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« Nous ne sommes pas le nombre que nous croyions être » – relire… Microbes de Bruno Latour | AOC media - Analyse

Opinion Critique 23/03/2020 16(32

lundi
23.03.20
Critique

« Nous ne sommes pas le


nombre que nous croyions être
» – relire Les Microbes de
Bruno Latour
Par Frédérique Aït-Touati

En ces temps de confinement, prenons le temps de réviser des


classiques que l’actualité remet en lumière. Ainsi Les Microbes :
guerre et paix, paru en 1984 sous la plume d’un jeune anthropologue
alors, Bruno Latour. Cet ouvrage majeur donne l’occasion de
réfléchir à l’application du vocabulaire martial à un contexte de crise
sanitaire : partant de la croisade des hygiénistes contre les microbes
au XIXe siècle, Latour restitue brillamment la construction d’un
véritable rapport entre humains et non-humains.

La métaphore guerrière pour parler des pandémies n’est pas nouvelle, et


n’a, à l’origine, pas grand-chose à voir avec le déploiement de la force
armée pour surveiller la population, ni avec la fermeture des frontières.

Née (en ce qui concerne la France) dans le contexte du mouvement


hygiéniste du XIXe siècle, et à la suite de la défaite de la France dans la
guerre contre la Prusse en 1870, la « guerre » contre les microbes a
d’abord signifié un vaste mouvement alliant médecine, recherche,
éducation, et investissements publics massifs. Retour sur le livre majeur
que Bruno Latour publiait en 1984 : Les Microbes, guerre et paix. Où l’on
découvre comment l’apparition sur la scène scientifique, politique et
sociale d’un être jusqu’alors méconnu conduisit l’Europe à transformer
radicalement, et en quelques années, ses conditions d’existence.

C’est l’histoire d’une lutte, d’une guerre sans merci contre un fléau
invisible. Rapports de force, épreuves, trahisons, batailles, victoires, duels,
harangues, alliances, maîtrise du terrain. Les Microbes : guerre et paix est
une épopée. Paru en 1984, il s’agit du second livre d’un jeune
anthropologue de 37 ans, Bruno Latour, qui avait déjà publié quelques
années auparavant La vie de laboratoire, une importante ethnographie de
laboratoire.

Les Microbes raconte l’entrée sur la scène politique, scientifique,


économique et sociale d’un nouvel acteur qui devient progressivement
incontournable. Le livre commence par la découverte des microbes
comme agents destructeurs de l’humanité : « Voilà des acteurs. Sont-ils
humains ou inhumains ? Non humains. Que veulent-ils ? Le mal. Que
font-ils ? Des embuscades. Depuis quand ? Depuis toujours. Que vient-il
de se passer ? Un événement, ils deviennent visibles. Qui les rend tels ? La
science, un autre acteur qu’il faut à son tour enregistrer et définir dans les
mêmes termes. »

Des acteurs sur une scène : la métaphore théâtrale n’a ici rien de fortuit. Il
faut la suivre pour tenter de comprendre comment le livre met en scène
son objet, et installe, ce faisant, le concept de « non-humain » sur la scène
intellectuelle contemporaine.

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Pour mesurer l’importance du surgissement de ces nouveaux acteurs, les


microbes, il faut reprendre l’histoire d’un peu plus haut, comme le propose
Latour. Le grand thème politique, social, médical des années 1870, est la
régénération de la France : il faut des hommes forts. On ne peut continuer
à exploiter dans les villes des pauvres misérables et malades. L’hygiène est
la grande préoccupation du XIXe siècle. C’est un combat qui se joue sur
des fronts multiples.

Latour ne discute pas cette prémisse de l’historiographie. Il s’en empare et


la prolonge. Le livre raconte comment le mouvement hygiéniste s’épuisait
depuis un siècle à combattre un ennemi invisible car insituable, causé par
de trop multiples causes. L’hygiéniste d’alors « prétend agir sur la
nourriture, l’urbanisme, la sexualité, l’éducation, l’armée. Rien de ce qui
est humain ne lui est étranger. » Et c’est son principal problème.

Le mouvement hygiéniste, malgré son ampleur et son ambition, « reste


faible, comme une armée qui voudrait défendre une très longue frontière
en se dispersant. Il lui manque un moyen de concentrer ses forces en
quelques points seulement. » C’est pourquoi la bactériologie, qui permet
de situer les points d’entrée de la contagion de manière très claire, devient
l’alliée essentielle du mouvement hygiéniste qui était déjà en marche.
Premier moment donc : la force des pastoriens est d’avoir capté et
« traduit » les intérêts du mouvement hygiéniste.

