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OPTION / PHILOSOPHIE ET SOPHISTIQUE :

ARISTOTE ET LES SOPHISTES / LICENCE 2 / 2019-2020


(Prof. Léon Raymond AHOUO, Département de Philosophie, Université F. HOUPHOUET-
BOIGNY Abidjan Cocody Côte d’Ivoire/ e-mail : ahouo2002@yahoo.fr

PLAN DU COURS

INTRODUCTION

I-DEFINITION DE LA PHILOSOPHIE ET DE LA SOPHISTIQUE


I.1-La Philosophie selon Aristote

I.2-La Sophistique selon les Sophistes et Aristote

II-CRITIQUE ARISTOTELICIENNE DE LA SOPHISTIQUE


II.1-La critique de l’éthique sophistique
II.2-La critique du discours sophistique

III-VALEUR DE LA CRITIQUE ARISTOTELICIENNE


III.1-La valeur de la critique moralisatrice

III.2-La valeur de la critique discursive

CONCLUSION

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OPTION / PHILOSOPHIE ET SOPHISTIQUE :
ARISTOTE ET LES SOPHISTES / LICENCE 2/ 2019-2020
(Prof. Léon Raymond AHOUO, Département de Philosophie, Université F.
HOUPHOUET-BOIGNY Abidjan Cocody Côte d’Ivoire/ e-mail :
ahouo2002@yahoo.fr

INTRODUCTION

Quel intérêt y a-t-il à examiner le rapport entre la Philosophie et la


Sophistique ? Cette question trouve son sens relativement à une tradition de pensée
qui proclame que ce rapport est déjà bien connu, au point d'être insusceptible de
changement. Cependant, ce qui est bien connu ne mérite-t-il pas d'être interrogé à
nouveau, justement parce qu'il semble trop bien connu ? On se demande si l'effort
spéculatif ne peut pas trouver son sens en prenant pour objet le jugement rendu par
certains penseurs qui concluent à une antinomie entre la Philosophie et la
Sophistique.
Il va ainsi s'agir de s'attarder à réfléchir ici sur le rapport d'Aristote aux
Sophistes à partir de cette interrogation : la philosophie aristotélicienne réussit-
elle à convaincre de sa critique de la sophistique ? Autrement dit, quelle valeur
accorder ou reconnaitre à la critique faite des Sophistes par le Stagirite ?
Dans une démarche analytique, adossée aux définitions de la Philosophie
et de la Sophistique, on considérera comme hypothèses à éprouver la conception
d'une Philosophie toujours déjà méritoire, et celle, corollaire, d'une inanité
proclamée de la Sophistique. L'objectif poursuivi est de montrer la juste place de
la Sophistique vis-à-vis de la critique aristotélicienne.

