des restrictions commande de 700 sacs de granu-
quer et mélanger de au Nigeria est passé internationales sur ses ventes. La lés d’urée – une forme d’azote –
l’engrais, le Nigeria de 300 à 400 dollars Russie est un autre grand four- auprès d’un fabricant nigérian.
importe, par bateaux la tonne à plus de nisseur de potasse. Ce n’est qu’en octobre, quatre
qui débarquent dans 1 000 dollars. Les sanctions américaines et mois après le pic saisonnier, qu’il
le port de Lagos, du REPORTAGE “Il y a eu tous ces pro- européennes contre la Russie et l’a reçue.
phosphate de mines blèmes qui ont entravé la Biélorussie comportent des
marocaines. Les deux premiers l’approvisionnement”, résume exemptions censées permettre le Pic saisonnier. Cette année,
mois de la pandémie, comme l’ac- Gideon Negedu, secrétaire exé- commerce de matières premières Kasim Abubakar a commandé à
tivité commerciale était paraly- cutif de l’Association nigériane agricoles. Mais une grande partie Lagos 2 100 sacs de NPK, mélange
sée, les transporteurs maritimes, des producteurs et fournisseurs de la potasse biélorusse était des trois principaux éléments
selon la Conférence des Nations d’engrais. jusque-là expédiée par bateau de nutritifs. Il a réglé d’avance le
unies sur le commerce et le déve- Puis, alors que la chaîne logis- Lituanie, qui a suspendu la liaison solde de 48 millions de nairas
loppement, ont réduit d’envi- tique commençait tout juste à ferrée avec sa voisine depuis 2022. [56 600 euros]. Des semaines plus
ron un cinquième le nombre se rétablir, la Russie a envahi Impossible pour les fabricants tard, un responsable commercial
de ports d’escales en Afrique l’Ukraine. d’engrais de se passer de phos- l’a informé que la production à
subsaharienne. Pour les producteurs d’en- phate et de produire leurs fer- l’usine était suspendue. Kasim
Ensuite, quand les cargos ont grais, l’efet le plus immédiat du tilisants avec les deux autres Abubakar n’a jamais reçu sa com-
repris un rythme normal, Lagos conlit a été ses conséquences principaux composants, l’azote mande et a attendu quatre mois
a été submergé par la ile d’at- sur les prix de l’énergie. et le potassium : la plupart des son remboursement. Comme il a
tente de navires. Pour arriver plus Les engrais azotés sont fabri- cultures ont besoin des trois. peu de stock, ses ventes ont été
facilement à bon port, les fabri- qués au moyen d’un procédé divisées par deux.
cants d’engrais ont dérouté leurs chimique qui consomme de “Tel que c’est parti, Dans la région de Gombe, la
cargaisons vers Port Harcourt, l’énergie, souvent du gaz natu- ma récolte ne servira pénurie d’engrais s’est exacer-
à 600 kilomètres plus à l’est sur rel. Comme les États-Unis, l’Eu- bée. Les agriculteurs ayant assez
la côte. Mais les nombreux actes rope et d’autres États ont imposé qu’à notre propre d’argent ou de capacités de crédit
de piraterie dans cette zone ont des sanctions à la Russie – un consommation.” comme Mohammed Sambo,
entraîné une hausse des tarifs producteur majeur de gaz –, les Adamu Ibrahim, 77 ans, y ont vu une chance à
d’assurance et du fret. prix ont augmenté. AGRICULTEUR saisir. Il vit sur son exploitation
36. TRANSVERSALES
de 150 hectares, dans l’arrière-
pays, avec ses quatre épouses,
ses sept enfants et quarante
petits-enfants, dans des mai-
sons en terre sans électricité ni
eau courante.
L’an dernier, en raison de la
hausse des prix, Mohammed
Sambo et sa famille n’ont cultivé
que 30 hectares. Cette année,
l’engrais était encore plus cher.
Ça ne les a pas empêchés de
doubler les surfaces cultivées
et de renforcer leur recours aux
engrais, dans l’idée que les hari-
cots blancs, le maïs et le millet
qu’ils faisaient pousser se ven-
draient plus cher en raison du
retrait des autres agriculteurs. Ils
ont fait un emprunt à une entre-
prise locale de semences partie
prenante d’un programme de
l’ONG Mercy Corps, qui attend
la récolte pour collecter ses
remboursements.
Récemment, un après-midi, la
famille de Mohammed Sambo
montre ièrement ses immenses
pieds de maïs. L’un de ses ils
retire la soie d’un épi promet-
teur pour révéler de généreux
grains blancs.
La famille prévoit de réinves-
tir ses bénéices pour agrandir la
surface cultivée l’an prochain, et
d’installer à terme des panneaux
photovoltaïques pour produire
son électricité.
Mais ceux qui n’ont pas les
moyens d’acheter de l’engrais
sont triplement maudits. La
“Comment peut-on
travailler si dur
et se faire ensuite
piquer sa récolte ?”
J uliana Bala,
AGRICULTRICE
récolte est insuffisante pour
nourrir leur famille. Ils n’ont rien
à vendre pour gagner de l’argent.
Et ils doivent acheter à manger à
des prix stratosphériques.
Adamu Ibrahim, 28 ans, père
de quatre enfants, espérait
vendre une partie de son maïs
ain d’avoir les fonds pour inan-
cer un projet essentiel : le rem-
placement des murs délabrés
de sa maison en terre. Des ser-
pents venimeux se glissent régu-
lièrement au travers, menaçant
sa famille. Mais cette année il
n’a pu épandre que la moitié
de la quantité habituelle d’en-
grais. Et cet après-midi, sous le
soleil tropical, son maïs est en
berne. Il dit : “Tel que c’est parti,
ma récolte ne servira qu’à notre
consommation.”
Quand la saison agricole a
commencé, en mai, les com-
posants des engrais étaient à
nouveau accessibles facilement
partout dans le monde. Par télé-
phone de son bureau à Rome,
Máximo Torero Cullen, écono-
miste en chef à l’Organisation
pour l’alimentation et l’agricul-
ture (FAO) des Nations unies,
explique : “Le marché des engrais
s’est stabilisé. Je ne vois plus trop
de problèmes à ce stade.”
Ce n’est pas le cas des agri-
culteurs d’une grande partie
de l’Afrique, toujours en butte
aux diicultés. Le prix de tout
augmente. Si les engrais sont à
nouveau disponibles, beaucoup
n’ont pas les moyens de se les
ofrir. Les prix des aliments de
base comme le maïs, le riz et les
haricots lambent. Tout comme
ceux de la viande.
Inondations. À Washington,
la Banque centrale a relevé ses
taux. Les investisseurs ont vendu
diverses devises dans les pays les
plus à risque, comme le Nigeria,
pour acheter des actifs devenus
plus rentables, achetés et vendus
en dollars. En un an, le naira
nigérian a perdu quasiment la
moitié de sa valeur par rapport
au dollar. L’efondrement des
monnaies locales a renchéri le
coût des importations, dont les
composants des engrais.
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
C’est loin d’être la seule
source d’ennui des agriculteurs.
En 2022, des inondations catas-
trophiques ont balayé les cultures
dans le nord-est du Nigeria. À
Abuja, la capitale, le gouverne-
ment a supprimé les subventions
sur le carburant, ce qui a rendu
le transport plus coûteux.
En 2022, dans la ville de Yola,
Aisha Hassan Jauro, 40 ans, mère
de cinq enfants, a emprunté
100 000 nairas [117 euros] auprès
d’une banque locale à un taux
de 20 %. Elle s’est servie de
l’argent pour acheter de l’en-
grais, des semences et des pes-
ticides pour ses deux hectares
de maïs. Les inondations ont
détruit son champ, la privant de
nourriture et d’argent, mais elle
doit toujours rembourser chaque
mois 17 500 nairas [20 euros].
Elle et son mari achètent des
épices et des céréales sur un
marché en ville et les revendent
avec une marge dans leur vil-
lage, ce qui leur rapporte juste
de quoi prendre un repas par
jour. Ils gardent les aliments
les plus nourrissants pour les
enfants – des beignets de farine
de manioc –, pendant que les
adultes se contentent de bouil-
lons de mauvaises herbes. Ils
ont retiré leur ille de l’univer-
sité, où elle étudiait la gestion
des catastrophes.
La terre aurait pu leur per-
mettre de s’en sortir, mais cette
année, avec des engrais encore
plus chers, ils n’ont rien planté.
Pour les agriculteurs habi-
tués à nourrir leur famille, aller
au marché est vécu comme une
humiliation.
Par un récent après-midi,
Suleiman Chubado arrive au
marché central à Yola pour com-
pléter sa maigre récolte. Il se
fraye un chemin dans le dédale
des allées boueuses où sont
← Le marché central de Yola.
Y venir est une humiliation
pour un cultivateur :
c’est qu’il ne produit pas
assez pour nourrir sa famille.
↙ Juliana Bala, à Gombe,
découvre à 70 ans
l’insécurité alimentaire après
que sa récolte a été pillée.
Photos Finbarr O’Reilly/
The New York Times
tassés les marchands. Des gamins
avec des cagettes remplies d’œufs
devant des femmes portant sur
leur tête des paniers de bananes
plantain. L’air est chargé d’une
odeur âcre de poisson fumé,
de tripes et de gazole, qui ali-
mente de bruyantes machines
à moudre le maïs.
Suleiman Chubado a acheté
des épinards, un oignon rouge et
une bouteille d’huile d’arachide
pour la cuisson. Elle coûtait deux
fois moins cher l’année dernière,
alors il en a acheté moitié moins
que d’habitude.
Sur un étal, un homme plonge
un bol en métal dans un grand
sac pour transvaser des granu-
lés d’urée dans deux poches en
plastique. “Avant, je pouvais ache-
ter le sac entier”, avoue Suleiman
Chubado.
À Gombe, Juliana Bala a décou-
vert une sensation jusqu’alors
inconnue du haut de ses 70 ans :
la peur d’avoir faim. Elle a élevé
six enfants dans le logement
de fonction fourni à son mari,
employé des chemins de fer. Un
matin, il y a peu, Juliana a enduré
une heure de marche pour rentrer
à sa ferme et découvrir que ses
cultures avaient été saccagées.
Des voleurs avaient pris la moitié
de son maïs. Elle raconte : “Je me
suis efondrée en pleurs. Comment
peut-on travailler si dur et se faire
ensuite piquer sa récolte ?”
Près de la moitié de son revenu
annuel s’était volatilisée, les plon-
geant, elle, son mari et leurs six
petits-enfants qu’ils élèvent, dans
l’insécurité alimentaire, les pri-
vant aussi de l’épargne dont ils
avaient besoin pour acheter des
graines et de l’engrais pour l’an-
née prochaine.
“La vie a changé, dit Juliana
Bala. J’ai peur que ce soit la in
du monde.”
—Peter S. Goodman,
publié le 15 octobre 2023
 7H/9H
LA MATINALE
AVEC
DAVID ABIKER

