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Considérations sur ce qu'il est possible d'entendre et d'attendre du "jazz" en écrivant

(et de trois, récits possibles, et nécessaires les uns aux autres)

(à paraître, en 2019 aux Presses Universitaires de Rennes (PUR)

« Au lieu d’être un point d’arrivée, chaque chose est pour moi un point de départ. Pour
l’occultiste, tout s’achève en tout ; pour moi, tout commence en tout. Je procède, tout comme
eux, par analogie et par suggestion, mais le jardin exigu, qui leur suggère l’ordre et la beauté
de l’âme, ne fait que me rappeler, à moi, le jardin plus vaste où, loin des hommes, pourrait
être heureuse la vie qui ne peut l’être. Chaque chose me suggère, non pas la réalité dont elle
est l’ombre, mais la réalité vers laquelle elle est le chemin1. »
Fernando Pessoa

Je me bornerai ici à tirer quelques leçons de réflexions et d'expériences personnelles,


reprenant (contrastant) la puissance herméneutique de trois régimes distincts d’écriture,
possiblement complémentaires, en rapport avec les musiques du champ jazzistique : le
régime journalistique ou "critique" (exploité notamment, en ce qui me concerne, dans les
mensuels Jazz Magazine et Improjazz) ; le régime réflexif ou "scientifique" (à travers les
travaux de rigueur, parfois devenus des articles ou des livres, que j'ai effectués dans le cadre
de recherches anthropologiques) ; le régime de l’écriture et de la parole subjectives ou
"créatives" (depuis la publication des Tisserands/Weavers jusqu'aux jeux de construction
enregistrés, sur disque, ou performés, sur scène, entre musique et poésie, que je n'aborderai
pas dans le cadre de cet article). Que peuvent et ne peuvent pas, pour dire la musique (plus
radicalement : pour la musique), ces trois régimes, compte tenu des contraintes (rhétoriques,
théoriques, économiques, politiques, etc.) qui pèsent sur chacun d’eux ? Comment sont-ils
joués, ou déjoués ? À quoi joue-t-on ?
Désigner ainsi "mes pratiques" à l'attention, ce n’est pas exactement ou pas seulement
parler de "moi", ou de "soi", en admettant qu'un tel recul soit concevable. La moindre des
choses est d'abord de rappeler que ces manières de rendre compte de la musique ne sont
l'apanage de personne. Elles sont ce qu’elles sont, conventions à l'appui, et éventuellement ce
qu'en fait l'individu qui s'en saisit. Elles correspondent à des usages qui ont la préférence, ou
non, de chacun. L’approche "critique", l’approche "scientifique", l’approche "créative"
circonscrivent trois sphères de pratiques communes auxquelles il est permis d'avoir recours, et
ce sont des recours ou des ressources qui peuvent (qui doivent ?) être associés. Pour ma part,
j'ai toujours su que faire œuvre critique ou de critique ne me dispensait nullement, au nom
d'une quelconque neutralité ou du "devoir d’objectivité" par exemple, de mener des
expériences. Voilà pourquoi je souhaiterais envisager successivement mais surtout
conjointement ces trois modes sur lesquels écrire, prendre la parole, quand il s’agit de
musique, ne serait-ce que pour éviter de tomber dans les pièges si souvent révélés et répétés
de chacun de ces modes pris isolément.

Il est convenu de prêter à l’approche journalistique ou "critique" un souci de clarté et


