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La revanche
des contextes
Des mésaventures de l’ingénierie
sociale, en Afrique et au-delà
Pourquoi les projets de développement, les interventions des ONG ou
les politiques publiques nationales sont-ils tous soumis à d’importants
écarts entre ce qui était prévu et ce qui se passe effectivement ? Cet
ouvrage apporte une réponse documentée à ce « problème des écarts ».
Pour analyser ces processus, un dialogue est noué entre d’une part des
données de terrain particulièrement riches, et d’autre part une vaste
littérature en sciences sociales revisitée afin de mieux rendre compte
des réalités observées.
hommes et sociétés
LA REVANCHE DES CONTEXTES
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La revanche
des contextes
Des mésaventures de l’ingénierie sociale,
en Afrique et au-delà
Éditions Karthala
22-24, boulevard Arago
75013 Paris
Ouvrages du même auteur
La socio-anthropologie de l’ingénierie
sociale et les contextes africains
De l’ingénierie sociale…
1. Toutes les citations extraites de textes publiés en anglais ont été traduites par l’auteur.
8 LA REVANCHE DES CONTEXTES
Quelle Afrique ?
Une telle approche implique que le regard posé sur l’Afrique (sur les
Afriques) soit débarrassé des fantasmes exotiques, des clichés traditionna-
listes et des exceptionnalités culturalistes qui pèsent trop souvent sur elle.
Nous nous intéressons aux contextes quotidiens des sociétés africaines, et
ces contextes relèvent des modernités et des contemporanéités de l’Afrique,
une Afrique qui est sans cesse confrontée à des politiques publiques, à des
projets de développement, à des interventions de l’État ou des ONGs, autre-
ment dit à de l’ingénierie sociale. C’est pour cette raison qu’il serait produc-
tif et stimulant de comparer la police au Bénin et la police en Allemagne, les
maternités au Niger et les maternités au Canada, un ministère au Cameroun
et un ministère en Pologne.
Certes les modernités africaines ne sont pas identiques aux modernités
asiatiques ou américaines. Elles ont leurs styles propres, leurs dimensions
spécifiques. C’est ce qui justifie les comparaisons. Mais, en ce qui concerne
l’ingénierie sociale, ou, plus largement, ses moyens d’intervention – les
appareils d’État, les bureaucraties, ou les institutions de développement –,
il n’est quasiment rien qu’on trouve en Afrique qu’on ne puisse trouver,
sous des couleurs différentes, selon des styles distincts et avec des ampli-
tudes variables, en Europe. Et vice versa. Pour prendre des phénomènes
connotés négativement, mais bien souvent associés (non sans raisons) aux
administrations africaines, comme la corruption, le népotisme, le clien-
télisme, le patrimonialisme, l’échange de faveurs, l’interventionnisme
politique, le trucage électoral, les stratégies de débrouille, ou les petites
combines, tous sont également présents en Europe, mais avec d’autres
intensités ou extensions, sous d’autres formes ou apparences, et sur
d’autres sites préférentiels.
L’une des grandes confusions créées par l’approche « culturaliste tradi-
tionnaliste » de l’Afrique (critiquée dans le chapitre 8) est de tirer parti de
ces différences entre les modernités africaines et les modernités occiden-
tales pour les rabattre sur le passé et les cultures des sociétés africaines,
INTRODUCTION 11
Au-delà de l’Afrique
3. Par exemple Jean Copans (2007 : note 22) la condamne sans autre forme de procès
comme étant une « pseudo solution pragmatique de mélange disciplinaire ». Georges
Balandier a pourtant été une figure exemplaire de ce « mélange disciplinaire ». Rappelons
que, tout au long du xxe siècle, la plupart des travaux sur les sociétés et institutions afri-
caines relevait indifféremment de l’ethnologie et de la sociologie sans frontière discer-
nable (Poncelet 2020 : 153).
14 LA REVANCHE DES CONTEXTES
est employée parfois loin des sciences sociales dans un sens radicalement
différent, qui renvoie à des techniques informatiques de manipulation et
de fraude4.
Nous devons le concept de « modèle voyageur » à Richard Rottenburg
(2007 ; cf. Behrends, Park & Rottenburg 2014). Mais, alors qu’il reste assez
général chez ce dernier, notre acception est nettement plus circonscrite, et
centrée sur les mécanismes et dispositifs standardisés issus de l’ingénierie
sociale typique de l’aide au développement.