INFO . ÉCO . CULTURE . MUSIQUE

L’ART DE BIEN
COMMENCER LA JOURNÉE.
38. TRANSVERSALES
SCIENCES
L’art de déboucher
son nez
Santé. Se moucher ne suffit pas à se débarrasser
de la sensation d’avoir les narines obstruées.
Car ce processus est aussi commun que complexe.
—The Atlantic,
extraits (Washington)
D epuis que mon enfant va
à la crèche, j’attrape au
moins un rhume par mois.
Et une nouvelle activité s’est invi-
tée dans mon quotidien, mettant
ma dignité à rude épreuve : le
débouchage de nez. Je me mouche
à longueur de journée, et j’ai noué
une relation fusionnelle avec les
cornes de lavage nasal et toute une
ribambelle de produits déconges-
tionnants (mon conseil : deman-
dez directement les plus eicaces,
ceux qui sont cachés derrière le
comptoir de la pharmacie).
Si ces mésaventures m’ont
appris une chose, c’est que la
congestion nasale est un phé-
nomène plein de surprises. Pour
commencer, sachez que nous ne
possédons pas un, mais deux nez,
qui fonctionnent en alternance,
selon un cycle lié à nos aisselles.
C’est Ronald Eccles, ancien direc-
teur – désormais à la retraite – du
Centre du rhume de l’université
de Cardif, au pays de Galles, qui
me l’a appris. Cela peut sembler
absurde, mais n’oublions pas à quoi
ressemble notre nez (ou plutôt
nos nez) vu de l’intérieur : chaque
narine s’ouvre sur sa propre cavité
nasale, qui ne communique pas
directement avec l’autre. Il s’agit
de deux organes distincts, tout
comme les yeux ou les oreilles.
Cycle nasal. Et le nez est loin
d’être un simple conduit passif :
son anatomie interne est en évo-
lution permanente. Il est tapissé
de tissus veineux érectiles, dont
la structure est, d’après Ronald
Eccles, “semblable à celle des tissus
érectiles du pénis”, qui peuvent se
gorger de sang. Les éventuelles
infections et allergies accen-
tuent leur gonlement, jusqu’à
obstruer complètement les cavi-
tés. C’est d’ailleurs principa-
lement ce gonflement, et
non l’accumulation de mucus,
qui explique la sensation de nez
bouché. C’est pour cette raison
qu’expulser la morve des narines
ne suit jamais à les déconges-
tionner complètement.
“Vous pouvez vous moucher tant
que vous voudrez, vous ne vous
débarrasserez pas des muqueuses
gonf lées”, explique Timothy
Smith, otorhinolaryngologiste
au Centre des sinus de l’univer-
sité des sciences et de la santé de
l’Oregon, aux États-Unis. Se mou-
cher délicatement est relativement
eicace pour éliminer le mucus
qui vient accentuer la sensation
d’engorgement, concède-t-il, mais
les véritables produits déconges-
tionnants agissent par vasocons-
triction : en faisant rétrécir les
vaisseaux sanguins du nez, [ils
permettent de réduire le gonle-
ment de la muqueuse] et de sou-
lager temporairement le malade.
Dans un nez qui n’est pas
enrhumé, le gonflement et le
→ Dessin
de Tiounine
paru dans
Kommersant,
Moscou.
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
dégonflement de la muqueuse
suivent une logique bien pré-
cise, qualiiée de “cycle nasal”. À
intervalles réguliers de quelques
heures, l’une des narines se bouche
partiellement, tandis que l’autre
s’ouvre, puis le processus s’inverse,
et ainsi de suite. La durée exacte
du cycle varie d’une personne à
l’autre. Mais ces transformations
passent souvent inaperçues : “Très
peu de gens ont connaissance de ce
phénomène”, assure Guilherme
Garcia, ingénieur biomédical à la
faculté de médecine du Wisconsin.
Personnellement, je ne soupçon-
nais rien, alors que je respire grâce
à mon nez depuis ma naissance.
Mais maintenant que j’y pense,
Lorsqu’un côté
du nez se bouche en
partie, il pourrait se
réchauffer assez pour
repousser les virus.
cela semble parfaitement logique :
quand je suis enrhumée, j’ai sou-
vent l’impression d’avoir une
narine plus obstruée que l’autre.
Une fois que l’on a pris
conscience de ce cycle, il devient
possible de le contrôler – du moins
en partie. En me tournant d’un
côté puis de l’autre durant mes
insomnies, j’activais sans le savoir
les récepteurs situés sous mon ais-
selle, qui agissent sur l’ouverture
de la narine opposée. Ce cycle
nasal pourrait être les vestiges
d’un instinct de survie ancestral :
lorsque nous sommes allongés sur
le lanc droit, notre narine gauche
se trouve plus loin du sol et donc
moins à risque d’être obstruée.
Les adeptes du yoga ont d’ail-
leurs appris à tirer parti de ce phé-
nomène, en glissant sous leur bras
une petite béquille appelée danda,
qui leur permet de guider la respi-
ration vers l’une ou l’autre narine.
Sur Internet, certaines personnes
conseillent également de se coin-
cer une bouteille sous un bras pour
décongestionner la narine oppo-
sée. Mais l’efet n’est pas immé-
diat : j’ai testé l’astuce, et j’ai eu
mal au bras avant que mon nez
ne se débouche. J’ai ensuite voulu
réessayer avec une vieille béquille,
mais je n’ai pas pu m’empêcher
d’utiliser un mouchoir, autant
par habitude que par impatience.
Si on ne connaît pas avec certi-
tude le rôle du cycle nasal, on sait
qu’il existe aussi chez le chat, le
cochon, le lapin, le chien et le rat,
liste Ronald Eccles. Selon certains
chercheurs, il pourrait contribuer
à lutter contre les agents patho-
gènes. Lorsque le tissu veineux
érectile se rétracte, du plasma
riche en anticorps est expulsé au
niveau des parois internes des cavi-
tés nasales. Et chaque cycle pour-
rait permettre de reconstituer les
défenses immunitaires du nez.
Par ailleurs, les virus respon-
sables des infections des voies res-
piratoires supérieures semblent
particulièrement apprécier les
températures situées juste en deçà
de la température corporelle. Or,
lorsqu’un côté du nez se bouche
en partie, il pourrait
se réchaufer sui-
samment pour
repousser
les virus.
Autre
hypothèse :
le cycle nasal permet-
trait à chaque partie du
nez de se reposer à tour
de rôle. Contrairement aux
yeux, aux oreilles et à la
bouche, le nez travaille 7 jours
sur 7, 24 heures sur 24, pour iltrer
et réchaufer l’air avant qu’il n’ar-
rive dans les poumons, organes
particulièrement fragiles. Et la
tâche n’est pas aussi simple qu’il
n’y paraît : lorsque nous respi-
rons un air à environ 21 °C, avec
un taux d’humidité avoisinant les
35 %, il doit arriver dans le rhino-
pharynx à 37 °C et 100 % d’hu-
midité, explique Timothy Smith.
Menthol. Le nez est un excellent
système de chaufage et de venti-
lation. Mais il n’est pas infaillible
pour autant : il est notamment
incapable de mesurer directe-
ment le lux d’air, et s’en remet
aux informations transmises par
les récepteurs du froid activés au
passage de l’air.
Or ces récepteurs peuvent être
induits en erreur, par le menthol
notamment. Ronald Eccles a ainsi
constaté que les personnes ayant
ingéré des pastilles mentholées
parviennent à retenir davantage
leur soule, peut-être parce que la
fraîcheur du bonbon fait croire à
l’organisme qu’il continue à inspi-
rer de l’air. C’est pour cette même
raison que les pommades comme
Vicks VapoRub parviennent à sou-
lager la sensation de nez bouché,
alors qu’elles n’ont aucun efet
concret sur l’ouverture des cavi-
tés nasales.
À l’inverse, certaines personnes
soufrent d’une étonnante mala-
die baptisée “syndrome du nez
vide”, qui peut survenir, dans de
très rares cas, après une chirur-
gie destinée à améliorer la cir-
culation de l’air dans le nez. Les
personnes atteintes ont l’impres-
sion d’avoir le nez bouché en per-
manence – possiblement à cause
de lésions des récepteurs du froid
et d’autres altérations des sens.
L’absence de perception du pas-
sage de l’air dans les narines peut
s’avérer si perturbante que les
patients ont l’impression de suf-
foquer, alors même que leur nez
est parfaitement normal.
Dans une moindre mesure,
nous avons tous un ressenti
erroné de la congestion nasale.
La narine la plus obstruée par le
gonlement des muqueuses n’est
pas toujours celle que l’on per-
çoit comme la plus bouchée. “Ce
phénomène étonne toujours autant
les médecins”, constate Timothy
Smith. D’autres facteurs, comme
la température, jouent très cer-
tainement un rôle. Le fonction-
nement interne du nez reste
complexe et mystérieux.
—Sarah Zhang,
publié le 30 octobre 2023
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024 TRANSVERSALES. 39

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Particules fines en capitales

L’air pur est un luxe rarissime dans les grandes villes du monde.

Lorem ipsum
Seuil de référence
de l’OMS = 5 μg/m3

Concentration moyenne
de particules fines PM2.5
0-5 5,1-10 10,1-15 15,1-25 25,1-35 35,1-50 > 50
en 2022 (μg/m3) Dépassement × 1-2 × 2-3 × 3-5 × 5-7 × 7-10 > × 10
du seuil

Canberra, Australie 2,8 Helsinki, Finlande 5,5 Le Cap, Afrique du Sud 6,7 San José, Costa Rica 7,9 Tokyo, Japon 9,2

1 cercle = 1 μg Toutes les capitales après

(microgramme) celle-ci ont enregistré des
taux d’exposition
aux particules fines.
1 carré = 1 m3

Londres, Royaume-Uni 9,6 Washington, États-Unis 9,8 Nairobi, Kenya 11,5 Paris, France 12,7 Ankara, Turquie 14

Buenos Aires, 14,2 Bangkok, Thaïlande 18 Guatemala, Guatemala 18,5 Zagreb, Croatie 22,4 Pékin, Chine 29,8
Argentine

SOURCE : RAPPORT SUR LA QUALITÉ DE L’AIR DANS LE MONDE IQAIR 2022

Téhéran, Iran 36,1 Abou Dhabi, Émirats 48 Dacca, Bangladesh 65,8 New Delhi, Inde 89,1 N’Djamena, Tchad 89,7
arabes unis

PLANET ANOMALY. Ce site a été créé en mars 2023 par la sur le rapport d’IQAir 2022 sur la qualité de l’air dans le monde et
datajournaliste Bhabna Banerjee. Son objectif : transformer des présente initialement les données de 75 capitales mondiales. Bien
données scientifiques en “histoires visuelles et digestes”. Celle-ci que l’échantillon présenté ici ne permette pas une comparaison
La source est un extrait d’une infographie parue en novembre. Elle s’appuie exhaustive, il traduit les disparités existant entre les villes.
40. Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024

360 MAGAZINE
Dans les pas du poète Basho • Voyage ...........
“Moi, capitaine”, une odyssée humaine • Cinéma ..
La carte en avance sur son temps • Histoire .....
Ivan Krastev, politologue bulgare • L’entretien..
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Un an dans la vie du teyedu,

fromage bleu des Asturies
Il y a vingt-deux ans, à 1 200 mètres d’altitude, presque
par accident, naissait le teyedu, l’un des fromages persillés
espagnols les plus réputés. Un journaliste asturien nous révèle
les secrets de sa patiente fabrication, au fil de quatre saisons.
—El País Semanal , extraits (Madrid)

Automne Ni par la texture : ils sont aussi durs qu’une gomme

d’écolier. Ni par l’odeur : ils dégagent un arôme doux.
Océan Atlantique
ESPAGNE Ici, il y a bien longtemps, quelqu’un a mangé une prune. Ils pèsent 2,2 kilos chacun. Ils sortent tout juste de la
Ici, à 1200 mètres d’altitude, dans la forêt de hêtres qui fromagerie et sont sur le point d’entamer la deuxième
tapisse le versant nord du mont Camba, dans le massif phase de leur élaboration : le voyage jusqu’à la grotte où
Avilés Gijón oriental des pics d’Europe, dans les Asturies. Le noyau ils séjourneront pendant au moins six mois, pour en res-
Cabrales de ce fruit est tombé dix mètres plus loin, a germé et a sortir sous forme d’un fromage crémeux persillé de bleu.
Oviedo donné naissance à un prunier. Aujourd’hui, c’est aussi un Jorge et Borja travaillent pour une fromagerie où Pepe
GALICE

ASTURIES Ortiguero Las Arenas

repère naturel indiquant l’entrée de la grotte du Teyedu, Bada, aujourd’hui à la retraite, fait désormais office de
Pic Urriellu
Tielve qui donne son nom au cabrales qui mûrit pendant des guide. C’est l’homme qui a révolutionné l’histoire du
2 519 m
CANTABRIE mois à l’intérieur et passe pour l’un des meilleurs fro- fameux fromage bleu des Asturies.
COURRIER INTERNATIONAL