d’information. Comme il est de notoriété publique que, du point de vue des musiciens, qui est
celui auquel je me réfère plus volontiers dans mon travail d’ethnologue, les "médias" (la
médiation) représentent un mal nécessaire, dont doivent s’accommoder celles et ceux dont la
survie matérielle dépend surtout des revenus tirés de leur activité artistique et néanmoins
commerciale. Nécessaire pour diffuser les nouvelles de "la vie du jazz", les concerts, les
tournées, les enregistrements, les collaborations, les projets ; redoutable par sa faculté
1
in Le Livre de l’intranquillité, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1988 [I / 1982 : Livro do Desassossego por
Bernardo Soares], p. 144.
normative et, subséquemment, par son pouvoir symbolique et économique. Passe encore
qu'une grande partie de la critique feigne d'ignorer son influence, directe ou indirecte, en la
matière, et les diverses démissions qui l'ont autorisée (comment la musique devenue industrie,
puis cette industrie de la musique, de la culture, du divertissement, avec sa division du travail,
ont été restructurées dans les temps modernes) ; passe encore qu'elle se soit fait un impératif
d’informer (d'évaluer) "clairement", avec désormais l'accessibilité comme maître-mot et
passe-partout, et comme si cette vertu très démocratique n'affichait partout et toujours que son
innocence. Si jugement de valeur il y a, s'il transparaît, il suffit le plus généralement d'exciper
d'une irrécusable connaissance historique et/ou technique, gage d'objectivité. Dans tous les
cas, on est aussi loin que possible de l'ambition de Charles Baudelaire, formulée lors du Salon
de 1846 : « Comme [les arts] sont toujours le beau exprimé par le sentiment, la passion et la
rêverie de chacun, c’est-à-dire la variété dans l’unité, ou les faces diverses de l’absolu – la
critique touche à la métaphysique2. » Très peu de "métaphysique" en l'occurrence, dans les
principaux médias traitant désormais du "jazz" (ou d'autres musiques). Les médiateurs, au lieu
de se connaître et de s'assumer en tant que tels, de s'accepter passeurs, filtres ou filtreurs, se
laissant plus ou moins traverser par ce qu'ils entendent (qu’est-ce qui en eux est touché ? À
quel aspect de leur sensibilité, de leur pensée, de leur personnalité parle la musique, au point
de susciter l'envie de prendre la parole ? Pourquoi et pour qui éprouvent-ils le besoin de porter
témoignage ?), tendent plutôt à s’interposer, en experts, entre l’objet de leurs soins, voire de
leurs désirs, et les autres, les lecteurs, leurs lecteurs, le continent perdu du "grand public". Ils
se sont solidifiés en milieu homogène, plus ou moins impénétrable, plus ou moins
incontournable.
C’est alors peut-être qu'il s'avèrerait utile d'augmenter à la fois la dose de réflexivité et
la dose de subjectivité, pour éviter la banale débâcle de fantasmagories s'emparant des sujets,
les vampirisant, pour éviter le flux et l’afflux de commentaires grossissant les destins, de
préférence individuels, les aspects physiques et les traits de caractère de tel ou tel musicien,
héros tragique et/ou civilisateur en ses performances homériques ou cornéliennes. Jugeons sur
quelques pièces. Une spécialité française dans la mise en récit du "jazz" est la romance, le
gargarisme littéraire. Beaucoup s’en sont donné à cœur joie, au fil des décennies, pour jeter à
tour de rôle sur les plateaux de la balance leur tranche de littérature. C'est exaspérant ou c'est
désopilant, mais le premier plumitif venu, né dans la région de Nyons de parents oléiculteurs,
émule de Proust ou de Wittgenstein, pointeur à la pétanque et fin gourmet, peut ainsi penser
très fort à n’importe quel trompettiste né dans les faubourgs de Detroit, ouvrier dans
l’industrie automobile le jour et musicien la nuit, et arpenteur du "chitlin' circuit", pour que,
brusquement possédé par le démon du "jazz", celui-là se mette à parler au nom de celui-ci, et
enjolive à souhait son existence, ses joies et ses peines aux côtés de ses frères "noirs" du
ghetto, ses états d’âme de créateur incompris et/ou adulé, etc. Au hasard, il est loisible
d'apprendre que le saxophoniste Ornette Coleman (le même texte prétend établir rien moins
que ses certitudes, ses souhaits, ses rêves et « sa seule vraie question ») « ne vient pas
assassiner son père. Le meurtre ne l’a jamais démangé. Il ne désire pas la mort du pécheur.
Ni même celle du petit cheval. Ni la sienne. Mais s’il faut mourir, il souhaite mourir
proprement – je veux dire en propre3. » Tout y passe : le style affecté et le ton condescendant ;
l’existentialisme ou la psychanalyse de bazar, ramassés en phrases courtes sur le dessus,
dégradées derrière ; l’inconséquence et l’impudence, mélangées, permettant au ventriloque de
se croire tout permis, jusqu’à réciter les arrière-pensées d’une personne de son choix comme
on débite les troncs d’arbres dans les scieries. La palme du sans-gêne revient au critique
hoquetant dans quel état un illustre écrivain a conçu un illustre roman : il « écrit comme il