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I- DEFINITION DE LA PHILOSOPHIE ET DE LA SOPHISTIQUE
I.1-LA PHILOSOPHIE SELON ARISTOTE
La Philosophie apparaît bien comme une discipline aux définitions multiples en
fonction des courants de pensée et parfois des idiolectes des penseurs. De ce fait, il
est opportun de la définir à partir de son étymologie, c'est-à-dire de son origine
sémantique scientifique. Selon cette origine, la Philosophie se définit comme
"amour de la sagesse". En effet, le mot "philosophie" est formé par les termes grecs
philein qui signifie "aimer", et sophia qui veut dire "sagesse". Mais le mot
"sagesse", dans la langue grecque, se comprend de deux manières. Quand elle est
spéculative, contemplative ou théorique voire théorétique, la sagesse est dite
sophia, c'est-à-dire savoir. Quand elle est pratique, la sagesse est dite phrônésis,
c'est-à-dire savoir-faire ou savoir-être, ou encore conduite droite, attitude correcte
ou comportement conforme aux valeurs morales et sociales parce que inspiré par le
savoir de la sophia.
La définition étymologique de la Philosophie permet ainsi de comprendre
que celle-ci est amour, c'est-à-dire désir d'une sagesse qui est sophia et/ou
phrônésis. Cette distinction entre la sagesse spéculative ou contemplative
(sophia) et la sagesse pratique (phrônésis) existe explicitement chez Aristote.
Au-delà de sa définition étymologique, la Philosophie, chez Aristote, est
comprise diversement, et notamment comme métaphysique, à partir de cette
affirmation du Stagirite : « I1 y a une science qui étudie l'Être en tant qu'être, et les
attributs qui lui appartiennent essentiellement ». (Aristote, La Métaphysique, I,1).
La Philosophie, dès lors, tend à être interprétée sous la forme d'une ontologie
comprise comme « science de l'Être en tant qu'être ». Parfois, elle est même
rapportée à une onto-théologie quand l'Être est compris comme Dieu, Premier
Moteur selon Aristote. Son glissement vers l’Etre laisse ainsi voir ou suggérer
qu'elle est une métaphysique dans sa dimension de science des premiers principes
ou des premières causes. La métaphysique, justement, est aussi définie comme
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philosophie première qui nourrit toute la Philosophie. Heidegger, en ce sens, écrit :
« L'arbre de la philosophie croît du sol nourricier de la métaphysique ». (M.
Heidegger, Questions, "Qu'est-ce que la métaphysique ?", p. 24).
Toutefois, en dehors de sa collusion avec la métaphysique, on peut précisément
comprendre, chez Aristote, la Philosophie comme "science de l'Universel". La
conception d'un univers hiérarchisé révèle chez le Stagirite une architectonique où
domine la Philosophie et ou le Philosophe est seul capable de science à un point
culminant. C'est pourquoi Aristote écrit : « La connaissance de toutes les choses
appartient nécessairement à celui qui possède au plus haut degré la science de
l'Universel ». (Aristote, La Métaphysique, I, 1004b, 12-18). Ainsi, la Philosophie,
comme science de l'Universel, est pour Aristote une science maîtresse, une science
dominatrice. Elle est, dans la perspective aristotélicienne, l'effort spéculatif pour
acquérir une conception globale de l'univers. Autrement dit, elle est une réflexion
critique sur l'universalité des choses.

I.2-LA SOPHISTIQUE SELON LES SOPHISTES ET ARISTOTE


Les Sophistes ont une conception méliorative de la sophistique qu'ils
définissent évidemment à leur avantage. L'étymologie même du mot "sophiste" révèle
la sophia, la sagesse, et le sophos, le sage, en dehors des considérations d’obédience
platonicienne. En cela, le sophiste est le sage de la sagesse populaire, le sage dont la
conduite apparaît exemplaire et qui peut être un éducateur (comme les Sophistes l’ont
été en effet, même si c’est différemment des canons platoniciens et aristotéliciens).
De manière spécifique, le sophiste se dit en langue grecque sophistès, c'est-à-dire le
professeur de sagesse, notamment maître ou expert dans son domaine de prédilection.
Comme l’écrit J.F. Pradeau : « Le terme sophistès est formé sur le même thème que
sophia (le savoir, la sagesse) et sophos (le savant, le sage). Il désigne donc celui qui
sait ». (Cf. J.F. Pradeau, Les Sophistes, p. 16).
On comprend ainsi pourquoi les Sophistes ont tant marqué la Grèce antique
par la pratique et l'enseignement de la sophistique comprise à la fois comme
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doctrine professant des opinions et des principes, et comme éducation ou art
enseignant comment se comporter utilement dans la société grâce à un usage
efficient et efficace de la parole. Le Sophiste Protagoras, définissant l'objet et la
valeur, pour l’homme, de la sophistique, déclare : « Or, l'objet de mon
enseignement, c'est le bon conseil touchant les affaires qui le concernent
proprement : savoir comment administrer au mieux les affaires de sa maison à lui,
et, pour ce qui est des affaires de l'Etat, savoir comment y avoir le plus de
puissance, et par l'action, et par la parole ». (Protagoras, in Platon, Protagoras,
318e-319a).
La sophistique, comme doctrine et art, a permis aux Sophistes d'être des
éducateurs au siècle de Périclès. Ils ont réussi à se faire préférer aux éducateurs
traditionnels, comme Homère, par l'accent qu'ils ont mis sur l'éducation
politique. Parlant justement des Sophistes, Werner Jaeger écrit : « Tous
professaient l'arétê politique, et tous souhaitaient l'inculquer en augmentant les
capacités intellectuelles par l'exercice, quelle que soit la façon dont celui-ci était
compris ». (Werner Jaeger, Paideia, 2, paragraphe 3).
Ainsi, au-delà de la disparité des thèses des Sophistes, on peut esquisser
une définition unitaire de la sophistique comme un enseignement qui forme à la
conduite socio-politique adéquate grâce à la maîtrise de la rhétorique et des
connaissances.
Contrairement aux Sophistes, Aristote a une conception péjorative de la
sophistique. Pour le Stagirite, la sophistique apparaît comme une sorte de
sagesse illusoire, sans réalité, et qui propose comme règle absolue de la vie
sociale, la recherche du succès oratoire et du gain pécuniaire. Comme Platon, il
met en garde contre la ressemblance insidieuse entre la sophistique et la
philosophie : « La sophistique a seulement l'apparence de la philosophie (...) ;
elle n'est qu'une philosophie apparente et sans réalité ». (Aristote, La
Métaphysique, II, 1004 b, 15-25). En d'autres termes, pour Aristote, la