Que font les microbes ? Ils dévient, interrompent les actions


humaines, provoquent la mort là où l’on attendait le
commerce, la vie ou l’amour.

Deuxième étape de l’analyse : comment expliquer la rapidité et


l’enthousiasme avec lesquels les hygiénistes se sont saisis des arguments
de Pasteur ? Loin du mythe d’un Pasteur luttant seul contre les ténèbres de
l’obscurantisme, Latour décrit l’accueil unanime de ses découvertes,
immédiatement relayées par l’ampleur du mouvement social hygiéniste
qui l’a précédé. Quelques rares contradicteurs tentent de résister au « coup
d’état de Pasteur s’emparant de la médecine sans coup férir » et critiquent,
assez justement, des généralisations hâtives.

Or Pasteur triomphe car il est « le porte-parole, le prête-nom et


l’amplificateur d’un mouvement social immense qui souhaite
passionnément qu’il ait raison et procure donc à ses travaux de laboratoire
une extension prodigieuse. » En trouvant un « point d’appui » dans la
bactériologie et le pastorisme, l’hygiénisme concentre ses forces en
quelques lieux et peut dès lors combattre efficacement la morbidité
galopante dans les villes, les épidémies qui ravagent les troupeaux dans les
campagnes. On comprend pourquoi le mouvement hygiéniste a été si
prompt à diffuser les découvertes des pastoriens : elles permettaient
d’imposer très rapidement des gestes et des techniques d’assainissement
désormais dirigés vers des ennemis enfin repérables, les microbes.

Ainsi, dans les Annales de l’Institut Pasteur, on parle « de fromage, de


bière et de vins, d’enzymes et d’azote ; et aussi des sources de la Seine qui
contiennent de bactéries ; et aussi des phagocytes et des précipitines ; et
aussi des plaies de tuberculeux ; et aussi des moustiques des marais
pontins ou des puces de rat à Madagascar ». C’est cette extraordinaire
hétérogénéité qui caractérise les pastoriens par rapport aux autres
disciplines. Ils empruntent à l’hygiène, au médical, au social, à
l’anthropologique, au sociologique, à l’industriel, au chimique et au
zoologique, mais en suivant uniquement les acteurs qui les intéressent, les
microbes, sans se disperser.

Que font les microbes ? Ils dévient, interrompent les actions humaines, les
font rater leur but, provoquent la mort là où l’on attendait le commerce, la
vie, l’élevage ou l’amour. Ils s’introduisent, en somme, dans un monde
que l’on croyait seulement humain et obligent à prendre en compte des
entités non-humaines invisibles, imprévisibles, qui ne respectent aucun
code, aucune barrière sociale ou nationale. « Il n’y a pas que des rapports

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sociaux, des rapports d’homme à homme. Les hommes ne sont pas entre
eux dans la société. Il n’y a pas un Esquimau et un anthropologue, un père
et son enfant, un accoucheur et sa cliente, une prostituée et son client, un
pèlerin et son Dieu. Pendant que tous ces contrats se passent, d’autres
acteurs agissent, passent leurs contrats et redéfinissent autrement le lien
social. Le choléra se moque de la Mecque, mais il va dans l’intestin du
hadji, le vibrion septique n’a rien contre la parturiente, mais il a besoin
qu’elle meure. »

Ces nouveaux acteurs obligent à recomposer la société différemment :


« pour agir efficacement d’homme à homme, c’est-à-dire, aller à la
Mecque, survivre au Congo, accoucher de beaux enfants, obtenir des
régiments virils, il faut « faire place » aux microbes. » La grande surprise
du pastorisme est de faire apparaître sur la scène du monde des milliards
d’autres acteurs qui agissent, poursuivent des buts qui nous sont inconnus
et se servent de nous pour prospérer. La science rend visible des acteurs
jusque-là restés invisibles, qui sont non humains, et néanmoins agissent.