2
"II. Curiosités esthétiques", in Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Paris, Michel Lévy frères, 1868, p.
84.
3
Alain Gerber, in Jazz Magazine, n° 520, janvier 2002, p. 21.
respire. Et, croyez-moi, il respire à pleins poumons, le diable. Il y a quelque temps, après un
repas bien arrosé, de ceux qui vous laissent dans cet état de semi ivresse qui rend les idées
plus claires et fertilise l’imaginaire, [il] s’est dit : « Louis Armstrong, je le fréquente depuis
mon enfance, je ne l’ai jamais quitté, je le connais sur le bout des doigts. Pourquoi ne pas
prendre sa place ? Juste le temps d’un roman ? » Sitôt dit, sitôt fait. Une couche de bouchon
brûlé sur le visage, un coup d’œil rapide à son reflet sur le verre à bourbon pour juger de
l’effet et l’Armstrong nouveau est arrivé4. ». Voilà à quoi peut encore servir le "jazz", à la
bonne franquette. Certains Anglo-Saxons ne sont pas en reste, tel cet auteur qui croit savoir
que le saxophoniste Lester Young « attendait que le téléphone sonne, escomptant que
quelqu’un l’appelle pour lui apprendre qu’il était mort dans son sommeil », ou que les solos
de Charles Mingus à la contrebasse « swinguaient avec le balancement d’une pelle de
fossoyeur, alourdi par la terre humide5. ». Ces génies de la musique – « tous perdants, tous
magnifiques » – sont évidemment en proie à « l’alcoolisme, la toxicomanie, la prison, les
asiles d’aliénés, la ségrégation, la mort. » Il n’y a décidément pas à sortir le "Noir" de là, des
représentations et des mystifications qui l’absentent de son monde et du monde, qui le figent
dans sa grandeur tragique, dans son isolement (même splendide) et son infortune de victime
turbulente… En attendant une truculente anthologie de la critique paternaliste (colonialiste ?),
on ne peut qu'entériner le diagnostic établi par Craig Hansen Werner, et l'étendre à la musique
et à la vieille Europe : « Admettre simplement dans un texte la perspective de l’autre est assez
rare dans la littérature américaine. Le traiter en fonction de structures de pensée qui ne sont
pas les siennes est encore plus rare. (…) Reconnaître que d’autres voix possèdent une
complexité comparable à la sienne – admettre les similitudes sous-jacentes sans nier la
différence réelle – est extrêmement rare. Mais trouver quoi faire avec ces similitudes est pour
ainsi dire inouï6. »

Une telle démystification, pour la musique, devait s'accompagnait d'une explicitation


fondée sur une approche plus réflexive, que ses bases "scientifiques" fussent musicologiques
ou sociologiques. Signalons une importante transition, significativement contemporaine du
développement des départements de "jazz" dans les conservatoires et les universités de
France, d’Europe ou des États-Unis, à mesure que cette musique faisait finalement son entrée
dans "l'histoire du 20ème siècle", et s'objectivait : là où magazines, revues et radios
spécialisés, à partir des années 30, avaient essentiellement été animés par une minorité de
journalistes professionnels et une majorité d’amateurs "éclairés" (exerçant fréquemment des
professions libérales ou intellectuelles), le milieu des médiateurs, depuis la fin du siècle
dernier, tend à devenir l'affaire d'universitaires qui trouvent à y vulgariser leur savoir,
singulièrement musicologique, au contact de "l'actualité", lequel savoir disciplinaire est
encore vulgarisé par leurs zélateurs plus ou moins avoués. La seconde orientation, malgré tout
marginale en France, emprunte davantage aux sciences humaines (et dès lors spécule, fait
dialoguer la musique avec telle ou telle tendance ou théorie, selon les penchants du
scientifique concerné), tâche de mieux cerner la vie et la vision des hommes et des femmes
qui jouent ensemble (de) ces musiques, quel sens ils leur donnent, en reçoivent et y partagent,
comment l’accordent-ils à l’existence qu’ils mènent. Et de quelles autres inspirations, de
quelles autres aspirations peut-on les rapprocher, en veillant à ne pas les y assimiler, ne serait-
ce que parce que les musiques du champ jazzistique, comble musical de l'invention collective,
fournissent le pendant sonore de cette histoire sociale de l’imagination envisagée par Clifford