PICS D’EUROPE mages bleus du monde.
E S P A G N E À 5 kilomètres de là, 510 mètres plus bas, ce 28 novembre,
à la Sainte-Catalina, Tielve se réveille dans le froid
CASTILLE-ET-LEÓN et l’humidité. Ce village de la commune de Cabrales
León 25 km compte 28 habitants. Et deux bars. Aucun n’est ouvert
aujourd’hui. La météo annonce une température mini-
male de 7 °C, mais, avec le vent qui souffle en rafales à
plus de 61 km/h, le ressenti sera plus froid.
Un chemin cimenté abrupt part d’un coin de la place
du village. Jorge González (47 ans, né à Bruxelles)
et Borja Trapero (29 ans, né à Arenas de Cabrales)
chargent 140 meules de fromage dans le coffre d’une Ford
Ranger rouge. Nul ne penserait que ce sont des cabrales.
GASTRONOMIE Certainement pas par la couleur : ils sont tout blancs.
Né à Tielve il y a soixante et un ans, il a été asso-
cié à la fabrication du fromage dès son plus jeune âge.
“Ici, toutes les familles faisaient du fromage à la maison,
et nous, les enfants, y participions dès que nous pouvions
nous rendre utiles”, raconte-t-il. Cette tradition familiale
a duré jusqu’en 1981, date de la création du Conseil de
réglementation du cabrales et du début de la profession-
nalisation de la production. La principauté des Asturies
a acquis une grotte – qui est aujourd’hui également un
musée – et l’a réaménagée. “C’était beaucoup plus pratique
d’y apporter les fromages. Pour nous, c’était moins de tra-
vail. Mais nous avions la nostalgie du cabrales d’autrefois.”
En 2001, il a emballé douze fromages dans un sac
à dos et les a transportés jusqu’au Teyedu. La grotte,
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
↓ La gouge permet d’extraire des échantillons
de teyedu et de repérer avant ainage les meules
les plus prometteuses. Photo Diego Sánchez
et Borja Larrondo (The Kids Are Right)
360o. 41
SOURCE
EL PAÍS SEMANAL est réputé pour ses signatures et pour
Madrid, Espagne la diversité de ses reportages au long
Hebdomadaire cours. Ce supplément hebdomadaire
elpais.com/elpais/eps.html au style épuré s’intéresse aussi à une
Inclus dès 1976 dans l’édition diversité de sujets, traitant entre autres
dominicale d’El País, le principal de mode et publiant des interviews
quotidien espagnol, le magazine intimistes, le tout illustré avec soin.
qui avait été découverte en 1968, n’avait pas été utili-
sée depuis plusieurs années. “Ils y sont restés huit mois.
Cet hiver-là, il a beaucoup neigé, et je n’ai pas pu aller les
voir. Quand je les ai enin redescendus, ils étaient incroya-
blement crémeux. Je les ai oferts. Quelques jours plus
tard, des gens m’arrêtaient dans la rue pour m’en récla-
mer d’autres. Je leur ai expliqué que ce n’était pas possible,
que c’était beaucoup trop de travail. Mais ils insistaient :
‘On te paiera ce que tu veux, mais on veut ce fromage.’”
Ces réactions l’ont mis sur un nouveau chemin : celui
de la grotte du Teyedu.
Le même sentier est aujourd’hui emprunté deux à
trois fois par semaine, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il
vente, sous la canicule ou les frimas. Les trois premiers
kilomètres en voiture – à condition qu’il n’y ait pas de
neige ou d’éboulement – et les deux derniers à pied.
“Semaine après semaine, il faut veiller sur les fromages.
Comme les humains, plus ils sont jeunes, plus il faut s’en
occuper. Certains pensent qu’il suit de les laisser dans la
grotte et de revenir les chercher quelques mois plus tard.
C’est une possibilité, car ils peuvent mûrir tout seuls, mais
le résultat ne sera pas le même”, explique Jorge en rétro-
gradant dans les virages. En chemin, nous marquons
un arrêt pour sortir la jument de l’écurie et l’atteler à
la Jeep. Assia, un border collie gris et blanc, complète
l’équipe de l’expédition.
En arrivant à la bergerie de Valfríu, la jument prend
le relais de la voiture. Elle transportera à chaque voyage
36 fromages dans les deux caisses de bois de son bât.
Depuis ce promontoire, Tielve ressemble à une carte
de Noël dans son écrin de montagnes. Il faut main-
tenant descendre un versant calcaire. En arrivant au
ruisseau, au fond de la vallée, le paysage change. Le
terrain aussi. Sous les branches d’une forêt de hêtres
et d’érables blancs que les premières neiges ont dénu-
dés, on remonte par un sentier sinueux. Le sol humide,
exposé plein nord, a laissé place à la gadoue, et le pied
risque plus encore de glisser sur le tapis brun de feuilles
mouillées. Les trajets incessants de la jument, qui fait
au moins trois allers-retours par jour jusqu’à la Jeep,
ont creusé des ornières d’une vingtaine de centimètres.
Soudain, de subtils eluves de cabrales nous cha-
touillent les narines. On aperçoit la porte métallique
qui ferme la grotte.
Hiver
“Parfait. On prévoit des températures en dessous de zéro
toute la journée. Étant donné qu’il y a déjà dix centi-
mètres de neige à Tielve, il y en aura bien trente de plus
au sommet. Il va nous falloir des raquettes. Et avec le vent,
on aura un ressenti d’environ −5 °C”, m’avertit Jorge sur
ma boîte vocale.
Au matin du 27 février, Cabrales s’est réveillé dans
le froid, sous un ciel couvert. Il neige sur Tielve. Les
bars sont encore fermés. À quoi bon ouvrir, d’ailleurs,
42. 360o
puisqu’il n’y a pas âme qui vive. Dans le silence, on
entend jusqu’au bruit des locons sur les vêtements.
Là-haut, le blanc des nuages se fond à celui des mon-
tagnes enneigées. Ni la Jeep ni la jument ne pourront
monter aujourd’hui.
Au bout d’un kilomètre et demi d’ascension, la neige
est si épaisse que nous devons chausser les raquettes.
Il nous faut deux bonnes heures et demie pour monter
jusqu’à la grotte.
Au loin, une ligne de points noirs émaille une col-
line. C’est une harde de sangliers. On entend le vent
et sa propre respiration. Nous avons superposé tant de
couches de vêtements qu’au moindre rayon de soleil
nous sommes tentés d’en retirer quelques-unes. Mais,
contre toute attente, c’est en pénétrant dans la grotte que
l’on retrouvera un peu de chaleur. La grotte du Teyedu
maintient une température constante de 6 °C à 10 °C.
Avec un taux d’humidité de 100 %. Et aujourd’hui, par
rapport à la température extérieure, on a l’impression
de rentrer à la maison.
L’appellation d’origine Cabrales regroupe 35 caves
labellisées, qui appartiennent aux municipalités.
L’ainage en cave est obligatoire, mais les fromageries
peuvent disposer gratuitement de ces caves. En 2022,
441 505 kilos de cabrales ont été produits. La grotte du
Teyedu s’étend sur 288 m2 – dont 136 de surface utile –
répartis sur deux galeries principales. Son point le
plus haut atteint environ huit mètres sous plafond.
Des stalactites et des bouquets de racines des arbres
de la colline pendent à la voûte. “Si tu glisses, reste les
fesses par terre, mais ne t’accroche pas aux étagères”,
prévient Jorge.
Pour entrer, je dois me courber un peu, du haut de
mon 1,80 m. L’intérieur n’est pas éclairé ; il faut utili-
ser une lampe frontale. En dirigeant le faisceau vers le
ventre de la grotte, on découvre quelques mètres plus
bas une trappe en tôle ondulée. Les rayonnages sont en
dessous. Chacun est composé de cinq étagères en bois.
Pour cette saison, Pepe y a entreposé 1 500 fromages.
Il y en a 1 000 autres dans la cave, provenant d’autres
fromageries. Chaque année, elle en accueille 8 000 en
maturation. Le prix moyen au détail du cabrales de
Tielve oscille entre 22 et 26 euros le kilo. Le cabrales
Teyedu se vend à 52 euros le kilo.
Jorge jette un coup d’œil rapide autour de lui. Il
attrape une brosse et une bassine d’eau. Il s’apprête
à entamer une journée d’au moins six heures à l’in-
térieur de la grotte pour travailler les fromages. Les
roues blanches commencent à tourbillonner entre ses
mains. Il les plonge dans l’eau, les ressort, les brosse
“pour ouvrir les pores et laisser pénétrer les moisissures
de la grotte”, explique-t-il. “J’élimine les champignons à
la main, sans quoi ils bloqueraient l’humidité. Le cham-
pignon est nécessaire à l’intérieur de la pâte. À l’extérieur,
il l’abîme. Ensuite, nous le retournons sur l’étagère, car
le côté tourné vers le haut reçoit davantage d’oxygène. Il
faut faire très attention aux détails : veiller à ce qu’ils ne
soient pas en contact avec le bois [ils sont posés sur une
feuille de cellophane] et qu’ils ne frottent pas contre les
montants des étagères.”
Une à une, les meules passent entre ses mains. “Les
fromages me parlent. On les côtoie presque tous les jours
pendant des mois. Ce sont des êtres vivants qui évoluent.
Parfois, ils sont un peu léthargiques, mais, dès qu’on les
oxygène un peu, ils semblent ressusciter. Et on ne les traite
pas tous de la même façon. Il faut savoir interpréter ce
qu’ils ont à nous dire.” Et il a toujours ses préférés : “Ces
cinq-là sont mes chouchous.”
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
↑ Le village de Tielve, niché à 690 mètres d’altitude dans le massif des pics d’Europe.
La grotte a sa propre bande sonore : le lic lac des
gouttes d’eau qui tombent sur les rayonnages. Un réseau
de chenaux achemine l’eau jusqu’au seau dans lequel
on lave les fromages.
Jorge exerce ce métier depuis cinq ans. Auparavant,
il travaillait avec son père dans un atelier de méca-
nique et il a été chaufeur de camion et d’autobus. Il ne
connaissait le monde du fromage que comme consom-
mateur. Il a appris aux côtés de Pepe. “Je lui posais toutes
sortes de questions. Il m’expliquait tout. Comme un livre
ouvert. Au début, chaque après-midi, nous passions une
heure au téléphone à parler de fromage. ‘Essaie de faire
ceci ou cela’, me disait-il. Quand on a la chance d’avoir
quelqu’un d’expérimenté qui nous encourage à tenter de
nouvelles choses…”
Il referme la porte derrière lui, chausse ses raquettes
et repart vers Tielve dans la neige.
Printemps
Le 19 juin, les hortensias déploient leurs couleurs res-
plendissantes à Cabrales. Bleus, roses ou violets. La
météo annonce une température maximale de 24 °C
et une minimale de 18 °C. C’est un jour particulier, car
Pepe va monter à la grotte. Une prothèse au genou droit
– et les remontrances d’Aurora, sa femme – l’empêche
de le faire aussi souvent qu’il le souhaiterait. Fils de
“Xico, celui d’Angelita” – “à Cabrales, on vit sous le régime
du matriarcat, les hommes appartiennent aux femmes”,
explique Aurora –, il a commencé à venir au monde dans
la bergerie de Valfríu. À mi-chemin de Tielve, son père
a dû porter sa mère dans ses bras. Pepe est né un jour
d’été à sept heures du matin. Trois heures plus tard,
après avoir tâté le ventre d’Angelita, Xico lui a dit : “Tu
en portes un autre.” Et sa sœur Encarni est née à son tour.
On devine dans les yeux de Pepe, derrière ses lunettes,
la rudesse des hivers ; on voit se reléter tout le camaïeu de
verts d’une journée comme aujourd’hui ; et ils racontent
les heures passées dans la solitude à marcher ou à s’oc-
cuper des vaches, des moutons et des chèvres. “Je me
souviens d’un jour où mes parents sont partis chercher du
fromage, me laissant seul à la bergerie. J’avais 11 ans. Ils
m’ont dit que, s’ils n’étaient pas rentrés dans une heure, je
devais commencer à traire les vaches. Je suis resté là, transi
de peur. Tu n’imagines pas ce que j’ai pu pleurer. J’ai marché
1 kilomètre pour voir s’ils revenaient. Ils m’avaient laissé
une tartine de beurre. Je m’en souviens encore. Je n’ai pas
pu me résoudre à la manger, tant j’étais bouleversé… Et, à
18 heures, j’ai commencé à traire les vaches.”
Issu d’une famille qui a toujours fabriqué des cabrales
– en 1900, l’un de ses ancêtres avait laissé 200 fro-
mages en héritage –, il a peu à peu assumé davantage de
tâches, jusqu’à passer plusieurs mois d’estive seul dans
la bergerie de Maín. Sans montre, il suivait la course du
temps grâce à l’animateur radio. Il passait des heures à
contempler le pic Urriellu (2 519 mètres). Et il a appris
à comprendre les fromages qu’il montait jusqu’aux
grottes. “Je ne savais pas pourquoi, mais je voyais qu’ils
n’évoluaient pas de la même façon d’une étagère à l’autre.
Je me disais que c’était peut-être dû aux courants d’air.
Je les observais et je les comprenais de mieux en mieux.”
PHOTOS DIEGO SÁNCHEZ ET BORJA LARRONDO (THE KIDS ARE RIGHT)
Il se souvient qu’en 1968 quelqu’un avait annoncé
la découverte d’une “très belle et très grande” grotte.
Plusieurs hommes sont montés afin de percer une