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sophistique est une pseudo-philosophie. Elle est une fausse philosophie
cherchant à imiter la philosophie qui, elle, a une bonne réputation.
En affirmant qu'il y a une ressemblance trompeuse entre la philosophie et
la sophistique, Aristote se montre d'accord avec Platon. Ce dernier pense que le
sophiste ressemble au philosophe de la même manière que le loup ressemble au
chien. (Platon, Le Sophiste, 231a). Leur apparence fait qu'on les confond
malheureusement. Dès lors, la définition, par Aristote; de la sophistique comme
pseudo-philosophie, annonce sa critique à l'encontre des Sophistes.

II-CRITIQUE ARISTOTELICIENNE DE LA SOPHISTIQUE


II.1-LA CRITIQUE DE L'ETHIQUE SOPHISTIQUE
La formule "éthique sophistique" désigne ici le choix de vie des Sophistes,
c'est-à-dire l'ensemble des principes encadrant la conduite pratique et
intellectuelle propre aux Sophistes. Ces principes ne se réduisent pas à la théorie
du bien et du mal. Ils concernent davantage les règles que les Sophistes se sont
donnés pour organiser et justifier leur vision du monde. Ces règles, qui animent
l’éthique sophistique, consistent dans le relativisme et l’apparence. Concernant
le relativisme, le Sophiste Protagoras dit dans son ouvrage intitulé Sur la Vérité :
« L’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont en tant qu’elles
sont, de celles qui ne sont pour en tant qu’elles ne sont pas ». Concernant
l’apparence, le pragmatisme sophistique incite B. Gracian à déclarer : « Les
choses ne passent pas pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles paraissent ».
(Cf. Manuel de poche d’hier pour hommes politiques d’aujourd’hui et quelques
autres, 1983, trad. de B. Pelegrin, I, 99). Le Sophiste Gorgias, justement, a
proclamé : « L’être s’éclipse si ne lui échoit pas le paraitre, le paraitre s’exténue
si ne lui échoit pas l’être ». (Cf. Traité du non-être, Fragment 26). Autrement
dit, l’apparence et le réel sont dans une consubstantialité qui les fait interagir et
s’influencer réciproquement.

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Les règles de l'éthique sophistique (relativisme et apparence), pour
Aristote, sont loin de ressembler à celles de la philosophie. Comme il l'écrit :
«La sophistique diffère (...) de la philosophie par son choix d'une manière de
vivre ». (Aristote, La Métaphysique, IV). Si la manière de vivre des Sophistes
est faite d’un pragmatisme adossé au relativisme et à l’apparence, en revanche,
celle du philosophe repose sur la quête de l'essence, de la vérité, de la vertu et de
la rigueur sémantique.
Le pragmatisme des Sophistes les porte à se montrer prudents quant à
l'existence des dieux. Le Sophiste Protagoras écrit : « Au sujet des dieux, je n’ai
aucun savoir, ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas, ni quelle est leur manifestation.
Nombreux sont en effet les empêchements à le savoir : leur caractère secret et le
fait que la vie de l’homme est courte ». (Cf. Sur les dieux, Fragment B 4).
Contre ce qui semble être une impiété des Sophistes, Aristote donne cette
sentence : « Ceux qui se posent la question de savoir s'il faut ou non honorer les
dieux et aimer ses parents, n'ont besoin que d'une bonne correction, ceux qui se
demandent si la neige est blanche ou non n'ont qu'à regarder ». (Aristote,
Topiques, I, 105 a, 5-7). C'est dire ici que la blancheur de la neige est évidente
tout comme le devoir d'honorer ses parents et les dieux parce qu'ils existent en
réalité et que les hommes leur sont redevables. Il ne faut donc pas se comporter
comme les Sophistes dont l'intention est malveillante, quand ils relativisent ou
doutent de l’existence des dieux.
Aristote met à l'index l'intention des Sophistes dans sa critique de l'éthique
sophistique. Il définit la sophistique par l'intention quand il écrit : « Ce qui fait la
sophistique, ce n'est pas la faculté, mais l'intention ». (Aristote, Rhétorique, I, 1355
b 15). La faculté, c'est la capacité physique, spirituelle ou intellectuelle de faire ou
de ne pas faire quelque chose. On peut avoir la faculté de poser ou non un acte, mais
refuser de le faire parce que ce n'est pas l'intention poursuivie. En revanche,
l'intention, c'est ce qu'on fait ou ne fait pas volontairement, et non par incapacité ou
absence de faculté. Par conséquent, la malveillance attribuée à la sophistique est
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affaire d'intention, de choix volontaire de tromper puisque les Sophistes ont la
capacité d'éviter les discours trompeurs.