4
Michel Laverdure, in Jazz Magazine, n° 532, Décembre 2002, p. 6.
5
Citations de Geoff Dyer rapportées dans Le Monde des Livres du 10 mai 2002 par Jean-Louis Aragon, auteur
du compte-rendu sur Jazz Impro (But Beautiful), Paris, 10/18 - Musiques et compagnie, 2002.
6
in Playing the Changes – From Afro-Modernism to the Jazz Impulse, Chicago, Illini Book / University of
Illinois Press, 1994, p. 59-60.
Geertz : « Cette prise de conscience, qu’étudier une forme d’art est explorer une sensibilité,
qu’une telle sensibilité est essentiellement une formation collective, et que les bases d’une
telle formation sont aussi vastes que l’existence sociale et aussi profondes…7 ». Geertz se
montre d'ailleurs tout à fait conscient des difficultés inhérentes à une stricte démarche
discursive autour de la musique : « Il est notoire qu’il est difficile de discourir sur l’art. Il
semble, même quand il est fait de mots dans les arts littéraires, qu’il en aille d’autant plus
ainsi quand il est fait de pigments, de sons, de pierres, ou de quoi que ce soit qui ne soit pas
littéraire pour exister dans un monde propre, au-delà de l’atteinte du discours. Il ne semble
pas seulement difficile d’en discourir, cela ne semble pas utile. Il parle, comme nous disons,
de soi ; un poème ne doit pas signifier mais être, si vous devez demander ce qu’est le jazz
vous n’arriverez jamais à le savoir8. » Difficultés également reconnues par Alfred Willener :
« L'un des écueils de toute sociologie de la musique reste alors qu’on ne sait pas trop
comment en parler. Il faut retraduire en langage non musical un sens musical9. » Ces
traductions ou ces transpositions, ne correspondent-elles pas à ce que certains musiciens eux-
mêmes ont attendu de leurs observateurs, tel le trompettiste Lester Bowie leur envoyant dire :
« Nous souhaitons que des gens comme vous approfondissent leur manière de rendre compte
de la musique. Il faut, maintenant, inventer une nouvelle façon de parler des choses10. » Y
aurait-il donc, le cas échéant, tout intérêt à employer les approches faisant un usage "créatif"
du langage, c’est-à-dire ayant un rapport avec ce que la poésie (la musique) active dans le
langage et dans l'entendement, tout en restant instruit par une expérience de "terrain", par une
sensibilisation et une imprégnation sur la longue durée et sous différents angles ?

Vigilance ! Que faire des récits et des fables de l’écriture ou de la parole qui se veulent
"créatives", de l’approche subjective "affranchie" qui avoue et énonce un autre sujet à l'œuvre
face à l'œuvre, en son travers et traversé par elle ? On se souvient de la mise en garde assez
sévère de Claude Debussy, selon René Peter : « La musique est à la fois le plus noble de tous
les arts parce qu'elle donne à l'âme humaine la liberté de s'exprimer à l'infini sans être
soumise à des précisions et à des contingences comme les couleurs ou les mots, mais on peut
la tenir aussi pour l'art le plus facile et le plus chaotique du fait même qu'il s'exprime à
l'infini, ce qui permet à n'importe quel imbécile de raconter n'importe quoi et d'arriver
pourtant à se mettre en rapport avec la compréhension de son auditoire, dès le moment que,
par un titre emprunté au langage des mots, par conséquent en dehors de ses moyens
d'expression propres, il a fourni la clé première de l'énigme11. » Cette mise en garde trouve
un exact contrepoint chez un improvisateur "radical" comme le tromboniste Radu Malfatti,
ciblant dans des notes de pochette certains excès, du type de l’épanchement ou du type de
l’élucubration, dont se rendent parfois coupables ces approches subjectives, quand bien même
elles respecteraient leur sujet en tant que sujet (ne l'identifieraient pas à elles, ne se
l'approprieraient pas) : « La musique de cet enregistrement est claire comme du cristal. Il n’y
a aucune place pour les associations. Il est seulement fascinant de suivre quand et comment
les musiciens impliqués grattent les cordes devant ou derrière le chevalet de la guitare ;
quelle sorte de mailloches sont utilisées, quand et comment la scie musicale est heurtée,
frappée ou caressée – tout cela en rapport avec la forme d’ensemble de la pièce. Arnold
Schönberg a dit un jour : « Celui qui fait des associations pendant qu’il écoute de la musique