« Normes pratiques » constitue une formulation que nous revendiquons,
mais qui néanmoins doit beaucoup à Frederick Bailey (1969 ; 2001) et ses
« règles pragmatiques ». « Contexte pragmatique » ou « configuration de
délivrance » sont également des créations personnelles, ainsi que « réfor-
misme critique » (cf. De Herdt & Olivier de Sardan, à paraître), « nœuds
critiques », « experts contextuels », « stratégies de contournement »,
« morale de proximité » ou « perspective des discordances ».
« Mode de gouvernance » n’est pas une appellation inédite, mais elle ne
peut pas être attribuée à un auteur particulier, elle a donné lieu à diverses
définitions à nos yeux imprécises, et elle n’avait pas été centrée, comme
nous l’avons fait, sur la délivrance de services d’intérêt général. Il faut
néanmoins signaler que Giorgio Blundo et Pierre-Yves Le Meur (2009)
ont souligné, en même temps que nous, cette fonction de la gouvernance.
« Logique sociale » relève d’un processus analogue. C’est un terme
largement utilisé dans des acceptions variées, et auquel nous avons donné
une signification particulière, en tant que principe générateur de compor-
tements convergents, transversal aux normes pratiques et aux modes de
gouvernance, toujours pluriel, et dépendant des contextes.
« Positionnalité civique » ou « positionnalité épistémologique », ces
expressions reprennent le concept de « positionality » désormais utilisé
dans les sciences sociales anglophones pour définir le rapport du chercheur
à son objet, et lui ajoutent des dimensions spécifiques, relatives pour l’une à
l’engagement politique ou militant du chercheur et pour l’autre à sa posture
face à la production de connaissances (De Herdt & Olivier de Sardan, à
paraître).
« Groupe stratégique » est une création de Hans-Dieter Evers et Tilman
Schiel (1988), que Bierschenk (1988) a empruntée pour l’appliquer de façon
plus ciblée aux acteurs impliqués dans les projets de développement. Nous
l’avons largement utilisé comme principe d’investigation méthodologique
(Bierschenk & Olivier de Sardan 1997a ; Olivier de Sardan 2011d), autre-
ment dit comme concept exploratoire. Quant à « arène locale », concept très
complémentaire, nous le devons à Bailey. Nous l’avons étendu à « anthro-
pologie centrée sur une arène ». « Étaticité » (stateness) a été emprunté à
Thomas Risse (2011).
L’ouvrage
Cet ouvrage ne sera pas à la première personne (en dehors des lignes
qui suivent). Je comprends certes l’intérêt de la réflexivité, la séduction
qu’elle peut susciter, et à quel point la description par l’anthropologue de
sa propre position au cours de l’enquête peut être parfois utile, y compris
pour l’analyse de l’ingénierie sociale et des institutions de développement
(cf. Fresia et Lavigne Delville 2018b) mais j’en connais aussi les limites
et les excès (que j’avais décrits dans La rigueur du qualitatif sous le titre
« Le “je” méthodologique », en posant cette question : « Ne sommes-nous
pas menacés aujourd’hui par l’excès plutôt que par le défaut de réflexi-
vité ? »). Les questions de positionnalité seront néanmoins abordées, mais
sans effets de personnalisation, dans les deux derniers chapitres.
Les innombrables données d’enquêtes qui servent de socle aux inter-
prétations ici proposées sont le produit convergent et robuste de vingt
années d’observation participante par les chercheurs du LASDEL, de
milliers d’entretiens libres produits par nos équipes, et de centaines et de
centaines d’études de cas. Elles ne sont donc pas liées à ma seule personne.
Triangulations, recoupements, confirmations, validations ont été des proces-
sus incessants tout au long de ces deux décennies, et ce qui est présenté
ici raconte une histoire dont nous ne sommes en rien les héros, mais qui
est celle de nos très nombreux interlocuteurs, et, bien au-delà, celle du
fonctionnement quotidien des politiques publiques au Niger et en Afrique,
du fonctionnement quotidien des projets de développement, du fonctionne-
ment quotidien de communes, de maternités, d’écoles…
Quant aux interprétations, elles sont bien sûr les miennes, et j’en assume
l’entière responsabilité. Mais je ne les ai pas trouvées tout seul. Je propose
des concepts, des analyses, et des cadres de réflexions dont je ne suis pas
un producteur isolé dans son bureau, et qui ne sont pas des fantaisies, des
illuminations, des gadgets intellectuels ou des lubies personnelles, ceci pour
trois raisons.