II.2-LACRITIQUE DU DISCOURS SOPHISTIQUE


Pour Aristote, les Sophistes prétendent avoir réussi dans le domaine du
langage, alors qu'en réalité le discours sophistique ne remplit pas les critères de
cohérence logique et sémantique. Ces critères consistent dans le respect du
principe de non-contradiction couplé à l'exigence de signification dans le dire et le
vouloir-dire. Pour le Stagirite, les Sophistes recherchent le discours, soit trompeur,
soit apparemment cohérent et non pas réellement cohérent. Un tel discours manque
en réalité de signification car l'habileté dans l'agencement des mots ne traduit pas
forcément que cet agencement a un sens.
Par exemple, un discours peut être un paralogisme, c'est-à-dire un
raisonnement de bonne foi et valide en raison de son apparence logique, mais
qui accuse en réalité une incohérence interne dans la nature et la relation de ses
propositions. Un discours peut être aussi un sophisme au regard de sa cohérence
affichée, mais qui cache par là ses défauts, notamment son intention de tromper.
Exemple :
"Tu as ce que tu n'as pas perdu.
Or, tu n'as pas perdu de cornes.
Donc, tu as des cornes".
Cet exemple de raisonnement syllogistique est cohérent en apparence, mais
défectueux en réalité, déjà dans le contenu de sa proposition majeure (la
première phrase). Ce raisonnement digne de la sophistique est plus facilement
réfutable que celui-ci :
« Tous les hommes sont mortels.
Or, Socrate est un homme.
Donc Socrate est mortel ».

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Aristote propose des méthodes pour réfuter le discours sophistique quand
il écrit : « On résout les arguments qui sont de véritables raisonnements en les
détruisant, et ceux qui sont seulement apparents en faisant des distinctions ».
(Aristote, Les réfutations sophistiques, 18, 176 b 35). On détruit un
raisonnement en montrant sa défectuosité, c'est-à-dire son incohérence et son
absurdité. On peut aussi pour cela faire des distinctions entre les catégories, les
genres, les homonymies et les amphibologies. Dès lors, suite à la critique
aristotélicienne, on peut penser que, pour vraiment réussir dans le domaine du
discours, les Sophistes doivent renoncer au paralogisme et au sophisme. Cela
suffit-il à valoriser cette critique ?