7
in Savoir local, savoir global – les lieux du savoir, Paris, PUF - Sociologie d’aujourd’hui, 1986 [I / 1983 :
Local Knowledge], p. 125.
8
Ibid., p. 119.
9
in « Le concerto pour trompette de Haydn », Actes de la recherche en sciences sociales, novembre 1988, n° 75,
p. 61.
10
in Jazz Hot, n° 254, octobre 1969, pp. 16-19.
11 Cité par René Peter in Claude Debussy, vues prises de son intimité, Paris, Gallimard, 1931, p. 132-133.
n’écoute pas la musique. » Je pense que, dans ce cas, l’esprit de l’auditeur divague au lieu de
se concentrer sur l’enchaînement minutieux de tous ces excitants moments12. »
N'en demeure pas moins que la musique, l'écoute de la musique, provoque d'autres
attentions que celles offertes par une scrupuleuse scrutation des rouages de l'œuvre (ou du
processus), de l'objet musical, et que ces réactions, ces émotions, tantôt convergentes, tantôt
divergentes, comptent aussi parmi les objectifs de la musique en particulier et de l'art en
général, impensables sans traductions, transpositions et transformations. Sans interprétations.
L'esprit ne divague pas au lieu (de), il divague en lien (avec). Que serait un champ
d'expression s'il n'était aussi un univers de représentations, s'il n'était ouvert et disponible qu'à
l'expertise de ses techniciens et de ses ingénieurs, s'il ne dialoguait avec ce qui ne relève pas
intrinsèquement de sa science et de sa compétence ? Peut-être est-ce là, d'ailleurs, l'une des
explications de la "crise du jazz", sa sempiternelle perte de popularité, concomitante à sa
patrimonialisation au cours des dernières décennies... N'importe quel moyen d'expression est
donc fait pour provoquer d'autres attentions, mais aussi de fécondes inattentions, puisque la
musique en particulier et l'art en général peuvent nous mettre dans d'autres états, parfois
même hypnagogiques, comme l'évoquait Baudelaire cette fois-ci à propos de L’exposition
universelle de 1855 : « Il m’arrivera souvent d’apprécier un tableau uniquement par la
somme d’idées ou de rêveries qu’il apportera dans mon esprit13. » Sur quelle intime étendue
débouche la dérive de l'écoute ? Ou vers quelles profondeurs, si l'on redonne ici le passage
orphique de Ralph Ellison racontant la traversée du miroir de la musique, à l'écoute du
trompettiste Louis Armstong : « Les sons inaudibles ressortaient, chaque ligne mélodique
existait en elle-même, se détachait clairement de tout le reste, disait son morceau, et attendait
patiemment que les autres voix prennent le relais. Cette nuit-là, je me suis trouvé en train
d’entendre non seulement dans le temps, mais dans l’espace aussi. Non seulement, je pénétrai
dans la musique, mais, comme Dante, je descendis dans ses profondeurs. Et au-dessous de la
rapidité du rythme passionné, il y avait un tempo plus lent et une grotte ; j’entrai, jetai des
regards à la ronde, et j’entendis une vieille femme chanter un spiritual aussi plein de
Weltschmerz que le flamenco, et au-dessous, il y avait encore un niveau plus bas, où je vis
une belle fille, couleur d’ivoire ; elle se tenait devant un groupe d’esclavagistes qui
exigeaient qu’elle se dénude, et elle les suppliait d’une voix semblable à celle de ma mère, et
au-dessous encore, je trouvai un niveau plus bas, un rythme plus rapide et j’entendis
quelqu’un crier : - Frères et sœurs, ce matin, mon texte est le suivant : « La noirceur de la
noirceur. » Et un chœur de voix répondit : « Cette noirceur est des plus noires, frère, des plus
noires14… » Que fait donc ici l'écrivain ? Est-ce de la critique ? Est-ce que ça parle de la
musique de Louis Armstrong ? Est-ce que ça dit la vérité de cette musique ? L'une de ses
vérités ? Est-ce que quelqu’un d’autre que Ralph Ellison (un auteur ou un critique européen
par exemple) ouvrirait les mêmes portes de la perception à l’écoute de Louis Armstrong ?
Dans mon activité de critique non assermenté musicologiquement, et tout en observant
la plupart du temps les codes de la chronique de disque ou des notes de pochette, du compte-
rendu de concert ou du texte de programme, du reportage ou de l'interview, du portrait ou de
l'étude, j'ai occasionnellement essayé de varier les approches et les plaisirs.
Occasionnellement, c'est-à-dire : de façon non systématique, quand l'occasion se présentait et,
peut-être, se justifiait, et surtout sans proposer de "nouveau modèle". Il m'est ainsi arrivé de

