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lundi
23.03.20
Critique
C’est l’histoire d’une lutte, d’une guerre sans merci contre un fléau
invisible. Rapports de force, épreuves, trahisons, batailles, victoires, duels,
harangues, alliances, maîtrise du terrain. Les Microbes : guerre et paix est
une épopée. Paru en 1984, il s’agit du second livre d’un jeune
anthropologue de 37 ans, Bruno Latour, qui avait déjà publié quelques
années auparavant La vie de laboratoire, une importante ethnographie de
laboratoire.
Des acteurs sur une scène : la métaphore théâtrale n’a ici rien de fortuit. Il
faut la suivre pour tenter de comprendre comment le livre met en scène
son objet, et installe, ce faisant, le concept de « non-humain » sur la scène
intellectuelle contemporaine.
Que font les microbes ? Ils dévient, interrompent les actions humaines, les
font rater leur but, provoquent la mort là où l’on attendait le commerce, la
vie, l’élevage ou l’amour. Ils s’introduisent, en somme, dans un monde
que l’on croyait seulement humain et obligent à prendre en compte des
entités non-humaines invisibles, imprévisibles, qui ne respectent aucun
code, aucune barrière sociale ou nationale. « Il n’y a pas que des rapports
sociaux, des rapports d’homme à homme. Les hommes ne sont pas entre
eux dans la société. Il n’y a pas un Esquimau et un anthropologue, un père
et son enfant, un accoucheur et sa cliente, une prostituée et son client, un
pèlerin et son Dieu. Pendant que tous ces contrats se passent, d’autres
acteurs agissent, passent leurs contrats et redéfinissent autrement le lien
social. Le choléra se moque de la Mecque, mais il va dans l’intestin du
hadji, le vibrion septique n’a rien contre la parturiente, mais il a besoin
qu’elle meure. »
Les pastoriens et leurs alliés hygiénistes sont dès lors obligés de refonder
le lien social pour y inclure les microbes, tout comme l’anthropologue des
sciences est forcé de refonder sa discipline pour faire place aux non-
humains : « Nous ne sommes pas le nombre que nous croyions être ».
C’est dans ce texte que Latour met au point un principe méthodologique
central de son travail : « Il est crucial ici de traiter symétriquement la
nature et la société et d’arrêter de croire à une différence entre acteurs
naturels et acteurs sociaux. Sans cette symétrie, il est impossible de saisir
qu’il y a une histoire des acteurs non humains aussi bien qu’une histoire
des acteurs humains. »
C’est surtout un lieu où les microbes sont pour ainsi dire à découvert, et
donc enfin visibles : « à la ferme, il y a des veaux, des vaches, des
couvées, Pérette et son pot au lait et les saules le long de la mare. Difficile
de repérer Rosette malade ou de la comparer. Difficile d’y voir quoi que ce
soit si c’est un microbe qu’on cherche. Au labo, les chercheurs ont la
colonie n°5, 7, 8, avec les colonies témoins n°12, 13, 15. Une feuille à
double colonne avec des croix et des points. C’est tout. Il suffit de savoir
lire. »
Si l’on peut parler du « génie » de Pasteur, selon Latour, c’est parce qu’il
est un metteur en scène de ce théâtre de la preuve. Pasteur invente des
expériences dramatisées pour « forcer » le plus grand nombre possible de
personnes à se rendre devant l’évidence de ses démonstrations
spectaculaires, fondées sur quelques contrastes extrêmement simples :
absence/présence, avant/après, vivant/mort, pur/impur.
C’est d’abord une attaque contre toutes les réductions : les grands récits
macro-historiques, l’explication des épisodes de l’histoire des sciences par
les révolutions, les ruptures épistémologiques et les grands hommes. D’où
le choix d’un personnage, Pasteur, et d’un événement précis, la découverte
des microbes (« l’épisode le moins discutable de l’histoire des sciences »)
pour proposer une argumentation a fortiori. Pasteur semble en effet
l’exemple parfait d’une « manière scientifique de convaincre, qui
échapperait aux compromis, au bricolage et à la dispute ». Latour ne défait
pas la grande figure, il l’approche autrement, donne à voir ses
déplacements, ses réseaux, ses alliés, et raconte ce faisant une toute autre
histoire que celle du savant solitaire.
Le but est de redonner aux multitudes leur poids, leur rôle, leur efficace,
contre l’image d’Épinal du grand savant seul dans son laboratoire, qui
métamorphose la société par la seule force de son esprit. « Si toute
l’Europe transforme ses conditions d’existence à la fin du siècle dernier,
on ne peut attribuer l’efficace de ce formidable soulèvement au génie d’un
homme, on peut en revanche comprendre comment il l’a suivi,
accompagné, parfois précédé, puis comment on lui en a offert l’unique
responsabilité. »
Frédérique Aït-Touati
Historienne des sciences, Chargée de recherche au CNRS