III- VALEUR DE LA CRITIQUE ARISTOTELICIENNE


III.1-LAVALEUR DE LA CRITIQUE MORALISATRICE
Précédemment, nous avons vu que, pour Aristote, ce qui caractérise la
sophistique, c'est l'intention. (Aristote, Rhétorique, I, 1355 b 15). Mais la
définition de la sophistique par son intention peut-elle se justifier ? Autrement
dit, la sophistique mérite-t-elle de recevoir des leçons de morale parce qu'on
croit connaître son intention ?
L'intention est une disposition intérieure exprimant le projet ou le mobile
d'un acte donné. Souvent, l'intention se traduit par l'acte projeté. Mais l'acte peut
ne pas s'accomplir quand bien même l'intention existe. Parfois, l'acte s'accomplit
inadéquatement à son intention. Bien plus, est-il possible de saisir l'intention,
disposition intérieure, quand elle n'est pas déclarée ? Est-il judicieux de croire
saisir l’intention à partir des indices apparents tels les comportements ou les
éléments de langage pouvant être exprès des effets d’annonce et des annonces
d’effets ?
Aristote et son Maître Platon se sont pourtant convaincus de connaître
l'intention de la sophistique. Leur conviction se fonde sur l'enseignement des
Sophistes peu soucieux, à leurs yeux, de vérité dans leur usage de la parole. De
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même, pour eux, les disciples des Sophistes se caractérisent par une attitude
coupable consistant à ignorer le bien et à préférer l'efficacité du discours. En
somme, les Sophistes et leurs disciples sont toujours déjà accusés de faire
triompher la cause injuste grâce au discours habile qui, en réalité faible, devient
fort grâce aux artifices rhétoriques.
Mais les Sophistes ne reconnaissent pas la justesse de cette accusation. Le
Sophiste Gorgias dit ceci : « S'il arrive cependant que quelqu'un, une fois
devenu habile à parler, emploie ce pouvoir et cet art à commettre l'injustice, ce
n'est pas celui qui lui a donné l'enseignement qu'il faut haïr, qu'il faut chasser
des Cités ; car c'est en vue d'une utilisation juste qu'il a communiqué un savoir,
tandis que l'autre en use à l'opposé ». (Gorgias, in Platon, Gorgias, 457 b-c). Le
Sophiste Gorgias dénonce par là le procès d'intention dont les Sophistes sont
victimes à cause de leurs disciples qui galvaudent leur enseignement. Le
Sophiste Protagoras dénonce l’accusation faite à la sophistique de faire
triompher le discours faible ou hètton logos sur le discours fort ou kreitton
logos. Pour lui, et selon E. Dupréel, le discours rendu faible par les passions
humaines brutes et brutales, c’est plutôt celui de la société policée qui a alors
besoin du secours de l’art oratoire : « Toute la philosophie protagoricienne
gravite autour de cette heureuse inversion : ce qui au préalable est fort, c’est le
discours insidieux que tient au fond de nous-mêmes la passion égoïste, et ce
qu’il s’agit de rendre plus fort, c’est la dictée de la société ». (Cf. E. Dupréel,
Les Sophistes, p. 45). Selon G. Romeyer Dherbey, le discours faible est celui de
l’individu isolé, et le discours fort, celui qui obtient l’adhésion des autres
discours individuels de sorte à constituer une unanimité ou au moins une
majorité, comme en démocratie. Pour lui, c’est en politique, notamment en
démocratie (régime de la majorité), que se situe la compréhension du rapport
entre discours faible (isolé) et discours fort (adhésion des discours) selon
Protagoras. Il relève néanmoins l’importance toujours possible de quelque
discours isolé. C’est pourquoi, finalement, il affirme : « Ainsi, même si pour
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mesurer le discours fort on compte les voix plus qu’on ne les pèse, il n’en reste
pas moins que certaines voix pèsent plus que les autres dans la mesure ou elles
sont capables de rallier ces autres voix autour d’elles, c’est-à-dire en fin de
compte de contenir des affirmations et des décisions généralisables ». (Cf. G.
Romeyer Dherbey, Les Sophistes, p. 28).