– Les concepts utilisés sont tous « issus du terrain », tous ont été élabo-
rés a posteriori et pas à pas, à partir de matériaux empiriques recoupés et
recueillis collectivement, pour tenter de les rendre intelligibles, procéder à
des comparaisons, et permettre une progressive montée en généralité, aussi
solide que possible.
– Les concepts utilisés sont tous « issus de lectures ». La plupart
renvoient à des termes semblables ou proches, que j’ai repris ou brico-
lés à ma façon, car ils avaient en général déjà été utilisés de façon diffé-
rente par des chercheurs d’hier ou d’aujourd’hui, avec qui je débat donc
indirectement.
– Les concepts utilisés sont tous « issus de dialogues ». C’est au fil de
ces dialogues, dialogues avec des collègues d’Europe et d’Afrique, dialo-
gues avec des étudiants d’Europe et d’Afrique, dialogues étalés sur une
trentaine d’années de recherches, d’enseignements et de séminaires consa-
20 LA REVANCHE DES CONTEXTES
Post-scriptum
7. J’ai bien sûr bénéficié d’autres apports, au fil d’activités diverses menées en
commun, en particulier pendant les années 1990 ; faute de pouvoir citer tous les noms, je
mentionnerai Jean-Claude Passeron, dont les écrits comme les interventions orales ont été
décisifs pour affermir et conceptualiser mes orientations épistémologiques ; Yannick
Jaffré, pour ses intuitions stimulantes et nos échanges intensifs et au long cours dans le
domaine de la santé (mais pas seulement) ; et Jean-Pierre Chauveau, qui a joué un rôle
central dans la fondation et l’animation de l’APAD (association euro-africaine pour l’an-
thropologie du changement social et du développement), réseau à la fois professionnel et
amical qui a souvent alimenté mes propres travaux et réflexions. J’ai une autre raison
d’être reconnaissant envers Jean-Pierre Chauveau : il a réalisé l’illustration figurant sur la
couverture de cet ouvrage.
Table des matières
Avertissement ................................................................................... 5
Introduction. La socio-anthropologie de l’ingénierie sociale
et les contextes africains .................................................................. 7
De l’ingénierie sociale… ........................................................... 7
Quelle Afrique ? ......................................................................... 10
Au-delà de l’Afrique .................................................................. 11
Sur quelles traditions de recherche s’appuyer
et quels concepts faire travailler ? .............................................. 12
L’ouvrage ................................................................................... 16
La part du collectif et du dialogue ............................................. 19
Post-scriptum ............................................................................. 20
Première Partie
Les modèles voyageurs
1. Les modèles voyageurs face à l’épreuve des contextes ......... 25
Qu’est-ce qu’un modèle voyageur ? ......................................... 25
Un exemple de modèle voyageur : le paiement basé sur la
performance .......................................................................... 29
La fabrique d’un modèle voyageur (la mise en forme) ............. 32
Mise en récit. Des histoires édifiantes .................................. 32
Mise en ingénierie : mécanisme, dispositifs et instruments 33
Mise en réseau ...................................................................... 39
Controverses et débats internes ............................................ 42
Les efforts d’adaptation aux nouveaux contextes :
traductions, vernacularisations, customisations ?................ 43
De la traduction et de la perspective de la sociologie de
la traduction .................................................................... 45
L’épreuve des contextes (la mise en œuvre d’un modèle importé) 49
L’implementation gap ........................................................... 49
Les groupes stratégiques lors de la mise en œuvre .............. 50
Le concept d’épreuve en sciences sociales ........................... 51
Le rôle créatif des agents de terrain..................................... 52
De quels contextes parle-t-on ?