Les pastoriens et leurs alliés hygiénistes sont dès lors obligés de refonder
le lien social pour y inclure les microbes, tout comme l’anthropologue des
sciences est forcé de refonder sa discipline pour faire place aux non-
humains : « Nous ne sommes pas le nombre que nous croyions être ».
C’est dans ce texte que Latour met au point un principe méthodologique
central de son travail : « Il est crucial ici de traiter symétriquement la
nature et la société et d’arrêter de croire à une différence entre acteurs
naturels et acteurs sociaux. Sans cette symétrie, il est impossible de saisir
qu’il y a une histoire des acteurs non humains aussi bien qu’une histoire
des acteurs humains. »

Les microbes sont des acteurs qui obligent à « recomposer la société


différemment », à sortir de la seule relation entre humains et à faire place à
ces invisibles qui dévient systématiquement les trajectoires que l’on
croyait simples : « si l’on veut obtenir des relations que rien ne vient
dévier, il faut dévier les microbes pour qu’ils ne viennent plus interrompre
partout les relations. (…) Au prix de l’implantation en tous points de
nouvelles professions, institutions, laboratoires et savoir-faire, on
obtiendra des flots bien canalisés de microbes et des flux bien canalisés de
pèlerins, de bière, de lait, de vins, de petits écoliers et de petits soldats ».
Ce sont ces flots bien canalisés dont se moque aujourd’hui le Covid-19, et
ce sont tous nos flux humains qu’il a réussi à interrompre en quelques
jours. Seul moyen de contrer ces perturbateurs, en l’absence de vaccin :
bloquer, précisément, ces flux, ces flots, ces échanges.

Dans cette lutte contre un ennemi enfin identifié, le laboratoire joue un


rôle déterminant. Le principe général est simple, il est celui de toute
victoire : il faut amener l’adversaire sur le terrain dont on a la maîtrise. Le
réel apport des pastoriens est d’avoir déplacé les maladies sur le seul
terrain qu’ils maîtrisaient : celui du laboratoire. Le laboratoire pastorien
est construit pour rendre visible les agents invisibles en leur procurant un
milieu idéal dans lequel ils peuvent se développer, car n’étant plus en
concurrence avec d’autres vivants. C’est un « théâtre de la preuve », au
sens premier du mot théâtre, lieu de visibilité.

C’est surtout un lieu où les microbes sont pour ainsi dire à découvert, et
donc enfin visibles : « à la ferme, il y a des veaux, des vaches, des
couvées, Pérette et son pot au lait et les saules le long de la mare. Difficile
de repérer Rosette malade ou de la comparer. Difficile d’y voir quoi que ce
soit si c’est un microbe qu’on cherche. Au labo, les chercheurs ont la
colonie n°5, 7, 8, avec les colonies témoins n°12, 13, 15. Une feuille à
double colonne avec des croix et des points. C’est tout. Il suffit de savoir
lire. »

Latour fait du laboratoire un lieu politique, où les


scientifiques parviennent, en manipulant les objets de
laboratoire, à faire bouger le monde.

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Grâce au laboratoire, le pastorien maîtrise tous les éléments. « Donnez-


moi un laboratoire, je soulèverai le monde », ce titre d’un article de Bruno
Latour paru un an avant Les Microbes résume son analyse du laboratoire
comme lieu d’inversion des forces : les phénomènes à étudier y sont enfin
rendus plus petits que le groupe d’hommes qui peut alors les dominer ;
l’humain maîtrise le non-humain parce qu’il l’isole, le cultive et peut le
mesurer.

En outre, le laboratoire est un lieu de simplification et de visualisation des


problèmes : quelle que soit la taille des phénomènes, ils finissent toujours
par des transcriptions faciles à lire, discutées par quelques personnes qui
ont tout « sous les yeux ». Le laboratoire permet de prélever dans le réel
un élément, de le déplacer dans un milieu nouveau pour lui, mais
favorable, où rien d’autre ne viendra obscurcir la vue. Le laboratoire est ce
qui « rend visible les agents invisibles ».

Cette analyse cruciale du laboratoire est reprise, et généralisée, dans


Irréductions, le traité philosophique qui prolonge et développe la première
partie sur Pasteur : « Le surcroît de force acquis dans les laboratoires vient
de ce qu’on y manipule des objets plus petits que soi et un grand nombre
de fois ; qu’on peut inscrire la succession de ces micro-événements, qu’on
peut les relier à volonté ; qu’on peut écrire enfin le tout et se faire lire. »
Avec l’analyse du laboratoire comme levier d’Archimède, Latour fait du
laboratoire un lieu politique, où les scientifiques peuvent rendre les objets
de laboratoire commensurables avec les objets du monde, puis
parviennent, en manipulant les objets de laboratoire, à faire bouger le
monde.