entrée. Il a aidé son père à couper des hêtres pour fabri-
quer des étagères. C’était le Teyedu.
Dans les années 1990, la grotte est restée à l’aban-
don. Puis, Pepe a entrepris d’y remonter des fromages.
À chaque voyage, il portait 30 kilos dans son sac à dos.
Il avait un objectif : “Produire 2 000 kilos de fromage et
en vivre.” Une fromagerie normale produit environ
10 000 kilos par an. Il s’est installé dans la fromagerie
d’Andrea, la ille d’Aurora.
Andrea Fernández (42 ans, originaire d’Arangas) a sa
propre fromagerie dans son village natal. Trois jours
par semaine, un camion vient lui livrer 1 300 litres de
lait dans une citerne froide – le lait doit provenir de
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
↑ Pepe Bada, 61 ans, est celui qui a révolutionné l’histoire du fromage bleu des Asturies.
bovins élevés dans la zone de l’appellation d’origine. Elle
le chaufe à 26 °C, puis y ajoute de la présure animale.
Une fois le lait caillé, on obtient un yaourt que l’on
découpe. Deux heures plus tard, le petit-lait restera
sur le dessus et le fromage prendra de la texture. On
obtient alors des cubes de caillé de la taille d’une
noisette. Cette pâte est malaxée et versée dans les
moules. Puis on commence à retourner les fromages.
Les deuxième et troisième jours, on les sale. Ils reste-
ront quinze à vingt jours dans le séchoir. Puis, on leur
inocule le champignon Penicillium : “Ce n’est pas vrai-
ment indispensable, car il est présent dans l’environne-
ment. Si tu laisses un tee-shirt ici, demain, il sera tacheté
de vert”, explique Andrea. Il faut environ quinze jours
pour que le champignon se développe.
C’est à ce stade que Pepe entre en jeu avec sa gouge.
Il l’enfonce dans le fromage, la fait vriller, extrait un
échantillon et l’observe. Il prend une décision en dix
secondes. Il travaille à l’instinct. Lorsqu’il lui arrive
d’hésiter, il sort la meule à l’extérieur pour la voir à la
lumière du jour. Il en laisse parfois une pour voir com-
ment elle aura tourné la semaine suivante. Il peut passer
quatre ou cinq heures à examiner ainsi les 800 fromages
de cette salle. “Tous ne sont pas assez bons pour monter
au Teyedu. La grotte les améliore, mais il faut apporter
un bon produit”, explique-t-il.
Aujourd’hui, il fait soleil. Au loin, le pic Urriellu
brille de nuances orangées. Pepe énumère les plantes
et les leurs qui jalonnent son parcours : serpolet, thé
des montagnes, camomille, menthe, menthe poivrée,
plantain, origan, tilleul, sureau, calcédoine, fougères et
pissenlits. Il est accompagné de plusieurs employés de
la chaîne de magasins Aramburu, spécialisée dans les
produits asturiens, que le patron, Roberto, a envoyés
là pour qu’ils comprennent pourquoi le Teyedu se vend
à ce prix. Certains n’avaient même pas quitté Tielve
qu’ils avaient déjà compris.
Aux portes de la grotte, un débat s’engage : “On
ne pourrait pas monter les fromages avec des drones ?
— Si, ce serait bien, mais le paysan, tu le fais monter com-
ment ?” Le Pepe qui parle ainsi semble avoir rajeuni de
vingt ans. Il intervient avec passion dans une discus-
sion sur la pasteurisation. Il fait visiter la grotte. Il sort
un fromage, le coupe en deux, le tartine et le fait goûter
à ses visiteurs. Il est heureux. “Il y a des jours où je suis
de mauvaise humeur ou pas en forme, et je viens ici. Alors,
tout disparaît, et je redescends.”
Le jour commence à décliner. Le vert de la forêt s’as-
sombrit de seconde en seconde. Le prunier est d’un
rouge intense. On dit qu’une année il a même donné
des fruits.
Été
Le 19 août, un ciel dégagé brille sur Tielve. La météo
annonce une température maximale de 24 °C et une
minimale de 19 °C. Alors que nous abordons la ligne
droite d’Ortiguero, les pics d’Europe apparaissent dans
toute leur majesté. Le paysage se dresse dans toute sa
verticalité. Les rochers menacent de dévaler sur la route.
Juste avant la centrale électrique de Camarmeña, des
dizaines de voitures sont garées au bord de la route. Ce
sont des touristes venus randonner sur le sentier du
Cares. Ils demandent où se trouve Cabrales.
Mais il n’y a pas de village de ce nom. Cabrales est
une commune de 2 015 habitants, regroupant 18 vil-
lages, 9 paroisses et dont le chef-lieu est Carreña de
Cabrales ; 46 % de sa supericie se trouve dans le parc
national des pics d’Europe. Certains jours d’août, plus
de 8 000 personnes y aluent et aujourd’hui, à Tielve,
les bars sont ouverts.
Pepe montera à la grotte pour choisir les dix meules
qu’il présentera au concours de fromages de Cabrales,
le dernier dimanche d’août. Le teyedu a été sacré
meilleur fromage d’Espagne en 2013 et a remporté
la médaille d’or lors de l’édition 2016-2017 des World
Cheese Awards, mais il n’y a rien de tel que de gagner à
360o. 43
domicile. “On ne peut pas rêver mieux que de gagner ici,
parce qu’on est en compétition avec ceux qui font la même
chose que nous”, explique Pepe. Le teyedu a ralé le titre
de meilleur cabrales en 2009, 2010, 2015, 2017 et 2019.
Pour déinir ce qui fait un bon cabrales, Pepe com-
mence par préciser ce qu’il ne doit pas être. “Il ne doit
être ni dur, ni âpre, ni amer, et il ne doit pas laisser la
bouche sèche. Tous les paramètres doivent être équilibrés :
le piquant, l’amertume et la texture. Il doit constituer un
bloc homogène. Il faut le savourer. Il doit être suisam-
ment onctueux pour bien se tartiner. Je dirais même qu’une
consistance de beurre est bon signe. Il faut garder à l’es-
prit qu’il s’agit d’un produit naturel et qu’il n’y a pas deux
fromages identiques, mais le dénominateur commun doit
être l’onctuosité”, explique-t-il.
Sur un tronçon du chemin de la grotte, on marche sur
des éclats de tuiles en terre cuite. Ils viennent nous rap-
peler qu’à cet endroit les artisans de Tresviso avaient
autrefois installé des fours pour construire les toits des
cabanes des bergeries.
Dans la montée inale, le sentier est orienté au nord
et on ressent moins la chaleur ; la luxuriance de la forêt
apporte aussi un peu de fraîcheur. Les feuilles d’érable
sont les mêmes que celles qui servaient autrefois à
envelopper le fromage. C’est pour cela que l’embal-
lage actuel est vert.
De la fromagerie au conditionnement, cinq personnes
participent au processus de fabrication du teyedu.
“Et toi, quelle phase du processus préfères-tu ?
— Moi ? La dégustation.”
Le vendredi, Pepe et Aurora parcourent près de
400 kilomètres pour livrer des commandes dans les
Asturies. Lorsqu’il les prépare pour la livraison ou
l’expédition, Pepe décide de la destination de chaque
meule sans avoir à les sortir du sachet en plastique dans
lequel elles sont descendues de la grotte. Un savoir qui
découle d’un long apprentissage et de la connaissance
intime de l’environnement et du fromage. Et aussi de
la génétique. Lorsque quelqu’un demandait à sa mère
comment elle faisait pour choisir le client auquel elle
destinait chaque meule sans avoir à la regarder, elle
s’étonnait et répliquait : “Mais vous ne voyez donc pas
que les fromages vous parlent ?”
Pepe sort deux bouteilles de cidre de la grotte. Elles
sont à température idéale et, avec le fromage et le
paysage, elles composent un tableau sublimé de l’as-
turisme. “Je me souviens de certains fromages en parti-
culier, mais je pense que c’est parce que je les associe à des
sensations. Je me souviens d’un fromage que j’ai apporté
un après-midi d’été à un repas de famille à la bergerie…”
À mesure qu’il évoque ses souvenirs, il a l’impression
de le sentir à nouveau sur son palais.
La 51e édition du concours de fromages de Cabrales
se tient à Arenas de Cabrales, le dimanche 27 août.
Quinze fromageries sont en lice. Des bus en prove-
nance de Cantabrie, de Galice et d’autres régions des
Asturies ont déversé des centaines de personnes. La
cérémonie de remise des prix commence : la Quesería
Arangas, la marque sous laquelle le teyedu concourt,
est classée deuxième.
Les membres de l’équipe du teyedu s’embrassent.
Le concours clôture la saison des cabrales. Là-haut,
près de la grotte du Teyedu, le prunier rouge attend
la prochaine tournée de ceux qui viendront retour-
ner les fromages. Que ce soit en automne, en hiver,
au printemps ou en été.
—Pedro Zuazua,
publié le 25 novembre 2023
44. 360o
voyage.
Dans les pas de Basho,
maître des haïkus
Au Japon, sur l’île de Honshu, un circuit de randonnée suit le trajet
parcouru et raconté en vers, au e siècle, par le grand poète Matsuo
Basho. Une journaliste en a fait quelques étapes. Voici son récit.
—The Sydney Morning Herald,
extraits (Sydney)
L e chemin étroit vers le nord dévoile
opportunément ses charmes à la
manière d’un poème épique. En
montant les marches moussues et en des-
cendant les sentiers à l’ombre des cèdres,
nous éprouvons le même sentiment de
luidité qui se dégage des vers de Matsuo
Basho [1644-1694]. Le périple de ce maître
du haïku du xviie siècle avait commencé à
plusieurs mois de marche au sud d’ici, à Edo
(l’actuelle Tokyo), d’où il était parti avec
son ami Sora, poète comme lui. Pour ma
part, ce sera avec mon amie et condisciple
en poésie, Amanda, que je vais voyager.
Nous avons glissé dans nos petits sacs
à dos des exemplaires du Chemin étroit
vers les contrées du Nord (Oku no hoso-
michi), le récit de voyage de Basho où il
raconte son parcours de 2 400 kilomètres
efectué en cent cinquante-six jours aux
conins septentrionaux de l’île principale
du Japon, Honshu.
Nous n’allons faire qu’une fraction du
trajet du poète ; nous adopterons, en com-
plément de nos marches méditatives, les
commodités modernes du train et de la voi-
ture, et préférerons les conviviales ryokan
[auberges japonaises traditionnelles] aux
hébergements douteux.
JOUR 1 De Tokyo à Sendai
Il nous faut tout d’abord nous débarras-
ser des traces tentaculaires de Tokyo, une
ville dont Basho aurait certainement célé-
bré l’immensité avec les dix-sept syllabes
d’un haïku soigneusement choisies, s’il
l’avait connue de son vivant.
Bien qu’en plein essor, en 1689, Edo
n’était encore qu’une bourgade sans grands
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
bâtiments. Du haut de ses collines, Basho
pouvait apercevoir le contour du mont
Fuji lors de son départ dans la grisaille
d’une aube printanière, son pantalon
déchiré réparé, son chapeau ixé par une
nouvelle lanière, et avec des cerisiers en
leur à perte de vue, en train de lui “faire
un dernier adieu”.
Pour nous, le voyage débute de façon
très décontractée : nous achetons un bento
et du café à un distributeur de la gare de
Tokyo. Une fois assises dans le Shinkansen
[le TGV japonais], nous regardons déiler
le paysage que Basho a mis plusieurs mois
à traverser, contre moins de trois heures
dans notre cas.
Alors que le poète s’était mis en route au
milieu des rhododendrons et des deutzias
en leurs, notre train nous fait traverser à
toute vitesse un beau parterre de in d’été
composé de champs de riz en train de mûrir
et des tendres pousses des légumes d’hiver
pointant leur nez. “N’oublie pas qu’un haïku
doit contenir une allusion à une saison”, me
rappelle Amanda, tandis que nous cher-
chons à composer des poèmes pour faire
écho à la scène qui déile sous nos yeux.
Mais nous ne parvenons à pondre que
des vers de mirliton quelque peu super-
fétatoires face à un paysage qui compose
déjà par lui-même un haïku parfait. Par
les fenêtres du train, on ne voit que lui : il
éclate dans toute sa splendeur, puis rétré-
cit et s’eiloche en ins rubans de jade et
de jaune chrome au fur et à mesure que
nous entrons dans les faubourgs de notre
destination. Le terminus est en vue, la ville
approche : et voilà Sendai !
JOUR 2 De Sendai à Matsushima
Notre périple à proprement parler, qui
comportera 46 kilomètres de marche au
total, commence par un trajet en train de
Sendai à Kokufu-Tagajo, où nous descen-
dons pour partir explorer à pied les ruines
du château de Tagajo. Ici se dresse un
cairn qui avait ému Basho aux larmes tant
il est ancien et a bien résisté aux intem-
péries. Le temps a efacé les indications
de distance qui y étaient écrites ; la base
semble former une mosaïque sous l’efet
des rayons du soleil qui l’inondent à tra-
vers le grillage de clôture.
En nous promenant dans les champs
d’iris environnants, nous tombons sur
Claire et Kene, un couple d’Australiens
rencontrés plus tôt à la gare de Sendai ;
ils nous saluent avant de disparaître à la