Contextes structurels et contextes pragmatiques.................. 54
488 LA REVANCHE DES CONTEXTES
deuxième Partie
Les normes pratiques
3. Un concept exploratoire : les normes pratiques.................... 111
Introduction. Le « problème des écarts »................................... 111
Normes officielles et normes sociales : le monde des normes
explicites ............................................................................... 115
Normes officielles ................................................................. 117
Normes sociales .................................................................... 118
Les normes sociales sont-elles la solution ? ......................... 119
Vers des normes d’un troisième type ? Les normes pratiques ... 120
TABLE DES MATIÈRES 489
trOisième Partie
Les modes de gouvernance
5. La délivrance des biens d’intérêt général : modes de gou-
vernance et configurations de délivrance .............................. 207
Introduction................................................................................ 208
Gouvernance et modes de gouvernance .................................... 210
Les malentendus de la gouvernance ..................................... 210
Les quatre processus sous-jacents de la « bonne gouver-
nance » dans le monde du développement ...................... 211
Gestion, pouvoir, gouvernance et délivrance des biens
d’intérêt général .............................................................. 213
Gouvernance et politiques publiques ................................... 215
Une perspective empirique sur la gouvernance. Les biens
d’intérêt général .............................................................. 218
Huit modes de gouvernance....................................................... 222
Mode de gouvernance bureaucratique-étatique ................... 223
Mode de gouvernance développementiste ............................ 223
Mode de gouvernance communal ......................................... 224
Mode de gouvernance associatif .......................................... 224
Mode de gouvernance chefferial .......................................... 225
Mode de gouvernance religieux............................................ 225
Mode de gouvernance marchand.......................................... 225
Mode de gouvernance mécénal ............................................ 226
Un périmètre d’investigations empiriques............................ 227
La co-délivrance et les configurations de délivrance................. 228
Les configurations de délivrance formelles .......................... 229
Les configurations de délivrance informelles : la co-
délivrance palliative ........................................................ 231
L’usager comme acteur des configurations de délivrance :
les diverses modalités du paiement par l’usager ............ 231
Conclusion. Modes de gouvernance et redevabilités................. 235
TABLE DES MATIÈRES 491
Quatrième Partie
Les logiques sociales
8. De quelques fausses pistes : culturalisme et néo-patrimo-
nialisme ..................................................................................... 321
Introduction................................................................................ 321
Le culturalisme traditionnaliste africaniste................................ 322
Des idéologies scientifiques .................................................. 322
L’idéologie culturaliste et l’Afrique ..................................... 324
La matrice morale de Schatzberg ......................................... 327
Chabal et Daloz : l’État non émancipé ................................ 328
L’ambivalence du culturalisme............................................. 333
Culture et culturalisme en anthropologie................................... 334
L’abstractisation du concept de culture ............................... 335
Culture et grand partage ...................................................... 337
Un usage raisonné, circonscrit et empiriquement attesté de
« culture » ............................................................................. 339
Le néo-patrimonialisme ............................................................. 343
Quelques atouts du concept de néo-patrimonialisme ........... 344
Deux sous-paradigmes ......................................................... 345
Sortir du paradigme néo-patrimonialisme ........................... 345
Conclusion. Que faire de l’islamisme fondamentaliste ? ........... 348
CinQuième Partie
De la recherche aux réformes et vice-versa
10. La malédiction des réformateurs de l’extérieur et le
chaînon manquant ................................................................... 377
Les réformes de l’extérieur : l’empilement des normes offi-
cielles, la quête de l’observance et l’échec des méta-
mécanismes standardisés ...................................................... 378
La quête compulsive de l’observance ................................... 379
L’échec des méta-mécanismes de réformes standardisés ..... 380
L’ingénierie sociale face à l’épreuve des contextes : la tactique
de l’autruche ? ....................................................................... 386
Un registre scientifique inhabituel........................................ 386
Les bienfaits des effets inattendus ........................................ 387
Que faire ?............................................................................. 388
Un dialogue nécessaire, mais difficile ....................................... 392
Le réformisme critique ......................................................... 392
Le chaînon manquant ........................................................... 393
La triple problématisation .................................................... 395
Conclusion. Le problème de la consultance .............................. 396
Conclusion
12. La perspective des discordances. Une socio-anthropologie
des dissonances, des écarts, des contradictions et des
diversités ................................................................................... 421
Introduction................................................................................ 421
Une sous-estimation chronique des clivages internes .............. 422
Une sous-estimation chronique des pratiques non observantes.
Ethnographie centrée sur un groupe et ethnographie centrée
sur une arène ......................................................................... 424
De quelques prises en compte des diversités ............................. 426
De la socio-anthropologie du développement à la socio-anthro-
pologie des actions publiques ............................................... 428
L’apport des autres disciplines ................................................... 429
Max Weber et l’écart méthodologique....................................... 431
Retour à la méthode : l’anthropologie comme science des
contextes et la perspective des discordances ........................ 436