« Qu’il s’agisse de nébuleuses, de coraux, de lasers, de microbes, de PNB,


de QI ou de mésons ; qu’ils soient, comme on dit, « infiniment grands » ou
« infiniment petits », on ne parlera d’eux avec assurance que lorsqu’ils
seront ramenés à ces quelques mètres carrés que quelques hommes
peuvent dominer et où ils se montrent du doigt des signes assez simples
pour qu’ils puissent s’accorder du moins sur la forme du signe : pic, tache,
courbe, chiffre, point, raie ou bandes… De tout le reste, rien ne peut être
dit, si ce n’est en bafouillant. »

Le laboratoire est un « théâtre de la preuve » qui est aussi un théâtre de


l’épreuve, épreuve de force à laquelle les organismes étudiés vont être
soumis. Dans la fameuse « station de Pouilly le Fort », les pastoriens
déplacent leur laboratoire, leurs équipements, leur protocole dans le milieu
à étudier. Le laboratoire apprend énormément du terrain, d’où il prélève
quelques éléments qu’il reproduit dans des conditions nouvelles.

Situé entre le laboratoire parisien et le terrain bourguignon que les paysans


connaissent, Pouilly Le Fort est le lieu de bascule où se joue un
phénomène de levier d’Archimède. Son dispositif doit être suffisamment
proche du laboratoire de Paris pour permettre la maîtrise et le contrôle des
microbes par la vaccination, et suffisamment différent pour qu’on ne
puisse pas reprocher à Pasteur d’avoir travaillé avec des « microbes de
laboratoire ». Si le laboratoire de la rue d’Ulm est ce qui « rend visible les
agents invisibles », la ferme de Pouilly Le Fort est la mise en scène
publique, spectaculaire et éclatante de cette maîtrise inédite de l’ « ennemi
invisible », enfin démasqué.

Si l’on peut parler du « génie » de Pasteur, selon Latour, c’est parce qu’il
est un metteur en scène de ce théâtre de la preuve. Pasteur invente des
expériences dramatisées pour « forcer » le plus grand nombre possible de
personnes à se rendre devant l’évidence de ses démonstrations
spectaculaires, fondées sur quelques contrastes extrêmement simples :
absence/présence, avant/après, vivant/mort, pur/impur.

Le déplacement est au cœur de l’analyse : « déplacement transversal » qui


conduit Pasteur de la cristallographie à la microbiologie et lui permet
d’appliquer ce qu’il a appris dans d’autres disciplines à de nouvelles, et de
devenir ainsi pionnier en tout. « Ce qui est propre à Pasteur, c’est un

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certain type de déplacement dans la société de son temps – un


déplacement transversal – déplacement qui lui permet de traduire et de
détourner dans son mouvement des cercles de gens et des intérêts d’une
ampleur chaque fois supérieure ».

Il se déplace d’un problème à l’autre (les ferments, la génération


spontanée, l’industrie des vers à soie, la maladie) qu’il résout avec les
moyens acquis dans la discipline qu’il vient juste de quitter. Il passe donc
ainsi de la cristallographie à la micrographie, puis à la médecine
vétérinaire et à la biochimie jusqu’à la médecine générale, en laissant à
chaque fois le soin à d’autres d’approfondir la discipline qu’il a
transformée.

Le déplacement se fait aussi de manière très concrète, dans l’espace : c’est


le déplacement des pastoriens qui amènent la question des maladies
infectieuses sur le terrain du laboratoire, alors que le problème ne semblait
pas être de leur ressort ; puis le déplacement de ce laboratoire dans la
campagne bourguignonne, à Pouilly Le Fort, là où sévit l’épidémie de
charbon, lieu de l’expérience cruciale où l’on éprouve en grandeur nature
la validité des hypothèses de Pasteur ; puis le retour rue d’Ulm afin de
pouvoir diffuser, partout cette fois, vaccins et nouvelles pratiques de
pasteurisation.

Pourquoi Guerre et Paix ? La référence à Tolstoï n’a rien d’accessoire.


Elle est tenue et développée dans tout le livre comme la forme narrative
permettant de raconter l’épisode de l’histoire des sciences qui intéresse ici
Latour. Les Microbes : guerre et paix se présente autant comme un livre
d’histoire que comme un discours de la méthode, manifeste pour une
nouvelle histoire et sociologie des sciences.

Le but est de redonner aux multitudes leur poids, leur rôle,


leur efficace, contre l’image d’Épinal du grand savant seul
dans son laboratoire.