III.2- LA VALEUR DE LA CRITIQUE DISCURSIVE


La critique aristotélicienne du discours sophistique ne procède pas comme
celle de Platon. Alors que Platon entend confronter ce discours à des critères
comme l'âme et la vérité (Cf. Phèdre), Aristote, lui, entreprend de le confronter
à des critères langagiers comme l'exigence de cohérence et de signification.
Pendant que Platon pense que le discours est assujetti à l'être des choses (Cf.
Cratyle) ou que l'être des choses se passe du discours (Cf. La République), le
Stagirite estime que les choses ont besoin du discours. C'est en cela que se
comprend cette interrogation aristotélicienne : « Qu'est-ce que le discoureur
aurait à faire, si les choses devraient apparaître déjà par elles-mêmes et n'avaient
pas besoin du discours ? ». (Aristote, Poétique, 19, 1456 b 7). La réponse, c'est
que le discours est incontournable, justement parce que les choses ont besoin de
la parole pour apparaître et même pour être.
Dès lors, chez Aristote, le discours ou la parole présente un intérêt capital
: «S'il est honteux de ne se pouvoir défendre avec son corps, il serait absurde
qu'il n'y eût point de honte à ne le pouvoir faire par la parole dont l'usage est
plus propre à l'homme que celui du corps ». (Aristote, Rhétorique I, 1355 b, 38).
En cela, il rejoint le Sophiste Gorgias qui écrit : « Le discours est un grand
souverain qui, au moyen du plus petit et du plus inapparent des corps, parachève
les actes les plus divins ». (Gorgias, Eloge d'Hélène, in Diels et Kranz, II, 82,
B l l , Paragraphe 8).
Pourtant, Aristote critique le discours sophistique au motif qu'il est fait de
paralogisme et de sophisme. Comme tel, ce discours est méthodologiquement
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défectueux. C'est pourquoi, on peut l'étudier afin de le déconstruire. Ce que fait le
Stagirite dans son ouvrage Réfutations sophistiques où il s'agit, dit P. Aubenque,
« (…) d'étudier ce mode de raisonnement sophistique qu'est la réfutation ; plus
précisément de substituer à la réfutation apparente, pratiquée par les sophistes,
une méthode de réfutation réelle ». (Pierre Aubenque, Le problème de l'être chez
Aristote, p. 97, souligné dans le texte).
Mais, critiquer la défectuosité méthodologique supposée du discours
sophistique, ce n'est pas nier son efficience, ni son efficacité, ni son pouvoir car il
atteint son but : persuader son auditeur ou son auditoire, c'est-à-dire le conduire à
la réaction voulue.

CONCLUSION
Comme son Maître Platon, Aristote élève la philosophie et condamne la
sophistique. Celle-ci, pour lui, ne se soucie guère de ces exigences de la pensée
véritablement philosophique que sont : l'ontologie, l'absolu moral, la rigueur
sémantique dialogique, la vertu politique. Voilà pourquoi, elle apparaît plutôt
comme une pseudo-philosophie. Aristote peut alors critiquer l'éthique sophistique
au motif qu'elle est fondée sur le relativisme qui dénie l'absolu ontologique et
moral, et sur le pragmatisme de l’apparence qui promeut l’efficacité et l'efficience
du discours en vue du succès sociopolitique.
Aristote a-t-il cependant raison de discréditer la sophistique à cause de son
éthique fait de relativisme et d’apparence pragmatistes ? On sait que les Sophistes,
tout en assumant leur choix de vie, dénoncent le procès d'intention qui leur est fait
relativement à l'immoralité supposée de leur enseignement. En outre, quand
Aristote critique la défectuosité méthodologique du discours sophistique, il ne
réussit pas pour autant à remettre en cause l'efficience ni l’efficacité de ce discours
qui réussit car il atteint son but : la persuasion.
La sophistique a le mérite de montrer que le discours est un instrument du pouvoir
et tout autant un instrument de pouvoir. Bien plus, elle laisse comprendre que le
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discours est le critère d'évaluation de la philosophie de l'être et du sens. Devant un
tel mérite, on peut dire avec G. B. Kerferd que les Sophistes ont été plus ignorés
que refusés, et qu'ils ont été refusés pour avoir été méconnus. (Georges Briscoe
Kerferd, Le mouvement sophistique).

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

1-ARISTOTE, 1967, Rhétorique, traduction de Médéric Dufour, Paris, Les Belles


Lettres.
1974, La Métaphysique, traduction de Jean Tricot, Paris, J. Vrin.
1995, Les Réfutations sophistiques, traduction de Louis-André
Dorion, Paris, J. Vrin.
1997, Poétique, traduction de B. Germez, Paris, Les Belles Lettres.

2-AUBENQUE Pierre, 1991, Le Problème de l’être chez Aristote, Paris, P.U.F., Quadrige.

3-DUPREEL Eugène, 1980, Les Sophistes. Protogoras, Gorgias, Prodicus, Hippias,


Neuchâtel, Griffon.

4-KERFERD George Briscoe, 1993, Le Mouvement sophistique, traduction de Alonso


Tordesillas et Didier Bigou, Paris, J. Vrin.

5-PLATON, 1999, Protagoras, traduction de Léon Robin, Paris, Gallimard.


1999, Gorgias, traduction de Léon Robin, Paris, Gallimard.
1999, Phèdre, traduction de Léon Robin, Paris, Gallimard.

6-PRADEAU Jean-François et alii, 2009, Les Sophistes, Paris, Flammarion.

7- ROMEYER DHERBEY Gilbert, 2017, Les Sophistes, Paris, P.U.F.

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