faveur d’une montée. Nous apprendrons
plus tard qu’ils venaient juste d’achever
le pèlerinage de Kumano Kodo [dans le
sud-ouest de Honshu], un circuit de ran-
donnée bien plus diicile. Pas étonnant
donc qu’ils franchissent les dénivelés avec
une telle aisance.
Pendant notre déjeuner, pris à l’ombre
des cèdres du Japon (sugi), j’utilise l’es-
pace prévu dans mon carnet de route pour
écrire mon premier et unique haïku com-
posé durant notre marche : “Malgré la cha-
leur, Doux répit sous les cyprès, Pareil au
bourdon.” Je me demande si je ne ferais
pas mieux de m’en tenir à la prose…
De toute façon, notre sentier nous fait
quitter l’ombre des sugi pour déboucher
sur des routes goudronnées renvoyant la
chaleur et bordées de maisons de banlieue
et de jardins potagers communautaires.
Des lys araignées rouges poussent à l’état
sauvage sur le bord de la route.
La montée est raide jusqu’au sanctuaire
de Shiogama, mais ensuite il n’y a vraiment
qu’un bond à faire pour gagner le port, où
un bateau nous attend pour nous conduire
de l’autre côté de la baie de Matsushima, “le
plus beau site de tout le Japon”, selon Basho.
Sculptés par le temps, les îlots couronnés
de pins qui parsèment la baie ont pris des
formes reconnaissables : celle d’un rempart
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
↙La baie de Matsushima. Selon le poète Basho,
“le plus beau site de tout le Japon”.
Photo Michael Yamashita/Corbis/Getty Images
percé de portes voûtées pour Kanejima,
l’image de quelqu’un portant un béret et
fumant une cigarette pour Niojima.
Alors que Basho portait ses bagages
sur son dos, nous avons fait transporter
les nôtres. Mais nos repas se ressemblent
sans doute : nous prenons le dîner tradi-
tionnel japonais kaiseki, composé d’une
succession de mets délicats comme de la
langue de bœuf, une soupe à la bardane
et des patates douces confites. Depuis
notre balcon, nous observons la baie rou-
geoyer puis sombrer dans la pénombre au
soleil couchant.
JOUR 3 De Matsushima à Hiraizumi
Trois trains nous permettent d’accéder plus
rapidement ce matin à Hiraizumi, un site
classé au patrimoine mondial de l’Unesco,
situé au milieu d’un écrin de montagnes
assez basses au nord-ouest de Sendai.
Le reflet de bateaux-dragons de couleur
cuivrée se détache avec une grande netteté
sur l’étang du temple Motsuji; une pierre
gravée de la main de Basho témoigne de
ses impressions : “Herbes de l’été, Des valeu-
reux guerriers, Traces d’un songe.”
J’ai plus de chance que ces guerriers :
d’après le billet de loterie divinatoire que
j’ai acheté au temple, “tout va bien se passer,
mais attention à ne pas en faire trop”. Je
suis contente d’avoir eu ce bon présage,
car le sentier monte raide à travers une
forêt tapissée de houblon sauvage, d’ar-
moise du Japon et de champignons, mais
aussi peuplée d’ours noirs japonais.
Ce sont des animaux nocturnes qui n’at-
taquent pas souvent, mais nous tenons
compte des conseils de la brochure tou-
ristique : “Un peu de bruit ne peut pas
faire de mal ! Il est recommandé de taper
dans ses mains et de chanter de temps en
temps.” Amanda se met donc à chanton-
ner : “Bonjour les ours! Je suis enchantée de
ne pas faire votre connaissance!”
Basho nous attend dans l’ensemble
monastique du temple Chusonji, où une
statue de lui, tel qu’on se l’imagine du moins,
le représente, un bâton de bambou à la main.
Dans le pavillon dont la salle est dorée
à la feuille, le Konjikido, un Japonais nous
tend un papier sur lequel est écrit : “Voulez-
vous entendre le commentaire en anglais?”
Nous répondons “Hai!” (“Oui” en japonais).
JAPON
HONSHU
Chuson-ji Motsuji
Tokyo
Naruko 4
Onsen
Akakura Onsen
Yama-Jinja
Col de Natagiri Shitomae
Hijiori
5 verser à gué un ruisseau peu profond ; il
Obanazawa
Onsen
Matsushima
6
2 faire avant d’atteindre notre point de ren-
Yamadera Kokofu-Tagajo
1 Sendai
Depuis
25 km
Tokyo
L’histoire du lieu est fascinante. Le pavil-
lon a été construit il y a un millénaire pour
apaiser les âmes des guerriers disparus.
Lorsque Basho est arrivé sur place, l’en-
droit, ravagé par les vents, tombait en ruine.
Aujourd’hui, la salle brille de tout son éclat,
à l’intérieur d’un bâtiment antisismique,
derrière des parois de verre ignifuge.
La pluie se met à tomber alors que nous
redescendons vers Hiraizumi le long d’un
sentier sinueux. Ce soir, la décoration du
kaiseki rappelle la flore du jour : racines
de lotus servies dans un plat de feuilles
de cerisier, sashimi dans un bol en forme
de shiitaké. Enfin, nous nous abandon-
nons au sommeil, douillettement instal-
lées sur nos futons.
JOUR 4 De Hiraizumi à Akakura
Onsen
“C’est bon à l’ouest, mauvais à l’est”, m’a éga-
lement dit le présage sur le billet, et c’est
tant mieux, car aujourd’hui nous avons
pris un train qui se dirige vers l’ouest.
Nous descendons à Naruko Onsen, avec
la foule des gens qui viennent acheter
des poupées kokeshi et se baigner dans
les sources sulfureuses.
C’est notre plus longue journée de
marche, avec 14 kilomètres à parcourir.
Nous faisons une pause à la barrière de
Shitomae, où les gardiens avaient regardé
Basho et Sora avec méfiance car “peu de
voyageurs osaient normalement passer par
cette route difficile”. Une pierre nous remé-
more le jugement de Basho concernant le
logement du garde : “Les puces et les poux,
Et le cheval qui urine, Près de mon chevet.”
Dans notre cas, des menaces plus dan-
gereuses nous guettent encore : “Attention
aux abeilles, attention aux ours”, peut-on
lire sur un panneau. Nous contemplons
une dernière fois le paysage bucolique
des méandres de la rivière et des terres
agricoles avant de plonger tête baissée
dans un tunnel de feuillus. C’est parti
pour une montée faite de marches et aux
nombreux tournants !
Nous pourrions écourter notre randon-
née à Nakayamadaira Onsen et prendre le
train pour Hojin-no-ie, mais nous préfé-
rons continuer à pied en passant d’abord
sous les portes torii de Yama-jinja, puis
en empruntant un sentier couvert de
rosée, qui serpente à travers une forêt
enchantée de cèdres.
À la sortie du bois, nous longeons le
champ d’un agriculteur dont la récolte
Hiraizumi
de riz servira à la fabrication d’un saké
primé. Nous nous prenons à rêver de
3
saké, mais pour l’heure il nous faut tra-
nous reste encore beaucoup de route à
COURRIER INTERNATIONAL
dez-vous avec le chauffeur qui doit nous
conduire à notre auberge.
Océan Une fois arrivées là-bas, nous découvrons
Pacifique
finalement que c’est l’eau, et non le saké,
qui est le meilleur réconfort du randon-
neur : nos corps se dénouent dans l’onsen
[“source chaude thermale”] à proximité
de la rivière Oguni. Quelque temps après,
ma fatigue se transforme en sommeil
grâce au son apaisant du flot de la rivière.
JOUR 5 D’Akakura Onsen à Hijiori
Onsen
Nous sommes six au départ du sentier.
Le tintinnabulement de la cloche à ours
de Claire et Kene nous accompagne au
fil des virages, avant de s’estomper dans
la forêt au-dessus de nos têtes. Le col de
Natagiri – le tant redouté point culmi-
nant du voyage de Basho – est pavé de
champignons (lépiotes jaunes, chante-
relles orange, amanites violettes) et de
spores vermillon éparpillées à terre telles
des éclaboussures de sang.
Un taxi nous attend au bout du sen-
tier pour nous emmener à Obanazawa,
où Basho a séjourné chez un marchand
de fleurs de carthame du nom de Seifu.
Le musée des documents historiques
de Basho et Seifu, installé dans la maison
d’un marchand de saké de l’ère Edo, nous
happe en chemin. On peut y voir des bottes
de paille comme celles que Basho portait
lors de son voyage, des bouquets de car-
thames séchés ou encore des manuscrits
de haïkus comme celui-ci : “Une brosse à
sourcils me rappelle, par sa forme, des car-
thames en fleur.”
Amanda et moi nous endormons
dans le taxi tandis qu’il nous conduit
à Hijiori. Dans cette ville entourée de
vapeur résonne le son des geta [sandales
en bois] des touristes qui y déambulent,
vêtus de yukata, après avoir pris un long
bain dans certaines des plus anciennes
sources chaudes du Japon.
Revigorées par des edamame [fèves de
soja] et une glace au sésame noir, nous
franchissons les portes torii qui marquent
le début de la montée en direction de
Jizogura, un sanctuaire fondé en 807
par un autre grand marcheur, le moine
Genno. Nous croisons Claire et Kene en
train de redescendre.
“Prends ma cloche à ours!” me propose
Claire. Je la prends et l’attache à ma cein-
ture. C’est accompagnées des trilles ras-
surants de la clochette que nous nous
élançons en direction d’un bois de cèdres,
avançons d’un pas incertain le long d’un
sentier à flanc de falaise et émergeons
enfin sur une crête d’où nous apercevons,
un peu en hauteur, le sanctuaire, accro-
ché à la montagne.
Au-dessus de lui, une corniche cal-
caire est ornée de bouts de papier por-
tant des vœux et de pièces trouées de
5 yens [3 centimes d’euro] suspendues
pour porter chance. Encore au-dessus,
les rayons du soleil percent les nuages
de pluie, illuminant les chaînes de mon-
tagnes étagées et donnant une couleur
360o. 45
argentée à la rivière. Chaque année, en
juillet, des festivités se tiennent ici, avec
notamment une descente aux flambeaux
organisée par les fidèles.
JOUR 6 De Hijiori Onsen
à Yamadera
Dès le lever du jour, des habitantes de
Hijiori viennent vendre leurs produits
sur un marché de rue : des noix de mon-
tagne, des châtaignes d’eau, des piments
présentés sous forme de guirlandes ornées
d’un ruban brillant.
La chaleur est écrasante ce matin alors
que nous nous apprêtons à monter dans le
premier des deux trains pour Yamadera.
C’est là-bas que les bruits de l’été ont ins-
piré à Basho l’un de ses haïkus les plus
célèbres : “Ah le silence, et vrillant le roc,
le cri des cigales.”
Les cigales se taisent tandis qu’Amanda
part à la découverte des environs et que
je me dirige vers le temple Risshakuji. Je
rencontre Claire et Kene en chemin. “Je te
conseille d’aller acheter une glace à la cerise”,
me dit Kene en me montrant du doigt la
devanture d’un magasin juste à côté, “c’est
la meilleure que j’aie jamais goûtée.”
C’est poussée par cette idée alléchante
que j’entreprends de gravir les mille
marches qui mènent jusqu’au temple.
Je traverse une forêt sans soleil, passe
devant des moulins à prières et des mau-
solées, ainsi qu’une paroi rocheuse peu-
plée de cigales.
“Cont inuez !” m’encou ra ge u ne
Écossaise, appuyée de tout son poids
sur une canne, “j’ai de l’arthrose, et pour-
tant j’y suis arrivée!” Je persévère et arrive
enfin au sommet, jusqu’au temple baigné
par le soleil. À mes pieds s’étend la vallée
de Yamadera.
Le chemin tire à sa fin, notre séjour
est terminé. Kene avait raison : la glace à
la cerise est exceptionnelle. Je garde son
goût en bouche dans le train qui nous
ramène à Sendai.
Nous ne savons pas exactement où nous
allons loger ce soir, mais nos impressions
correspondent à celles de Basho à la fin
de son voyage : “Il nous faut reprendre la
route, Adieu, mes amis!”
—Catherine Marshall,
publié le 27 octobre 2023
L’autrice
CATHERINE MARSHALL
Établie à Sydney, cette journaliste
est née et a grandi en Afrique
du Sud. Plusieurs fois primée pour
ses récits de voyage, elle publie
régulièrement dans la presse
australienne (The Australian
Financial Review, The Sydney
Morning Herald, The Australian…).
46. 360o
plein écran.
S
énégal, Mali, Niger, Libye, et la
Méditerranée. C’est l’une des routes
de la migration vers l’Europe, sou-
vent évoquée dans l’actualité mais rare-
ment portée sur grand écran comme le
fait Matteo Garrone. Dans Moi, capi-
taine, sorti en salle le 3 janvier, le réalisa-
teur italien met en scène étape par étape,
épreuve par épreuve, l’odyssée migra-
toire de Seydou et de Moussa, deux cou-
sins sénégalais de 16 ans, férus de rap et
pleins de rêves de célébrité.
Matteo Garrone “a réussi à faire un ilm
pratiquement impossible : raconter une his-
toire d’actualité – ressassée à l’envi par l’in-
cessante couverture médiatique – pour en
faire un archétype”, salue L’Essenziale.
Le cinéaste évite les écueils du specta-
culaire et du cliché, alors même “que les
ilms sur l’immigration peuvent être très
mauvais : paternalistes, dénués d’authenti-
cité ou condescendants”, développe l’heb-
domadaire italien.
Un enthousiasme partagé par la grande
majorité de la critique en Italie, où le ilm
est sorti le 7 septembre, un an après l’arri-