12
Notes de pochette de « The Devil’s In The Details », duo entre John Corbett et Hal Rammel (Penumbra
CD002 / 1995). Malfatti semble faire peu de cas de l'avertissement de Fernando Pessoa : « Nous nous servons du
mensonge et de la fiction pour nous comprendre les uns les autres, alors que nous n’y parviendrons jamais par
le seul canal de la vérité, pure et intransmissible. » (in Le Livre de l’intranquillité, op. cit., p. 257).
13
"II. Curiosités esthétiques", in Œuvres complètes de Charles Baudelaire, op. cit., p. 218.
14
in Homme Invisible, pour qui chantes-tu ?, Paris, Grasset / Les Cahiers Rouges, 1994 [I / 1952 : Invisible
Man], p. 41-42.
chroniquer la réédition d'un enregistrement du quartette codirigé par le saxophoniste Steve
Lacy et le tromboniste Roswell Rudd, en 196315, et parce qu'ils improvisaient librement eux-
mêmes à partir de compositions de Thelonious Monk, en comparant terme à terme leur
musique avec différents procédés utilisés à l'époque Tang, dynastie chinoise de la seconde
moitié du premier millénaire, dans l'impression de tissus polychromes. Pour un disque en duo
du saxophoniste Anthony Braxton et du guitariste Fred Frith16, et sans l'avoir prémédité, j'ai
conjugué un début d'écriture automatique réalisé sous l'influence de la musique avec ce qu'une
relecture rapide me suggéra d'approfondir, du côté de la géographie lunaire notamment...

Je vous arrête tout de suite : il ne s’agit pas d’un duo entre deux « noms », mais d’un duo entre
deux « langages ». Rencontre au sens incertain du terme (que va-t-il se passer, que se passe-t-il,
que s’est-il passé ?), et qui s’écrit (écrire, c’est jouer) avec des orthographes différentes,
plusieurs syntaxes de sons, des grammaires de résonances. Victoriaville (Québec), 20 mai
2005 : deux hommes se parlent dans des langues qui leur deviennent inconnues. Speaking in
tongues, il n’y a pas à sortir de là. Je me reprends : il ne s’agit pas d’un duo entre deux
« hommes », mais d’un duo entre deux mondes. D’un duo d’ombres et de fenêtres, de planches
et de clous pour expédier les nuages dans l’autre monde, de guitares-tigres qui se font les griffes
sur le dos du ciel, de souffles dispersés comme des ossements ou comme les satellites naturels
de la Terre. J’y reviens dans un instant. Mais d’abord il faut que j’étende le vent, le vent plié
comme un drap et rangé dans l’armoire des montagnes, des montagnes dévissées et démontées,
transportées à dos d’âne sur des sentiers qui passent et montent jusqu’à la lune. Voilà qui est
fait. Ainsi, la surface de la musique comporte des « mers » (plaines légèrement déprimées), des
« continents » (zones accidentées parsemées de cratères dont le diamètre peut atteindre jusqu’à
200 km et qui sont probablement dus aux impacts de météorites) et des montagnes dont la
hauteur peut atteindre 8 200 m au-dessus des régions environnantes. Rappelons que le
phénomène terrestre des marées est due à l’action combinée d’Anthony Braxton et de Fred
Frith. Je parle, je parle, mais ma langue devient ciseau, feuille, puits ou pierre, discours pour les
pierres. « Discours pour les pierres » prononcé par le poète roumain Gellu Naum (qui n’a rien à
faire ici, qui a tout à faire ici) : « Il semble qu’au bout du silence circule un désordre provoqué
par le désert du monde… ».17