C’est d’abord une attaque contre toutes les réductions : les grands récits
macro-historiques, l’explication des épisodes de l’histoire des sciences par
les révolutions, les ruptures épistémologiques et les grands hommes. D’où
le choix d’un personnage, Pasteur, et d’un événement précis, la découverte
des microbes (« l’épisode le moins discutable de l’histoire des sciences »)
pour proposer une argumentation a fortiori. Pasteur semble en effet
l’exemple parfait d’une « manière scientifique de convaincre, qui
échapperait aux compromis, au bricolage et à la dispute ». Latour ne défait
pas la grande figure, il l’approche autrement, donne à voir ses
déplacements, ses réseaux, ses alliés, et raconte ce faisant une toute autre
histoire que celle du savant solitaire.

La référence à Tolstoï offre en effet un modèle de critique du « grand


homme », qu’il s’agisse de Napoléon ou du « grand savant » qui a
régénéré la France. Tolstoï refuse de voir en Napoléon la raison dans
l’Histoire. Il dénonce ce monde à l’envers qui prétend qu’un homme seul
peut déplacer des montagnes. Latour lui emboîte le pas explicitement et
déploie les alliances, les déplacements, les coups de force, les coups de
chance et les coups de poker qui ont progressivement affermi la position
de Pasteur.

Contre l’héroïsation qui prête à un seul homme d’immenses


bouleversements, Latour suivant Tolstoï donne à voir la foule qui déplace
une montagne, quand un homme seul ne le peut pas. Cette foule, c’est le
mouvement hygiéniste, traduit par les pastoriens, qui a conduit à
l’assimilation des deux alors qu’ils sont d’abord bien distincts. Il décrit la
puissance du mouvement hygiéniste, prompt à diffuser les découvertes des
pastoriens, car elles permettent d’imposer très rapidement des gestes et des
techniques d’hygiène désormais dirigés vers des ennemis enfin situables et
visibles.

Le but est de redonner aux multitudes leur poids, leur rôle, leur efficace,

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contre l’image d’Épinal du grand savant seul dans son laboratoire, qui
métamorphose la société par la seule force de son esprit. « Si toute
l’Europe transforme ses conditions d’existence à la fin du siècle dernier,
on ne peut attribuer l’efficace de ce formidable soulèvement au génie d’un
homme, on peut en revanche comprendre comment il l’a suivi,
accompagné, parfois précédé, puis comment on lui en a offert l’unique
responsabilité. »

Refusant les explications historicistes existantes autour de la figure du


grand savant, Latour leur substitue des forces et des acteurs. Porte-parole
et amplificateur d’un mouvement déjà existant, Pasteur est parvenu à
capter les intérêts d’une grande partie de ses contemporains, puis à
construire un théâtre de la preuve rendant spectaculaire sa réussite. Dans
cette analyse historique du pouvoir, l’idée centrale est la suivante : il s’agit
de décomposer Pasteur en la multitude de forces qui l’ont rendu possible –
les hygiénistes, les médecins militaires, les patients, les fermiers, les
microbes, le régime impérial.

Il n’y a pas de contradiction dans le fait de décomposer le pouvoir de


Pasteur et de reconnaître, simultanément, son ingéniosité. Il faut
simplement revoir notre compréhension de la puissance. La puissance
n’est pas un réservoir mystérieux dans lequel puisent les grands hommes,
mais le résultat d’associations locales entre de nombreux agents : « une
idée, même géniale, même salvatrice, ne se déplace jamais seule. Il faut
une force qui vienne la chercher, s’en empare pour ses propres motifs, la
déplace et, peut-être, la trahisse. »

En retraçant « l’histoire commune » des sciences, des techniques et des


sociétés, Les Microbes et Irréductions défendent une métaphysique qui
n’accepte pas la distinction entre la nature et la société. Le traité de
philosophie commence par une parabole, celle de Robinson, et par une
autre référence littéraire, Defoe, mais surtout Tournier, qui réécrit le
mythe. Robinson vu par Tournier découvre, en acceptant de suivre
Vendredi, « un nouveau monde, un nouvel ordre des choses ». Sur cette
île, Robinson est seul. Alors que « Vendredi a des rivaux, des alliés, des
ennemis, des amis, des confidents, une population de frères et de brigands
dont un seul porte le nom d’homme ».

Frédérique Aït-Touati
Historienne des sciences, Chargée de recherche au CNRS

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