vée au pouvoir de Georgia Meloni et de son
gouvernement d’extrême droite. Matteo
Garrone avait auparavant, en août, été
couronné du Lion d’argent du meilleur
réalisateur lors de la Mostra de Venise, et
son acteur principal, le Sénégalais Seydou
Sarr, du prix du meilleur jeune espoir.
Il faut dire que le jeune homme incarne
avec brio son homonyme de iction dans ce
récit initiatique qui s’attache à montrer les
no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
← Le jeune Seydou Sarr (à droite)
a été primé à la Mostra de Venise
pour son rôle dans Moi, capitaine.
Un ilm émaillé de scènes oniriques.
Photo Pathé Films
pathos, en se maintenant au plus près de
la réalité − sans se priver d’un brin d’oni-
risme sur certaines scènes − et en s’ins-
crivant ainsi dans la tradition du cinéma
néoréaliste italien, amorcée par le grand
cinéaste Roberto Rossellini (1906-1977),
souligne L’Essenziale.
Le pari est d’autant plus complexe que
“le sujet est délicat et prêterait à la rhéto-
rique ou à la banalisation. Et pour Garrone,
le risque était d’autant plus élevé qu’il a
choisi de se positionner sur l’autre rive de
la mer [Méditerranée], dans cet espace qui
reste généralement ‘hors champ’” pour les
Européens, écrit Il Manifesto. Appréciant
de vivre ce périple à travers le regard de
Seydou uniquement, sans aucun point de
vue occidental, le journal note que “nous
n’entendons jamais le mot ‘migrants’ pro-
noncé par un policier ou un militant, ou par
un quelconque citoyen européen”.
Moins enthousiaste, Il Panorama, heb-
domadaire de droite, estime que le ilm
reste “à des années-lumière des meilleures
œuvres du réalisateur romain” et d’un ilm
“Moi, capitaine”, une comme Gomorra (2008). Le regard porté par
Garrone sur une tragédie plus que jamais
d’actualité “nous laisse un peu froids” et
odyssée à visage humain “s’arrête un peu trop à la surface de situations
bien plus complexes”, estime la publication.
Pour le quotidien de centre droit Il Foglio,
il s’agit pourtant d’une œuvre nécessaire
à portée éducative. “Matteo Garrone a pris
Actuellement en salle, le film poignant de l’Italien des risques, a étudié son sujet, a tourné un
Matteo Garrone retrace le parcours de deux adolescents ilm qui devrait être montré dans toutes les
écoles et à tous les niveaux, ainsi qu’aux poli-
sénégalais assoiffés d’aventure et d’Europe. ticiens et à tous ceux qui airment que les
Sans que jamais soit employé le mot “migrant”. pauvres gens sur leurs barcasses n’arrivent
pas ici parce qu’ils ont faim, mais pour voler
le travail (très mal payé au demeurant) et
horreurs et les soufrances du périple entre- Pinocchio, autre héros porté à l’écran les femmes des ‘vrais Italiens’.”
pris par les deux jeunes, autant que l’hu- par Matteo Garrone, en 2019. Comme Seydou n’est pas dépeint comme une
manité et la résilience dont ils font preuve Pinocchio dans le ventre de la baleine, victime, mais comme un battant “qui ne
lorsqu’ils se retrouvent aux prises avec la “il n’a d’autre choix que d’apprendre à se cède pas au cynisme” et dont le combat
violence des frontières. Bien avant d’at- débrouiller tout seul, de trouver des straté- “devrait, aujourd’hui plus que jamais, être
teindre les rives de la Méditerranée, gies de survie et de surmonter jusqu’à aussi le nôtre”, appuie Il Manifesto.
Seydou et Moussa devront tra- CINÉMA la solitude et la peur”. Ainsi, Moi, En se confrontant à des tragédies saturées
verser des paysages inhospitaliers et se capitaine “peut s’envisager comme un roman d’images médiatiques, le cinéaste “a choisi
défendre contre quantité de passeurs tout d’apprentissage moderne, construit sur la de tourner le contraire d’un ilm à thème”,
aussi impitoyables. confrontation à la réalité de notre monde, loue encore Il Manifesto. Et ce en donnant
Tout commence à Dakar. Malgré l’in- dont le réalisateur romain prend des frag- corps et voix aux destins de deux adoles-
terdiction de sa mère, Seydou prend le ments qu’il mélange dans un style fantastique cents “qui ne sont pas des victimes”, c’est-
chemin de l’Europe, sur l’insistance de pour tisser une intrigue du réel”. à-dire qu’ils ne fuient pas une guerre, des
Moussa (incarné par Moustapha Fall). Inspiré de témoignages authentiques, le persécutions ou encore un contexte éco-
S’élançant dans un voyage dont ils n’ima- ilm a nécessité deux ans de préparation et nomique précaire. “Ils s’en remettent plus ou
ginent pas les périls, les deux cousins de documentation. Il a été tourné presque moins consciemment à l’instinct d’aventure
partent “en secret et inissent par se perdre” entièrement en wolof entre le Sénégal, et de curiosité du monde propre à leur âge.”
à travers déserts et mer, au péril de leur l’Italie et le Maroc, avec l’aide d’interprètes. —Courrier international
vie, résume L’Essenziale. Certaines scènes sont quelque peu atten-
Pour le quotidien de gauche Il Manifesto, dues. Reste que le cinéaste réussit sur le il Courrier international est partenaire
le parcours de Seydou rappelle celui de le périlleux pari de ne pas verser dans le de ce film.
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
histoire.
La carte qui était
en avance
sur son temps
XVIe siècle — Empire ottoman
Un planisphère établi en 1513 par un amiral
ottoman représentait déjà l’Amérique du Sud
avec précision, ainsi qu’une terre supposée être
l’Antarctique. De quoi intriguer les chercheurs.
—Süddeutsche Zeitung (Munich)
↑ La carte dressée
par Piri Reis en 1513,
découverte en 1929
au palais de Topkapi,
à Istanbul. Photo
E n 1929, les archivistes du palais de
Topkapi, à Istanbul, ont fait une curieuse
découverte. Sur un fragment de parche-
min d’environ 90 centimètres par 60 s’éten-
dait sous leurs yeux la partie occidentale d’une
Heritage Images/Fine carte du monde époustoulante. Les experts
Art Images/Akg Images n’ont guère mis de temps à dater le document
de l’année 1513 et à en identiier l’auteur, le
célèbre amiral et cartographe ottoman Piri Reis.
Sur le fragment retrouvé de l’œuvre de Reis, on
pouvait distinguer l’Atlantique, encadré à droite
par la côte ouest de l’Europe et de l’Afrique. La
bordure gauche proposait une représentation
fantaisiste des Caraïbes, mais, en dessous, le
continent sud-américain était dessiné avec une
grande précision. Reis avait par ailleurs accro-
ché à l’Amérique du Sud une étendue de terre
dans laquelle les chercheurs n’allaient pas tarder
à reconnaître l’Antarctique, plus de trois cents
ans avant sa découverte.
L’étonnante précision du trait de côte sud-
américain était remarquable pour le début du
xvie siècle, qui plus est sous la plume d’un navi-
gateur ottoman qui n’était pas censé détenir ce
genre de savoir. Les Espagnols et les Portugais
gardaient jalousement pour eux leurs connais-
sances cartographiques du Nouveau Monde,
jusqu’alors assez maigres. D’où Piri Reis tenait-
il donc ses informations ?
Né à Gallipoli en 1465, Reis avait fait carrière
dans la marine ottomane, avant de mettre à
proit ses connaissances accumulées au il des
décennies pour établir une carte du monde. Il
a lui-même reconnu avoir utilisé une vingtaine
de cartes diférentes pour achever son planis-
phère : parmi elles, des cartes arabes, portu-
gaises et même certaines cartes des Lagides
[dynastie égyptienne] qui devaient avoir plus
de mille cinq cents ans. À quoi s’ajoutait celle
d’un inidèle de Gênes, un certain “Qulünbü”,
qui n’était autre que Christophe Colomb.
L’orientaliste [allemand] Paul Kahle se trouvait
justement à Istanbul lorsque la mappemonde a
été mise au jour et il a relayé la découverte dans
diverses publications. On connaissait bien l’exis-
tence d’une carte de Christophe Colomb, mais
on avait perdu sa trace au il des siècles. Paul
Kahle a pu démontrer que la carte du naviga-
teur génois avait bel et bien servi de source à la
représentation des Caraïbes sur le planisphère
de Reis. Pour dessiner les Caraïbes, Christophe
Colomb n’avait d’ailleurs pas fait appel à ses
connaissances propres, mais à un planisphère
vieux déjà de plusieurs décennies de la plume
d’un cosmographe lorentin, Paolo Toscanelli.
Ce dernier ne pouvait pas avoir connaissance
à l’époque de l’existence du continent améri-
cain et se disait d’ailleurs persuadé que c’est
l’Asie qui se trouvait de l’autre côté de l’Atlan-
tique. Ce que l’on pense être une piètre repré-
sentation des Caraïbes est donc censé igurer
les îles japonaises. Mais cela n’explique pas
l’étonnante précision des contours de l’Amé-
rique du Sud – ni la présence supposée du conti-
nent antarctique.
Cartographe dans la marine américaine,
Arlington H. Mallery s’est penché sur la ques-
tion dans les années 1950, s’invitant dans le
débat avec une hypothèse audacieuse : l’étendue
de terre représentée sur la bordure inférieure
de la carte représenterait bien l’Antarctique,
mais à l’époque où celui-ci était encore libre
de glace. Il caressait en efet l’idée qu’il avait
existé, à une époque lointaine, une civilisation
dont nous n’avons pas connaissance mais dont
le savoir serait parvenu – en partie – jusqu’à
l’époque de Piri Reis.
360o. 47
L’hypothèse a été accueillie favorablement
par l’historien américain Charles Hapgood, qui
croyait mordicus qu’une civilisation de marins
dotée de connaissances techniques poussées
avait existé voilà douze mille ans, et qu’elle
avait disparu sous l’efet d’un cataclysme d’ori-
gine naturelle. Le dessin de l’amiral ottoman
donnerait donc à voir l’état du continent avant
le cataclysme.
Figure la plus notoire de la “théorie des anciens
astronautes”, l’auteur suisse Erich von Däniken
va quant à lui plus loin encore. Il prend le contre-
pied de la théorie de l’évolution en airmant
que l’intelligence humaine est d’origine extra-
terrestre. Selon lui, la mappemonde de Piri Reis
se fonde forcément sur le savoir des extrater-
restres, et plus précisément sur des photogra-
phies prises de l’espace. Le monde scientiique
n’accorde aucun crédit à cette hypothèse. En
revanche les idées de l’islamologue Fuat Sezgin
ont davantage retenu son attention. Au cours de
Piri Reis a lui-même reconnu
avoir utilisé une vingtaine
de cartes, notamment arabes
et portugaises, pour achever
son planisphère.
ses travaux, Sezgin a mis au jour plusieurs indices
qui laissent à penser que les navigateurs arabes
avaient découvert l’Amérique du Sud des années
avant les Espagnols et les Portugais. D’après
lui, les cartographes occidentaux n’étaient pas
encore en mesure, à l’époque, de produire des
représentations aussi précises. Il était dès lors
impossible que la carte de Christophe Colomb
ait été la source de Piri Reis.
L’historien Gregory McIntosh a analysé
à la loupe l’étrange planisphère à la in du
xxe siècle, arrivant à la conclusion aujourd’hui
la plus plausible : le travail de Piri Reis n’est
tout bonnement pas aussi extraordinaire que
tout le monde le prétend. Les autres spécia-
listes [qui se sont penchés sur le parchemin]
ont manqué de méthode dans leur analyse et
ne se seraient guère (voire pas du tout) réfé-
rés aux cartes contemporaines pour établir
des comparaisons. Autrement dit, on aurait
pu s’apercevoir bien plus tôt que les connais-
sances de Reis n’avaient rien d’exceptionnel
pour l’époque, sa représentation de l’Amé-
rique du Sud s’inspirant selon toute vraisem-
blance de sources portugaises. Au passage,
son planisphère n’était idèle qu’à première
vue : un examen plus poussé permettait en
efet de mettre au jour plusieurs diférences
lagrantes avec la réalité.
Quid de ce que l’on supposait être l’Antarc-
tique ? Un vestige des travaux de l’astronome
grec Hipparque, au iie siècle avant Jésus-Christ,
qui était persuadé que toutes les masses d’eau
du globe devaient être nécessairement bordées
d’une étendue de terre. L’idée s’est transmise au
il des millénaires depuis les Lagides – jusqu’à
se retrouver sur le planisphère de Piri Reis.
—Niccolò Schmitter,
publié le 9 novembre 2023
48. 360o
l’entretien.
“Soit on laisse l’Ukraine
intégrer l’espace
européen de sécurité,
soit on perd la guerre”
—De Morgen, extraits (Bruxelles)
’année électorale 2024 a déjà commencé, lance
L
le politologue bulgare Ivan Krastev, 59 ans,
au cours de notre entretien [à l’automne].
Elle a commencé par le revirement des élections
polonaises [le 15 octobre], et s’est poursuivie avec
la guerre à Gaza. Et elle promet d’être longue :
elle ne s’achèvera qu’au début de 2025, avec l’investiture du