Éperonnés par l'injonction de Milford Graves, sur scène, un soir de mars 2000 à Saint-
Ouen (« You have to give it back, whatever you do »), nous décidâmes à quelques-uns de
prendre le batteur au sérieux ou au mot et de restituer l'énergie (rétablir le courant) que nous
communique de loin en loin la musique, la sienne ou d'autres, sous la forme d'une publication
biannuelle et bilingue, Les Tisserands / The Weavers – creative writing about creative music.
De 2001 à 2010, au gré des quinze numéros de ce bulletin, le parti-pris fut de redistribuer
cette énergie, en la traduisant et en la transposant : chacun des contributeurs passait une ou
deux saisons en se servant d'un disque de son choix comme d'une lentille ou d'un prisme, un
métier à tisser les événements de la vie quotidienne, diurne et nocturne. Les Tisserands
n'offraient pas un assortiment de chroniques ordinaires, pressées et tassées par le cours et la
suite des événements, ils prenaient le temps d'écrire sur la musique et avec elle, pour en
propager l'onde dans le langage même et dans la vie. De quoi faire pâlir Radu Malfatti... Et
cependant, nombreux furent les musiciens et les spoken word artists suffisamment sensibles à
cette démarche originale pour nous offrir bientôt leurs propres textes : Jayne Cortez, Steve
Dalachinsky, Bill Dixon, Douglas R. Ewart, Charles Gayle, Mike Ladd, Oliver Lake, Yusef
Lateef, Lawrence D. Butch Morris, William Parker ou Hal Rammel.
Cette approche hautement subjective, et pourtant liée, peut aussi conserver quelque
chose de diverses approches critiques et de diverses approches scientifiques, comme dans les
15
« School Days » (hat ART 6140 / 1995), avec Lacy (ss), Rudd (tb), Henry Grimes (b) & Dennis Charles (dm).
16
« Duo (Victoriaville) 2005 » (Victo 100 / 2006), avec Braxton (sopranino, ss, as) et Frith (elg).
17
in Improjazz, n° 134, avril 2007, p. 38.
récits de voyage de nature ethnographique que je continue de commettre lorsque je tourne
avec les musiciens (et qui me fournissent parfois la matière extrapolée d'un compte-rendu de
festival, par exemple). Dans les notes de pochette que j'ai pu rédiger, spécialement pour le
label Rogue Art, et à la demande des musiciens, j'ai lorgné du côté de la science dite politique
(pour l'hommage du pianiste Matthew Shipp à Jean Genet, ou pour celui du trio Tarbaby, avec
le guitariste Marc Ducret et le saxophoniste Oliver Lake, à Frantz Fanon) ou du côté de
l'astrophysique (pour le projet du cornettiste Rob Mazurek autour des lunes de Jupiter). Dans
plusieurs études intitulées Rosaces, j'ai eu recours à une esthétique du fragment pour échapper
à la chronologie et à la caractérisation, et mettre en regard, kaléidoscopiquement, des
notations biographiques, artistiques et socioculturelles autour des saxophonistes Albert Ayler
ou Kidd Jordan, du violoniste Leroy Jenkins, du trio What We Live... Dans une première
Série chromatique (publiée dans le second numéro de L'Art du jazz, en 2009), j'ai couplé un
ensemble de chroniques "ordinaires" (essentiellement claires et informatives), portant sur une
série de disques réalisés par les mêmes musiciens dans différentes configurations à la même
époque, et un ensemble de citations de longueur équivalente mais sans rapport apparent.
Billard à trois bandes entre le saxophoniste Evan Parker & The Transatlantic Art Ensemble,
une chronique, et une réflexion d'Empédocle d’Agrigente ; entre le saxophoniste Roscoe
Mitchell & The Transatlantic Art Ensemble, une chronique, et une réflexion de Johan
Huizinga ; entre le trio d'Evan Parker, du contrebassiste Barry Guy et du batteur Paul Lytton,
une chronique, et une réflexion de Roger Caillois ; entre le même trio avec le pianiste Agustí
Fernández, une chronique et une réflexion de Cécile Even ; entre le trio de Barry Guy avec le
saxophoniste Mats Gustafsson et le batteur Raymond Strid, une chronique, et une réflexion
d'Halldor Laxness ; entre le trio de Barry Guy avec la pianiste Marilyn Crispell et Paul
Lytton, une chronique, et une réflexion de Max Ernst ; entre le Schlippenbach Trio avec le
pianiste Alexander von Schlippenbach, le batteur Paul Lovens et Evan Parker, une chronique,
et des réflexions de Thomas More, Sethon (dit le Cosmopolite) et Eugène Canseliet... Je
présentai ainsi cette nouvelle tentative :

Parler de la musique, parler à soi seul d’une musique faite de tant de voix, est un exercice aussi
vain que libératoire. So what. Cette vanité n’empêche rien – sauf, peut-être, de s’exprimer
toujours sur le même ton, toujours dans le même style, toujours avec la même pensée, au sujet
de musiques aussi changeantes. Il n’empêche : que libère-t-on alors ? Le(s) sens (in)certain(s)
de ce qui (se) joue(nt) ? Or ce sens en or, à sertir sur l’anneau des pluriels, a-t-il besoin d’être
« dégagé », était-il enfoui, sommes-nous des excavateurs ? Où est la terre ferme ? Faut-il
décrire, décrire, décrire, s’obnubiler, plutôt qu’élucubrer ? Et alors, en écoutant, en écrivant, que
libère-t-on ? Étant donné que l’on pense toujours à autre chose (quand on écoute un disque), et
que ce quelque chose d’autre n’est pas sans rapports avec ce qui se passe autour de nous, ne se
ferait pas sentir et valoir sinon, étant donné que la musique existe aussi au carrefour des
interprétations qu’elle autorise, suscite et excite, y aurait-il moyen d’assumer et d’assurer ces
écarts, et donc ces rapprochements, de parler autrement de ce qui (se) joue là ? Partant de là,
imaginons une série « chromatique » d’enregistrements contemporains effectués au gré d’un
« calendrier lagunaire » (du 10 septembre 2004 au 12 juin 2007, en Europe de l’Ouest et du
Nord), tel que les voulait Aimé Césaire. Imaginons différents assemblages et dispositifs parmi la
même multitude de musiciens, et que l’on reprenne et étende le principe des associations au
cœur de leurs échanges en parcourant les échos, résonances et correspondances qu’ils
magnétisent en jouant comme ils jouent. Poursuivons le dialogue entamé par les improvisateurs
en conviant quelques auteurs qui n’étaient pas là mais qui ont tout à faire ici ; dressons la carte
de ce pays de cocagne entre la musique et les mondes ; donnons libre cours à une démiurgie
approchante. Partons.18

18
« Série chromatique I », in L’Art du jazz, n° 1, octobre 2009, p. 12.
Ce faisant, avec les moyens à mon bord, je n'ai sans doute fait que puiser à la source
où avaient déjà puisé Baudelaire et les romantiques allemands. Olivier Schefer souligne que,
chez ces derniers, et tout particulièrement pour Friedrich Schlegel, la critique n’avait pas
vocation à éclairer ou édifier mais, éventuellement, à continuer l’œuvre par d’autres
moyens.19 L’art est critique comme la critique est artistique, ensemble ils participent à la
« floraison de la Réalité » qu'entrevoyait Fernando Pessoa. Dans cette perspective, il faut
certainement savoir distinguer, à l'instar de Léopold Sédar Sengor (et à la suite d'Henri
Bergson), entre une raison-œil ou discursive, qui tient l’objet à distance pour l’analyser, et
une raison-étreinte ou intuitive, qui cherche à saisir l’objet en s’y installant.20 Une raison-
oreille, peut-être aussi... Vieux débat, vieille lune ou divinité dualiste, repris récemment par
Édouard Glissant allant jusqu’à estimer que « la pensée noire a cette capacité de dépasser
l’entendement pour entrer dans une participation généralisée. Tandis que la pensée
occidentale entre, elle, dans une intellectualité généralisée, qui isole le plus souvent21. ».
Baudelaire ou les romantiques allemands nous permettent de ne pas attribuer trop
catégoriquement telle raison ou telle pensée à la seule Europe, et telles autres à la seule
Afrique. Dans leur sillage, qui n'est donc pas que "romantique", et dans celui des Gestes et
opinions du Docteur Faustroll d’Alfred Jarry, on n'est pas autrement surpris de retrouver
Louis Aragon et André Breton proposant de substituer la « critique synthétique », avançant
par libres associations d’idées, par prolongements et (ondes de) propagations, à la « critique
analytique ». Critique synthétique ou synthèse active qui a l'avenir devant elle et qui fait
constamment dialoguer approche "critique", approche "scientifique" et approche "créative",
pour ce que chacun de ces régimes d'écriture, modes de sentir et de penser, peut apporter à
l'étude et l'extension du phénomène jazzistique, en proportion variable selon les situations
d'énonciation, et selon une multi-méthodologie, souvent spéculative ou expérimentale,
comparable à celle utilisée par les musiciens. C’est le souhait de Craig Hansen Werner : « Le
propos d’un discours polyrythmique à la manière du jazz n’est pas de détruire ou de
remplacer le discours binaire, mais de l’embrasser dans une structure plus large où d’autres
voix pourraient se faire entendre librement. Cette formulation montre la pertinence qu’il y a à
employer diverses méthodologies critiques (plutôt que de promouvoir une seule méthodologie
alternative) basées sur les structures polyrythmiques des traditions orales22. » Et c'est ce qu'il
me prend parfois de vouloir mettre en pratiques.

Alexandre Pierrepont

19
« L'Esthétique de la totalité », in La Forme poétique du monde – Anthologie du romantisme allemand, Paris,
José Corti / Domaine romantique, 2003, p. 67 à 97.
20
« De la négritude », in Liberté V, Le Dialogue des cultures, Paris, Seuil, 1993.
21
Entretien paru dans Le Point, hors-série n° 22, avril-mai 2009, p. 115.
22
in Playing the Changes – From Afro-Modernism to the Jazz Impulse, op. cit., p. XXI.

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