président américain à la Maison-Blanche.”
“Bon nombre des élections qui se tiendront en 2024
peuvent jouer un rôle déterminant sur le cours de la poli-
tique mondiale. Je pense notamment à la présidentielle
russe, en mars, qui au il des mois à venir orientera la
stratégie militaire de la Fédération de Russie en Ukraine.
Normalement, une présidentielle doit aussi avoir lieu en
Ukraine au printemps. En juin, il y aura les européennes,
qui pourraient fragmenter notre espace politique et gran-
dement compliquer la gouvernance de l’UE. Sans oublier la
présidentielle à Taïwan [le 13 janvier], qui aura un impact
sur les relations entre la Chine et les États-Unis.”
Nous nous entretenons avec Ivan Krastev, auteur
de livres de référence comme Le Destin de l’Europe
[éd. Premier Parallèle, 2017, pour l’édition française]
ou Le Moment illibéral [éd. Fayard, 2019]. Cet éminent
penseur de l’Europe vient de recevoir un prix du cabi-
net de conseil économique Emerging Europe pour
son travail sur l’Europe de l’Est. Aujourd’hui, il dirige
à Soia le Centre de stratégies libérales, dont il est le
fondateur. Mais la plupart du temps il vit à Vienne. Là,
dans la capitale autrichienne, à l’Institut des sciences
humaines, il collabore étroitement avec des historiens
comme Timothy Snyder, car l’Europe centrale et orien-
tale d’aujourd’hui est fortement marquée par le passé.
Comme il nous l’expliquera, l’histoire se répète, et cer-
taines des peurs et frontières de l’époque impériale
refont surface – une analyse qui vaut également pour
les guerres en Ukraine et à Gaza.
DE MORGEN : Les guerres en Ukraine et à Gaza peuvent-
elles être fatales pour l’Union européenne ?
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
IVAN KRASTEV : Ces deux conlits, que l’on ne peut pas
considérer isolément l’un de l’autre, menacent non
seulement la sécurité, mais aussi l’identité même de
l’Union européenne. La guerre en Ukraine fait voler en
éclats cette idée née dans l’après-guerre froide selon
laquelle une grande guerre en Europe n’est plus pos-
sible. J’insiste sur ce point, car les Européens ne sont
toujours pas suisamment conscients de l’importance
de ce conlit. On parle pourtant d’une guerre entre deux
pays immenses, sur notre continent. La supericie de
l’Ukraine dépasse celle de la France ou de l’Allemagne.
La deuxième idée qui vole en éclats, c’est la convic-
tion, au cœur du projet européen, que notre interdé-
pendance économique suira à garantir la paix. Ce
qui se passe en Ukraine bat en brèche notre vision du
monde d’après 1989, centrée sur l’économie.
—Ivan Krastev Troisième idée mise à mal : la puissance militaire n’a
plus d’importance. L’Europe prend conscience que c’est
tout le contraire qui est vrai. Trois jours à peine après
l’invasion russe, un pays comme l’Allemagne a décidé
d’investir 100 milliards d’euros dans sa défense – une
décision qui a marqué le début d’un changement culturel.
La guerre au Moyen-Orient constitue un problème
supplémentaire. Elle ébranle les sociétés d’Europe occi-
dentale qui comptent une importante population musul-
mane, car elle met en évidence des diférences culturelles
et religieuses. Et elle attise la peur du terrorisme.
Quel scénario pour Il existe de nombreux liens entre ces deux guerres. Par
l’Ukraine ? Les élections exemple, si la guerre à Gaza s’étend au Moyen-Orient,
elle fera grimper le cours du pétrole, ce qui pourrait
américaines verront-elles avoir de lourdes répercussions sur les économies euro-
péennes qui soutiennent l’Ukraine. On peut citer par ail-
un retour de Donald Trump ? leurs le cas de la Turquie qui, étant membre de l’Otan,
À quoi aspirent les puissances est fortement impliquée dans la guerre en Ukraine. Elle
est également très engagée dans le conlit à Gaza, non
émergentes telles que l’Inde, seulement parce qu’elle défend la cause palestinienne,
mais aussi du fait de sa position au Moyen-Orient.
le Brésil ou la Turquie ? Il y a dix ans encore, lorsqu’ils parcouraient le monde,
les Européens se demandaient comment le changer.
Le politologue bulgare Aujourd’hui, ils se demandent comment faire pour que
analyse, pour le journal belge le monde ne les change pas.
De Morgen, les grands À Bruxelles, on dit souvent que chaque crise renforce
l’UE. Or vous, vous répétez depuis des années que
bouleversements à l’œuvre les anciens empires européens se sont efondrés
dans le monde et les précisément sous le coup d’événements soudains.
Estimez-vous ce risque important aujourd’hui ?
conséquences qu’ils auront Cela reste un déi. Certes, chaque crise a potentiellement
des efets bénéiques, mais ce n’est pas automatique-
pour l’Europe. ment le cas. Si par le passé de nombreuses crises ont
fait avancer l’intégration européenne, cela ne signiie
pas que ce sera aussi le cas de la guerre en Ukraine.
Prenons l’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Le proces-
sus a été lancé alors que la guerre n’est pas encore inie
– et qu’aucun traité de paix avec la Russie n’est en vue.
PHOTO HEINRICH-BÖLL-STIFTUNG/WIKIMEDIA COMMONS
Pourtant, l’intégration de l’Ukraine est cruciale pour
la sécurité de l’Union européenne. Il n’y a pas d’autre
issue : soit on laisse l’Ukraine intégrer l’espace euro-
péen de sécurité, soit on perd la guerre.
Je ne crois donc pas en ces mantras selon lesquels
BIO EXPRESS chaque crise peut être une bénédiction – certainement
Né en 1965 en Bulgarie, Ivan Krastev a étudié pas dans le contexte actuel.
la philosophie avant de participer à la fondation
et aux travaux de plusieurs think tanks et organismes Près de deux ans après le début de la guerre en
de recherche, dont le Centre de stratégies libérales et Ukraine, comment voyez-vous la suite ? Faut-il
le Conseil européen pour les relations internationales continuer d’armer l’Ukraine pour repousser la
(ECFR). Expert en politique internationale, il publie Russie hors de ses frontières ou bien négocier avec
régulièrement des analyses dans la presse. le Kremlin ?
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
Un jour ou l’autre, il faudra négocier. La question est
quand, comment et dans quelles circonstances, car
même si l’Ukraine parvient à reprendre tout son ter-
ritoire, cela ne signiie pas que la guerre sera inie.
Comment Poutine s’y résoudrait-il ? Tant que le gou-
vernement actuel est en place à Moscou, il est très dif-
icile d’imaginer une victoire au sens classique pour
Kiev. La guerre inira très vraisemblablement dans
une sorte d’impasse.
Au vu du rapport de forces actuel, je doute de la capa-
cité de l’Ukraine à réaliser des avancées décisives. En
outre, je ne pense pas que Poutine soit prêt à ouvrir de
véritables négociations avant les élections américaines.
Je n’exclus d’ailleurs pas que la Russie mette les bou-
chées doubles pour gagner du terrain à l’approche de
sa propre présidentielle, en mars. Pour Poutine, il sera
primordial, à ce moment-là, de contrôler les territoires
annexés qu’il a inscrits dans la Constitution russe. Il
faudra donc que l’Ukraine dispose de suisamment
d’armes pour défendre ses positions, voire reprendre
le pont de Crimée.
Tout cela me porte à penser que la guerre en Ukraine
suivra une sorte de scénario à la coréenne [une trêve
en vigueur depuis 1953, sans traité de paix]. Pour ce
faire, les deux camps ont reçu de solides garanties en
matière de sécurité de la part de leurs partenaires, sur-
tout la Corée du Sud, soutenue par les Américains et
les Occidentaux. Si l’Occident ne lui apporte pas de
garanties du même ordre, la situation deviendra très
diicile pour l’Ukraine. Une guerre longue présente-
rait beaucoup de risques pour elle.
Quel est le risque majeur ?
Le pays perdrait beaucoup d’habitants, ce qui pourrait
entraîner une implosion de la société. Rappelons que,
depuis le début de la guerre, de 5 millions à 6 millions
d’Ukrainiens ont fui le pays. Or, en plus de compliquer
le recrutement de soldats, cette saignée a un effet
dévastateur sur l’économie.
Nous nous focalisons sur les mouvements des troupes
au point d’oublier de nous intéresser à ce qui se passe
dans la société ukrainienne. Pour ne citer qu’un seul
exemple, beaucoup de couples vivent séparés depuis
deux ans. Et le nombre de demandes de divorce explose.
Début novembre, la Commission s’est dite favorable
à l’ouverture des négociations d’adhésion avec
l’Ukraine [une option conirmée par les Vingt-Sept
en Conseil européen, le 14 décembre]. Ne devraient-
elles pas commencer par une sorte de plan Marshall
pour la reconstruction du pays, comme ce fut le cas
pour l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale ?
Si, tout à fait, la reconstruction doit commencer avant
que la guerre ne soit inie. Nous devons investir massive-
ment dans la défense aérienne ukrainienne, pour que les
entreprises qui construisent de nouveaux projets dans
le pays puissent avoir la certitude de ne pas être bom-
bardées. Ce type d’investissement aura beaucoup plus
d’efet que ce dont on discute actuellement à Bruxelles.
N’oublions pas que la population ukrainienne est
totalement épuisée. Elle a l’impression de se battre
seule, que nous la soutenons de moins en moins. Or
nous ne pouvons pas nous permettre de réduire notre
soutien. Nous ne pouvons pas lâcher l’Ukraine comme
les Américains ont lâché l’Afghanistan : cela provoque-
rait une crise sécuritaire fatale dans des pays comme
la Pologne ou les républiques baltes. Avec, au bout du
compte, un risque de paralysie complète de l’UE.
À DROITE TOUTE
“La hausse des demandes d’asile est
en train de pousser les électeurs dans
les bras de partis populistes ou d’extrême
droite […], qui devraient réaliser une percée
aux européennes de juin”, observe le Financial
Times. Pour l’empêcher, les gouvernements
actuels cherchent “des solutions de plus en
plus drastiques” à la question migratoire, dont
“le iltrage des demandes d’asile hors de leurs
frontières” – ce que prévoit notamment le
pacte sur les migrations approuvé par l’Europe
le 20 décembre. Le journal britannique
constate que ces réformes “mettent à l’épreuve
les limites du droit européen et international”.
Et, quoi qu’il en soit, elles “n’entreront pas en
vigueur avant 2025”, trop tard pour avoir un
efet sur le scrutin.
SOURCE
DE MORGEN
Bruxelles, Belgique
Quotidien, 43 000 ex.
demorgen.be
Créé en 1978, le titre s’est rapidement
distingué par sa ligne progressiste
et la qualité de ses articles d’opinion.
En 2007, De Morgen s’est doté d’une nouvelle
identité graphique, qui lui a valu plusieurs
récompenses, et d’un slogan qui souligne
sa volonté de nager à contre-courant :
“Dit land heeft meer zalm nodig” – “ce pays
a besoin de plus de saumons”. Le journal de
centre gauche se positionne dans le paysage
de la presse quotidienne belge comme le titre
le plus jeune et le plus innovant.
360o. 49
Ou, comme vous le dites avec cette métaphore : le
risque, c’est que “Poutine ne considère l’Ukraine
que comme un petit déjeuner et envoie son armée
prendre son déjeuner dans un autre pays…”
Oui et, même si ce n’est pas sa vision des choses, d’autres
pourraient le faire. C’est ce que nous enseigne l’histoire.
Selon vous, la guerre de Poutine contre l’Ukraine
met en évidence non seulement un fossé entre la
Russie et l’Occident, mais aussi des divisions au
sein de l’Europe de l’Est. D’un côté, la Pologne et
la Lituanie, par exemple, défendent avec ferveur
l’Ukraine ; de l’autre, certaines sociétés d’Europe
de l’Est ont beaucoup plus de réticences à prendre
la défense de Kiev, même si Poutine ne fait rien pour
elles. À quoi tiennent ces diférences ?
L’histoire se répète. Et elle se répète en faisant revivre
certaines craintes et frontières de l’époque impériale.
Le problème avec la solidarité, c’est qu’on ne la mani-
feste qu’au sein des territoires que l’on connaît. Ainsi,
les Bulgares, les Serbes et les Grecs voient-ils la Russie
comme une puissance libératrice, car plusieurs de
ces États-nations sont nés de la guerre russo-turque
[de 1877-1878]. Sans pour autant se réjouir de ce qui se
passe en Ukraine, ils estiment que ce n’est pas “leur”
guerre. Et de leur point de vue, s’il est important que la
guerre prenne in, ce n’est pas grave si l’Ukraine perd
des territoires.
Les Polonais, les Finlandais et les pays Baltes, en
revanche, regardent ce qui se passe dans leur voisi-
nage. Pour eux, l’histoire, c’est aussi de la géogra-
phie. Ce sont de petits États qui veulent se sentir en
sécurité. Et si l’Europe n’était plus prête à défendre
l’Ukraine aujourd’hui, ils s’interrogeraient : l’Europe
les protégerait-elle si cela devenait un jour nécessaire ?
Il faut avoir ces points de vue est-européens à l’esprit,
car ils peuvent être à l’origine d’une perte de coniance
au sein de l’UE.
Avec [le nouveau Premier ministre libéral] Donald
Tusk [qui revient au pouvoir après huit années de
gouvernance ultraconservatrice], la Pologne reprend
le chemin de l’UE. Ce virage peut-il avoir un efet
de contagion sur d’autres pays comme la Hongrie ?
Le résultat des élections en Pologne aura un efet positif
sur l’Europe, mais il n’existe pas une tendance unique.
Ce qui se passe là-bas ne se passera pas nécessairement
en Hongrie. Voyez la Slovaquie, qui vient de ramener
au pouvoir le prorusse Robert Fico.
En Hongrie, le gouvernement détient beaucoup
plus de pouvoir qu’en Pologne. Et, sur le plan culturel,
les deux États sont très diférents. Viktor Orban sait
exploiter la culture insulaire de son pays, il a fait de
son isolement une arme. Il réussit en alimentant chez
les Hongrois la peur du monde qui les entoure ; à l’in-
verse, la réussite collective, économique de la Pologne
repose sur sa coniance dans le monde.
Vous écrivez d’ailleurs qu’au xxie siècle, ce n’est pas
l’axe franco-allemand mais l’axe germano-polonais
qui déterminera le cap de l’UE.
En efet. Le centre de gravité de l’UE se déplace vers
l’Est, et ce sera d’autant plus vrai avec l’adhésion de
l’Ukraine. Par ailleurs, le processus de réconciliation
historique entre la Pologne et l’Allemagne, après la
Seconde Guerre mondiale, a commencé après 1989,
mais il a récemment marqué un recul ; je pense qu’il
va retrouver un second soule avec Tusk au poste de
50. 360o
Premier ministre. La Pologne d’aujourd’hui est un pays
qui imprimera davantage sa marque sur l’Europe.
Après l’adhésion de l’Ukraine, tous les pays de l’Est
de l’Europe, qui sont aujourd’hui des bénéiciaires nets,
deviendront des contributeurs nets de l’UE. Ils devront
donc débattre du rôle actif qu’ils veulent y jouer. Je crois
que Tusk, fort de son expérience à la présidence du
Conseil européen [2014-2019], pourra être un moteur
dans ce processus.
Donald Tusk fait aussi igure de contre-exemple,
tandis que Marine Le Pen obtient de très bons scores
dans les sondages en France, de même que l’AfD en
Allemagne [et que le PVV de Geert Wilders a rem-
porté les législatives aux Pays-Bas, in novembre].
Quel regard portez-vous sur l’évolution du populisme
de droite ?
Un des efets “intéressants” de la guerre en Ukraine,
c’est qu’elle a poussé d’une part certains partis euros-
ceptiques d’extrême droite en direction de l’UE, et
d’autre part certains partis libéraux ou de gauche en
direction du nationalisme.
Un exemple classique : la Première ministre italienne,
Giorgia Meloni, dont le parti, Fratelli d’Italia [“Frères
d’Italie”], avait marqué des points avec son euroscep-
ticisme, mais qui, avec le déclenchement de la guerre,
a compris qu’une UE faible n’était pas une bonne chose
pour l’Italie. De l’autre côté, plusieurs partis libéraux ou
de gauche ont constaté qu’un certain nationalisme est
important. Car ce à quoi nous assistons actuellement
en Ukraine est véritablement une mobilisation nationa-
liste, les Ukrainiens meurent pour défendre leur pays.
Pour toutes ces raisons, je pense que l’Europe va voir
émerger non seulement de nouveaux partis, mais aussi,
à terme, de nouveaux consensus politiques.
Pouvez-vous donner un exemple concret ?
La question migratoire. C’est un sujet complexe, car
l’Europe doit faire comprendre aux migrants qu’il lui
appartient de décider qui elle veut accueillir ou non. Les
termes du débat ne seront donc pas du tout les mêmes
qu’il y a dix ans.
À ce propos, vous écrivez : “Si nous ne comprenons
pas que la crise migratoire remet en question cer-
tains éléments fondamentaux du concept de société
ouverte, nous ne sommes pas honnêtes avec nous-
mêmes.” Or il n’existe toujours pas de consensus
sur le sujet. Ces profondes divisions peuvent-elles
miner le projet européen ?
Comme c’est le cas de chaque crise, oui. Mais l’Europe
peut s’adapter. L’hypocrisie du débat européen, c’est
que nous airmons que l’UE est ouverte aux réfugiés
et qu’elle n’est pas intéressée par les travailleurs immi-
grés. C’est l’inverse qui est vrai. L’Europe a besoin de
main-d’œuvre étrangère, ce qui est manifeste dans de
nombreux États membres. En conséquence, la question
n’est pas tant de savoir combien de personnes l’Europe
veut laisser entrer, mais qui décide des personnes qu’elle
laisse entrer. Or c’est un sujet dont nous ne discutons pas.
Lors de la vague migratoire de 2015-2016, l’Europe
libérale pensait que les Polonais et les Européens de
l’Est étaient xénophobes et anti-immigration. Puis la
guerre en Ukraine a éclaté et la Pologne a accueilli des
millions de réfugiés. 8 % des foyers polonais ont hébergé
des Ukrainiens. Le fait est que l’on ne peut pas attendre
des gens la même hospitalité envers tout le monde, une
personne s’identiie plus facilement avec les victimes
Courrier international — no 1731 du 4 au 10 janvier 2024
Nous ne pouvons pas
lâcher l’Ukraine
comme les Américains
ont lâché l’Afghanistan.
Ivan Krastev
d’une guerre qu’avec celles d’une autre. La solidarité
n’est pas une chose abstraite ; elle est rarement tota-
lement universelle. On a tendance à avoir bien plus
de sympathie pour des personnes que l’on comprend
mieux et avec lesquelles on s’identiie.
Dans vos recherches, vous vous penchez sur les
“majorités menacées”, qui détestent tout autant
les élites que les “migrants non désirés”. Sur le plan
politique, ils ont délaissé la gauche traditionnelle pour
la droite radicale ; aux États-Unis, ils tournent le dos
aux démocrates pour soutenir Trump. Toute leur
vision du monde tourne autour de la peur de l’avenir.
J’aimerais souligner quelque chose à ce sujet. Ce qui a
changé, c’est le regard que nous portons sur l’avenir.
Et il existe dans nos sociétés deux groupes qui, tout en
proposant des visions du monde très diférentes, sont
convaincus d’être les “derniers”.
D’un côté, il y a la “gauche climatique”, qui pense que
nous n’avons plus de temps pour la politique ordinaire
et les compromis parce que nous vivons “sur un temps
emprunté”. Elle part du principe que, sans politique
drastique aujourd’hui, demain sera extrêmement dif-
icile, et que la politique elle-même n’aura plus de sens
car la vie sur Terre disparaîtra. De l’autre côté, il y a la
“droite anti-immigration” qui martèle que si nous ne
stoppons pas les migrants maintenant, nous serons les
derniers Bulgares, Polonais, Allemands, etc. Elle pense
que les identités nationales seront réduites à néant.
Ces deux groupes, que tout oppose, sont persuadés
que nous n’avons plus le temps de faire de compro-
mis. À leurs yeux, l’avenir n’est plus un temps dispo-
nible pour régler les problèmes que nous n’arrivons pas
à régler aujourd’hui : soit nous trouvons une solution
tout de suite, soit nous n’avons plus d’avenir. Ce genre
de position est très problématique, car une démocra-
tie ne peut en efet fonctionner qu’en partant du prin-
cipe qu’il est possible de régler certains problèmes
aujourd’hui et d’autres demain.
On ne peut pas faire perdurer la société européenne
en lui inventant un passé commun. Parce que les his-
toires nationales sont très diverses, et parce que les
personnes issues de l’immigration ont une expérience
totalement diférente de l’histoire. Nous n’avons donc
d’autre choix que de repenser l’idée que nous nous fai-
sons de l’avenir. C’est d’ailleurs un déi qui ne se pose
pas qu’à l’Europe.
Vous pensez aux États-Unis, où, selon de récents
sondages, Donald Trump pourrait revenir au pouvoir ?
Si Trump est réélu, nous ne savons pas grand-chose de
ce qu’il fera. Lors d’un récent voyage aux États-Unis,
j’ai cependant discuté avec certains de ses partisans
et je pense qu’un second gouvernement Trump serait
très diférent du premier.
Contrairement aux républicains classiques, le nou-
veau parti de Trump présente de nombreuses carac-
téristiques qui le rapprochent de la gauche américaine
des années 1970, telles qu’une profonde méiance à l’en-
droit du Pentagone, des services de renseignement, etc.
Il veut en outre rappeler les militaires sur le sol améri-
cain et ne pas trop s’impliquer sur le plan géopolitique.
Je ne crois donc pas qu’un second gouvernement
Trump renforcerait l’Europe. Je crois malheureuse-
ment qu’il aurait pour efet d’exacerber les tensions au
sein de la société européenne. Certains gouvernements
et partis politiques se rangeraient de son côté, d’autres
pas. Il faut garder en tête l’importance que conservent
les États-Unis pour notre sécurité ainsi que pour notre
politique économique – que leurs décisions pourraient
à nouveau remettre en cause. On ne peut pas exclure
non plus qu’un nouveau gouvernement Trump rapatrie
une partie des militaires américains postés en Europe.
Une seconde ère Trump provoquerait à n’en pas douter
une crise à l’échelle mondiale.
Je m’attends aussi à ce que, au cours de la prochaine
décennie, nous assistions à une hyperactivité des “puis-
sances moyennes”, de l’Arabie saoudite jusqu’à l’Inde,
en passant par le Brésil et la Turquie. Ces pays prennent
goût au pouvoir et ils tentent de s’imposer sur la scène
internationale. Je ne pense donc pas que nous vivrons
à nouveau dans un monde bipolaire comme au temps
de la guerre froide.
Comment l’UE devra-t-elle se positionner dans ce
monde multipolaire, alors que notre PIB se rétracte
et que notre croissance est dépendante de nos rela-
tions commerciales avec des régimes autoritaires
comme la Chine ?
Elle doit se positionner au cas par cas. Cela ne pourra
pas se faire d’un coup de baguette magique, avec des
formules comme “derisking” [“ atténuation des risques”]
ou “uncoupling” [“découplage” de l’économie européenne
d’avec celle de la Chine, deux formules employées par
la présidente de la Commission Ursula von der Leyen
dans son discours sur l’état de l’Union]. Nos relations
avec certaines des nouvelles puissances émergentes
seront déterminantes. Ces pays sont très diférents les
uns des autres, mais ils ont ceci de commun qu’ils sont
impatients. Ils ont des tempéraments d’adolescent :
ils adorent notre mode de vie, mais nous ne sommes
plus leur modèle. Selon une étude que nous venons
d’ailleurs de mener, la majorité de la population de ces
pays pense même que l’UE n’existera plus dans vingt
ans. Il est donc primordial pour l’UE de leur prouver
que nous resterons dans la course.
Comment faire ?
Nous pouvons tirer des leçons de la longévité de l’Empire
austro-hongrois. Tout le monde se focalise sur les causes
qui l’ont mené à sa chute, mais ce qu’il faut regarder, c’est
l’atout qui lui a permis de tenir pendant des siècles : son
astuce. Il a réussi à rester un acteur politique majeur sans
être pourtant une grande puissance militaire, surtout
au xixe siècle. En conclusion : il faut être à la hauteur
de son rôle sur la scène internationale et convaincre
les autres acteurs de son utilité.
—Propos recueillis par Maarten Rabaey,
publié le 10 novembre 2023
Ce vendredi avec Les Echos

Les 100 personnalités

qui font comprendre les enjeux de 2024

BUSINESS STORY / CULTURE / STYLE / ...ET MOI

VOUS
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Pascal et Hugo Asselin, Joëlle Barral, Marie Barsacq Beaudou, Benoît Bazin,
Eugénie Béziat, Guillaume Borie, Jeny Bosenge, Thierry Breton, Patrice Caine,
Laura Chaubard, Pierre-Olivier Clouet, Virginie Colemyn, Marianne Crebassa,
Dominique Crenn, Clément Delangue, Clément Delépine, Antoine Deruennes,
Anne Descamps, Guillaume Diop, Édouard Donnelly, Tony Estanguet,
Ramy Fischler, Georgina Grenon, Mathilde Grivet, Mathilde Gros,

ALLEZ
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Yongzhen Huang, Hélène Huby, Letitia James, Mike Johnson,
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Sandra Laoura, Nicolas Laugero Lasserre, Bruno Le Ray,
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Peter Orszag, Jayne Pearce, Nathalie Péchalat,
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D’EUX
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LA RELÈVE 2024